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Master 2 Sociologie Spécialité Intervention sociale Parcours Direction des politiques et dispositifs d’insertion, de médiation et de prévention Les approches collectives de l'intervention sociale, le cas des communautés Emmaüs. Gaëlle LE PABIC Octobre 2012

Les approches collectives de l'intervention sociale, le ... · 8 Roberto Esposito, Jean-Luc Nancy, Communitas. Origine et destin de la communauté , Presses Universitaires de France,

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Master 2 Sociologie

Spécialité Intervention sociale

Parcours Direction des politiques et dispositifs d’insertion, de médiation et de prévention

Les approches collectives de l'intervention sociale,

le cas des communautés Emmaüs.

Gaëlle LE PABIC

Octobre 2012

Remerciements

Ce travail est l'aboutissement de l'accueil qui m'a été réservé au sein de la communauté Emmaüs

du pays de Vannes et d'un moment de vie que nous y avons partagé. Il est le fruit d'un

accompagnement, par leur présence et souvent bien plus, des compagnes et compagnons, de

quelques amis et des salariés de cette communauté. Tout au long du périple, ils ont très largement

nourri la réflexion qui vous est présentée dans ce mémoire.

Qu'ils soient ici remerciés !

1

Table des matières

Préambule....................................................................................................................................2

Introduction.................................................................................................................................7

I – L'ISIC, quatre catégories de pratiques.................................................................................12

1.1 - Le travail social de groupe (TSG)................................................................................12

1.2 - Le travail social communautaire (TSC).......................................................................15

1.3 - Le développement social local (DSL)..........................................................................20

1.4 - Les actions collectives diversifiées..............................................................................24

II – Une invitation à repenser le cadre collectif........................................................................28

2.1 – sur fond de critiques de l'intervention sociale traditionnelle.......................................29

2.2 – par la reconnaissance du pouvoir d'agir individuel et collectif...................................35

2.3 – qui se traduit par une implication variable des usagers dans le processus collectif....39

III - Choix du terrain et méthodologie......................................................................................42

3.1 – Le cadre de notre étude...............................................................................................42

3.2 – La méthode d'enquête..................................................................................................46

3.3 – La sociologie de la traduction comme grille de lecture...............................................48

IV – Le contexte socio-historique des communautés Emmaüs................................................51

4.1 - Des mythes fondateurs à l'implosion (années 50)........................................................51

4.2 – Des controverses autour du modèle communautaire (années 60 et 70)......................56

4.3 – Les communautés face à la crise et à la concurrence (années 80 à 2000) ..................60

V - La Communauté Emmaüs du Pays de Vannes....................................................................64

5.1 – La création de la communauté, un processus de traduction........................................64

5.2 – Processus qui se renouvelle et caractérise cette intervention sociale collective.........685.2.1 - La problématisation, ou l'épreuve des identités...................................................695.2.2 - L'intéressement ou l'épreuve des intérêts.............................................................735.2.3 - L'enrôlement ou l'épreuve de reconnaissance......................................................765.2.4 - La mobilisation ou l'épreuve de représentation....................................................785.2.5 - La reconnaissance mutuelle ou l'épreuve de mutualité........................................79

5.3 - Articuler l'individuel et le collectif...............................................................................82

VI - Réflexions pour une pratique professionnelle...................................................................85

6.1 – Les modalités de constitution du collectif...................................................................85

6.2 – Les conditions de définition de la situation-problème................................................89

6.3 – Les modalités d’organisation de cette intervention.....................................................92

Conclusion................................................................................................................................95

Bibliographie.............................................................................................................................97

Annexes...................................................................................................................................103

2

Préambule

« Les racines des mots sont-elles carrées ? »

Eugène Ionesco, La Leçon.

En 1988, le Conseil supérieur du travail social (CSTS) adopte la terminologie « Intervention

Sociale d'Intérêt Collectif » (ISIC) pour désigner l'ensemble des approches collectives en

direction de groupes défavorisés appelées à s'articuler avec un travail social individualisé qui

ne suffit pas à enrayer les processus de désaffiliation à l’œuvre dans notre société. Cette

classification institutionnelle binaire, individuel versus collectif, constitue une particularité

française qu'il convient de souligner. Au Canada ou en Belgique, l'intervention sociale se

décline en trois méthodologies : l’intervention individuelle, l’intervention auprès des petits

groupes et l’intervention collective. « Jusqu’alors, nous parlions, comme nos collègues

travailleurs sociaux européens et américains, de travail social communautaire, de travail

avec les groupes et de développement local. C’est dans les années 1980 qu’a été opéré une

sorte de virage avec l’apparition du concept d’Isic. »1

Cette fusion du groupe et de la communauté dans le concept d'intérêt collectif n'est pas

anodine pour certains. « Le CSTS manifeste une très grande prudence voire un certain

embarras vis-à-vis du terme communautaire dont il note qu’il ne correspond pas à la

tradition française et qu’il se prête à des malentendus qui le conduisent à rejeter ce

vocabulaire pour se référer à une notion plus globale de travail social d’intérêt collectif. »2

La notion d'ISIC constituerait une construction française du CSTS pour « contourner la

notion de "communautaire", marquée par la culture des pays nordiques et anglo-saxons, mais

peu en vogue dans notre pays. Elle est soupçonnée de faire la part belle aux revendications

culturelles ou religieuses et aux appartenances singulières, les unes et les autres étant

assimilées à une forme d'ethnocentrisme ou de sociocentrisme privilégiant le groupe de

référence sur l'individu et le repli sur soi, autant de représentations et de comportements

considérés comme contraires au modèle républicain indivisible et égal pour tous. »3

1 Didier Dubasque, « L'intervention sociale d'intérêt collectif : un mode d'intervention en travail social pour retrouver le sens du vivre ensemble ? », Informations sociales 2/2009 (n° 152), p. 106-114.

2 Inspection générale des affaires sociales, L'intervention sociale, un travail de proximité : rapport annuel 2005, La Documentation française, p. 265.

3 Jacques Trémintin, « Reconnaître et promouvoir le travail social d’intérêt collectif », Lien Social n° 953 du 10/12/2009.

3

La notion anglo-saxonne de communauté (community), sur laquelle s'appuient les politiques

d'organisation et de développement communautaire, semble s'appliquer difficilement à la

situation française. Dans ses travaux de comparaison des politiques de la ville française et

américaine, Jacques Donzelot4 fait ce constat de chemins diamétralement opposés pour faire

face à une crise urbaine aux caractéristiques pourtant similaires. L'approche américaine vise à

aider les habitants des quartiers pauvres à franchir les barrières qui s'opposent à leur mobilité,

c'est l'option « people ». L'approche française cherche à restaurer la cité dans les quartiers

dégradés, c'est l'option « place ». Ces deux options se traduisent en développement

communautaire aux États-Unis avec pour objectif principal d'agir sur les habitants et en

développement social urbain en France celui d'agir sur les lieux. L'examen comparé des

community development corporations (CDC) américaines et des actions de développement

social urbain (DSU) françaises met en lumière les écarts dans les logiques d'intervention qui

tiennent selon Jacques Donzelot à « l'antagonisme idéologique entre une conception

communautaire de la vie sociale dans le cas américain et la conception républicaine dans le

cas français »5.

Le terme communautaire est ainsi sujet à caution en France, assimilé à tort au

communautarisme, entendu comme un mode d’organisation et de représentation contraire au

modèle de l’universalisme républicain. « Ce qu'il est coutume de dénoncer derrière ce terme,

ce serait une forme de soustraction de groupes d'individus hors de la loi commune selon une

logique d'affinité. »6 Ces critiques s'inscrivent dans une vision réductrice de la communauté

comme regroupement affinitaire, « une communauté du même », à l'instar « des groupements

sectaires ou [de] certaines minorités nationales absolument pas insérées ». Elles pointent

également le risque d'exclusion de la communauté nationale, source potentielle d'une mise en

péril de la cohésion sociale par le retrait de la société de certains groupes pour former de

nouveaux ensembles. « La peur française de l’intervention communautaire renvoie à une

peur des communautés. » 7

Ces controverses nous imposent un détour pour éclairer les tensions à l’œuvre dans les

terminologies en usage dès lors qu'il est question d'intervention sociale collective. Il en est

4 Jacques Donzelot, avec Catherine Mevel et Anne Wievekens, Faire société. La politique de la ville aux Etats-Unis et en France, Seuil, 2003.

5 Jacques Donzelot, avec Catherine Mevel et Anne Wievekens, Ibid, p. 237.6 Laurent Ott, « Pour un développement de type communautaire ouvert », publié dans le Cahier Voltaire

Contre la criminalisation des familles pauvres, Association internationale de techniciens, experts et chercheurs (AITEC), p. 18.

7 Hélène Strohl « Du sens, ici et maintenant », Informations sociales 8/2006 (n° 136), p. 122-131.

4

ainsi du concept de communauté pour lequel il n’existe pas de consensus de définition,

présenté alternativement comme un reliquat artificiel et archaïque de la société traditionnelle

ou, dans un registre utopique lié au désenchantement de la modernité, comme un modèle de

cohésion organique. Les différents travaux autour de ce concept constitutif de la sociologie se

réfèrent en général à une ou plusieurs dimensions communes à un groupe d'individus qui

permettent de décrypter leurs logiques d’affiliation collective. Parmi celles-ci, la composante

sociale s'intéresse à la nature de la sociabilité qui se développe entre les individus à l'intérieur

du collectif, tandis que la référence spatiale évoque un espace géographique partagé de taille

plus ou moins variable. La base identitaire est également soulignée dans le processus de

constitution des communautés, en référence à une histoire ou une culture communes, à des

valeurs ou des croyances partagées, ou encore à une origine ethnique similaire qui

favoriseraient le sentiment d’une identité distinctive du groupe. Enfin, quand il est question

d'intervention ou de développement communautaire, la focale se porte sur les institutions

créées par les membres de la communauté, les associations, organisations ou services dont ils

se dotent pour satisfaire leurs besoins ou leurs intérêts, ainsi que celles mises à leur

disposition par les pouvoirs publics. Selon les situations, la communauté désigne alors un

groupement humain dans lequel les relations entre les individus sont basées sur le principe de

proximité qui se décline dans une dimension sociale, géographique, culturelle et/ou instituée.

Roberto Esposito dénonce une incompréhension radicale de la communauté dans cette vision :

« La communauté n'est pas une propriété, un plein, un territoire à défendre et à isoler de ceux

qui n'en font pas partie. Elle est un vide, une dette, un don (tous sens du mot munus, qui a

donné l'expression latine cum-munus, et non pas cum-unus, c'est-à-dire comme unité, tel

qu'on le croit trop souvent ; la communauté est donc un don ou une dette) à l'égard des autres

et nous rappelle aussi, en même temps, à notre altérité constitutive d'avec nous-mêmes. »8. Il

nous invite ainsi à comprendre que ce qui est mis en commun dans la communauté relève

d’une communauté de charge et non d’un collectif fondé sur des appartenances ou des

propriétés communes. « La communitas est l’ensemble des personnes unies non pas par une

"propriété", mais très exactement par un devoir ou par une dette ; non pas par un "plus" mais

par un "moins", par un "manque", par une limite prenant la forme d’une charge, voire d’une

modalité défective [qui fait défaut], pour celui qui en est "affecté" à la différence de celui qui

en est "exempt" ou "exempté" »9.

8 Roberto Esposito, Jean-Luc Nancy, Communitas. Origine et destin de la communauté, Presses Universitaires de France, 2000, 4e de couverture.

9 Roberto Esposito, Jean-Luc Nancy, Ibid, p. 19.

5

En conclusion de cette approche non exhaustive du concept de communauté, il apparaît

comme une évidence que la communauté peut, à la fois, être ancrée dans le registre du

quotidien comme art de vivre des relations sociales, comme mode d’interaction et

d’appartenance, tout en s'inscrivant dans une dimension symbolique révélatrice d'une volonté

de vivre ensemble dans des rapports de proximité. Parce qu'elle renvoie à un ensemble de

représentations abstraites tout autant qu'à des réalités observables, le recours à cette notion de

communauté dans le cadre d'une politique sociale visant à repousser le sentiment d'isolement

et d'exclusion d'une partie de la population va se traduire par un éventail très large de

modalités d'intervention qui ne procèdent pas d'une même unité logique, comme nous le

verrons dans la suite de ce mémoire.

Pluralité des logiques d'actions et complexité des approches s’accompagnent aussi, nous le

verrons, de confusions quant à la nature, aux buts, aux fondements et aux philosophies

d’intervention utilisant une approche collective. Quel peut-être le sens d'une mobilisation du

collectif, groupe ou communauté, dans le cadre d'une intervention sociale quand le modèle

culturel de subjectivité dominant promeut la conquête de l’autonomie de l’individu, la réussite

de soi, la responsabilité ? Cette interrogation renvoie à la qualification « d'intérêt collectif »

accolée à l'intervention sociale par le CSTS. « L’intérêt peut se définir comme ce qui est utile

ou profitable à un individu ou à un groupe. On admet généralement que les individus

perçoivent ce qui est conforme à leur intérêt individuel ou particulier, mais un problème se

pose dès lors qu'on aborde la question de l'intérêt collectif ou de l'intérêt général »10. La

notion d'intérêt collectif émerge comme un ensemble d'intérêts propres à une collectivité

particulière (groupe social, territoire...) et qui transcende les intérêts individuels de ses

membres.

Elle est toutefois paradoxale car elle peut s'entendre comme une dynamique qui procède

d’une commune humanité ou comme une agrégation de dynamiques individuelles de

satisfaction de besoins. Deux conceptions du lien à autrui sont en jeu dans cette opposition,

l'une où chacun n'existe que comme un exemplaire de l’espèce humaine, et l'autre qui

privilégie d’abord la figure de membre d’une communauté solidaire. Il est possible de

montrer, dans le sillage de l’Essai sur le don de Marcel Mauss, que la grande source de l’agir

humain réside dans l’obligation doublement paradoxale de donner et de rivaliser de

générosité, dans l’obligation en somme de ne pouvoir satisfaire son intérêt que par le détour

10 Conseil supérieur du travail social, Développer et réussir l’intervention sociale d’intérêt collectif (ISIC), Presses de l’EHESP, 2010, p. 81.

6

du désintéressement.

Qu’en est-il des finalités de l’action humaine si seul l’intérêt pour soi devient le vecteur d’un

intérêt tout relatif pour l’ensemble ? C’est une vision bien réductrice et très peu ambitieuse

que celle d'actions mobilisées en vue de la défense par chaque individu de son intérêt bien

compris ! Elle évoque une action sociale instrumentalisée au profit de la seule rationalisation

utilitariste, découpée, morcelée pour répondre à la variété des besoins qui s'expriment. C’est

pourquoi ce mémoire vise, au contraire, à rouvrir l’espace, déplaçant l’intérêt collectif de la

logique purement instrumentale vers celle d'une réflexion autour du lien social qui n’exclut

pas la logique du don, mais au contraire la suppose.

7

Introduction

Fin 2006, un groupe de responsables et militants engagés dans le développement social

lançaient un appel à réflexion pour l’action « pour mieux vivre ensemble, promouvoir le

travail social et le développement communautaire ».11 Ils demandent à revisiter sereinement la

« question communautaire » pour envisager l’intérêt des actions collectives en complément du

travail social individuel classique.

« Le travail social communautaire, peu développé en France, mais mieux connu dans le

monde anglo-saxon, en Amérique du sud et dans des pays émergents considère que les

hommes ne vivent et ne se développent qu’en "communautés". Il repose sur l’idée que le fait

communautaire qui relie, naturellement, un groupe de personnes entre elles, sur un plan

territorial (ou [et] même ethnique, culturel ou religieux), peut nourrir une certaine capacité

collective d’initiatives qui seront bénéfiques à chacune d’entre elles. Il vise à renforcer le

capital social du groupe et, par cela même, celui de chacun de ses membres qui seront alors

moins isolés et plus solidaires entre eux, notamment pour accéder au logement, à l’emploi et,

globalement, à une qualité de vie plus enrichissante.

Dans les quartiers en difficulté, le travail social communautaire, nous semblerait donc

pouvoir venir utilement compléter le travail social individuel classique qui peut présenter le

risque d’enfermer les individus les plus faibles dans des logiques d’assistanat et de les laisser

démunis face aux multiples difficultés qui les submergent. Élus locaux, décideurs de terrain et

nombre d’acteurs sociaux, souvent découragés, pourraient ainsi reprendre confiance dans les

politiques publiques et mieux résister à certaines dérives de repli dans lesquelles tendent à

sombrer les individus et les groupes les plus en difficulté. »12

Le mémoire de Master s'intéresse à ces modes d'intervention qui s'appuient sur les ressources

et solidarités collectives. Au-delà des constats partagés de prédominance des logiques

d'individualisation dans le paysage contemporain de l'intervention sociale, et donc du faible

développement des approches collectives, la réflexion porte sur la caractérisation de ces

formes particulières regroupées sous le terme d'intervention sociale d'intérêt collectif depuis

l'adoption de cette terminologie par le CSTS.

11 http://www.prisme-asso.org/spip.php?article472 consulté le 20 février 2012.12 Ibid.

8

« L’intervention sociale est le processus par lequel des professionnels apportent aide et

accompagnement aux personnes en difficultés sociales. »13 La notion d’intervention sociale

renvoie donc à un processus, un ensemble d’actions organisées par des professionnels, une

suite méthodique d’opérations qui visent un résultat. Elle est toutefois délicate à circonscrire,

« elle déborde les définitions disciplinaires. Aucune approche, juridique, administrative,

politique, corporative ou théorique ne peut en épuiser le sens, ni en dessiner de manière

circonscrite les frontières. » L’intervention sociale peut s’appréhender comme un champ

professionnel, dans lequel se croisent différentes disciplines, mais aussi différentes

professionnalités, les travailleurs sociaux « traditionnels » aux côtés de nouveaux acteurs aux

métiers des plus variés. Ces différences correspondent aux multiples conceptions qui

coexistent autour des objectifs de l’intervention sociale. Elles sont le produit des évolutions

sociétales dans la compréhension des publics visés et du traitement à apporter à leurs

difficultés. Éducative à visée intégratrice, assistantielle à visée réparatrice ou encore « aide à

la relation »14 constituent autant de caractéristiques qui se superposent pour donner à

l’intervention sociale une figure complexe. « Au total, il apparaît difficile de parvenir à une

définition de l’intervention sociale ou du travail social à partir de ses finalités ou de ses

valeurs fondatrices tant les références en la matière sont diverses, qui coexistent, s’ignorent

ou s’opposent sans qu’aucune ne prenne vraiment l’ascendant sur les autres. »

Les transformations de la question sociale appelleraient-elles une nouvelle réponse sociale

dans une définition plus extensive sous-tendue par la notion d'intervention sociale ? La

fresque composée par Robert Castel dans son ouvrage « Les Métamorphoses de la question

sociale »15 nous décrit l’effritement de la société salariale qui se traduit par l'affaiblissement

des systèmes de protection collective et entraîne la « désaffiliation » des individus. De gestion

sociale des marges, des exclus de la société salariale, le travail social assuranciel et assistantiel

s'adapterait en intervention sociale globalisante dans laquelle sont déployés les dispositifs

sociaux de gestion des « inutiles au monde ». Avec la crise de la société salariale du début des

années 80, le rôle des acteurs sociaux se recompose, ils investissent de nouveaux champs

contribuant à redéfinir le social dans une vision plus globale : l'économique pour favoriser

l’insertion professionnelle, le territoire pour réparer le lien social et renforcer la cohésion

sociale... Alors que l’ensemble de l’organisation sociale devient fragile, l’intervention sociale

13 Inspection générale des affaires sociales, op. cit., p. 15.14 Christian Laval et Bertrand Ravon, « Relation d’aide ou aide à la relation ? », in : Jacques Ion, dir., Le

travail social en débat(s), Éd. La Découverte, 2005.15 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard.

9

invite à s’intéresser, au-delà de l’accompagnement individuel, aux facteurs contextuels et

environnementaux qui influent positivement ou négativement sur l'autonomie des personnes.

Pour autant, force est de constater les difficultés à opérer ce changement, ce rééquilibrage

entre les interventions individuelles et collectives, à l'image de la réforme du diplôme d’État

d’assistant de service social (DEASS) opérée en 2004. Près de 25 ans après la circulaire de

Nicole Questiaux qui encourageait les « programmes sociaux locaux qui s’attachent à

construire un autre tissu social » ou encore les « initiatives par lesquelles la population fait

agir ses solidarités vivantes »16, les approches collectives de l'intervention sociale peinent

encore à s'installer. Les pratiques de travail social communautaire ne sont pourtant pas

récentes, il est communément admis que cette méthodologie d’intervention sociale se

développe avec les résidences sociales, « dont la première est l’Œuvre sociale, fondée par

Marie Gahéry en septembre 1896 »17. Qualifiées de « settlements » à la française, elles

mettent en œuvre des actions collectives de formation et d’information auprès des femmes

d’ouvriers dans les quartiers populaires, mais aussi des activités autour de l'aide aux devoirs

ou des consultations de santé. Elles préfigurent les premiers centres sociaux qui apparaissent

dans les années 1920 et déploient leurs activités sur la base des aspirations des habitants. « Ils

incarnent véritablement en France une tradition d’intervention sociale de type

communautaire : il s’agit, dans un quartier, d’intervenir avec les habitants, de définir avec

eux les objectifs du développement social, dans une visée de développement collectif et pas

seulement de prestations individuelles.»18

Mais il semble que ces initiatives soient restées très minoritaires en France, sous l'influence

notamment de l'ONU qui va privilégier la formation des professionnels au « case work » dans

la reconstruction des services sociaux français19, malgré l'adoption en 1958 d'une définition

plus large du travail social qui comprend « la pratique du case-work, du group-work et de

l’organisation de la communauté ; mais aussi et en plus l’administration, la recherche

sociale, la politique et l’action sociales ». Dans les années 60, certaines institutions comme

l’Union nationale des caisses d’allocations familiales et la Mutualité sociale agricole diffusent

les concepts liés au travail social collectif à l'occasion de séminaires. De même, sous

16 Nicole Questiaux, Lettre circulaire du 28 mai 1982 relative à l'orientation sur le travail social.17 Françoise Blum, « Regards sur les mutations du travail social au XXe siècle », Le Mouvement Social 2/2002

(n° 199), p. 83-94.18 Inspection générale des affaires sociales, op. cit., p. 30.19 Cinq séminaires sur le thème du case-work sont organisés en Europe sur la période 1950-1957. Source :

chronologie du service social par Christian Mailliot sur http://axesocionancy.canalblog.com/archives/2009.

10

l'influence des événements de 1968 et des mouvements d'éducation populaire, certains

professionnels tentent de développer différentes expérimentations collectives de travail social,

alors que s'impose le travail social personnalisé dans les pratiques des acteurs sur le modèle

de l'aide psychosociale individualisée.

La décentralisation et l'émergence de la politique de la ville permettent de revisiter ces

approches collectives sous le vocable de développement social local. En 1988, le CSTS

consacre cette évolution avec l'adoption d'une terminologie commune à l'ensemble des

démarches sociales collectives20. « L'intervention sociale d'intérêt collectif envisage les

conditions d'existence d'une population, sur un territoire déterminé ; elle se donne pour

objectif la prise en compte d'intérêts collectifs, entendus comme des facteurs susceptibles de

faciliter la communication sociale des divers groupes et, par là, d'aider à la maîtrise de la vie

quotidienne, dans ses diverses dimensions. » Cette première définition de l'ISIC se concentre

sur les bénéfices collectifs de ce type d'intervention et semble oublier les apports individuels

qu'elle peut induire. « C’est en effet la promotion, le renforcement ou la restauration

d’objectifs d’intérêt général et de bénéfices collectifs qu’elle va s’efforcer de produire. » De

même, elle ne dit rien du rôle ou de la place de la population concernée dans ce type

d'intervention. Enfin, elle s'intéresse essentiellement au territoire et à ses habitants, mais

n'évoque pas le travail social de groupe. « L’intervention sociale d’intérêt collectif prend bien,

comme finalité de son action, une population donnée. A cet égard, elle considère le territoire

comme le lieu, où s’exercent les activités de cette population. »

Philippe Cholet, membre du CSTS à cette époque et directeur du Centre communal d’action

sociale (CCAS) de Besançon, précise la distinction opérée entre les deux logiques

d'intervention « l’Intervention sociale individualisée (Isi), où c’est la promotion individuelle

qui est recherchée et non pas à travers elle celle de son milieu, et l’Intervention sociale

d’intérêt collectif (Isic), dont on pourrait dire qu’elle vise la promotion du milieu. Le rapport

tente de définir cette notion d’intérêt collectif, en distinguant la notion de besoin, qui

relèverait davantage d’aspirations individuelles, de celle d’intérêt collectif, qui désigne plutôt

un ensemble de conditions sociales. Ce rapport indique que l’Isi et l’Isic sont également

constitutives du travail social et ne s’opposent pas, tout en soulignant que l’Isi représente un

élément dominant de la culture professionnelle ».21

20 Conseil Supérieur de Travail Social, L'intervention sociale collective, La Documentation française, 1988.21 Intervention de Philippe Cholet aux journées d’études IRTS de Franche-Comté, 11 mai 2001, citée dans

Didier Dubasque, op. cit..

11

La notion d’ISIC va se préciser dans le cadre des travaux du CSTS sur l'Intervention sociale

d'aide à la personne (ISAP) qui vient remplacer la notion d'Isi, « l’intervention sociale

d’intérêt collectif, répond à la préoccupation de traiter un ensemble, un système, un

environnement ».22 Mais, comme le constate l’Inspection générale des affaires sociales

(IGAS) dans son rapport annuel 2005, les approches collectives de l'intervention sociale

peinent toujours à s'inscrire dans les pratiques professionnelles françaises. Mandaté par la

secrétaire d’État chargée de la solidarité, Valérie Létard en 2007, le CSTS produit un second

rapport sur le sujet en 2010 afin de clarifier les concepts liés aux diverses formes de travail

social collectif et de faire un bilan de ses développements.23 Illustrant ce mode d'intervention

par de nombreux exemples de terrain, il ne permet pas toutefois de clarifier la notion d'ISIC.

Nous nous proposons donc, dans un premier chapitre, de nous pencher sur la typologie

élaborée par le CSTS pour amorcer une réflexion sur l'intervention sociale collective et les

pratiques professionnelles qu'elle recouvre. Le second chapitre tente d'explorer les enjeux tels

qu'ils se présentent derrière les invitations répétées à repenser le cadre collectif de

l'intervention sociale. Nous abordons ensuite le terrain de notre recherche, les communautés

Emmaüs, qui nous semblent constituer une forme d'intervention ignorée par les travaux sur le

travail social collectif. Ce troisième chapitre évoque la méthode de recherche et le cadre

d'analyse choisi pour comprendre ce qui se joue dans cette forme particulière d'intervention

collective. Une approche socio-historique des communautés nous permet de saisir comment

sont nées et se sont développées ces interventions communautaires. La focale se concentre

ensuite sur les interactions au sein de la communauté Emmaüs du pays de Vannes et cherche à

mettre en lumière les formes coopératives développées par les acteurs. Enfin, dans un dernier

chapitre, nous tentons de faire émerger des savoirs professionnels de cette étude de cas en

proposant des perspectives de compréhension de la dynamique de travail à l’œuvre dans le

collectif d'intervention sociale.

22 Inspection générale des affaires sociales, op. cit., p.40.23 Conseil supérieur du travail social, op. cit..

12

I – L'ISIC, quatre catégories de pratiques

L'ensemble des travaux précités, et ceux du CSTS en particulier, reconnaissent sous

l’appellation ISIC une certaine filiation entre le travail social de groupe (TSG), le travail

social communautaire (TSC), le développement social local (DSL) et les actions collectives

diversifiées.

Source : Conseil supérieur du travail social,

Développer et réussir l’intervention sociale d’intérêt collectif (ISIC), Presses de l’EHESP, 2010, p. 47.

1.1 - Le travail social de groupe (TSG)

« L'idée de base du travail de groupe est que les membres peuvent, à la fois, s'aider eux-

mêmes et s'aider les uns les autres, en échangeant des idées, des suggestions et des solutions,

en partageant des sentiments et des informations, en comparant des attitudes et des

expériences et en développant leurs relations. »24 Ce mode d'intervention sociale s'est

développé à partir des études sur la « dynamique des groupes », expression inventée par Kurt

Lewin pour qui le groupe est un tout dont les propriétés sont différentes de la somme des

parties25 (principe gestaltiste). Il émerge dans les années cinquante aux États-Unis d’une

volonté d’utiliser le groupe et non plus seulement l’individu, puis se diffuse au Canada et dans

le nord de l'Europe. Ce nouveau support est sollicité dans un processus d'entraide, afin de

rendre la lutte contre l'isolement, la pauvreté, la marginalisation, moins compliquée à mener.

Si toute personne possède en elle-même un potentiel qui ne demande qu’à être stimulé, le

groupe apporte toute une série de richesses que peut difficilement déployer l’individu isolé.

24 Ken Heap, La pratique du travail social avec les groupes, Éditions ESF, 1987, p. 24.25 Didier Anzieu et Jean-Yves Martin, La dynamique des groupes restreints, Presses Universelles, 1971, p.74.

13

Entre la vie en société et la vie intime, le groupe restreint fournit un espace intermédiaire qui

crée des liens et aménage la distance entre l’individu et la société. « L’intervention de groupe

fait office d’intervention charnière où il y a possibilité d’unir le personnel au social. »26 Ce

type d'intervention vise une transformation sur plusieurs niveaux, au niveau individuel, au

niveau du groupe et au niveau social par la résolution collective de certains problèmes

communs à travers les interactions entre les membres.

Le TSG cible des personnes qui peuvent se définir comme pairs et qui vont travailler avec le

soutien d'un professionnel sur le principe de l'aide mutuelle. Hélène Massa, à l'origine de

l'association nationale des travailleurs sociaux pour le développement du travail social avec

les groupes (ANTSG), précise « l’existence d’une structure collective de personnes aux

problématiques communes, réunies par un professionnel du social, dans un organisme, en

accord avec l’utilisation de cette modalité d’action. [...] La compétence requise pour

travailler tant avec le groupe qu’avec chacun de ses membres conduit le responsable du

groupe à créer les conditions du développement de l’aide mutuelle. »27 Le groupe est une

situation construite par le travailleur social qui va chercher à y développer un système d’aide

mutuelle, ce qui fait sortir le professionnel de la situation d'aide. Le groupe s'appréhende

comme un espace de travail qui se traduit par des activités concrètes (rédaction d’un courrier

commun, recherche d’information, préparation d’une sortie…), activités qui permettent

l’exercice de nouveaux rôles (acteur, ressource...), de faire des apprentissages, de retrouver

des capacités.

On en trouve des exemples dans l'intervention auprès de femmes seules chefs de famille ou de

parents pour des actions de soutien à la parentalité, ou encore pour les parents d’enfants

handicapés avec un objectif de soutien mutuel, mais aussi dans le champ de l'insertion pour

des stages de formation ou de recherche d’emploi. Signalons que l'aide mutuelle est

couramment répandue en dehors du champ de l'intervention sociale sous la forme de groupe

de parole ou de groupe d'entraide autonome. Citons par exemple les « Alcooliques

Anonymes » qui se présentent comme « une association d'hommes et de femmes qui

partagent entre eux leur expérience, leur force et leur espoir dans le but de résoudre leur

problème commun et d'aider d'autres alcooliques à se rétablir »28. Ces pratiques favorisent

26 Ginette Berteau, La pratique de l’intervention de groupe. Perceptions, stratégies et enjeux, Presses de l’Université du Québec, 2007, p.39.

27 Hélène Massa, Le Travail Social avec des Groupes, Dunod, 2001, p. 161.28 http://www.alcooliques-anonymes.fr/aafrance/ consulté le 19 mai 2012.

14

une certaine confusion dans la caractérisation de ce qui relève précisément du TSG.

Les formateurs en travail social de groupe ont élaboré différents modèles, représentations

simplifiées de la réalité, à partir des pratiques professionnelles développées. Le dernier

rapport du CSTS nous précise que ces modèles, enseignés aux travailleurs sociaux, sont issus

de publications anglo-saxonnes qui distinguent plusieurs formes de TSG29. La recherche sur

les pratiques professionnelles fait émerger, dans les années 60 et 70, trois modèles de travail

social30 avec les groupes en fonction des objectifs visés : le modèle psychosocial, le modèle de

médiation et le modèle à buts sociaux.

• Fortement influencé par les théories de la psychologie et de la psychanalyse, le modèle

psychosocial renvoie à une approche clinique du groupe comme moyen pour travailler les

problèmes individuels (groupe de personnes atteints d'une certaine maladie, personnes en

situation de deuil...).

• Le modèle de médiation, développé par Lawrence Shulman31 est fondé sur la théorie des

systèmes. Le petit groupe s'appréhende comme champ de médiation entre individu et société.

Ce modèle s’intéresse à la capacité du groupe à restaurer le lien social, par un processus

d’aide mutuelle qui émane des membres et se substitue à l’aide de l’intervenant professionnel.

Il travaille la relation d'interdépendance entre l'individu et la société à partir du groupe.

« Actuellement, beaucoup de pratiques relèvent de ce modèle, car elles concernent des

problématiques prégnantes dans notre secteur, comme l'exclusion, l'isolement. Elles

travaillent surtout sur l'image de soi, l'image de la société, l'image de soi dans la société;

elles agissent sur les phénomènes de honte et contre la marginalisation. »32 autour par

exemple de réflexions sur l'image de soi, l'image de la société et l'image de soi dans la société.

• Le modèle à buts sociaux encourage la participation à l'action sociale et politique dans un

objectif de changement social, il s'agit donc pour l'ensemble des membres d'utiliser le groupe

comme moyen d'étendre son action. On en trouve des exemples dans les groupes d'habitants

sur un territoire dans le cadre de réhabilitation, les groupes de locataires ou encore les groupes

de parents d'enfants handicapés dans la création de structures.

Puis, d'autres modèles se sont développés, le modèle basé sur l'empowerment et le modèle en

29 Conseil supérieur du travail social, op. cit., p. 59.30 http://www.antsg.fr31 Lawrence Shulman, Une technique de travail social avec des groupes, Le modèle de médiation, ESF, 1976.32 Catherine Manson-Lassalle sur le site http://www.antsg.fr

15

direction des personnes difficiles à joindre.

• L'empowerment, concept d'origine anglo-saxonne difficile à traduire en français, peut se

définir comme le développement du pouvoir d’agir, c'est-à-dire « la possibilité concrète pour

les personnes ou les collectivités d’exercer un plus grand contrôle sur ce qui est important

pour elles, leurs proches ou la collectivité à laquelle elles s’identifient ».33 Cette approche

s’intéresse aux personnes issues de groupes dominés ou à statut social peu élevé qui

développent un sentiment d’impuissance dans la gestion de leur vie quotidienne. Elle vise à

soutenir ces personnes, par une expérience du pouvoir dans le groupe, dans leurs démarches

pour accéder aux ressources extérieures qui peuvent leur permettre d’améliorer leur situation.

• Enfin, le modèle en direction des personnes difficiles à joindre interroge la distance entre

les personnes et l'intervenant social face à la résistance qu'il rencontre de la part de ceux qui

ne demandent rien, qui ne répondent pas aux offres des services ou qui viennent mais ne

participent ou ne s'impliquent pas. Il s'appuie sur le modèle précédent pour créer les

conditions de leur engagement ou l’accroissement de leur participation. Il s'emploie à mettre

en œuvre le principe du « aller vers », en utilisant les réseaux naturels de soutien ou les

groupes constitués, comme « les restos du cœur », les centres d'accueil de jour, ...

1.2 - Le travail social communautaire (TSC)

Depuis les années cinquante, ce type d'intervention collective s'est développé sous différentes

appellations dans les pays anglo-saxons avant de s'étendre aux pays en voie de développement

et à l'Europe : animation sociale, action communautaire, organisation communautaire,

intervention communautaire ou encore développement communautaire. L'ensemble des

pratiques concernées reconnaît l'existence, au sein de la société, de communautés de vie

victimes d'inégalités. Ceci explique certainement, comme nous l'avons indiqué

précédemment, la faiblesse de l'action communautaire en France.

L'organisation communautaire, inspirée des « settlement houses », a été théorisée par Murray

Ross en 1955 comme « le processus par lequel une communauté identifie ses besoins et ses

objectifs, les ordonne et les hiérarchise, développe sa confiance en elle-même et sa volonté de

les réaliser, trouve des ressources internes et/ou externes nécessaires à leur accomplissement

33 Yann Le Bossé, « Empowerment et pratiques sociales : illustration du potentiel d’une utopie prise au sérieux », dans Nouvelles pratiques sociales, vol 9, n° 1, 1996, p. 127.

16

ou à leur satisfaction, agit en fonction de ses besoins ou de ces objectifs, manifeste des

attitudes et des pratiques de coopération et de collaboration »34. En parallèle de ce modèle

plutôt consensuel qui vise la participation des citoyens et la coopération avec les pouvoirs

institués dans la recherche d'un point de vue partagé, émerge une stratégie plus conflictuelle.

Convaincu que les situations d'inégalités sociales ne sont pas le fruit du hasard, mais qu'elles

s'inscrivent dans des rapports de domination et de confiscation du pouvoir, Saul Alinsky

organise les quartiers pauvres de grandes villes américaines comme Chicago à partir de son

expérience des conflits dans les syndicats ouvriers35. Tout comme celle de la négociation

consensuelle, cette stratégie d'action communautaire se développe et s'étend « là où vit l'Autre

Amérique, celle des pauvres, de Saul Alinsky et du mouvement communautaire dans les

quartiers populaires des grandes villes dans les années 50, l'Amérique des Noirs d'où ont

émergé Martin Luther King et le mouvement des droits civiques dans les années 60,

l'Amérique des travailleurs agricoles hispanophones des années 70 avec César Chavez dans

le sud des États-Unis, et enfin l'Amérique des travailleurs précaires des années 80 »36. Barack

Obama, actuel Président des États-Unis, s'inscrit également dans cette lignée d'organisateurs

communautaires qui poursuivent et renouvellent ces pratiques.

A ces approches ascendantes, l'ONU privilégie le « développement communautaire » défini

comme « l'ensemble des procédés par lequel les habitants d'un pays unissent leurs efforts à

ceux des pouvoirs publics en vue d'améliorer la situation économique, sociale et culturelles

des collectivités »37 et l'expérimente notamment dans l'accompagnement des transitions liées à

la décolonisation. Par la suite, le développement communautaire est mis en œuvre dans les

pays en voie de développement, en Amérique Latine, par exemple, sous l'impulsion du

gouvernement Kennedy dans les années soixante. En réaction, de nouveaux mouvements

d’éducation populaire émergent en zone rurale et urbaine, le plus connu sera celui de Paolo

Freire. Il élabore une méthode de « conscientisation » dans le cadre du programme

d’alphabétisation dont il avait la charge au Brésil, puis la perfectionne auprès des paysans

chiliens. Inscrit dans une optique de lutte pour la libération des populations opprimées, il

amène les individus à prendre conscience de leur situation, comme préalable à leur

34 Joël Henry, Du social en Europe: Le dispositif français en péril, Éditions Cheminements, 2006, p.229.35 Saul Alinsky, Manuel de l'animateur social, Une action directe non violente, Éditions du Seuil, p.12.36 Louis Favreau, « Organisation communautaire et démocratie politique aux États-Unis : l’enjeu de la

citoyenneté : entrevue avec Harry Boyle », Nouvelles pratiques sociales, vol. 5, n° 2, 1992, p. 10.37 Caroline Sédrati-Dinet, « Faut-il réhabiliter le travail social communautaire ? », Actualités Sociales

Hebdomadaires n° 2704 du 08/04/11, p. 33.

17

mobilisation en vue de transformer leurs conditions de vie et, à plus grande échelle, leur

société. « Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent

ensemble, par l’intermédiaire du monde »38.

L'intervention communautaire se fonde sur l'idée que les problèmes sociaux sont de nature

collective et doivent faire l'objet de solutions collectives. Elle propose une intervention

planifiée de changement social dans, pour et avec les communautés locales afin de s'attaquer

aux inégalités dont elles sont victimes. Au contraire du travail social avec les groupes, le

travail social communautaire s’adresse généralement à une communauté qui serait déjà là, un

collectif regroupant des personnes liées entre elles par le sentiment d’une commune

appartenance ou par des intérêts communs. « Il peut s’agir de communautés préexistantes à

l’action, de communautés circonstancielles, ou de communautés à construire ou à

reconstruire. »39 Pour autant, le collectif communautaire ne constitue pas nécessairement un

groupe déjà mobilisé autour d'un objectif de transformation sociale, d'où un premier travail de

prise de conscience de la nature collective et structurelle des problèmes. La conscientisation

s'entend ainsi, dans ce type d'intervention, comme la mise en lumière des mécanismes

économiques, politiques et sociaux qui pèsent sur les personnes concernées, et non dans le

sens psychologique du conscient-inconscient freudien. « La démarche consiste à montrer que

dans chaque situation vécue au niveau individuel il existe des points communs, vécus plus ou

moins de la même façon par d'autres individus partageant les mêmes conditions de vie. »40

Cette conscientisation doit permettre la mobilisation des membres de la communauté afin

d’imaginer avec eux les solutions collectives qu'il conviendrait de mettre en œuvre, de

promouvoir la résolution des problèmes collectifs par la population elle-même.

Le Combined european bureau for social development qualifie le développement

communautaire de recherche « d’émancipation (empowerment) des communautés locales, en

tant que communautés géographiques, communautés d’intérêt ou l’organisation de

communautés autour de thèmes spécifiques ou d’initiatives politiques. Il renforce la capacité

du peuple en tant que citoyens actifs à travers leurs groupes communautaires, les

organisations et les réseaux, ainsi que la capacité d’institutions et d’agences (publiques,

38 Paulo Freire, Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et révolution (1969), Edition Maspéro, 1974, p. 62.

39 http://www.cemea.asso.fr/spip.php?article7173 relatif au colloque d’Aubervilliers « Faire société autrement » des 28 et 29 janvier 2011, consulté le 10 juillet 2012.

40 Laura Zuccoli, Roger Faber, « Le travail social communautaire. Un travail social innovateur et politique », Forum für Politik, Gesellschaft und Kultur in Luxemburg, n° 183, avril 1998, p. 36.

18

privées et non gouvernementales) à travailler dans le dialogue avec des citoyens pour

construire et déterminer le changement de leurs communautés. »41 La critique d'un risque

autarcique qui freine l'appropriation française de ces démarches semble inappropriée tant elles

se fondent dans une perspective d'inscription de la communauté dans un tissu collectif plus

large.

En France, l’intervention communautaire se caractérise avant tout comme une méthodologie

confidentielle de travail social. Dès 1962, l’État introduit l’enseignement du travail social

communautaire dans le programme officiel du diplôme des assistants de service social et dans

le programme de formation des cadres des services sociaux, mais l'approche de type médico-

social reste largement majoritaire avec une première année d'enseignement commune avec les

études d’infirmière. Les expérimentations anglo-saxones ne restent pourtant pas inconnues

des milieux professionnels et universitaires42. De même, la traduction de l'ouvrage « Rules for

radicals » de Saul Alinsky en « Manuel de l'animateur social » en 1971 permet sa diffusion

dans les instituts de formation des travailleurs sociaux mais, comme l'indique le titre choisi, il

vient d’avantage enrichir une conception de l’animation, alors que, précisément, Alinsky avait

construit son approche en opposition et en rupture avec les pratiques dites de l’animation

sociale et du travail social. Dans son dernier rapport, le CSTS reprend les différents courants

repérés dans l'histoire du travail social communautaire (voir tableau page suivante) et

confirme que des initiatives de ce type ont pu être observés à différents moments43 en France,

même si elles sont restées anecdotiques. A ces différents modèles, il suggère d'ajouter les

approches développées dans l'animation sociale et de l'éducation populaire.

41 Didier Minot, Le projet de territoire : élaboration et conduite partagée d'un projet de territoire, La bergerie nationale, 2001, p.156.

42 Citons par exemple la thèse de Jean-François Médart qui fera l'objet d'une publication, Communauté locale et organisation communautaire aux États-Unis, Armand Colin, Paris, 1969.

43 Conseil supérieur du travail social, op. cit., pp. 24 à 28.

19

Source : Chaire travail social, Conservatoire national des arts et métiers,

dans Conseil supérieur du travail social, op. cit. p. 29.

20

Certains auteurs44 considèrent que le travail social communautaire s'est développé dans un

contexte d'organisation politique spécifique, et notamment de décentralisation en ce qui

concerne l'approche anglo-saxonne. « Son point d’application est la communauté locale avec

ses pyramides de groupes volontaires d'habitants, indépendante des pouvoirs politico-

administratifs. [...] Par différence, le courant de l’animation rurale se réfère à une France

structurée par la centralisation et par la hiérarchisation étatique des centres de pouvoir

(Département, Préfecture). » Ils défendent l'idée que le développement social local

constituerait l'équivalent français du travail social communautaire, dans une vision

exclusivement socio-géographique de la communauté.

1.3 - Le développement social local (DSL)

La notion de développement social local évoque « la multiplicité des qualificatifs associés à

la notion de développement »45 : développement social, développement local, développement

territorial... Elle s'inscrit dans la tradition française du développement local héritée de

l'animation rurale du début des années soixante-dix46, dans un contexte de déstructuration des

campagnes françaises. D'un côté, la création des premiers parcs naturels régionaux impulse

une dynamique de recherche d'équilibre entre protection du patrimoine et développement

local. De l'autre, une génération de coopérants sensibilisés aux démarches de développement

dans les pays du « Tiers-monde » s'investit à son retour en France dans les organisations

agricoles en cours de renouvellement (sous l'influence notamment de la jeunesse agricole

chrétienne). Ce développement local se conçoit comme un processus volontaire qui repose sur

la valorisation des forces endogènes d’un territoire pour enclencher une dynamique de projet

global, dynamique auto-entretenue susceptible d'entraîner, par imitation et diffusion, d'autres

agencements productifs.

De même, dans la période d'après-guerre, la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF)

et la Mutualité sociale agricole (MSA) cherchent à se rapprocher des populations et ouvrent

des antennes locales pour mieux enraciner leurs actions, mais la « vocation sociale et

44 Voir notamment sur ce sujet l'article de Pierre-Noël Denieuil, « Développement social, local et territorial : repères thématiques et bibliographiques sur le cas français », Mondes en développement 2/2008 (n° 142), pp. 113-130.

45 Claude Jacquier et Dominique Mansanti, « Le développement social local. Les acteurs, les outils, les métiers - Tome 2 », Dossier d'étude CAF n° 70, Juillet 2005, p. 7.

46 Claude Jacquier et Dominique Mansanti, ibid, p. 9.

21

éducative globale (..) va naître avec un troisième acteur, les centres sociaux, agréés en 1964

comme pôles d’animation d’une collectivité territoriale. »47 Les CAF s'inscrivent avec les

centres sociaux dans une approche environnementale pour laquelle l’amélioration du social

passe par une amélioration du cadre de vie en opposition aux approches centrées sur

l'adaptation de la personne à son milieu. Les professionnels investis dans cette approche sont

considérés « comme les premiers expérimentateurs d’un développement social localisé»48.

Pour autant, ces démarches resteront circonscrites au périmètre des territoires et

professionnels impliqués.

Au cours des années soixante-dix, la France connaît plusieurs mutations qui vont favoriser la

diffusion de cette notion de développement local dans le champ social, avec d'une part le

passage de la phase d’urbanisation à celle de la gestion urbaine, « du faire la ville » au « faire

avec la ville » et, d'autre part, la remise en question des politiques sociales traditionnelles par

les transformations économiques et sociétales à l’œuvre. « Il en est résulté, semble-t-il, deux

formulations, pour ne pas dire deux approches du développement, prenant toutes deux pour

objet la question sociale, mais à partir d’une inscription dans des logiques culturelles, des

traditions professionnelles et des contextes socio-économiques fort différents »49. Le DSL va

ainsi émerger, pour une part, comme une extension des compétences des urbanistes et prendra

par la suite le nom de « développement social des quartiers » en 1982, « développement social

urbain » en 1988, puis « politique de la ville » en 1990. En parallèle, le modèle d'intervention

sociale comme approche sectorielle et spécialisée des risques sociaux vacille au profit d'une

réflexion sur l'environnement global des individus. De nombreux rapports comme celui de

Gabriel Oheix sur la pauvreté (1981), de Bertrand Schwartz sur l’insertion des jeunes (1981)

ou de Hubert Dubedout sur la ville (1983) soulignent la multidimensionnalité des problèmes

qu’une approche catégorielle et sectorielle des politiques ne permet pas de traiter

correctement. « Face à l'émergence de nouveaux problèmes sociaux, ce mode d'intervention

vertical et cloisonné sera critiqué et servira de référence négative pour l'élaboration de

nouveaux modèles d'intervention sociale favorisant un retour au territoire »50.

Ces réflexions résonnent toutefois de manière confidentielle au sein de quelques réseaux de

professionnels du travail social et seront rapidement masquées par le mouvement de

47 Pierre-Noël Denieuil, op. cit., p. 113-130.48 Pierre-Noël Denieuil, ibid.49 Claude Jacquier et Dominique Mansanti, op. cit., p. 12.50 Bruno Palier, « L'évolution des cadres de l'intervention sociale en France », Informations Sociales,

Territoires n° 104, 2002, p. 35.

22

décentralisation du début des années quatre-vingt. L’expression « social local » fait alors

référence à la « territorialisation » des politiques publiques en quête de proximité et

d’adaptation aux contextes locaux et renvoie, dans sa construction, à une logique descendante,

« top down », propre au modèle centralisateur français. Le territoire devient le support et le

moyen privilégié d’une réorganisation de l’intervention publique dans le sens d'une plus

grande efficience dans l’action, d'une économie de moyens et d'une meilleure prise en compte

de l’usager. Un des enjeux essentiels de l’approche territoriale est de dépasser les logiques

institutionnelles pour permettre la coopération de tous sur un « territoire de projet » commun

et favoriser le « travail en réseau » des partenaires. Le développement social se résume alors

dans le champ de l'action sociale par l’existence préalable d’une volonté locale capable de se

matérialiser par un partenariat, par des engagements pouvant aller jusqu’à la

contractualisation, par la mise en commun de moyens humains et financiers.

De plus, l'apparition dans le développement social des quartiers d'intervenants représentant

souvent de nouveaux métiers a pu être vécue par les travailleurs sociaux comme une menée

« impérialiste » sur un domaine de compétence considéré comme réservé à leur intervention.

« Ces deux légitimités en concurrence par rapport à un même objet, le renouvellement de la

problématique sociale, issues de référentiels complètement étrangers l’un à l’autre, se sont

trouvées en situation de quasi ignorance sur le terrain : ignorance des acteurs de l’urbain

par rapport aux acteurs du social dédaignant une pratique professionnelle aux fondements et

savoir-faire si peu techniques, ignorance des acteurs du «software» par rapport aux acteurs

du «hardware» rejetant ces quasi-usurpateurs prétentieux dénués de toute cette déontologie si

nécessaire à la pratique correcte de l’intervention sociale »51.

La tentative de renouvellement opérée par le Mouvement pour le développement social local

(MDSL) en 1984, perçue par quelques auteurs et praticiens52 comme « l'une des stratégies

développées par un groupement professionnel pour reconstruire sa place dans un contexte en

profonde mutation »53, cherche à promouvoir des projets dont les habitants sont auteurs et

acteurs, et faire émerger la notion d'habitants-experts dans les quartiers en difficulté. « Les

actions de développement social ascendant partent des préoccupations et des potentialités

des habitants. Ce n’est guère le schéma habituel ; en effet, le plus souvent les projets sont

51 Claude Jacquier et Dominique Mansanti, op. cit., p. 14.52 « Jesu, 2001-2002, Mondolfo, 2001 »53 Dominique Mansanti, « Le développement social local : une catégorie au service du changement », Dossier

Intervention sociale, Recherches et Prévisions, n°81, septembre 2005, p. 25.

23

conçus pour eux et sans eux. »54. Ce mouvement réformateur va également se diluer au cours

de la seconde partie des années quatre-vingt avec l'arrivée du revenu minimum d'insertion

(RMI), avant de revenir sous la forme d'une nouvelle conception du rapport entre le social et

l’économique avec l'amplification de la crise dans les années quatre-vingt dix.

Les interrogations sur l'efficacité de la croissance, voire la remise en cause de ses finalités,

vont favoriser le retour de pratiques alternatives et une convergence des démarches de

développement social local pour intégrer le territoire, tous les aspects de la vie des habitants

(de l’économique au social), la mobilisation des habitants et de l’ensemble des professionnels.

La MSA et la CAF vont s'impliquer dans cette diffusion élargie du DSL par la mise en place

des contrats de développement social territorialisé pour l'une et le déploiement d'actions de

formation interne et de promotion de la démarche pour l'autre, comme l'indique Geneviève

Besson55. De même, en fin d'année 2000, le Journal de l'action sociale édite un numéro hors-

série sur le développement social diffusé notamment par l'observatoire de l'action sociale

décentralisée (ODAS) qui vient de créer le réseau d'informations sur le développement social

(RIDS).

Le RIDS tente de clarifier la notion de développement social local et d'élaborer une définition

partagée, mais elle s'avère pour le moins ambitieuse. « Le développement social consiste en la

mise en œuvre d’une dynamique de revitalisation du tissu social par la mobilisation en ce

sens de toutes les politiques publiques et l’encouragement d’initiatives favorisant la prise en

compte collective, par la population, des problématiques sociales dans un cadre de très

grande proximité. Cette dynamique est souvent précédée d’une multiplication d’actions

sociales collectives et de la constitution, à ces occasions, de partenariats locaux inédits. Elle

peut se révéler par la suite vectrice de nouvelles initiatives tournées vers des finalités plus

globales : redynamisation de l’espace économique, amélioration du cadre de vie, valorisation

de la démocratie participative locale... »56 Elle retient notamment comme caractéristiques

reconnues d'une démarche DSL la détermination d’un territoire précis, l’existence d’une phase

de diagnostic local partagé, la participation des habitants aux différentes étapes, la constitution

d’un partenariat réel et enfin l’existence d’une procédure minimale d’évaluation. Le DSL

54 Pierre-Noël Denieuil, Houda Laroussi, « Le développement social local. Origines et filiations - Tome 1», Dossier d'étude CAF n° 69, Juin 2005, p. 24.

55 Geneviève Besson, Le développement social local : Significations, complexité et exigences, Éditions L'Harmattan, 2008, p. 41.

56 Réseau d’informations sur le développement social, lettre-plaquette de mai 1999, téléchargeable sur http://www.odas.net/IMG/pdf/199905_lettre_Rids_mai_99.pdf

24

renvoie ainsi à une démarche structurée plus qu'à une catégorie élaborée sur le plan théorique.

Il s'inscrit dans l'héritage de l’urbanisme participatif, du développement communautaire et de

l’animation rurale. Il n'en demeure pas moins que les projets qui s'en réclament ne relèvent

pas toujours d'un processus de coopération horizontale entre acteurs locaux (habitants, élus,

représentants d’association et professionnels) par la négociation et la co-production, mais bien

parfois d'une forme d'instrumentalisation plus ou moins prononcée.

Retenons toutefois que le DSL se différencie notamment des autres catégories d'ISIC par son

acceptation du partenariat institutionnel et politique et par la visibilité de son déploiement en

France, dans le cadre de la politique de la ville par exemple, et de manière plus générale sur

l'ensemble des territoires qui se sentent menacés. « Dans une période marquée par des

réformes politico-administratives, par un mouvement de recomposition institutionnelle et la

recherche de nouvelles formes de solidarité, le DSL est un élément dans le processus de

requalification du rôle des institutions sociales et dans la négociation de leur place dans les

scènes locales ».57 Les propos de Jean-Louis Sanchez, délégué général de l’ODAS,

témoignent de cette ambition de refondation du travail social et nuancent son appropriation

large par les acteurs : « Le développement social appelle à une véritable révolution culturelle.

Mes paroles peuvent paraître audacieuses. Elles ne le sont pas vraiment. Elles renouent avec

les sources mêmes de l’action sociale, la pensée de René Lenoir, de Hubert Dubedout, de

Gilbert Bonnemaison et de tous ceux qui ont façonné l’avenir. Et pourtant depuis 40 ans, les

choses n’ont pas évolué malgré nos bonnes intentions »58.

1.4 - Les actions collectives diversifiées

Les actions collectives diversifiées regroupent des interventions aux multiples entrées souvent

plus ponctuelles que les trois autres catégories d'ISIC instituées par le CSTS. Elles peuvent,

selon la dynamique à l’œuvre, constituer une amorce d’un projet de travail social de groupe,

de travail social communautaire ou de développement social local. « Ces interventions parfois

regroupées sous le terme d'actions collectives, parfois sous une terminologie spécifiant les

pratiques mises en œuvre (théâtre-forum, initiatives des habitants...), viennent enrichir la

palette des pratiques mobilisables pour réaliser des projets de transformation collective ».59

57 Dominique Mansanti, op. cit., p. 19.58 http://www.apriles.net/data/upload/FCKeditor/userimages/133/Pdf/ActesRencontreApriles2007_1.pdf , p. 15-

1659 Conseil supérieur du travail social, op. cit., p. 64.

25

Sont notamment identifiées des actions collectives d'information et d'échanges à l'instar des

réunions d'information organisées par les services sociaux des caisses primaires d'assurances

maladie (CPAM) avec des assurés en arrêt maladie de plus de trois mois. L'information sur les

droits des assurés et les réponses apportées par les professionnels ouvrent un espace

d'échanges autour du vécu des assurés et des répercussions de la maladie sur la vie

personnelle et professionnelle. « Ces rencontres, tout en facilitant la compréhension de leurs

droits, favorisent aussi la prise de conscience que leur situation est partagée par d'autres et

ouvrent ainsi des horizons à des personnes, susceptibles de se replier sur elles-mêmes. »60

Des actions collectives de sensibilisation et de prévention sont également mises en œuvre sur

des thématiques telles que le soutien à la parentalité, la lutte contre les discriminations, la

prévention des conduites addictives… Elles s'adressent à un public ciblé (des parents ou des

élèves en milieu scolaire par exemple) et peuvent recouvrir à différentes techniques

d'expression (théâtre-forum, débat à partir d'un film...).

Des ateliers d’activités présentant un intérêt collectif, au sein de quartiers urbains ou dans des

communes rurales, sont aussi initiés à travers des pratiques culturelles, de détente ou de loisirs

à destination de publics en difficultés sociales, ou souffrant d’isolement. « Au-delà d'une offre

de services concourant à un mieux-être individuel, cet espace favorise la communication

interpersonnelle. […] Cette mise en présence régulière des personnes produit des effets en

interne (au sein du groupe) et en externe (dans l'environnement familial, amical) et même,

selon la dynamique collective enclenchée, dans l'environnement social (autres groupes et

institutions du territoire de vie). »61

Le CSTS signale également les actions de contribution au développement d'espaces collectifs

et invite les professionnels du travail social à contribuer aux espaces collectifs ouverts par

d'autres, comme les comités d'usagers d'équipements socio-culturels ou les réunions publiques

organisées par les élus locaux. « Si les travailleurs sociaux ne sont pas à l'initiative de la

formation de ces collectifs, ils ont une place à prendre en leur sein et un rôle de relais, de

facilitateur ou de médiateur à y jouer. Leurs contributions sont également à inscrire au crédit

du développement de l'ISIC ».62 Enfin, sous l’appellation « des projets créatifs pour une

dynamique locale participative », le CSTS souligne la capacité des centres communaux

d'action sociale à impulser ou accompagner des projets avec des marges de manœuvre

60 Conseil supérieur du travail social, op. cit., p. 132.61 Conseil supérieur du travail social, op. cit., p. 134.62 Conseil supérieur du travail social, op. cit., p. 136.

26

singulières en dehors des cadres habituels d'exercice du travail social.

Les actions collectives diversifiées regroupent des interventions qui ne sont souvent qu'un

support pour appréhender les personnes avec l'objectif d’atteindre un public pour l'informer.

« On est ici dans une approche de marketing social tout à fait légitime, mais qu’il ne faut pas

confondre avec le travail centré sur l’aide mutuelle. »63 Ces actions se signalent surtout

comme une étape parfois nécessaire au déclenchement d'une dynamique visant à les inscrire

dans un projet plus large de transformation sociale.

63 Jean-Marie Gourvil, « De l’aide mutuelle au développement social local », Intervention prononcée à l'occasion du 3ème congrès de l'association internationale pour la formation, le recherche et l'intervention sociale, 2009.

27

Force est de constater l'hétérogénéité des notions mises en œuvre dans le cadre de

l'intervention sociale d'intérêt collectif, hétérogénéité qui compose un panorama dispersé et

fractionné de cet objet élaboré en typologie par le conseil supérieur de travail social. Comme

le souligne Caroline Sédrati-Dinet, « l'ISIC englobe le travail social communautaire, le

travail social avec les groupes, le DSL et les interventions collectives – un fourre-tout dans

lequel on peut mettre aussi bien l'animation globale que des démarches d'éducation

populaire. A tel point d'ailleurs, que nombre de travailleurs sociaux amalgament tous ces

termes en les utilisant de façon indifférenciée au risque d'en gommer quelques peu les

nuances »64. Le tableau ci-après se propose de synthétiser ces notions dans une tentative de

caractérisation de ces modes d'intervention sociale.

Essai de caractérisation des modes d'intervention sociale

Réalisation Gaëlle Le Pabic,d'après Dumoulin – Delaval – Hector, IRTS Nord / Pas de Calais 2006 65

64 Caroline Sédrati-Dinet, op. cit., p. 32.65 Dominique Delaval, Philippe Dumoulin, « Le courage de la solidarité, préalable au développement », 3éme

congrès international de l’association internationale pour la formation, la recherche et l’intervention sociale, Hammamet, Avril 2009, annexe p. 21.

28

II – Une invitation à repenser le cadre collectif

De notre point de vue, ces différentes catégorisations posent des frontières arbitraires entre les

modes d'intervention sociale collective. Comme l'évoque le CSTS dans l'introduction de son

dernier rapport sur l'ISIC, « si ce mode d’intervention particulièrement dynamique se limite à

déployer une forme d’ingénierie sociale qui permet à ceux qui l’utilisent de se satisfaire du

travail accompli, il y a lieu de s’en inquiéter ».66 Nous l'avons vu, ce mode de traitement

collectif des problèmes sociaux n’est pas nouveau. Cependant, au vu du nombre de colloques

et publications qui lui sont consacrés, il semble connaître un regain d’intérêt chez certains

acteurs.

La lettre de mission de Valérie Létard, secrétaire d’État chargée de la Solidarité, au CSTS se

veut volontariste : « alors que le territoire devient le support et le moyen d’une

réorganisation de l’intervention publique d’État, et que la réforme du diplôme d’assistant de

service social donne toute son importance à l’intervention sociale d’intérêt collectif,

l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) constate que ce mode d’intervention est en

réalité peu pratiqué, il devient nécessaire et urgent de promouvoir cette pratique. »67 Le

Centre d’analyse stratégique et la Direction générale de la cohésion sociale interrogent eux

aussi la pertinence des actions collectives et des approches communautaires dans le contexte

français à l’occasion d'une séance de leur cycle de séminaires en 2011. Le programme de la

conférence internationale « Le community organizing : développer le pouvoir des citoyens ? »

organisée à Vaulx-en-Velin en mars 2012 dans le cadre de la chaire Unesco « politiques

urbaines et citoyenneté » signale, à son tour, dans son texte introductif qu'« en France comme

dans d’autres pays, on observe un intérêt grandissant pour ce modèle d’action sociale et de

participation politique » lié aux « limites de la politique de la ville et aux frustrations

exprimées par les professionnels de la participation comme du travail social. » 68

Rappelons enfin la dynamique engagée suite à l'appel à réflexion pour l’action « pour mieux

vivre ensemble, promouvoir le travail social et le développement communautaire »69, lancé en

2006 par une poignée de professionnels de l'intervention sociale et évoqué en introduction de

ce mémoire. Un séminaire de recherche action « Travail social, Développement

66 CSTS, op. cit., p. 13.67 CSTS, op. cit., p. 7.68 http://www.chaire-unesco-lyon.entpe.fr/fr/node/7569 http://www.prisme-asso.org/spip.php?article472 consulté le 20 février 2012.

29

communautaire, Education populaire et citoyenne » s’est mis en place en 2007 avec l'appui du

Centre d’étude, de documentation, d’information et d’action sociale (CEDIAS) et de l’Inter-

réseaux des professionnels du développement social (IRDSU). Une centaine de personnes ont

participé, plus ou moins régulièrement, à ses travaux, quelques forums ont été organisés en

région et trois ateliers thématiques ont été constitués, le premier sur les concepts, le second

sur les pratiques de terrain et le troisième sur la sensibilisation des élus, des institutions et des

professionnels, aux démarches de type communautaire. La journée « Travail social et

développement communautaire » organisée en décembre 2008 acte la poursuite de la

recherche action avec comme ambition d’intervenir à trois niveaux : celui du discours, celui

des pratiques et celui du politique. Les analyses d’une vingtaine de pratiques collectives et

communautaires de terrain sont présentées à près de trois cent personnes au colloque

d’Aubervilliers « Faire société autrement » de janvier 2011. Après le numéro spécial de la

revue Vie Sociale du Cédias, la diffusion des travaux se poursuit dans le sillage des

partenaires impliqués, l’IRDSU, le comité national de liaison des associations de prévention

spécialisée (CNLAPS), les Centres d’entraînement aux méthodes éducatives actives

(CEMEA), la fédération des centres sociaux et socioculturels de France (FCSF) ou encore

l'institut universitaire de technologie carrières sociales Paris Descartes.

Professionnels de l'intervention sociale, universitaires, associations, administrations publiques

se rejoignent en faveur d'une meilleure articulation des approches collectives avec

l'intervention sociale individuelle. Les décideurs politiques semblent, quant à eux, moins

mobilisés sur cette question, le développement du pouvoir d'agir (empowerment) pouvant être

associé à une action revendicative « risquée et difficile à contrôler »70. Peut-être faut-il y voir

l'expression d'une réticence au partage du pouvoir, la logique descendante se légitimant du

processus de démocratie représentative.

2.1 – sur fond de critiques de l'intervention sociale traditionnelle

Cette résurgence des approches collectives de l'intervention sociale s'opère dans un contexte

de crise de l’État providence et d’affaiblissement du lien social. Depuis la fin des « Trente

Glorieuses », le système de protections mis en œuvre dans le cadre de l’État providence fait

l’objet de critiques nombreuses et récurrentes provenant de différents horizons. Il est d'une

70 CSTS, op. cit., p. 190.

30

part question de crise d’efficacité, ce système de solidarité organisée à l’échelle nationale ne

permettrait plus de répondre aux difficultés générées par un chômage structurel et aux

situations d’exclusion qui l’accompagne. Qualifiées de descendantes ou verticales, les

interventions de l’État providence seraient éloignées des besoins réels des populations. Le

territoire s’impose progressivement comme cadre pertinent pour développer des réponses de

proximité adaptées à ces besoins et réduire les poches de pauvreté concentrées sur certains

espaces. De plus, le financement du système construit dans une logique d'assurance n'est plus

assuré. Sous l'effet conjugué de la hausse des dépenses et du ralentissement des recettes, l’État

providence doit faire face à une crise financière. L’ampleur des déficits sociaux encourage la

remise en cause et l’interventionnisme de l’État fait débat.

Parallèlement, des voies s'élèvent pour témoigner de l'affaiblissement du lien social. Avec les

dynamiques d’individualisation qui affectent les cadres traditionnels des communautés

d'appartenance (famille, collectif de travail, institutions religieuses...), l'individu s'émancipe

des règles et des normes issues de la conscience collective. «L'individu contemporain aurait

en propre d'être le premier individu à vivre en ignorant qu'il vit en société, le premier individu

à pouvoir se permettre, de par l'évolution même de la société, d'ignorer qu'il est en société. Il

ne l'ignore pas, bien évidemment, au sens superficiel où il ne s'en rendrait pas compte. Il

l'ignore en ceci qu'il n'est pas organisé au plus profond de son être par la précédence du

social et par l'englobement au sein d'une collectivité, avec ce que cela a voulu dire,

millénairement durant, de sentiment de l'obligation et de sens de la dette.»71 Les solidarités de

proximité s’affaibliraient et la cohésion sociale serait menacée. L’état providence se voit

reprocher de favoriser lui aussi l'affaiblissement du lien social en développant une culture de

l'assistance qui se substitue aux mécanismes de solidarité traditionnels. Ces arguments

contribuent parfois à une remise en cause assez radicale de la solidarité collective, la

suspicion s’installe à l’encontre des assistés inactifs perçus parfois comme profiteurs.

C’est précisément sur ce double constat de crise de l’État providence et de crise du lien social

que s’impose le paradigme de l’activation. Dans une logique économique de gestion de

l’austérité, il s’agit désormais d'orienter l'investissement publique en faveur de l’activité

professionnelle, tant en terme de demande de travail (avec la diminution des cotisations

sociales d’employeurs par exemple), qu'en matière d’activation des allocataires sociaux (le

revenu de solidarité active en est le dernier exemple). L'activation se présente comme une

71 Marcel Gauchet, « Essai de psychologie contemporaine. Un nouvel âge de la personnalité », Le Débat, n°100, pp. 165-181, p.177.

31

réforme de la protection sociale dans son ensemble, « indissociablement activation des

personnes, des prestations et des systèmes »72. Ce mouvement de restructuration privilégie,

dans le cas français, une orientation néo-libérale caractérisée par le discours de

responsabilisation individuelle. Il légitime de nouveaux modes d'intervention de l'État qui

invite chacun à se prendre en main, à définir son projet, à construire son autonomie.

L’intervention sociale se concentre sur le dynamisme propre des individus qu’elle soutient

dans le développement de leurs capacités individuelles et collectives. La notion de

contrepartie qui repose sur une réciprocité active émerge dans ce cadre, relevant d'une forme

de responsabilisation plus ou moins culpabilisante ou bienveillante. L’individu, pour être

bénéficiaire d’une intervention, est invité à participer à des travaux d’utilité sociale ou des

programmes de réinsertion, à s’activer et à activer ses ressources. Ces nouveaux modes

d'intervention vont sensiblement modifier les représentations. « Pour les personnes qui

connaissent, de façon permanente ou plus ou moins temporaire, une situation de pauvreté,

l’essentiel ne tient pas dans la logique économique ou les fonctionnalités des réformes, mais

dans le regard que la société dans laquelle elles vivent, société forcément située

nationalement, porte sur elles »73.

Basées sur le postulat selon lequel le collectif pourrait jouer un rôle spécifique en prévention

des difficultés que rencontrent les populations vulnérables, les sollicitations se multiplient en

faveur de l’approche collective comme stratégie et outil d’intervention et de sa juste

articulation avec une action individuelle dominante qui a montré ses limites. Il s’agirait,

comme le propose Hélène Strohl, inspectrice générale des Affaires sociales, « d’une sorte de

compromis face aux nouveaux défis de la période contemporaine : crise du financement ou en

tout cas attention plus grande à la rigueur des dépenses en matière sanitaire et sociale,

nécessité de décentraliser ou de déconcentrer l’action sanitaire et sociale, impératif de

responsabilisation des usagers et en même temps apparition de nouvelles formes d’exclusion

sociale, liées à la mise à mal des communautés traditionnelles de travail et de vie dans les

quartiers et génératrices d’un isolement que les formes d’assistance individuelle, héritées de

l’action caritative de l’Église catholique, sont en peine d’aider. »74

Ces appels en faveur d'une articulation avec une action collective se déploient également sur

72 Jean-Claude Barbier, « Pour un bilan du workfare », La Vie des idées, 4 novembre 2008. http://www.laviedesidees.fr/Pour-un-bilan-du-workfare-et-de-l.html

73 Ibid.74 Hélène Strohl, « Trois questions relatives à l'intervention sociale communautaire », Informations sociales,

2007/7 (n° 143), p. 104.

32

les difficultés, voire les impasses, rencontrées par une intervention sociale individuelle

largement prédominante. L'intervention sociale d'aide à la personne (ISAP) se veut, selon la

définition du CSTS, « une démarche volontaire et interactive, menée par un travailleur social

qui met en œuvre des méthodes participatives avec la personne qui demande ou accepte son

aide, dans l'objectif d'améliorer sa situation, ses rapports avec l'environnement, voire les

transformer. Cette intervention est mandatée par une institution qui définit, par son champ

légitime de compétence, le public concerné »75. L'ISAP ne se limite pas à une relation duelle,

même si elle en est une des caractéristiques. Elle s'intéresse à la personne elle-même, mais

aussi à ses modalités d'inscription dans un réseau relationnel et dans la société, ainsi qu'à

l'articulation de son quotidien singulier avec la globalité économique, sociale et culturelle de

la société. La dimension collective apparaît ainsi dans cette posture d'interface entre la

personne et la société. Elle peut également prendre la forme d'une intervention en réseau avec

l'association de compétences complémentaires d’autres professionnels.

Pour autant, l'une des limites intrinsèques de l'ISAP tient à l’irréductibilité des positions et des

vécus de l’intervenant et de l’usager. Cette différence de position met en lumière le fait que

l’une des parties dispose d’un pouvoir de négociation plus important que l’autre. En ce sens,

l'approche collective, en tant qu'intervention par les pairs, permettrait de construire un pont

entre le rôle de bénéficiaire et celui d’intervenant. De même, la rencontre en face-à-face dans

un bureau comme elle se pratique couramment dans l'ISAP produit inévitablement des

postures inconsciemment attendues de part et d'autre. « La position d'écoute du professionnel

et celle de demande du sujet qui expose sa situation se confrontent à des représentations où se

noue un jeu social assez convenu. »76 La rencontre collective autorise un déplacement qui se

traduit par de nouveaux rapports avec les usagers comme en témoignent les professionnels qui

la pratiquent.

« D'abord, cela permet de sortir de la dualité, d'appréhender la personne de façon différente.

Les gens qui viennent nous voir ne nous présentent que des problèmes qu'ils jugent

insurmontables sans l'apport d'un tiers. Ils ne viennent jamais nous voir par plaisir. Donc nous

avons une image d'eux assez partielle et nous ne pouvons pas vraiment nous appuyer sur

leurs potentialités car nous avons du mal à les percevoir. Elles restent dans la parole et dans

ce qu'il est convenu de dire à l'assistante sociale pour obtenir une aide, souvent financière.

Leur participation à des temps collectifs nous permet de nous centrer sur les potentialités de

chacun. C'est beaucoup plus valorisant pour la personne.. »

75 CSTS, op. cit., p. 141.76 Ibid, p. 145.

33

« Il n'y avait pas de confusion, j'étais bien l'assistant social en charge de réguler et d'animer les

échanges, mais j'étais devenu beaucoup plus fréquentable. Ainsi, le bouche à oreille a

certainement dû fonctionner, car j'ai eu plus de monde. Mais j'ai surtout eu aussi des

personnes capables de venir me voir et me dire fièrement que, non, cette fois-ci elles n'avaient

pas besoin d'une aide financière et qu'elles s'en étaient sorties toutes seules ce mois-ci. (…)

Avec le collectif, une nouvelle forme de confiance et de respect mutuel s'est instaurée alors

que j'étais déjà convaincu que ce respect existait lors des des entretiens individuels. C'était

pourtant depuis bien autre chose... »

Témoignages recensés par le CSTS77

Ces témoignages montrent comment s'opère une forme de stigmatisation dans les approches

exclusivement individuelles de l'intervention sociale, stigmatisation qui se traduit par une

vision stéréotypée des personnes assimilées aux difficultés qu’elles rencontrent et

appréhendées selon une logique de carences. « Les tendances à la double victimisation (par

exemple, blâmer les personnes pour les difficultés qu’elles éprouvent) ; à l’infantilisation (par

exemple, traiter les personnes comme si elles étaient dépourvues de compétences) et à la

stigmatisation (assimiler la totalité des personnes à ce qu’elles vivent) sont aujourd’hui bien

connues pour leur effet iatrogène sur la population. De telles tendances ont eu des

conséquences directes sur l’incapacité des personnes concernées à prendre part activement à

la résolution de leurs difficultés. »78 Ce risque vient étayer la préconisation du CSTS en faveur

d'une réalisation des interventions individuelles et collectives par les mêmes professionnels.

« En séparant ces deux modes d'intervention et en les confiant à des professionnels différents,

les bénéficiaires de ces actions, qui se renforcent mutuellement, risquent d'en perdre le

sens. »79

Cette recommandation semble d'autant plus justifiée que les professionnels de l'intervention

sociale souffrent eux aussi de représentations de la part des usagers qui, comme l'évoquent les

témoignages pré-cités, enferment le travailleur social dans une logique de guichet. L'approche

collective est ainsi convoquée afin de dépasser ces visions qui brident tant le professionnel

que l'usager. Elle est également présentée comme une modalité de réponse aux effets négatifs

de la psychologisation de l'intervention sociale définie comme « intériorisation (objective) du

77 Ibid, p. 145 et 148.78 Yann Le Bossé, « De l’« habilitation » au « pouvoir d’agir » : vers une appréhension plus circonscrite de la

notion d’empowerment », Nouvelles pratiques sociales, volume 16, n° 2, 2003, p. 30-51, p. 31.79 CSTS, op. cit., p. 144.

34

contrôle social »80, suspectée de participer au renforcement des assignations stigmatisantes

par une individualisation excessive des difficultés81. Ainsi donc, lorsqu'elle est concentrée

dans une perspective individuelle, l'intervention peut insinuer que le problème se loge dans

l'individu, alors qu'en misant sur les dynamiques sociales, le processus de transformation

accorde une place à l'individu, mais ce dernier ne repose pas sur ses seules épaules. Parce

qu'elle invite à déconstruire les interactions entre usagers et professionnels, l'approche

collective permettrait de reconstruire l'intervention sociale dans le sens d'une aide au

développement de la capacité d'agir des personnes dans leur environnement social, favorisant

ainsi leur autonomie. Enfin, dans un contexte de diffusion du sentiment d'impuissance,

l'approche collective s'invite comme solution potentielle dans la lutte contre les processus

d'exclusion caractérisés, non seulement par un cumul de ruptures ou de privations sur les

plans matériel et économique, « mais également sur les plans des relations sociales (lien

social, réseaux, sociabilité) et de la participation aux mécanismes politiques qui régissent le

vivre-ensemble (les formes d’organisation sociale, politique, économique, culturelle, etc.) »82.

Sur ces constats de massification des situations de difficultés sociales, de crise de l’État

providence et d’affaiblissement du lien social se formulent donc de nouvelles approches

collectives autour de modèles d’activation. « L’idée maîtresse de ce nouveau cadre référentiel

est de passer progressivement d’une redistribution des fruits du développement à une

dynamisation du potentiel non exploité des individus, des groupes et des territoires.

Autrement dit, l’intervention sociale collective et communautaire ne s’inscrit plus dans la

seule logique de la lutte contre l’inégalité sociale par la redistribution de la richesse, mais

plutôt dans la mise en œuvre, sur le plan local ou de proximité, d’un nouveau mode de

gouvernance selon lequel le public cible et les acteurs locaux peuvent créer leur propre

avenir en mobilisant les ressources humaines ou autres qui sont inexploitées. »83 L'approche

collective est ainsi valorisée parce qu'elle permet un renversement des rapports traditionnels

entre intervenants-experts et usagers, qu'elle valorise la complémentarité des compétences

professionnelles et expérientielles, qu'elle sollicite la mise en mouvement des personnes, des

dispositifs et des organisations sociales.

80 Lise Demailly, « La psychologisation des rapports sociaux comme thématique sociologique. Le cas de l'intervention sociale. » in Maryse Bresson, La psychologisation de l'intervention sociale : mythes et réalités, Logiques sociales, L'Harmattan, 2006, p. 35-50, p. 37.

81 Ibid, p. 45.82 Sonia Racine, « Un tour d’horizon de l’exclusion », Service social, volume 53, n° 1, 2007, p. 91-108.83 Mejed Hamzaoui et Aline Bingen, « La recomposition de l’approche collective et communautaire en

intervention sociale », Travail-Emploi-Formation (TEF), n°9, 2010, p. 3.

35

2.2 – par la reconnaissance du pouvoir d'agir individuel et collectif

En nous inspirant des travaux d’Armatya Sen, nous proposons de reconsidérer ces approches

collectives de l’intervention sociale à partir de ce qu’elles mettent ou non au cœur du

processus, à savoir « surmonter toutes les formes de non-libertés qui restreignent le choix des

gens et réduisent leur possibilité d’agir »84. Par rapport à une approche quantitative de la

pauvreté, axée sur l’observation du revenu par habitant, Amartya Sen introduit la notion de

« capabilités » qui se concentre sur les écarts dans l’accès pour chacun à la liberté

d’accomplir, la faculté d’exprimer ou de valoriser son potentiel, dans un environnement social

donné. En rupture avec une économie politique fondée centralement sur la notion d’utilité ou

d’intérêt, l’approche par les capabilités conduit à repenser la pauvreté, l'exclusion ou encore la

vulnérabilité en termes d'inégalités d’accessibilité, de potentialités, ou encore de transmission

des potentialités. Dans le cadre d'une intervention sociale, cette approche supposerait d'agir à

deux niveaux : d'une part, sur les sources d’inégalités qui limitent la liberté de choisir et d'agir

des individus comme des collectifs et, d'autre part, dans leur accompagnement vers une plus

grande emprise sur leur capacité d'action. C'est bien en ce sens que ce type d'approche ne

s'inscrit pas seulement dans une logique redistributive, mais surtout dans la dynamisation d'un

potentiel. Appréhendée sous cet angle, l'intervention qui vise à renforcer les individus dans

leur capacité à faire des choix et à les réaliser peut être rattachée à la notion d’empowerment.

L'empowerment est un concept complexe en ce qu'il désigne à la fois cette capacité d'action,

le processus pour l'atteindre et les méthodologies d'accompagnement dans ce processus.

Nommé parfois habilitation, capacitation, émancipation, prise de contrôle ou encore

autonomisation, il renvoie dans tous les cas à la notion de pouvoir et plus précisément de

pouvoir d’agir, c'est-à-dire « la possibilité concrète pour des personnes ou des collectivités

d’exercer un plus grand contrôle sur ce qui est important pour elles, leurs proches ou la

collectivité à laquelle elles s’identifient »85. Les interventions sociales référées à l’approche

centrée sur le développement du pouvoir d'agir (DPA) s'intéressent aux populations qui

souffrent d'un sentiment d'impuissance ou de manque de pouvoir, car « la souffrance n’est

pas uniquement définie par la douleur physique, ni même par la douleur mentale, mais par la

diminution, voire la destruction de la capacité d’agir, du pouvoir-faire ».86 Dépassant la

84 Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, 2000, p.10.85 Yann Le Bossé, « Le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, une alternative

pour l’intervention sociale ? », La revue française de service social, n° 234, 2009, pp. 15-23, p. 19.86 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre., Éditions du Seuil, 1990, p. 223.

36

conception fondée sur une logique d’adaptation (centrée sur les carences individuelles) d’une

part, et une conception strictement structurelle du changement social, ces interventions

privilégient l’action comme levier de changement, reconnaissent la valeur des connaissances

issues de l’expérience des personnes et collectivités concernées et portent autant sur les

aspects individuels que structurels qui les confinent dans une situation d’impuissance.

Les dimensions individuelle et collective du processus d'empowerment distinguent plusieurs

niveaux du pouvoir d’agir, souvent présentés dans un continuum : individuel, de groupe,

communautaire et organisationnel. L’accès au pouvoir que tente de promouvoir

l’empowerment se trouve parfois limité à sa dimension individuelle et économique, dans des

interventions de conception néolibérale notamment. Mais, il s'agit bien là d'une mise en œuvre

à minima de cette notion qui s’inscrit dans un mouvement d’élargissement de la question de la

justice sociale au-delà de la sphère économique. Elle s'intéresse à l’effet du statut symbolique

de chacun au sein de la société, dans ses multiples dimensions (sociale, économique,

politique, culturelle) et à différents niveaux, individuel comme collectif. Elle est ainsi

intimement liée à la théorie de la reconnaissance réciproque développée par Axel Honneth, en

ce qu'elle peut contribuer à développer la prise de conscience critique et la capacité des

individus à se défaire des effets de l’oppression intériorisée.

Il ne s’agit donc pas uniquement de faire participer au processus décisionnel des personnes

qui en étaient exclues, mais également de les amener à se percevoir comme étant capable et

ayant droit d’occuper cet espace décisionnel. Autrement dit, les interventions basées sur le

DPA visent la plus grande participation possible des populations concernées, « considérées

comme des acteurs à part entière, tirant parti des opportunités à leur disposition et maîtrisant

leur destin, et non comme les destinataires passifs des fruits d’un développement programmé

par des experts »87.

La conception des personnes comme acteurs et coproducteurs de l’intervention sociale n’est

pas nouvelle, elle a même fait l'objet de renforcements récents à travers toute une série de

textes sur le respect des droits des usagers, notamment les plus vulnérables, leur participation

à la conception et à la mise en œuvre de leur prise en charge. La loi n° 2002-2 du 2 janvier

2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale en est un parfait exemple. Pour autant, « la

participation des usagers, lorsqu’elle existe, se situe le plus souvent dans la logique d’une

87 Amartya Sen, op. cit., p.62.

37

amélioration du service et de la qualité des prestations, ce qui n’est certes pas négligeable,

mais l’on demeure loin d’une pleine association à un projet global reposant sur la notion

d’empowerment des Anglo-saxons »88. Dans leur observation d'expériences qui font appel à la

participation, Patricia Loncle et Alice Rouyer89 mettent en évidence que celles-ci font surtout

appel à l'individualisation, alors même que le développement de processus d'empowerment

peut difficilement être atteint sans la dimension collective de la participation. Les dernières

orientations en matière d'action sociale qui ambitionnent de promouvoir l’activation et

l’empowerment des usagers peuvent ainsi se traduire par une participation de type individuel

et gestionnaire révélatrice d'une logique managériale et instrumentale.

Des travaux nombreux ont déjà exploré les multiples formes de la participation, depuis la

simple information des publics jusqu'aux formes les plus élaborées de co-construction et

d'implication des populations concernées. L’échelle proposée par Sherry Arnstein90 permet

d’apporter une réponse assez largement consensuelle sur la réalité et l’intensité de la

participation, sur ce qui peut réellement mériter ce nom et à quel titre. Élaborée en 1969 dans

le contexte américain d’expérimentation de rénovation urbaine des centres-villes en voie de

paupérisation, cette échelle en constitue une sorte de bilan critique qui dévoile le caractère

rapide et souvent factice de la participation des habitants, sur laquelle étaient censées prendre

appui ces opérations.

88 IGAS, op. cit., p. 103.89 Patricia Loncle et Alice Rouyer, « La participation des usagers : un enjeu de l'action publique locale »,

Revue française des affaires sociales, 2004/4 n° 4, pp. 133-154, p. 146.90 Sherry R. Arnstein, « A ladder of citizen participation », Journal of the American Institute of Planners, 1969.

38

Échelle de la participation d'Arnstein

Réalisation Gaëlle Le Pabic, d'après Jacques Donzelot et Renaud Epstein91.

91 Jacques Donzelot et Renaud Epstein, « Démocratie et participation : l’exemple de la rénovation urbaine. », Esprit n°326, 2006, pp. 5-34.

Les tâches de conception, de planification et de direction du programme relèvent directement des citoyens, sans intermédiaire entre eux et les bailleurs de fonds du programme.

Les citoyens occupent une position majoritaire (ou disposent d’un droit de veto) qui leur confère l’autorité réelle sur le plan de la décision, ainsi que la responsabilité de rendre compte publiquement de tout ce qui concerne le programme.

La prise de décision se fait au travers d'une redistribution du pouvoir par une formule de négociation entre les citoyens et ceux qui le détiennent. Ces partenariats se concrétisent dans la formation de comités associant ces parties, qui deviennent responsables des décisions et de la planification des opérations.

Des citoyens sont invités à donner des conseils et à faire des propositions mais en laissant ceux qui ont le pouvoir, seuls juges de la faisabilité ou de la légitimité des conseils en question.

Rituel le plus souvent sans conséquence, les citoyens expriment leur opinion sur les changements prévus à travers des enquêtes, mais sans assurance que leurs attentes et suggestions seront prises en compte.

Les citoyens reçoivent une information sur les projets, mais le flux à sens unique est privilégié sans mise en place de canaux assurant l’effet retour (feed back).

L'objectif est de traiter (therapy) les pathologies à l’origine des difficultés du territoire visé, au travers de techniques relevant de la sphère de la publicité et des relations publiques.

L'information biaisée est utilisée pour « éduquer » les citoyens en leur donnant l'illusion qu'ils sont impliqués dans le processus.

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3Information

4Consultation

5Réassurance(Placation)

6Partenariat

7Délégation de

pouvoir

8Contrôle citoyen

2Thérapie

1Manipulation

39

2.3 – qui se traduit par une implication variable des usagers dans le processus collectif

Pour mieux comprendre ce qui se joue dans la coproduction entre les personnes concernées,

les intervenants sociaux qui les accompagnent, et plus largement l'organisation sociale qui

abrite cette dynamique, nous proposons une relecture des différentes formes d’ISIC en

fonction du degré d'implication des usagers dans le processus décisionnel. Nous partageons

l'analyse de Christophe Trombert d'une « invisibilisation d’un discours autonome (des

usagers de l'action sociale) par des discours hétéronomes produits par un entre-soi

institutionnel de certains chercheurs et de certains travailleurs sociaux »92. De fait, les

registres et les cadres de la classification élaborée par le CSTS sont hétérogènes.

Certaines interventions utilisent le groupe comme moyen avec une visée exclusivement

individuelle, le groupe n’existe que pour la circonstance de ce travail, c’est la transformation

de l’individu qui est en jeu. La constitution du groupe est dévolue aux professionnels en

fonction du diagnostic qui aura été posé sur chacun des membres. Dans de nombreux

exemples diffusés dans le rapport du CSTS, les personnes concernées ne sont pas à l’origine

du projet, elles ont accepté plus ou moins volontairement de s'y joindre sur la base des

informations qui leur ont été communiquées par les professionnels. Où pourrait-on donc situer

cette forme de participation sur l’échelle d’Arnstein ? C’est bien souvent au niveau le plus

inférieur qu’il convient de situer ces approches, quelque part entre la manipulation

« éducative » et la thérapie via l’accompagnement…

L'intervention sociale collective reste ainsi relativement soumise au concept d'autorité des

professionnels en leur qualité d'experts et dans leur fonction de leadership. Il est question d'un

service ou d'une prestation à mettre en œuvre, mais pas toujours de développement des

personnes. « Malgré ses technologies de soutien à la participation sociale, il (l'ISIC) sait que

les usagers ne constituent pas un groupe homogène et indifférencié et présentent nombre de

caractéristiques différentes qui font que certaines formes de participation sont possibles ou

appropriées pour un groupe et pas pour un autre ».93 Il existe un réel écart avec les ambitions

affichées de liberté de choix, d'activité autonome, d'absence de coercition et de changement

automotivé.

92 Christophe Trombert, « Récits institutionnels et récits d’usagers organisés : quand l’entre-soi institutionnel invisibilise la parole autonome des usagers », Intervention prononcée à l'occasion du colloque L’action collective au croisement du social et du politique. Troisièmes journées de la recherche sociale, CNAM, LISE, INJEP, Paris, 15 et 16 mars 2012.

93 CSTS, op. cit., p. 72.

40

Pourtant, « le collectif n'apparaît que lorsque les travailleurs sociaux se débarrassent de leur

position de pouvoir pour devenir catalyseur »94, et certaines interventions se situent bien dans

cette perspective. Elles partagent des méthodes de résolution de problèmes autour de

dispositifs de diagnostic partagé, de recherche-action, de gestion participative d’actions

partenariales ou d'évaluation participative... Elles évoquent la consultation plus ou moins

participative des personnes aux différentes étapes de l'intervention générant un degré de

coproduction assez variable selon les expériences. L’ampleur des moyens mis en œuvre dans

la concertation autour de l'intervention, pour définir le projet, recueillir les suggestions quant

aux modalités de l’opération démontre un niveau supérieur de participation qui peut être

qualifié de coopération symbolique tant que les décideurs (professionnels, élus) conservent la

maîtrise de la décision.

Enfin d’autres approches (semble-t-il peu nombreuses) envisagent le groupe comme initiateur,

acteur et fin de l’intervention sociale collective. Situées à la rencontre de dynamiques

exogènes et endogènes, elles se développent dans un processus d'interactions entre trois

catégories d’acteurs, les décideurs (élus, directeurs…), les professionnels (travailleurs

sociaux, acteurs locaux…) et les usagers qui acceptent de s'engager dans des pratiques

coopératives. Dans son étude de trois expérimentations, Alain Penven constate que « la

compétence collective ainsi définie, n’est pas réductible à l’addition ou à l’articulation de

compétences spécifiques portés par des acteurs ayant le monopôle d’une expertise, comme

c’est le cas pour un groupe interprofessionnel ou inter-institutionnel, elle est le produit

aléatoire d’un engagement collectif producteur de nouvelles manière d’agir et de penser »95.

Ces approches s'inscrivent dans le troisième niveau de l'échelle d'Arnstein, celui de la

participation réelle avec différents degrés en fonction des formes retenues pour la

redistribution du pouvoir.

Enfin, au-delà du dernier échelon, au croisement du social et du politique, émergent des

formes très minoritaires, mais néanmoins présentes, d'action sociale autogérée décrites

notamment par Christophe Trombert.96

94 Jean-Marie Gourvil, Intervention, Actes de la première rencontre nationale d’Apriles, p. 19.95 Alain Penven, Détermination collective et innovation en intervention sociale, http://www.ccb-

formation.fr/telecharger/Breves/Eclas/Penven.pdf96 Christophe Trombert, Mobilisation d’usagers précaires et action sociale autogérée, http://halshs.archives-

ouvertes.fr/halshs-00562619

41

Dessin de Mohammed Chahid, réalisé dans le cadre du séminaire

« Le community organising : développer le pouvoir des citoyens »97.

Saisir ce que recouvre une intervention sociale collective est un enjeu de taille qui justifiait le

très large tour d’horizon que nous avons entrepris dans ces deux premières parties. Au terme

de ce périple, l'ISIC apparaît tour à tour comme un ensemble de méthodologies qui s'appuient

sur le collectif pour accompagner les personnes dans leurs processus de changement social ou

comme un processus d'innovation sociale qui les engage comme acteurs à part entière d'une

construction collective originale visant à développer leur pouvoir d'agir individuel et collectif.

L’intérêt d'une analyse en fonction du degré d'implication des usagers dans le processus

décisionnel est qu'elle permet de situer les interventions collectives sur une échelle

d’empowerment, mais son caractère unidimensionnel ne permet pas d'analyser le

fonctionnement interne des dispositifs, ni leur portée selon les caractéristiques de leur

conception. Dans une approche compréhensive de cette forme d'action collective, nous avons

choisi de nous concentrer sur une intervention sociale particulière afin d'en dégager les

mécanismes.

97 http://pouvoirdagir.fr/2011/11/22/515/#more-515.

42

III - Choix du terrain et méthodologie

Nous vous proposons de prendre pied sur le terrain de notre recherche, celui d'une approche

collective particulière mise en œuvre dans les communautés Emmaüs. Ce terrain paraîtra sans

doute bien modeste au regard des grands espaces que nous venons de traverser. Il correspond

néanmoins à une réalité de pratiques collectives qui se développent depuis plus de 60 ans au

carrefour de différents champs d'intervention.

3.1 – Le cadre de notre étude

Historiquement ancré dans l'action caritative telle qu'elle se renouvelle au lendemain de la

seconde guerre mondiale, dans le sillage du Secours catholique, du Secours populaire ou

encore des Petits frères des pauvres, le mouvement Emmaüs occupe une place singulière dans

le paysage de la solidarité française. En faisant depuis l'origine de son autonomie par le travail

un dogme, il s'insère dans l'histoire encore balbutiante de l'économie sociale et solidaire,

concept qu'il met en pratique bien avant qu'il ne soit formalisé et secteur dont il se revendique

aujourd'hui. A l'origine d'une large gamme de réponses dans la lutte contre la grande pauvreté,

le mal-logement, le chômage, la rupture sociale ou encore le surendettement, le mouvement

Emmaüs s'est avant tout construit sur un dispositif d'action sociale associative élaboré sur le

modèle communautaire : les communautés Emmaüs. Cette approche collective spécifique

n'est cependant jamais évoquée dans les différents travaux sur l'ISIC et ne se réclame pas non

plus de cette catégorie.

Les communautés Emmaüs fondent leur création « en 1949, à l’époque où les politiques

sociales étaient très peu développées et où la lutte contre l’exclusion relevait essentiellement

de la charité »98. Elles s'inscrivent ainsi dans le registre de l'intervention sociale associative et

de « la lutte contre les exclusions » qu'elles conçoivent avec l'objectif de « rendre leur dignité

aux plus démunis, de leur permettre de se remettre debout, à leur rythme, par l’exercice d’une

activité utile, solidaire et tournée vers les autres ». L’organisation collective de la

communauté repose sur ce qui est communément appelé au sein d'Emmaüs le trépied, pour

désigner la coopération entre trois catégories d'acteurs, les compagnes et compagnons

98 Emmaüs France, Statut des personnes accueillies dans des organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires – dossier de demande d’agrément, 2009, p. 7.

43

(personnes accueillies), les amis (bénévoles) et les permanents (responsables et salariés). Dans

la conception emmaüsienne, le projet communautaire s'inscrit nécessairement dans une

dimension collective associant ces trois « pieds » indissociables et solidaires. « Les

communautés se veulent l’affirmation, par une action concrète, du fait que ce qui prime dans

le lien social, c’est la reconnaissance intersubjective et la solidarité qui lient les hommes

entre eux. Cette reconnaissance et cette solidarité sont productrices du sens dont l’humanité a

besoin pour vivre. »99

Bien que fortement marqué par son ancrage religieux, le mouvement Emmaüs sort dès

l'origine des frontières de l’Église. Aujourd'hui clairement laïc, il défend néanmoins une

conception spiritualiste de l’homme. Il organise le sens de son action autour de textes de

portée générale dont le plus fondamental est sans doute le Manifeste universel du mouvement

Emmaüs. Ses douze articles se traduisent concrètement dans l’action quotidienne des

communautés autour de trois règles :

• Un accueil inconditionnel, diversifié et adapté

La Charte des communautés et de la branche communautaire adoptée en mars 2007 précise

ce principe. « Les communautés accueillent indépendamment de l’âge, de la nationalité, de la

religion, de la santé, du parcours personnel, familial ou professionnel, de qualifications,

d’orientation sexuelle… » La mise en œuvre de ce principe conduit à la désignation des deux

fonctions essentielles remplies par les communautés et « fondées sur les besoins observés

depuis de longues années, sans que l’une puisse exclure l’autre être des communautés de

passage, pour tous ceux et celles qui s’inscrivent à court ou moyen terme dans un projet

d’insertion dans la société, et être des lieux de vie alternatifs pour ceux et celles qui

voudraient s’associer durablement au projet communautaire ». Ce principe se traduit

concrètement en une modalité d'accueil très différente des dispositifs mis en œuvre dans les

établissements et services sociaux et médico-sociaux visés par l'article L312-1 du Code de

l'action sociale et des familles soumis aux modifications règlementaires imposées par la loi n°

2002-2. Chaque personne est d’abord accueillie comme femme ou homme de besoin (besoin

de manger, de se reposer…) sans qu'elle n'ait à décliner son parcours ou ses projets, ni à

s'engager dans une contractualisation particulière.

99 Fabrice Liégard, Éthique et économie informelle dans les communautés Emmaüs, Rapport final pour la Mission du Patrimoine Ethnologique, Ministère de la Culture, p. 35.

44

• L'autonomie par le travail

Les communautés Emmaüs ont pour principe de développer leur autonomie économique.

Elles financent prioritairement leur fonctionnement quotidien et leurs actions de solidarité

avec les recettes issues de leurs activités de récupération et non sur des ressources venues de

dispositifs publics (subventions) ou de la générosité publique (appel aux dons). A ce titre,

chacun est impliqué selon ses possibilités et son savoir faire dans le travail communautaire en

tant qu’acteur. « Cette autonomie veut témoigner que chacun, quelle que soit sa compétence,

sa force, sa position sociale, a sa place dans une économie faite pour l’homme. »100

• L’action solidaire comme mode de mobilisation de la personne

Depuis l'origine, les communautés défendent l'idée que c'est dans la découverte d’autres

raisons de vivre que chaque personne aidée peut s’extraire de ses propres difficultés et, à son

tour, devenir aidante. « Accueillir une personne en difficulté, c’est (...) croire que chacun

porte en lui la capacité de se mettre au service de l’autre, dès lors qu’il estime que cela en

vaut la peine, de retrouver une dignité et une place dans la société, notamment par le biais de

son implication dans des projets de solidarité au bénéfice des plus démunis »101. Cela se

traduit concrètement par des activités de solidarité avec les personnes en difficultés et des

actions d’interpellation : redistribution locales de mobiliers à des familles et des associations

locales, envoi de containers et soutien financier aux groupes Emmaüs dans les pays du sud…

Les communautés ont longtemps évolué dans le champ associatif en dehors de toute

reconnaissance légale jusqu'à leur demande d'agrément au titre d'organisme d'accueil

communautaire et d'activités solidaires (OACAS), agrément délivré en 2010 à Emmaüs

France pour l'ensemble de sa branche communautaire. L'article L265-1 créé par la loi n°2008-

1249 du 1er décembre 2008 fixe les conditions à remplir pour être agréé au titre de cette

catégorie nouvelle dans le code de l'action sociale et des familles : « Les organismes assurant

l'accueil et l'hébergement de personnes en difficulté et qui ne relèvent pas de l'article L-312-1

peuvent faire participer ces personnes à des activités d'économie solidaire afin de favoriser

leur insertion sociale et professionnelle. Si elles se soumettent aux règles de vie

communautaire qui définissent un cadre d'accueil comprenant la participation à un travail

destiné à leur insertion sociale, elles ont un statut qui est exclusif de tout lien de

subordination. Les organismes visés au premier alinéa garantissent aux personnes recueillies

100 Emmaüs France, Statut des personnes accueillies dans des organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires – dossier de demande d’agrément, 2009, p. 19.

101 Emmaüs France, ibid, p. 10.

45

un hébergement décent, un soutien personnel et un accompagnement social adapté à leurs

besoins, un soutien financier leur assurant des conditions de vie digne. Les organismes visés

à ce premier alinéa sont agréés par l'État dans des conditions définies par décret. »102. Sans

que jamais ne soit mentionnée clairement la référence au travail social communautaire, les

communautés Emmaüs conjuguent pourtant différents éléments susceptibles d'inscrire leur

action dans ce champ, et l'agrément en actant les modalités d'accompagnement social et la vie

communautaire nous renforce dans cette voie.

Le choix de notre objet d'étude s'est donc porté sur ce dispositif particulier que constitue les

communautés Emmaüs afin d'y observer les modalités de mise en œuvre d'un travail social

collectif de type communautaire que nous avons cherché à caractériser. Cette recherche est le

résultat de six mois d’enquête dans la communauté Emmaüs du Pays de Vannes. Ce terrain

particulièrement riche, mais difficilement accessible pour un chercheur externe, a nécessité un

temps long d'acceptation pour l’acquisition d'un statut de membre, observateur privilégié des

interactions à l’œuvre. La recherche présentée ici s'est donc limitée à cette communauté

bretonne et, bien qu'elle doive être appréhendée dans ce cadre particulier, elle décrit les

modalités d'une approche collective telle qu'elle se construit dans l'ensemble des

communautés Emmaüs.

« Pas une [communauté] ne se ressemble. Certaines sont en rase campagne, dans une vieille

ferme, un fort ou une demeure de maître, voire un château, loin de la ville et de toutes ses

tentations. D’autres sont installées au cœur de la cité dans des usines désaffectées. Certaines

ont peu évolué, d’autres ont été bouleversées. Quelques-unes demeurent dans la plus pure

tradition, austère et rigide des années cinquante. D’autres ont choisi une architecture

originale, moderne. »103 Au-delà de cette diversité réelle liée à l’environnement dans lequel

elles sont implantées, à leur histoire particulière et aux sensibilités de celles et ceux qui les ont

animées, les communautés ont aussi beaucoup en commun. Elles ont toutes pour objet de

développer des actions de solidarités partagées dans le but de lutter contre les injustices

sociales et les diverses formes d’exclusion, notamment par l’accueil, et elles s’efforcent de

subvenir à leurs besoins par leurs propres moyens, notamment par des activités de

récupération et de revalorisation d’objets donnés. La branche communautaire regroupe

aujourd'hui 115 communautés, construites par l'histoire dans une grande diversité, mais toutes

se fondent sur les mêmes valeurs, les mêmes inspirations, les mêmes intuitions initiales.

102 Source : http://www.legifrance.gouv.fr - Code de l'action sociale et des familles - Article L265-1.103 Denis Lefèvre, Les combats d’Emmaüs, Le cherche midi éditeur, 2001, p. 76.

46

3.2 – La méthode d'enquête

La parcours de recherche sociologique demande à être objectivé, des premiers

questionnements à la réalité du terrain, en passant par les remises en cause que la

confrontation de la théorie et de l’empirique implique. Et il faut dire que les choses ne se sont

pas présentées comme nous le pensions au départ. Ainsi, avant d'appréhender ce terrain

particulier, les communautés Emmaüs nous semblaient constituer un monde à part, une sorte

d'institution totale au sens d'Erwin Goffman104. « On peut définir une institution totalitaire

(total institution) comme un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus,

placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement

longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et

minutieusement réglées. » Même si ces caractéristiques ne sont pas totalement absentes, elles

ignorent la variété des interactions qu'entretient la communauté et chacun de ses membres

avec l'extérieur. De même, l'image du compagnon d'Emmaüs, homme d'âge mur cabossé par

la vie, ou celle de la bénévole catholique soulageant la souffrance de ces hommes par devoir

de charité se sont rapidement confrontées à la réalité des femmes et des hommes que nous

avons rencontrés.

De janvier à juin 2012, à raison de trois semaines par mois, nous avons partagé le quotidien

des acteurs de la communauté vannetaise, dès la fin du petit-déjeuner vers 7h50 jusqu’à la fin

des activités à 18h30, aussi bien dans les lieux de travail (ateliers, camions, bureaux, salles de

vente...) que dans les espaces collectifs de détente (réfectoire, salle de pause, salon...). Nous

nous sommes impliqués comme chacun dans le travail communautaire, collecte de dons chez

les particuliers, tri des vêtements collectés, réfection d'une échelle de bibliothèque,

réorganisation et rangement d'ateliers, accompagnement de certaines personnes accueillies à

l'occasion de leurs rendez-vous médicaux, participation aux réunions ou aux événements de la

communauté (assemblée générale, ventes spéciales, répétitions de théâtre...)... Pendant de

longues heures, des échanges informels se sont ainsi développés autant avec les personnes

accueillies qu'avec les bénévoles, les salariés, les responsables, les clients ou les donateurs...

Au départ, les personnes nous semblaient former un groupe compact et difficilement

pénétrable. Autant il fut aisé de saisir rapidement les horaires quotidiens et l’organisation du

travail, autant les relations qu’ils entretenaient les uns avec les autres nous sont restées

104 Erving Goffman, Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Editions de Minuit, 1968, p. 41.

47

obscures. Il a fallu déchiffrer les codes et modes de vie, trouver les occasions de se faire

expliquer le sens que chacun peut donner à ce collectif. Dès les premiers jours, la collecte de

données s'est amorcée sur la technique de l’observation flottante définie par Colette Pétonnet

comme une méthode qui « consiste à rester en toute circonstance vacant et disponible, à ne

pas mobiliser l’attention sur un objet précis, mais à la laisser « flotter » afin que les

informations la pénètrent sans filtre, sans a priori, jusqu’à ce que des points de repères, des

convergences, apparaissent et que l’on parvienne alors à découvrir des règles sous-

jacentes »105. Sur les conseils des accompagnateurs universitaires, nous avons consigné les

matériaux issus de ces observations dans un journal de bord. Nous y avons relevé tous

azimuts les prises de contact, les premières impressions, les échanges significatifs avec les uns

et les autres, les notes descriptives de situations et événements auxquels il nous était donné

d'assister, ainsi que les évolutions de nos questionnements, les compte-rendus d'entretiens plus

ou moins formalisés et quelques analyses sur ce qui nous semblait fonder ou non une

intervention sociale de type collectif.

Puis, cette immersion quasi-totale au sein de la communauté, la proximité créée avec les

divers acteurs concernés et l'objet même de recherche (comment faisons-nous pour agir en

commun dans une intervention sociale collective ?) ont orienté nos démarches sur la voie de

l'observation participante dans une démarche compréhensive du sens que donnent les acteurs

à leurs pratiques collectives. Cette méthode d'enquête consiste à participer à la vie et aux

activités des sujets observés en partant du principe qu'on ne peut étudier les hommes qu'en

communiquant avec eux et en partageant leur existence. Basée sur le postulat que les êtres

humains construisent leur propre réalité sociale, elle cherche à en repérer le processus de

construction. Des dispositifs de contrôle auprès des acteurs ont été mis en place pour vérifier

les cadres d'analyse. Ce travail d'enquête doit donc beaucoup à la présence de quelques

personnes, celles qui restent plus longtemps que les autres, « les anciens », avec qui un

dialogue s’est installé, ainsi qu'aux salariés et amis plus réguliers. Certains liens plus

éphémères nous ont également permis de saisir des éléments importants sur l'arrivée et le

départ de la communauté, sur ce qui se joue dans ces moments particuliers tant pour la

personne, que pour le collectif.

La posture d'observation participante n'est pas très différente de celle adoptée par l'intervenant

social dans la mise en œuvre d'une approche collective qui prend le temps d'intégrer un

105 Colette Pétonnet, « L'Observation flottante. L'exemple d'un cimetière parisien. », L'Homme, 1982, tome 22 n°4, Etudes d'anthropologie urbaine, pp. 37-47, p. 39.

48

système social où, tout à la fois, il implante et fait émerger une action nouvelle. Inséré dans le

milieu qu'il étudie, toutes les informations passent par le filtre de ses expériences personnelles

et de ses implications psycho-affectives ou, pour le dire autrement, de sa propre subjectivité.

Le fait que ce praticien-chercheur ne soit pas extérieur au système d'action apporte une

richesse en matériaux, mais pose le problème de la distanciation. Collecter des données au

plus proche de la réalité sociale et avoir accès au sens des situations pour les personnes qui les

vivent ne suffisent pas. Un travail progressif de distanciation, d'objectivation et de

confrontation continuelle avec les modèles théoriques mobilisés dans les premières parties de

ce mémoire amène à comprendre les processus à l’œuvre pour produire une interprétation et

une explication des logiques dans un lent processus de théorisation qui rompt avec le sens

commun.

Enfin, parce que les pratiques s’inscrivent dans un déterminisme historique et contextuel qu’il

s’agit de dévoiler afin d'en éclairer les intentions et le cadre, nous avons également procédé à

une analyse socio-historique de l'évolution des communautés Emmaüs. Cette phase d'enquête

a été accompagnée par l'analyse de rapports, d'études et de documents concernant la

communauté Emmaüs du Pays de Vannes et le mouvement Emmaüs en général.

Parallèlement, durant cette période, une dizaine d'entretiens étaient réalisés, enregistrés et

intégralement re-transcrits auprès d'acteurs institutionnels et associatifs morbihannais afin de

saisir les représentations extérieures posées sur ce dispositif particulier mis en œuvre au sein

de la communauté Emmaüs du Pays de Vannes

3.3 – La sociologie de la traduction comme grille de lecture

Nous avons vu que l'intervention sociale collective se présente comme un processus

impliquant plusieurs acteurs où l'objet d'intervention est co-construit à partir d'une situation-

problème dans l'objectif de trouver des solutions d'action. L'intervention sociale collective

peut donc s'appréhender comme une innovation sociale qui reconnaît les personnes comme

acteurs à part entière de l'intervention et les engage dans un processus de construction

collective originale. Elle se confronte aux difficultés des personnes dont elle cherche à

valoriser le potentiel d'action et aux difficultés de partage du pouvoir en faveur d'une

autodétermination relative, entendue comme le droit de participer aux décisions qui les

concernent. Souvent invoqué dans le cadre de l'activation des politiques sociales et de l'action

49

sociale contractualisée, ce transfert du pouvoir de décision vers les usagers n'en reste pas

moins un défi majeur tant il vient bousculer les pratiques, les regards et les logiques à l’œuvre

dès qu'il s'agit de personnes « en difficultés ». Développer le pouvoir d'agir des personnes

suppose de créer des espaces de coopération entre des acteurs qui occupent des positions

différentes, et parfois potentiellement contradictoires. La focale se porte ainsi sur les

interactions sociales et les arènes dans lesquelles elles se déploient.

L'accent est mis sur le processus où les professionnels ne sont plus les détenteurs uniques du

savoir, mais favorisent l'élaboration d'un travail en commun, avec les traductions sociales

nécessaires entre des mondes sociaux hétérogènes : travailleur social, usagers, professionnels

concernés, associations, institutions, élus... Différentes manières de construire la réalité vont

ainsi orienter à la fois la définition de la situation-problème et celle de l'action. L'émergence

d'une coopération suppose que les logiques, les rationalités, les points de vue différents soient

traduits dans le langage des uns et des autres. Ainsi, pour mieux comprendre les mécanismes

par lesquels la dynamique collective émerge et se développe autour de la définition de la

situation-problème et des modalités d'action collective, nous proposons de mobiliser la

sociologie de la traduction106 qui semble offrir un cadre pertinent dans la mesure où elle

s'intéresse aux déplacements qui s'opèrent avant qu’un projet d’action ne soit porté par une

communauté d’acteurs hétérogènes.

Initialement conçue pour suivre les processus de construction scientifique ou de conception

d’innovations technologiques, la théorie de la traduction présente l'appropriation d'une

innovation comme le résultat d'un processus qui établit une coopération progressive entre des

acteurs concernés (humains, non humains, collectifs, individuels), mais hétérogènes. Les

opérations de traductions permettent de transformer un énoncé particulier pour qu'il devienne

compréhensible par les différents acteurs, qu'il prenne sens pour eux. La force de l'innovation

dépendra de la solidité du réseau d'acteurs, solidité qui dépend elle-même de la possibilité

pour les acteurs de s'entendre sur la définition d'un bien commun qui rencontre et transcende

les intérêts particuliers. Le réseau se construit pas à pas autour du projet et le projet se

construit en retour à travers la construction du réseau.

Un certain nombre d’étapes ont été identifiées dans ce processus :

• La problématisation est la phase de formulation d’un problème et d’identification des

106 Michel Callon et Bruno Latour, « Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? », dans Akrich, Callon et Latour, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, École des mines de Paris, 2006.

50

acteurs qui ont intérêt à ce qu’une réponse soit trouvée, des efforts qu’ils ont à

consentir et des alliances qu’ils ont à établir pour y parvenir.

• L’intéressement est la phase au cours de laquelle les porteurs du projet tentent de

rallier les acteurs identifiés dans la problématisation, celle de la mise à l'épreuve du

terrain qui peut conduire à une renégociation de la problématisation.

• L’enrôlement désigne la réussite de la phase d'intéressement, c'est-à-dire l'acceptation

par les acteurs d'intégrer la chaîne d'interrelation qui constitue le dispositif et la

définition de leurs rôles respectifs dans cette chaîne.

• La mobilisation met en jeu la représentativité des acteurs et leur capacité à diffuser le

dispositif à un public élargi, elle passe par la désignation de porte-parole et la

reconnaissance sociale de leur pertinence.

51

IV – Le contexte socio-historique des communautés Emmaüs

L'approche socio-historique développée dans ce chapitre se propose de replacer dans son

contexte et dans son histoire l'objet de notre étude. Elle doit beaucoup aux travaux d'Axelle

Brodiez-Dolino, historienne au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (Larha), et

aux recherches qu'elle a notamment publiées dans son ouvrage Emmaüs et l'abbé Pierre.

L'histoire du mouvement montre que les communautés Emmaüs ne sont pas fondées sur une

simple logique instrumentale homogène, mais qu'elles reflètent des visions du mode, des

conceptions philosophiques hétérogènes, cristallisées en controverses qui peuvent

s'appréhender comme autant d'épreuves d'élaboration de ce modèle d'intervention sociale

collective.

4.1 - Des mythes fondateurs à l'implosion (années 50)

L'histoire du mouvement Emmaüs est indissociable de celle de son fondateur Henri Grouès,

plus connu sous le nom de l'abbé Pierre, curé, ancien résistant et député. De son engagement

résistant au cours de la deuxième guerre mondiale, il conservera son pseudonyme aujourd'hui

célèbre, mais aussi une conception qui s'imposera à Emmaüs : celle, si besoin, du droit contre

la loi et de la légitimité contre la légalité. « Il faut oser penser, et savoir regarder vers une

autorité plus haute que celles qui ne sont qu'humaines »107. Au sortir de la guerre, sollicité

pour se porter candidat, il est élu député indépendant apparenté au Mouvement républicain

populaire (MRP) à Nancy en 1945, puis réélu en 1946 comme membre du parti chrétien.

« L'abbé Pierre n'a donc rien d'un petit curé de campagne lorsqu'il fonde Emmaüs. Moine

passé dans le clergé séculier, prêtre résistant puis député, il témoigne d'un parcours riche et

complexe en partie forgé par les circonstances... »108 Ses charges parlementaires le conduisent

à Paris où il devient locataire d'une grande maison délabrée au 38, avenue Paul-Doumer à

Neuilly-Plaisance qui se transforme au fil des travaux de réfection en lieu de réunion et

d'étude pour différents mouvements chrétiens, puis en auberge de jeunesse qui va s'appeler

Emmaüs109.

107 Bernard Chevallier, Emmaüs ou venger l'homme, Paris, Le Centurion, 1979, p. 78.108 Axelle Brodiez-Dolino, Emmaüs et l’abbé Pierre, Paris, Presses de SciencesPo, 2009, p. 39.109 Du nom d'une localité de Judée où, selon l'Évangile de Luc (XXIV, 13-15), deux disciples fuyant Jérusalem

rencontrent un passant qu'ils invitent à partager leur repas. A la bénédiction et à la rupture du pain, ils reconnaissent Jésus et retrouvent espoir. Ce nom semble prémonitoire pour un mouvement qui voudra accueillir ceux qui ont perdu toutes raisons d’espérer et leur offrir une pause vers un nouvel espoir.

52

La vraie naissance d'Emmaüs n'est toutefois pas tant celle de l'auberge que celle de la

rencontre mythique avec « Georges », ancien bagnard, auprès duquel l'abbé Pierre est appelé à

la suite d'un tentative de suicide. « C’est alors qu’Emmaüs est né. Parce que, sans réflexion,

sans calcul, j’ai fait pour ainsi dire, le contraire de la bienfaisance. Au lieu de dire : "tu es

malheureux, je vais te donner un logement, du travail, de l’argent", les circonstances m’ont

fait dire exactement le contraire. Je ne pus que lui dire, parce que c’était la réalité : "tu es

horriblement malheureux, et moi je ne peux rien te donner […]. Mais toi, puisque tu veux

mourir, tu n’as rien qui t’embarrasse. Alors est-ce que toi, tu ne voudrais pas me donner ton

aide pour aider les autres ?" […]. Si cela un jour était oublié, Emmaüs n’existerait plus.

C’est avant tout cela : dire à celui qui se voit être de trop, qui ne se sent plus bon à rien : "Je

n’ai rien à te donner, sauf mon amitié et mon appel à partager mes efforts pour ensemble

sauver d’autres"»110. A ce premier compagnon, puis à tous les autres, Emmaüs ne veut pas tant

proposer de quoi vivre qu’une raison de vivre et met paradoxalement des personnes qui n’ont

plus rien en situation de don.

L'histoire se poursuit avec l'accueil d'une famille expulsée à trois jours de Noël, pour laquelle

l'abbé Pierre bâtit un logis avec l'aide des premiers compagnons (nom donné aux personnes

accueillies) et des jeunes de l'auberge. L'information circule sur ce curé qui accueille les

personnes en détresse et bâtit pour les sans-logis. Ainsi naît de manière très pragmatique la

première communauté Emmaüs, puis très vite d'autres émergent dans un contexte de crise

aigüe du logement. Chaque nouvelle famille à la rue qui arrive est une famille à loger, et

Emmaüs devient entreprise de « bâtisseurs » avec la construction d’abris de fortune de façon

souvent illégale sur des terrains inoccupés au service de familles sans-logis.

Puis, les communautés se tournent, à partir de 1952, vers l’activité de collecte et de

récupération de chiffons, métaux, objets en tous genres. Avec la perte de l'indemnité

parlementaire et l'extension des activités, ce travail donne aux compagnons, les moyens de

vivre et d’être autonomes financièrement : « ils s’assurent l’indépendance totale de leur

subsistance par le travail le plus misérable, en allant fouiller les poubelles, vider les caves et

les greniers »111. Le mouvement connaît une croissance rapide. De cinq compagnons à l'été

51, ils sont cent quatre-vingt cinq fin 1953, dont cent quarante chiffonniers, ce qui montre

l'enracinement précoce des pratiques de chine dans les activités. Ils se répartissent en cinq

communautés fin 1952 et huit début 1954.

110 Chevallier Bernard, op. cit., p.163-164.111 Abbé Pierre, L’abbé Pierre nous parle, Paris, Le Centurion, 1956, p. 94.

53

Dans un contexte de grave pénurie de logements, les rigueurs de l’hiver 54 tuent : un enfant

dans une caravane à Noisy le Grand; une femme qui, dit-on, tenait encore en main le mandat

lui signifiant qu'elle était expulsée de son logement.... L’abbé Pierre lance alors son appel sur

l'antenne de Radio-Luxembourg : « Mes amis, au secours ! ». Une mobilisation

exceptionnelle y répond, c’est cette effervescence collective que l’abbé appellera

« l’insurrection de la bonté », selon des modalités de récit qui contribuent à créer la légende

d’Emmaüs. Les dons les plus divers envahissent l'hôtel Rochester transformé en quartier

général, les bénévoles affluent, étudiants, employés, ouvriers, mais aussi intellectuels et

artistes. Des centres d'accueil et d'hébergement se créent un peu partout dans les grandes

villes. « En cinq jours, cent cinquante millions d'anciens francs et des centaines de tonnes de

vêtements, nourriture et moyens de chauffage sont recueillis. [...] Lors du bilan de la mi-

mars, le milliard, soit l'équivalent de 17,6 millions d'euros, est dépassé en incluant les dons

en nature. »112 Les pouvoirs publics réagissent sous la pression de l'opinion publique, des

mesures sont prises : programme de construction de logements de première nécessité, parution

du décret sur les attributions d'Habitation à Loyer Modéré (HLM)...

Figure emblématique de cet élan sans précédent, l'abbé Pierre devient une icône au sein

d'Emmaüs, comme en dehors. Cette célébrité et cette croissance nouvelles vont s'avérer

difficiles à gérer. « En quelques journées, me voici, moi, guère administrateur et pas du tout

homme d'affaires, sans aucune expérience ou compétence juridique, devant plus de cinq cents

millions de francs d'alors, devant trois cent mille lettres, harcelé par la presse, le corps

diplomatique, affronté aux ministres, débordé par l'affluence des bonnes volontés et des

supplications de toutes les détresses […]. Jamais autant qu'alors je n'ai su que je n'étais pas

fait pour diriger, mais seulement animer »113.

L’ « association Emmaüs » est créée le 12 mars 1954 pour coordonner l'ensemble des activités

avec un Conseil d'Administration composé « de personnalités de haute volée, vieux amis ou

connaissances fraichement ralliées »114, journalistes, avocats, notaires, grands patrons,

financiers ou encore hauts fonctionnaires. Simple support juridique pour recevoir les fonds et

se livrer à divers actes juridiques, le mouvement reste fortement dépendant de la personnalité

de son leader qui veut maintenir l’effusion, la contagion, l’effervescence. Une multitude

d’actions voient le jour, création d'une société anonyme pour les logements HLM, d'un journal

112 Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 57.113 Chevallier Bernard, op. cit., p.192 et 195.114 Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 60.

54

Faim et soif des hommes, d'un Institut de recherche et d'action sur la misère du monde

(Iramm), ainsi qu'une floraison d'associations loi 1901 un peu partout en France,

farouchement indépendantes les unes des autres et n’acceptant que l’autorité de l'Abbé Pierre.

Craignant par-dessus tout ce qu’il nomme « la vaticanisation » du mouvement, celui-ci

construit un modèle d'organisation très éloigné du processus weberien de rationalisation des

activités sociales.

Les communautés ne sont pas en reste dans ce développement, de deux cents hommes en

janvier 1954, elles accueillent plus de mille personnes un an plus tard. Le modèle

communautaire se diffuse en province et une communauté féminine voit le jour au Plessis-

Trévise : début 1957, on compte dix-huit communautés. Mais elles sont rapidement

confrontées au manque de vocation de certains responsables, excès d'autoritarisme, manque

de solidité ou malhonnêteté provoquent des scandales locaux et un turn-over préjudiciables au

bon fonctionnement et à l'image. « Rennes créée en 1954 doit être fermée en 1956. Nice est

dès juin 1954 sur la sellette pour sa comptabilité douteuse. Hazebrouck, Toulouse, Évreux

doivent aussi être fermées. »115 Les difficultés et les scandales font prendre conscience de la

nécessité de poser des règles.

En 1956, le conseil d'administration de l'association Emmaüs pose la nécessité, dans chaque

communauté qui sera créée, d'une équipe de quatre hommes : un « compagnon » responsable

qui dirige, un « fraternitaire » (prêtre) et deux « amis » (bénévoles) qui gèrent et contrôlent. Il

institue également l'obligation d'un rapport hebdomadaire sur les comptes et les effectifs. En

1957, l'autonomisation des communautés est actée avec l'obligation d'adhésion au statut loi

1901 sous la responsabilité d'un conseil d'administration d'amis. Une union est créée pour

fédérer les associations locales, l'Union nationale des associations d'amis et des communautés

des chiffonniers bâtisseurs. Enfin, une formation s'organise pour les futurs responsables avec

deux semaines de prise de contact comme simple communautaire pour se familiariser avec les

différentes activités (tri, chine, ramassage, vente, etc.), une semaine d'études « humanistes et

psychologiques », puis six semaines d'immersion en communauté116.

En 1958, se produit une rupture que certains appelleront une révolution de palais. L’abbé

Pierre apparaît de plus en plus affaibli, il est hospitalisé à de multiples reprises, suivies de

longues périodes de repos. Dans le même temps, l’Église renforce progressivement sa tutelle

115 Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 72-73.116Faim et soif n° 22, février 1958, cité par Axelle Brodiez-Dolino, ibid, p. 73.

55

par le biais des mises à disposition demandées par l'abbé Pierre pour l'encadrement religieux

de son mouvement. « Fin 1957, l'abbé Pierre est à nouveau hors de contrôle et plusieurs de

ses proches décident, avec l'accord et la tutelle de l’Église, de l'exiler un temps hors de

France pour tenter de le soigner. L'opération d'une hernie diaphragmatique sert donc de

prétexte officiel : l'abbé est en fait conduit en clinique psychiatrique privée pour

personnalités importantes, en Suisse, et son internement durera plus de six mois. »117 L'abbé

Pierre se voit ainsi écarté de la direction du mouvement lors de l'assemblée générale

extraordinaire du 1er mars 1958.

S'instaure dès lors un conflit majeur entre deux camps qui vont s'ignorer et se mépriser

jusqu'aux années 80, les « abbé-pierristes » taxés d'aventurisme inconscient, à l'instar de Paul

Desort qui cherche à perpétrer l'esprit des origines, et les « emmaüssiens » gestionnaires

accusés d'avoir tué le Père. L'abbé Pierre, écarté par tous de son propre mouvement en France,

part diffuser son modèle à l'international. Le clivage entre tenants de l'éthique de conviction et

de l'éthique de responsabilité, selon la formulation d'Axelle Brodiez-Dolino en référence à

Weber, se diffuse au sein du monde communautaire qui s’organise dans la diversité pendant

toute la période des Trente glorieuses.

Entre éthique de conviction et éthique de responsab ilité 118

Tous ces militants arrivés avant 1957 sont soudés par la foi catholique. Leurs opinions

politiques, pour celles qui sont connues, sont en revanche très diverses (...). On note aussi

une forte dichotomie entre les profils militants, très caractérisés pour certains par « l’éthique

de conviction » et pour d’autres par « l’éthique de responsabilité ». L’abbé Pierre ne parvenant

pas à trancher entre ces deux tendances aussi opposées que complémentaires, Emmaüs se

développera dès lors en deux grands courants : l’un centrifuge, soucieux de faire perdurer

l’esprit aventureux et prophétique des origines, qui prônera la pauvreté, le nomadisme et la

spontanéité (Paul Desort) ; l’autre centripète, tenant de la stabilité et de la solidité, qui prendra

dès le début des années 1960 le tournant de la professionnalisation (responsables de

l’Association Emmaüs et de certaines communautés).

117 Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 98.118 Axelle Brodiez-Dolino, « Entre social et humanitaire : générations militantes à Emmaüs (1949-2009) », Le

Mouvement Social, 2009/2 n° 227, pp. 85-100, p. 90.

56

4.2 – Des controverses autour du modèle communautaire (années 60 et 70)

Une fédération est créée par le camp des « gestionnaires » le 21 juin 1958, l'Union centrale

des associations communautaires Emmaüs (Ucace, rapidement renommée Union centrale des

communautés Emmaüs ou UCC). Avec les dix communautés qu'elle regroupe, elle amorce

une lente avancée vers le modèle du travail social. Elle introduit le salariat avec l'embauche

d'un permanent dans un fonctionnement dominé jusqu'alors par le volontariat, puis l'étend

rapidement, dès 1960, aux responsables de communauté, choix considéré comme hérétique

par les tenants de l'autre camp. Les rémunérations proposées restent toutefois modestes, mais

elles instituent un statut hiérarchiquement supérieur. Puis, progressivement, les responsables

ne sont plus rémunérés sur le budget de leur communauté, mais par le versement d'une

cotisation à la fédération UCC qui devient l'employeur. Des campagnes de recrutement

externe sont lancées et des actions s'engagent en faveur du soutien à la fonction de

responsable. Une assistante sociale est embauchée au service des communautés de la région

parisienne, puis l'assemblée générale de 1963 établit la nécessité pour chaque communauté de

s'adjoindre des compétences médico-sociales. « Un an plus tard, sur douze communautés,

toutes se sont déjà attachées un médecin et sept une assistante sociale, trois ont une

infirmerie et six un cabinet médical. L'année suivante, on compte un médecin et une

assistante sociale dans presque toutes les communautés. »119 S'impose aussi la pratique de

promotion de certains compagnons comme adjoints, qui conservent leur statut mais reçoivent

un pécule plus important que les autres. « En 1964, un responsable touche huit cent cinquante

francs mensuels, un adjoint cinquante francs par semaine (soit deux cent francs par mois) et

un simple compagnon dix francs hebdomadaires »120.

En réaction à la rationalisation du mouvement et pour retrouver la pureté originelle et

l'effervescence des temps héroïques, de nombreuses familles communautaires se forment par

scissions. La plus importante prend naissance dès la fin de l'année 1956 avec Paul Desort qui

part faire revivre l'aventure à Alençon, sous la forme d'itinérantes, avec d'anciens compagnons

de la communauté de Rennes contrainte à la fermeture. L'envoi d'une itinérante consiste à

prospecter un territoire encore vierge d'implantation par l'information de la population,

l'organisation progressive de ramassages et de ventes, puis si possible la création d'une

structure pérennes. Ce fonctionnement permet de tester les hommes par une mise en

responsabilité progressive ou d'éloigner les compagnons qui posent problème, mais surtout

119 Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 137.120 Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 138.

57

« de faire vibrer les compagnons (…) c'était des coups de commando et ça, les gars adorent

ça. »121 Les itinérantes se fédèrent en une « association des amis et compagnons d'Emmaüs »,

puis en 1962 en « Union des amis et compagnons d'Emmaüs » (UACE).

Les responsables, un par communauté, sont des compagnons promus, en aboutissement du

principe d'Emmaüs de remettre les hommes debout. Mais, « outre leur difficulté à diriger des

hommes eux-mêmes en difficulté, on ne compte plus les responsables ou les adjoints partis

avec la caisse des ventes ou l'argent des pécules... »122 En l'absence de frais de structure fixe,

les bénéfices sont très largement consacrés à la solidarité extérieure (créations de foyers pour

handicapés ou personnes âgées, actions dans les pays du Tiers Monde...). Des camps de jeunes

et des comités d'amis sans communautés se développent dans le sillage des itinérantes et

l'UACE devient fédération en 1966 pour englober toutes ces structures, mais sans gestion

hiérarchique, Paul représentant la seule autorité morale de cet édifice. Les camps d'été, conçus

sur le mode de l'engagement ponctuel mais total, permettent de recruter et forger toute une

génération de responsables pour l'UACE.

Le vent de 1968 et le regain des utopies communautaires vont à leur tour affecter tous les

mouvements qui se revendiquent de l'abbé Pierre, mais de manière différente. A l'UACE, des

camps d'été contribuent à la porosité des idéaux hippies. « Ils furent un certain nombre d'amis

à marquer instinctivement un temps d'hésitation à la vue des premiers volontaires. Barbes,

cheveux longs, tenues hippies, (...) n'était pas le portait idéal que la plupart se faisaient des

jeunes volontaires des camps internationaux de vacances de l'abbé Pierre. (…) Mais c'est

peut-être de cette rencontre de deux styles de vie, de deux générations, on pourrait presque

dire de deux civilisations, que commença une expérience inoubliable pour ceux qui l'ont

vécue, et acceptée »123. La dimension politique, socialement et économiquement réparatrice, y

est fortement affirmée, non sans heurts avec les « amis », souvent plus conservateurs. La

croissance du nombre de communautés, de comités et des effectifs des camps impose tout de

même un minimum de structuration à l'UACE, entachée par le scandale qui provoque le

départ de Paul. Les itinérantes se sédentarisent progressivement, le recrutement externe de

responsable vient compléter le système de promotion interne des compagnons jusqu'alors en

vigueur, une centralisation de la rémunération par l'UACE s'opère et la première grille de

salaire est mise à l'essai en 1979.

121Entretien avec Laurent Desmard, cité par Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 146.122 Axelle Brodiez-Dolino, ibid, p. 145.123 Faims et soif des hommes, supplément 19, janvier-février 1972.

58

En réaction, deux familles de communautés, Liberté et Fraternité, émergent dans le sillage de

l'UACE, revendiquant les engagements utopiques post-68, anti-autoritaires et alternatifs.

Henri Le Boursicaud développe une approche spécifique du modèle communautaire connue

sous le nom d'Emmaüs Liberté. « Contre l'UCC, mais aussi contre l'UACE qui

progressivement s'embourgeoise, (...) il s'agit de ne développer que des petites communautés

de dix à vingt compagnons (...) fonctionnant sur les principes, théorisés dans le Manifeste,

d'une quadruple libération de l'homme, par rapport à l'alcool, à l'argent, à l'autoritarisme et

au paternalisme des amis »124. Convaincues du caractère corrupteur de l'argent, elles

s'attachent à mettre en œuvre l'égalité totale, le responsable est un « animateur » qui travaille

aux côtés des compagnons sans rémunération, la co-gestion est privilégiée et le rôle des

bénévoles y est sérieusement encadré.

Yves Godard se démarque à son tour de l'UACE avec la création d'une nouvelle famille

appelée « Fraternité » qui. renouvelle les principes communautaires d'Emmaüs sur la base de

l'égalité totale « où le vivre-ensemble chaleureux doit remplacer l'autorité »125 . Il accueille

des couples avec enfants, refuse de se séparer des compagnons âgés ou invalides et, surtout,

refuse le statut salarié par égalitarisme. « Le bonhomme qui a été accueilli en 1969, il est

toujours en souffrance, donc je vais me retrouver à ne plus arriver à dire non à tous ceux qui

se présentent. (…) Alors je disjoncte, mais je prends conscience aussi que c'est moi que je ré-

accueille à chaque fois. » Le groupe grossit rapidement et la croissance est absorbée par

éclatements successifs. « C'était très difficile : à chaque fois, les plus capables, les plus forts,

les plus équilibrés quittaient la communauté-mère pour ouvrir une communauté à côté (…)

pour eux, c'est une nouvelle aventure ; et nous on se retrouve avec un creux. Et on

recommence. »126 Les dimensions sociales, mais également religieuses et politiques y sont

très affirmées.

A l'UCC, l'arrivée d'une nouvelle génération de responsables qui voient dans Emmaüs un lieu

d'accomplissement des utopies du moment se heurte aux conceptions des anciens. Moins

ancrés dans la valeur travail, quelques nouveaux responsables qui cherchent dans la

communauté un mode de vie alternatif à la société capitaliste et de consommation provoquent

des tensions. Du côté des amis, le militantisme fait vaciller le dogme de la neutralité politique.

124 Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 155.125 Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 159.126Entretien avec Yves Godard, cité par Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 158.

59

« L'existence même de la communauté, qui est une négation de tout ce qui écrase l'homme, et

notre adhésion à cette communauté, impliquent une unité d'action et de pensée avec ceux qui

luttent pour la libération de l'homme »127. Un compromis s'élabore avec le choix en 1976 d'un

mouvement à caractère militant dénonçant les causes et prenant position sur les problèmes de

la société.

« Pendant toutes les années 1965 (…) jusqu'aux années 1990 à peu près, venir à Emmaüs

c'était une honte. On était dans les Trente Glorieuses, donc il y avait du travail »128. Les

compagnons sont alors majoritairement des hommes en marge de la société, brisés par la

guerre (anciens légionnaires), meurtris par la mort d'un proche ou par la séparation de leur

couple, souvent isolés. Les communautés, quelques soient leur famille d'appartenance ou la

personnalité de leur responsable, sont avant tout un lieu de travail, comme en témoignent les

messages affichés sur les murs. « Ici, tu n'es pas à l'asile. On est des hommes debout. On

travaille. On gagne son pain, au service de ceux qui sont plus malheureux que nous. » Les

qualifications professionnelles des compagnons sont en général plutôt faibles, mais ils n'en

témoignent pas moins d'habiletés manuelles et de force de travail, mises à profit au service du

collectif et des « plus souffrants ». En échange de son travail, chacun reçoit une allocation

hebdomadaire, mais son montant est faible. « Pour l'abbé Pierre, la somme doit rester

symbolique, au profit du service extérieur (actions de solidarité financées par la communauté)

et pour ne pas inciter à rester à Emmaüs par confort financier »129.

L'aménagement des lieux de vie procède directement des logiques de conception du modèle

communautaire. A l'UCC, où la communauté est conçue comme un cocon protecteur,

l'aménagement des infrastructures devient une priorité dès 1962, avec la construction de

douches, de WC, l'aménagement de chambres plus petites pour remplacer les grands

dortoirs... Pour autant, la situation reste médiocre et l'aménagement très sommaire dans

nombre de communautés. A l'UACE, où la solidarité extérieure prime, la lente sédentarisation

des itinérantes fait perdurer les situations précaires (absence de chauffage et d'installations

sanitaires) jusqu'à la fin des années soixante-dix. Puis tout s'accélère dans les années quatre-

vingt dans un climat de critiques face à cet « embourgeoisement ».

127Faims et soifs des hommes, novembre-décembre 1972, compte rendu de la réunion régionale UCC ouest.128Entretien avec Laurent Desmard, cité par Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 166.129 Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 174.

60

4.3 – Les communautés face à la crise et à la concurrence (années 80 à 2000)

La troisième partie de l'histoire d'Emmaüs se déroule sur fond de crise économique et sociale

marquée par la lente montée de la thématique du chômage. Le premier problème qui se pose

aux communautés Emmaüs survient dès l'été 1980, « partout, on refuse du monde chaque

jour »130. La réponse apportée sera d'abord quantitative : alors que le mouvement Emmaüs

compte trente trois communautés en 1978, elles sont quatre-vingt onze en 1989, avec un

développement plus important dans les familles hors UACE et UCC. Le nombre de places

évolue également, de 1 800 en 1983 à 3 730 en 1989. S'ajoute aussi l'impression d'une

nouvelle population pour laquelle le modèle communautaire semble inapproprié. Du fait de la

dégradation du marché du travail, les jeunes qui n'effectuaient précédemment que de courts

séjours en communauté peuvent rester des années sans perspective d'insertion. L'offre

d'Emmaüs s'adapte difficilement au rapport au travail de ces jeunes, les activités de

récupération sont physiques et elles exigent des compétences manuelles. De même, la

sollicitation croissante de femmes et de couples, avec ou sans enfants, vient interroger la

communauté comme solution à leur problématique d'exclusion. La mixité se développe donc

peu à peu, non sans difficultés.

Les communautés vont donc chercher à construire une réponse plus adaptée à ces nouveaux

publics par la création de structures d'insertion de manière expérimentale dans les années 80,

puis généralisée dans les années 90. La première est initiée par la communauté de Strasbourg

sous la forme d'une entreprise intermédiaire, ENVIE (entreprises nouvelles vers une insertion

économique), spécialisée dans la collecte, la réparation, puis la vente d'appareils

électroménagers. Une deuxième expérience dans la collecte sélective et la récupération de

vieux vêtements est impulsée par Emmaüs Artois : l'association Le Relais, créée en 1984, qui

propose des contrats de Travaux d'utilités collectives (TUC), avant de devenir une SARL puis,

en 2000, une société coopérative ouvrière. Le principe de création d'une entreprise d'insertion

par une ou plusieurs communautés, puis de son émancipation se diffuse. Dans le même temps,

l'association Emmaüs aux activités résiduelles après la création de l'UCC et de l'UACE

investit le terrain de la grande urgence sociale, développement de dispositifs hivernaux et de

Centres d'hébergements d'urgence (CHU), création des maraudes, mise en place de Centre

d'hébergement et de réinsertion sociale... La croissance est spectaculaire, largement financée

par des subventions publiques, elle permet le retour de l'abbé Pierre sur le devant de la scène

130Archives de l'UACE, réunion amis-responsables 26/09/80, cité par Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 272.

61

médiatique française avec la thématique des « exclus de la rue ».

De fait, alors que les communautés constituaient le cœur de son organisation, Emmaüs

bascule sur le territoire français, dans un mouvement aussi rapide que spectaculaire, sur le

terrain de l'urgence sociale, du logement et de l'insertion. Par ailleurs, l'internationalisation du

mouvement impulsée par l'abbé Pierre a produit une floraison d’initiatives isolées sur

l'ensemble du globe. Ce-dernier, conscient d'être le seul ciment de cet ensemble atomisé et se

sachant vieillissant, entame en 1963, avec quelques proches, la lente construction d'Emmaüs

international qui permet de regrouper toutes les structures Emmaüs sous un texte commun, le

Manifeste universel du mouvement Emmaüs131, adopté en 1969. Une organisation par grandes

régions géographiques se met progressivement en place, avec dans un premier temps

l'Amérique du Sud, puis l'Europe. En France, le dialogue entre les différentes familles et

structures, pourtant farouchement indépendantes, s'amorce à son tour à l'initiative de quelques

responsables de communautés. Ils parviennent à leurs fins après une mobilisation sans

précédent à l'occasion du trentième anniversaire de l'appel de l'hiver 54, avec la création

d'Emmaüs France en 1985.

Pour autant, les tensions restent fortes et Raymond Étienne, en tant que premier président, va

s'attacher à créer des zones de dialogue entre les différentes courants. La fin des années

quatre-vingt est également marquée par le développement de la communication avec

notamment la mise en spectacle de la charité et un investissement du showbiz dans le caritatif.

Le logo en forme de carré bleu avec un soleil dans le coin est adopté. « Le soleil représente la

joie, la chaleur humaine, la lumière et le rayonnement, le dynamisme, et ses six rayons les six

régions d'Emmaüs France. Le carré bleu représente une fenêtre, le calme, l'espace intérieur

protégé. Enfin, le soleil illumine l'intérieur tout en s'ouvrant symboliquement sur

l'extérieur. »132

Pendant toutes ces années, les communautés poursuivent leurs activités ancrées sur l'idée

qu'elles ont pour fonction de remettre debout les personnes qu'elles accueillent, bien plus que

de travailler à leur ré-insertion. En ce sens, les activités développées dans le champ de

l'insertion leur sont fondamentalement complémentaires. Cette idée se traduit concrètement

par une attention plus soutenue à la personne du communautaire et à son statut. Alors que le

collectif dominait comme idéologie et comme pratique, les espaces se privatisent et la vie

131 Voir annexe 1 p. 104.132Archives d'Emmaüs France, cité par par Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 335.

62

communautaire évolue vers plus d'individualisation. Les dortoirs qui avaient déjà évolué en

chambrées s'effacent au profit de chambres individuelles que les compagnons personnalisent

en investissant dans la technologie (télévision, magnétoscope, chaîne hi-fi, puis ordinateurs,

téléphones portables...). Les salles de télévision et autres espaces collectifs de détente sont

souvent désertés en soirée.

Le souci d'un statut légal du compagnon fait également l'objet de nombreuses réflexions et les

compagnes et compagnons sont assimilés à partir de 1988 aux personnes accueillies en centre

d'hébergement agréé. Des voix se font entendre pour réclamer un droit au chômage et aux

Assedic et des demandes sont régulièrement faites pour une reconnaissance par l’État de la

spécificité de l’accueil communautaire, mais elles resteront inabouties jusqu'à l’amendement

portant sur le statut des organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires, négocié

par Martin Hirsch, dans le cadre du vote de la loi instituant le RSA, qui exempte les

communautés des exigences des établissements sociaux et médico-sociaux.

Le développement des normes et la technicisation des métiers de la récupération modifient

profondément les besoins d’encadrement des structures Emmaüs. « Les traditionnels

bénévoles des conseils d’administration locaux sont souvent aussi débordés que peu

intéressés par ces tâches ingrates, et les communautés Emmaüs doivent désormais recruter

des responsables spécialistes non seulement de l’accompagnement social, mais aussi de la

gestion administrative mâtinée de législation. »133 L'UCC opte dès les années 80 pour la co-

responsabilité, cherchant à placer deux à trois responsables par communauté, intensifiant par

la même ses besoins de recrutement et de formation des nouveaux embauchés. La

rémunération consacre cette professionnalisation avec un salaire mensuel brut de 2 225 euros

pour un débutant. A l'UACE où le modèle de promotion interne des compagnons reste l'idéal

affiché, la pénurie de responsable devient préoccupante. Elle encourage la revalorisation du

statut des responsables (salaire, protection sociale), puis le rapprochement avec l'UCC à partir

de 1997 pour l'organisation de formations communes, et de recrutements communs à compter

de 2001 avec harmonisation des statuts. Du côté des bénévoles, les « amis » ne manquent pas,

mais peu d'entre eux sont prêts à s'investir dans les instances de gouvernance locales ou

nationales, d'où un déséquilibre dans la représentation en faveur des salariés.

La présidence d'Emmaüs France par Jean Rousseau (1996-2002), responsable de la

133 Axelle Brodiez, « Gérer sa croissance : le cas des associations de solidarité et humanitaires depuis les années 1940 », Entreprises et histoire, 2009/3 n° 56, p. 81.

63

communauté d'Angers affiliée à l'UCC, puis celle de Martin Hirsch (2002-2007), énarque et

haut-fonctionnaire, vont permettre la structuration du mouvement avec une organisation par

« branches ». Jean Rousseau s'attache à donner une unité et une lisibilité à ce foisonnement

d'organisations nées d'initiatives indépendantes depuis plus de cinquante ans. En 2001,

Emmaüs France se structure en trois branches : branche 1 « communautaire » qui regroupe les

différentes familles ; branche 2 « action sociale et logement », branche 3 « économie solidaire

et insertion ». La mise en place de la réforme s'accélère sous la présidence de Martin Hirsch

qui s'applique à « simplifier l’organigramme et faire rentrer chacun dans le rang (d’où la

dissolution des « sept familles » de communautés et la tolérance de plus en plus difficile des

fortes personnalités) » par « nécessité de présenter une parole publique contrôlée »134. A

l'interne, ces réformes ravivent les tensions et la controverse sans toutefois rejaillir à

l'extérieur grâce aux stratégies d’évitement et d’étouffement. Le mouvement s'efforce de

stabiliser l'ensemble de ses controverses dans un ensemble organisé et cohérent au moment où

l’Abbé Pierre disparaît le 22 janvier 2007. En juin, Martin Hirsch rejoint l'équipe de Nicolas

Sarkozy comme Haut commissaire aux solidarités actives et Christophe Deltombe, avocat et

militant de longue date au sein du mouvement Emmaüs, le remplace.

Cette histoire d’Emmaüs et de son fondateur fait jouer plusieurs ressorts. Elle illustre la

dialectique weberienne entre charisme du fondateur et « routinisation » des pratiques, en

soulignant combien cette routinisation est malgré tout porteuse d’innovation en termes de

pratiques sociales. Elle met en relief la permanence de l’utopie communautaire, à égale

distance du caritatif traditionnel et de l'assistance étatique, ce qui confère aux communautés

une position très singulière dans le champ de l'intervention sociale.

134 Axelle Brodiez-Dolino, « Les trois âges du conflit associatif. Emmaüs et les associations de solidarité françaises depuis 1945 », La Vie des idées, 22 novembre 2011.

64

V - La Communauté Emmaüs du Pays de Vannes

La communauté du pays de Vannes, de création récente, s'inscrit dans cette histoire du

mouvement et plus particulièrement dans la déclinaison bretonne du modèle communautaire

prôné par l'UCC. Au lendemain de l'appel de 54, le comité local d'aide aux sans logis brestois

impulse la création de la première communauté bretonne dirigée par Paul Le Roch. « Elle

compte fin 1956 une quarantaine de compagnons. (…) Brest est en revanche l'une des

première communauté où l'alcool est interdit. Elle se développe par essaimage progressif

dans toute la Bretagne grâce à Bernard Rigaud, 26 ans lorsqu'il prend la responsabilité de

l'équipe itinérante de Morlaix (1957), puis Quimper (1958), Crozon (1959), Plouescat (1961),

Chateauneuf-du-Faou (1962), Carhaix (1963) pour enfin s'installer à Quimperlé »135 et

devenir la communauté autonome de Rédéné (1964). Affiliées à l'UCC, les communautés

bretonnes sont fortement ancrées dans l'éthique de responsabilité136. « A l'UCC, la

communauté est conçue comme un cocon protecteur, où l'homme cassé peut se remettre

debout. La logique d'encadrement et de protection se traduit par l'attention portée aux

structures, avec la communauté motrice de Brest créée et dirigée par Paul Le Roch. »137 « A

Brest, on les voyait arriver, parfois comme des clochards, très alcoolisés, souvent pas de

dents, pas de lunettes. Et Paul Le Roch avait cette priorité de remettre l'homme debout. Tu

n'as pas de dents, on va chez le dentiste ; tu n'as pas pas de lunettes... Il y avait un médecin,

une assistante sociale, un psychiatre. Après, ils avaient le choix de rester ou de partir. C'est

Brest qui m'a décidé à rester. Il y avait du travail à faire avec les gens (…). »138

5.1 – La création de la communauté, un processus de traduction

Dans le processus de traduction, la phase de problématisation permet de donner sens et au

corps au collectif d'acteurs autour d'une question ou d'un énoncé qui s'élabore comme une

première vision partagée. La création de la communauté Emmaüs de Vannes s'inscrit

pleinement dans ce processus d'élaboration collective et, forte de son héritage UCC, c'est

autour des conditions de vie des compagnons que se développe une première formulation du

projet. « C'est à la demande des compagnons de Rédéné qui venaient collecter dans le pays

vannetais, que la ferme de Cressignan fut achetée (moins de fatigue et de trajets). Habitant

135 Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 72.136 Voir encadré p. 55.137 Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 178.138Entretien avec Raymond Etienne, cité par Axelle Brodiez-Dolino, op. cit., p. 179.

65

sur place, ce sont eux qui ont initié les premières relations de voisinage »139. La mise en

œuvre de cette action collective émane d'un groupe réel, des compagnons qui interviennent

sur le territoire vannetais et partagent avec les responsables de Rédéné les difficultés qu'ils

rencontrent. Cette controverse permet de reformuler le problème qui peut s’envisager selon un

nouveau scénario, la question du lieu de vie communautaire (Rédéné) qui semblait tranchée

redevient ouverte. Elle se stabilise sur un premier compromis, l'achat d'une ferme à Séné en

1990, et l'installation de trois à cinq compagnons qui y vivent à la semaine et rentrent à

Rédéné le week-end.

La ferme, lieu d'hébergement, de travail et de stockage, devient « le point de passage » obligé

vers lequel toutes les difficultés convergent et où tous les actants concernés se retrouvent. Les

compagnons initient de nouvelles alliances pour son aménagement qui va jouer un rôle capital

dans le déroulement des interactions et de l'action. Rapidement, des bénévoles s'associent aux

activités par des coups de main comme la réalisation de travaux ou le tri des dons. La collecte

connaît une croissance régulière et de nouvelles controverses apparaissent autour des

difficultés de stockage des dons et des réponses à apporter aux sollicitations d'aide matérielle

pour de personnes en difficultés. Ces controverses enrichissent les interactions et une vie

communautaire intense se développe sur le territoire vannetais animée par le trépied

emmaüsien, compagnons-bénévoles-salariés.

De nouvelles solutions émergent de ces échanges avec la création d'un premier lieu de vente

inauguré le 3 août 1998 au Poulfanc à Séné (zone commerciale est de Vannes) et

l'organisation d'aide en mobilier pour les personnes en difficultés. Mais, en l'absence de

structure sociale organisée, la coordination de ces aides pose des difficultés. Le collectif

vannetais impulse la création de l'association Solidarité Meubles pour la gestion de ces

actions de solidarité avec une dizaine d'associations (l'Association morbihannaise d'insertion

sociale et professionnelle, la Croix rouge, Habitat et humanisme, les Restos du cœur, la

Sauvegarde56, le Secours catholique, la Société de Saint-Vincent de Paul, l'Union

départementale des associations familiales et Vannes-relais). Depuis 2001, elle constitue

l'engagement majeur de solidarité locale pour Emmaüs par la distribution de meubles

d’occasion et d'appareils électroménagers neufs à des personnes ou familles démunies sur la

base des dossiers instruits par les travailleurs sociaux (Conseil général, Centres communaux

d'actions sociale, CAF, MSA, UDAF...).

139 Communauté Emmaüs du Pays de Vannes, Projet de communauté 2012-2017, p. 4.

66

Ce foisonnement d'activités et l'implication de bénévoles toujours plus nombreux favorisent

une nouvelle formulation du dispositif avec l'émergence d'un projet d'autonomisation qui se

concrétise le 22 juin 2001 avec la constitution de l'association Emmaüs Vannes Séné. Elle

reprend l'ensemble des actions développées par la communauté de Rédéné qui facilite

largement cette création par le transfert de propriété des locaux et de nombreux dons matériels

(véhicules, outillages...). La communauté vannetaise se compose alors de huit compagnons,

de cinquante bénévoles et d'un responsable. Les capacités d’hébergement sont limitées, cinq

d'entre eux sont hébergés à la ferme de Cressignan qui accueille également le dépôt et la

partie atelier, et trois dans les logements aménagés à la salle des ventes du Poulfanc.

Au cours de cette deuxième étape d'intéressement, les acteurs du trépied émaüsien négocient

les buts, les projets, les motivations ou encore les intérêts qui les portent pour qu'ils prennent

place dans la reformulation du projet collectif. De l'achat d'une ferme à la création d'une

nouvelle communauté Emmaüs autonome, « les entités intéressées voient leur identité et leur

"géométrie" se modifier tout au long du processus d’intéressement »140. Cette étape débouche

sur une renégociation de la problématisation qui s'adapte et se consolide en projet

d'agrandissement de la communauté qui permet de souder le nouveau collectif vannetais.

Dans cette nouvelle phase, les échanges entre les acteurs portent sur les modalités

d'augmentation des capacités d'hébergement et d’amélioration des conditions de travail qui

déplacent progressivement le projet collectif vers la construction d'une nouvelle communauté.

Ce déplacement favorise l'émergence d'une structuration du collectif, chacun se voyant

attribuer un rôle dans la chaîne d'interrelations, entre ceux qui disposent de l'expérience de la

vie communautaire, de ses contraintes et enjeux, ceux qui détiennent un savoir technique dans

le bâtiment ou le montage financier d'opérations immobilières, ceux qui peuvent mobiliser

leur portefeuille de contacts, ceux qui coordonnent le processus décisionnel... Il ne s’agit pas

d’une confrontation, même si les négociations peuvent parfois en prendre la forme, mais

d’une collaboration rendue possible par un travail de traduction facilitant la compréhension

entre les acteurs. Les sujets les plus techniques peuvent ainsi devenir objet de discussion,

comme les modes de chauffage des futurs bâtiments ou encore l'aménagement des différents

espaces (hébergement, vie collective et ateliers de travail). Une première concrétisation

s'opère en 2007 avec l'achat d'un terrain de 2,6 ha sur la commune de Saint-Nolff.

140 Michel Callon, « Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-‐Brieuc », L’année sociologique, 1986, n°36, pp. 169-208, p. 185.

67

Il faut près de deux ans pour finaliser les différentes étapes du projet, bouclage des

financements (auto-financement et emprunts pour une part, subventions publiques pour une

autre part), choix des aménagements et construction avec l'aide de Bretagne Sud Habitat en

maîtrise d'ouvrage. Ces controverses conduisent les acteurs à reconfigurer le paysage social

en trouvant de nouveaux alliés pour mener à bien le projet. Des porte-parole sont désignés

pour les mobiliser dans la finalisation du projet et le noyau collectif porteur du projet initial se

consolide en un vaste réseau d'acteurs impliqués dans la construction de la nouvelle

communauté Emmaüs du Pays de Vannes : élus et techniciens de la Mairie de Saint-Nolff,

représentants de la Caisse d'allocations familiales, salariés de la Caisse des dépôts et

consignation, banquiers, bureau d'étude, maître d’œuvre, artisans...

L'opération finale représente un budget total de 3,5 millions d'euros pour 1000 m² d'ateliers,

cinq bâtiments d'habitation avec chambres individuelles équipées de toilettes et douche, des

espaces communs et des bureaux sur 400 m², le tout dans une conception Haute Qualité

Environnementale (HQE). La communauté y déménage à l'été 2009, triple sa capacité

d'accueil (36 personnes) et inaugure la mixité avec l'accueil de femmes et de couples. Deux

responsables se partagent désormais la gestion quotidienne avec l'aide d'une intervenante

sociale à mi-temps.

Cette approche par le processus de traduction de la création de la communauté Emmaüs du

Pays de Vannes nous permet de mieux comprendre les mécanismes par lesquels la dynamique

collective émerge et se développe comme un processus de coopération progressive entre des

acteurs concernés (humains, non humains, collectifs, individuels), mais hétérogènes, comment

le réseau communautaire se construit pas à pas autour du projet et comment le projet se

construit en retour à travers la construction du réseau communautaire. Chaque consolidation

renvoie à une nouvelle phase de problématisation qui peut à tout moment remettre en question

les chaînes d’interrelation par des dissidences ou des controverses.

Les processus de traduction supposent de monter des alliances « changeantes pour parvenir à

des configurations qui ne s’avèrent stables que par endroit et pour une durée déterminée »141.

C'est bien le sentiment partagé par le collectif Emmaüs quand, après des années d'intense

activité, l'association décide de prendre le temps pour reconstruire le projet autour d'un nouvel

enjeu. « Nous devons profiter de cette pause pour (…) mener une réflexion avec tous les

141 Michel Callon, op. cit., p. 203.

68

acteurs, pour que celle-ci devienne un lieu où chacun se sente bien dans son rôle d'ami, de

compagnon ou de responsable (…). Mais avec 35 compagnes et compagnons, c'est 35 projets

et 100 problèmes qui sont posés. (…) Nous sommes là pour créer des conditions d'accueil à

des personnes qui ne trouvent plus leur place, pour des raisons multiples, dans la société dite

normale, qui dans son organisation de spécialisation et de compétition permanente fait de

plus en plus d'exclus. Faisons attention à ne pas entrer nous-même dans cette spirale de la

compétition et d'aboutir ainsi à l'exclusion que nous prétendons combattre. (…) Maintenant

que nous avons les conditions matérielles pour bien accueillir, il nous reste à créer les

conditions pour vivre ensemble. »142 Ce projet d'orientation présente l'articulation équilibrée

des interactions du trépied émmaüsien comme un défi constant du projet communautaire

d'intervention sociale et souligne le risque communément identifié sous l’appellation de

« processus d’entropie démocratique », soit celui d’une dégénérescence progressive et

inéluctable des principes autogestionnaires dans le temps au détriment des membres et au

profit des dirigeants143.

Il s'agit dès lors, compte tenu de cette menace constante, de réussir à équilibrer l’efficacité

fonctionnelle de l'intervention communautaire, tout en assurant le « faire avec et par », plutôt

que « pour ».

5.2 – Processus qui se renouvelle et caractérise cette intervention sociale collective

L’organisation collective de la communauté, à Vannes comme ailleurs, repose sur ce qui est

communément appelé au sein d'Emmaüs le trépied, pour désigner la coopération entre trois

catégories d'acteurs, les compagnons, les amis et les permanents. Le jeu des acteurs impliqués

dans l’apparition puis le développement d’une innovation est parfois décrit comme

stratégique. « Les stratégies oscillent entre de l'attachement (s'attacher d'autres acteurs, tenir

des positions dans des réseaux irréversibilisés) et du détachement (être capable de sortir d'un

réseau pour en édifier un autre. »144 Nous allons dans cette partie nous intéresser aux efforts

142 Communauté Emmaüs du Pays de Vannes, Rapport d'orientation pour 2010 présenté à l'assemblée générale du 8 avril 2010.

143 Thèse développée par Albert Meister, (La participation dans les associations, Les Éditions ouvrières, 1974), qui identifie les étapes et processus par lesquelles les associations volontaires évoluent vers le pouvoir des administrateurs et dirigeants permanents.

144 Michel Callon, « Sociologie des Sciences et économie du changement technique : l’irrésistible montée des réseaux technico-économiques », dans Ces réseaux que la raison ignore, Centre de Sociologie de l’Innovation, l’Harmattan, pp. 53-78, p. 62.

69

constants déployés par le trépied communautaire pour reconstruire en permanence une unité

dans ce contexte de jeux stratégiques des acteurs. Qu'est ce qui tient « attaché » dans cette

intervention sociale collective ou, au contraire, qu'est ce qui s'en détache ? Quelles sont les

conséquences de ces attachements-détachements pour les acteurs du trépied, et en particulier

pour les compagnes et les compagnons, destinataires prioritaires de cette intervention ?

Chaque phase du processus de la traduction peut être envisagée comme une épreuve, au sens

que lui confère Martucelli, c'est-à-dire comme une expérience à laquelle se mesure l'acteur et

qui condense à l’échelle de l’individu une situation historique et sociale.

5.2.1 - La problématisation, ou l'épreuve des identités

Le temps de l'entrée en communauté peut être appréhendé comme une étape de

problématisation, dans la mesure où ce moment constitue le point d’amorce d'une nouvelle

chaîne de traductions à l'origine d'une (re)construction progressive du collectif. Cette

approche ne considère pas que c'est le projet commun qui permet d’intégrer les logiques des

acteurs en présence, mais bien une phase de controverse qui permet une phase de

problématisation. Regardons ce qu'il en est. Pour les compagnes et compagnons, les modalités

d'arrivée en communauté apparaissent multiples, il existe cependant une récurrence dans les

discours ou situations observées, celle d'une absence de solution alternative doublée parfois

d'une urgence.

« J'étais dans la région depuis deux ans, j'étais venu rejoindre ma sœur pour couper avec le

milieu où je zonais. Elle m'a hébergé au début, et après j'ai trouvé du travail en intérim. Du

nettoyage de nuit en usine. Alors là, je suis allé au foyer des travailleurs. (…) Mais j'ai un

problème avec ma caisse, c'était pas réparable ! Je faisais du stop pour aller au boulot,

c'était galère... J'ai pas tenu... Et puis, j'ai rencontré des gars qui trainaient sur le port, on se

voyait tout le temps. Il faisait de plus en plus froid et eux, ils étaient à la rue, alors j'avais du

mal à rentrer au chaud. Et tu vois, on avait pas le droit d'avoir des invités au foyer, mais j'ai

bidouillé pour en faire rentrer pour la nuit. J'ai eu des avertissements, on m'a convoqué plein

de fois, et pis un jour c'était terminé, dehors. Je pouvais plus aller chez ma sœur. J'ai squatté

avec les gars de la rue, et pis quelqu'un m'a parlé d'Emmaüs et je suis venu. »

Homme, 28 ans, à la communauté depuis 7 ans.

70

« Ben tu sais, moi j'ai été en cabanne. Mais j'ai eu de la chance, ma femme m'attendait à la

sortie. On est resté ensemble quelque temps, la maison, les enfants, mais j'étais plus pareil.

Elle en a eu marre. Et là, j'avais rien, nul part où aller, pas de boulot avec mon casier... J'suis

arrivé ici... »

Homme, 47 ans, à la communauté depuis 6 ans.

La plupart du temps, cet accueil se fait sans médiation d’un travailleur ou service social, sans

enquête sociale préalable, de façon libre et inconditionnelle. Certains sont toutefois adressés

par des travailleurs sociaux, comme cette femme « sans-papier » de 59 ans qui était en fin de

parcours dans un CADA145. Compte-tenu de son histoire, quand elle a été déboutée de sa

demande d'asile, personne n'a eu le courage de la renvoyer et un contact a été pris avec la

communauté de Vannes... Ce sentiment d'absence de choix est, dans ce cas, également partagé

par le tiers qui est intervenu, le service social n'a pas d'autre solution à proposer. Enfin,

certains compagnons sont adressés par une autre communauté suite à une difficulté, parce que

la nécessité de changer d'air se fait sentir. D'autres viennent d'eux-même, après avoir quitté ou

qu'on leur ait demandé de partir de leur ancienne communauté. Ceux-là connaissent

parfaitement les différentes communautés, ils connaissent les activités, ils savent qui sont les

responsables, où ils sont, quelles sont leurs exigences.

« En 2007, je ne savais pas ce que c'était Emmaüs, jusqu'au jour où je suis allé à Cabriès. On

m'a ramené et on m'a dit : c'est une communauté Emmaüs, tu vas te reposer et tout... J'étais

tellement fatigué, tellement mal en point... Arrivé à Cabriès, j'étais sidéré, j'arrive un

vendredi après-midi, on m'a expliqué : voilà où tu vas dormir, tu es nourri, logé, en plus un

pécule chaque semaine... Je me suis dit : qui c'est qui fait ça ? En notre temps, y'a personne

qui fait ça... Et ça a commencé ! En fait je viens ou je reviens à Emmaüs parce que j'en ai

besoin, j'ai besoin de la communauté... de la famille Emmaüs... comme c'était dans ma famille

quand j'étais mino... »

Homme, 62 ans, à la communauté depuis 2 mois et demi.

Le premier entretien se veut le moins administratif, le moins formel possible. « Est-ce que tu

as mangé aujourd'hui ? Ben... non. Bon ben, Michel va t'emmener à la cuisine où on va bien

te trouver quelque chose. Tu reviendras me voir après et on te montrera ta chambre. Ok ?

Hum... Et bien, c'est parti ! » Si elle n'a jamais séjourné en communauté, le responsable peut

145 Centre d'accueil de demandeurs d'asile (CADA)

71

être amené à préciser quelques règles essentielles à respecter (interdiction de consommation

d'alcool ou de drogues, obligation de travail...). Un deuxième entretien plus formel se tiendra

le lendemain ou dans les jours qui suivent pour ceux qui souhaitent prolonger leur séjour. La

communauté de Vannes propose en effet, comme beaucoup d'autres, des chambres dites

« passagers » réservées aux nouveaux arrivants. Pour certains, la communauté est un lieu de

passage où retrouver de la force, pour d’autres, elle devient un lieu où ils choisissent de rester.

Une pièce d'identité est en général demandée lors de ce premier contact afin de garder une

trace de ce passage, mais aucun engagement ne sera formalisé. La personne n'a pas à décliner

son parcours, son nom et son prénom suffisent, elle n'a pas à exposer les raisons ou les

circonstances qui l'amènent à demander à être hébergée. Ce premier contact efface le passé

qui ne sera dévoilé que si la personne le souhaite et au moment où elle le souhaite.

Il arrive souvent que le premier contact soit pris en charge par un compagnon qui, avant de

prévenir le responsable, conduira l'arrivant au réfectoire ou à la salle de pause pour lui

proposer un café. De même, c'est souvent un compagnon qui accompagnera la personne

jusqu'à sa chambre, lui présentera les lieux, lui indiquera les horaires du prochain repas ou

s'assurera qu'elle dispose des produits d'hygiène (savon, brosse à dents...). « L’accueil ; c’est

une chaîne et une responsabilité collective. C’est aussi l’affaire de tous les compagnons et le

geste premier de chacun, compagnon, ami, responsable. Tout compagnon a le devoir

d’accueillir toute personne, sans distinction d’âge, de race, d’opinion politique ou religieuse,

à la recherche d’un toit, de sécurité, d’amitié et de raison de vivre. (...) Chaque membre de la

communauté à un devoir de respect, de tolérance, parce que, même si on ne s’est pas choisi,

la communauté c’est vivre en groupe, vivre ensemble, partager. Chaque compagnon a droit

au respect de son passé. Chacun a le droit de vivre dans un climat de paix et de sécurité qu’il

contribue aussi à créer. »146 Chacun est ainsi responsabilisé dans l'accueil et l'intégration, la

qualité du collectif est encouragée et chacun des membres est invité à y contribuer. Cette prise

en charge par les compagnons est fortement valorisée par les responsables parce qu'elle est le

signe d'une bonne dynamique communautaire et qu'elle permet d'inscrire les nouveaux venus

dans l'action communautaire. D'autres qui, comme eux, étaient devenus « inutiles au monde »,

peuvent ici prendre des initiatives et donner au lieu de recevoir. Certains perçoivent à cet

instant la position qu'ils pourraient peut être occuper.

146 Emmaüs France, Charte du Compagnon, article 1, adoptée en 1994.

72

L'intégration au collectif emmaüsien se distingue nettement des procédures en usage dans tout

autre dispositif et même, au-delà, dans les fonctionnements formels et informels des

institutions publiques ou privées de notre société moderne. C'est une personne qui se présente

à Emmaüs et c'est une personne dans sa globalité qui est reçue. La différence de finalité avec

les dispositifs classiques d'intervention sociale, conçus comme tremplin, passerelle, est

manifeste. Fabrice Liégard147 suggère qu'au-delà d'éventuelles réserves relatives à

l'affabulation comme mode de présentation et de préservation de soi, « cette modalité de

l'accueil réitère, avec chaque nouvel arrivant, la première rencontre que l'abbé Pierre fit avec

son premier compagnon. Avec chaque nouvel arrivant la communauté se recrée dans son être

et pérennise son identité ». Il propose deux lectures à cet effacement des caractéristiques

sociales. Il peut ainsi relever d'une forme de domination de l'institution communautaire qui

s'emploie à faire disparaître l'individu dans la production d'une nouvelle identité compatible

avec l'espace communautaire et son fonctionnement, dans « un effet de refoulement de la

dimension socio-politique de la domination par le communautarisme religieux du projet

originaire ». Cet effacement des caractéristiques sociales peut également s'appréhender à

l'inverse d'une opération de dépossession « comme la réintégration de ce que la société du

salariat met à l'écart lorsqu’elle considère le travailleur dans sa seule compétence abstraite

et aliénée. Retrouvant la démarche maussienne, on serait tenté de dire que la communauté

retrouve ainsi l'homme total, l'homme tout entier, [ Mauss; Oeuvre III, p. 213]. »

A l'évidence, ces deux analyses se côtoient très certainement dans les entrées que nous avons

pu observées, et l'une peut parfois prendre le pas sur l'autre en fonction des personnes, des

moments ou du contexte communautaire. Il nous semble également retrouver dans cette

lecture la définition par Roberto Esposito148 de la communauté de charge, ce qui est mis en

commun relève plus d'un vide, d'une dette et non comme un collectif fondé sur des

appartenances ou des propriétés communes. Il ne s’agit pas dans cette expérience d'entrer en

communauté en sachant qui l’on est et en utilisant tout cela comme autant de ressources pour

accroître son pouvoir de liaison dans le collectif, mais bien plutôt de se connecter pour savoir

qui l’on est, pour conquérir une identité que l’on vit comme incertaine. Pour le dire autrement,

les individus n’entrent pas ici dans un processus d’attachement en mobilisant des identités

sociales établies. Ils entrent dans ce processus parce qu’ils sont à la recherche d’une identité

émergente.

147 Fabrice Liégard, Éthique et économie informelle dans les communautés Emmaüs, Rapport final pour la Mission du Patrimoine Ethnologique, Ministère de la Culture, p. 45-46.

148 Voir p. 4 du présent mémoire.

73

Les règles ne sont pas exactement les mêmes pour les amis et les permanents qui intègrent le

dispositif dans une relation de service aux compagnes et compagnons, les amis comme

contributeurs à la création d'un monde commun et les permanents comme coordinateurs du

bien commun garants de l’action collective. Une étude approfondie de leurs modes

d'intégration à la communauté permettrait certainement de dégager d'autres pistes de lecture

des mécanismes à l’œuvre dans ce dispositif d'intervention sociale collective. Signalons

toutefois qu'ils sont impliqués au même titre que les compagnes et compagnons dans cette

épreuve des identités.

Ainsi, par exemple, le discours des amis vannetais révèle l'ancrage de leur motivation dans le

registre de l'utilité sociale. « J’ai le sentiment d’être vraiment utile ». « J'avais envie d'être

utile ». « Les situations que je voyais chaque jour au coin de ma rue ou dont j'entendais

parler me posaient question. Avec l'arrêt de mon activité professionnelle, j'avais du temps et

j'ai voulu agir, faire quelque chose pour ne pas rester impuissante face à la misère ». L'utilité

sociale renvoie pour eux à l'action envers ceux qui souffrent dans notre société, mais ils

évoquent aussi le souhait d’occuper leur temps et d’avoir une vie sociale. Cette éthique de

l'engagement, telle qu’elle est présentée, se constitue au carrefour d’un devoir moral et d’un

impératif personnel : ils cherchent à aider les autres, tout en s’aidant eux-mêmes dans ce

nouveau temps de la vie que constitue la retraite. Le parallèle peut ainsi être fait avec l'entrée

dans le processus dans le cadre d'une recherche d’identité émergente. Nous avons constaté les

mêmes ressorts dans nos entretiens avec les salariés, notamment autour de la thématique de

recherche d’épanouissement personnel par une activité professionnelle différente, une

recherche de cohérence entre un en-soi et un en-dehors.

5.2.2 - L'intéressement ou l'épreuve des intérêts

La problématisation ne suffit à rendre compte de la réalisation du processus d'intervention

collective. En effet, chaque acteur peut s'attacher au processus ou au contraire, « refuser la

transaction en définissant autrement son identité, ses buts, ses projets, ses orientations, ses

motivations ou ses intérêts »149. La co-construction du travail communautaire et les

interactions qu'elle implique constituent des occasions pour les acteurs du trépied d'éprouver

leurs intérêts.

149 Michel Callon, op. cit., p. 185.

74

Le quotidien communautaire s'élabore sur le collectif, chaque personne qui arrive est

renvoyée au collectif, à son activité avec d’autres. Ainsi, très vite, le lendemain ou le

surlendemain, les compagnes et les compagnons, tout comme les amis ou les permanents et

aussi les stagiaires, sont mis à contribution par leur participation au travail communautaire de

récupération et de réemploi des marchandises collectées, ou parfois dans d’autres activités

comme la cuisine collective par exemple. Ils intègrent ainsi un poste de travail provisoire et

cette introduction au travail se fait souvent sur un registre particulier : « tiens, tu n'as qu'à

donner un coup de main à ... » ou « va donc avec … pour l'aider au tri du linge, elle va

t'expliquer ». Le travail demandé est ainsi positionné d'emblée dans la perspective d'une

solidarité avec le groupe, d'une participation au collectif.

Certaines personnes refusent ou expriment rapidement des difficultés physiques ou d'entente

avec tel ou tel compagnon. Les responsables y voient une forme de refus de l'offre

communautaire. « Le gars qui veut pas travailler, c'est rare, mais ça arrive, on sait tout de

suite qu'il ne restera pas ici ». Parfois, en fonction du contexte, de ce qu'ils connaissent ou

perçoivent des personnes, ils proposeront un changement de poste, mais toujours après avoir

rappelé la règle. Selon les termes du Manifeste Universel d'Emmaüs, les communautés vivent

de leur travail, ce qui leur permet indépendance d’action et de parole et chacun y participe à la

hauteur de ses capacités. La dimension économique transparaît bien dans cet impératif de

contribution de chacun à l'autonomie financière, mais elle est toujours subordonnée à la

dimension sociale et collective. Nous avons ainsi pu observer que l’accueil ne se fait pas en

fonction des postes de travail à occuper, mais de la disponibilité des places dans la

communauté. De même, l'accueil n'est soumis ni à des conditions de compétences pour celui

qui se présente, ni aux besoins de la communauté. « L'accueil, c'est pas une embauche.

Quand une personne arrive, on sait pas à l'avance ce qu'elle sait faire, ni quelle sera sa

contribution. »

Souvent, après quelques jours, un entretien s'organise pour les compagnes et compagnons au

cours duquel l'entrée se formalise par l'inscription dans le logiciel de gestion (FICOM), sorte

de registre informatisé des effectifs. Des informations administratives plus poussées sont alors

demandées, âge, lieu de naissance, personne à prévenir, numéro de sécurité sociale, formation

initiale ou métier, passage en communauté ou situation avant l'entrée... Ces éléments, au-delà

de l'intérêt statistique qu'ils peuvent représenter, sont un prétexte pour l'échange. « Comment

tu te sens ici ? » « Comment ça se passe pour toi ? » « Est-ce que tu as des questions sur le

75

fonctionnement ? »... Les principes communautaires sont précisés, les modalités de versement

du pécule sont expliquées, et parfois, en fonction de l'intérêt manifesté, des documents comme

la charte du compagnon ou le manifeste universel d'Emmaüs sont remis. « On voit ensemble

si elle veut et si elle peut rester. En quelques jours on a eu le temps de se faire une idée, on

voit bien si elle est capable d'accepter les règles communes ou pas, si elle a envie de rester ».

La volonté de séjourner durablement au sein de la communauté est ainsi appréciée en fonction

de la bonne disposition à l'égard de la vie communautaire, sur la base de l'expression de ses

envies par la personne, des observations faites par les responsables, mais aussi des points de

vue exprimés par les autres membres.

Ce bilan intermédiaire après quelques jours de travail communautaire se pratique également

sous une autre forme pour l'ensemble des acteurs, amis, permanents, stagiaires. Chaque fois se

joue une sorte de négociation entre les intérêts que la personne porte au dispositif

communautaire et la manière dont ils peuvent prendre place dans le processus collectif.

Chaque personne qui arrive est ainsi renvoyée, au groupe, à son positionnement dans le

collectif, à son activité avec d’autres. « C’est vraiment un dispositif un peu à part qui est un

espace où on va tenter d’inventer ensemble un parcours propre à chacun dans le groupe.

C’est pour ça qu’il y a des gens qui reste trois ans, quatre ans, qui reste dix ans, d’autres qui

ne trouvent pas leur compte, ce n’est pas un projet qui correspond à tout le monde, ce n’est

pas évident d’accepter le poids et l’intervention du groupe dans le quotidien ». Pour ce

responsable de communauté, il n'y a donc pas de projet formulé pour l’autre, mis à part celui

que chacun puisse réaliser une petite part de lui-même dans la communauté si l'intéressement

réussit et à l’extérieur si ce n'est pas le cas.

Nous avons également observé les réactions du collectif à chaque nouvelle arrivée. « Ça s'est

bien passé ce matin sur le camion ». « Je me méfie, elle a l'air d'être intox à la dope, ça me

rappelle trop de mauvais souvenirs... Avec x, on lui a pas parlé pour le moment, on attend de

voir ». « Pas de soucis, il se débrouille bien. Il a l'air de s'y connaître en électro ». « On a

bien bossé, on a rempli la benne textile. Faudra penser à en commander une autre ». « Il est

chiant, il arrête pas de jacqueter ! Mais bon, pour le boulot y a rien à dire ». « Il paraît qu'il

a cassé la gueule d'un gars dans une autre communauté ». Le processus d'intéressement ne

renvoie pas à une évaluation médico-sociale, ni à l'appréciation d'une demande ou des

compétences au regard d'un projet d'insertion, mais à la capacité de la personne dans sa

globalité à trouver une place dans la communauté. Cette analyse est renforcée par les formes

76

d'affiliation rituelle que nous avons constaté, formes de parrainage ou de tutorat informel par

un ou plusieurs membres du collectif : invitation à la table pour le repas, aide au décodage du

fonctionnement communautaire, sélection de quelques vêtements pour l'équipement du nouvel

arrivant... Parfois, au contraire, le rejet est assez net et chacun s'emploie à ignorer le nouveau,

voir à le mettre en difficultés.

L'intéressement, deuxième étape du processus de traduction de l'intervention collective,

consiste à stabiliser l'identité et l'intérêt des acteurs dans un énoncé qui permet de sceller le

collectif dans un système d'alliances. Certains acteurs peuvent résister et se dérober, le

dispositif collectif pouvant être perçu comme trop stigmatisant pour y être associé ou au

contraire trop écrasant dans l'implication qu'il suppose.

5.2.3 - L'enrôlement ou l'épreuve de reconnaissance

L'intéressement ne suffit pas, lui non plus, à rendre compte de la totalité d'un processus de

traduction. « Aucun dispositif de capture aussi contraignant soit-il, aucune argumentation

aussi convaincante soit-elle, n'est assuré du succès. En d'autres termes, le dispositif

d'intéressement ne débouche pas nécessairement sur l'alliance, sur l'enrôlement. (…)

L'enrôlement désigne le mécanisme par lequel un rôle est défini et attribué à un acteur qui

l'accepte »150.

L'activité dans une communauté Emmaüs se caractérise par une grande division du travail. La

communauté collecte des quantités considérables de produits et matériels donnés par les

particuliers. Trier, valoriser, remettre en état, puis revendre les bibelots, meubles, textiles ou

autres produits électroménagers nécessitent une organisation du travail efficace. L'activité est

ainsi découpée en différents postes : organisation des tournées de collecte et de livraison,

conduite des camions et manutention, tri et valorisation sur différents ateliers, mise en rayon

et vente, tri des déchets et valorisation ultime des matières premières... A l'ensemble de ces

missions, il faut encore ajouter celles qui relèvent des activités de service collectif telles que

la cuisine, la vaisselle, le ménage des lieux communs, les sanitaires, les couloirs et les salles à

manger. En général, après quelque temps de présence, chacun se stabilise sur une activité

particulière, parfois cela se produit dès les premiers jours, selon les circonstances. Il est très

étonnant de constater à quel point chacun se présente et s'identifie par la tâche qu'il accomplit

150 Michel Callon, op. cit., p. 189.

77

au sein de la communauté : untel est le jardinier, tel autre sera de l'équipe cuisine quand tel

autre se présente comme roulant (chauffeur ou "rippeur")...

Théoriquement, personne n'est titulaire d'une fonction quelconque, mais nous avons observé

une assez grande stabilité sur la plupart des postes occupés après quelques rotations à l'arrivée

souvent appréhendées sur le registre de l'essai. Le poste occupé dépend ainsi tout autant des

intérêts manifestés par les acteurs que des nécessités de fonctionnement. « Au niveau boulot,

depuis mon apprentissage, c'est les espaces verts qui me plaisent. En communauté, j'ai quand

même commencé par la ferraille et les métaux avec un ancien. C'est lui qui m'a appris. La

ferraille, les métaux, je ne savais pas ce que c'était ! Il m'a appris : du laiton, du platin, du

machin… Ça m'a plu quand même… J'ai même fait le ménage pendant 2 ou 3 ans, fallait bien

le faire ! Les années ont passé… Après j'ai demandé qu'on me mette au jardin. J'ai atterri au

jardin et après j'en n'ai plus bougé. » Certaines activités peuvent aussi s'interrompre tant que

personne ne viendra les réinvestir. De la même manière, la notion de rendement individuel

n'intervient pas prioritairement dans les affectations, elle sera éventuellement rappelée en cas

de débordement trop flagrant. Chacun travaille donc selon ses centres d'intérêts, ses

compétences et son rythme, mais tous travaillent. Ce fonctionnement informel autorise chacun

à s'investir et se responsabiliser, générant une autonomie très importante par rapport au travail

effectué doublé d'un sentiment de fierté.

Ce sentiment de fierté revient de manière récurrente dans les conversations, en salle de pause,

à table, dès qu'une discussion s'engage. Le nombre d'étages montés le matin avec une

bibliothèque, annoncé sur un ton râleur, mais qui évoque en fait la performance. Chacun

cherche à se faire reconnaître par le travail accompli. Qualité, quantité, rareté, difficulté... tous

les registres sont explorés pour faire valoir sa contribution à la communauté. Nous avons

également observé qu'après chaque vente, un grand nombre de compagnons ou d'amis, se

renseignaient pour connaître les résultats de la journée, soit directement en attendant que la

caisse centrale ait terminé ses comptes, soit par le bouche à oreilles, soit en consultant le

panneau d'affichage. Les résultats sont ensuite largement commentés et annoncés. « Ce matin,

j'ai fait tant. » Ils font aussi l'objet de comparaisons entre les différents rayons. Chacun se

mesure au voisin, évalue sa contribution au collectif pour asseoir sa légitimité dans le réseau

communautaire et cherche à se faire reconnaître par les autres acteurs. Cette forme de

reconnaissance intersubjective favorise le rapport positif que l'individu entretient avec lui-

même, selon Axel Honneth, et est constitutive de l'estime de soi dès lors qu'il s'agit de la

78

reconnaissance de la contribution à la société. Cette phase d'enrôlement permet également de

souligner une différence essentielle avec certains dispositifs participatifs, les membres enrôlés

ont un rôle précis, une tâche, une mission qui en font des acteurs essentiels du collectif, bien

au-delà de la figure traditionnelle du participant.

5.2.4 - La mobilisation ou l'épreuve de représentation

Il arrive un moment dans le développement du réseau d'acteurs où ces derniers s'approprient

le dispositif, s'impliquent dans l'action et la consolidation du réseau. La mobilisation d'alliés

permet de solidifier le dispositif collectif, de l'élargir ou de le rallonger. La phase de

mobilisation met en jeu la représentativité des acteurs investis du rôle de porte-parole.

Les arènes de représentation sont nombreuses au sein de la communauté, tant en interne qu'en

externe. Un conseil de maison se tient deux fois par mois avec l’ensemble des compagnes et

compagnons et les responsables (le jeudi de 8h à 9h) pour faire le point de la vie

communautaire. Les discussions portent sur des points de règlement, sur les modalités

d'ajustement aux réalités rencontrées, sur des propositions d’amélioration de fonctionnement,

sur la répartition des rôles etc… Ils sont également invités à participer à l'ensemble des

espaces d’évaluation et d’élaboration du projet communautaire au même titre que les autres

acteurs concernés, amis et salariés (commissions, réunions par secteurs de travail, conseil

d’administration etc.). « Je suis content lorsqu'un compagnon vient me demander comment

les choses vont se faire. Ça me fait plaisir d'être reconnu par les autres compagnons et d'être

en quelque sorte leur porte parole. » Dans l’organisation interne de la communauté, chaque

acteur est ainsi amené à devenir porte-parole, par l'expérience qu'il a développé dans l'action

collective, il peut porter une question qui lui semble importante, imaginer des solutions,

rappeler des énoncés élaborés lors d'anciennes controverses ou encore traduire dans son

propre langage un énoncé d'action collective.

Le processus d'élaboration du projet communautaire confirme cette recherche de porte-parole,

notamment dans les modalités d'organisation du dispositif participatif. Le projet de

communauté est le cadre écrit, rédigé par l’ensemble des acteurs de la communauté et qui leur

permet d’agir dans la continuité de leurs orientations d’origine et de les actualiser. Sorte de

guide pour l’action présente et à venir, il est aussi un instrument privilégié de la réflexion

régulière, de la décision collective et de la cohésion.. Les réflexions amorcées en 2011 pour

79

son renouvellement ont permis la présentation à l'occasion de la journée communautaire de

janvier 2012 d'un pré-projet reprenant l'ensemble des propositions. Quatre-vingt dix

personnes étaient présentes à cette occasion et huit groupes d'échanges ont été mis en place

pour faciliter l'expression de chacun. Le pré-projet est discuté, les arguments sont débattus

dans l'objectif de retenir quelques propositions prioritaires car essentielles pour le collectif et

un porte-parole est désigné pour traduire ces échanges à l'ensemble des participants. Chaque

proposition est alors soumise au vote à mains levées dès lors qu'elle semble très importante ou

importante à mettre en œuvre. En fonction du nombre de voix, une note lui est attribuée qui

détermine son degré de priorité pour le collectif. A cette occasion, des acteurs se révèlent

porte-parole, reconnus comme tel par le collectif interne à la communauté, la formulation

proposée met un terme à la controverse et est adoptée par l'assemblée.

La mobilisation externe est également très présente, soit dans le cadre des différentes

instances du mouvement Emmaüs, soit dans le cadre de sensibilisation locale autour de la

thématique de l'exclusion ou encore dans la représentation de la communauté au sein de

différents réseaux locaux. Nous avons pu constaté qu'il est systématiquement fait appel aux

candidats volontaires tant du côté des compagnes et compagnons, que du côté des amis. C'est

ainsi qu'un compagnon a été tiré au sort parmi les compagnes et compagnons volontaires pour

représenter la communauté de Vannes aux côtés d'une amie et d'un responsable à l'assemblée

mondiale d'Emmaüs. A leur retour, ils ont chacun rendu-compte de leur expérience à

l'ensemble du collectif vannetais réuni pour cette occasion. Ces représentations procèdent d'un

travail de médiation par laquelle l'expression de chacun est déléguée à un porte-parole. La

capacité de représentation de chaque acteur est également sollicitée dans chaque interaction

externe, chaque contact avec un donateur ou un client, dans les interventions à domicile pour

la collecte ou la livraison, en salle des ventes, au standard téléphonique... Chaque acteur y met

en jeu sa capacité à parler de manière légitime au nom des autres, sa capacité à traduire le

projet communautaire afin qu'il soit compris.

5.2.5 - La reconnaissance mutuelle ou l'épreuve de mutualité

L'analyse du dispositif communautaire emmaüsien par la sociologie de la traduction permet

de rendre compte d'un certain nombre d'étapes dans le processus, mais elle reste prisonnière

des théories de la justice tant que nous regardons ce dispositif sous l'angle d'un espace

stratégique. Il se passe pourtant bien autre chose dans les formes de coopération que nous

80

avons pu observées. Le message de l'abbé Pierre tel qu'il se renouvelle dans l'intervention

communautaire contemporaine comporte une autre dimension qu'il appelle à réintroduire,

celle de l’agapè. « Dans la tradition chrétienne, l’idée d’agapé est construite par opposition

à la justice, à la demande de justice en tant qu’elle repose, précisément, sur la possibilité

d’un calcul »151. Dans cette perspective, les communautés se veulent l’affirmation, par une

action concrète, du fait que ce qui prime dans le lien social c’est la reconnaissance

intersubjective et la solidarité qui lient les hommes entre eux. « Partager n’est donc pas

prendre part à une répartition, à une distribution ou re-distribution d’avoirs mais assumer

ensemble, comme une charge symbolique, un lot commun ou une « faveur divine » (théia

moïra), au sens platonicien du terme »152. Nous retrouvons ici l'invitation de Roberto Esposito

qui nous propose d'appréhender la communauté comme un espace de prise en charge

collective d'un manque, d'une dette qui contraint chacun à sortir de soi-même, à s'exposer.

Face à leurs vies mises à l’épreuve, les êtres humains ne se comportent pas systématiquement

de manière intéressée.

« Toi qui est dépossédé de tout puisque tu veux mourir, est-ce que tu ne voudrais pas m’aider

à aider ? » Comment comprendre cet appel de l'abbé Pierre, que signifie le fait que c'est celui

qui n’a rien, celui qui a tout perdu, qui peut donner ? Au-delà d'une lecture chrétienne de ce

discours (qui l'est en effet), il est aussi possible d'appréhender le paradoxe du don : derrière le

don de ce que l'on a, se donne ce dont on manque, il y a le don de l'incomplétude qui nous

rend humains, et c'est bien parce que nous sommes chacun existentiellement incomplets que

nous sommes ouverts à l'autre. L'autre à son tour, derrière ce qu'il possède, ne peut me donner

que ce dont il manque lui aussi. C'est autour de cet échange du manque, constitutif de

l'humanité, que la rencontre et la reconnaissance intersubjective s'effectuent. D'où cette

possibilité de satisfaction authentique chez le donateur, mais également la manifestation

paradoxale d'un sentiment de gratitude du donateur envers le donataire, sentiment qui se

rencontre fréquemment chez les bénévoles. « Ici on a affaire à de l'humain pur, il n'y a pas de

frime, c'est authentique. Je ne saurais pas dire ce que les compagnons m'apportent ici.

C'est…c'est…je sais pas, je saurais pas le dire. Mais c'est énorme, énorme ce qu'ils

m'apportent ! »

151 Cécile Blondeau et Jean-Christophe Sevin, « Entretien avec Luc Boltanski, une sociologie toujours mise à l’épreuve », ethnographiques.org, n° 5, avril 2004. http://www.ethnographiques.org/2004/Blondeau,Sevin.html

152 Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, Gallimard, Folio essais, 2005, p. 373.

81

« La lutte pour la reconnaissance se perdrait dans la conscience malheureuse s’il n’était pas

donné aux humains d’accéder à une expérience effective, quoique symbolique, de

reconnaissance mutuelle, sur le modèle du don cérémoniel réciproque »153. Pour Ricoeur, ce

qui permet aux partenaires de la lutte pour la reconnaissance d’échapper à la logique

guerrière, ce sont les expériences de reconnaissance pacifiée qu’ils peuvent faire à l’occasion

de pratiques de don. Se déroulant hors de l’ordre juridique et du système des échanges

marchands, le don se présente de manière exceptionnelle comme une trêve, une clairière

ouverte au sein même de la lutte pour la reconnaissance. Ce caractère exceptionnel n'en est

pas moins capital en terme de motivation dans la mesure où il nous donne à penser qu'un

vivre-ensemble pacifié est possible. L’alternative à l’idée de lutte dans le procès de

reconnaissance mutuelle serait ainsi à chercher dans les expériences pacifiées de

reconnaissance mutuelle, reposant sur des médiations symboliques soustraites tant à l’ordre

juridique qu’à celui des échanges marchands.

A l'invitation de Ricœur, nous proposons d'ajouter au cadre d'analyse offert par la sociologie

de la traduction celui de la mutualité des échanges entre acteurs caractérisée comme une

opération partagée de reconnaissance mutuelle. L'intervention communautaire se signale

alors, pas seulement par un processus, mais aussi par une dynamique de travail spécifique où

le dialogue, le débat et le langage sont envisagés comme espace de connaissance, de

reconnaissance et d’intercompréhension, et aussi parfois d’inter-incompréhension. Nous

rejoignons ainsi Christine Audoux et Anne Gillet qui identifient la construction d’un monde

partagé (ou l’épreuve de la mutualité) dans leur analyse des modalités de collaboration au

sein du processus de recherche partenariale. « La co-construction de savoirs nouveaux se joue

au sortir des différentes épreuves du partenariat dans ces relations de mutualité qui

permettent d’intégrer et de dépasser la dissymétrie entre soi et l’autre, c’est-à-dire d’affirmer

son identité et de reconnaître l’altérité. A défaut de cette mutualité, il y a risque

d’instrumentalisation d’un partenaire par l’autre, c’est-à-dire de déni de l’altérité »154. Le

processus de traduction ne vise pas seulement à transmettre des informations, mais bien plutôt

à entrer en interaction, co-construire du sens, co-interpréter et interagir avec l’autre dans une

logique de reconnaissance mutuelle, comme une manière d’ouvrir des espaces collectifs dans

lesquels les acteurs ont de la valeur à leurs propres yeux et à ceux des autres.

153 Paul Ricoeur, op. cit., p. 226.154 Christine Audoux et Anne Gillet, « Recherche partenariale et co-construction de savoirs entre chercheurs et

acteurs : l’épreuve de la traduction », Revue Interventions économiques n°43, mai 2011. http://interventionseconomiques.revues.org/1347

82

5.3 - Articuler l'individuel et le collectif

L’accompagnement social collectif dans une communauté Emmaüs se conçoit donc comme

un processus de traduction qui permet à chacun de s'inscrire dans un collectif, espace de

recomposition des identités, de reformulation des intérêts, de développement de formes de

reconnaissance et de capacités de représentation. Ainsi, à la différence de nombreux

dispositifs d'accompagnement social, l’accompagnement communautaire est davantage le

produit d’un vécu collectif où chacun, quel que soit son statut, peut jouer un rôle.

Les responsables de la communauté occupent une place particulière dans l’accompagnement

de ce « collectif de soutien ». Ils travaillent à l’équilibre du groupe, veillent à ce que chacun

trouve et occupe une place qui lui permette de se reconstruire et de vivre l’espace

communautaire. Ils sont là pour susciter la responsabilité de la personne accueillie, qu'elle soit

ami, stagiaire ou compagnon, pour apparier les équipes de telle sorte qu'elles favorisent le

soutien et l'entraide, pour mobiliser chacun dans l’accompagnement et l’écoute. Ces constats

répétés au cours de nos observations et revendiqués par les responsables vannetais comme

pratiques professionnelles semblent largement partagés au sein de la branche communautaire.

« Au nom du respect de la liberté de chacun et dans le désir d’un rapport de confiance

réciproque, il n’est établi aucun contrat entre une personne accueillie et une communauté.

Ainsi, selon son choix, chacune d’entre elles pourra séjourner une longue période dans une

communauté et y exercer une activité ou ne rester que quelques jours, quelques mois, en

partir, puis y revenir. Cet accueil personnalisé permettra à chacun, à son rythme et selon ses

difficultés, de trouver ou retrouver un équilibre, de bâtir des projets. »155

Au sein des communautés Emmaüs, l’insertion sociale s'entend avant tout comme le respect

du projet de la personne et son accompagnement. Pour chaque personne accueillie, la

communauté peut dès lors prendre une fonction et un sens différent. Elle peut constituer pour

les uns, temporairement ou durablement, une alternative de vie. Pour d’autres, elle sera

l’occasion d’un engagement et de prise de responsabilités dans le mouvement Emmaüs. Pour

d’autres encore, la communauté sera le lieu où élaborer et préparer un projet d’insertion hors

du mouvement Emmaüs. Pour être à la hauteur de ces enjeux, l'accompagnement social

proposé par la communauté Emmaüs de Vannes ne se limite pas à la dimension collective, il

s'articule avec une intervention sociale individuelle centrée sur l'aide à la personne.

155 Emmaüs France, Statut des personnes accueillies dans des organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires. Dossier de demande d’agrément, 2010, p. 15.

83

Une intervenante sociale, Conseillère en Économie Sociale et Familiale de formation,

coordonne ces actions qui s'amorcent souvent dans le registre de l'accès aux droits et de l'aide

aux démarches administratives. « Dans ma stratégie d’approche relationnelle avec les

compagnons, j’essaie d’utiliser le biais de dossier administratif pour entrer en relation, je

leur propose de faire le point sur leur situation administrative : Caf, sécu... Je prends la

température, si la personne est en capacité de me lâcher des trucs, si elle en a besoin ou non.

Je leur explique mon fonctionnement qui est absolument d’avoir toujours en ligne de mire

l’autonomie des personnes ». L'intervention individuelle est l’occasion de remettre en ordre la

situation administrative de la personne accueillie (carte d’identité, suivi judiciaire...),

d’effectuer les formalités nécessaires à la mise en œuvre d’une couverture sociale effective, de

faire un bilan de santé et de réaliser des soins souvent négligés (soins dentaires,

ophtalmologie...). Le bilan 2011 fait ainsi état de près de 800 rendez-vous (pour une centaine

de personnes accueillies) auprès de partenaires extérieurs à la communauté, dont 40% relèvent

du suivi médical, 16% du suivi administratif et 14% du suivi psychologique.

L’autonomie des personnes est essentielle dans ce processus individuel qui cherche à rendre la

personne auteur et acteur de son projet. « Quand t’es compagnon tu dois toi-même solliciter

les responsables et l’assistante sociale, il faut d’abord attendre un peu que tu te stabilises

avant de faire des démarches pour un projet ou régler des problèmes. C’est toi qui est maître

de tes choix et de tes demandes, ils ne vont pas t’imposer quelque chose […]. En fait chacun

selon ses besoins peut entamer des démarches pour faire avancer ses projets, ou peut être

pour régler des problèmes aussi. Tout se fait par étapes…dans le temps, c’est très important

le temps, il faut laisser le temps faire les choses petit à petit… Ici il n’y a pas de limites de

temps, pour personne d’ailleurs. » La rupture avec les modes normés de l’insertion par le

travail salarié, l’habiter individuel... réapparaît, la « sortie » est rarement présentée comme

objectif clairement énoncé, sinon à un horizon très indistinct. C'est d'ailleurs sur cette question

du temps de séjour dans les communautés que s'élabore la controverse quant à leur

performance. Ce refus du dogme de l’insertion par l'accès à un emploi salarié ne signifie pas

que l'accompagnement individuel évite la thématique de l'emploi ou de la formation. Certains

compagnons sont effectivement orientés sur les dispositifs proposés localement dans cette

optique. D'autres ont quitté la communauté après un temps plus ou moins long du fait du

succès de leurs démarches de recherche d'emploi. De nombreux autres sont accompagnés

dans ces préalables indispensables à une bonne « employabilité » : cours de français,

financement du permis de conduire...

84

Pour autant, comme le souligne Blandine Destremau156, « ceux qui y demeurent le plus

longtemps pourraient être considérés, pour une bonne part, comme des personnes que les

dispositifs sociaux d’insertion dans le marché du travail, soumis à des objectifs chiffrés et à

fournir la preuve de leur efficacité, classeraient dans la catégorie des inintégrables ou

inemployables ». Elle ajoute à cette figure ceux qui préfèrent la vie communautaire au marché

du travail peu qualifié, flexibilisé et précarisé, ceux dont le parcours antérieur « leur fait

préférer le cadre communautaire aux injonctions du social institutionnel ». Il conviendrait

d'ajouter à ces catégories tous ceux qui privilégient la vie communautaire à toute autre forme

de vie plus ou moins assistée dans les dispositifs légaux en vigueur, comme ce compagnon qui

serait par ailleurs contraint à l'inactivité ou à l'enfermement par son traitement médical

(« camisole chimique »). En ce sens, le projet communautaire peut aussi se présenter comme

une alternative aux dispositifs d’assistance. Par l’exemplarité de leur réussite - des pauvres

aidant d’autres pauvres - les communautés se voulaient force de contestation d’un ordre social

où domine une rationalité économique qui exclut les plus faibles (dimension sociale) et

dilapide les richesses (dimension écologique). Elles poursuivent encore aujourd'hui cet

engagement d'utopie réalisée, mais sur un mode renouvelé du fait des évolutions sociétales.

Il convient toutefois de considérer les limites de ce modèle alternatif. Parce qu'elle accueille

des personnes dont le parcours est marqué par le rejet, la communauté Emmaüs se singularise

dans une logique de fuite du monde. Les renonçants y sont très influents, ils tendent à faire la

communauté à l'image de leur renoncement, jusqu'à museler les aspirations et projets

d'émancipation de certains compagnons. Centrée sur la satisfaction des besoins

fondamentaux, nous avons pu constater que le dispositif communautaire ne favorise pas

toujours l'expression d'un projet en dehors de la communauté. En l'absence d'injonction, le

temps peut s'écouler et l'énergie personnelle nécessaire à l'activation d'un projet semble

parfois absente. C'est tout l'enjeu de l'intervention individuelle que de repositionner chacun

dans cette perspective de projet pour soi à l'intérieur de la communauté ou à l'extérieur et

malgré le poids du collectif.

156 Blandine Destremau, « S’abriter et s’activer », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 06 juillet 2011, consulté le 02 février 2012. URL : http://sociologies.revues.org/3526

85

VI - Réflexions pour une pratique professionnelle

La permanence du modèle communautaire Emmaüs interroge et les collectifs d'intervention

que sont les communautés Emmaüs posent question tant ils semblent faire figure d'exception.

Mais s'il y a exception, n'y a-t-il pas aussi des réflexions à mener autour de ce modèle de

pratiques analysé comme un processus interactif et collectif ? L'intervention collective, si

artificielle soit elle, peut-elle offrir des alternatives professionnelles, intellectuelles et

politiques dans le champs du social ? Est-ce qu’un travail du collectif serait en capacité

d’inventer de nouvelles coopérations et collégialités avec les usagers et toutes les personnes

qui ont à faire avec une intervention sociale ? Et si oui, à quelles conditions ?

Après l'analyse du cas des communautés Emmaüs à travers le processus de traduction, la

question qui nous semble s'imposer concerne la place laissée aux usagers dans la négociation

de ces différentes étapes de problématisation, d’intéressement, d’enrôlement et de

mobilisation. Dans quelle mesure peuvent-ils peser sur la forme des dispositifs proposés ?

Quelles sont les modalités qui sont mises en œuvre pour associer les usagers aux différentes

étapes de construction d'une intervention collective ? Sont-ils forcés, manipulés, séduits,

informés, consultés, concertés, considérés comme co-décideurs ? Nous proposons d'éclairer

l'implication des usagers dans chaque étape du processus décisionnel sous trois angles :

s'intéresser, dans un premier temps, aux modalités de constitution du collectif, avant d'étudier

celles de la définition de la situation-objet de l’intervention collective et, finalement, d'aborder

les modalités d’organisation de cette intervention. Pour chacune de ces séquences, quelle est

la place réelle accordée aux destinataires de l’ISIC ? Quelle est celle dévolue aux

professionnels de l’intervention sociale ? Comment s’opèrent les interactions à l'intérieur du

collectif, avec les professionnels, mais aussi avec l’environnement institutionnel et le

politique ?

6.1 – Les modalités de constitution du collectif

Les dynamiques des approches collectives regroupées artificiellement sous le terme d'ISIC ne

sont à l'évidence pas les mêmes selon que elles concernent un groupe restreint ou large, un

collectif spontané ou construit par un professionnel, un dispositif ouvert ou fermé... En ce

sens, s'intéresser aux modalités de constitution du collectif nous semble constituer une

première étape pertinente pour caractériser les différentes interventions sociales collectives.

86

A des fins statistiques, il est tout à fait possible de regrouper des personnes qui ont des

caractéristiques similaires, comme des ménagères de plus de 50 ans. Mais ce groupe n'est

qu'une fiction, un agrégat construit sans réalité tangible, ce qu'il est convenu d'appeler un

groupe nominal. Le groupe réel implique des interactions entre les individus qui le

composent, bien plus que des similarités. Dans la même logique, nous pouvons nous

demander si les usagers des interventions sociales collectives constituent véritablement un

collectif. Il en est ainsi de toutes les interventions où les professionnels se chargent de

constituer un collectif à partir d'individus qui n'avaient, au préalable, aucune interaction entre

eux. Dans son analyse de deux expériences, un « groupe de qualification mutuelle » portant

sur les mécanismes d’attribution de logements sociaux et un groupe de « théâtre-forum »

organisé sur la question du chômage et de la recherche d’emploi, Marion Carrel reconnaît

ainsi que « le caractère "artificiel" du déclenchement de l’action collective peut conduire à sa

"rechute", en l’absence d’organisation des participants en groupes de pression ou

d’articulation avec des collectifs existants. »157

En prolongeant ce raisonnement, il est possible de s'interroger sur les formes de catégorisation

à l’œuvre dans ce type d'intervention. Qu'est ce qui a procédé à la mise en commun de ces

personnes ? L'identification de manques partagés par les destinataires de cette intervention

sociale collective ? Mais alors comment articuler les effets potentiels de l'étiquetage avec

l'objectif d'empowerment de l'intervention collective censée contribuer à développer la prise

de conscience critique et la capacité des individus à se défaire des effets de l’oppression

intériorisée ? Qu'en pensent les personnes concernées ? Ont-elles le sentiment de constituer un

collectif ? Ont-elles le sentiment d’appartenir à ce groupe ? S’identifient-elles à ce groupe ?

Rien n’est moins sûr. Certaines pourront vivre ce moment dans la violence d'un effet miroir et

refuser l'intervention, craignant d'être associées à une image trop négative qui les ternisse.

D'autres, à l'inverse, pourront évoquer l'aisance de s'exprimer avec des personnes qui leur

ressemblent, valorisant ainsi le fait de se retrouver avec des personnes « dans la même

situation ».

La question de l'homogénéité versus hétérogénéité du collectif, tout comme celle de son

ouverture ou fermeture, ne trouve pas de réponses simplistes. L'expérience collective

constituant indéniablement une épreuve de « socialisation relationnelle »158 marquée par la

157 Marion Carrel, « Politisation et publicisation : les effets fragiles de la délibération en milieu populaire », Politix 3/2006 (n° 75), p. 33-51.

158 Claude Dubar, La socialisation, construction des identités sociales et professionnelles, Armand Colin, 2000,

87

confrontation réciproque et continue de l’identité pour soi et de l’identité pour autrui,

affiliation collective et travail de négociation identitaire sont inséparables. L'intervention

sociale collective offre une occasion de remaniement identitaire qui n'est évidemment pas

sans risque. Dans la mesure où elle ouvre sur la rencontre d'une réalité « qui n’est pas soi »,

l’imprévisible et l’incertain sont toujours présents. L'intervention d'un tiers, le professionnel,

peut-elle être investie d'une logique de contrôle de ce mouvement en faveur d'un étayage,

pour que le collectif procure bien à ses membres protection et ressources ? Pour que cette

intersubjectivité opère dans le sens de l'étayage identitaire, faut-il nécessairement que les uns

et les autres se reconnaissent dans une certaine expérience commune ? Le groupe homogène

peut-il favoriser l’expression et l’élaboration entre pairs, en suspendant temporairement les

rapports teintés d'inégalités de pouvoir ? Ces questions nous semblent susceptibles d’ouvrir la

porte à une négociation entre les acteurs concernés par l'intervention collective.

Le collectif dans le cas des communautés Emmaüs semble aussi désigner ce que les

participants tiennent tous en ligne de mire, un collectif comme horizon. Parce que le collectif

se définit aussi par ce qu'ils cherchent à construire ensemble, et non comme un déjà-là, la

constitution du collectif dans le cadre d'une intervention sociale peut s'appréhender comme un

processus. Tout l'art du professionnel sera alors de susciter ce processus d’élaboration et de

constitution, de réinvention du réel, dans lequel le collectif éprouve sa vitalité et sa force

cohésive. Il est donc ici question d'une posture professionnelle qui ouvre sur la co-

construction d'un réel en devenir comme modalité de constitution progressive du collectif.

L'ensemble de ces éléments de réflexion semble cohérent avec l'étude d'un groupe restreint,

mais sont-ils transposables à une intervention qui s'appuie sur un collectif plus large ? Qu'en

est-il des modalités de constitution du collectif dans le cadre du travail social communautaire

ou du développement social local ? Par quels types d'interactions un collectif de grande taille

(quartier, communauté...) peut-il prendre un caractère réel ? Au-delà d'une certaine échelle,

comment déterminer un ensemble socialement pertinent pour une intervention sociale

collective ? « Trop souvent les sociologues, comme les hommes politiques et les simples

citoyens changent leur grille d’analyse selon qu’ils abordent un macroacteur ou un

microacteur, le Léviathan ou une interaction sociale », nous disent Michel Callon et Bruno

Latour159. Parce qu'un macroacteur n'est jamais qu'un « microacteur assis sur des boîtes

chapitre 5.159 Michel Callon et Bruno Latour, op. cit., p. 14.

88

noires »160, ils nous invitent à comprendre que les opérations par lesquelles les acteurs se

construisent ne sont rien d'autre qu'une mise en boîtes noires d'éléments (« raisonnements,

habitudes, forces, objets ») sur lesquels il n'est plus nécessaire de revenir. Ce processus

permet la hiérarchisation d'un ensemble de pratiques de telle sorte que certaines deviennent

stables. Mais alors, puisque que nous nous intéressons aux interventions sociales collectives,

c'est du côté des capacités d’action que notre regard se porte, c'est-à-dire du côté des

possibilités de convaincre les macroacteurs d'accepter d’ouvrir leurs boîtes noires et d’en

renégocier le contenu.

De quels acteurs parlons-nous ? Trois grands types d’acteurs émergent lors de la mise en

œuvre d’une intervention collective : la population, les professionnels (extérieurs ou de

proximité) et les institutionnels (partenaires politiques, techniques ou financiers). La figure de

l’intervenant est tout à fait centrale, acteur lui-même, il est celui qui contribue à redonner un

statut d’acteur et/ou d’auteur à la population, et plus particulièrement à ses membres les plus

fragiles, non comme acteurs isolés, mais comme acteur au sein du collectif. Il est aussi celui

qui devra convaincre l'ensemble des acteurs d'ouvrir leurs « boîtes noires ». Prenons l'exemple

de la définition du territoire d'intervention, qui détermine dans bien des cas la composition du

collectif. Le choix du territoire s'est-il opéré en fonction de découpages administratifs et

politiques ou en fonction des modes d’échanges et de communication des habitants ? Nous

savons que le territoire vécu correspond rarement aux unités géographiques définies au niveau

institutionnel, pas plus qu’il ne correspond forcément aux territoires d’intervention des

services médico-sociaux. Et pourtant, la dimension relativement intime du territoire vécu est

bien celle qui permet la proximité des acteurs, celle qui facilite le dialogue et l’expression des

problèmes et des demandes par les habitants, celle qui a du sens pour ses habitants et autour

de laquelle ils peuvent se mobiliser. Le territoire d'intervention, tout comme les modalités de

constitution du collectif, sont-ils des éléments mis en « boîtes noires » ?

Certains auteurs évoqués dans la première partie de ce mémoire laissaient penser qu'il était

nécessaire de transiter par le groupe restreint pour permettre à des gens qui se ressemblent de

se rassembler, de créer du commun et du collectif avant d'imaginer une intervention inter-

groupes. La taille modeste du collectif permettrait, dans un premier temps, de le consolider,

puis de favoriser la mobilisation des individus dans une sorte de remontée en généralité, de la

cause commune aux intérêts localisés qui permettent d'associer d'autres acteurs, puis des

160 Michel Callon et Bruno Latour, op.cit., p. 30.

89

causes plus globalisées qui fédèrent des réseaux d'acteurs de plus en plus élargis. Ce processus

de traduction des souffrances individuelles en questions collectives, puis en préoccupations

d'intérêt public peut certainement favoriser l'émergence d'un acteur collectif incontournable,

capable de s'introduire dans les « boîtes noires » des autres macroacteurs.

La classification artificielle de l'ISIC telle qu'elle est proposée par le CSTS scinde de manière

arbitraire des modes d'intervention desquels découlent des méthodologies pour les

professionnels. Il existe pourtant dans ce qui fonde le collectif un objet méthodologique

commun susceptible d'être partagé dès lors qu'une intervention collective est envisagée. Le

travail social de groupe ou communautaire repose sur un travail de groupe ou de communauté,

et non sur un travail en groupe ou en communauté. L'intervention du professionnel peut alors

s'élaborer sur le périmètre d'une « communauté pertinente de l'action »161. Comment s'est

constitué le collectif ? Est-il réellement constitué ? Comment s'est faite l'adhésion au

collectif ? Par l'intervention d'un professionnel, par implication personnelle, par cooptation... ?

Quel est le sens du collectif pour les individus ? Se perçoivent-ils comme un collectif ?

Souhaiteraient-ils se percevoir comme un collectif ? Si l'intervention collective est pensée

comme un outil permettant à des groupes de population de se définir plus librement, elle offre

effectivement la possibilité au collectif de s’affirmer et de se positionner dans le champ social.

Si, à l'inverse, le collectif est défini de l'extérieur, l’intervention sociale collective porte en elle

le risque d'une identité prescrite qui assigne une place particulière dans le champ social. Une

analyse interactive et réflexive du fonctionnement social du collectif, tout au long de

l'intervention, partagée entre les membres peut permettre d'ouvrir les « boîtes noires » des

différents acteurs pour en renégocier le contenu.

6.2 – Les conditions de définition de la situation-problème

Sur la base de ce premier objet méthodologique partagé par les différentes formes

d'intervention collectives, intervient ensuite un deuxième questionnement, celui de définir

l'objet de l'intervention collective, la situation commune qu'il s'agit de transformer. La

conception classique du commun laisse entendre que les personnes qui s’engagent le font sur

la base d’un intérêt commun. Une sorte d'accord préalable serait indispensable, il conviendrait

de poser un compromis avant toute chose. A l’inverse, il nous semble que l'objet même de

161 Denis Segrestin, « Les communautés pertinentes de l'action collective : canevas pour l'étude des fondements sociaux des conflits du travail en France », Revue française de sociologie, n° 21-2, 1980, pp. 171-202.

90

l'intervention sociale collective est de construire ce commun qui apparaît comme le fruit d'un

processus collégial réunissant des personnes aux intérêts divers et auxquelles il appartient de

le définir et de le délimiter, de le caractériser et de le négocier. L’intérêt collectif n’existe pas à

priori, il émerge progressivement, par effets d’intéressement mutuel, au fur et à mesure de

l’avancée des activités, il se détermine « à chaud », en prise avec la dynamique de

l’expérience collective.

L'ISIC propose plusieurs méthodologies pour accompagner la phase de problématisation.

L'une d'elle, la conscientisation, s'inspire des découvertes de Paulo Freire au contact de la

pauvreté et qu’il nomme la « culture du silence » qui interdit tout esprit critique à ceux qui

sont exclus de l’accès au savoir. Il développe sa « pédagogie des opprimés » qui propose à

chacun d’envisager sa situation comme un problème à résoudre et qui se fonde sur le dialogue

plutôt que sur l’imposition d’idées. « Le processus de conscientisation désigne une

dynamique collective qui conduit un ensemble d’individus vivant une même situation

d’oppression ou d’exclusion, à en devenir conscients et à s’en affranchir en se définissant un

projet commun. Il s’agit de passer de l’état de « groupe latent » à celui de « groupe

émergent » puis de « groupe conscient » de son identité, c’est-à-dire à même d’affirmer son

existence, de se faire connaître et de se situer dans des rapports sociaux. »162 Dans son étude

déjà évoquée précédemment, Marion Carrel reconnaît ce processus : « Nous avons établi que,

sous certaines conditions, la délibération organisée en petits groupes entre habitants,

techniciens et élus avait pour effet, outre une « capacitation » et une amorce de politisation

chez les personnes habituellement éloignées de la parole publique, une publicisation de

problèmes sociaux qui restaient jusqu’alors inexplorés. »163 Elle en limite toutefois la portée

transformative dans les contextes observés et pointe « des difficultés à déboucher sur une

action collective capable de peser sur les décisions prises par les représentants et

responsables administratifs. »

Le diagnostic dit « partagé » ou « participatif » constitue une autre méthode couramment

utilisée pour la problématisation, même si les difficultés repérées sur le terrain témoignent, là

encore, de fragilités de mise en œuvre. Selon Jean-François Bernoux, le diagnostic social

partagé se veut « une démarche de production de connaissance sociale destinée à

162 Bernard Dumas et Michel Séguier, Construire des actions collectives. Développer les solidarités, Chronique sociale, 2004, cité par GESPISIC (Groupe d'Echanges Sur les Pratiques de l'ISIC) - http://gespisic.canalblog.com/archives/p30-10.html

163 Marion Carrel, op. cit., p. 33-51.

91

appréhender les caractéristiques d’une réalité sociale. Nécessairement au service d’un projet

social, le diagnostic est à comprendre comme un prétexte au rapprochement des acteurs

avant d’être processus de connaissance sociale. Dans une visée de développement social en

effet, créer une dynamique d’acteurs est au moins aussi important que de connaître la réalité

sociale à transformer. Faire un diagnostic implique par conséquent la participation du plus

grand nombre des acteurs. On parle de diagnostic partagé. Et l’éventuel projet qui peut

naître d’un tel diagnostic sera d’autant plus réalisable qu’il aura toute chance ainsi d’être

co-porté. »164

Les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de ces démarches relèvent bien souvent d'un

manque de consolidation du dispositif à travers l'implication des différents acteurs à chaque

étape du processus de traduction. Que les institutions et les travailleurs souhaitent intéresser et

enrôler les usagers comme actants incontournables des interventions sociales collectives est

une chose. Qu'ils leur accordent une place à part entière dans la prise de décisions et dans le

processus d'élaboration des projets en est une autre. Participer à des activités qui sont

d’emblée organisées et proposées, ou même contribuer à la définition de modalités d’action

dans le cadre de programmes élaborés ailleurs, pervertit la logique des démarches

d'intervention collective. Il nous semble que dans les étapes proposées par la sociologie de la

traduction, les acteurs sont avant tout conviés à s'impliquer dans la réflexion et la discussion

(problématisation et intéressement) avant de passer progressivement à l'action (enrôlement et

mobilisation). Bon nombre d'ISIC sont conçues dans un sens inverse, proposant une

implication dans des activités prédéfinies avant de convier les participants à la réflexion et à la

décision.

Se revendiquer d'une approche collective de l'intervention sociale implique d'en assumer les

risques ou, pour le dire autrement, d'accepter de ne pas savoir à l'avance où peut conduire ce

processus, et il n'est pas évident que les logiques institutionnelles des décideurs ou des

financeurs soient réellement favorables (ou compatibles) à ce type d'intervention. Ces

démarches évolutives constituent un processus qui se développe à travers la redéfinition

constante des finalités et le renforcement graduel des acteurs et des stratégies, aussi bien par

les résultats atteints que par les acquis générés dans l’action. Sauf à en perdre les bénéfices, la

problématisation passe aussi par les usagers dans une visée de réappropriation ou de

renforcement de leur capacité d’agir sur leur situation. Garder ces réflexions à l’esprit

164 Jean-François Bernoux, Mettre en œuvre le développement social territorial. Méthodologie, outil, pratique, Dunod, 2005, p. 190.

92

constitue un garde-fou contre les risques d'instrumentalisation qui peuvent se glisser dans ces

formes d’actions collectives jusqu'à renforcer les processus d’exclusion existants par une série

d’effets pervers.

6.3 – Les modalités d’organisation de cette intervention

Après s'être intéressé à la constitution du collectif et à la définition de la situation-objet de

l'intervention collective, quelles sont les modalités d’organisation de cette intervention,

comment s'élaborent-elles ? Cette interrogation renvoie à la notion d'empowerment

organisationnel élaborée par William A. Ninacs dans le cadre de sa thèse « Types et processus

d’empowerment dans les initiatives de développement économique communautaire au

Québec » qui s'intéresse aux organisations par lesquelles s'opère la mise en commun des

capacités et des ressources d'une collectivité donnée. L’empowerment organisationnel

« représente à la fois le processus d’appropriation d’un pouvoir par une organisation et la

communauté à l’intérieur de laquelle une personne ou une autre organisation devient

empowered »165. L'organisation par le partage de l’information et du pouvoir entre les

membres, par l'utilisation de processus coopératifs pour prendre les décisions et impliquer

chacun dans les choix, par la mise en œuvre et l'évaluation, contribue à l’empowerment des

individus qui participent au processus. A travers ce processus organisationnel, il se construit

également de l'empowerment collectif qui influence le système social au sein duquel

l'organisation évolue.

L'empowerment organisationnel se signale comme processus organisationnel et résultat de ce

processus. William A. Ninacs repère quatre dimensions en interactions dans ce processus :

• « la participation, (...) car une organisation peut participer aux décisions qui

l’intéressent, en particulier dans les organismes dont elle est membre (organisations

intermédiaires) ;

• les compétences, qui sont celles mises à contribution par les individus dans le giron de

l’organisation, tels les membres de ses instances décisionnelles, de ses comités et de son

personnel, et on peut penser qu’il peut aussi se faire un transfert de savoirs entre ces

personnes ; (c'est notamment à ce niveau qu'opère l'aide mutuelle)

165 William A. Ninacs, Empowerment : cadre conceptuel et outil d'évaluation de l'intervention sociale et communautaire, http://envision.ca/pdf/w2w/Papers/NinacsPaper.pdf

93

• la reconnaissance, qui renvoie au cheminement par lequel l’organisation arrive à

reconnaître sa propre légitimité ainsi que ses compétences et qui passe, en premier lieu, par

la façon dont ses membres la perçoivent et, par la suite, par la façon dont le milieu qui

l’entoure l’accueille et la soutient ;

• la conscience critique, c’est-à-dire la capacité d’analyse de l’organisation quant à la

clarification des enjeux pour ses membres et pour la population en général »166.

Pour les professionnels chargés d'accompagner cette dynamique, l'empowerment

organisationnel devient aussi une approche particulière, une méthodologie qui s’appuie sur

l’auto-organisation et la prise en charge des personnes par elles-mêmes ou par des pairs, qui

encourage la prise de parole, l’expression et la conscience critique pour construire ensemble

des stratégies et susciter l’émergence de formes d’organisation collectives autonomes. Ce

processus peut sembler complexe, et même utopique, aux professionnels chargés

d'accompagner ces dynamiques, car les différentes méthodologies d'intervention sociale ne

sont pas séparables en entités distinctes et non reliées entre elles. Elles sont au contraire

fortement imbriquées et s'alimentent de manière réciproque. « Bien souvent, l’action

communautaire s’impose à la suite d’un long processus qui est d’abord passé par un travail

individuel (prise en charge, accompagnement… de personnes ou de familles pour répondre à

leurs problèmes individuels ou familiaux), qui identifie la récurrence de problèmes ou de

besoins communs, puis parfois aussi par un travail collectif (visant à trouver des réponses

collectives - par le travail social de groupe notamment, en groupe en tout cas - à des

problématiques individuelles, chacun trouvant grâce au groupe une meilleure capacité à

gérer, affronter, résoudre son propre problème individuel), avant de prendre la forme d’un

travail que l’on pourrait qualifier de communautaire. Le groupe, ou la collectivité, acquiert

alors le statut de moyen au service d’un travail à visée communautaire, avec des objectifs

visant un effet sur les structures. »167

A l'issue de ce travail, il nous semble pertinent d'appréhender les freins, les limites ou les

échecs rencontrés par une intervention sociale collective comme un échec du processus de

traduction, qui reste un dispositif complexe sans cesse en mouvement où l’incertitude, les

risques et l’instabilité du fonctionnement en réseau renvoient à l’hétérogénéité des acteurs et

des institutions qui y participent, avec des intérêts différenciés, des logiques contradictoires et

166 William A. Ninacs, ibid.167 Catherine Bosquet, Le développement communautaire, un concept, une histoire, des valeurs, p. 3.

http://www.fdss.be/uploads/TravailSocialDevComm/TravailSocEtDevComCombo.pdf

94

des organisations cloisonnées. Mais paradoxalement, ce sont tous ces acteurs qui peuvent, sur

le long terme, retisser des liens et faire l’expérience positive d’une coopération horizontale sur

un projet pouvant améliorer la situation sociale de personnes parfois en grandes difficultés. A

l’opposé des dispositifs à court terme, cette démarche se situe dans la continuité, le soutien et

l’opiniâtreté d’un processus organisationnel avec les investissements nécessaires, les

implications indispensables et les apprentissages d’une action collective sans cesse

réinterrogée et renouvelée dans un mode de coordination par ajustements réciproques et

reconnaissance mutuelle.

95

Conclusion

Ce renouveau des approches collectives de l'intervention sociale que professionnels,

institutions ou chercheurs appellent de leurs vœux, se présente comme une démarche bien

ambitieuse de transformation sociale co-construite pour faire face aux enjeux contemporains.

La crise de l'État-providence, l'ampleur des problèmes révélés par l'incapacité de notre modèle

économique à résoudre le chômage et le quasi-monopole des pratiques d'aide individuelle

constituent autant d'arguments en faveur d'une nécessaire redéfinition du travail social, de ses

finalités et de ses méthodes d'intervention. Les approches collectives de l'intervention sociale

sont l'objet d’un intérêt croissant qui s’accompagne d’une certaine confusion du fait d'une

absence de consensus sur la terminologie utilisée et d'une telle profusion d'objectifs assignés

que ils en deviennent inatteignables. A partir de ce constat, nous avons exploré le modèle

communautaire d'Emmaüs à l'aide du cadre d'analyse proposé par la sociologie de la

traduction. Nous avons alors tenté de formuler une grille d’exploration de ces pratiques autour

de la question de la place laissée aux usagers dans la négociation de ces différentes étapes de

problématisation, d’intéressement, d’enrôlement et de mobilisation. Cet instrument nous

semble fournir des repères pour positionner les démarches rencontrées.

Les travailleurs sociaux soumis à la logique de l'offre institutionnelle et bousculés dans leurs

repères professionnels semblent se résigner dans une forme d'impuissance renforcée par le

constat de l'insuffisance de l'action publique à entretenir à elle seule le lien social. Certains

pourtant tentent d'inventer une approche du travail social ancrée sur la confiance et la capacité

redonnée aux personnes fragilisées de prendre des initiatives collectives, sans renier

l'accompagnement individuel et les prestations légales considérés comme préalable essentiel à

la dynamique collective. Ces professionnels s'aménagent des marges de manœuvre dans la

technosphère complexe de l'action sociale pour mettre en pratique cette intuition selon

laquelle le collectif constitue l'espace où se déclinent les logiques de reconnaissance et de

réciprocité qui permettent de soutenir le rapport positif qu’un individu entretient avec lui-

même. Ils rejoignent en cela les travaux de Paul Ricoeur sur l’expérience symbolique d’une

authentique reconnaissance mutuelle.

Ils réactualisent ainsi des formes anciennes de travail social reprises par le conseil supérieur

du travail social sous le vocable d'interventions sociales d'intérêt collectif et constituées en

96

catégories méthodologiques séparées qui peinent à rendre compte de leur points communs et

de leur nécessaire articulation dans l'action. L’accompagnement de ces démarches se pose

comme un triple défi : celui du soutien au travail en collectif pour initier ou entretenir la

mobilisation des membres, celui du soutien au travail du collectif pour proposer des supports

symboliques d’une authentique reconnaissance mutuelle aux acteurs impliqués , et enfin celui

du soutien au travail autour du collectif pour contribuer à négocier un partage des

responsabilités et de l'autorité avec le système social dans lequel s'inscrit le collectif. Cette

perspective constitue indéniablement une voie ambitieuse qui ne peut en aucun cas reposer sur

les seules épaules des professionnels de l'intervention sociale. Elle nécessite bien au contraire

une volonté partagée et résolue de chacun, élus, responsables institutionnels, militants

associatifs, bénévoles ou simples citoyens, de développer une intelligence collective avec

celles et ceux qui vivent les situations les plus difficiles pour construire avec eux les moyens

de leur « être en société ».

97

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Chronologie du service social (Christian Mailliot) - http://axesocionancy.canalblog.com

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Collectif Pouvoir d'agir - http://pouvoirdagir.fr/

Observatoire de l'Action Sociale Décentralisée - http://odas.net/

PRISME (PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Éducatifs) - http://www.prisme-asso.org

103

Annexes

104

Annexe 1

105

Annexe 2

106

107

108

Annexe 3

109

110

111

112

113

114

115

116

117

Résumé

Au-delà des constats partagés de prédominance des logiques d'individualisation dans le

paysage contemporain de l'intervention sociale, et donc du faible développement des

approches collectives, la réflexion présentée dans ce mémoire porte sur la caractérisation des

formes d'action sociale regroupées sous le terme d'intervention sociale d'intérêt collectif

depuis l'adoption de cette terminologie par le Conseil supérieur du travail social. Travail social

de groupe, travail social communautaire, développement social local et de très nombreuses

interventions collectives... Force est de constater l'hétérogénéité des notions mises en œuvre

dans ce cadre, hétérogénéité qui compose un panorama dispersé et fractionné de cet objet

élaboré en typologie.

Un large tour d’horizon fait apparaître l'intervention sociale collective, tour à tour, comme un

ensemble de méthodologies qui s'appuient sur le collectif pour accompagner les personnes

dans leurs processus de changement social ou comme un processus d'innovation sociale qui

les engage comme acteurs à part entière d'une construction collective originale visant à

développer leur pouvoir d'agir individuel et collectif. L’analyse en fonction du degré

d'implication des usagers dans le processus décisionnel permet de situer les interventions

collectives sur une échelle d’empowerment. Puis, pour comprendre le fonctionnement interne

des dispositifs et leur portée selon les caractéristiques de leur conception, la réflexion se

concentre sur une intervention sociale particulière afin d'en dégager les mécanismes, le cas des

communautés Emmaüs.

A l'issue de cette étude de cas, l’accompagnement des approches collectives de l'intervention

sociale se pose comme un triple défi : celui du soutien au travail en collectif pour initier ou

entretenir la mobilisation des membres, celui du soutien au travail du collectif pour proposer

des supports symboliques d’une authentique reconnaissance mutuelle aux acteurs impliqués,

et enfin celui du soutien au travail autour du collectif pour contribuer à négocier un partage

des responsabilités et de l'autorité avec le système social dans lequel s'inscrit le collectif. Cette

perspective constitue indéniablement une voie ambitieuse qui ne peut en aucun cas reposer sur

les seules épaules des professionnels de l'intervention sociale mais nécessite, bien au contraire,

une volonté partagée et résolue de chacun.