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LES ASPECTS IDÉOLOGIQUES DE LA CODIFICATION DU DROIT INTERNATIONAL PAR O livier CORTEN P rocesseur à l ’U nivkrsité libre de B ruxelles C entre de droit international ET DE SOCIOLOGIE APPLIQUÉE AU DROIT INTERNATIONAL 1. En droit international public, la codification est très générale ment entendue comme « une opération de conversion de règles cou- tumières en un corps de règles écrites, systématiquement grou pées » (1). Cette rédaction peut être le fait d’acteurs privés, et en particulier de la doctrine, ou être assurée avec l’accord des Etats eux-mêmes, par le biais de mécanismes plus formalisés (2). Au sens strict, la codification est supposée ne faire que traduire des règles coutumières déjà existantes mais, dans la mesure où chacun s’ ac corde à reconnaître un effet créateur dans le processus, on assume généralement que celui-ci comporte ce qu’on a appelé un certain «développement progressif» du droit international (3). (*) P. D aillier et A. P ellet , N guyen Q uoc D inh , Droit international public, 7e éd., 2002, p. 336, n° 215. Selon une définition plus élaborée, la codification est une « opération consistant essentiellement à remplacer un droit de nature coutumière, formé d’une manière spontanée au cours des siècles au sein de Xopinio juris des membres de la communauté internationale, par un droit de formation volontaire, consacré dans des textes écrits adoptés par lesdits membres ou, tout au moins, par une partie consistante desdits membres et dûment représentative de leur ensemble »; R. A go , « Nouvelles réflexions sur la codification du droit international », Revue géné rale de droit international public, 1988, p. 539. (2) Pour un aperçu historique du phénomène, voy. notamment Ch. de V isscher , « La codifi cation du droit international», Recueil des cours de l'Académie de droit international, 1925-1, tome 6, pp. 408 et s. ; Y.L. Liang, « Le développement et la codification du droit international », Recueil des cours de VAcadémie de droit international, 1948-11, tome 73, pp. 421-458 et R.P. Dho- kalia , The Codification of Public International Law, Manchester, M.U.P., 1970, pp. 3 et s. (3) J. S alhon (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, A.U.F., 2001, v° codification, sens B, p. 191; H .W .A. T hirlway , International Customary Law and Codi fication, Leiden, Sijthoff, 1972, pp. 17 et s. ; A. M ahiou , « Rapport général », in Société française pour le droit international, La codification du droit international, Paris, Pedone, 1999, pp. 17-19.

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LES ASPECTS IDÉOLOGIQUES DE LA CODIFICATION

DU DROIT INTERNATIONAL

PA R

O l i v i e r CORTENP r o c e s s e u r à l ’ U n i v k r s i t é l i b r e d e B r u x e l l e s

C e n t r e d e d r o i t i n t e r n a t i o n a l

E T D E SOCIOLOGIE APPLIQ U ÉE A U D R O IT INTERN ATION AL

1. En droit international public, la codification est très générale­ment entendue comme « une opération de conversion de règles cou- tumières en un corps de règles écrites, systématiquement grou­pées » (1). Cette rédaction peut être le fait d’acteurs privés, et en particulier de la doctrine, ou être assurée avec l’accord des Etats eux-mêmes, par le biais de mécanismes plus formalisés (2). Au sens strict, la codification est supposée ne faire que traduire des règles coutumières déjà existantes mais, dans la mesure où chacun s’ ac­corde à reconnaître un effet créateur dans le processus, on assume généralement que celui-ci comporte ce qu’on a appelé un certain «développement progressif» du droit international (3).

(*) P . D a il l ie r et A . P e l l e t , N g u y e n Q u o c D in h , Droit international public, 7e éd., 2002, p. 336, n° 215. Selon une définition plus élaborée, la codification est une « opération consistant essentiellement à remplacer un droit de nature coutumière, formé d’une manière spontanée au cours des siècles au sein de Xopinio juris des membres de la communauté internationale, par un droit de formation volontaire, consacré dans des textes écrits adoptés par lesdits membres ou, tout au moins, par une partie consistante desdits membres et dûment représentative de leur ensemble »; R. A g o , « Nouvelles réflexions sur la codification du droit international », Revue géné­rale de droit international public, 1988, p. 539.

(2) Pour un aperçu historique du phénomène, voy. notamment Ch. d e V is s c h e r , « La codifi­cation du droit international», Recueil des cours de l'Académie de droit international, 1925-1, tome 6, pp. 408 et s. ; Y .L . Liang, « Le développement et la codification du droit international », Recueil des cours de VAcadémie de droit international, 1948-11, tome 73, pp. 421-458 et R.P. Dho- k a l i a , The Codification of Public International Law, Manchester, M .U.P., 1970, pp. 3 et s.

(3) J. Sa l h o n (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, A .U.F., 2001, v° codification, sens B, p. 191; H .W .A . T h i r l w a y , International Customary Law and Codi­fication, Leiden, Sijthoff, 1972, pp. 17 et s. ; A . M a h io u , « Rapport général », in Société française pour le droit international, La codification du droit international, Paris, Pedone, 1999, pp. 17-19.

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2. Ainsi définie, la codification connaît ce que beaucoup n’ont pas hésité à désigner comme un âge d’or depuis la fin du X IX e siècle (4). Qu’il s’agisse du droit international humanitaire (s), des droits de la personne (6), de l’interdiction du recours à la force (7), du droit de la mer (8), du droit des traités (°), du droit des relations diplomatiques et consulaires (10) ou, plus récemment, du droit de la responsabilité internationale (11), on ne compte plus les textes considérés comme « codificateurs » du droit existant. La codi­fication a d’ailleurs été confiée à un organisme spécialisé, la «Com­mission du droit international », à qui l’Assemblée générale de l’ONU a donné la mission de couvrir les sujets les plus variés (12). A côté de cette Commission, de nombreux auteurs acteurs, privés (comme l’institut de droit international, composé de juristes parti­culièrement qualifiés (13)) ou publics (comme l’Assemblée générale elle-même, ou d’autres institutions œuvrant dans des domaines plus

(4) Selon Roberto Ago, « [1]’époque actuelle se caractérise, en droit international, par un effort sans précédent en vue d’en réaliser la codification »; R. A g o , « La codification du droit internatio­nal et les problèmes de sa réalisation », in Mélanges Quggenkeim, Genève, Faculté de droit etI.U .H .E .I., 1968, p. 93. Un autre auteur évoque une « décade prodigieuse de la codification » (1958-1969); G. Abi-Sàab, «La coutume dans tous ses états ou le dilemme du développement du droit international général dans un monde éclaté », in Le droit international à l’heure de sa codifi­cation. Etudes en l ’honneur de Moberto Ago, Milano, Giuffrè, 1987, p. 54.

(G) Voy. lés grandes conventions de La Haye de 1899 et 1907, puis les Conventions de Genève de 1949; E. D a v i d , F. T u l k e n s , D . V a n d e r m e e r s c h (textes rassemblées et présentés par), Gode de droit international humanitaire, Bruxelles, Bruylant, 2002.

(6) Avec les grandes conventions universelles consacrées à ce domaine, voy. 0 . D e S c h u t t e r , F. T u l k e n s et S. V a n D r o o g h e n b r o e c k (textes rassemblés et présentés par), Code de droit inter­national des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2000.

(7) Dès les lendemains de son élaboration, la Charte des Nations Unies elle-même a été consi­dérée comme exprimant, à tout le moins en son article 2 qui reprend quelques grandes principes de droit international touchant les relations entre Etats, du droit coutumier; voy. p. ex. Y .L . L ia n g , «Le développement et la codification du droit international », op. cit., pp. 414-415.

(8) Avec les quatre conventions de Genève de 1958, puis la Convention de Montego Bay de 1982; voy. T. T r e v e s , « La codification du droit international : l’expérience du droit de la mer », in La codification du droit international, op. cit., pp. 309-318.

(9) Avec les Conventions de Vienne de 1969 et de 1986 sur le droit des traités (respectivement entre Etats et entre Etats et organisations internationales).

(10) Avec les Conventions de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques et de 1963 sur les relations consulaires.

(u ) Avec les articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite dont l’As­semblée générale a pris note dans sa résolution 56/83 du 12 décembre 2001, adoptée par consensus.

f12) Voy. p. ex. B.G. R a m c h a r a n , The International Law Commission. Its approach to the codifi­cation and progressive development of international law, The Hague, Martinus Nijhoff, 1977; J.S. M o r t o n , The International Law Commission ofthe United Nations, South Carolina, U .P., 2000.

(13) En application de l’article I § 2 de ses Statuts, l ’institut «a pour but de favoriser le progrès du droit international : a) En travaillant à formuler les principes généraux de la science de manière à répondre à la conscience juridique du monde civilisé ; b) En donnant son concours à toute tentative sérieuse de codification graduelle et progressive du droit international » (texte complet sur http://www.idi-iil.org).

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spécialisés (14)) établissent régulièrement des textes à vocation codi- fïcatrice.

3. L’objet de la présente étude sera de se prononcer sur les aspects idéologiques de la codification ce qui, à notre connaissance, n’a pas encore été réalisé dans les nombreux ouvrages qui ont déjà été consacrés à la problématique. Par « idéologie », on entendra ici un « système (possédant sa logique et sa rigueur propre) de représen­tations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée» (16). Cerner les aspects idéologiques de la codification du droit internatio­nal supposera dès lors de dégager les représentations véhiculées par la codification, et de s’interroger sur le rôle historique du processus dans la société internationale. La démarche comprend une dimen­sion critique, dans la mesure où elle intègre une certaine déconstruc­tion du discours officiel tenu au sujet de la codification (16). En même temps, il ne s’agira pas de porter un jugement de valeur sur la codification, mais plutôt d’en analyser les soubassements et implications sur un plan factuel : notre étude relèvera en ce sens plus d’une théorie analytique et sociologique du droit que d’une véritable philosophie du droit à vocation normative (17).

4. Ces précautions méthodologique apportées, nous formulons l’hypothèse de travail selon laquelle la codification du droit interna­tional véhicule les représentations particulières d’un ordre juridique international cohérent et pacificateur, ce qui lui permet d’assurer un rôle historique de consolidation d’une société libérale en émergence, mais aussi de légitimation de certaines positions de force qui se développent au sein de cette société. On commencera par se pronon­

(14) Comme la CNUDCI (Commission des Nations Unies pour le droit commercial internatio­nal). Pour d’autres exemples, voy. Y . D a u d e t , « Rapport général. Les méthodes et pratiques de la codification », in La codification du droit international, op. cit., pp. 133 et s., ainsi que M. R a m a M o n t a l d o , «L ’exemple des autres organismes des Nations Unies», ibid., pp. 193-206.

(,s) L. AiiTHUSSER, Pour Marx, Paris, La découverte-poche, 1996, p. 238. Pour une étude des rapports entre idéologie et droit international à travers l’exemple de la crise yougoslave, voy. B. D e l c o u r t , 0 . C o r t e n , Ex-Yougoslavie : droit international, politique et idéologies, Bruxelles, Bruylant, 1998.

(10) On s’inscrira donc ici dans le cadre d’une approche critique, au sens d’« approche doctri­nale du droit international caractérisée par le souci de dépasser le formalisme au profit d’une mise en relation du phénomène juridique avec la réalité sociale et, en particulier, avec les contra­dictions qui la caractérisent J. Sa l m o n (dir.), Dictionnaire de droit international public, op. cit., v° critique (approche), p. 290.

(17) Pour plus de détails, voy. O. C o r t e n , « Éléments de définition pour une sociologie politi­que du droit », Droit et Société, 1998, n" 39, pp. 347-370.

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cer sur l’existence de représentations véhiculées par la codifica­tion (I), avant de se pencher sur la question du rôle historique (II).

I. - L es R E P R É S E N T A T IO N S V É H IC U L É E S

P A R L A C O D IF IC A T IO N D U D R O IT IN T E R N A T IO N A L

5. Au sens le plus restreint et le plus limité, la codification a pour objectif officiel de mettre par écrit des règles de droit international qui régissent un domaine particulier (18). Même si on n’évoque pas un « code du droit de la mer » ou un « code du droit des traités », les grandes conventions qui couvrent ces matières sont dès lors généra­lement présentées comme codificatrices (19). Au-delà de cet objectif officiel, on peut identifier des représentations qui mettent en rela­tion l’opération particulière de codification avec le droit internatio­nal dans son ensemble. Non pas que, encore moins que dans un domaine particulier, on puisse véritablement évoquer un « code du droit international» (20), mais que le processus de codification véhi­cule indéniablement une certaine image de l’ordre juridique interna­tional, et ce de manière tantôt explicite, tantôt implicite. Quelle est cette image ? Pour répondre à cette question, nous prendrons appui à la fois sur certains textes produits par des organes chargés de la codification, et sur la doctrine qui s’est penchée sur ce sujet (21). A notre sens, la première image qui découle de cet examen est d’abord celle de l’existence même d’un véritable ordre juridique internatio­nal, existence qui, ont le sait, a régulièrement été mise en doute à la fois en théorie et en pratique (1). Au-delà de cette fonction de «constitution» de l’ordre juridique, la codification favorise égale­ment la vision d’un droit international pacificateur, qui serait apte à gérer — voire à juguler — les conflits incessants qui caractérisent la scène internationale (2).

(18) J. Sa l m o n (dir.), Dictionnaire de droit international public, op. cit., v° codification, sens A, p. 190.

(10) Voy. le tableau des conventions élaborées à la suite des travaux de la Commission du droit international dans P . D a il l ie r et A. P e l l e t , N g u y e n Q u o c D in h , Droit international public, 7e éd., op. cit., p. 341.

(20) Y . D a u d e t , «Rapport général. Les méthodes et pratiques de la codification », loc. cit., p. 147. Il existe cependant un ouvrage qui pourrait tendre à accréditer la thèse contraire, et qui est évoqué ci-dessous ; E. D a v id et C. v a n A ss c h e (textes réunis et présentés par), Code de droit international public, Bruxelles, Bruylant, 2003.

(21) Nous ne pouvons bien entendu prétendre à l’exhaustivité, en particulier sur un thème aussi traité que celui de la codification. Nous pensons cependant pouvoir affirmer que les sources que nous avons consultées sont généralement représentatives de l’ensemble de la doctrine.

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1. — Codification et image d’un véritable ordre juridique international

6. Les critiques niant l’existence même d’un droit international public apte à domestiquer les rapports de force qui prévalent dans les relations interétatiques sont trop connues pour devoir être déve­loppées ici (22). Rappelons toutefois qu’elles s’appuient notamment sur deux arguments de base. Selon le premier, l’observation des réa­lités internationales montrerait que c’est l’état de nature qui conti­nuerait à prévaloir. Aucune règle, pas même celle qui interdit en principe le recours à la force armée, ne lierait des Etats qui n’agi­raient qu’en fonction de leurs intérêts nationaux (23). Cette critique dite « réaliste » se double parfois d’une critique d’ordre normativiste, que l’on retrouve essentiellement sous la plume de Herbert Hart. Selon celui-ci, le droit international ne connaîtrait que des règles primaires de comportement, mais pas de règles secondaires (des « règles sur les règles ») aptes notamment à régir les conditions de création et les modalités de sanction en cas de violation des règles primaires (24). En d’autres termes, même si l’on démontrait l’exis­tence de quelques règles interdisant ou permettant un comporte­ment, il n’existerait pas pour autant un véritable « ordre juridique » cohérent, seul susceptible de répondre aux exigences du concept de droit.

7. Il est clair que le mouvement de codification du droit interna­tional, en particulier dans la mesure où il est le fait des Etats eux- mêmes, tend à favoriser une tout autre représentation de la réalité. De manière générale, l’image véhiculée est celle d’un ordre juridique en formation puis en consolidation. Le processus peut certainement être comparé avec celui que l’on a pu observer à l’échelle nationale : la codification a eu notamment pour fonction de favoriser l’image d’un ordre juridique et politique unifié, le concept d’ordre juridique unique, complet et cohérent revêtant dans ce contexte une impor­tance toute particulière (25). Particulièrement caractéristique à cet

(22) Voy. not. P. W e i l , « Le droit international en quête de son identité », Recueil des cours de l ’Académie de droit international, 1992, V I, pp. 43 et s. et A. T r x j y o l y S e r r a , « Théorie du droit international », Recueil des cours de VAcadémie de droit international, 1981 IV , t. 173, pp. 9- 443.

(23) Voy. p. ex. R. A ron, Paix et guerre entre les nations, 8° éd., Paria, Calmann-Levy, 1984.( 24) H . H a r t , Le concept de droit, trad. Michel van de ICerchove, Bruxelles, F.U.S.L., 1976.(25) Voy. J. V a n d e r l in d e n , Le concept de Code en Europe occidentale du X I I I au X I X e siècle.

Essai définition, Bruxelles, 1967, pp. 163-191.

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égard est ce type d’affirmation, que l’on retrouve dans la doctrine : « l’unité du droit international est en jeu » (26), ou encore « l’unité de l’ordre juridique international doit, en dépit même de la complexité considérable de ce dernier, rester un idéal vers lequel tendront tous les efforts [...] » (27).

8. En ce sens, la codification donne d’abord l’impression que les Etats se sont entendus sur des règles régissant leurs relations mutuelles, et ce dans les domaines les plus divers. Des textes dits codificateurs seront ainsi établis dans les domaines suivants : droit des « relations amicales » (non-recours à la force, règlement pacifique des différends, non-intervention, droit des peuples à disposer d’eux- mêmes), droit international humanitaire et des droits de l’Homme, droit de la mer, droit de l’espace, droit de l’environnement, droit économique, etc. (28). Dans chacun de ces domaines, un texte est élaboré qui est supposé reprendre des règles encadrant le pouvoir des Etats. Ceux-ci s’estimeraient donc, contrairement aux théories réalistes négatrices du droit international, bel et bien liés par des obligations de comportement. C’est pourquoi ils auraient, dans leur grande majorité en tout cas, accepté de signer, ratifier ou adhérer aux grandes conventions codificatrices, ou encore de souscrire aux déclarations de principes adoptées dans le cadre d’organisations internationales à vocation universelle.

9. Il est intéressant de signaler à cet égard que ces textes sont souvent présentés comme codificateurs, même lorsqu'ils renferment à l’évidence une part de création importante, si pas exclusive. Ainsi, à l’instar également des grandes déclarations sur les droits de l’Homme, les résolutions par lesquelles le droit des peuples à dispo­ser d’eux-mêmes a été étendu à un véritable droit à l’indépendance en faveur de tous les peuples coloniaux ont été présentées comme reflétant des règles coutumières «en formation» (29). La doctrine a d’ailleurs élaboré à cet égard un vocabulaire très particulier, en évo­

(26) y . D a u d e t , «Rapport général. Les méthodes et pratiques de la c o d ifica tio n loc. cit., p. 144.

(27) R. M e h d i , «Les objectifs de la codification régionale », in La codification du droit interna­tional, op. cit., p. 98.

(2S) Ces domaines, comme d’autres encore, sont couverts par le recueil de texte précité, inti­tulé Code de droit international public.

(20) Voy. ci-dessous pour plus de détails.

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quant notamment le concept de « cristallisation » de la coutume (30). Grâce à cet euphémisme, la création normative est éludée, le texte codificateur n’ayant fait qu’exprimer quelque chose qui existait déjà. Le « développement progressif » peut ainsi être assumé, mais certainement pas l’élaboration ex nihilo (31). L’image favorisée est celle de règles qui, loin d’être élaborées arbitrairement, reflètent déjà des pratiques et normes existantes. Un auteur renommé a même pu écrire que, lorsqu’un traité était conclu, on pouvait esti­mer qu’il ne faisait que « codifier » une prise de position commune obtenue lors des négociations (32). Dans cette perspective, la codifi­cation témoignerait de l’existence déjà établie, et le cas échéant ancienne, de règles de droit international.

10. La codification induit aussi l’image de règles universelles, dans le sens où elles ont vocation à s’appliquer à l’ensemble des Etats, et complètes, dans la mesure où tous les domaines juridiques seraient progressivement couverts (33). On s’oppose ici à l’idée d’un droit purement contractualiste, particulariste et relativiste, qui s’appliquerait différemment en fonction de chaque relation bilaté­rale ou, à tout le moins, de chaque système juridique régional (3<t). La multiplication de textes supposés refléter une coutume générale accrédite l’hypothèse d’un ordre juridique complet, qui a pour voca­tion de régir tous les aspects de la vie internationale, et ce de la même manière pour tous : « la loi internationale serait donc encou­ragée parce qu’elle réconcilierait le pluralisme des systèmes avec une certaine unité juridique de la communauté internationale [...]» (3S). Selon une partie de la doctrine, il serait dès lors fortement recom- mandable de centraliser autant que possible la mission de codifica­tion, par exemple en instaurant un rôle prépondérant à la Commis­

(30) Voy. p. ex. À. M a h io u , «Rapport général», in La codification..., op. cit., p. 64; G. Abi-Saab, « La coutume dans tous ses états ou le dilemme du développement du droit international général dans un monde éclaté », îoc. cit., p. 55.

( 31) V o y . p. ex. M. D ie z d e V e l a s c o V a l l e s o , «L é g is la tio n et c o d ifica t io n dan s le d ro it in tern ation a l actuel », îoc. cit., p. 247.

(32) R. J. D u p u y , « La codification du droit international a-t-elle encore un sens à l’aube du troisième millénaire? », in Le droit international à l ’heure de sa codification, op. cit., p. 269.

(33) Le fantasme de la complétude se retrouve bien exprimé dans l’affirmation selon laquelle « il se peut que dans 20 ans, peut-être, le droit international général n’ait vraiment plus de lacunes justifiant le travail d’un organe aussi relevé que l’ est la Commission du droit internatio­nal»; Ch. T o m u s c h a t , « L ’exemple de la Commission du droit international », in La codification du droit international, op. cit., p. 178.

(34) Voy. en ce sens D. A n z il o t t i , Cours de droit international, Paris, L.G.D.J., rééd. 1999 (éd. originale de 1929), pp. 81-82.

(36) A. M a h io u , «Rapport général», in La codification du droit international, op. cit., p. 46.

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sion du droit international, ce qui serait « fondamental pour la pré­servation de l’unité du droit international » (30) et écarterait le « ris­que de morcellement du droit international consécutif à la proliféra­tion des organes de codification » (37). Dans ce contexte, de nom­breux auteurs publient des manuels ou des traités de droit interna­tional public, supposés couvrir un ordre juridique unique et cohé­rent (38). L’image est encore favorisée lorsqu’un ouvrage est intitulé « code de droit international public » (39).

11. C’est dans cette perspective centralisatrice que l’on peut envisager la codification de règles dites secondaires, c’est-à-dire de règles par définition universelles dans la mesure où elles régissent les processus de création, d’application ou de sanctions qui entourent les règles primaires de comportement détaillées ci-dessus. Un pre­mier domaine où on a évoqué une codification en ce domaine est celui des sources du droit international. Lors de la création de la Cour permanente de Justice internationale, organe judiciaire de la Société des Nations, a été inséré un article 38 dans le statut qui énu­mère les sources de droit international. Cet article, qui sera repro­duit dans le Statut de la Cour internationale de Justice avec le pas­sage de la S.d.N. à l’ONU, ne vise formellement que le droit appli­cable par ces deux juridictions mondiales. Il sera cependant repris par la doctrine comme exprimant, de manière générale, rémunéra­tion (il est vrai non limitative) et la définition des sources du droit international (40). Cette tendance de la doctrine à universaliser un texte en posant son caractère codificateur est caractéristique de la volonté de dégager des règles secondaires communes susceptibles de fonder un véritable ordre juridique international. C’est également en ce sens que l’on peut interpréter l’élaboration de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités entre Etats, qui définit

(3G) Y . D a u d e t , «Rapport général. Les méthodes et pratiques de la codification», loc. cit., p. 144.

(37) Ibid.(3S) Voy. e.a., dans la doctrine francophone, les ouvrages de P . D a il l ie r et A . P e l l e t ,

P.M. D u p u y ou J . C o m b a c a u et S. Su r , cités par ailleurs dans cette étude; voy. aussi P.M. D u -p u y , L ’unité de l’ordre juridique international, Recueil des cours de VAcadémie de droit internatio­nal, 2002, tome 297.

(30) E. D a v id et C. v a n A ss c h e {textes réunis et présentés par), Code de droit international public, op. cit. Les responsables laissent toutefois entendre que le terme « code » est peut-êtretrompeur, et présentent plutôt l’ouvrage comme un « recueil », par définition incomplet, de textesde droit international (Préface, pp. v-vi).

( 40) P . D a il l ie r et A . P e l l e t y v o ie n t u n e «é n u m é ra tio n un iversellem ent accep tée dessources form elles d u d ro it in tern a tion a l », N g u y e n " Q u o c D in h , Droit international public, 7e éd.,op. cit., p . 114, n ° 59.

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un régime juridique à vocation universelle susceptible de régir des questions comme la conclusion, l’entrée en vigueur, l’interprétation ou encore les causes de nullité des traités internationaux (41 ). Ce régime a, pour l’essentiel, été considéré comme « codificateur », en dépit du fait que certains de ses aspects étaient manifestement novateurs. On pense surtout à la consécration d’un droit impératif (jus cogens), dont le respect conditionne la validité des traités à l’instar de ce qu’on a pu désigner comme un véritable ordre public international (42). Cette nouvelle institution a en effet été progressi­vement érigée par la doctrine en règle générale liant l’ensemble de la communauté internationale, la « codification » ayant impulsé une conception nouvelle, voire révolutionnaire. Enfin, et toujours dans le domaine des règles secondaires, la Commission du droit interna­tional a travaillé pendant près de cinquante ans sur le droit de la responsabilité internationale, pour aboutir en 2001 à la production d’un texte dont on a considéré qu’il codifiait la question, et dont l’Assemblée générale a pris note dans une résolution (43). Ce texte régit les conditions de naissance et de mise en œuvre de la responsa­bilité, et se prononce sur des problèmes tels que l’imputation à un Etat des actes posés par des particuliers, les circonstances excluant l’illicéité, ou encore les procédures de règlement des différends. La codification couvrirait donc désormais les règles secondaires dont l’absence a été sans doute le plus fustigée dans le droit internatio­nal.

12. Finalement, on a relevé que c’est l’ensemble de la production normative en droit international qui est parfois qualifiée de « codifi­cation » par la doctrine (44). C’est souvent de cette manière que sont qualifiées de grandes conventions à vocation universelle, ou des déclarations de principe adoptées au sein de l’Assemblée générale de

(41) P. R e u t e r , Introduction au droit des traités, 3e éd., révisée par Ph. Ca h ie r , Paris, P.U.F., 1995; voy. aussi M. K.OBEN, «La codification du droit des traités : quelques éléments pour un bilan global», Revue générale de droit international public, 2000, pp. 577-614.

(42) A. M a h io u , «Rapport général», in La codificationloc. cit., p. 40.{43) Résolution 56/83, du 12 décembre 2001, adoptée par consensus.(44) Dans ses conclusions sur un colloque consacré à la codification, A. P e l l e t relevait ainsi

une certaine tendance à « réduire tout le droit international à la codification »; « Conclusions », in La codification du droit international, op. cit., p. 330.

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l’ONU (4S). Ce label de codification accrédite l’image d’un ordre juridique déjà existant depuis un certain temps, que les textes ne feraient qu’exprimer, tout en assurant un développement progressif des règles de droit international aux nécessités changeantes de la vie internationale. Ainsi conçue, la codification contribue à instituer un ordre juridique international dont il s’agit d’autant plus d’assurer la légitimité qu’il est supposé garantir la paix et éviter le conflit.

2. — Codification et image d’un droit international pacificateur

13. La codification ne vise pas seulement à dessiner l’image d’un ordre juridique international existant, mais aussi à présenter ce der­nier comme un puissant facteur de paix et de stabilité. Dans une perspective idéaliste, le passage de l’état de nature à l’état de droit permettrait de mettre fin à l’empire de la force, voire au règne de l’anarchie (46). Dans ce contexte, la codification serait de nature à assurer une plus grande sécurité juridique; « l’avantage de la codifi­cation, [c’est] la certitude du droit » (47). En précisant le contenu des règles et principes juridiques, on éviterait le conflit, que celui-ci résulte de l’absence de norme ou de l’existence d’une norme aux contours trop imprécis; «un peu naïves, ces constructions illustrent leur conviction profonde que seule la systématisation minutieuse, complète et éventuellement définitive du droit offrirait aux nations une tranquillité perpétuelle » (48). L ’association entre codification, ordre juridique et pacification renvoie donc à un même type de représentations, que l’on retrouve indéniablement en droit interna­tional.

(45) C.I.J., Affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, Recueil 1986, pp. 99 et s.; Affaire de la Licéité de la menace ou de l ’emploi d'armes nucléaires, Recueil 1996, pp. 254-255; voy. aussi K . Sk u b is z e w s k i , «Resolutions of the United Nations General Assembly and Evidence of Custom », in Le droit international à l’heure de sa codification, op. cit., pp. 503-519; M. D ie z d e V e l a s c o V a l l e s o , «Législation et codification dans le droit international actuel», in ibid., p. 254; H .W .A . T h i r l w a y , International Guslomary Law and Codification, op. cit., pp. 61 et s., ainsi que S. B a s t i d , «Observations sur une ‘ étape’ dans le développement progressif et la codification des principes du droit international », in Mélanges Guggenheim, op. cit., pp. 132-145.

(46) Voy. Ch. d e V is s c h e r , «La codification du droit international», op. cit., p. 329.(47) F. M ü n c h , « La codification inachevée », in Le droit international à l’heure de sa codifica­

tion, op. cit., p. 384. Voy. aussi P . D a il l ie r et A. P e l l e t , N g u y e n Q u o c D i n h , Droit internatio­nal public, 7e éd., op. cit., p. 336, n° 214.

(48) R. M e h d i , « Les objectifs de la codification régionale », in La codification du droit interna­tional, op. cit., p. 80. L ’auteur se réfère aux premiers projets privés de codification (Kant, Bentham, etc.), mais son affirmation peut à notre sens être transposée plus largement.

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14. L’article 13 § 1 de la Charte de l’ONU prévoit ainsi que « l’As- semblée générale provoque des études et fait des recommandations en vue de : a) développer la coopération internationale dans le domaine politique et encourager le développement progressif du droit international et sa codification » (40). Commentant l’intention qui est à la base de cette disposition, un auteur relève qu’elle repose sur « la conviction que le renforcement de la paix et de la sécurité passe par le développement du droit international, l’accroissement de sa clarification et le renforcement de sa rigueur » (60). Un autre auteur considère dès lors que «la codification constitue [...] l’un des fondements sur la base desquels peuvent s’épanouir des ‘ relations amicales’ entre Etats», ce qui suppose «l’idée qu’un ‘bon’ droit (c’est-à-dire un droit certain, équilibré et mis à jour) constitue l’une des conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées de traités et autres sources du droit internatio­nal » (51). Il en déduit que « la compétence prévue par l’article 13 § 1 littera a, est devenue l’une des plus importantes, sinon la plus importante en absolu, des compétences de l’Assemblée géné­rale » (S2). Le constat s’imposerait d’autant plus que l’ordre juridi­que international serait en pleine mutation, la codification assurant alors particulièrement bien « la sécurité du droit ébranlée par la secousse » (B3). C’est notamment ce qui expliquerait la mise en œuvre rapide de l’article 13 de la Charte, l’Assemblée créant la Commission du droit international dès 1947, et celle-ci entamant immédiatement son travail de codification (®4).

15. La vocation pacificatrice de la codification serait-elle entra­vée par les profondes divisions qui caractérisent la société interna­tionale ? Au contraire, on estime souvent que ces divisions rendent

(4U) L ’association entre codification et pacification des relations internationales est plus ancienne. Certains auteurs la font remonter aux premières tentatives consécutives au Congrès de Vienne de 1815 ; J. Se t t e -Ca m a r a , « The International Law Commission : Discourse on Method », in Le droit international à l ’heure de sa codification, op. cit., p. 468.

(50) Y . D a u d e t , «Rapport général. Les méthodes et pratiques de la codification», loc. cit., p. 133. Voy. un exposé des travaux préparatoires dans Y .L . L i a n g , « Le développement et la codification du droit international », op. cit., pp. 416-418 et R .P. D h o k a l ia , The Codification of Public International Law, op. cit., pp. 147 et s.

(51) L. Co n d o r e l l i , «L a coutume », in M. B e d j a o u i (coord.), Le droit international. Bilan et perspectives, Paris, Pedone et UNESCO, 1991, p. 205.

(52) Ibid.(s3) R. A g o , «La codification du droit international et les problèmes de sa réalisation», loc.

cit., p. 94.(54) Y .L . L ia n g , « L e d év e lop p em en t e t la co d ifica tio n du d ro it in te rn a tio n a l» , op. cit.,

p p . 418 et s.

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d’autant plus nécessaire la constitution d’un ordre juridique unique, générateur d’un langage commun apte à arbitrer les différences de conceptions politiques ou éthiques (55). Ainsi,

« La communauté internationale, née de l’interdépendance dans laquelle se trouvent les Nations dans un monde devenu un monde de proximité, est en recherche d’un ordre. Le désordre qui y règne justifie ce besoin qui attend de la codification qu’elle consacre un système normatif» (se).

Dans cette perspective solidariste, la codification ne ferait qu’ex­primer un droit objectif, reflet des nécessités sociales d’une commu­nauté internationale caractérisée par des phénomènes d’interdépen­dance (B7). Le glissement peut aboutir à assimiler la codification à la réalisation de l’ordre (68), mais aussi de la justice, comme en témoigne cet extrait des statuts du prestigieux Institut de droit international :

« la codification ne doit pas se limiter à formuler le droit des gens tel qu’il est, mais doit le développer tel qu’il doit être, suivant les règles que, dans l’évolution de la vie internationale, l’intérêt de l’humanité conseille et la jus­tice commandent » (69).

C’est en ce sens que l’on estimera que les travaux de la Commis­sion du droit international font « primer l’éthique sur la techni­que » (60) ou encore que « les finalités ultimes de la codification sont de contribuer à la paix et à la justice internationale, c’est-à-dire les finalités du droit international lui-même » (61). Les travaux de codi­fication sont souvent présentés sous un angle laudatif, les textes

(56) L. Co n d o r e l l i , «La coutume», in Le droit international. Bilan et perspectives, op. cit., pp. 190-191 ; K . Z e m a n e k , « Codification of International Law : Salvation or Dead End? », in Le droit international à l ’heure de sa codification, op. cit., p. 583, R. A g o , «L a codification du droit international et les problèmes de sa réalisation», loc. cit., pp. 97 et 110; voy. aussi I. B r o w n l ie , «Problems conceming the Unity of International Law», in ibid., p. 154.

(B0) R.J. D u p u y , « La codification du droit international a-t-elle encore un sens à l’aube du troisième millénaire? », in Le droit international à l ’heure de sa codification, op. cit., p. 264. Voy. aussi F. W o l f , « Nécessité croissante des normes internationales », in Le droit international à l ’heure de sa codification, op. cit., pp. 553 et 563.

(57) Voy. e.a. P.M. D u p u y , Droit international public, 6e éd., Paris, Dalloz, 2000, p. 352; W . R u d o l f , « Technological Development and Codification of International Law», in Le droit international à l ’heure de sa codification, op. cit., pp. 433 et s. et L. Co n d o r e l l i , «La coutume», in M. B e d j a o u i (coord.), Le droit international. Bilan et perspectives, loc. cit., p. 203.

(68) Un auteur évoque ainsi la codification comme « a stimulus and guide to ordered conduct by nations » ; R. B a x t e r , « The Effects of Ill-Conceived Codification and Development of Inter­national Law », in Mélanges Guggenheim, op. cit., p. 146.

(so) Annuaire de l ’institut de droit international, 1929, tome 2, p. 312.(00) R.J. D u p u y , «La codification du droit international a-t-elle encore un sens à l’aube du

troisième millénaire?», loc. cit., p. 264.(61) Selon les propos de J . Touscoz lors de l’un des débats organisés au colloque de la Société

pour le droit international sur le sujet; La codification du droit international, op. cit., p. 243.

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étant supposés refléter à la fois une pratique existante et les besoins de la vie internationale. Le principe même de la codification est rarement mis en cause, et on regrette souvent que le texte ne soit pas assez précis, et ce au détriment de la sécurité juridique que doit réaliser la codification car « l’harmonie du droit international en dépend » (02).

16. La doctrine majoritaire qui vient d’être citée tend ainsi à favoriser une représentation toute particulière de la réalité, dans laquelle la codification favorise le droit, qui lui-même favorise la paix. Il serait bien entendu possible de privilégier un autre point de vue, en s’interrogeant sur les limites des vertus pacificatrices de la codification. Dans bien des cas, en effet, on pourrait au contraire estimer que la «codification» n’aboutit qu’à la formulation d’énoncés volontairement ouverts, qui permettront aux Etats de maintenir leurs interprétations divergentes en dépit de l’adoption du texte (63). On a ainsi relevé que la définition plus stricte et plus précise des conditions dans lesquelles il serait exceptionnellement permis de recourir à la force dans les relations internationales était loin d’avoir mis fin au déclenchement de guerres d’agression (64). Un constat qui mène à douter que la règle juridique constitue une garantie de paix et de stabilité dans l’ordre politique international. La vision idéaliste de la paix par le droit, et indirectement par la codification, tend à éluder ou à minimiser cette vision des choses.

17. A ce stade, on peut donc conclure que les représentations majoritairement véhiculées par la doctrine sont celles d’une codifi­cation constitutive d’un ordre juridique international et, par là même d’une stabilité et d’une sécurité juridique et politique. Ces représentations tendent à écarter les critiques qui portent sur l’inexistence d’un véritable juridique international, et sur les diffi­cultés rencontrées par le droit international pour pacifier les rap­ports de force qui continuent de se déployer sur la scène internatio-

(62) Y . D a u d e t , «Rapport général. Les méthodes et pratiques de la codification», îoc. cit., p. 144.

(03) A. M a h io u , «Rapport général», in La codification..., op. cit., p. 35.( 64) 0 . Co r t e n , «Droit, force et légitimité dans une société internationale en mutation»,

Revue interdisciplinaire d ’études juridiques, 1996, n° 37, pp. 71-112; B. D e l c o u r t , «Usages du droit international dans le processus de légitimation de la politique extérieure européenne », Droit et société, n° 49, 2001, pp. 769-790. Comme l’indique fort judicieusement un auteur, le droit naît de la paix plus que l’inverse; R. M e h d i , « Les objectifs de la codification régionale », in La codifi­cation du droit international, op. cit., p. 80.

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nale. Leur caractère idéologique se vérifie déjà à ce stade, mais ne peut être entièrement pris en compte que si l’on se penche sur le rôle historique du processus, ce qui nous mène à la seconde partie de notre réflexion.

II. - Le r ô l e h i s t o r i q u e

A S S U R É P A R L A C O D IF IC A T IO N

18. Dans la première partie de notre étude, nous avons mis en évidence quelles étaient les représentations véhiculées par le phéno­mène de codification du droit international, en nous concentrant essentiellement à la fois sur des textes juridiques de référence et sur leur interprétation par la doctrine ou la jurisprudence. Dans cette deuxième partie, nous nous inscrirons dans une perspective plus sociologique, puisqu’il s’agira de s’interroger sur le rôle de ce phéno­mène juridique dans la société internationale. On mettra tout d’abord l’accent sur son rôle le plus général, qui consiste à adapter le droit international à un certain type de société, qui peut être désignée comme une société libérale (1). On s’interrogera ensuite sur le rôle de légitimation de positions politiques particulières que peut jouer la codification au sein de cette société (2).

1. — Codification et développement d’une société libérale

19. Cette étape du raisonnement s’appuie sur une analyse de la codification que l’on peut déduire de l’œuvre de Max Weber, ana­lyse que l’on exposera de manière générale avant d’ébaucher la transposition au cas particulier de la société internationale (65).

20. Le phénomène de codification a été interprété par Max Weber comme s’inscrivant dans le mouvement de rationalisation

(65) Voy. à ce sujet 0 . Co r t e n , « Les ambiguïtés de la référence au droit international comme facteur de légitimation. Portée et signification d’une déformalisation du discours légaliste », in 0 . Co r t e n et B. D e l c o u r t (dir.), Droit, légitimation et politique extérieure. L ’Europe et la guerre du Kosovo, Bruxelles, Bruylant, 2001, pp. 244-259.

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qui, selon lui, caractérise toutes les sphères de la vie sociale (6e). Sur le plan économique, le schéma féodal de marchés cloisonnés et fai­blement développés a laissé la place à une intensification et à une unification de l’économie à une échelle nationale (67). Sur le plan politique, le fractionnement du pouvoir au profit de multiples sei­gneurs s’est progressivement réduit à un pouvoir central, constitué en Etat souverain sur un territoire défini (68). Sur le plan juridique, la coexistence de multiples droits coutumiers régionaux s’est effacée au profit d’un droit unique, édicté de manière centralisée et appli­cable sur l’ensemble du territoire national (69). Ce mouvement de rationalisation et de centralisation favorise une certaine sécurité, garantie par un Etat disposant dorénavant du « monopole de la vio­lence légitime », qui s’exerce par l’intermédiaire d’un Etat édictant des règles générales, valables pour tous et dont la violation sera sanctionnée par des institutions compétentes (70). La sécurité juridi­que constitue ainsi une valeur centrale, qui est assurée par un type de droit que Weber désigne comme un droit « formel » et « ration­nel ». Le droit est conçu et présenté comme formel, en ce sens que l’on peut clairement le distinguer de la morale, de la religion ou de la politique (71). On se trouve ici dans l’optique d’un positivisme juridique qui se développe (72) précisément parce qu’il constituerait une garantie de sécurité : le droit positif constituerait en effet un cadre de référence commun et stable qui pourrait, à l’inverse d’un

(6C) La rationalisation parallèle de ces différentes sphères d’activité doit être comprise comme un processus complexe dans lequel aucune de ces sphères n’a vocation à prévaloir sur les autres «en dernière instance»; M. W e b e r , Economie et Société, t. 2 (L'organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie), Paris, Pion, Agora, 1995, pp. 44 et s. ; M. C o u t u , Max Weber et les rationalités du droit, Droit et Société, n° 15, Paris/Québec, L.G.D.J. et Presses univer­sitaires de Laval, 1995, pp. 120 et s.

(07) M. W e b e r , Economie et Société, t. 1 {Les catégories de la sociologie), Paris, Pion, coll. Agora, 1995, pp. 110 et s. et D.M. T r u b e k , «Max Weber on Law and Rise of Capitalism », in P. H a m il t o n (éd.), Max Weber. Gritical Assesments, London and New York, vol. III, 1991, pp. 126 et s., spéc. p. 140.

(08) Voy. not. M. W e b e r , Le savant et le politique, Paris, Pion, 10/18, 1963, p. 133.( 60) M . W e b e r , Sociologie du droit, Paris, P.U .F., 1986, pp. 185 et s.; voy. aussi M . v a n d e

K e r c h o v e et F. O s t , Le système juridique entre ordre et désordre, Paris, P .U.F., 1988, p. 233; R. Sè v e , «Introduction», Archives de philosophie du droit, 1986, Le système juridique, p. 6; J. Ch e v a l l ie r , «Vers un droit postmoderne? », in J. Cl a m et G. M a r t in (dir.), Les transforma­tions de la régulation juridique, Paris, L .G.D.J., Droit et Société, 1998, pp. 25 et s.

( 70) M . W e b e r , Economie et Société, t . 1, op. cit., p . 68 e t t . 2 , L'organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l ’économie), Paris, Pion, Agora, 1995, p . 19.

(71) M. W e b e r , Sociologie du droit, op. cit., pp. 42-43 et M. C o u t u , Max Weber et les rationa­lités du droit, op. cit., pp. 186-187 ; D.M. T r u b e k , « Max W e b e r on Law and Rise of Capitalism », op. cit., p. 135.

(72) M . T r o p e r , v ° «positivisme » in A .J . A r n a u d (Ed.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, L.G.D.J., Bruxelles, Story Sciencia, 1988, pp. 306-308.

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droit naturel, être détaché des conceptions morales et politiques particulières et changeantes (73). Le droit doit dès lors également être qualifié de rationnel, en ce sens que l’on peut prévoir dans une certaine mesure les résultats de son application (74). Le schéma posi­tiviste dominant exige de l’interprète qu’il se contente de mettre en œuvre la loi existante, sans en tempérer ou en écarter l’application sur la base de considérations politiques ou éthiques, tenant par exemple aux conséquences « inopportunes » ou « inéquitables » de son application (75). Ce n’est donc qu’en raisonnant de façon rationnelle, et à partir d’un droit formel, que l’on peut assurer une sécurité juri­dique (76).

21. On mesure dans ce contexte toute l’importance du phéno­mène de codification. D’une part, la codification permet précisé­ment de consacrer la distinction entre les normes, les mœurs ou les considérations morales, d’un côté, et les règles juridiques, de l’ autre. En ce sens, la codification contribue à accréditer la thèse d’un droit formel, que l’on peut séparer de la religion, de la morale ou de la politique. Toute l’entreprise s’appuie sur le postulat qu’il est pos­sible de distinguer ce qui est juridique de ce qui ne l’est pas. Une distinction qui sera renforcée par la rédaction de codes écrits et la publicité qui leur sera accordée. La codification favorise aussi l’idée d’un droit rationnel, à l’application prévisible. Le code représente un texte unique, sur lequel le raisonnement juridique pourra doré­navant s’appuyer, ce qui devrait écarter les interprétations diversi­fiées, subjectives et changeantes.

22. L’unité du droit et de son interprétation, auxquelles est sup­posé contribuer le processus de codification, remplissent ainsi un rôle particulièrement adapté à l’émergence puis à la consolidation d’une société capitaliste libérale. Sur le plan économique, le com­merce se développera plus efficacement dans un cadre stable et

(73) Au sujet de cette problématique, on consultera l’ouvrage de référence de M. K o s k e n - niehïj From Apology to Utopia. The Structure of International Légal Argument, Helsinki, Lakimie- sliiton Kustannus, 1989.

(74) M. W e b e r , Sociologie du droit, op. cit., pp. 40 et s., et l’introduction de J. G r o s c la u d e , pp. 20-21, ainsi que J. F r e u n d , <t La rationalisation du droit selon Max Weber » , Archives de phi­losophie du droit, 1978, pp. 81 et s., et D.M. T r u b e k , « Max Weber on Law and Rise of Capita­lism#, op. cit., pp. 132-134.

( 7Ö) Voy. p. ex. C. S c h m it t , Les trois types de pensée juridique, Paris, P.U.F., 1995, pp. 86 et s.(70) Bien entendu, la prévisibilité ne doit pas être absolue, mais être envisagée par référence

à la « garantie d’une certaine régularité de fonctionnement de l’ordre juridique » ; M. Co u t u , Max Weber et les rationalités du droit, op. cit., p. 143.

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sécurisé par des règles impersonnelles, détachées des conceptions politiques ou morales particulières (droit formel), et dont l’ applica­tion est dès lors relativement prévisible (droit rationnel). Sur un plan plus politique, le respect des droits de l’Homme s’appuie lui aussi sur le concept de sécurité, une règle de droit formelle et ration­nelle étant perçue comme une limite indispensable à l’arbitraire du pouvoir de l’Etat. Fondamentalement, seul un droit de ce type est susceptible d’assurer la paix et l’ordre. Dans des sociétés pluralistes, il est inconcevable que le droit ne puisse être distingué d’une politi­que ou une morale particulières, ou puisse être interprété en fonc­tion de l’une d’entre elles. Le droit doit au contraire être présenté et perçu comme un corps de règles formellement distinct de sys­tèmes éthiques ou politiques particuliers. Grâce, notamment, au processus de codification, les conflits qui surgissent effectivement seront censés être réglés de manière dépassionnée, par l’application logique de règles générales et abstraites, et grâce à des experts juristes reconnus comme des techniciens efficaces compétents, tou­jours parce qu’ils ne jugent pas moralement ou politiquement, mais sur la seule base du droit positif (77). La sécurité et la prévisibilité seraient ainsi assurées, ce qui permet d’opposer le droit (positif) à l’arbitraire qui caractériserait le modèle pré-moderne, dans lequel les règles et leurs application sont imprégnées de considérations morales qui ne peuvent que correspondre à des appréciations per­sonnelles et subjectives, chacun ne faisant en définitive qu’imposer son droit naturel (et donc ses conceptions politiques, morales ou religieuses) à l’autre (78). La rationalisation de la société et du droit peut ainsi se comprendre comme logiquement liée au développe­ment d’une société libérale.

23. Ce schéma, élaboré essentiellement par Max Weber pour appréhender l’évolution des sociétés ' étatiques occidentales du X IX e siècle, est-il transposable aux spécificités de la scène mondiale actuelle ?

24. D’un certain point de vue, on serait tenté de répondre par l’affirmative. De manière générale, on peut en effet accréditer la thèse d’un certain mouvement de rationalisation qui touche parallè­lement les sphères économique (unification et intégration progrès-

( 77) M . Co u t u , Max Weber et les rationalités du droit, op. cit., p. 87.(78) Voy. J. F r e u n d , Etudes sur M ax Weber, op. cit., p . 254.

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sive du marché mondial et diffusion universelle du modèle capita­liste), politique (accroissement des compétences des organisations internationales et progrès de droits de l’Homme définis - et dans une certaine mesure mis en œuvre - à l’échelle universelle) et juridi­que (élaboration d’un véritable système juridique international). La légitimation assurée par une formalisation de la réglementation juri­dique est, dans ce contexte, évidente : un droit perçu comme détaché des visions éthiques ou politiques particulières est particu­lièrement important pour rassurer les investisseurs, mais aussi garantir une protection minimale des droits de la personne et des peuples ainsi que les conditions minimales de l’existence d’une « démocratie internationale ». Sur ce dernier point, on a insisté sur le rôle de la codification qui favorise l’image d’un ordre juridique unique, cohérent et complet. On a aussi montré comment la codifi­cation était assimilée à la sécurité juridique, et donc à l’ordre et à la paix. Le phénomène lui-même, tout comme les représentations qu’il véhicule, peut ainsi être interprété comme assurant un rôle de rationalisation directement lié au développement d’une société libé­rale à l’échelle mondiale.

25. D’un autre côté, les limites de la transposition du modèle wébérien à l’échelle internationale sont évidentes. On aura ainsi cer­tainement déjà relevé que la rationalisation de la société internatio­nale n’est, sur le plan du développement des institutions, pas com­parable avec celle qui s’est produit à l’intérieur des Etats. Il n’existe, au niveau mondial, pas de gouvernement ou de parlement qui bénéficie du « monopole de la violence légitime » et qui serait susceptible de garantir effectivement le respect d’un droit supposé unique. Le pouvoir politique est exercé par des acteurs multiples, étatiques mais aussi supra (voire para) étatiques. Ce « déficit » politi­que (par rapport au modèle wébérien) a d’importantes conséquences sur le plan de la sécurité, et donc de la légitimité. Aucune instance unique n’est, comme c’est le cas au sein d’un Etat, apte à garantir le respect du droit et à sanctionner ses violations (79). On est bien davantage dans un ordre instable, au sein duquel chaque Etat dis­pose d’une marge de manœuvre étendue, y compris dans l’interpré­tation et l’application des règles juridiques qu’il a théoriquement

(70) Or, comme l’indique C. S c h m it t , la sécurité juridique dépend largement de la volonté politique qui la sous-tend {Les trois types de pensée juridique, op. cit., p. 91).

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acceptées (80). Dans ce contexte, la codification ne peut certaine­ment pas prétendre mettre fin à la diversité des interprétations et des applications de la règle juridique. En l’absence d’institutions centralisées aptes à assurer une certaine unité de sens, le texte codi­fié est livré aux appréciations souveraines des acteurs, avec pour conséquence que l’ordre et la paix n’apparaissent nullement garan­tis. L’exemple de l’interdiction du recours à la force est à cet égard particulièrement édifiant : même si la règle a fait l’objet d’un pro­cessus élaboré de codification (81), l’unité de son interprétation, et pour tout dire son respect, ne sont, en pratique, nullement assurés. En l’absence d’un monisme politique, même approximatif, l’image d’un monisme juridique ressemble souvent à un mirage : si on l’ ob­serve de loin, le droit international peut, grâce notamment au pro­cessus de codification, apparaître unique et relativement cohérent; dès qu’on s’en approche de trop près en analysant une règle particu­lière, l’impression d’unité s’estompe au profit de celle de la diver­gence voire de la contradiction.

26. Mais, paradoxalement, les limites de la rationalisation politi­que peuvent d’autant mieux expliquer le succès de la codification. Le fait que la société internationale soit moins fortement intégrée et rationalisée qu’une société nationale semble rendre d’autant plus nécessaire le recours à un discours positiviste qui renvoie à un droit formel et rationnel (82). La coexistence d’Etats (mais aussi d’autres sujets comme les organisations internationales) porteurs de valeurs et d’idéologies très différentes rend en effet d’autant plus nécessaire l’existence d’un langage commun qui se présente comme neutre et objectif (83). Car il est sans doute moins délicat de s’entendre sur un texte juridique que de s’entendre sur des valeurs ou des objectifs politiques communs, et plus encore d’accepter de centraliser le pou­voir de décision. Dans cette perspective; la codification sert à accré­diter la thèse d’un progrès du droit international, progrès qui est

(80) A. Ca s s e s e , Violence et droit dans un monde divisé, Paris, P.U.F., 1990, p. 61.(81) Voy. Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations les

relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies, rés. 2625 (X X V ) du 24 octobre 1970; Définition de l’agression, rés. 3314 (X X IX ), 14 décembre 1974; résolutions 43/51 du 5 décembre 1988, 46/59 du 9 décembre 1991, 49/57 du 9 décembre 1994.

(82) Voy. A. Brimo, «Structuralisme et rationalisation du droit», Archives de philosophie du droit, 1978, pp. 201-202.

(83) On se référera en particulier à la doctrine de la «coexistence pacifique », exposée entre autres par G. T u n k in , Theory of International Law, Cambridge, Harvard University Press, 1974, pp. 14 et s.

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supposé, si pas refléter, à tout le moins favoriser celui d’une société libérale en émergence.

2. — Codification et légitimation de positions politiques particulières

27. Nous n’avons, à ce stade, envisagé le rôle historique de la codification que dans une perspective très globale, en la mettant en relation avec le développement d’une société libérale. La question qui se pose ensuite est de déterminer dans quelle mesure la codifica­tion peut par ailleurs être utilisée, au sein de cette société, par cer­tains de ses acteurs qui cherchent à faire prévaloir leurs positions politiques particulières. On a ainsi pu écrire que « [l]a codification n’est pas une démarche éthérée, elle s’inscrit dans un environne­ment marqué du sceau des rapports de forces [...]»(84). Le phéno­mène peut très généralement être présenté comme suit : un acteur politique souhaite faire prévaloir sa position politique particulière, et cherche à cet effet à la présenter comme revêtue du sceau de la légalité, et donc de l’universalité. Il a ainsi tout intérêt à prétendre que cette position ne fait que « codifier » le droit existant, et s’impo­serait par là même aux autres acteurs de la société internationale.

28. Pour bien comprendre le processus, il faut rappeler certaines caractéristiques du système des sources en droit international. La source la plus aisée à établir et à interpréter est certainement le traité, dans la mesure où il représente le degré de formalisation le plus abouti (8S), ce qui explique que la vocation considérée comme idéale de la codification est de déboucher sur l’élaboration d’un ins­trument conventionnel (86). Cela étant, personne ne conteste le prin­cipe de la relativité, en application duquel un Etat ne peut être lié par un traité que si et dans la mesure (la technique des réserves étant le plus souvent admise) où il l’a accepté (87). L’affirmation de

(8*) R. Mehdi, «Les objectifs de la codification régionale », loc. cit., p. 80.(85) On considère ainsi que le traité est « at the present stage, the idéal source of international

law since they have, among other qualities, that of détermination in a clear, or relatively clear manner, the rights and duties of states which ratified them»; G. d o N a s c im in e t o e s il v a , « Treaties as Evidence of Customary International Law », in Le droit international à l ’heure de sa codification, op. cit., p. 387.

( 80) V o y . p . ex . Y .L . L ia n g , « L e d év e lo p p e m e n t et la c o d ifica t io n du d ro it in tern ation a l », op. cit., p p . 478 et s. ; Y . D a u d e t , « R a p p o r t général. L es m éth od es et p ratiqu es de la c o d ifica t io n », loc. cit., p . 171; J. B a s d e v a n t , Annuaire de l ’institut de droit international, 1947, p . 227.

(87) Voy. les articles 34 à 36 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités entre Etats.

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l’existence d’une règle coutumière peut, dans ce contexte, offrir une manière de contourner la rigueur du système (88). Un traité (qu’il soit ou non entré en vigueur) peut en effet contenir des règles dont on admet, par ailleurs, qu’elles revêtent un caractère coutumier, caractère en vertu duquel elles pourraient lier des Etats non liés par le traité (89). Ce caractère coutumier peut être démontré à l’ aide de moyens moins exigeants que ceux qui relèvent du droit des traités (en application duquel l’on devra établir l’existence d’instruments formels comme la signature, la ratification ou l’adhésion). La juris­prudence comme la doctrine n’hésitent pas à déduire l’existence d’une règle coutumière d’une déclaration théoriquement non contraignante (comme la Déclaration universelle des droits de l’Homme (90)), d’un projet d’articles de la Commission du droit international (91), ou encore d’un traité qui n’est pas entré en vigueur (92). Ces textes, présentés comme codificateurs, peuvent ainsi permettre d’affirmer l’opposabilité à certains Etats de règles présentées comme générales, alors que ces Etats n’y ont pas formel­lement adhéré. La codification permet ainsi d’affirmer comme uni­verselles certaines règles qui étaient, à tout le moins à l’origine, par­ticulières (93). Ce faisant, elle universalise les positions politiques formalisées par la règle juridique.

29. Plusieurs auteurs ont ainsi mis en évidence que ce sont sur­tout les Etats occidentaux qui, en particulier (mais pas seulement) à l’origine, ont été en mesure de donner un contenu aux règles cou- tumières dites générales :

« en effet, étant donné que c’est la pratique qui forge la coutume, c’est sur-tout la pratique des pays les plus importants qui joue un rôle prépondérant

(88) p W e il, «Vers une normativité relative en droit international? », Revue générale de droit international public, 1982, pp. 5-47.

(80) H .W .A . T h ir l w a y , International Gustomary Law and Codification, op. cit., pp. 80 et s. Voy. C.I.J., Affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, Recueil 1986, p. 94, par. 175.

(90) Voy. C.I.J., Affaire du Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, Recueil 1980, p. 42.

(01) C.I.J., Affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, Recueil 1986, p. 100, par. 190.

(°2) G. d o N a s c im in e t o e s il v a , « Treaties as Evidence of Customary International Law», loc. cit., pp. 390 et s.; voy. p. ex. C.I.J., Affaire de la Compétence en matière de pêcheries, Recueil 1973 , p. 63, par. 36.

(03) R.J. D u p u y , «La codification du droit international a-t-elle encore un sens à l’aube du troisième millénaire? », loc. cit., p. 268; Ph. Ca h i e r , «Rapport général. Bilan et perspectives de la codification », in La codification du droit international, op. cit., pp. 255 et s.

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parce que les petits Etats n’osent pas aller à l’encontre de telles pratiques,même si elles ne correspondent pas à leurs intérêts» (94).

Il est clair que, dans des domaines comme le droit de l’espace, seuls certains Etats sont en mesure de développer une pratique déterminante. Plus généralement, les précédents invoqués mettent souvent en jeu le même type d’Etats. Le constat ne s’explique pas seulement par la réalité des faits, mais aussi, plus prosaïquement, par la circonstance que les recueils ou revues qui reproduisent la pratique et la position des Etats privilégient en pratique certains d’entre eux (8S). On a cependant relevé que, une fois la codification opérée, tout le monde se trouvait «sur un pied d’égalité», aucun Etat ne dépendant plus d’un département juridique particulière­ment performant pour déterminer le contenu de la coutume (96). La remarque n’est que partiellement justifiée, dans la mesure où le texte devra lui-même faire l’objet d’interprétations juridiques spé­cialisées dans des cas particuliers (97). Ainsi, que ce soit en amont ou en aval du processus, la codification est souvent susceptible de favo­riser les Etats les plus puissants au détriment des autres (98).

30. Cela ne signifie pas que l’utilisation de la codification soit nécessairement exclue pour les Etats les plus faibles. C’est en ce sens que l’on a pu interpréter le recours de plus en plus fréquent aux résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU par les Etats du Tiers monde ("). Une fois admis au sein de la société internationale, ceux- ci ont commencé par refuser de se considérer comme liés par des règles coutumières qui avaient été établies sans leur concours et leur

(°*) A. M a h io u , «Rapport général», in La codification..., loc. cit., p. 43.(05) On a encore relevé que, au sein de la Commission du droit international, «les rapporteurs

des pays du sud sont très défavorisés par rapport à d’autres»; Y . D a u d e t , «Rapport général. Les méthodes et pratiques de la codification», loc. cit., p. 158.

(00) Ch. T o m u s c h a t , « L ’exemple de la Commission du droit international », in La codification du droit international, op. cit., p. 179, ainsi que son intervention lors du débat, p. 247.

(°7) Certains auteurs considèrent que les ambiguïtés des textes codifiés « should be resolved through the rational and well-defined process of interprétation » (K. Z e m a n e k , « Codification of International Law : Salvation or Dead End ? », loc. cit., p. 584). Mais un tel processus n’a pas été institué, les Etats restant les premiers, et souvent les seuls, interprètes des règles de droit interna­tional; voy. 0 . Co r t e n , L ’utilisation du « raisonnable > par le juge international. Discours juridi­que, raison et contradictions, Bruxelles, Bruylant, 1997.

(°8) Voy. aussi J. B a b b o z a , « Le point de vue et le rôle des Etats », in La codification..., op. cit., p. 291. Selon cet auteur « à l’exception de quelques domaines d’une importance particulière pour le Tiers monde, les pays développés sont encore à la tête du processus de codification [...]».

(00) F. Münch, «L a codification inachevée», loc. cit., p. 373.

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consentement (10°). La « codification » a en ce sens permis à ces Etats de redéfinir certaines règles de base en leur donnant un contenu qu’ils estimaient plus adapté aux évolutions de la scène internationale (101 ). C’est ainsi que, en particulier à partir des années 1960, de nombreuses résolutions de l’Assemblée générale ont progressivement reconnu un droit à l’indépendance aux peuples coloniaux, en présentant ce droit comme le corollaire logique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes consacré par la Charte des Nations Unies (102). Cette « codification de la coutume » - que l’on peut parallèlement qualifier de « pratique interprétative » de la Charte - s’est progressivement imposée à l’ensemble des Etats, sans qu’il ne soit pour cela nécessaire de passer par une procédure de révision, particulièrement lourde, de cet instrument convention­nel (103). Le concept de l’accord tacite permet ainsi de suppléer un accord formel, les grandes résolutions adoptées par consensus étant supposées refléter Yopinio juris de l’ensemble des Etats de la com­munauté internationale (104). Bien entendu, le succès de l’entreprise dépend directement du rapport de forces existant. Dans le cas de la décolonisation, la « codification » réussie s’explique par le soutien non seulement des pays du Tiers monde, mais aussi des deux Grandes Puissances qui ont émergé après la deuxième guerre mon­diale (105). Même si c’est pour des raisons différentes, l’URSS comme les Etats-Unis d’Amérique ont tous deux appuyé le processus. Dans le cas des résolutions proclamant l’existence d’un « nouvel ordre éco­nomique international », en revanche, l’opposition des pays occiden­

( 10°) R . A g o , « L a co d ifica t io n d u d ro it in tern a tion a l e t les p rob lèm es de sa réa lisa tion » , loc. cit., pp. 95-96; P.M. D u p u y , Droit international public, op. cit., p. 353; H . T h i r l w a y , Internatio­nal Gustomary Law and Codification, op. cit., pp. 4-5.

(101) Ibid., pp. 6-7; G. A b i -Sa a b , «L a coutume dans tous ses états ou le dilemme du dévelop­pement du droit international général dans un monde éclaté», loc. cit., pp. 55-57; R.J. D u p u y , « La codification du dToit international a-t-elle encore un sens à l’ aube du troisième millénaire ? », loc. cit., p. 265.

(102) Voy. en particulier la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux, rés. 1514 (XV) du 14 décembre 1960; voy. aussi résolution 1541 (XV) du 15 décembre 1960.

(103) Ph. Ca h ie r , « Rapport général. Bilan et perspectives de la codification », in La codifica­tion du droit international, op. cit., p. 256.

(104) E. Su y , «Rôle et signification du consensus dans l’élaboration du droit international», in Le droit international à Vheure de sa codification, op. cit., pp. 521-542. L ’optique suppose que la codification repose sur un accord entre les Etats ; voy. J. Co m b a c a u et S. Su r , Droit internatio­nal public, Paris, Montchrestien, 1993, p. 90, ainsi que A. M a h io u , «Rapport général», in La codification du droit international, op. cit., p. 14.

(105) 0 . Co r t e n , « Droit, force et légitimité dans une société internationale en mutation », îoc.cit.

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taux dans leur ensemble a empêché le processus d’aboutir, en dépit du fait qu’il était appuyé par une majorité d’Etats (106).

31. Il se peut même qu’une minorité agissante parvienne à impo­ser ses vues en parvenant à universaliser sa codification. Le Conseil de sécurité apparaît ainsi de plus en plus comme une instance à vocation législatrice, qui tend non pas seulement à prendre des déci­sions obligatoires dans une situation particulière — ce que prévoit l’article 25 de la Charte — mais aussi à prétendre exprimer des règles valables pour une généralité de situation — pouvoir que l’on ne retrouve aucunement dans l’acte constitutif de l’ONU (107). Dans ce dernier cas, le raisonnement consiste à présenter une résolution adoptée par quinze Etats au plus comme codifiant une règle coutu­mière déjà existante, qui s’imposerait ainsi à l’échelle universelle. Aux lendemains des attentats du 11 septembre 2001, le Conseil de sécurité a ainsi adopté une résolution par laquelle, au nom de la lutte contre le terrorisme, il a imposé une série d’obligations à l’en­semble des Etats (108). Certaines de ces obligations étaient contenues dans des traités qui n’avaient alors été ratifiés que par quelques Etats, mais sont pourtant présentées comme obligatoires pour cha­que Etat membre de l’ONU (109). Seule la fiction d’une codification permet de donner une portée juridique au mécanisme. En ce sens, la codification permet de contourner non seulement les procédures relevant du droit des traités, mais aussi un vote unanime - ou à tout le moins majoritaire - au sein de l’Assemblée générale. L’en­semble se développe au nom d’une théorie objectiviste des sources en application de laquelle l’ONXJ en général et le Conseil de sécurité en particulier constitueraient les organes d’une véritable commu­nauté internationale générant un droit qui répond aux nécessités sociales du monde contemporain. Les aspects idéologiques de la

(i°B) p d a il l ie r A . P e l l e t , N g u y e n Q u o c D i n h , Droit international public, 7° éd ., op. cit., pp. 1058-1062, n°3 618-619.

( 107) G. A r r a n g io -R u i z , « T h e S ecu rity C ou n cil’ s L a w M ak in g », Riv. Dir. int., 2000/3 , pp. 609-725.

( 108) R éso lu tion 1373 du 28 sep tem b re 2001.( ,09) N . A n g e l e t , « V e r s u n ren forcem en t d e la p rév en tion e t la répression d u terrorism e p a r

des m oy en s financiers et é co n o m iq u e s? », in K . B a n n e l i e r , T h . C h r is t a k is , 0 . C o r t e n , B . D e l - c o t j r t (eds.), Le droit international face au terrorisme, P aris , P ed on e , 2002, p p . 219 et s .; P . K l e i n , « T h e e ffe cts o f U S p réd om in a n ce o n th e é la b ora tion o f tre a ty regim es an d o n th e é v o ­lu tion o n the law o f trea ties », in M. B y e r s a n d G. N o l t e (ed s .), The United States and Interna­tional Law, C am bridge, C .U .P ., 2002.

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mieux assurée si l’on évoque une codification de règles existantes que si l’on admet qu’un texte prétendument codificateur n’est en réalité que le fruit de la volonté de son ou de ses auteurs. Cette impression d’unité et de cohérence permet aux spécialistes de droit international, qui sont sans doute les premiers codificateurs, d’ac­créditer l’existence de leur objet de recherche, et indirectement de justifier leur propre activité ( lu). Le mythe de la rationalisation et l’unification remplit plus fondamentalement un rôle qui consiste à la fois à accompagner, favoriser et légitimer une société libérale en développement, une société soucieuse de sécurité et de prévisibilité, valeurs précisément portées par la codification. Enfin, la codifica­tion offre un moyen à certains acteurs politiques de faire prévaloir leurs positions en les parant des vertus du droit et de l’universalité. Pour toutes ces raisons, les aspects idéologiques de la codification ne sauraient être niés. Leur prise en compte constitue même, à notre sens, une étape indispensable si l’on veut élucider un certain nombre de paradoxes, dont le succès persistant d’un concept par ailleurs démystifié depuis longtemps est sans doute le plus remarquable.

(1U) Particulièrement emblématique à cet égard est l’idée selon laquelle le juriste aurait un rôle particulier dans la mesure où, par le biais de la codification, il serait le seul à même de conduire « à l’ essence du droit, à ses conditions vitales, à l’art d’exprimer en une langue profes­sionnelle des projections intérieures, à une prise de conscience dans un domaine qui, de par sa nature même, appartient à l’invisible et est destiné à y rester en dépit des symboles de notre écri­ture »; M. Bos, « Aspects méthodologiques de la codification du droit international public », in Le droit international à Vheure de sa codification, op. cit., p. 142.

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codification sont alors particulièrement évidents (110). En présen­tant comme objectives et universelles des règles qui ont été décidées par un organe composé d’à peine quinze membres, on légitime à l’évidence le pouvoir des plus puissants d’entre eux, et en particulier de ceux qui bénéficient du statut de membre permanent et, par conséquent, du droit de veto. Ainsi, « de même qu’en droit interne, la codification apparaît d’abord, pour l’essentiel, comme l’expres­sion du pouvoir » ( ln).

Co n c l u sio n

32. Pour conclure, on peut revenir sur un certain paradoxe qui caractérise le discours juridique au sujet de la codification du droit international. D’un côté, chacun admet que la codification a un rôle créateur indéniable, dans la mesure où on ne peut la limiter à une simple mise en forme d’une réalité préexistante (112); le concept est donc, et depuis longtemps, démystifié. De l’autre, personne ne semble pour autant fondamentalement remettre en cause le concept même, pour lui préférer celui de législation, ou plus généralement de création normative (113). Ce paradoxe s’explique certainement par les aspects idéologiques de la codification du droit international. L’image d’un ordre juridique unifié et pacificateur est en effet

( u o ) V o y . en core O. C o r t e n , « V e r s u n ren forcem en t des p o u v o irs d u Conseil de s é cu r ité ?» , in Le droit international face au terrorisme, op. cit., p p . 271 et s.

(m ) A. M a h io u , «Rapport général», in La codification..., loc. cit., p. 48.( n 2 ) L es références son t in n om b ra b les ; n ou s n ’ a v on s en to u t cas ren con tré au cu n auteur qui

ose a ffirm er que la cod ifica tion serait u n e op éra tion p u rem en t p a ssive , à « d ro it con sta n t » ; v o y . p . ex . A . M a h io u , « R a p p o r t gén éra l» , in La codification..., loc. cit., p p . 16-19 et 4 8 ; R . M e h d i, « L e s o b je c t ifs de la co d ifica tio n ré g io n a le » , ibid., p p . 7 2 -7 3 ; Y . D a u d e t , « R a p p o r t général. Les m éth od es et pra tiqu es d e la c o d ifica t io n », ibid., p . 130 ; P h . C a h ie r , « R a p p o r t général. B ila n et persp ectives d e la co d ifica tio n », ibid., p . 268 ; J. B a r b o z a , « L e p o in t d e v u e e t le rôle des E ta ts », ibid., p . 2 8 3 ; G . G u il la u m e , « L e ju g e in tern a tion a l e t la c o d ific a t io n » , ibid., p . 3 0 1 ; M . B o s , « A sp ects m éth od o log iq u es d e la co d ifica t io n d u d ro it in tern a tion a l p u b lic », in Le droit internatio­nal à Vheure de sa codification, op. cit., p . 146 ; R .J . D u p u y , « L a co d ifica t io n du d ro it in tern a tio ­nal a -t-e lle en core u n in térêts à l 'a u b e d u tro is ièm e m illé n a ire ?» , ibid., p . 263 ; P . D a i l l i e r et A . P e l l e t , N g u y e n Q u o c D in h , Droit international public, 7° éd ., op. cit., p . 336 , n ° 2 1 5 ; L . C o n d o r e l l i , « L a co u tu m e » , loc. cit., p . 2 0 3 ; P.M. D u p u y , Droit international public, 5° éd., P aris, D a lloz , 2000, p . 3 5 2 ; J . C o m b a ca u et S . S u r , Droit international public, op. cit., p . 90 ; R . A g o , « L a cod ifica tion du d ro it in tern ation a l et les p rob lèm es d e sa réa lisation », loc. cit., p. 94. L a C om m ission du d ro it in tern a tion a l e lle -m êm e a adm is le caractère in d issoc ia b le de la c o d ifica ­t ion et d u d év e lop p em en t p rog ress if (Annuaire de la Commission du droit international, 1956, I I , p . 256 , par. 26).

( 113) V o y . p . ex . M. D i e z d e V e l a s c o V a l l e s o , «L é g is la tio n et co d ifica t io n », in Le droit international à Vheure de sa codification, op. cit., p p . 247 -259 . A . P e l l e t re lèv e ainsi qu e « le ch a n ­gem en t d u d ro it est une ch ose t r o p sérieuse p o u r être con fiée a u x ju ristes »; « C on clusions », in La codification du droit international, op. cit., p . 331.