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Chacune des nouvelles des Aurores montréales est un joyau. Marianne Ackerman e Globe and Mail Monique Proulx LES AURORES MONTRéALES nouvelles

Les Aurores montréales - Numilog

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85 Ce sont des nouvelles, textes courts et incisifs, tous soigneusement taillés dans l’ insupportable bana lité des drames et des lieux. Le livre se compare à une petite mosaïque de pierres multicolores. Chacune conserve sa couleur rare et la forme unique de sa froide minéralité. L’ensemble n’en constitue pas moins un vivant portrait de Montréal, une effrayan te collection de spécimens humains, un tableau prodigieux de cacophonie et de tristesse nordique [...].

Il faut lire sans hésiter Les Aurores montréales. Pour apprivoiser l’atrocité. Pour attiser la fureur. Pour savourer le bonheur d’une écriture souveraine aux portes de la barbarie. Enfin parce que ces nou velles s’ajustent de manière à former un livre, ce qui n’est pas toujours évident quand on rassemble des histoires dont chacune soutient si facilement sa propre unité.

Réjean Beaudoin, Liberté

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on Monique Proulx écrit des romans (Homme invisible à la

fenêtre, 1993, Le cœur est un muscle involontaire, 2002, Champagne, 2008), des nouvelles (Les Aurores montréales, 1996) et des scénarios pour le cinéma. Son œuvre a rem-porté de nombreux prix.

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Chacune des nouvelles des aurores montréales est un joyau.marianne ackerman The Globe and Mail

Monique ProulxLes aurores montréaLesnouvelles

Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) H2J 2L2

www.editionsboreal.qc.ca

L E S AU R O R E S

M O N T R É A L E S

DU MÊME AUTEUR

Sans cœur et sans reproche, nouvelles, Québec/Amérique, 1983.

Le Sexe des étoiles, roman, Québec/Amérique, 1987.

Homme invisible à la fenêtre, roman, Boréal, 1993; coll. «Boréal compact», 2001.

Les Aurores montréales, nouvelles, Boréal, 1996; coll. «Boréal com pact»,1997.

Le cœur est un muscle involontaire, roman, Boréal, 2002; coll. «Boréalcom pact», 2004.

Champagne, roman, Boréal, 2008.

Monique Proulx

LES AURORES

MONTRÉALES

nouvelles

Boréal

© Les Éditions du Boréal 1996 pour l’édition originale© Les Éditions du Boréal 1997 pour la présente éditionDépôt légal: 3e trimestre 1997

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Proulx, Monique

Les aurores montréales

2e éd.

(Boréal compact; 85)

isbn 978-2-89052-874-1

1. Titre.

ps8581.r688a97 1997 c843’.54 c97-941216-1

ps9581.r688a97 1997

pq3919.2.p76a97 1997

isbn papier 978-2-89052-874-1

isbn pdf 978-2-7646-1301-6

isbn epub 978-2-7646-1302-3

GRIS ET BLANC

Je t’écris, Manu, même si tu ne sais pas lire. J’espère que ta viese porte à merveille et que les rochers de Puerto Quepos se dres-sent fièrement quand tu nages dans la mer. Nous sommes ins-tallés, maintenant. Nous avons un sofa, un matelas neuf, deuxtables, quatre chaises droites presque de la même couleur et unréfrigérateur merveilleux qui pourrait contenir des tortillas engrand nombre. Je dors sur le sofa, à côté du réfrigérateur mer-veilleux. Tout va bien, je me réveille souvent parce que le réfri-gérateur ronfle, mais le chemin vers la richesse est rempli debruits qui n’effraient pas l’oreille du brave. De l’autre côté de lafenêtre, il y a beaucoup d’asphalte et de maisons grises. On voitdes autos qui passent sans arrêt et ce ne sont jamais les mêmes,Manu, je te le dis sans me vanter.

Ça s’appelle Montréal. C’est un endroit nordique et extrê-mement civilisé. Toutes les autos s’arrêtent à tous les feux rougeset les rires sont interdits passé certaines heures. Il y a très peu deguardias et très peu de chiens. Le mot «nordique» veut direqu’il fait froid comme tu ne peux pas imaginer même si c’estseulement novembre. En ce moment, j’ai trois chandails en lainede Montréal sur le dos, et mamà se réchauffe devant la porteouverte du four qui appartient au poêle qui est grand et mer-veilleux, lui aussi. Mais on s’habituera, c’est sûr, le chemin versla richesse est un chemin froid.

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Ce ne sera pas encore ce mois-ci que tu pourras venir, mais nedésespère pas. Je fais tous les soirs le geste de te caresser la têteavant de m’endormir, ça m’aide à rêver de toi. Je rêve qu’onattrape des lézards ensemble et que tu cours plus vite que moi surla grève de Tarmentas et que la mer fait un grondement terriblequi me réveille, mais c’est le réfrigérateur.

Il y a une mer ici aussi, j’y suis allé une fois en compagniede mon ami Jorge et c’est très différent. La mer de Montréal estgrise et tellement moderne qu’elle ne sent pas les choses vivantes.J’ai parlé de toi à Jorge, je t’ai grossi d’une dizaine de kilos pourqu’il se montre plus admiratif.

Voici comment se passent mes journées ordinaires. Il y a desmoments comme se lever, manger et dormir, qui reviennentsouvent et qui partent vite. Il y a les deux épiceries de la rueMont-Royal, M. Dromann et M. Paloz, qui m’engagent pourfaire des livraisons. Je sais déjà plein de mots anglais, commefast, fast. Le reste du temps, je suis à l’école, c’est une grandeécole grise avec une cour en asphalte grise et un seul arbre quej’ai à moitié cassé quand j’ai grimpé dessus. Les momentsd’école sont les pires, bien entendu, j’essaie de retenir seulementles choses qui peuvent servir plus tard.

Le dimanche, avec Jorge, on fume des cigarettes et on marche,on marche. On peut marcher extrêmement longtemps, à Mont -réal, sans jamais voir d’horizon. Une fois, comme ça, en cherchantl’horizon, on s’est perdus et la guardia civile nous a ramenés trèsgentiment à la maison dans une auto neuve et j’ai pensé à toi,mon vieux Manu, qui aime tellement courir après les autos neuvespour faire peur aux touristes.

Je ne veux pas que tu croies que la vie n’est pas bonne ici, cene serait pas vrai complètement, il y a des tas de choses que jevois pour la première fois, et l’odeur de la richesse commencemême à s’infiltrer dans notre pièce et demie. Hier, nous avons

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mangé des morceaux de bœuf énormes, Manu, et d’une tendretécomme il n’y en a pas à Puerto Quepos, je t’en envoie un échan-tillon bien enveloppé. Ce qui me dérange le plus, car je ne veuxpas te mentir, c’est le côté nordique de la ville, et le gris, qui estla couleur nationale. Mamà, elle, est surtout dérangée par lestoilettes des magasins, c’est là qu’elle travaille et qu’on la paiepour nettoyer. Si tu voyais ces magasins, Manu, ils ont desmagasins que tu dirais des villages en plus civilisé et en plusgarni, tu peux marcher des heures dedans sans avoir le temps deregarder tous les objets merveilleux que nous nous achèteronsune fois rendus plus loin dans le chemin vers la richesse.

Mais la chose de ce soir, la chose dont il faut que je te parle.Mamà nettoyait le réfrigérateur et par hasard elle s’est tournéevers la fenêtre. C’est elle qui l’a aperçue la première. Elle apoussé un cri qui m’a fait approcher tout de suite. Nous sommesrestés tous les deux longtemps à regarder dehors en riant commedes êtres sans cervelle.

La beauté, Manu. La beauté blanche qui tombait à pleinciel, absolument blanche partout où c’était gris. Ah, dure assezlongtemps, Manu, fais durer ta vie de chien jusqu’à ce que jepuisse te faire venir ici, avec moi, pour jouer dans la neige.

LE PASSAGE

Voici donc ce qu’était sa chambre, une fois débarrassée desornements qui en maquillaient la vraie nature: une misérabletaupinière, une cage à volatiles. Tout était petit et laid, le tapissur lequel des colonies de mites affamées semblaient s’êtreabattues, le rose fadasse des murs, les meubles en pin d’uneinsignifiante simplicité, et le store, ô horreur!, en papier glacéqu’on aurait dit trempé dans le sang — qu’elle avait pourtantchoisi elle-même, des siècles auparavant. Trois mois, en fait.L’inimaginable, c’était de penser qu’elle avait vécu des annéesdans cet endroit sinistre, ankylosée dans la stupidité de l’en-fance. Mais c’était fini, maintenant. Plus jamais elle ne dor-mirait seule sur un futon étroit comme un grabat de gynéco-logue, plus jamais elle n’apercevrait par la fenêtre le maigrecatalpa dont son père consolidait les maigres ramures avecdes bas de nylon.

Gaby s’assit par terre et extirpa son journal de dessous letapis. Après plusieurs tentatives infructueuses, c’était finale-ment la seule cachette qui avait déjoué la sollicitude étouf-fante de sa mère. Elle ouvrit le petit cahier noir au hasard:«21 novembre 1991. Pierre Valiquette ne m’a pas regardéeaujourd’hui au cours de bio. Je suis trop grosse. La vie estlaide. Trouver ce soir un moyen de me suicider avec beau-coup de sang.» Enfantillages que cela. Elle tourna quelques

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pages. Voilà qui était plus amusant. «Le directeur m’a faitvenir dans son bureau, a verrouillé la porte, a descendu sesculottes et m’a fait faire des choses que je ne peux même paste confier ici, cher Journal.» Il ne s’agissait évidemment làque d’un stratagème destiné à confondre l’indiscrétion de samère, le pauvre directeur de la polyvalente, ascétique ettimide, ne s’enhardissant à regarder les filles qu’au-dessus dela tête, comme pour y déceler leur auréole de sainteté. Le stra-tagème avait réussi au-delà de toute espérance. Gaby revoyaitla scène avec délectation, ses parents aux abois, anéantis parle stupre et la perversion qui menaçaient leur fille unique, etcontraints bientôt de reconnaître qu’ils violaient régulière-ment son intimité en fouinant dans son journal.

Gaby frotta une allumette et l’approcha du cahier d’ungeste théâtral. Là où elle allait, il n’y avait plus de place pour desradotages d’écolières, il fallait brûler ces morceaux de passéterne. Et tant qu’à faire, elle joignit à l’autodafé le poster deMichael Jackson qui surplombait son lit depuis deux ans.

— Ça sent le feu, Gabrielle, gémit sa mère, de l’autre côtéde la porte.

Ils faisaient mine, tous les deux, de s’activer dans la cui-sine, elle, bien sûr, le nez immergé dans des casseroles d’oùs’exhalait une odeur fade de poireaux et de foie, lui, terrassépar une attaque de propreté aussi subite que suspecte, lesdeux mains occupées à chasser de la nappe des miettes invi-sibles.

— Bon, annonça Gaby en toussotant.Son sac de voyage était lourd, elle le posa près d’elle le

temps qu’ils disent quelque chose — «Au revoir», ou«Salope», ou «Mais qu’est-ce qu’on t’a fait pour l’amour dubon Dieu!» —, nombre de scénarios étaient envisageables, ilsuffisait de rester calme. Par la fenêtre, elle pouvait apercevoir

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la vieille Renault garée contre le trottoir et le bras mince deDavid échoué posément sur le volant.

— Tu ne vas pas manger un peu, au moins? hasarda fina-lement sa mère sans la regarder.

— Non, dit Gaby.— Non MERCI! corrigea aussitôt son père, la voix mau-

vaise.Il n’avait pas cessé, tout ce temps, d’épousseter féroce-

ment la nappe — «Ma parole, se dit Gaby, il va se fouler lepoignet», et elle sentit, consternée, un épouvantable fou riregrelotter dans sa gorge. Elle ne les prenait pourtant pas parsurprise, depuis deux mois ils connaissaient son imminentdéménagement pour Montréal, et la semaine précédente,lorsqu’ils avaient assisté au transbordement de ses effets per-sonnels, tout ce qui pouvait être dit d’âpre et d’inutile avaitété dit. Ne restait de leur part que cet entêtement puéril àvouloir endiguer le cours normal des choses, à se placer déri-soirement sur le chemin fou du torrent qui déferle.

— Et pas de job, grinça son père. Pas l’ombre d’une joben vue.

— Mon Dieu, mon Dieu, soupira sa mère. Avez-vous lechauffage, toujours, à l’appartement?

— Un petit cégep tout nu tout sec. Et ça se pense plusfine que les autres.

— Avez-vous un réfrigérateur? Avez-vous au moinsquelque chose à manger?

— Je vois ça d’ici. Des partys, de la foire, pis du chômage.Y a des millions de chômeurs à Montréal qui ont desdiplômes épais comme ça, pis toi, pauvre innocente…

Gaby attendait sans impatience, le regard chevillé au brasde David qui reposait toujours sur le volant, apaisant commeune montagne. Ils se montraient même incapables, ultime-

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ment, de dire les choses importantes, celles qu’elle devinait,pourtant, tassées derrière le sec de leurs gestes, «Gabrielle, ont’aime, on va s’ennuyer de toi», ils s’enferraient dans cetorgueil rapetissant qui avait été leur marque de commerce, ohqu’elle ne serait jamais comme eux.

— Même pas majeure, te rends-tu compte, je pourraist’empêcher, t’obliger, te forcer à…

— Quoi donc, papa? dit calmement Gaby.Elle le regardait dans les yeux comme elle savait le faire,

ni défi, ni arrogance, une façon nette de déclarer: Je suis moi,c’est à moi que tu parles, et son père acheva sa phrase dansun grommellement. La vérité, c’est qu’elle se savait depuistoujours plus forte qu’eux, et plus brillante, et qu’ils lesavaient aussi, ce qui était la limite du tolérable. Son père s’enfut dans le salon sans ajouter un mot. Sa mère continua uninstant de malmener les poireaux dans la casserole. LorsqueGaby s’approcha pour l’embrasser, elle ne lui tendit qu’unemoitié de joue raidie par la tension.

Dehors, la liberté avait la couleur de la fin d’après-midi etl’odeur pelucheuse des bancs de la vieille Renault. David sai-sit le sac de Gaby en souriant.

— Et puis? s’enquit-il.— Rien. Allons-nous-en.Elle vit sa mère, les épaules un peu voûtées, qui se collait

à la fenêtre, qui lui faisait de la main un geste gauche, un salutde petite fille. L’idée que ses parents étaient vieux et qu’ilsallaient mourir un jour lui apparut tout à coup avec une net-teté insupportable. Elle se pencha à son tour par la portièrepour crier quelque chose, pour agiter la main, mais sa mèreavait disparu.

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* * *

David avait eu beau repeindre en blanc le petit quatre etdemie de la rue de Lorimier, il n’était pas parvenu à faireoublier qu’il s’agissait d’un sous-sol. Un individu né et aban-donné là par inadvertance aurait pu ignorer toute sa vie qu’ilvivait sur une planète éclairée. Gaby, cependant, promenaitdans l’appartement le regard triomphant d’une propriétaire.Tout cela était à elle, ce terrain intact sur lequel elle laisseraitses propres marques, comme un chat imprimerait son odeur— et celle de David, bien sûr, quoiqu’elle voyait déjà en Davidune sorte de ramification harmonieuse d’elle-même. Il fau-drait abattre cette cloison-ci qui rompait trop brusquementla circularité du salon, suspendre pour l’atmosphère desgueules-de-loup sous quelques lampes infrarouges qui leurtiendraient lieu de soleil, disséminer des lumières tamiséesaux angles névralgiques des pièces, acheter des poissons exo-tiques aux noms imprononçables qui mangent de la viandecrue, elle en avait vu au magasin d’animaux du coin et ilsétaient de toute beauté. David l’écoutait parler, opinait de latête, avec aux lèvres ce plissement qui avait séduit Gaby, lapremière fois, et qui continuait d’émouvoir en elle tout unfaisceau de langueurs. Il était doux, totalement, commed’autres sont ambitieux ou végétariens. Il avait six ans de plusque Gaby, pas un sou en poche, et concentrait la majeure par-tie de son intelligence acharnée sur des études en sciencespolitiques qui le mèneraient vraisemblablement tout droitaux prestations du Bien-Être social, mais il faut bien essayerde croire en quelque chose.

Comme ils poussaient l’investigation critique jusqu’à lachambre, Gaby, talonnée par la chaleur de David, se retournabrusquement vers lui et, ronronnante, l’attira sur le lit. Pour-

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quoi ne lui avait-on jamais parlé de ce fabuleux délire des sens,du plaisir majuscule que prodigue le corps, belle bête de course,enfin abandonné à lui-même? Au nom de quelle hypocritevertu taisait-on cette chose prodigieuse? Et tandis qu’ils s’en-tremêlaient sans fin, s’enchevêtraient l’un dans l’autre, galvani-sés par le désir, Gaby observa son reflet dans l’étain de lalampe: une tête sauvage et noire de corsaire, avec, au front,cette mèche rose provocante qu’elle avait conservée au-delà dela mode punk, mais surtout une expression dans le visagequ’elle ne se connaissait pas, rageuse à force d’être passionnée.

* * *

David alluma la chandelle. La table était bancale, tailléedans un contreplaqué raboteux, la nappe de dentelle taveléede trous, et les fleurs que David avait achetées le matin pen-douillaient, navrées, hors de leur vase puisqu’il avait oubliéd’y mettre de l’eau. Ce fut un beau repas.

— Commençons par le dessert, proposa Gaby.— Pourquoi?— Parce que ça ne se fait pas.Ça se fit. Ils mangèrent les trois quarts d’une tarte au

sucre arrosée d’un mousseux qui goûtait la térébenthine etpuis, suspendus entre la nausée et le fou rire extatique, ils lais-sèrent brûler la chandelle en se tenant les mains. «Monamour, mon amour de ma vie», disait Gaby, et David, quin’était pas porté sur les déclarations, se contentait de sourire,lui broyait les phalanges, et une petite voix intérieure, unélancement de lucidité, susurrait en même temps à Gaby qu’ily en aurait d’autres, plein d’autres qui l’aimeraient commelui, d’autres étapes, et d’autres hommes, et tout ce voyageeffroyablement long à venir.

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— T’as l’air triste, tout à coup.— Mais non.Ils se couchèrent.En général, Gaby n’aimait pas la nuit, qui le lui rendait

bien. Cette nuit-ci, cependant, ne pouvait être semblable auxautres, puisque Gaby franchissait définitivement le cap du fadecélibat, elle avait, ô merveille, son amant licitement pressécontre son flanc tiède et qui dormait déjà, le bienheureux, dansun ronflotement de baryton. David avait passé son bras sous sanuque à elle; leurs deux chaleurs se mêlaient et se multi-pliaient. Ce devait être ça, le bonheur, ou tout au moins le som-meil. Gaby l’observa un moment, du coin de l’œil parce qu’elleétait à demi immobilisée par son étreinte. Il l’aimait, certes,mais ne pouvait-il pas l’aimer d’un peu plus loin? Elle déplia lebras anguleux de David et entreprit, sournoisement, de ram-per vers la gauche. David la suivit aussitôt, comme magnétisépar un aimant, et Gaby se retrouva acculée à la bordure du lit,entre le torride de leurs corps et le béant du vide. Elle ne s’en-dormit qu’à l’aube, après avoir choisi mentalement le lit gigan-tesque qu’elle achèterait avec la première paye de l’emploiqu’elle ne manquerait pas de se trouver, le lendemain.

* * *

Il y en avait bien une quinzaine d’assis, déjà, tellementraides à force d’être nerveux et de ne pas vouloir le montrerqu’ils se confondaient avec leur chaise. Gaby traversa la salled’attente sous le regard amorphe de tout ce beau monde,s’approcha d’un blondinet à lunettes, derrière un bureau,voulut lui poser une question, mais le blondinet lui désignal’horloge sur le mur avec un air de désapprobation affligée,puis la salle d’attente avec un sourire de rayonnante cordia-

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lité. Gaby comprit du premier coup et, impressionnée parl’efficacité de la communication non verbale, elle alla s’asseoirparmi les chaises et leurs occupants. La plupart des genséchoués là dans l’espérance que la manne céleste leur tombe-rait dessus sous la forme d’un travail rémunéré étaient plusvieux que Gaby, à deux ou trois exceptions près. Gaby tentaun rapprochement avec la fille assise à côté d’elle, une petiterousse de vingt ans à peine, aux yeux légèrement exorbités etdont le genou sautillait en cadence avec la respiration. Lapetite rousse, stupéfaite qu’on lui adresse la parole, lui lançaun regard farouche que Gaby interpréta comme un avertisse-ment: personne ne parlait, mieux valait donc se taire. Peut-être même était-on puni si on ne semblait pas pétrifié d’an-goisse en attendant la sainte convocation.

Les employés, pendant ce temps, accoudés sur les demi-cloisons qui séparaient leurs bureaux, échangeaient desrecettes de gâteaux et des commentaires sur les émissions detélé de la veille, dans une atmosphère de guillerette camara-derie que la meute d’indigents englués sur leurs chaisesdroites ne pouvait qu’envier. Puis il fut huit heures trente,puis huit heures trente-cinq, et les fonctionnaires, peu à peu,se remirent à fonctionner, et la première et fortunée per-sonne, qui n’était ni Gaby ni la petite rousse, fut convoquéepar un agent de placement.

Deux heures plus tard, Gaby se disait qu’il y avait là mal-donne, ou mépris flagrant, on l’avait pourtant convoquée àhuit heures trente précises, et voilà que des foules et des mul-titudes étaient passées avant elle, et il en arrivait toujoursd’autres, sorte d’invasion endémique de sauterelles. Les néces-siteux, décidément, pullulaient dans cette ville. On lui fitsavoir, après la pause café, qu’elle était la prochaine sur la liste.

À onze heures quarante-cinq, Gaby, hébétée et morfon-

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due par l’attente, rencontra l’agent qui avait été affecté detoute éternité à son dossier. C’était une femme, qui s’appelaitRaymonde Bernatchez-Lizotte: une plaquette de mélamine,destinée sans doute aux incrédules, en témoignait sur sonbureau. Sur ce bureau, il y avait par ailleurs la photo d’unbébé qui devait être le sien — même regard bigle —, uncalendrier de chats persans, un grand cendrier en forme dechat, un presse-papiers-chat en bronze, une couple de fleursartificielles vraisemblablement faites en poils de chat et ledossier de Gaby. Raymonde prit le temps de le consulter scru-puleusement, de l’apprendre par cœur, peut-être — il n’avaitqu’une mince page —, avant de s’intéresser à la personnephysique de Gaby.

— Vous avez un diplôme d’études collégiales en commu-nication, résuma-t-elle avec une espèce de découragement.

— Oui, dit Gaby.— Quel âge avez-vous?— Dix-sept ans.— Pourquoi as-tu déménagé à Montréal? Quelle sorte

d’emploi souhaites-tu postuler?Gaby nota, sans n’en rien laisser paraître, qu’elle venait de

chuter d’un cran dans la considération universelle. Ce passagedu «vous» au «tu», déchéance implacable, lui était sansdoute mérité par son âge: après tout, rien ne prouve encore,scientifiquement, qu’un individu de dix-sept ans, à peinepubère, soit tout à fait humain. Elle réitéra, de sa voix lamieux campée, ce qui était déjà inscrit en toutes lettres dansson dossier, à savoir que toute fonction relevant des relationspubliques, de la rédaction, des communications médiatiques,radio-télé-ordinateur, pouvait l’intéresser, et que, par ailleurs,elle était fort douée pour l’organisation en tous genres. Ray-monde émit un gloussement, court et sarcastique.

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— Il faut être réaliste, dit-elle.En termes succincts, cela signifiait que les aspirations

professionnelles de Gaby, pour louables qu’elles fussent, pré-sentaient autant d’intérêt et de pertinence que les rêvasseriesd’un ver solitaire. Dans quel mégalomane délire était-elletombée pour imaginer, primo, qu’il existait de par le vastemonde des emplois idylliques tels que ceux qu’elle décrivait,secundo, que le cas échéant, elle, pauvre avortonne tout justeéclose du magma collégial, possédait la compétence vouluepour les occuper?

— À ta place, conclut fraternellement Raymonde enregardant sa montre, je poursuivrais mes études.

Bien sûr qu’elle les poursuivrait, plus tard, dans un avenirnébuleux qui ne concernait pas Raymonde Bernatchez-Lizotte, agente en placement et main-d’œuvre diverse et visi-blement fière de l’être. Mais, en attendant, était-ce un crimed’avoir envie, quelquefois, d’acheter des huîtres en saison etde connaître des spectacles payants autre chose que ce que lesjournaux en racontaient?

— Les temps sont durs, bien sûr. Regarde sur le babillard,il y a quelques petites choses, du baby-sitting, un poste devendeur de souliers, aussi, je crois, mais il y a déjà beaucoupde candidats. On t’appellera, si on a du nouveau.

C’était tout. C’était monstrueusement tout, elle se levait,tendait à Gaby une main inconsistante, la survolait de sonregard bigle, la lâchait dans l’arène, plus vide et plus flouéequ’avant, bonne chance, adieu, va voir ailleurs si tu y es.

Il n’y avait plus personne dans la salle d’attente. Gabyéplucha tous les babillards, sans rien espérer, pour toucher lefond de la peur molle qu’elle commençait à sentir bougerdans son ventre. Et si l’univers, clos comme une pomme, nelui faisait pas de place, jamais, nulle part? Et si elle n’était

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qu’une parmi tant d’autres, naïve et née trop tard, condam-née au tarissement irrémédiable de ses dons, à l’anonymemédiocrité? Elle s’arrêta soudain sur une annonce intercaléeentre deux emplois de chauffeur de camion: RELATION-NISTE DEMANDÉ(E) POUR PETITE COMPAGNIECINÉMA. Bien sûr, on exigeait un baccalauréat et troisannées d’expérience; de plus, l’offre se terminait la veille.Gaby, fataliste, s’apprêta à quitter la pièce. Puis, elle revint surses pas, arracha la petite annonce du babillard. Après tout, lesvers parviennent fort bien à s’introduire dans les pommes,aussi closes soient-elles.

* * *

L’immeuble était bas sur pattes, encrassé par des siècles depoussière. Sans qu’on ne lui demande rien, Gaby se faufilajusqu’au dernier étage, où la compagnie de cinéma occupaittrois ou quatre locaux chétifs. Une fille qui disparaissait sousles paperasses lui jeta un regard embrumé.

— Qui s’occupe du nouveau poste de relationniste?demanda Gaby, sans aménité préalable.

— Jean, grommela distraitement la fille en bougeant unemain vague vers le fond du corridor.

Gaby frappa à peine, entra, referma la porte.— Je viens pour le poste, fit une voix, au-dedans d’elle,

qu’elle ne connaissait pas. C’est moi que vous devez engager.L’homme se déplia au-dessus de son bureau, froid

comme une imprécation.— Je ne sais pas qui vous êtes, dit-il, mais veuillez sortir

immédiatement.

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* * *

Lorsque David revint de l’université, à la fin de la jour-née, il trouva le salon plongé dans la pénombre et Gaby, lesyeux tranquillement ouverts, qui regardait le plafond. Il s’ap-procha pour l’embrasser.

— J’ai trouvé un emploi, lui dit Gaby avec un sourire pla-cide. Je commence lundi.

Quoi, que racontait-elle, comment avait-elle fait, et dansune compagnie de cinéma par-dessus le marché, avait-elleprévenu ses parents, fait sonner les trompettes de la victoire,acheté du champagne? Gaby sortit prendre l’air, pendant queDavid, délirant de fierté, osait téléphoner à ses parents à elle,de qui il supportait difficilement l’ostracisme.

L’été était tardif, il traînait dans le ciel des nuages plom-bés qui crevaient à tout moment. Au milieu de la rue, deuxpetites filles jouaient au ballon en se criant, pour rire, desinjures épouvantables. Comme la vie semblait prévisible, toutà coup, un jeu pour sous-doués, parfaitement décodable. Ellen’avait eu, finalement, qu’à perpétuer de vieux gestes, enleversa chemise et sa jupe avec ce regard très précis, une misérablequestion de minutes, au fond, quelle importance. Il n’avaitpas protesté longtemps.

Et tandis que les petites filles, oisillonnes hystériques etfragiles, dévalaient le trottoir et s’éloignaient, Gaby sentit toutce qu’il restait de son enfance s’en aller avec elles.

TABLE DES MATIÈRES

Gris et blanc 7

Le passage 11

Jouer avec un chat 23

Le futile et l’essentiel 39

Jaune et blanc 53

Allô 59

Les transports en commun 63

Tenue de ville 67

Leçon d’histoire 73

Rue Sainte-Catherine 77

Baby 83

Rose et blanc 95

L’enfance de l’art 99

Léa et Paul, par exemple 103

Les femmes sont plus fines que les hommes 119

Madame Bovary 125

243

Noir et blanc 139

Dépaysement 145

La classe laborieuse 153

Les aurores montréales 157

Oui or no 169

Français, Françaises 181

Rouge et blanc 193

Ça 197

Fucking bourgeois 199

Sans domicile fixe 219

Blanc 231

CRÉDITS ET REMERCIEMENTS

Les Éditions du Boréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canadapar l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour leurs activités d’édition et remercient le Conseil des arts du Canada pour son soutien financier.

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du programme de crédit d’impôtpour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

Photo de la couverture : Jean-François Leblanc © Agence Stock

MISE EN PAGES ET TYPOGRAPHIE:LES ÉDITIONS DU BORÉAL

CE DIX-HUITIÈME TIRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D,IMPRIMER EN SEPTEMBRE 2013SUR LES PRESSES DE MARQUIS IMPRIMEUR

À MONTMAGNY (QUÉBEC).

85 Ce sont des nouvelles, textes courts et incisifs, tous soigneusement taillés dans l’ insupportable bana lité des drames et des lieux. Le livre se compare à une petite mosaïque de pierres multicolores. Chacune conserve sa couleur rare et la forme unique de sa froide minéralité. L’ensemble n’en constitue pas moins un vivant portrait de Montréal, une effrayan te collection de spécimens humains, un tableau prodigieux de cacophonie et de tristesse nordique [...].

Il faut lire sans hésiter Les Aurores montréales. Pour apprivoiser l’atrocité. Pour attiser la fureur. Pour savourer le bonheur d’une écriture souveraine aux portes de la barbarie. Enfin parce que ces nou velles s’ajustent de manière à former un livre, ce qui n’est pas toujours évident quand on rassemble des histoires dont chacune soutient si facilement sa propre unité.

Réjean Beaudoin, Liberté

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on Monique Proulx écrit des romans (Homme invisible à la

fenêtre, 1993, Le cœur est un muscle involontaire, 2002, Champagne, 2008), des nouvelles (Les Aurores montréales, 1996) et des scénarios pour le cinéma. Son œuvre a rem-porté de nombreux prix.

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Chacune des nouvelles des aurores montréales est un joyau.marianne ackerman The Globe and Mail

Monique ProulxLes aurores montréaLesnouvelles