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Les Bannis et autres récits. Contes et nouvelles de Gisèle d’Estoc

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Ce recueil reprend les textes que Gisèle d’Estoc, sculptrice, écrivain et militante féministe française du 19ème siècle, donna dans divers journaux.

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    Table des titres

    Un Parloir au collge p.3

    La vieille Gogotte p.5

    Chagrin damour p.7

    Le Berger politique p.9

    Le bonhomme Lucco p.12

    La Comtesse p.13

    Le Bal de lOpra p.16

    Abel de Langle p.18

    La Mre Nicolas p.21

    Le Viveur p.23

    Les Orphelins de Bouxires p.25

    Sidor le Bossu p.27

    Les Bannis p.29

    Martin Pcheur p.30

    Lune de Miel p.34

    Printemps coupable p.35

    Excelsior p.38

    Autres rcits lorrains parus dans Noir sur Blanc

    La Vieille horloge p.42

    Mariez les Amoureux p.44

    Une Lorraine p.47

    Memoranda p.50

    Mariage manqu p.51

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    De linconvnient dtre noix sur le chemin des corneilles p.57 Le Tlphone perfectionn p.61

    Trois rcits parus dans La Revue Caudine de dcembre

    1887

    Silhouettes (Profils fminins) p.79

    La Vieille p.83

    VARIETES - Deux Copains p.85

    Annexe : posie

    Oraison funbre dune mandoline p.87

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    Les titres signals par un astrisque ont t choisis par Nicole Cadne. La mise en page dorigine a t respecte.

    Un parloir au collge1

    Ils sont rentrs les pauvres gamins ! On les a vus cette semaine errer par la ville avec leurs

    longues capotes, leurs airs mlancoliques et les bras tout chargs de paquets. Oh ! qui dira la tristesse de ces mes denfants quand il faut quitter le foyer, la famille, cette maison paternelle o ils se sentaient laise, o leurs rires clataient sonores dans lpanouissement de leur joie et de leur libert ! Finies les vacances si longtemps attendues !... Et voil quil faut encore senfermer dans ces grandes btisses svres qui tiennent toujours un peu de la caserne et du couvent. Cest en vain quon svertue les rendre plus aimables, quon leur donne de lair du jour, des arbres ; lenfant reste rebelle au systme de la pension. Un des tablissements qui avait dploy le plus dadresse, le plus dart pour se faire pardonner son rle et sduire ses petits dtenus, ctait lcole dArcueil. L, rien ne sentait le clotre ni le collge. Sur un large plateau, en pleine lumire, dans un air sain, un grand btiment slevait entour dimmenses jardins. On et dit une vaste famille de jeunes colons. Jai gard le souvenir des visites que jy ai faites quelquefois, accompagnant une amie.

    Ctait comme une ruche bourdonnante, ce parloir des Pres dominicains les jours o le temps ne permettait point quon se proment dans le parc. Alors parents et lves sentassaient dans la longue salle basse qui pouvait peine contenir tout ce monde. On sasseyait par groupes, on se tenait en petits comits, on chuchotait dans tous les coinset tous ces bavardages faisaient une rumeur confuse o montait parfois la fuse dun rire argentin. Les lves arrivaient un un lappel transmis par un bulletin sign. On voyait de grands dadais, longs comme pre et mre, accourir avec une bonne joie sur la figure. ils embrassaient

    toute la famille avec de gros baisers bruyants, et la jolie sur, et le jeune frre, et la tante et les cousins. Les petits venaient, eux aussi, lair tonn, raviIls taient si drles avec leurs ttes de chrubins sortant de leur uniforme sangl ; cet ge o dautres encore courent les jambes nues et le cou dgag. Oh ! ces petits ! quel attendrissement ils veillaient dans le

    cur des parents, forcs par une raison quelconque de les mettre l, au lieu de les garder dans le nid chaud et douillet de la famille ! Ne plus les voir quune fois par semaine, quel tourment ! La tendresse des mres tait charmante, dlicate, toute en grces ; cest si bien leur rle de choyer lenfant ! Les pres avaient des caresses plus gauches, mais vraiment touchantes. Ces hommes, mls pour la plupart aux affaires publiques, qui prorent la

    Chambre, font du bruit et du tapage dans les journaux, redeviennent simples et bons, doux et

    affectueux, quand ils sont l, en face de ce petit tre naf, qui les regarde de son il bleu, franc et pur. Ah ! comme on les sent aux prises avec un sentiment qui les tient aux entrailles ! Non

    1 Texte sign Paule P. Desbarres, paru Nancy Artiste le 18 octobre 1883 sous ce titre. Il est donc question ici du

    collge Albert-le-Grand, fond par les Dominicains, rue Berthollet, Arcueil, en 1863. Etablissement

    prestigieux, ses classes prparatoires Saint-Cyr, Polytechnique ou encore Navale taient rputes, ainsi que la

    place accorde lducation physique : cest l que germa lide de la rsurrection des Jeux olympiques. Philippe Ptain et Sacha Guitry y furent lves. Dirig depuis sa cration par Eugne Captier, un disciple de

    Lacordaire, il compta le pre Hyacinthe Loyson parmi ses professeurs. Aprs les vnements tragiques de la

    Commune durant lesquels Eugne Captier et dautres religieux trouvrent la mort, le pre Jourdin reprit la direction du collge jusqu larrive du pre Didon qui le remplaa partir de 1890, et ce, jusquen 1900. Ltablissement ferma ses portes dfinitivement en 1908, aprs les lois de sparation de lEglise et de lEtat, date laquelle les btiments furent acquis par la Caisse des Dpts et Consignations.

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    loin de moi, je voyais un ex-ministre qui venait de remporter tout rcemment la plus belle

    veste parlementaire dont homme fut jamais revtuou dvtuIl navait pas lair dy songer beaucoup ; il tait tout son fils. Un peu lcart, je remarquai un groupe dlicieux. Ctait une belle jeune femme qui se penchait en causant les yeux dans les yeux vers un bambin de

    sept huit ans. Le petit se tenait tout droit sur le bord de sa chaise, le cou tendu, le regard

    lev, religieusement attentif Il semblait quon vt cette petite me ouverte recevoir le trop-plein du cur maternel. Ah ! ce quelle lui dit l, il ne loubliera jamais. Mais la cloche tinte ; cest fini, voici lheure des adieux ; et une ombre passe sur tous les visages. On se lve, on se dirige regret vers la sortie ; on va jusqu la terrasse, au bas de laquelle se tiennent les voitures. Cest ici que les recommandations, les promesses schangent : adieu, mon chri ; sois sage, travaille bien.

    Oui maman dit le petit tout prt pleurer. Et il reste l, plant sur ses jambes, tandis que la

    voiture sbranle et que la belle jeune femme, encadrant sa jolie tte dans la portire, lui sourit encore et lui envoie un adieu de la main. Alors, le cur tout gros, les yeux pleins de larmes, il sen retourne tristement vers la salle dtudes, qui lui parat bien morne et bien froide ce jour-l. Puis, le soir, dans son petit lit, en fermant les yeux pour sendormir, il revoit le doux visage de sa mre qui lui sourit la portire de la voiture. Ah, cher enfant ! garde-la bien en ton cur cette adorable vision qui te reviendra aux heures mauvaises de lexistencePlus tard, quand tu seras un homme, quand tu auras aim, quand tu auras souffert, quand tu auras vu scrouler autour de toi tout un monde desprances, et que seul, loin de tous, tu pleureras, non plus de ces douces larmes denfant presque inconscientes, mais de ces larmes viriles qui sont de la vie et du sang quon rpandAlors, dis-je, dans leffarement de ta pense, tu te sentiras soudain tressaillir : tu sentiras passer sur ton front un souffle dlicieusement frais et purcomme une de ces tranes de parfum quon saisit au vol durant les longs soirs dt, tu te reverras petit garon, dans le parloir du collge, en face de ta jeune et charmante mre, qui tenveloppe de sa tendresse, rchauffe ta petite me et y dpose le germe de tout ce que tu as de bon, de

    noble, de gnreux. A ce souvenir (si lointain !) un immense attendrissement envahira tout ton

    treet tu pardonneras lautre, en faveur de cette divine femme qui a veill sur ton enfance, ta gard dans ta jeunesse, ta soutenu dans la vie et qui reste dans ton cur et ta pense, immuable et sereine comme la madone sur lautel, ouvrant ternellement ses bras aux malheureux et aux repentis.

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    La vieille Gogotte*2

    Par les riants matins dt o tout sveille joyeusement dans la clart dun beau jour qui se lve ; o lalouette monte comme une fuse dans le ciel, avec des cris aigus de plaisir ; o les btes sortent en courant de ltable et tendent leurs naseaux la fracheur matinale ainsi que par les aubes grises dhiver, quand la bise souffle et fait craquer les arbres morts dans la fort ; quand la neige stend partout dans la campagne et quau loin, dans un grand silence, on entend un chien de ferme aboyer par la pluie, par le vent, par le froid, par le chaud, on la rencontre le matin sur le routes, la vieille Gogotte de

    Bouxires-aux-Dames.

    Elle va Clvent, Custines, Lay-Saint-Christophe, Amance3, pour carder les matelas.

    Elle va portant invariablement ses deux petites baguettes sous le bras, et son chauffe-pieds la main. Elle marche courbe : son pauvre corps tout djet penche en avant et

    plie comme sous un faix ; sa jupe en coton ray fait un bourrelet autour de ses reins

    informes et sattache un corsage de toile bise, maintenu aux paules par des bretelles. Un mouchoir serre sa tte chtive et lenveloppe exactement, ne laissant voir quune vieille petite face ride, aux yeux chassieux, avec une bouche sans dents et un menton hriss de

    poils blancs. Et ces pauvres yeux, et cette pauvre bouche rient dans cette face affreuse,

    lpanouissent, lclairent, lui donnent un air de bont inaltrable. Cest quil nest pas au monde de plus sainte crature que cette Gogotte ! Pendant quinze ans, elle demeura cloue sur son lit puis elle se releva, comme par miracle, et maintenant elle ne cesse de remercier Dieu qui lui a rendu la force de travailler pour

    gagner sa vie. Et par quel labeur !

    Quand elle arrive dans une ferme ou dans un chteau, on la met dans un coin, nimporte o, avec son matelas. Alors, elle sassied, et tout le long du jour, de ses pauvres mains tremblantes, noircies, calleuses, elle tire infatigablement le crin, ou tricote la laine avec ses

    baguettes.

    Voyez-vous, Monsieur, a, cest des matelas qui viennent de Paris, je le vois bien ; l-bas, ils vous abment la marchandise ; ils cassent le crin avec leurs mcaniques, pour aller

    plus vite.

    Gogotte ne va pas vite : elle met deux jours pour rebattre un matelas ;

    A lheure des repas, elle sassied un bout de table, la cuisine, et mange indiffremment tout ce quon lui donne. Quand un verre de vin la mise de belle humeur, elle vous raconte quelle na jamais voulu se marier parce que les hommes cest des pas grandchoses (sic). Longtemps elle vcut tranquille avec ses deux surs ; lune mourut, lautre, soixante ans, savisa dpouser un veuf, pre de quatre enfants. Elle est battue comme pltre et na pas de quoi manger. Cest la vieille cardeuse qui soutient le mnage. Gogotte, pour tout bien possde une petite chaumire, en dehors du village, sur la route de

    Faux. On appelle encore cette chaumire la maison des trois sans hommes, par un jeu de

    mots bien gaulois, et dune gaiet un peu brutale. La maison fut, en effet, habite autrefois par les trois surs. Maintenant, elle est close, durant tout le jour. Quand on passe devant,

    2 Texte sign Gyzle paru dans Le Petit Nancien (n 777) du 23 novembre 1884, p.2. Repris le mme jour par

    La Dpche de Nancy (n71) p.1, sous le titre Chronique. 3 Bouxires-aux-Dames, Custines, Lay-Saint-Christophe et Amance sont des communes situes au nord de

    Nancy. Clvent, en fait Clvant, est un hameau de Custines.

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    on entend un faible miaulement et on aperoit sous la porte le museau du chat qui attend.

    Au mur, dans une petite niche, derrire un grillage, est une vierge de pltre noirci, avec un

    raisin sec la main.

    Cest l, quun jour, la vieille Gogotte steindra, toute seule, sans effort comme un petit falot qui meurt avec la dernire goutte dhuile. Elle rendra Dieu son me simple et nave, pure comme celle dun enfant, sereine comme celle dun martyr. Pauvre tre inoffensif et rsign ! qui aura travers une vie lamentable, en rendant grce celui qui la cr, et naura connu en ce monde que la prire et le travail. Et par les riants matins dt, o tout sveille joyeusement dans la limpidit dun beau jour qui se lve ni par les aubes grises dhiver, o la bise souffle et fait craquer les arbres morts dans la fort on ne verra plus Gogotte cheminer le long des routes, le dos courb, ses deux petites baguettes sous le bras et son chauffe-pieds la main.

    Elle reposera l-bas, dans le petit cimetire de lglise, la douce crature qui na vu quun bien dans lexistence et, simplement stoque, na jamais connu langoisse de cette pense qui nous hante, nous, les dshrits : La vie vaut-elle la peine de vivre ?

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    Chagrin damour4

    Il ressemblait un tronc noueux de pommier. Ctait croire quen soignant les maigres arbres tordus qui croissent difficilement dans le sol pierreux de la cote de Toul, il avait fini

    par prendre leur forme et leur physionomie. Presque nain, avec des mains normes, la

    peau tanne comme du cuir, le cou pliss et noir comme celui dune tortue, il tait hideux voir, le pauvre homme !

    De temps immmorial, ctait le jardinier de toute la cte. Personne ne se rappelait lavoir vu jeune ; il avait toujours eu quatre-vingts ans passs. Il faisait une lente et

    consciencieuse besogne qui navanait pas grand-chose ; mais aucun propritaire naurait voulu renvoyer le pre Turc, ce type de brave et honnte journalier. Les jardins de la cte taient un peu moins pimpants, voil tout. Il travaillait souvent des journes

    entires, sans quon le vt sortir de son coin, sans quon soccupt de lui ; son pauvre petit corps se perdait dans le fouillis des plantes, do mergeait parfois, brusquement, sa tte de gnome. Il nallait gure qu la hauteur dun sarment de vigne. Le pre Turc avait deux antipathies : les chiens et les enfants Dans les jardins, cest comme des temptes , disait-il.

    - Pre Turc, vous nous ferez une belle corbeille de fleurs, cette anne.

    - Ben sr que non, je nen ferai point. - Vraiment ?

    - Pourquoi est ce ty que je planterais des fleurs pour que tourtous5 (sic) les enfants-l viennent les ravager.

    - Plantez toujours, pre Turc ; jai ide que les fleurs sont faites pour le plaisir des enfants. Cest un beau destin. Il sloignait en grommelant. Sa journe finie, il rentrait dans sa petite maison de la ruelle des Anges o sa femme

    lattendait. Une petite vieille ratatine, parchemine, une momie vivante. La soupe mijotait sur le feu, elle la servait toute chaude dans des cuelles dtain, poses sur la table luisante, quun long usage avait noircie et polie. Puis, elle sasseyait en face de son homme, et, tous deux, penchs sur leurs gamelles fumantes, sans se parler, sans penser

    peut-tre, ils jouissaient profondment et savouraient cette heure de bien-tre et de repos.

    La soupe mange, on allumait une petite lampe qui fumait toujours et dont on voyait la

    mche se tordre dans lhuile comme un ver. Lhomme dpliait un journal dun sou, le mettant bien plat sur la table, et il commenait lire, nonnant de sa voix pteuse et

    suivant pniblement les lignes du bout de son gros doigt.

    Et le pre Turc tait heureux.

    Un soir, il rentra comme dhabitude. La soupe tait sur le feu, mais la femme tait au lit. a lui avait pris tout dun coup, des grands tremblements dans le corps et un grand froid. Elle avait d se coucher.

    4 Texte sign Gyzle paru dans La Dpche de Nancy (n99) du 21 dcembre 1884, p. 1, sans titre ; repris dans

    LEstafette du 27 mai 1886, sous la mme signature; insr dans Noir sur blanc sous le titre Chagrin damour avec des variantes. 5 Tous. Expression propre au pays messin. Cf. Comte de Puymaigre, Chants populaires recueillis dans le pays

    messin, Paris, H. Champion, 1881, pp.205-206.

  • 8

    - Mange tout de mme ; a ne sera peut tre rien.

    Il se servit la soupe, et, tout seule, la petite table, il voulut manger, mais il avait la gorge

    serre Il ne lut pas et se coucha.

    Le lendemain, la femme tait plus mal. On alla chercher un mdecin. Il vint la nuit,

    regarda la malade, puis sortit avec le pre Turc sur ses pas.

    - Quest-ce quelle a donc, ma femme, Monsieur ? - Elle a, mon pauvre homme, quelle est use, archi-use Cest la fin. - Bon Dieu de sort ! M. le docteur, a serait y possible que ma vieille sen irait comme a ? Faites ly quque chose, mon bon monsieur ! Cest pas possible que ma vieille parte avant moi !...

    Et il pleurait comme un enfant les larmes coulaient sur son vieux visage tanne, et tombaient sur ses mains difformes, quil tenait jointes et suppliantes devant le docteur - Il ny a rien faire. Donnez-lui un peu de bouillon si elle peut en prendre. Et le mdecin sen fut. Lhomme rentra, sassit auprs du lit, et, enfouissant sa face dans les couvertures, il tcha de pleurer sans faire de bruit. Mais les mourants peroivent ces choses-l La malade posa sa petite main fltrie sur ce vieux crne dnud soupira un peu plus fort Ctait fini.

    Huit jours aprs, on revit le pre Turc dans la cte, maigri, chang, les jambes

    flageolantes. Il reprit son travail mais toute personne quil voyait il racontait en pleurant la mort de sa femme.

    Voyons, mon brave, il faut vous secouer, prendre le dessus Non, non, il ne pouvait pas !... et il sen allait, branlant la tte, et rptant sans cesse : Cest ma vieille, cest ma vieille quest partie sans moi Jirai bientt la retrouver. Il disait vrai. quelque temps de l, le pre Turc disparut de la cte : il avait suivi sa

    vieille.

  • 9

    Le Berger politique6

    La neige. Un ciel bas et lourd. La grande ligne des cteaux (sic) dnuds fuit autour de

    lhorizon. De la brume au fond de la plaine, pose comme une ouate sur la rivire, et l-bas, un panache de fume qui court au-dessus dun train, grand comme un joujou, et dont le sifflet assourdi est faible comme un appel lointain. Cest lamentable et triste !.. (sic) - O tes-vous, beaux jours dt ? Vous avez fui laissant dans notre souvenir une trace ensoleille, semblable ces baies de lumire qui luisent le soir et paraissent suspendues

    dans les tnbres. Et le front contre la vitre, on rve et se souvient : lheure o le soleil, au plus haut de sa course, commenait dcliner vers le couchant ; quand les ombres des arbres sallongeaient sur le gazon et que le ple croissant de la lune, comme une corne dargent, montrait dj dans le ciel, on sentait tout dun coup un souffle singulier passer sur la plaine et traverser la valle.

    Le bouc ! cest le bouc du pre Tom ! criait gaiement lun de nous, les narines en lair. Vous allez voir ! Bientt aprs, sur la hauteur, la lisire du bois, on voyait apparatre un petit troupeau, accourant de son allure saccade, et conduit par un vieux paysan. Ils

    descendaient vers nous, jusquau ruisseau qui coule sous les ormes, avec sa chanson ternelle. Le conducteur tait un vieillard sordide, la face terreuse et hve, la barbe inculte.

    Vtu dun casaquin gris, coiff dune casquette velours roussie par lusage, il savanait en clopinant et en sappuyant sur sa houlette. - Bonjour, Monsieur Tom, bonjour. Pasteur modle, votre bouc infecte la campagne deux lieux la ronde ! mais vous tes un philosophe et un fier rpublicain ! Avancez un

    peu, je vous prie, et causons.

    - Mes jeunes messieurs et dames, je vous salue. Toujours louvrage ! Ca vous amuse donc bien de retirer nos bois et nos champs ? Ah ! vous ntes pas des feignants vous autres ! Ce que vous faites ne sert rien, puisque cest des cadres quon accroche aux murs Mais enfin, vous ntes pas comme les riches qui ne font rien tandis que le monde schine et peine. - Non, Monsieur Tom, nous ne sommes pas des feignants ; la preuve, cest qu huit heures du matin, nous passions devant votre porte et nous vous avons vu, sur un blanc,

    dormir la bouche ouverte, au soleil comme un sage antique Nous vous avons mme, sur la foi des traditions, compar lauguste Homre moins le luth. - A Midi, vous navez pas chang dattitude. Je crois cependant qu trois heures vous songiez vous veiller.

    - Cest bien possible, monsieur. Que voulez-vous quon fasse dans cette scheresse ? Inutile de tourmenter la terre, rien ny pousse. Nos femmes marmottent des prires ; cette btise ! Pas une goutte deau depuis trois mois ! Ils disent que saint-Sigisbert7 (sic) fait venir la pluie Eh bien ! pourquoi quils ne le descendent pas ? - Mais puisque vous ny croyez pas !

    6 Texte sign Gyzle paru dans La Dpeche de Nancy du 2 janvier 1885 (n 111), sous le titre Chronique . Ce texte fut repris avec de lgres modifications dans Noir sur Blanc, sous ce titre, Le Berger politique,

    souvenirs dartiste et ddi Matre V. Courtois (cf. G.Picq, op.cit.) 7 Sigisbert est le saint patron de la ville de Nancy.

  • 10

    - Des btises !... Mais ils devraient le descendre tout de mme. Voyez-vous, Monsieur, on a beau tre en Rpublique, le clergy, la noblesse, les riches, cest toujours les plus forts et ils sentendent contre le peuple. Mais le clerg, la noblesse et les riches ne peuvent pas donner deau, si Saint-Sigisbert lui-mme - Je vous dis que a va mal, trs mal, pour le paysan, la misre, quoi ! nous sommes quasi

    comme au temps de la fodalit.

    - Pourtant, il me semble que vous possdez bien e propre une maison, des btes, des

    champs - De pommes de terre.

    - De pommes de terre, soit !

    - On me les vole.

    - Il faut surprendre le voleur.

    - Cest mes enfants. - Voil qui est fcheux. Mais coutez donc, ils pensent peut-tre, eux, que vous faites

    cause commune avec le clerg, la noblesse etc (sic) - Monsieur veut rire ?

    - Enfin, que voudriez-vous, pre Tom ?

    - Je voudrais dabord, un maire comme nous, qui ait des sabots. - Cest facile ; il me semble quavec trente sous - Tandis que nous avons un beau monsieur, auquel on nose pas parler. - O pre Tom ! vous devez savoir parler toute le monde.

    Je vous dis pas : jai la langue assez bien pendue et sils voulaient mcouter !...Mais ils sont un tas de btes dans le village qui se laissent enjoler (sic) par le cur. Et on nous

    renomme toujours ce maire-l.

    - Vous vous rattraperez sur le conseiller gnral.

    - Je vais vous dire : cest que M. Lapoucettte ma promis dappuyer une demande que je fais au Prfet, pour une petite indemnit - Sur le dput, alors.

    - Cest que, voyez-vous, not dput veut un chemin cantonal qui passera devant chez lui et devant chez moi. - Monsieur Tom ! je crois que jai eu tort de vous comparer un sage antique - Je sais pas Monsieur Mais le peuple peine, pour sr, et les bourgeois, le clergy, la noblesse, a vit bien ne rien faire Pauvre tre ! qui ta empoisonn de ces thories malfaisantes et ridicules ? Qui donc a su faire lever en toi tout ce quil y a dinstincts mauvais, bas et cupides ? Quelque beau parleur venu des villes, et se servant de vous autres, comme dun marche-pied pour se hisser au-dessus de la foule ! Que lui importe de tavoir laiss au cur lenvie qui ronge, le dgot du travail, la rvolte contre ta destine, la haine de tout ce qui est au-dessus de

    toi ?... Tu vis au milieu dune nature splendide, dont tu ne sais pas peler les secrets, et du parles de rformer le monde, pour ton grand contentement et ton profit !

    Sais-tu ce que cest quun homme sur la terre et sais-tu ce que cest que la terre dans limmensit ?... Misrables agitations des humains ! Le soleil se lve et se couche, les mondes tournent

    autour des mondes, tout est rgi par des lois inluctables et inexpliques mais les fourmis raisonneuses se sont dresses sur leurs pattes postrieures, croyant ainsi diminuer

    la distance entre elles et linfini et, arrogantes, elles demande de quel droit on leur impose la lutte pour la vie !!!

    M. Tom na pas pris garde ce discours, prononc dailleurs in petto. Il en revient ses moutons, qui ne sont pas ceux quon pense Laissons-le.

  • 11

    - Et nous, amis, plions bagage. Aussi bien nous sommes fous de vouloir mettre du soleil,

    de lair et de lespace sur un morceau de toile. Cessons notre vaine besogne. Venez l-haut : nous nous assirons au bord du chemin, la lisire de la fort, et nous regarderons

    en silence, les lointains bleuir, les troupeaux cheminer lentement aux flancs des collines,

    la premire toile sallumer dans le ciel, et le soir tomber mlancoliquement sur la terre En route. Bonsoir M. Tom. - Bonsoir, mes jeunes Messieurs

  • 12

    Le Bonhomme Lucco8

    Quand jtais en vacance (sic) auprs de mon oncle, nous voyions chaque anne, aux environs de la saint Michel, arriver chez nous le bonhomme Lucco. Ctait un grand diable sec comme un hareng saur, calcin comme une pierre fusil : sa petite tte, son nez

    pointu et ses longues jambes minces le faisaient ressembler un chassier. Il portait une

    blouse bleue toute neuve qui scartait en ventail autour de lui, laissant passer par derrire, les pans froisss du habit marron, et, plus haut, par lchancrure, un collet qui lui montait jusqu la nuque. Il apparaissait tout dun coup, avec sa haute stature, la porte vitre de notre salle. - Tiens-toi l, Mdor, disait-il son chien, tout en secouant ses gros souliers sur le

    paillasson ; et il entrait.

    - Bien le bonjour, M. Durand et la compagnie.

    - Bonjour, M. Lucco.

    - Eh ben ! Je vous apporte des cus.

    - Ah, ah !

    Il dposait son bton dans un angle de la pice, sasseyait, puis, allongeant la jambe, il tirait avec effort, dune poche de son pantalon, sa vieille bourse de cuir. Sans se presser, il dtortillait la ficelle, ouvrait la bourse et, prenant cu par cu, il les alignait sur la table

    mthodiquement.

    Voil, faisait-il. Et on sentait dans ce mot comme un dchirement, un adieu suprme ces

    belles pices blanches quil avait faites siennes et quil ne ferait plus - Cest que le bonhomme Lucco tait le type de ces paysans avares qui nous ont valu le dicton : Lorrain,

    vilain ; mais dont la passion unique et furieuse est rendue cependant moins repoussante

    par sa grande navet. Lucco tait cupide ; cela se voyait la commissure mince de ses

    lvres, aux narines sches et mobiles de son nez, au regard aigu de ses petits yeux

    fouilleurs.

    Mon oncle lui signait un reu. Puis Catherine arrivait et dposait devant lui une bouteille

    de vin et un morceau de jambon. Tout en mangeant, il bavardait comme une pie. califourchon sur une chaise, fumant sa bonne pipe, mon oncle lcoutait, et sa figure joviale, certains moments, prenait des ars narquois dune finesse extraordinaire. - Mauvaise anne, Msieur Durand ! Je mai serr le ventre pour vous apporter ces pices de cent sous Mais cest votd : chacun son d, nest-ce pas ? Quand on achte du bien, faut quon travaille pour le payer, et jai pein, pour sr ! mme que ma femme me dit souvent : Mais Lucco, depuis que vous avez achet vos vignes, vous ne jouez plus de

    votclarinette !... - Dire que jaurais pu tre gendarme !... Un bel tat, msieur ! Mais vla ! cest rapport lcriture Jsais pas crire ; oh pour crire, jcris ; seulement, jsais pas toutes les lettres quy faut mettre dans les mots. Ctgal, je suis content tout dmme ; jai t cantonnier, vous savez ben ; pour lors notmaire, quest un brave homme ma fait avoir une pension du gouvernement. Oh ! pas grosse Nempche ! a aide un brin. Mais vous msieur Durand, qutes un malin, vous allez me dire quque chose : Une supposition, que

    8 Texte sign Gyzle paru dans La Dpche de Nancy du 26 janvier 1885 (n135) sous le titre Chronique ; repris dans Le Petit Nancien du 2 fvrier 1885. Recueilli dans Noir sur Blanc sous le titre Le bonhomme Lucco,

    ddi M.E. Thouvenin (Cf. G.Picq, Reflets dune Maupassante).

  • 13

    je viendrais dfunter avant ma femme, cesty vrai que a serait elle alorsse qui toucherait ma pension ?

    - Oui, un quart.

    - Pas possible ! h bien, je vous ldemande, msieur Durand, cesty juste ? Cest y elle ou moi qui sa chin ? - Mais, elle aussi a travaill.

    - Pas pour le gouvernement, toujours ! Cest une voleuse ma femme ! Cest moi qui peine, cest elle qui profite Oh ! pour une brave femme, cest une brave femme mais pas assez avaricieuse. Si elle avait t un tant soit peu plus avaricieuse, je serais riche au jour

    daujourdhui msieur, et je vous paierais vos vignes. - Cest bien, vous payez les rentes ; vous rembourserez petit petit. Vous tes ben honnte, msieur Durand Mais tout a, cest rapport ma femme et ma fille. Javais une belle fille, la plus belle de larrondissement, une forte gase (sic), une bonne bcheuse, allez ! Vl ty pas quelle sest fichu chre soeurse (sic) la feignante !... Et quy ly fallait une dot encore ! H ben, msieur, sa mre a travaill en cachette de moi et ly a ramass sa dot. Cest comme je vous ldis Puisque a me fait mau dans le ventre quand jy pense Elle me vole, ma femme !... Maintenant ils disent que not fille est suprieure bien loin, en Italie, dans un endroit que je mrappelle pus le nom Eh ben, puisquelle est suprieure, est-ce quelle pourrait pas ramasser un petit fourbi et lenvoyer son pre ?... Une ingrate, ma fille !... Une voleuse, ma femme !...

    Mon oncle riait, secouait les cendres de sa pipe, et, se levant, pour clore la sance, il

    venait poser sa main sur lpaule du paysan : - Vous tes un brave homme, Lucco ; mais vous aimez trop largent - Ma fine, msieur, rpondit celui-ci avec un clignement dyeux et un sourire matois, cest que cest une bonne chose tout dmme. Il allait reprendre son bton dans un coin de la chambre, lenfilait son poignet et, debout, la main gauche sous sa blouse, la hauteur du gousset, il prenait de la droite son dernier

    verre de vin quil jetait tout dun trait dans son gosier. - Msieur Durand et la compagnie, bien le bonjour. A lanne prochaine. - Bonjour, pre Lucco.

    Et sur la route poudreuse qui stalait devant nous, en fuyant vers lhorizon, longtemps encore nous pouvions voir sa grande silhouette qui sloignait en se rapetissant et ses longues jambes qui manoeuvraient comme un compas, tandis que son chien, la tte basse,

    trottait menu sur ses talons.

  • 14

    La comtesse*9

    On lappelait : la comtesse, tout court ; son nom tranger passant mal entre les lvres de Franais. Et une sorte deffroi sattachait ces mots : la comtesse la dit ! la comtesse le veut ! Cest quelle rgnait absolument sur ce petit pays mal civilis, peu clair, corrompu cependant, mais de cette corruption lche des gens asservis, qui nont ni le courage de la vertu, ni laudace du mal. Et la comtesse avait fait revivre dans ce coin de France une re de fodalit. De sa petite main de fer, elle avait courb les mes dans un

    sentiment de peur, de servitude et de soumission hypocrite.

    Quelle tait cette femme ? une sainte, une illumine, embrase par lardeur des fanatiques, luttant dsesprment pour sa foi, dans un temps o toute foi sen va, comme un soldat darrire-garde qui se bat encore, face lennemi, tandis que ses compagnons sont en droute ?... Ou bien, ntait-ce simplement quune nature imprieuse et autoritaire, folle de domination, furieuse de rancunes, et qui, ne pouvant tre la premire, ni mme la

    seconde dans Rome, se faisait le tyran dun bourg ?... tait-elle chaste, austre, comme il lui plaisait de le paratre ?... Nul naurait su le dire. Il courait, sur elle, dtranges histoires On naffirmait rien.

    --

    Le sombre chteau quelle habitait, plac mi-cte de la montagne, toujours silencieux, tenait du clotre et de la prison. Toutes les ouvertures taient bardes de fer ; seule, une

    fentre, avec ses rideaux blancs, immobiles, gardait quelque apparence de vie et semblait

    un oeil ouvert sur toute la contre. Trois fois chaque jour, on voyait la comtesse sortir de

    chez elle, par une petite porte du parc, et, suivant un sentier dans les vignes, elle

    descendait jusqu lglise, o elle pntrait avec une clef elle, en passant par le presbytre et la sacristie. Elle marchait la tte droite, le maintien rigide, les yeux baisss mais quand ses paupires se relevaient, deux yeux dun bleu cru, avec un clair dacer, vous faisaient tressaillir et semblaient vouloir crocheter votre conscience et fouiller au

    fond de votre tre.

    On et dit quen cette femme revivait (peut-tre par un obscur phnomne datavisme) lesprit clrical du moyen ge : le rve insatiable dune suprme domination, la folie orgueilleuse de lomnipotence, la sottise scholastique, la pense troite, le fanatisme farouche et la frocit implacable qui a fait les martyrs de la libre-pense, comme dautres avaient fait les martyrs chrtiens.

    --

    Oui, il y avait de linquisiteur dans cette femme ! Elle connaissait tout, savait tout, se faisait instruire de tout ce qui se passait dans le pays. Par ses dons, elle tenait les hommes ;

    par ses visites de charit, ses conseils, son prestige, elle tenait les femmes ; mais ctait les jeunes filles surtout, quelle voulait avoir merci, gouverner sans conteste, matriser, dompter Chacune delles tait appele un jour une heure fixe au chteau. On lintroduisait dans une pice daspect svre, o la comtesse, assise sous une grande image de Christ, lattendait. Lenfant debout, tremblait de peur et dmotion. Alors commenait un trange dialogue entre cette fille du peuple, robuste et saine, sans idal, aspirant

    seulement aux joies simples de la vie, et cette patricienne mystique, travaille dun passion sombre, possde dun zle bizarre dascte Il fallait que la jeune fille mit son

    9 Texte sign Gyzle paru dans La Dpche de Nancy du 15 fvrier 1885(n155) sous le titre Chronique ; repris dans Le Petit Nancien du 17 fvrier 1885.

  • 15

    me nu, se livrt tout entire. La comtesse, voix basse, lui posait de singulires

    questions, la scrutant du regard, la pressant, prcisant ses demandes, puis, si elle rsistait,

    se faisant menaante, lintimidant, la torturant Et la sainte femme se repaissait de cette rougeur, de cet embarras, ce cet effarement de vierge qui entrevoit, de cette candeur qui

    commence se fltrir.

    Jusquo allait cette dbauche morale ? Cest effrayant dy songer ! --

    Savez-vous au monde, un crime plus grand, une action plus sacrilge que celle de troubler

    une me dadolescente et dy imprimer la premire souillure ? O Dieu ! jeter une pierre dans ce beau lac paisible qui na encore frmi qu la surface, sans que jamais remonte la vase du fond ! Souffler sur cette flamme claire quon ne trouve que dans lil de la jeune fille et de lenfant, et qui semble le reflet dun ciel pur, immuable de srnit ! Dites, connaissez-vous un crime plus grand ?

    Tout ceci, ma chre, est pour votre bien, croyez-le donc, et dans lintrt de votre salut. Jai voulu vous prparer une bonne confession. Il faudra tout dire monsieur le cur ; tout, vous mentendez . Et la jeune fille sortait de l trouble, inquite, lesprit plus ouvert, mais hlas, remue secrtement par de vagues et malsaines curiosits.

    Voil ce que peut faire impunment et, chose incroyable ! sincrement, - une femme jeune, riche, noble vertueuse, que chacun admire et respecte.

  • 16

    Le Bal de lOpra*10

    - Eh bien ! Jacques, vous tes vous bien amus hier au bal de lOpra ? - Ah Dieu ! non, par exemple ! Mazette ! si jamais on my reprend !... Je dis cela, et pourtant je suis bien sr dy retourner Pour nous autres, vieux parisiens, le bal de lOpra est un besoin, une attraction quon subit sottement On sy ennuie, et on y va, toujours avec le secret espoir dy dcouvrir une perle rare, gare l, mystrieusement ; dy devenir le hros dune aventure trange et charmante. Cest naf ! car on ne rencontre gure, il me semble, ces ftes dmodes, que des demoiselles quon peut aisment voir sans masque, et des commis, en rupture de magasin. Pourtant, je ne regrette pas ma soire dhier : je crois bien que jai fait quelque chose comme une bonne action - Une bonne action, au bal de lOpra ! Contez-moi ce fait peu ordinaire. Et Jacques parla ainsi :

    --

    Le bal masqu nest plus dans nos murs, On dit que nos pres sy sont follement amuss autrefois ; mais il est craindre que le dernier chicard soit mort avec Gavarni et que la

    dernire fuse du rire carnavalesque se soit teinte dans les cendres de lancien Opra. Nous sommes la fois graves et banals, sceptiques et pratiques, ennuys et rsigns On a lair dun vieux quand on dit du mal de la jeunesse, mais vraiment, nos jeunes sont peu intressants : ils manquant prcisment de juvnilit, et ce ne sont pas mme des vieux, ce

    sont des atmes (sic). De plus nous avons perdu lart et le got du marivaudage. Time is money. Cela nous vient dAngleterre. Pourquoi alors des bals masqus, des intrigues, du mystre ?... Time and troubles lost toujours, comme disent nos voisins. Aprs avoir adopt

    leurs vestons et leurs chaussures, nous adoptons leur manire de voir. Cest logique. --

    Donc, quand on sest bien ennuy au bal de lOpra, au milieu de ces splendeurs dart feriques, que nous savons rendre ternes et froides quand on sest bien regard dans le blanc des yeux, avec cette tenue relative, exige par ladministration on commence se trouver bte davoir pay vingt francs pour ce maigre rgal, et son se bat les flancs pour paratre au moins samuser. Cest vers trois heures du matin que cet tat psychologique se manifeste. Alors, on choisit une tte de turc : cest une femme, ou un couple, ou un trio de femmes qui se font remarquer par leurs costumes, leurs allures, que sais-je On les prend partie, on les taquine, on les bouscule, on leur joue des tours, on sacharne contre elles, on les poursuit avec des clameurs. Les unes rient, les autres se fchent, cela dpend

    du degr de leur dignit. Mais on a beaucoup cri, et le lendemain les journaux vous

    disent : le bal de lOpra tait plein dentrain. Hier, aucun incident de ce genre. Il y avait je ne sais quoi dans lair de morne et de rfrigrant. Chacun sclipsait la mine dconfite. Moi, jallai reprendre mon pardessus au vestiaire qui se trouve prs de la rotonde, lentre des abonns,. En traversant la galerie qui y mne, japerus dans le vestibule de la Pythie un des plus jolis recoins de lOpra, un refuge frais o se trouve un bassin deau japerus, dis-je, un groupe dhommes gesticulant et poussant les cris bien connus qui indiquent que ces messieurs samusent aux dpens dune victime.

    10 Texte sign Gyzle paru dans La Dpche de Nancy du 20 fvrier 1885 (n160) sous le titre Chronique ; repris dans Le Petit Nancien du 24 fvrier 1885.

  • 17

    - Quel diable de tour ont-ils trouv faire par ici ? pensais-je, et, mapprochant, je demandai : quest-ce donc ? - Cest une femme dguise en poisson quon veut mettre leau.

    --

    Jallongeai le cou, et je vis en effet, se dbattant entre des habits noirs, une demoiselle trs peu vtue, avec des jambes roses et un petit justaucorps dtoffe dargent, destin sans doute imiter les cailles luisantes dun poisson. Jolie ou laide, je ne sais, car pour lheure, elle grimaait affreusement, pleurait de rage, et, de ses petits poings crisps, envoyait des coups, droite, gauche, dans les gilets en cur. - Tes un poisson, faut que taille leau, clamait le groupe des jeunes grelotteux, et, la tirant par les bras, ils sefforaient de lamener vers le bassin ; mais elle, sarc-boutant sur ses talons, refusait davancer. Est-ce quils le feraient comme ils le disent, me demandais-je. a men avait tout lair Je me campai donc devant le bassin. Le dos tourn la Pythie, et quand la petite masse

    compacte fut prs de moi, - car la femme lchait pied jtendis mes bras de droite gauche, en barrant ainsi le front du groupe. Je tchai de les refouler moiti riant, car nous avons lamour propre de ne pas oser prendre ouvertement la dfense dune fille. Je leur disais :

    - Voyons, Messieurs ! Cest bte cette plaisanterie-l. En voil assez Ma voix se perdait dans le tumulte. Un jeune homme prs de moi, me toucha le coude :

    - Laissez donc : cest une rien du tout. a sera drle. - Drle de lui donner une fluxion de poitrine ?

    La colre me prenait en face de cette btise idiote et cruelle et je refoulai toujours. Le groupe oscillait davant, darrire Mais, rsistez donc la pousse de vingt hommes ! Je vis le moment o jallais masseoir dans le bassin en compagnie de la demoiselle peu vtue Alors, changeant de tactique, je fis volte-face ; je me trouvai donc dans le mme sens que ces messieurs et, au moment o la jeune personne allait tre projete dans leau, je la retins vigoureusement par la taille ; elle retomba sur ses pieds. Jenflai mes poumons : - Sacrebleu ! allez-vous la laisser tranquille, puisque je vous dis que je

    lemmne !... --

    Les hommes sont lches ! ils tourmentent sans vergogne une femme quand ils la croient

    sans dfense ; la moindre intervention masculine, ils baissent pavillon. Cest ce qui arriva. Un peu tonns, ces messieurs mabandonnrent leur proie sans difficult ; toujours goguenards, ils nous regardrent nous loigner en nous jetant quelques quolibets :

    - Elle naime pas leau, lablette ! Faut lui donner du champagne ! Je conduisis ma conqute au vestiaire. Jendossai mon pardessus, tandis quelle se revtait dun pauvre manteau us, mince, avec une mchante fourrure veuve de poils et la-dessous (sic), ses jambes roses paraissaient misrablement.

    Nous sortmes. Je hlai un fiacre, payai le cocher en lui disant :

    Conduisez Madame. Puis, je la fis monter dans la voiture en lui glissant un louis dans la

    main :

    Rentre chez toi, ma fille, et ne thabille plus en poisson ; tu las chapp belle ! Elle ne dit rien, pas mme merci, et demeura stupide. Je lentendis qui donnait au cocher une adresse invraisemblable : rue du Chat qui perche Et moi, je menfonai dans le brouillard et la nuit, le cur attrist de cette scne O pauvres tres ! pauvres martyres !... Et voil ce quon appelle des filles de joie !... Je serrai la main de Jacques, que je connais de longue date pour un honnte homme.

  • 18

    Abel de Langle*11

    Ctait un de ces famliques, comme Paris en dvore journellement Proie invitable du monstre terrible et superbe !... Ils vivent noys dans la foule, solitaires, inconnus, sans

    relations, sans amis, sans que personne ne soccupe daux, mais trouvant doux encore de pouvoir cacher leur misre parmi cette cohue dindiffrents. Il portait un nom aristocratique : Abel de Langle. Maigre, les paules tombantes, la figure

    en lame de couteau, lair chtif et malheureux, il navait de beau que les yeux, de grands yeux bleus, de ces yeux qui semblent absorber une grande quantit de lumire comme dans une vague prescience de se fermer bientt.

    Je le rencontrai, un jour, quune averse pouvantable, crevant mon parapluie, me jetait sous une porte cochre. Quand je vis ce petit homme, dans ses habits trop larges,

    regardant leau couler, dun air mlancolique, je cherchai instinctivement o il avait pu mettre sa guitare. Nous changemes quelques mots, et je reconnus mon erreur. Bientt la

    conversation sengagea nette, rapide, comme entre gens de mme ducation, suivant le courant parisien et occups des choses de lesprit. Laverse tait passe, mais la pluie tombait toujours. Javais cru comprendre quil habitait le mme quartier que moi et je lui proposai, pour regagner sa demeure, la moiti de mon

    parapluie. Chemin faisant, jappris qu une position demi-civile, demi-militaire dans les hpitaux, il joignait la profession de journaliste. Nous tions confrres.

    Peu de jours aprs, il me fit une visite de remercments. Puis, bientt, je le rencontrai un

    peu partout o jallais moi-mme depuis longtemps, mais o je ne lavais jamais remarqu, ne le connaissant pas. Comme rdacteur dun antique journal dart, il avait ses entres aux thtres, aux expositions, aux ftes officielles. Il tait assez intelligent, instruit,

    agrable, de rapports faciles ; je nen demandai pas plus. Pourtant, certaines de ses allures me paraissaient bizarres. Lorsqu la fin dun bal, je lui disais : - Vous remontez chez vous, de Langle ?

    - Mais oui.

    - Alors, nous ferons route ensemble

    A la sortie, je ne le retrouvais plus. Il sesquivait en sourdine. Diable ! pensais-je, est-ce que par hasard, ses professions diverses, mon confrre en

    joindrait un autre, moins avouable et appartiendrait-il la police ?... Je nai rien cacher, surtout la police, mais cette ide davoir introduit un mouchard dans mon intimit, me proccupait. Un soir, je le guettai et le suivis. Il remonta

    tranquillement chez lui. Je remarquai seulement quil tait en habit, sans pardessus. Alors je compris : pour viter un franc de vestiaire, il laissait son vtement la maison, et cela le

    gnait vis--vis de moi. Pauvre homme ! Cest quavec ses maigres appointements et sa copie mal paye, il entretenait, je le suis plus tard, toute une famille. vingt-trois ans, il

    avait fait un mariage damour, dsintress, naturellement ; sa femme tait morte, lui laissant une fille lever, un neveu et une belle-mre sa charge. Il me paraissait

    11 Texte sign Gyzle paru dans La Dpche de Nancy du 1er mars 1885 (n169) sous le titre Chronique ; repris dans Le Petit Nancien du 1er mars 1885, sous le titre Chronique parisienne . Mme sil existe bien une famille de Langle, laquelle Gyp tait, dailleurs, apparente, le personnage dAbel de Langle est, lui, totalement invent.

  • 19

    dailleurs consol et menait la vie dun clibataire libre, mais trs sage. Seulement, il ne lui plaisait pas de le paratre. Sa grande prtention tait de passer pour un mauvais sujet

    qui savait tout, connaissait tout, avait plong dans les bas-fonds parisiens. Il ntait pas rare de lentendre me dire : - Vous ne comprenez pas cela vous ! mais nous autres libertins Or, oncques de ma vie, je ne lui connus de matresse. Il avait, dailleurs, un petit truc innocent pour sinsinuer prs des femmes. Il disait : Madame, ma situation me permet de disposer souvent de coupons de thtre, si jtais assez heureux pour vous en faire profiter !... Les Parisiennes sont trs friandes de billets de faveur ; grce son stratagme,

    il tait parvenu forcer quelques intimits. Mais les places offertes taient un leurre,

    bientt on jugeait lhomme, avec son peu de consistance, et on lvinait. Lui, navement, stonnait et en restait ces points dinterrogation : Pourquoi la comtesse (ici, un nom russe) sest-elle refroidie mon gard ? Pourquoi mademoiselle X ma-t-elle ferm sa porte ?... Pourquoi madame Z, qui paraissait avoir pour moi un violent caprice, ne ma-t-elle pas pris pour amant ? Je neus jamais le courage de lui rpondre. - Mon pauvre bonhomme ! parce que vous navez pas cent mille francs de rentes, ni cinquante, ni mme cinq.

    Du reste, jamais une plainte, jamais une convoitise ; il traversait, sans regret, sans envie,

    cette atmosphre capiteuse de luxe, qui exaspre les dshrits et fait les haineux. Au

    fond, souffrait-il de sa pauvret ? Il ne le disait pas.

    Entre temps, il soccupait de dcouvertes scientifiques. - Cest singulier, disait-il, quand je prends un livre de physique je maperois que tout ce que jinvente la dj t ! Mais cette fois, je tiens un perfectionnement de sonnette lectrique qui est bien moi.

    Souvent aussi, il mentretenait de son dsir de changer de position et dentrer dans les bureaux de lassistance publique. Quatre mille francs et le logement ! cela lui semblait lopulence. Un jour, il rencontra chez moi un de mes camarades qui tait un peu parent de M. Grvy ; et le voil aussitt arrangeant tout une petite combinaison.

    - Si votre ami pouvait obtenir du prsident une recommandation crite qui me dsignerait

    comme candidat la place que je dsire ! avec cela, je serais sr de mon affaire.

    Je savais, moi, que mon ami avait demander pour lui avant de demander pour les autres ;

    et jludai Mais il revenait obstinment ce projet. Nous en tions l, quand je partis pour un voyage de six mois. mon retour, je trouvai

    une lettre dune petite criture incertaine, tremble : - Je suis lhpital, pas bien malade, mais cest plus commode de me faire soigner ici et moins onreux. Venez me voir quand vous pourrez.

    Jy allai et le trouvai horriblement chang ; pas du tout affect cependant, et vaillant, naf, plein dillusions, comme lordinaire. Il me reparla de la lettre M. Grvy. En sortant, je rencontrai linterne de service. - Pardon, monsieur, je suis un ami de M de Langle ; est-ce quil est srieusement malade ? - Qui a, M. de Langle ?

    - Le dernier lit, l-bas, du ct gauche.

    - Ah ! le numro 316 ? Il est phthisique (sic) au dernier degr. Il en a encore pour trois

    semaines.

    Trois semaines !... Le lendemain, je faisais antichambre llyse. Huit jours aprs, je parvins voir le prsident et lui exposai ma requte : ctait une dernire joie donner un moribond. Sance tenante, il crivit et signa une recommandation. Je courus lhpital. - Eh bien ! nous lavons cette fameuse lettre : la voil !

  • 20

    - Ah ! mon ami ! est-ce possible ? Que je vous remercie. Cest laisance, cest le bonheur pour moi et les miens. Entre nous, jtais un peu gn Allez, je serai bientt sur pied. Passez chez moi et dites quon envoie ma redingote au dgraisseur et mon chapeau au chapelier. Jen aurai besoin pour aller voir le prfet. Quelques jours aprs, il tait au plus mal.

    - Cest singulier, disait-il, je ne me sens pas bien pas bien du tout - Cest une crise. - Oui, je sais bien Mais enfin, il faut tout prvoir. Si, par hasard, cela tournait mal mon ami, je nai que vous qui me confier ne perdez pas de vue ma fille. Je voudrais quelle devnt une honnte femme jai tant vu les misres des autres ! quelle pouse un ouvrier, soit ; mais quelle se marie. Un second service : occupez-vous de prendre un brevet pour ma sonnette ; a sera une ressource pour les miens Vraiment, je me sens mal Cest une syncope Ctait lagonie qui commenait. Il perdit connaissance et, heureusement, ne revint plus lui.

    Le surlendemain, jtais seul le conduire au cimetire, par une matine grise, sous une pluie battante, comme le premier jour o je le rencontrai.

    Il me fut impossible de remplir les derniers vux de mon ami. Le perfectionnement de la sonnette lectrique tait dj invent et appliqu. Quant sa fille On peut la voir tous les jours monter, entre quatre et cinq heures, lavenue des Champs-lyses, dans une victoria On lappelle Mlle Pervenche car elle a les yeux de son pre.

  • 21

    La Mre Nicolas*12

    Le soleil avait gliss derrire la chane des cteaux (sic), dont la ligne sombre se dtachait

    sur un ciel rouge, comme embras de lueurs dincendie. Sur la campagne, sur les bois, sur la plaine semblait flotter un lger voile dombres diaphanes, spaississant mesure que lheure avanait. Dans les chemins creux, avec un son mou, le btail qui rentrait ltable, marchait, de son pas lourd, quelquefois rythm par le son argentin dune clochette, qui tintinnabulait au cou dune vache. Puis, le sifflotement dun ptre, qui sentendait de loin dans ce grand calme ; les hue-ha loigns dun charretier, ramenant son attelage du labour ; et, l-bas, tout au fond du val, les coups sourds des marteaux de lusine, qui battaient lenclume. Du plateau, qui domine la grande plaine de la Meurthe et couronne la cte o stagent, comme des moutons grimpant, les petites maisons blanches de Bouxires-aux-Dames,

    plateau orn darbres sculaires et quon appelle la Pelouse, je regardais venir une paysanne montant, la hotte au dos, le sentier en pente qui suit la lisre de la fort. Elle

    marchait lentement, sarrtait, promenait ses regards autour delle, et, de temps autre, prenant le coin de son tablier, elle semblait sessuyer les yeux. Je la reconnaissais bien, ctait la mre Nicolas ; mais ces allures lentes, paresseuses semblaient contraster avec ses habitudes dactivit bien connues. Quand elle fut prs de moi, je remarquai laltration de ses traits.

    - Est-ce que vous tes malade aujourdhui, Mme Nicolas ? - Point malade si vous voulez, monsieur, mais jai une grosse peine - Quest ce qui vous est arriv ? - Rien de nouveau ; seulement, voyez-vous, je pense not pauv gars Justin Il y a trois ans aujourdhui quil est mort en Afrique. - Je comprends.

    - Ah ! oui, allez ! cest bien malheureux ! Je ne me consolerai jamais de cette peine-l Un si brave enfant ! Jaime bien Louis, certainement, cest aussi un bon garon qui ne nous a jamais caus de chagrin, et dur louvrage ; mais not Justin, voyez-vous, ctait pas la mme chose dabord, il tait toujours un peu malade, toujours plot, et doux, doux comme une demoiselle. Il ntait pas sitt au monde que je pensais dj la conscription qui pouvait me le prendre. Ca ma toujours tracasse. Je sais bien quil faut a pour le pays ; mais cest dur tout de mme allez, dlever des enfants avec tant de mal, surtout pour nous qui travaillons la terre, puis, quand cest des beaux gars qui commencent vous pargner de la peine, on vous les prend et on ne les revoit plus Et encore, du ct de Louis, je nai pas me plaindre, il a tir un bon numro not Justin, lui a t pris. Il ntait pas fort comme son frre, bien sr, mais bon tout de mme pour le rgiment, faut croire, puisquon ne la pas rform. Lui, il tait content de partir ; vous savez, les jeunes gens a aime le nouveau ; il chantait comme les camarades ; a me faisait

    mal, moi, de les entendre, et je me suis enferme chez nous. On la tout de suite envoy bien loin : au Mans. Bientt, il sest ennuy de nous, du pays, le pauv fiot ! Et puis il na jamais pu shabituer la cuisine du rgiment. Cest pas que la not soit bien bonne, cest de la soupe au lard, mais cest du bon lard au moins. On lui avait promis une permission pour venir la fte ; nous lattendions ; puis, voil quon parle denvoyer des troupes en

    12 Texte sign Gyzle paru dans La Dpche de Nancy du 7 avril 1885 (n206) sous le titre Chronique ; repris dans Le Petit Nancien la mme date.

  • 22

    Tunisie. Oh ! je me suis dit tout de suite, sils envoient not Justin l-bas, il ne reviendra plus Je savais que la chaleur ne lui allait pas ; lt, il avait toujours mal dans la tte. Nest-ce pas, nous qui les avons levs, nous savons bien ce qui leur faut ces petits ! Oh ! Monsieur, a na pas manqu, on a envoy son rgiment en Afrique ; il na mme pas pu venir jusquici nous dire adieu bien sr quon les aura fatigus l-bas ; toujours marcher dans le sable avec le soleil sur la tte cest-y pas terrible ? Au bout dun mois not Justin a pris une mauvaise fivre : la typhode quon nous a dit. On la soign comme on a pu, vous pensez, y en avait bien dautres ! Avaient-ils seulement de leau frache mettre sur son pauv front qui lui brlait ?... Et moi jtais ici, Monsieur, que je ne me dotais de rien !.. En moins de huit jours tout tait fini Pauv petit gars !.., (sic) Elle sarrta, trangle dmotion De ses yeux, au regard fixe et trouble, les larmes jaillissaient, inondaient ses joues couleur de brique, creuses de rides profondes comme

    des sillons, tandis que du coin relev de son tablier elle couvrait sa bouche convulse.

    Cela faisait mal voir Mais que dire une mre qui pleure lirrparable, la mort de son enfant ?...

    A ce moment, un grand garon dbouchait sur le plateau dun pas alerte. Ctait Louis Nicolas. De carrure anguleuse, mais bien dcoupl, la face brune, les cheveux noirs, les

    yeux bleu clair, les dents blanches, les mchoires fortes, il offrait le vrai type du paysan

    lorrain. Il tait en bras de chemise et portait une pioche sur lpaule. Dun coup doeil, il comprit la scne et demeura embarrass :

    - La mre vous raconte ses chagrins ?... Toutes les annes, cette poque-ci, cest la mme chose : elle se fait du mauvais sang tout plein Cest tout de mme bien malheureux que not Justin soit all en Afrique, car pour sr, sil navait pas parti l-bas, il ne serait pas mort aujourdhui. Cest bien malheureux aussi que jnai pas t pris sa place ; mais faut encore se dire que nous aurions pu tre pris tous les deux, lun aprs lautre. Il se tut, ne sachant trop quajouter. Il ramassa la hotte que la paysanne avait laiss choir et qui pesa comme une plume dans cette main de gant ; puis, dun geste brusque, gauche et affectueux, il saisit le poignet de sa mre.

    - Allons, venez-nous en manger la soupe, maman ; le pre nous attend. Faut pas vous

    dsoler comme a, puisque nous ny pouvons rien La pauvre femme, docilement, toujours pleurant, se laissa emmener. Et je les vis partir

    tous deux, sacheminant vers le village ; elle, casse, courbe, paraissant soixante-quinze dans, bien quelle en et peine cinquante ; lui, robuste comme un jeune chne, carr des paules, doux et superbe dans sa force tranquille. Il tchait de mesurer son pas celui de

    la vieille femme ; de temps autre, je voyais sincliner vers elle sa haute taille, et il me semblait encore lentendre dire, avec sa grosse voix, qui se faussait dans les intonations tendres : Faut pas vous dsoler comme a, la mre, puisque nous ny pouvons rien Et je pensais : Voil la vie ! rien ny est tout fait bon, rien ny est tout fait mauvais ; une heure de joie, qui vous fait supporter une heure de peine ; un sourire, puis des

    larmes Cette vieille femme serait peut-tre parfaitement heureuse, entre son mari et son fils, si elle ne portait au cur une plaie toujours saignante : le souvenir de lenfant disparu. Et cest ainsi que, jouets passifs des combinaisons du hasard (ou de lois inconnues !...) balotts (sic) entre ces alternatives de douleur et de contentement, nous nous acheminons,

    cahin-caha, vers la fin de la vie Mais dans quel but ?... A quoi cela sert-il ?... Quand il semblait si simple que rien ne fut

    rien, et quon nprouvt rien du tout !...

  • 23

    Le viveur*13

    Ctait une chose misrable voir, que cette ruine dhomme, ancien viveur, chou l, dans ce petit village, parmi ces paysans borns et grossiers dont il avait pris les allures et

    le langage. Au milieu de ces brutes actives, de ces rustres travailleurs, il menait une

    existence niaise et dsoeuvre, se mlant tous les cancans, tous les commrages,

    toutes les querelles de clocher.

    On disait quil avait t beau, fringant, passionn de plaisirs, quil avait men la vie grandes guides et stait ruin pour des femmes - Aujourdhui, on le voyait, au moindre rayon de soleil, assis devant sa porte, les mains sur ses genoux, cherchant rchauffer ses

    membres engourdis. Sa vieille pipe demeurait visse entre ses gencives sans dents, et il

    portait dordinaire un grand chapeau de feutre mou, qui couvrait sa figure chair couperose, sur laquelle un e barbe de huit jours mettait son gris sale et incertain. Ses

    yeux sanguinolents, ternes et brouills, navaient plus dexpression, plus de regard, et lil droit, plus prominent que lautre, tourn en dehors, semblait toujours prt tomber de son orbite. La dchance et labrutissement taient peintes sur cette face. Il avait d tre de grande stature, et il marchait encore dun pas allong, le buste raide, la tte droite, mais les jambes plies sous lui en querre. Pauvre bonhomme ! Il navait pas de vices pourtant, rien que de petites passions troites comme son milieu, de petites

    haines, des vengeances sournoises, un peu denvie, un peu de gourmandise et quelques faiblesse pour les maritornes de village, qui dpouillaient petit petit son pauvre mnage,

    - ctait un flambeau teint, dont il ne reste plus que la flammche tremblante. De sa vie, il navait fait quoi que ce soit que chasser, boire et aimer les filles jadis. Maintenant il naimait plus rien, ne sintressait plus rien il fumait, mangeait, dormait, respirait, ctait tout. Les paysans le mprisaient un peu, cause de ses habitudes fainantes. Sa famille en avait honte, cause de sa pauvret. Un neveu, cependant, sorte

    de cuistre enrichi, entr on ne sait comment, dans cette ligne de bonne bourgeoisie,

    ladmettait parfois sa table, seule fin dtre dsagrable la famille. Ctait sa vengeance, cet homme. Il ne reniait pas son oncle, lui ! Il lemployait de petites besognes pas bien propres despionnage, de rancunes, de tracasseries. Mais, lhiver venu, le neveu partait pour la ville et le pauvre vieux restait seul dans un abandon lamentable,

    dans une salet et une incurie compltes.

    Parfois, il essayait de chausser de longues gutres ses jambes amaigries et il parat avec

    son fusil au bras, sa chienne sur les talons. Il nallait pas bien loin et manquait rgulirement les rares perdrix qui lui passaient sous le nez. Alors, il rossait sa chienne et

    rentrait dans son taudis, bougonnant, dune humeur de dogue. Ctait dans un coin de vieille maison, datant encore de la fodalit quil habitait. L, assis devant sa chemine monumentale, une curiosit du pays, il chauffait un triste feu ses longs tibias, et sa

    chienne, sans rancune, se tenait prs de lui, gravement pose sur son derrire.

    Et lhomme et la bte, dun il teint, regardaient le foyer o brlaient lentement deux rondins poss en croix ; tandis que le vent faisait rage, au dehors, sengouffrait dans la vieille maison, passait sous la porte mal close, gmissait dune faon lugubre Oh les mornes soires !.. (sic) A quoi pensait-il, le pauvre vieux tte branlante qui grelotait (sic)

    devant sa chemine norme, tendant ses deux mains la flamme qui languissait ?... Ce

    13 Texte sign Gyzle paru dans La Dpche de Nancy du 19 octobre 1885 (n401) sous le titre Chronique ; repris dans Le Petit Nancien la mme date.

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    pass lointain, lointain de sa jeunesse passait-il dans sa tte comme un rve vanoui ?...

    Revoyait-il les joyeuses parties de chasse o lon tuait cinquante pices de gibier ; les courses folles cheval o lon tenait dix heures en selle ; les prodigieuses agapes o lon restait table toute la nuit ?... Et les aventures mystrieuses, les escalades, les coups

    daudace toutes les bonnes fortunes, depuis llgante raffine sduite par ce gant en botte, jusqu la fille de ferme, blouie et passive, qui pleurait en silence et quittait le pays un beau jour sans dire o elle allait Se souvenait-il de tout cela ? Non, non, il ny songeait mme pas Quest ce que cela pouvait bien lui faire prsent . Il avait froid, il souffrait de ses douleurs, il aurait voulu un lit bien chaud, un peu de bon vin et quelquun qui ft l pour soccuper de lui. Mais il ny avait personne. Personne jamais que sa chienne qui dormait tendue, le museau dans la cendre et le pauvre bonhomme, triste comme la mort, mais redoutant encoure de mourir, penchait la tte sur sa poitrine et

    finissait par sendormir aussi

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    Les Orphelins de Bouxires*14

    Il y a quelques annes, quand une bande joyeuse en partie de plaisir dans un coin

    renomm de la Lorraine, aprs avoir fait lascension du pittoresque village qui schelonne aux flancs de la cte, dbouchait sur un large plateau dor o lon dcouvre toute la valle, ces promeneurs restaient assis, et les rires tout--coup (sic) steignaient. Sous les tilleuls sculaires qui ont abrit jadis les mystrieuses promenades des

    chanoinesses de labbaye de B15, deux petits enfants en deuil jouaient sous la surveillance dune bonne, et non loin de l, une veille femme assise dans un fauteuil de jardin, lair doux et triste, les couvait des yeux. Et lon se contait tout bas le malheur de ces deux orphelins ramens de bien loin cette vieille grandmre, comme on rapporte deux oiselets tombs dun nid que la tourmente vient demporter Laeule avait pris ces tous petits enfants ; elle les levait, recommenant ainsi la tche quelle avait faite une fois dj, au temps de sa jeunesse ; tche qui suffit une existence quelle reprenait, elle, son dclin, au milieu du deuil et des pleurs. Pauvre femme ! pauvres enfants, disait-on en

    sattendrissant. Ils taient beaux et robustes comme de petits Slaves, blonds, avec des yeux bleus o

    passaient quelquefois des lueurs cruelles et froides, des lueurs dacier. Elle ressemblait, elle une petite marquise du sicle dernier : le visage dune pleur rose sous des cheveux de neige, la taille courte, le dos vot, lair affable, malgr sa tristesse, les manires un peu prcieuses et la voix grle dune petite flte fle ou dun harmonica lointain. Tout le charme mignard de ces jolies vieilles qui nous sourient encore dans leurs pastels demi-

    effacs. (sic)

    Ils vivaient l, les deux petits et la grand-mre, dans une belle habitation qui avait t,

    croyait-on, la demeure de labbesse du temps o florissait lordre demi-mondain des chanoinesse de B16 Devant la maison, une large terrasse qui dominait la plaine et un parc touffu qui

    descendait vers la rivire. Mais ctait encore la pelouse et lombre des grands tilleuls que les enfants et laeul (sic) prfraient pour leurs longues stations durant les chaudes aprs-midi. On les croyait riches ; riches ! ils lavaient t ; puis cette fortune avait fondu peu peu, sans quon st bien comment, avait gliss par de secrtes fissures, et lon vivait mdiocrement, et, dannes en annes, la gne saccentuait. Le moment vint o il fallut mettre les enfants en pension ; mais ces natures indomptables qui gardaient peut-tre le

    souvenir inconscient des vastes steppes du pays natal, se trouvaient ltroit dans les murs de nos institutions. La fille rvolutionnait les couvents o on la faisait lever ; le fils tait

    renvoy de tous les collges. La pauvre aeule sattristait, vieillissait, se courbait sous cette tche trop lourde pour sa dbile nature : faire un homme et une femme bien levs de ces

    deux petits barbares. Elle persistait pourtant, luttant contre la ruine envahissante, contre la

    pauvret qui menaait. Lhabitation avait pris cet air dlabr des choses qui ne sont point entretenues par des soins incessants ; les terrains restaient friches, les murs sboulaient ; et la vieille petite marquise gardait encore ses gots de grande dame, ses instincts

    14 Texte sign Gyzle paru dans La Dpche de Nancy du 7 dcembre 1885 (n450) sous le titre Chronique ; repris dans Le Petit Nancien du 9 dcembre 1885. 15 Labbaye de Bouxires-aux-Dames avait t fonde au Xe sicle par saint Gauzelin. Dserte par les chanoinesses, elle fut dmolie aprs la Rvolution. 16 A partir du XVe sicle, en effet, pour tre admises, les chanoinesses devaient possder plusieurs quartiers de

    noblesse.

  • 26

    dlgance et, au moindre rayon de soleil, on la voyait encore descendre noblement son perron disloqu et, sabritant sous une antique ombrelle, traner sa robe de damas sombre dans les alles verdies. Peu peu, elle avait gliss aux connaissances douteuses, aux

    campagnards mal dgrossis, aux amis de raccroc, aux gens qui ntaient ni de son monde, ni de son ducation, mais qui trompaient son isolement et faisaient un entourage ses

    enfants lorsquils revenaient en vacances. Ceux-ci, dailleurs, semblaient laise dans cet lment vulgaire. La petite cosaque , comme on lappelait, tait devenue une belle jeune fille blonde aux yeux verts, chantants comme la vague, aux narines frmissantes.

    Elle aspirait toutes les joies de lexistence et attendait avec de fivreuses impatiences lpoux qui la dlivrerait de sa vie troite et claustre. Lui, tait devenu un grand gaillard au profil dur, lil sec et hardi ; lair dgingand, sans tenue, il buvait ferme, courait les filles, usait ses coudes sur les tables des brasseries, la ville voisine, et tranait encore

    vingt ans sur des bancs dcole. Au moral : sans grandeur, sans instincts nobles, sans enthousiasme, sans idal ; il navait quun dsir au monde, celui de la pice de vingt francs quon dpense en des lieux louches et dinavouables plaisirs. Entt, absolu, troit dides, se croyant un homme parce quil savait boire en se croyant un aigle parce quil ne comprenait rien.

    La pauvre aeule assistait impuissante lclosion de ces natures violentes et rudes ; elle ne reconnaissait pas son sang. Elle en arrivait maudire le ferment tranger qui tait venu

    sy mler. Entre elle et ses enfants, la lutte devenait impossible ; ses remontrances, ses larmes, ses prires, tout tait inutile ; elle savouait vaincue : ils taient les plus forts. Non, elle ne luttait plus et lon hypothquait la maison, les biens, et lon touchait la ruine. Elle fermait les yeux, la pauvre vieille, ces yeux ples, voils, o on lisait parfois une

    insondable tristesse ; son visage avait pris la transparence jaune de la cire et limmobilit des cadavres. Elle restait de longues journes assise dans sa grande bergre, ressassant le

    pass, stonnant encore de tant dpreuves. Elle revoyait ce fils si riche desprances, distingu vingt-cinq ans par une faveur impriale, partant au loin, puis, samourachant dune trangre, vivant deux ans un rve dincomparable amour ; elle se demandait pourquoi, lorsque tant dhommes se consolent, celui-ci avait suivi de si prs sa morte adore pourquoi elle ne retrouvait pas sa race dans les enfants quil lui avait laisss, et parfois, on lentendait dire, de sa voix grle de petite flte fle ou dharmonica lointain : Oh ! les mariages damour avec une trangre ! gardez-vous en, gardez-vous en

  • 27

    Sidor le bossu*17

    Il nous avait dit un jour, avec un sourire triste en sa face ple dtre souffreteux : - Non, ce nest pas de naissance que je suis bossu. Et il nous avait cont son histoire, simple et poignante, comme celles quon ninvente pas. Son pre tait ouvrier dans une grande ville de province ; sa mre lavait le linge.

    Souvent sans ouvrage, toujours sans ordre, sans prvoyance : la misre permanente.

    Entre les ftes de Nol et du Jour de lAn, lhomme ne se dgrisait pas ; la femme, au dehors, tchait de gagner quelques sous, et les enfants, un petit garon de sept ans, une

    petite fille de trois, restaient toute la journe dans le taudis o ils grelottaient.

    Couchs presque tout le temps pour avoir moins froid ; puis, samusant de rien ; puis mangeant un croton de pain en guise de dner.

    Un soir de dcembre, vers le Nouvel An, ils eurent la tentation de descendre dans la rue.

    Ctait si beau, les boutiques tout claires avec leur talage de friandises, de poupes, de jouets !

    Sidor et Mlie descendirent, tranant leurs pieds dans des savates trop longues.

    La ville avait un air de fte ; cette animation peu bruyante de la province, mesure,

    raisonnable venue de lhabitude profonde chez les provinciaux de surveiller leur attitude (sic).

    De belles jeunes femmes, au visage repos, promenaient par la main des enfants bien mis,

    et, devant les talages, dans ltincellement des lumires, on les voyait sourire lextase de leurs babys.

    Sidor et Mlie navanaient pas vite, cause de leurs chaussures. Ils se tenaient bien sagement par la main, se communiquant ainsi un peu de chaleur ; la

    petite avait fourr lautre menotte dans sa poitrine, sous un vieux chle de tricot noir, nou derrire son dos, et qui lui donnait la tournure dun paquet. Et ils en avaient pour des heures et des heures devant chaque magasin. Cela leur semblait

    une vision de paradis, quelque chose de ferique et dinaccessible De temps autre, la petite tirait de son chle sa menotte rouge et gonfle et, dsignant un

    jouet :

    - Oh ! quil est beau ! Ca doit tre bien cher ? - Pas plus de cent sous, va, rpondait Sidor.

    Arrivs la place du march o se tiennent les petites boutiques foraines, lusage des pauvres, ils en firent le tour consciencieusement, et, soudain, tombrent en arrt devant un

    polichinelle rouge et or, cheval sur un vlocipde.

    Plus que tout le reste, ceci les charma. Il tait bizarre, en effet, ce joujou.

    Une fantaisie de fabriquant qui se plat un anachronisme.

    Et cela devait remuer .

    Sidor surtout demeurait ravi, le polichinelle, tout prs de lui, semblait le regarder de ses

    gros yeux dmail, vouloir lui parler avec sa bouche grimaante. Lenfant immobile, hypnotis, sentait grandir en lui un dsir fou de toucher le jouet, de le garder un instant, rien quun instant, entre ses mains. Ils taient nez nez, se touchant presque ; le petit en frmissait ; son bras, malgr lui, savanait vers lobjet convoit.

    17 Texte sign Gyzle paru dans La Dpche de Nancy du 2 janvier 1886 (n476) sous le titre Chronique . On rencontre le nom de Sidor dans Mmoires dun seigneur russe dIvan Tourgueniev, ouvrage paru aux ditions Hachette, en 1855. Il dsigne un moujik dune trentaine dannes, robuste et pieux.

  • 28

    A ce moment, la marchande rendait de la monnaie une cliente et, par-dessus le march

    quelques insolences, le marchandage ayant t vif. Sidor, ny tenant plus tendit la main et, sans bien se rendre compte de ce quil faisait, il amena lui le polichinelle Mais, au mme instant il se sentit treint par les paules ; brutalement, on le bouscula

    Ah ! vaurien ! chenapan ! tu viendras voler la marchandise Ctait une grande fille rousse qui surveillait la boutique, mle la foule. On appela un sergent de ville ; Sidor fut conduit au poste. Il pleurait comme un veau ; la petite poussait

    des cris dchirants ; mais personne ny prit garde. Ah ! la police ! cest elle qui aime ces petites affaires-l ! Quand on ne lui annonce pas un homme mort, ou quon ne lui amne pas un voleur avouant lui-mme, elle a lair de vous demander si cest une gageure de la dranger pour des vtilles, et ce quelle peut bien y faire.

    Pour une fois, elle jugea sainement quil ny avait pas ici de quoi smouvoir. On envoya cependant qurir le pre de Sidor.

    Ce fut assez long de le retrouver dans un de ses bouges. Il arriva cauteleux, plat,

    hypocrite, devant lofficier de paix : - Cest-y possible, monsieur le commissaire, davoir des vauriens denfants comme a !...Et il faut les nourrir, les lever - Cest bien, dit lofficier, coupant court ces jrmiades. Emmenez le gamin et donnez-lui une leon ; quil ne recommence plus. Le marchand ne poursuivra pas. Le pre et lenfant sortirent du poste. Lhomme, la figure mauvaise, lil avin, les dents serres, dit son fils :

    - Marche devant.

    Le petit tremblait, pris dangoisse, redoutant quelque chose de terrible. Ils arrivrent ainsi leur maison et, lun derrire lautre, grimprent jusquau taudis. Une fois la porte ferme, le pre fureta dans les coins, trouva un vieux balai et, tout coup, il tomba sur son

    fils, le frappant de toutes ses forces ; effrayant de fureur, vomissant un flot dinjures : - Ah ! chenapan, ah gueux ! Tu me feras venir la police Pour lui, lide du vol ntait rien ; mais lintervention de la police lenrageait. Lenfant genoux, se tranant par terre, gmissait :

    - Pardon, pardon, papa. Je ny ferai plus jamais jamais Jamais. Mais lhomme, comme une brute, frappait toujours. On entendait les coupes rsonner sur ce petit corps chrif, faire craquer les os Soudain, lenfant poussa un cri dchirant et svanouit il avait lpaule casse. On la lui remit ; mal ; et il devint bossu.

    Je nai plus vol, nous disait-il, oh non !... Mais on pouvait bien me corriger sans me rendre infirme, pourtant !...

    Et il ajoutait avec un sourire triste en sa face ple dtre souffreteux : - Je nai pas desprit, moi, puisque ce nest pas de naissance

  • 29

    Les Bannis18

    Ce jour-l, vers le soir, lheure o les paysans viennent prendre de leau la fontaine, ils trouvrent un groupe de camp-volant installs (sic) sous les sycomores, prs de la petite

    chapelle. Personne ne les avait vus arriver. Ils avaient dtel leur cheval, allum le feu, fait

    cuire la soupe. La petite caravane se composait de deux hommes, une femme, un enfant, plus

    un gros chien noir qui veillait en avant-garde sur la famille, lil froce, les crocs lair. Ce chien devait tre un hros.

    - Misricorde ! encore des gueux dans le pays ! Faudra bien fermer les portes ce soir, maugraient les paysans.

    Le cheval dtel mangeait une poigne de luzerne ; les deux hommes, misrablement vtus,

    sales, sordides, sappuyaient en une pose nonchalante au coffre de la voiture ; la tte baisse, ils restaient muets, indiffrents, passifs. On devinait en eux des tres qui ont touch le fond de

    toutes les misres et que rien ne saurait plus mouvoir. Le plus g pouvait avoir trente ans ;

    type de gitano, avec des yeux trs bruns, trs grands, une tignasse noire et crpue qui lui

    couvrait le front jusquaux sourcils. Lautre tait hve, maigre, petit, chtif, plus loqueteux, plus misrable encore que le premier.

    La femme, toute jeune, avait un mince visage, aux traits dlicats, encadr dun mouchoir de coton jaune nou sous le menton. A travers les mches blondes et frisottantes qui sen chappaient, ses yeux dun bleu vif de myosotis vous regardaient droit, presque hardiment. Elle avait d avoir une heure de beaut exquise, cette pauvre petite fleur tt fltrie, une de ces

    courtes floraisons qui marquent peine, quand le vent pre souffle, ravage et

    desscheEnfant encore par lge, elle avait dj lair dune ruine. Assise sur un tronc darbre renvers, elle tenait dans ses bras un misrable petit tre envelopp de loques dgotantes.

    De temps autre, elle prenait dans une assiette de soupe pose par terre, prs delle, pour donner manger au petit. Lenfant geignait, refusait la soupe, et, pour lapaiser, elle lui chantait une ballade triste, dans une langue inconnue.

    On faisait cercle autour des pauvres gens, avec cette curiosit avide et malveillante des

    villageois qui se ruent tout spectacle inattendu et tiennent pour suspect tout ce qui sort du

    cercle troit de leurs habitudes. On changeait tout haut des rflexions dsagrables ; on

    affichait des airs de mpris.

    - Qu malheur de voir des gens pareils ! Est-ce quon devrait laisser venir chez nous ? Quest-ce que fait donc la gendarmerie ?

    La gendarmerie ntait pas loin ; elle arrivait, reprsente par deux graves gendarmes qui fendirent la foule pour arriver jusquaux vagabonds.

    - Quest-ce que vous faites l ? cria lun deux brusquement. Le plus g des deux hommes, sans changer son attitude nonchalante, rpondit du bout des

    lvres :

    - Nous venons pour raccommoder les paniers. - Les paniers ! les paniers ! Cest des prtextes, .

    Et le gendarme, de son petit il gris fouillait la voiture, le campement des malheureux, avec le dsir bien dtermin de les trouver en faute.

    18 Texte sign Gyzle paru, sous ce titre, dans LEstafette du 4 juillet 1886, dans la rubrique Contes et nouvelles ; repris dans Noir sur Blanc sous le titre les Boucs missaires.

  • 30

    Dans ce pays, jadis simple, qui tait devenu un lieu de plaisance o les gens de la ville

    affluaient le dimanche, la population stait gangrene jusquaux moelles. On sy querellait, on sy injuriait, on sy volait, on sy assommait journellement. La gendarmerie avait pris lhabitude de laisser les gens vider leurs affaires entre eux. A toutes plaintes, elle rpondait invariablement :

    - Possible. Allez au juge de paix. On verra aprs. Mais tracasser des vagabonds inoffensifs et les envoyer ailleurs, voil une besogne utile. Et lautorit de se montrer. Tout coup, le gendarme qui inspectait le petit clan des nomades aperut le cheval qui

    broutait sa poigne dherbages. - Quest-ce que cest que a ? De la luzerne que vous avez chipe, vauriens ! Ah, vous

    venez voler les gens du pays ! Ah vous coupez la luzerne dans les champs ! Vous allez

    filer, et vite. Je vous donne un quart dheure pour partir ; pas plus, entendez-vous. Si dans un quart dheure vous navez pas dguerpi, vous aurez affaire nous. Cest bien compris, nest-ce pas ? Tas de vagabonds !

    Il parlait dun air dur, courrouc ; sa grosse moustache rousse et son impriale remuaient vivement sous son gros nez pat.

    Ne trouvant plus rien dire, cependant, il sen alla, emmenant avec lui le gendarme qui navait point parl. Ils redescendirent le village. Le brigadier rentra chez lui, dans son petit intrieur o sa femme

    et ses enfants lattendaient pour souper. Il ntait plus en colre, le brigadier. Il avait endoss un veston de coutil gris par-dessus son pantalon bleu. Il avait la mine dun bon bourgeois dbonnaire. On dna gaiement, en face de la fentre ouverte ; puis, on vint prendre le frais,

    devant la porte.

    La mnagre avait apport auprs delle un tas de pois quelle cossait, dmlant ceux quon devait garder pour lhiver. Le gendarme, lui, tenait sur ses genoux un poupon gras et rose, son dernier n. Il le berait gauchement et parfois, llevant bout de bras, il approchait de sa grasse figure moustachue ce petit visage qui, dans une grimace, vague bauche du rire,

    montrait ses gencives sans dents.

    A lhorizon, le soleil avait disparu derrire la colline boise, laissant un ciel clatant, dun rouge plomb qui se dcolorait au znith. Ctait le crpuscule. A ce moment, on entendit un bruit de ferrailles sur le chemin qui descend de la chapelle et

    coupe la grande rue du village en tournant prs dun calvaire trs vieux, ombrag par trois tilleuls. Ctaient les camp-volant qui partaient. Les deux hommes marchaient la tte du cheval ; le chien sous la voiture, la langue hors de la gueule, baissait lchine ; la femme venait ensuite, tenant toujours son paquet de loques entre ses bras ; elle se htait et ses jupes

    flasques se collaient ses jambes, dessinant son corps maigre et souffreteux. Elle coula, en

    passant un regard sournois et rapide vers le brigadier et sa famille, vers ce groupe, image du

    bonheur paisible et des calmes joies du foyer.

    - Vl les gueux qui sen vont. Quel dbarras ! dit la mnagre en les suivant des yeux avec mpris.

    Son mari ne rpondit pas. Il dtourna la tte dun air indiffrent, lair de lautorit convaincue de sa force et de son utilit. Sa grasse conscience de gendarme tait satisfaite, et il se remit

    bercer son poupon gras et rose avec parfaite srnit.

    Tandis que, l-bas, sur la grande route, les malheureux peinaient pour avancer et gagner le

    premier village avant la nuit close. Le cheval efflanqu tirait la voiture, les hommes y

    poussaient ; le chien harass marchait avec des pattes molles ; la pauvre femme, elle, se

    tranait, marchant par saccades ; et comme le petit, en ses loques, geignait de froid, de faim,

    de sommeil, de malaise, elle lui chantait de sa voix affaiblie, une ballade triste, dans une

    langue inconnue.

  • 31

    Martin Pcheur*19

    Tout seul, l-bas, sur la rivire, en manoeuvrant sa barque sans bruit pour ne pas attirer

    lattention du garde, le pcheur Martin levait parfois les yeux vers une petite lumire qui brillait haute dans la nuit. Ctaient les fentres de lauberge du Puits qui parle, o les buveurs sattablaient chaque soir, o sa femme servait le cidre dans des cruches, o sa petite fille dormait dans la chambre troite prise en soupente sur la grange, avec des tas de bl de

    rome (sic)20 qui samoncelaient dans les coins et des rangs doignons pendus au mur. Sa petite ! Dj grandelette, ma foi ; elle allait sur ses treize ans. Encore quelques annes et il

    faudrait songer ltablir. Ltablir, oui, mais comment lui ferait-on une petite dot ? Lauberge du Puits qui parle, pourtant, tait bien achalande. De dix lieues la ronde on y venait manger les matelottes surprenantes dont Mme Martin avait seule le secret. Ils

    travaillaient comme des ngres lui et sa femme, malgr cela on namassait rienEt Martin, devenu songeur, se remettait pcher son poisson.

    Cest quil savait bien, lui, on namassait rien ! Lauberge avait pour commensal assidu un grand garon du pays, quon appelait le beau Francis. Superbe, en effet, avec sa carrure dathlte ; solidement plant sur ses jambes quil chaussait de grandes bottes de cuir jaune, les yeux bleus, le teint fleuri, de longs favoris

    blonds o couraient prmaturment quelques fils dargent. Avec cela les manires douces, la parole facile ; ctait plus quun paysan, presque un bourgeois. Ctait, en outre, le bras droit de Mme Martin.

    Et personne nignorait que Francis ft lamant de cette femme dj mme que le travail, les charges dune maison semblaient devoir absorber. Personne, pas mme Martin, qui les avait surpris un soir quil revenait ivre de la fte dun village voisin. Terrifi, la tte vacillante, il navait pas trouv en lui la force dune colre. Il tait redescendu ttons et, tombant comme une masse dans le foin de la grange, il stait endormi. Le lendemain non plus, il navait os rien dire. Cela lui semblait impossible de faire un esclandre, de parler en matre, de chasser Francis. Francis qui tait l depuis des annes, qui

    donnait un coup de main quand louvrage pressait, qui causait avec les clients, qui faisait partie de la maison, enfin ! Et tout doucement il saccoutuma lide que le beau Francis ft le bon ami de sa femme. Il se sentait, lui, si pitre, si chtif, si affreux avec son crne chauve

    et sa tte effile de brochet !

    Quelquefois, aprs boire, un camarade lui disait :

    - Mon pauvre Martin, tu ne vois donc pas ce qui se passe chez toi ? - Que si, que jle voisMais qu que tu veux que jy fasse ?

    Ctait tout. Un fond de tristesse lui resta cependant Mais il avait sa petite, une bonne petite, douce, raisonnable dj. Ils sentendaient bien, quoiquil ny et jamais entre eux un change de tendresse, ni un mot, ni un baiser. Les paysans ne sont pas expansifs. Elle

    19 Texte sign Gyzle, paru dans LEstafette 10 juillet 1886 dans la rubrique Contes et nouvelles. 20 Le bl de Rome tait le nom quon donnait au mas en Lorraine et dans les Vosges au XIXe sicle, cf. Mmoires dagriculture, dconomie rurale et domestique publis par la socit royale et centrale dagriculture pour lanne 1833, Paris, chez Mme Huzard, 1834, p.166.

  • 32

    sintressait son mtier de pcheur, et, ds quelle pouvait tromper la surveillance de la mre qui la tenait svrement, elle accourait le trouver. Alors il la prenait dans sa barque et, durant

    de longues aprs-midi, ils restaient ensemble sur la rivire, parlant peu, uniquement de ce qui

    faisait leur occupation. Mais ils se sentaient bien, ils taient joyeux.

    Un soir, fort tard, ayant pch de nuit, Martin rentrait avec son poisson. Lauberge tait ferme ; seule, la salle du fond gardait encore de la lumire. En approchant, il entendit une

    dispute et reconnut la voix de sa femme et celle de Francis :

    - Il me les faut, disait celui-ci. Jai un billet payer. - Tu ne les auras pas, feignant ! propre rien ! Depuis tantt dix ans que je te nourris,

    que je tentretiensJen ai assez. - Mais va, donc ! Tu me chasses ce soir, et demain, quand je passerai, tu me

    rappelleras - Enfin, je te dis que je ne veux pas. Je les porterai demain la ville, chez le notaire, ces

    cinq cents francs ; cest pour commencer la dot de la petite. Cest trop bte, la fin, de ne rien mettre de ct.

    - Pourquoi ne ly as-tu pas fait donner quelque chose par son pre, ta petite ? - Tu sais bien que je ne pouvais pas :il tait en route pour lAmrique. - Fallait ty prendre temps. Tu nes quune maladroite.

    Martin jugea inutile den entendre davantage. Il dposa son poisson dans la cuisine et sortit. Il marchait comme assomm, flageolait sur ses jambes molles.

    Oh ! il avait bien compris ! Lhomme dont on parlait, parti pour lAmrique, ctait lancien matre de sa femme, celui quelle servait au moment de leur mariage. Ainsi, linfamie tait chez lui plus grande encore quil ne le supposait !...La petite ntait pas de luielle tait de Monsieur !... Oh ! comme il aurait voulu le tenir l, cet homme, et ltranglerMais il ny avait plus moyen : il tait mort.

    Instinctivement Martin avait gagn la rivire. Il dtacha sa barque et se mit ramer en

    sloignant trs vite. - Aprs tout, ce que sa femme avait fait, ce quelle faisait, Francis, le reste, a lui tait

    bien gal : il ny tenait plus. Mais la petite ! Ctait y Dieu possible quelle ne ft pas de lui !...

    Et il songeaitles yeux dilats dans les tnbres. On nentendait rien que le bruit mat des avirons tombant dans leau. Une grande fracheur tait venue qui lavait pntr, engourdi. Maintenant ses ides se brouillaient dans sa tte ; une seule demeurait fixe et lucide : la petite ntait pas de luiNon, elle ntait pas de lui !... Combien de temps passa-t-il ainsi ramer machinalement ? Quand le ciel , lhorizon, montra une lueur ple, une tache laiteuse qui annonait le jour, Martin regarda o il tait. Tout

    prs dAingeville21. Lendroit tait