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LES BARBARES de MAXIME GORKI (1905) Conférence IUTL donnée par Nadine Soret le 16 novembre 2006 PARLONS D’ABORD DU DRAMATURGE Un écrivain célèbre En 1900, Gorki, âgé de 32 ans, est déjà un homme célèbre. Son poème Le Chant du faucon a été accueilli, depuis 1895, comme un véritable hymne révolutionnaire et la publication à Moscou de deux volumes réunissant une vingtaine de contes sous le titre d’ Esquisses et récits connaît en 1898, un grand succès. La police, inquiète, a l’œil braqué sur lui, mais il est trop remuant, on ne parvient pas à le suivre. Un rapport de 1898 dit : « C’est un homme extrêmement suspect ; il a beaucoup lu, il manie bien la plume, il a traversé toute la Russie (le plus souvent à pied) ; il a passé près d’un an à Tiflis et il en est parti on ne sait où… ». On finira cependant par le retrouver à Nijni-Novgorod et, le 5 mai 1898, la police le mettra en cellule au château-fort de Métekh. Gorki devient alors le point de mire de toute la Russie « qui bouge ». Le public apprécie son langage sans fioriture, sa dénonciation de l’esprit « petit-bourgeois », son anarchisme populaire qui s’attaque aussi bien aux paysans ignares qu’aux propriétaires aisés. Tout ceci contrecarre opportunément le mysticisme non- violent et célébrant la sagesse ancestrale des paysans qu’exprimait Léon Tolstoï. Les deux écrivains eurent l’occasion d’échanger leurs points de vue respectifs à plusieurs reprises, lors d’entrevues, mais aussi à travers de longs échanges épistolaires

LES BARBARES de MAXIME GORKI

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LES BARBARES de MAXIME GORKI (1905)

Conférence IUTL donnée par Nadine Soret le 16 novembre 2006

PARLONS D’ABORD DU DRAMATURGE

Un écrivain célèbreEn 1900, Gorki, âgé de 32 ans, est déjà un homme célèbre. Son poème Le Chant du

faucon a été accueilli, depuis 1895, comme un véritable hymne révolutionnaire et la publication à Moscou de deux volumes réunissant une vingtaine de contes sous le titre d’ Esquisses et récits connaît en 1898, un grand succès. La police, inquiète, a l’œil braqué sur lui, mais il est trop remuant, on ne parvient pas à le suivre. Un rapport de 1898 dit : « C’est un homme extrêmement suspect ; il a beaucoup lu, il manie bien la plume, il a traversé toute la Russie (le plus souvent à pied) ; il a passé près d’un an à Tiflis et il en est parti on ne sait où… ». On finira cependant par le retrouver à Nijni-Novgorod et, le 5 mai 1898, la police le mettra en cellule au château-fort de Métekh. Gorki devient alors le point de mire de toute la Russie « qui bouge ». Le public apprécie son langage sans fioriture, sa dénonciation de l’esprit « petit-bourgeois », son anarchisme populaire qui s’attaque aussi bien aux paysans ignares qu’aux propriétaires aisés. Tout ceci contrecarre opportunément le mysticisme non-violent et célébrant la sagesse ancestrale des paysans qu’exprimait Léon Tolstoï. Les deux écrivains eurent l’occasion d’échanger leurs points de vue respectifs à plusieurs reprises, lors d’entrevues, mais aussi à travers de longs échanges épistolaires

Gorki (à droite) et Tolstoï (à gauche) en 1901

A cette époque, « son comportement d’ours mal léché, écrit Nina Gourfinkel1, ne fait qu’accroître sa renommée et donne naissance à de nombreuses anecdotes.

1 Gorki par lui-même, Nina Gourfinkel, Ecrivains de toujours, Ed. du Seuil, 1961,

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En 1898, à Nijni-Novgorod

« En effet, continue-t-elle, voilà un écrivain dont le physique correspond magnifiquement à la légende. Il porte mal le veston, mais il est superbe dans sa chemise paysanne, grand, maigre, un peu voûté, avec ses bottes, sa petite moustache et sa mèche rebelle. Un sourire charmant, une voix douce et profonde, une prononciation de la région de la Volga, appuyant sur les « o » qui fait « exotique » dans les capitales. Et – comble de romantisme ! – il est phtisique. »

Un roman sur les marchands et les industriels, Thomas Gordeïev, paru en 1899, consacre Gorki comme écrivain. Sa popularité devient stupéfiante. Le roman suivant, Les Trois, paru en 1901, renforce encore son image d’écrivain engagé, tandis que les autorités l’emprisonnent, puis le libèrent à cause de son état pulmonaire, tout en le gardant toujours sous étroite surveillance. Les œuvres de Gorki sont alors traduites en plusieurs langues et éditées à l’extérieur de la Russie : six maisons d’édition publient ses récits, rien qu’en Allemagne). En France, Melchior de Vogué consacre à l’écrivain une étude retentissante.

Scandale et popularitéAu printemps 1902, un énorme scandale vient encore accroître la popularité de

l’écrivain : l’Académie des Sciences élit Gorki académicien d’honneur dans sa section des belles-lettres.

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Annotation de Nicolas II concernant Gorki

Ayant pris connaissance de cette délibération, parue au Moniteur officiel du 1er mars 1902, Nicolas II écrit en marge : « Plus qu’original ! » et exprime sa réprobation dans une lettre au Ministre de l’Instruction publique.

Un effet inverse est obtenu : Tchékov et Korolenko, académiciens d’honneur, démissionnent par solidarité avec l’écrivain, et celui-ci est une nouvelle fois acclamé par l’opinion publique. Les pages virulentes de Gorki intitulées A propos d’un écrivain bouffi de vanité sont accueillies comme un morceau de choix par la presse clandestine. On s’en grise dans les réunions de jeunesse. Plus grande encore est la résonance des Mélodies printanières, satire à tout prendre anodine des mœurs administratives, mais rendue piquante par le fait qu’elle soit censurée. Gorki devient incontournable dans les salons et les milieux intellectuels engagés :

Le groupe littéraire démocratique des « mercredis » de Moscou, en 1902 (Gorki est le troisième en partant de la gauche).

La logique de son engagement amène Gorki à écrire pour le théâtre : Les Petits-Bourgeois (1902), Les Bas-Fonds (qui remporte en 1902 un succès triomphal dans la mise en scène de Stanislavski au Théâtre d’Art de Moscou).

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1905 : une date fatidiqueLes premiers jours de 1905 trouvent la ville de Saint-Pétersbourg en émoi : les

ouvriers, soutenus par un prêtre, ont décidé d’organiser pour le 9 janvier une « marche vers le Palais d’Hiver » afin d’en appeler au tsar de leurs abominables conditions de vie. Mais le gouvernement, mal informé (ou feignant de l’être ?) prépare des représailles. Ce sera la célèbre fusillade, devant le Palais d’Hiver, d’hommes désarmés, qui entrera dans l’histoire sous le nom de « dimanche sanglant ».

Bouleversé, Gorki esquisse le soir même un projet d’Appel à tous les citoyens russes et à l’opinion publique des états européens dont il remet un brouillon aux membres de la délégation. Le lendemain, la police le trouve au cours de perquisitions et se fait un jeu d’en identifier l’écriture. Le 11 janvier, Gorki est incarcéré à la forteresse Pierre et Paul.

La pièce Les Enfants du soleil sera écrite en prison à la forteresse Pierre et Paul.

Première page du manuscrit Les Enfants du soleil annoté à droite de la main de Gorki : « Ecrit à la forteresse Pierre et Paul, du 16 janvier au 20 février 1905. Premier cahier. A. Pechkov. »

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Cellule du prisonnier Pechkov à la forteresse Pierre et Paul

Dossier d’Alexei Pechkov, dit Maxime Gorki, à l’Okhrana de Saint-Pétersbourg

Sous la pression de l’opinion publique, et notamment de l’opinion internationale, l’écrivain sera libéré sous caution. Mais Gorki ne l’entend pas de cette oreille, et tient à tout prix à être jugé : « Le tribunal sera pour moi, et la honte sur la famille Romanov et Cie. Si le jugement a lieu et que je sois condamné, j’aurai une excellente occasion d’expliquer à l’Europe pourquoi je m’élève contre « le régime en vigueur », régime de massacre d’habitants pacifiques et désarmés, y compris les enfants, pourquoi je suis révolutionnaire. »

Averti, le gouvernement fera traîner l’affaire, rendant un non-lieu au mois de juillet, espérant éteindre tout ce bruit autour de l’écrivain. On lui accordera enfin l’amnistie à l’occasion de l’avance politique d’octobre 1905 et de l’octroi de la constitution. Entre-temps, Gorki, assigné à résidence à Riga dès sa sortie de prison en février 1905, quitte illégalement la ville pour partir à Moscou, puis en Crimée. Au début du mois de juin 1905, il séjourne en Finlande. C’est vraisemblablement durant ce séjour que sont écrits Les Barbares. Le 12 octobre de la même année, sa pièce Les Bas-Fonds est jouée à Paris au Théâtre de l’Oeuvre.

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En novembre 1905, Gorki est de nouveau en Russie pendant ces brèves « journées de liberté » qui lui permettent de participer à la création du premier quotidien bolchévique légal : La Vie nouvelle (Novaïa Gizn) dont le rédacteur en chef s’appelle… Lénine.

Gorki (au fond)et Lénine (au premier plan)

C’est dans la Novaïa Gizn que paraissent ses fameuses Notes sur l’esprit petit-bourgeois qui soulèvent contre lui les libéraux mais lui valent aussi l’attention redoublée de Lénine. Gorki adhère au parti social-démocrate.

Le célèbre roman La Mère, paru dans une revue américaine en 1906 ne sera publié qu’en 1907 en Russie, dans une version très incomplète expurgée préalablement par le Comité des affaires de Presse qui reproche à son auteur de propager « une œuvre qui incite à commettre de graves délits, provoque l’hostilité des ouvriers à l’égard des classes possédantes et appelle à l’émeute et à des actes de rébellion ».

Quant à la pièce Les Ennemis(1906), écrite à la même époque que La Mère et qui s’inspirait des mêmes sentiments, elle fut immédiatement censurée.

Scène finale des Ennemis, au Théâtre artistique de Moscou

Et qu’en est-il des Barbares ? Les renseignements sur les conditions d’écriture, de publication et de représentation de cette pièce sont difficiles à trouver et extrêmement succincts, hélas, à l’heure actuelle.

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LES BARBARES : UNE PIECE PEU JOUEE

Ecrite probablement au cours de l’été 1905 durant l’exil en Finlande, la pièce ne fut publiée pour la première fois que l’année suivante, en 1906, chez un éditeur de Stuttgart, Dietz Nachfolger, sous son titre russe : Varvary. Elle semble avoir été représentée cette même année 1906 à Berlin, avant d’être publiée en Russie dans un périodique dirigé par Gorki. Les Barbares ont été joués ensuite en Russie en 1907, d’abord au Théâtre Contemporain, puis au Nouveau Théâtre de l’île Vassili à Saint-Pétersbourg.

En France, la pièce a apparemment été montée au théâtre Récamier en 1965, dans une traduction de Georges Daniel2. Elle vient d’être plus récemment mise en scène par Patrick Pineau aux Ateliers Berthier à Paris, au printemps 2003, dans la traduction d’André Markowicz3. C’est sur cette traduction que je m’appuierai pour me référer précisément au texte. Eric Lacascade, qui a mis en scène Les Barbares en juillet dernier au festival d’Avignon, nous proposera dans quelques jours son interprétation à La Comédie de Reims.

D’une façon générale, les pièces de Gorki ont été très peu représentées en France. Eric Lacascade, metteur en scène des Barbares que nous aurons le plaisir d’apprécier du 22 au 25 novembre, remarque que Gorki était devenu, dans les années 70, un « auteur un peu damné, trop marqué par Staline, ce qui est une simplification absurde et extrêmement grave », c’est pourquoi, sans doute, ses pièces ont été peu diffusées jusqu’à présent. Tchéhov ou Tolstoï ont en revanche été beaucoup plus jouées à la fin du XXème s.

L’ HERITAGE DE TCHEKHOV

Eric Lacascade a longtemps travaillé sur Tchékhov (on se souvient de sa mise en scène de Platonov, en 2002). S’il a pu affirmer 4qu’« il n’y a rien de commun entre Gorki et Tchékhov, à part le fait d’être russe, d’être né dans le même territoire géographique, et à peu près à la même époque », il a tout de même, dans un premier temps, nuancé son propos en précisant qu’ « il n’y a vraiment rien à voir entre leurs écritures, pour autant qu’un fils n’a rien

2 Publiée dans le tome 2 du Théâtre complet de Maxime Gorki, aux Editions de l’Arche3 Parue à Besançon, aux éditions Les Solitaires intempestifs, en 2006.4 dans une interview accordée à Jean-François Perrier

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à voir avec son père. » Les deux hommes se rencontrèrent d’ailleurs à plusieurs reprises et entretinrent une correspondance régulière.

Gorki (à droite) avec Tchekov (à gauche) en 1900

RessemblancesPour le metteur en scène Eric Lacascade dont nous apprécierons prochainement le

travail, Les Barbares pourraient être une sorte de continuation de La Cerisaie de Tchekov.

Mise en scène des Barbares par Eric Lacascade en 2006

« C’est, dit-il, La Cerisaie deux ans ou vingt ans après : le jardin, un peu à l’abandon, a été loué à des ingénieurs. Quant à cette grande maison qu’on a si bien habitée, qu’est-elle devenue ?. Tout est un peu abîmé, dégradé. Le propriétaire qui manque d’argent loue une partie de son jardin. » Un monde est fini et un autre commence. Le monde de la noblesse à son déclin est désormais révolu. Aux militaires sans batailles, aux étudiants sans projets, aux riches propriétaires désoeuvrés, succède une société de petits-bourgeois, d’intellectuels, de vagabonds, de prolétaires analphabètes.

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Autre rapprochement entre les deux pièces : le jeune étudiant prêt à la révolution, Stépane, qui accompagne les deux ingénieurs dans Les Barbares, est en quelque sorte un frère jumeau du jeune idéaliste de La Cerisaie.

De même que son aîné Tchekhov, Maxime Gorki aime à évoquer dans ses œuvres le personnage du vagabond, le « bossiak » russe 5 dont ils font l’un comme l’autre les héros de plusieurs de leurs romans.

L’un des « bossiaks » chers au cœur de Gorki : le personnage de Satine, joué par Stanislavski, dans Les Bas-Fonds.

Différences Cependant la vision des deux hommes est radicalement différente quant au sort réservé aux « bossiaks » : Pour Tchekhov, « ce n’est ni pour le schisme religieux, ni pour le vagabondage, ni pour la vie sédentaire, mais tout droit pour la révolution que la nature crée des êtres semblables au tapageur Dymov… Seulement, il n’y aura jamais de révolution en Russie, et Dymov finira par sombrer dans l’alcool ou sera envoyé au bagne. C’est un homme de trop. C’est une profonde divergence d’opinion entre les deux hommes. Gorki, lui, croit à la révolution. Ses clochards sont certes tapageurs, tel le personnage anonyme des Barbares mentionné par le seul lien de parenté qui le relie encore à la société humaine (il est, une fois pour toutes, « le mari de Douka »). Cependant les clochards de Gorki ne sont pas des « hommes de trop » selon la classique définition russe qui en a fait un type littéraire, le « lichni tcheloviek », mais des annonciateurs de l’avenir. Tchekhov, lui, ne croit pas à la révolution, parce qu’il pense qu’on ne saurait l’attendre que des intellectuels, les « intelliguents », qu’il peint d’ailleurs comme des êtres blasés et démissionnaires. Gorki, au contraire, attend la révolution du peuple.

Eric Lacascade remarque encore plus récemment6 que  « dans Les Barbares les personnages réagissent avec une violence et une brutalité particulières » et qu’ « il y a beaucoup moins de délicatesse entre les êtres dans la société dépeinte par Gorki que dans les œuvres de Tchekhov. »

5Nous traduirions plutôt par « clochard », qui est un terme un peu plus affectueux que vagabond ou SDF6 Interview accordée à Angelina Berforini dans le Bulletin de La Comédie de Reims N° 17 de nov et déc 2006

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L’ECRITURE DRAMATIQUE DE GORKI ET LA STRUCTURE DE LA PIECE

Enfin, à la différence des pièces de Tchékhov, on ne trouve, dans la pièce de Gorki, pas un seul monologue. Tout est dans l’action, et l’action dérange. C’est précisément ce que voulait l’auteur des Barbares qui répondit un jour à un acteur qui lui avait demandé quel effet il voulait obtenir : « Si vous parvenez à secouer le spectateur, pour qu’il ne soit pas confortable dans son fauteuil, je serai déjà très content. »

Ce choc ressenti par le spectateur devant la pièce vient sans doute du fait qu’il n’y a pas de lendemain chez Gorki, ni de nostalgie de l’avant. L’action se joue dans le présent, dans l’instant, si l’on peut même parler d’action puisque ce sont souvent de simples scènes qui se déroulent sous les yeux du spectateur, scènes au cours desquelles un événement fortuit se produit (arrivée d’un personnage, annonce d’une nouvelle, évolution des rapports amoureux…) obligeant chaque personnage à se montrer tel qu’il est. Ce mécanisme étrange composé par le dramaturge, comme le souligne Eric Lacascade, «fait surgir l’intime dans la confrontation avec l’autre » et oblige les personnages à dévoiler le  « chaos psychologique », la part bestiale qui ne demande à sortir de l’humain pour peu qu’on lui en donne la possibilité.

Néanmoins, sous ce « désordre » apparent, l’écriture dramatique des Barbares obéit aux conventions du genre, à savoir :

La division en actes et la durée de l’action- Au premier acte, le petit groupe d’ingénieurs est annoncé et attendu,

puis il arrive.- Le second acte représente la situation peu de temps après, puisque c’est

toujours l’été et que Matvei, un jeune gars de la campagne, vient d’être recruté par les ingénieurs.

- Le 3ème acte se passe deux mois plus tard, après le retour de la femme de l’ingénieur Tcherkoun, Anna, qui était partie entre-temps.

- Au 4ème acte, le séjour raconté touche à sa fin. En tout, cinq mois se sont écoulés car, à l’acte 2, Tcherkoun dit qu’il restera « presque jusqu’à l’hiver…jusqu’à la fin de l’automne. »

L’INTRIGUE DES BARBARES

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Le momentLorsque Gorki commence à écrire Les Barbares, âgé de 37 ans, il sort de prison et est

contraint à l’exil. Il ne cherche pas pour autant à faire une œuvre politique. Assez curieusement, la pièce ne comporte pas d’allusion politique ou historique directe aux moments tragiques que vient de connaître la Russie. Gorki écrit sur les rapports qui régissent les groupes humains, sur les difficultés de la vie, sur la souffrance, les aspirations, bref sur les sentiments humains.Il n’empêche que les problématiques politiques de la Russie de l’époque auxquelles Gorki fut particulièrement sensible sont présentes bien sûr dans sa pièce : allusions à la collectivisation, à l’acquisition de connaissances par les masses populaires(p. 114), paysannerie(p.150-151), goulag (p. 132), prolétarisation, misère sociale (p. 122), condition féminine (p. 122), tout cela est présent mais ne constitue pas l’action principale. L’action principale réside dans les échanges amoureux qui circulent, notamment autour du personnage de Nadejda. En contre-point de cette « action principale »(si l’on peut dire), se perçoivent les échos plus ou moins lointains de l’histoire de la Russie révolutionnaire.

Le lieuVerkhopolié est le genre de petite ville de province « douillettement enveloppée dans

la verdure des champs »( Cf didascalies augurales) et si éloignée du cœur de l’empire russe qu’elle semble oubliée de l’Histoire. Mais la campagne où se niche Verkhopolié est aussi comme le bras mort d’un fleuve, où l’eau stagne, où il n’y a plus qu’à pourrir. André Markowicz, traducteur de la version choisie par Eric Lacascade, a trouvé une très belle expression pour désigner ce marais où les habitants parlent sans cesse de partir sans jamais passer à l’acte : Verkhopolié est le pays des « Mortes-Eaux ». L’on s’y épie entre voisins en menant ses petites affaires, les commérages vont bon train.

Il s’y passe constamment quelque chose- et surtout rien- jusqu’au jour où deux ingénieurs font irruption pour préparer l’arrivée du chemin de fer. Ce jour-là d’ailleurs, le pont qui reliait le village s’effondre, symbole du marasme et du délitement total de la micro-société qui les accueille…On croirait presque du Tchekov ou du Tolstoï. Cependant, la nostalgie et le désoeuvrement de ces existences pleines de vacuité aspirent à laisser place à d’autres perspectives, ouvertes sur le monde extérieur : « On va enfin pouvoir venir chez nous ! » s’écrie l’un des habitants. Mais cette ouverture aura bien d’autres effets…Car l’invasion destructrice de Tsyganov et Tcherkoun, les deux ingénieurs, va servir de catalyseur et révéler au grand jour la mesquinerie, l’égoïsme, l’humiliation, la violence et les privilèges dans lesquels sont englués les villageois.

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L’ensemble est rendu théâtral par la concentration en trois lieux différents : la berge d’une rivière (acte I), le jardin de Bogaïevskaïa l’aristocrate (acte 2 et 3), et une grande pièce confortable dans la demeure de cete dernière (acte 4).

L’action7

Les quatre actes ménagent ce que l’on pourrait appeler une « progression dramatique », scandée par plusieurs « coups de théâtre »:

- Le premier acte se termine par la prédiction apocalyptique de l’étudiant Stépane : « Tiens, on va construire le nouveau chemin de fer, et on va vous la démolir, votre vieille vie…(Il rit) »

- Au cours du 2ème acte éclate une crise au sein du couple formé par Anna et Tcherkoun. La révélation du malaise s’effectue d’ailleurs de façon curieuse, presque à l’insu du spectateur, puisque les questions et les réponses entre les deux époux sont interrompues par les échanges dialogués d’autres personnages, ou entrecoupés par d’autres sujets de préoccupation.

- Au 3ème acte, ont lieu plusieurs « coups de théâtre » : tout d’abord un personnage annonce le retour d’Anna (alors que le spectateur ignorait qu’elle fût partie). Tcherkoun semble entretenir une relation amicale et intellectuelle assez forte avec Lidia Bogaïeskaïa (d’après ce que cette dernière avoue à Anna : « Nous sommes amis…nous parlons de beaucoup de choses… » ) bien que l’on ne puisse véritablement parler d’amour entre eux.Lidia :

Si j’aime votre mari, c’est ça ? Non. Je ne l’aime pas. Anna :

C’est vrai ? (Elle lui saisit le bras)Et lui ? Lui, il vous aime ? Dites-moi !

Lidia :Je ne sais pas. Je ne pense pas.

Dans le 3ème acte toujours, les tensions masculines rivales s’exacerbent autour de Nadejda entre Tsyganov, le docteur et Monakhov, tant et si bien que le docteur, amoureux fou de Nadejda, finit par frapper l’époux de cette dernière, l’inspecteur des impôts Monakhov.

- Le 4ème acte voit Tcherkoun séduit par Nadejda. Anna surprend leur conversation « avec horreur et dégoût » indiquent les didascalies de Gorki. Le docteur échoue dans sa tentative d’assassinat de Tsyganov. Après que Nadejda a annoncé fièrement à tous qu’elle a choisi Tcherkoun parmi tous ses prétendants, celui-ci la repousse brutalement : « N’accordez pas d’importance à mon geste… Un feu de paille provoqué par vous-même...ce n’est pas de l’amour…(..) Je ne vous aime pas…non ! » Nadejda réalise alors qu’une espèce de fatalité

7 J’utilise ici les outils de travail proposés par Daniel Mortier, professeur de littérature comparée à l’Université de Rouen dans son dossier de présentation sur Les Barbares, disponible sur Internet sous le titre  Automne en Normandie.

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l’entoure : « Personne ne peut m’aimer…personne. » et la pièce se termine par l’annonce du suicide de Nadejda.

ANALYSE DE QUELQUES PERSONNAGES

Personnages masculins

Plusieurs personnages masculins des Barbares entrent en résonance avec la vie de Gorki : - Tcherkoun est un homme pétri de contradictions, tiraillé entre ses aspirations à la révolte pour le progrès et la justice sociale - valeurs auxquelles il croit profondément , lorsqu’il affirme avec force : « L’impuissance de ceux qui se soumettent me fait tomber dans la furie » et son manque d’humanité flagrant à l’égard de sa femme Anna, puis à l’encontre de Nadejda, ce qui mènera cette dernière au suicide, comme nous venons de le voir. Gorki, lui aussi, changera de compagne à plusieurs reprises au cours de son existence. Contradictions communes à tous les révolutionnaires écartelés entre leurs idéaux et leurs sentiments personnels.

Tcherkoun, comme Gorki, a connu dans une vie antérieure - avant de devenir ingénieur et d’occuper une certaine situation sociale, les dures nécessités de la vie : « J’ai vu, j’ai éprouvé toute la vulgarité, tout ce qui pèse. Dans le temps, on m’humiliait simplement parce que j’avais faim. »8

- Tsyganov le mondain, essentiellement occupé à briller dans la société, peut aussi renvoyer une certaine facette de l’écrivain Gorki, dont la célébrité, à partir de 1895, a ouvert les portes des salons mondains.

- L’étudiant Stépane Loukine, attiré par la ville où s’élaborent toutes les idées nouvelles, est touchant par la pureté et la naïveté de ses ardeurs politiques : «  C’est le grand brasier de la raison qui brûle là-bas, et tous les hommes honnêtes, tous les hommes intelligents voient à sa lumière comme la vie est sale et mal faite »(p. 115), mais aussi effrayant de brutalité dans ses constats : « Ici, dans ce trou paumé du diable, il n’y a pas un seul écho de l’autre vie qui nous parvienne… Regardez comme ils sont tous aveugles,

8 Gorki a été, jeune homme, vagabond. SDF se déplaçant à pied d’un endroit à l’autre, côtoyant la misère humaine dont il tirera parti ensuite dans son œuvre littéraire.

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sourds et bêtes, ici… » (p. 114) .D’une certaine façon, les propos de Stépane peuvent faire écho à ceux de Gorki, éloigné lui aussi temporairement, au moment où il écrit, de ces cercles intellectuels russes aux pensées vivifiantes dont il a tant besoin.

D’autres personnages masculins servent au contraire de repoussoir, témoignant de l’ordre ancien des choses que refuse Gorki : - Les rapports entre Pavline l’artisan et Rédozoubov, le prévôt des marchands, montrent bien les abus de pouvoir dont tiraient parti ceux qui occupaient un certain niveau social. La seule façon dont les deux personnages qui attendent les ingénieurs se saluent au début de la pièce montre clairement qui est le maître :

«  REDOZOUBOV :- Salut… alors ?PAVLINE :- Quelles douces nouvelles de votre chère santé ?REDOZOUBOV :- Demande au docteur. Ils sont là ? C’est eux ?PAVLINE :- Parfaitement, (…) » (p. 30)

Le personnage de Rédozoubov, abject dans ses certitudes et ses préjugés, en est parfois ridicule de bêtise : « Tu mens, farmaçon, lance-t-il à Tcherkoun, qui demande alors à Stépane: « Qu’est-ce que c’est, un farmaçon ? » En fait, Rédozoubov vient de le traiter de « franc-maçon ».

- Le jeune Gricha témoigne des rapports conflictuels qui peuvent exister entre les générations, et de l’échec d’une certaine éducation paternelle.9 Alexis Petchkov, lui, n’a pas eu de père du tout, et les individus qui lui ont servi de substitut paternel (son grand-père, puis les « éducateurs » successifs qui se sont occupés de lui l’ont fait parfois avec une grande violence, ou tout le moins avec une extrême dureté)10.

9 Le problème de la paternité semble se poser à plusieurs reprises dans Les Barbares (Cf p. 86 : « Engendrer un enfant, ça ne veut pas encore dire être son père…Le père, c’est un être humain, mais vous, est-ce que vous êtes un être humain, vous ? »demande Tcherkoun au mari de Douka. A l’époque où il écrit Les Barbares, Gorki est père de deux enfants, dont une qu’il ne tardera pas à perdre suite à une maladie respiratoire. L’écrivain gardera toute sa vie des liens très étroits avec son propre fils.10 Cf récit autobiographique de Gorki intitulé Enfance.

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La fonction du personnage de Gricha est cependant avant tout comique, comme en témoigne sa première et surprenante apparition sur scène, portant une pelisse sur ordre de son père malgré la chaleur, afin de maigrir.(p. 60)

- Dans un tout autre registre, le mari de Dounka, illustre la figure du « bossiak » dont nous avons déjà parlé.

Personnages féminins

Les personnages féminins, eux aussi, reflètent parfois les aspirations profondes de leur créateur :- Ainsi en est-il de Lidia, personnage qui semble ne pas de fonction précise dans la pièce, si ce n’est celle d’entrer en relation avec les autres, tantôt sur le mode de l’alliance(avec Tsyganov, avec Bogadevskaïa, puis avec Tcherkoun), tantôt au contraire sur le mode de l’opposition (avec Anna, dont elle devient la rivale). Lidia tient tout de même à plusieurs reprises, un discours empreint d’un idéal romantique où affleurent encore des idées que reniera Gorki quelques mois plus tard : « Mon impression, ce n’est pas qu’on doit avoir beaucoup de choses, mais que, ce qu’on a, ce doit être magnifique ! Il ne fait pas être avide… Il ne faut pas encombrer son âme avec le médiocre, avec le mesquin… La vie deviendra splendide au moment où les gens apprendront à désirer ce qui est rare »(p. 86). Mais le romantisme de Lidia est aussi un romantisme sentimental, composé de ce mélange de générosité, de grandeur et d’exaltation si caractéristiques de « l’âme russe »féminine. C’est ainsi que Lidia mène la quête inassouvie d’un idéal masculin à la hauteur de ses aspirations : « Je pensais que je trouverais un homme solide, ferme, que je pourrais estimer… Je cherche depuis longtemps… Je cherche un homme pour m’incliner, marcher à ses côtés… Tant pis si c’est un rêve… mais je chercherai cet homme(…) »

- Anna, délaissée par son mari, éprouve les affres de la séparation.

Après la question qu’Anna pose à son mari au sujet de Lidia Bogaïevskaïa : « Vous l’aimez, c’est ça ? » . Vient ensuite un moment de vérité difficile à accepter pour Anna, qui s’entend dire : « Le mensonge est toujours inutile, et d’autant plus entre nous, Anna… Elle me plaît, c’est intéressant avec elle ; toi tu le vois et tu as peur. ». Puis les phrases définitives sont enfin prononcées : « Je ne te méprise pas… Ce n’est pas vrai… Mais je ne t’aime plus. Ca, c’est la vérité… (…) Sans aimer, il n’y a que les débauchés qui vivent avec leur femme…ou les

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menteurs… » et la conclusion s’impose pour Tcherkoun : « Je ne peux pas vivre sans toi », lui confesse sa femme. « Et moi avec toi », lui rétorque-t-il en mettant fin à la discussion.Il y a là, très vraisemblablement, trace ou réminiscence de douleurs personnelles vécues dans l’entourage de l’écrivain au moment des séparations successives qu’il a subi et fait subir à son entourage, même si Gorki est toujours resté très discret sur ce sujet.

- La domestique Stiopa, embauchée par Tcherkoun et Anna, apparaît comme une véritable allégorie de la condition féminine dans le milieu paysan russe de la fin du XIX ème siècle : entre un père qui abuse d’elle et un prétendant auquel elles se refuse, Stiopa est la figure emblématique de celles dont Gorki prendra la défense et soutiendra les droits tout au long de sa vie, allant même jusqu’à s’occuper personnellement de maisons pour l’éducation et la protection des femmes. Pour soustraire Stiopa qu’il convoite à la protection dont elle bénéficie de la part des ingénieurs, le jeune paysan Matvei est prêt à tous les mauvais coups, y compris celui de faire intervenir le vieux géniteur alcoolique de Stiopa : fille battue et exploitée ou femme bénéficiant des mêmes prérogatives fort peu enviables,( Cf p. 121) il lui reste seulement le choix de conserver sa place de domestique au service des ingénieurs (qui semblent par ailleurs assez bien la traiter, si ce n’est…comme une domestique…ou d’entrer au couvent.

- Nadejda, enfin, est sans doute le personnage central de la pièce et aussi le plus ambigu. En effet, Nadejda, la femme de l’inspecteur des impôts Monakhov, est ambivalente et énigmatique : « On veut comprendre ce qu’elle est. Et on ne comprend pas », s’interroge Tsyganov à son sujet. Suscitant tour à tour la curiosité, la sympathie, la méfiance, la concupiscence ou le rejet de la part des autres personnages, Nadejda peut sembler à première vue, une coureuse profitant de toutes les occasions pour faire des rencontres (ex. p. 81). On a trop souvent vu en elle une créature atteinte de bovarysme à force de lectures à l’eau de rose et d’ennui campagnard, telle qu’elle apparaît essentiellement dans l’acte I. Mais le personnage est un peu plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. Nadejda dérange, par le regard trop lucide qu’elle porte sur les êtres et sur les choses, regard si clairvoyant qu’il en devient parfois effrayant. « Pourquoi vous me… regardez toujours, comme ça, si bizarrement ? lui demande Tcherkoun (p. 100). Anna la trouve « étrange », tandis que Tsyganov la voit comme « terrifiante » (p.79).

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Tsyganov lui-même lui dira, un peu plus loin : « Vous êtes divine, vous êtes rare… vous faites peur ! Et je vous aime, croyez-moi ! » (p. 162). Dotée d’un tempérament que l’on pourrait presque parfois qualifier de puéril, par sa candeur ou plutôt son impudeur, Nadejda ressent et traduit des émotions primaires qui échappent totalement aux autres personnages. Elle est en quelque sorte « la bouche d’or », de laquelle jaillissent des paroles poétiques ou prophétiques : « Dans l’âme, ce sont les mêmes. Ils aiment la pêche, et ceux qui aiment la pêche – c’est comme s’ils étaient moitié morts : ils restent là, sur l’eau, comme s’ils attendaient la mort. » (p. 79). Peu à peu et sans y prendre garde, tous les hommes tombent sous son charme, insidieusement. N’oublions pas qu’en russe, le mot « nadejda » signifie « espoir ». Or dans ce village fermé où tout ce qui est nouveau a bien du mal à pénétrer, (Pavline a même écrit un ouvrage « contre les mots nouveaux » (p. 69) ! ), Nadejda est peut-être celle par qui a pu souffler un moment ce vent de liberté précurseur des idées nouvelles, ce souffle d’espoir qui aurait pu tirer le village de Verkhopolié de sa paralysie et de son enlisement.

A la fois pitoyable dans des scènes conjugales lamentables qui se déroulent toujours en public, touchante par son impudente naïveté, irritante par ses insistances répétées, troublante dans sa féminité exacerbée, Nadejda peut apparaître comme un symbole expiatoire de l’irruption de la modernité dans un monde ancien qui n’était pas préparé à l’accueillir. A cet égard, la mort de Nadejda à la fin de la pièce résonne comme un avertissement, une mise en garde.

EN GUISE DE CONCLUSION : QUI SONT LES BARBARES ?

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A vrai dire, la réponse à cette question n’est pas aisée. Certes, les paroles de Tcherkoun sont lourdes de sens lorsqu’il remarque, dès les premiers instants de son arrivée au village, à l’acte I : « Les petites maisons se blotissent dans les arbres, comme des nids d’oiseaux… C’est si tranquille que c’en est angoissant…ce charme, ça vous en donne la nausée… » avant de conclure cyniquement :  « Et une envie terrible de la déglinguer, cette idylle.(p.41) » Le vieil artisan Pavline évoque d’ailleurs « l’invasion des étrangers »(p. 17) tandis que le vieux Rédozoubov, voyant les privilèges qu’il s’est abusivement octroyé quasiment réduits à néant s’écrie : « C’est des farmaçons11…c’est des barbares, c’est des violateurs ! Ils vous renversent tout, tout se détruit avec eux »(p. 111-112). Même l’ingénieur Tsyganov dit à son collègue Tcherkoun : « Tu regardes cette ville comme Attila regardait Rome… »(p. 48)

Mais la barbarie se trouve peut-être avant tout chez ces habitants d’une contrée lointaine, chez ces « petits-bourgeois »(titre d’une autre pièce célèbre de Gorki) qui n’hésitent pas, comme Rédozoubov, à tirer profit de leur statut social pour s’arroger des droits supérieurs à ceux des autres ou à abuser de leurs enfants de façon inique ou comme l’aristocrate Bogaïevskaïa, qui accueille chez elle la moitié du village, se réserve cependant le droit « de les jeter dehors quand (elle veut) ». Les rapports sociaux qui régissaient l’ordre de l’ancien monde sont encore bien présents à Verkhopolié, en dépit des acquis du progrès du modernisme. Amer constat.12

Les barbares sont-ils les rustres villageois ou les « hommes de progrès à la brutalité aveugle ? « Gorki débusque la barbarie qui est en chacun de nous, répond Eric Lacascade, sa pièce se situe entre animalité et culture. Pendant tout le travail de répétition, je n’ai cessé de demander aux comédiens de scruter leur part animale, d’examiner à quels moments elle recule, à quels moments elle prend le dessus. »

11 12 « gorki », pseudonyme d’Alexei Pechkov, signifie précisément « l’amer ».