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LES BIBLIOTHEQUES POUR ENFANTS par Geneviève Patte Dans les années 1970, un véritable mouvement en faveur des sections «jeunesse » naissait dans les bibliothèques, mouvement tardif certes, mais efficace : aujourd'hui, il est difficile - sinon impossible - d'imaginer une construction de bibliothèque publique sans une place plus ou moins importante accordée aux jeunes. Où en sont les services pour enfants dans les bibliothèques ? L orsqu'en 1987, une campagne de calomnie s'élève à l'encontre de notre profession, accusée de pervertir les jeunes, c'est bien sûr le signe que celle-ci commence à exister vraiment. Mais les réactions de cer- taines municipalités mettent en relief la fra- gilité de ce métier encore jeune dans notre pays. Elles montrent aussi une méconnais- sance des modes de fonctionnement et des missions de la bibliothèque et en particulier du rôle des élus dans la politique générale des bibliothèques. Difficile de faire le point alors que la diversi- té des réalisations est grande. Et c'est bien ainsi : la force de la bibliothèque est précisé- ment son aptitude à s'adapter à tous les contextes. On est bien loin aujourd'hui de la tentation d'hier, vouloir couvrir le pays de bibliothèques standards, livrées clés en main. Nous sommes, au contraire, conscients que chaque bibliothèque, attenti- ve à son public, à son mode de vie, à ses goûts et ses intérêts, a un visage bien à elle. Cela suppose la complémentarité des fonds, pour ne prendre qu'un seul exemple, qui n'est pas un vain mot, à l'heure où précisé- ment l'informatique devrait permettre des relations de réseau extrêmement riches et stimulantes. Pourtant, il y a des constantes dans le paysa- ge des bibliothèques pour enfants aujourd'hui. Si, dans les années soixante-dix, les services pour enfants ne connaissaient qu'une certai- ne catégorie de partenaires, les enseignants, s'ils privilégiaient exagérément certaines formes d'animations, comme « la peinture après le conte », plus sûre d'elle aujourd'hui, la bibliothèque s'ouvre large- ment. Elle qui craignait d'être considérée par les parents comme une garderie à bon marché déploie des trésors d'imagination pour offrir un accueil adapté à ce nouveau public de tout-petits ; et les parents, les assistantes maternelles emboîtent le pas. Elle N° 137-138 HIVER 1991 / 57

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LES BIBLIOTHEQUESPOUR ENFANTS

par Geneviève Patte

Dans les années 1970, un véritable mouvement en faveur dessections «jeunesse » naissait dans les bibliothèques, mouvementtardif certes, mais efficace : aujourd'hui, il est difficile - sinon

impossible - d'imaginer une construction de bibliothèque publiquesans une place plus ou moins importante accordée aux jeunes.

Où en sont les services pour enfants dans les bibliothèques ?

L orsqu'en 1987, une campagne decalomnie s'élève à l'encontre de notre

profession, accusée de pervertir les jeunes,c'est bien sûr le signe que celle-ci commenceà exister vraiment. Mais les réactions de cer-taines municipalités mettent en relief la fra-gilité de ce métier encore jeune dans notrepays. Elles montrent aussi une méconnais-sance des modes de fonctionnement et desmissions de la bibliothèque et en particulierdu rôle des élus dans la politique généraledes bibliothèques.

Difficile de faire le point alors que la diversi-té des réalisations est grande. Et c'est bienainsi : la force de la bibliothèque est précisé-ment son aptitude à s'adapter à tous lescontextes. On est bien loin aujourd'hui de latentation d'hier, vouloir couvrir le pays debibliothèques standards, livrées clés enmain. Nous sommes, au contraire,conscients que chaque bibliothèque, attenti-ve à son public, à son mode de vie, à ses

goûts et ses intérêts, a un visage bien à elle.Cela suppose la complémentarité des fonds,pour ne prendre qu'un seul exemple, quin'est pas un vain mot, à l'heure où précisé-ment l'informatique devrait permettre desrelations de réseau extrêmement riches etstimulantes.Pourtant, il y a des constantes dans le paysa-ge des bibliothèques pour enfantsaujourd'hui.Si, dans les années soixante-dix, les servicespour enfants ne connaissaient qu'une certai-ne catégorie de partenaires, les enseignants,s'ils privilégiaient exagérément certainesformes d'animations, comme « la peintureaprès le conte », plus sûre d'elleaujourd'hui, la bibliothèque s'ouvre large-ment. Elle qui craignait d'être considéréepar les parents comme une garderie à bonmarché déploie des trésors d'imaginationpour offrir un accueil adapté à ce nouveaupublic de tout-petits ; et les parents, lesassistantes maternelles emboîtent le pas. Elle

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qui n'envisageait que la collaboration avecl'école, découvre qu'il est possible et trèsfécond de collaborer aussi avec des institu-tions comme les P.M.I., pourtant bien loindu « culturel ». Le conte, raconté aujour-d'hui dans la plupart des bibliothèques, nesert plus simplement à inviter à la lecture derecueils littéraires. En donnant une vraieplace à la tradition orale, il aide aussi labibliothèque à s'ouvrir à des publics moinsfamiliers avec le monde de l'écrit. Si, pen-dant longtemps on a pensé que le bibliothé-caire connaissait plus les cotes des ouvrageset leur couverture que leur contenu, lavogue du conte a entraîné petits et grands,bibliothécaires, enseignants et parents àouvrir les livres pour livrer aux enfants etadultes leur contenu, « le conte nu » (un jeude mots que Lacan n'aurait peut-être pasdésavoué). C'est une évolution heureuse.Longtemps une habitude d'animation àoutrance finissait par faire penser que ceuxqui se souciaient de « faire lire » les enfants,en fait, n'avaient pas grande confiance dansla valeur du texte ou de l'histoire, puisqu'ilfallait à tout prix y ajouter commentaires etanimations qui finissaient par les cacher.

Tous ces traits relativement nouveaux sontautant de signes d'ouverture. Nos biblio-thèques naissantes, par souci de montrerleur spécificité, leurs compétences uniquescouraient le risque de vivre en vase clos,elles ouvrent maintenant largement leursportes aux adultes, longtemps condamnés àrester sur le seuil et ceux-ci l'aident à pro-gresser, à s'infiltrer en dehors des institu-tions du savoir.

La bibliothèque des enfants vivrait-elle uneévolution heureuse ? Il est sans doute troptôt pour le dire. Il n'est pas sûr, hélas, queles nouvelles orientations qui s'annoncentpour la formation et le statut des bibliothé-caires favorisent le développement de notreprofession.

QuestionsDifficile d'évaluer la valeur d'une sectionjeunesse. Sur certains points on peut cepen-dant s'interroger. Ainsi quel rôle la biblio-thèque peut-elle jouer en faveur de cesenfants qui quittent l'école élémentaire sansmaîtriser la lecture ? Comment les prendreen compte dans la vie de la bibliothèque sansqu'ils captent toute l'énergie du personnelqui se doit à tous ? Peut-on accepter un ser-vice spécial à leur intention au risque de lesisoler, de les mettre à part ? Le soutien sco-laire a-t-il sa place à la bibliothèque ? Le ser-vice aux tout-petits aujourd'hui omniprésentdevrait certainement contribuer à prévenirou à réduire l'échec des apprentissages de lalecture. L'avenir nous dira s'il y réussit.

Et les autres ? L'essor des services pour lesplus jeunes, apparemment plus faciles àorganiser, à maîtriser, ne va-t-il pas nuire àl'accueil des plus grands ? Quant aux adoles-cents ont-ils leur place chez les enfants ?Dans les pays anglosaxons, on les appelle les« jeunes adultes » ce qui nous paraît pluspositif que notre expression qui évoqueraitpresqu'une maladie. Les jeunes adultesdevraient avoir tout naturellement leurplace dans la section adulte. Tout naturelle-ment ? S'il est certes anormal de vouloir les« garder » chez les enfants, il faut recon-naître qu'ils ne trouvent guère, en général,un heu qui leur convienne chez les adultes.Leurs formes de cultures, leurs intérêts,leurs curiosités, leurs désirs de se retrouverensemble appellent bien sûr un certain moded'accueil. Serait-il contradictoire avec leurvolonté d'être reconnus comme de jeunesadultes, désireux d'être orientés dans le foi-sonnement de l'information (ce mot étantpris dans un sens large et incluant donctoute forme de littérature et de documents)proposée au monde adulte ? Pourquoi unetelle désaffection de la lecture chez eux ?Faut-il accuser les bibliothèques pourenfants de vivre encore trop repliées sur

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elles-mêmes, compliquant ainsi le passage àl'âge adulte ? Il faudrait plutôt souhaiterque d'une manière générale les sectionsadultes veillent à donner aux adolescentsune place pleine et entière, sans toutefois lesisoler dans une section spéciale. C'est ce quefont magnifiquement certaines bibliothèquesmais cela reste une exception.Les réflexions de l'Américain Neil Postmansur l'école, sa place, son rôle, son mode defonctionnement dans la société pourraientnous aider à notre tour à définir la place etle rôle de la bibliothèque. Dans un de sesderniers ouvrages , il souhaitait qu'une sortede thermostat régisse le monde de l'école ausein de la société. Si celle-ci apparaît commedéstructurée, sans repères nets, c'est alorsque l'école doit proposer une structure clai-re et rigoureuse.

Un espace privilégiéNotre petite expérience de banlieue nouspermet de dire que la bibliothèque, dans cecontexte urbain, est un espace unique pourles petits comme pour les grands. Un refu-ge ? Plutôt un espoir, dans ces lieux diffi-ciles, avec pour conséquence une gestionproblématique pour les responsables qui yjouent un rôle essentiel. Comment la biblio-thèque peut-elle se situer tout en restantfidèle à ses objectifs et en ne donnant que cequ'elle peut donner : des accès multiples ausavoir, un mode de vie, dont les enfants ontbesoin plus ou moins consciemment et quimanque pourtant ; un mode de relation quise justifie pleinement dans une biblio-thèque : le goût de connaître, d'interroger,d'échanger - donc de lire - ne s'exprimejamais mieux que dans les lieux où chacunest respecté, encouragé à poser des ques-tions, bref, où il se sent exister.Ce qui frappe dans les expériences de biblio-

thèques que nous connaissons dans les paysen développement, c'est que celles-ci propo-sent précisément ce qui fait défaut dansl'environnement. A Caracas, là où les ban-lieues souffrent d'un déchirement, d'uneabsence de vraies rencontres, la biblio-thèque est un heu convivial où se tissent desliens forts 1. Là où les habitants semblentdépossédés, marginalisés, la bibliothèqueleur propose de participer à une vie collecti-ve. Dans les quartiers hispanophones deNew York, à peine ou mal scolarisés, les ren-contres littéraires de Sarah Hirschman créa-trice du mouvement « Gente y cuentos »prouvent à ceux qui y participent que leursexpériences de vie peuvent être un matériauprécieux qui les aide à découvrir les œuvreslittéraires, jusqu'alors hors d'atteinte .

Dans nos sociétés occidentales, les biblio-thèques peuvent-elles à leur manièrerépondre au désarroi qui s'exprimeaujourd'hui fortement ? A noter que parmiles revendications actuelles des lycéens figu-re le souhait d'avoir une véritable biblio-thèque : est-ce pour répondre à ce qu'EdgarMorin réclamait dans un récent article duMonde : « II faudrait enseigner à relier etnon à séparer » disait-il. C'est ce qui se faittout naturellement dans une bibliothèquepublique ou scolaire.

Si les institutions éducatives doivent agircomme une sorte de thermostat pour aider àcorriger les déséquilibres de la société, quel-le attitude adopter dans une bibliothèque :souvent l'ennui domine dans les grandesbanlieues, il est urgent que s'appuyant surles véritables intérêts des jeunes, exprimésou non, la bibliothèque s'efforce de proposeren permanence des rencontres, des événe-ments, des œuvres qui tiennent en haleine

(1) cf. « Venezuela : des bibliothécaires aux pieds nus » in : n° 95 de La Revue des livres pour enfants,février-mars 1984.(2) Des comptes rendus de ces expériences devraient paraître dans des numéros à venir.

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son public. Si le « à quoi bon » règne, raisonde plus pour que la bibliothèque permette àchacun d'approfondir ses curiosités avecexigence. Si les livres et la lecture leur appa-raissent comme hors de la vie, c'est alorsqu'il est nécessaire de leur proposer desœuvres belles et fortes (pourquoi seraient-elles inévitablement difficiles d'accès ?). Sipour certains l'ennui d'une vie scolaire quis'étire avec, à sa suite, le spectre du chôma-ge, semble régner (la société a-t-elle besoind'eux ?), si l'actualité les submerge, raisonde plus pour donner à ces jeunes, une véri-table place à la bibliothèque et des responsa-bilités qui leur montrent qu'il est possibled'agir sur le monde qui les entoure.

Si les adultes semblent fuir ou craindre lesenfants, c'est alors qu'il faut prévoir desrencontres inter-générations où jeunes etvieux apprennent à s'écouter et se respecter.Si les familles se sentent souvent déracinées,transplantées, c'est alors qu'un travail surla mémoire, mémoire des lieux, mémoire des

familles est nécessaire. Si le monde alentourparaît terne, c'est alors que la poésie estindispensable. Si la société des adultes appa-raît comme infantilisée et infantilisante, il estalors nécessaire que les enfants soient vrai-ment pris au sérieux dans leurs interroga-tions, leurs curiosités. Tout ceci supposenaturellement un personnel très présent,nombreux et recevant une formation, initialeet permanente, exigeante et poussée ainsique des moments et des lieux de réflexion (àl'intérieur et à l'extérieur de la profession.)

Utopie que tout cela ? mais sans utopie peut-on avancer ? Pas question de nier la difficul-té de ce travail et le caractère presque déri-soire de ses dimensions. Tout changement àgrande échelle ne doit-il pas s'appuyer surde petites actions qui remettent en questionles choses trop établies ? C'est une tâche quine peut porter ses fruits que dans la durée etgrâce à une réflexion qui rappelle en perma-nence la direction de ce travail et son carac-tère « révolutionnaire ».

La Bibliothèque de Clamart

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