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Alexandre Dumas L L e e s s B B l l a a n n c c s s e e t t l l e e s s B B l l e e u u s s BeQ

Les Blancs et les Bleus

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  • Alexandre Dumas

    LLeess BBllaannccss eett lleess BBlleeuuss

    BeQ

  • Alexandre Dumas

    Les Blancs et les Bleus roman

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 805 : version 1.0

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  • Du mme auteur, la Bibliothque :

    Les Louves de Machecoul Les mille et un fantmes

    La femme au collier de velours Le prince des voleurs

    Robin Hood, le proscrit Les compagnons de Jhu

    La San Felice Othon larcher

    La reine Margot Les trois mousquetaires

    Le comte de Monte-Cristo Le vicomte de Bragelonne

    Le chevalier de Maison-Rouge Histoire dun casse noisette et autres contes

    La bouillie de la comtesse Berthe et autres contes

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  • La trilogie des Sainte-Hermine comprend :

    Les Blancs et les Bleus

    Les Compagnons de Jhu Le Chevalier de Sainte-Hermine

    On peut cependant lire les trois rcits, indiffremment, dans lordre ou le dsordre.

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  • Les Blancs et les Bleus

    dition de rfrence : ditions Rencontre, Lausanne.

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  • Ce livres est ddi mon illustre ami et collaborateur,

    Charles Nodier. Jai dit collaborateur parce que lon se donnerait la peine den chercher un autre, et que ce serait peine perdue.

    ALEXANDRE DUMAS 11 janvier 1867.

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  • Notre prface Encore un nouveau vaisseau que, sous le titre

    de Les Blancs et les Bleus, nous allons lancer la mer.

    Inutile de demander sous quel pavillon. Notre pavillon a toujours t celui de la

    France. Quand la France a eu deux pavillons, nous

    nous sommes constamment rang sous celui que nous regardions comme le pavillon national, parfois mme nous avons combattu lautre ; mais, par cela mme que nous lavons combattu, nous ne lavons jamais insult.

    Comment insulterait-on le drapeau dIvry, de Denain et de Fontenoy, quand il est port par des mains aussi braves, aussi loyales et aussi pures que celles des Bonchamps, des dElbe et des Lescure ?

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  • Napolon, qui se connaissait en braves, appelait la guerre de Vende la guerre des gants.

    Le seul crime de ceux qui la faisaient tait de substituer la foi la raison ; la preuve quils taient aveugls par une fausse croyance, cest que la royaut pour laquelle ils mouraient les a trahis, cest que le Dieu quils invoquaient les a abandonns.

    Pendant neuf cents ans, ce Dieu avait pris la cause des rois : il tait temps qu la fin il prt la cause des peuples.

    Mais ce Dieu sait que jai visit avec le mme respect les champs de bataille de La Tremblaye et de Torfou que ceux de Marengo, dAusterlitz et de Wagram.

    Partout o des hommes ont donn leur vie, cest--dire le bien le plus prcieux quils aient reu de Dieu, puisque Dieu lui-mme ne peut le leur rendre, partout o des hommes ont donn leur vie pour confesser leur foi, trois hommes doivent sincliner devant leurs tombes : lhistorien, le romancier et le pote.

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  • Et, pour moi, il ny a pas de mrite tre rest fidle, pendant toute ma vie, la religion dans laquelle je suis n. Lorsque jouvris les yeux, la Rpublique navait pas encore rendu le dernier soupir, et je fus berc sur le sein mourant de cette mre hroque ; mes hochets ont t les paulettes dor que mon pre venait de dtacher de son habit et, longtemps avant datteindre sa garde, je me suis mesur son sabre de bataille.

    Mon pavillon, moi, fils de la Rpublique allait par lEmpire, est celui qui fut arbor par les vainqueurs du 14-Juillet sur la Bastille, vide et fumante ; qui conduisit nos soldats Valmy, Montebello, Rivoli, aux Pyramides, Marengo, Austerlitz, Burgos, Ocaa, Wagram, la Moskowa, Lutzen, Bautzen, Champaubert et Montmirail ; qui suivit Napolon lle dElbe pour reparatre avec lui le 20 mars 1815 ; qui disparut dans le glorieux gouffre de Waterloo, et que, tout dchir par les balles anglaises et les baonnettes prussiennes, nous vmes surgir, par un soir dorage, au milieu de la fusillade et de la fume, le 29 juillet 1830, avec des cris de joie et damour, sur les tours de Notre-Dame.

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  • Et jamais vous ne comprendrez cela, hommes dune autre gnration que la ntre, jamais vous ne comprendrez ce quil a eu pour nous de bonheur et dorgueil voir tout coup se drouler, le soir dun combat, aux derniers rayons du soleil couchant, aux derniers ptillements de la fusillade, ce drapeau avec lequel nos pres avaient fait le tour de lEurope, et qui, jet de ct comme un haillon, avait t vingt ans avili et calomni.

    Mais cette fois il resta indracinable et ternel, parce que cette fois ctait la main robuste du peuple qui lavait enfonc dans le granit.

    Le commencement du XIXe sicle fut lre des grands vnements et des grandes choses, cest une de ces poques rares o la Providence se met en communication avec la Terre, et o les esprits privilgis, sans savoir par quelle puissance, se trouvant en rapport avec linconnu, reoivent, comme des commotions lectriques, ces perceptions de lavenir qui, au milieu de leurs blouissements, laissent distinguer les contours indcis des choses futures : les quinze premires

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  • annes du XIXe sicle sont la gense de la socit moderne.

    Eh bien, ce sont ces quinze annes que je vais essayer de peindre ; cest cette grande figure de Bonaparte se faisant Napolon que je vais tenter desquisser.

    Nous savons bien que cette tche de ressusciter quinze ans de notre histoire, en y introduisant des personnages de notre cration et en essayant dlever ces personnages la hauteur des gants modernes, est au-dessus de nos forces ; mais quoserait-on entreprendre si lon nentreprenait que ce quon est sr de glorieusement achever ? Deux ans, au moment dcrire les premires pages de La San Felice, nous avons t retenu par le doute. Dans un jour daudace, nous avons pris la plume et, encore une fois, nous avons ajout une pierre ce monument que chacun de nous lve la mesure de ses forces et de son gnie.

    Maintenant, il me reste, non pas discuter mon titre, mais lexpliquer. Jai intitul mon livre Les Bleus et les Blancs, parce quun jour

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  • Napolon lui-mme, voyant limpossibilit de fondre les deux opinions et les deux couleurs en une seule, a jet ce cri, rvlation de son impuissance ptrir la conscience des hommes comme il avait ptri leur ambition : Les Bleus seront toujours Bleus, et les Blancs seront toujours Blancs. Jai intitul ainsi mon livre, parce que, en effet, la grande lutte, qui a commenc en 1789 et qui na fini quen 1848, est la lutte des Bleus et des Blancs ; les Blancs, vainqueurs, ont ramen les Bourbons de la branche ane ; les Blancs, vaincus, ont disparu avec les Bourbons de la branche cadette.

    Aujourdhui il ny a plus de Blancs, cest pourquoi je parlerai deux avec le respect qui est d aux morts.

    Alex. DUMAS.

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  • Les Prussiens sur le Rhin

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  • I

    De lhtel de la Poste lhtel de la Lanterne Le 21 frimaire an II (11 dcembre 1793), la

    diligence de Besanon Strasbourg sarrtait neuf heures du soir dans lintrieur de la cour de lHtel de la Poste, situ derrire la cathdrale.

    Cinq voyageurs en descendaient ; un seul, le plus jeune des cinq, doit fixer notre attention.

    Ctait un enfant de treize quatorze ans, mince et ple, que lon et pu prendre pour une jeune fille habille en garon, tant tait grande lexpression de douceur et de mlancolie rpandue sur son visage ; ses cheveux quil portait coups la Titus, coiffure que les zls rpublicains avaient adopte, en imitation de Talma, taient chtain fonc ; des sourcils de la mme couleur ombrageaient des yeux dun bleu clair, sarrtant comme deux points

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  • dinterrogation, avec une intelligence remarquable, sur les hommes et sur les choses. Il avait les lvres minces, de belles dents, un charmant sourire, et tait vtu la mode de lpoque, sinon lgamment, du moins si proprement, quil tait facile de voir que la main soigneuse dune femme avait pass par l.

    Le conducteur, qui paraissait avoir pour cet enfant des soins tout particuliers, lui remit un paquet, pareil un sac de soldat, et, grce une paire de bretelles, se pouvant porter sur le dos.

    Puis, regardant tout autour de lui : Hol ! cria-t-il, ny a-t-il pas quelquun ici

    de lhtel de la Lanterne, attendant un jeune voyageur de Besanon ?

    Il y a moi, rpondit une voix rude et grossire.

    Et une espce de garon dcurie, perdu dans les tnbres malgr le falot quil portait la main et qui nclairait que le pav, sapprocha de lnorme machine en tournant du ct o la portire tait ouverte.

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  • Ah ! cest toi lEndormi, fit le conducteur. Je ne mappelle pas lEndormi, je mappelle

    Cocls, rpondit le valet dcurie dun ton rogue, et je viens chercher le citoyen Charles...

    De la part de la citoyenne Teutch, nest-ce pas ? demanda la douce voix de lenfant, formant un charmant contraste avec la voix rude du garon dcurie.

    De la citoyenne Teutch, cest cela. Eh bien ! es-tu prt, citoyen ?

    Conducteur, reprit lenfant, vous direz chez nous...

    Que vous tes arriv en bonne sant, et que lon vous attendait, soyez tranquille, monsieur Charles.

    Oh ! oh ! fit le garon dcurie dun ton presque menaant en sapprochant du conducteur et du jeune homme ; oh ! oh !

    Eh bien ! que veux-tu avec tes oh ! oh ! Je veux te dire que la langue que tu parles l

    est peut-tre celle de la Franche-Comt, mais nest pas celle de lAlsace.

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  • Vraiment ! rpliqua le conducteur dun ton goguenard, voil ce que tu veux me dire ?

    Et te donner le conseil, ajouta le citoyen Cocls, de laisser dans ta diligence les vous et les monsieur, attendu quils ne sont pas de mise Strasbourg, surtout depuis que nous avons le bonheur de possder dans nos murs les citoyens reprsentants Saint-Just et Lebas.

    Laisse-moi tranquille avec tes citoyens reprsentants, et conduis ce jeune homme lauberge de la Lanterne.

    Et, sans sinquiter des conseils du citoyen Cocls, le conducteur entra dans lHtel de la Poste.

    Lhomme au falot suivit des yeux le conducteur, tout en murmurant ; puis se tournant vers le jeune homme :

    Allons, viens, citoyen Charles, lui dit-il. Et, marchant le premier, il lui indiqua le

    chemin. Strasbourg, dans aucun temps, nest une ville

    gaie, surtout quand la retraite est battue depuis

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  • deux heures ; mais elle tait moins gaie que jamais lpoque o souvre ce rcit, cest--dire dans la premire partie du mois de dcembre 1793 ; larme austro-prussienne tait littralement aux portes de la ville ; Pichegru, gnral en chef de larme du Rhin, aprs avoir runi tous les dbris de corps quil avait pu trouver, avait, force de volont et dexemples donns, rtabli la discipline et repris loffensive le 18 frimaire, cest--dire trois jours auparavant, organisant, dans son impuissance livrer une grande bataille, une guerre descarmouches et de tirailleurs.

    Il succdait Houchard et Custine, guillotins dj pour cause de revers, et Alexandre de Beauharnais, qui allait son tour tre guillotin.

    Au reste, Saint-Just et Lebas taient l, non seulement ordonnant Pichegru de vaincre, mais dcrtant la victoire, et les premiers au feu.

    La guillotine les suivait, charge dexcuter linstant mme les dcrets rendus par eux.

    Et trois dcrets avaient t rendus le jour

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  • mme. Par le premier, il tait ordonn de fermer les

    portes de Strasbourg trois heures de laprs-midi ; il y avait peine de mort pour quiconque retarderait leur clture, ft-ce de cinq minutes.

    Par le second, il tait dfendu de fuir devant lennemi. Il y avait peine de mort pour quiconque, tournant le dos au champ de bataille pendant le combat, cavalier, ferait prendre le galop son cheval, fantassin, marcherait plus vite que le pas.

    Par le troisime, il tait ordonn, cause des surprises que ne mnageait pas lennemi, de se coucher tout habill. Il y avait peine de mort contre tout soldat, officier ou chef suprieur qui serait surpris dshabill.

    Ces trois dcrets, lenfant qui entrait dans la ville cette heure devait, en moins de six jours, en voir lapplication.

    Nous lavons dit, toutes ces circonstances, ajoutes aux nouvelles arrivant de Paris, rendaient Strasbourg, ville naturellement triste,

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  • plus triste encore. Ces nouvelles arrivant de Paris taient la mort

    de la reine, la mort du duc dOrlans, la mort de Mme Roland, la mort de Bailly.

    On parlait bien de la prochaine reprise de Toulon sur les Anglais ; mais cette nouvelle ntait encore qu ltat de bruit non confirm.

    Lheure non plus ntait pas faite pour gayer Strasbourg aux yeux du nouvel arriv.

    Pass neuf heures du soir, les rues sombres et troites de la ville taient abandonnes aux patrouilles de la garde civique et de la compagnie de la Propagande, qui veillaient lordre public.

    Rien ntait plus lugubre, en effet, pour un voyageur arrivant dune ville qui ntait ni ville de guerre, ni ville frontire, que ces bruits de la marche nocturne dun corps rgulier, sarrtant tout dun coup, avec un ordre prononc dune voix sourde et un bruit de fer, chaque fois quil en rencontrait un autre, et changeant avec lui le qui vive ? et le mot de passe.

    Deux ou trois de ces patrouilles avaient dj

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  • crois notre jeune arrivant et son conducteur, sans se proccuper deux, lorsquune nouvelle patrouille survenant, le mot qui vive ? retentit.

    Il y avait Strasbourg trois manires de rpondre au qui vive ? nocturne, qui toutes trois indiquaient dune faon assez caractristique les nuances dopinion.

    Les indiffrents rpondaient : Amis. Les modrs rpondaient : Citoyens. Les fanatiques rpondaient : Sans-culottes. Sans-culotte ! rpondit nergiquement

    Cocls au qui vive ? qui lui tait adress. Avance lordre ! cria une voix imprative. Ah bon ! dit Cocls, je reconnais la voix,

    cest celle du citoyen Ttrell ; laissez-moi faire. Quest-ce que le citoyen Ttrell ? demanda

    le jeune homme. Puis savanant du pas dun homme qui na

    rien craindre : Cest moi, citoyen Ttrell, cest moi ! dit-il.

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  • Ah ! tu me connais, dit le chef de la patrouille, espce de gant de cinq pieds dix pouces et qui pouvait atteindre la taille de sept pieds avec son chapeau et le panache dont il tait surmont.

    Bon ! fit Cocls, qui est-ce qui ne connat pas Strasbourg le citoyen Ttrell ?

    Puis, comme il avait abord le colosse : Bonsoir, citoyen Ttrell, ajouta-t-il. Tu me connais, cest bien, rpliqua le gant ;

    mais je ne te connais pas, moi. Oh ! que si fait ! tu me connais ; je suis le

    citoyen Cocls, quon appelait lEndormi, sous le tyran ; ctait mme toi qui mavais baptis de ce nom-l quand tes chevaux et tes chiens taient lhtel de la Lanterne. LEndormi ! comment, tu ne te rappelles pas lEndormi ?

    Si fait ! et je tavais baptis ainsi parce que tu tais le plus paresseux coquin que jaie jamais connu. Et ce jeune homme, quel est-il ?

    a ? dit Cocls en soulevant son falot la hauteur du visage de lenfant, a cest un

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  • morveux que son pre envoie M. Euloge Schneider pour quil lui apprenne le grec.

    Et que fait ton pre, mon petit ami ? demanda Ttrell.

    Il est prsident du Tribunal de Besanon, citoyen.

    Mais, pour apprendre le grec, il faut savoir le latin.

    Lenfant se redressa. Je le sais, dit-il. Comment, tu le sais ? Oui ! quand jtais Besanon, nous ne

    parlions jamais que le latin, mon pre et moi. Diable ! tu me fais leffet dun gaillard

    avanc pour ton ge. Quel ge as-tu donc ? Onze douze ans ?

    Je vais en avoir quatorze. Et quelle ide a donc eue ton pre de

    tenvoyer au citoyen Euloge Schneider pour apprendre le grec ?

    Parce que mon pre nest pas aussi fort en

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  • grec quen latin. Il ma appris ce quil en savait ; puis il ma envoy au citoyen Schneider, qui le parle couramment, ayant tenu la chaire de grec Bonn. Tenez, voici la lettre que mon pre ma donne pour lui. Et, en outre, il lui a crit, il y a huit jours, pour le prvenir de mon arrive, ce soir, et cest lui qui ma fait prparer une chambre lhtel de la Lanterne et qui menvoie chercher par le citoyen Cocls !

    Et, en parlant ainsi, le jeune homme avait remis une lettre au citoyen Ttrell, afin de lui prouver quil navanait rien qui ne ft vrai.

    Allons, lEndormi, approche ton falot, dit Ttrell.

    Cocls ! Cocls ! insista le valet dcurie, obissant nanmoins lordre qui lui tait donn sous son ancien nom.

    Mon jeune ami, dit Ttrell, je te ferai observer que cette lettre nest point pour le citoyen Schneider, mais pour le citoyen Pichegru.

    Ah ! pardon, je me serai tromp, repartit le jeune homme ; mon pre mavait remis deux

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  • lettres, et je vous aurai donn lune pour lautre. Et, reprenant la premire lettre, il lui en remit

    une seconde. Ah ! cette fois-ci, dit Ttrell, nous sommes

    en mesure : Au citoyen Euloge Schneider, accusateur public.

    Eloge Schneider, rpta Cocls, corrigeant sa faon le prnom de laccusateur public, quil croyait estropi par Ttrell.

    Donne donc une leon de grec ton guide, dit en riant le chef de la patrouille, et apprends-lui quEuloge est un prnom qui signifie... Voyons, jeune homme, que signifie Euloge ?

    Beau parleur, rpondit lenfant. Bien rpondu, ma foi ; entends-tu,

    lEndormi ? Cocls ! rpta obstinment le valet

    dcurie, plus difficile convaincre sur son nom que sur le prnom de laccusateur public.

    Pendant ce temps, Ttrell tirait part lenfant, et, courbant sa grande taille de faon lui parler loreille :

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  • Tu vas lhtel de la Lanterne ? lui dit-il tout bas.

    Oui, citoyen, rpondit lenfant. Tu y trouveras deux de tes compatriotes de

    Besanon, venus pour dfendre et rclamer ladjudant gnral Charles Perrin, accus de trahison.

    Oui, les citoyens Dumont et Ballu. Cest cela. Eh bien ! dis-leur que non

    seulement ils nont rien de bon esprer pour leur protg en restant ici, mais rien de bon attendre pour eux-mmes. Il sagit tout simplement de leur tte, tu comprends.

    Non, je ne comprends pas, rpondit le jeune homme.

    Comment ! tu ne comprends pas que Saint-Just leur fera couper le cou comme deux poulets, sils restent ? Donne-leur donc le conseil de filer, et le plus tt sera le meilleur.

    De la part ? Garde-ten bien ! pour quon me fasse payer

    les pots casss, ou plutt non casss !

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  • Puis, se redressant : Cest bien, dit-il, vous tes de bons citoyens,

    continuez votre route ; allons, marche ! vous autres.

    Et le citoyen Ttrell sloigna la tte de sa patrouille, laissant le citoyen Cocls tout fier davoir parl pendant dix minutes avec un homme de son importance, et le citoyen Charles tout troubl de la confidence qui venait de lui tre faite.

    Tous se remirent silencieusement en chemin. Le temps tait sombre et triste comme il est en

    dcembre dans le nord et dans lest de la France ; et, quoique la lune ft peu prs dans son plein, de gros nuages noirs, courant presss comme des vagues dquinoxe, la couvraient tout moment.

    Pour arriver lhtel de la Lanterne, situ dans la ci-devant rue de lArchevch, alors rue de la Desse-Raison, il fallait traverser la place du March, lextrmit de laquelle slevait un chafaudage o, dans sa distraction, le jeune homme fut sur le point de se heurter.

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  • Prends donc garde, citoyen Charles, lui dit le garon dcurie en riant, tu vas dmolir la guillotine.

    Le jeune homme poussa un cri et recula avec terreur.

    En ce moment, la lune se montra brillante pour quelques secondes. Pendant un instant, lhorrible instrument fut visible, et un ple et triste rayon se reflta sur le couperet.

    Mon Dieu ! est-ce que lon sen sert ? demanda navement le jeune homme en se pressant contre Cocls.

    Comment, est-ce que lon sen sert ? sexclama joyeusement celui-ci. Je le crois bien, et tous les jours mme. Aujourdhui, a t le tour de la mre Raisin. Malgr ses quatre-vingts ans, elle y a pass. Elle avait beau crier au bourreau : a nest pas la peine de me tuer, va, mon fils ; attends un peu, et je mourrai bien toute seule , elle a bascul comme si elle navait eu que vingt ans.

    Et quavait fait la pauvre femme ?

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  • Elle avait donn un morceau de pain un Autrichien affam. Elle a eu beau dire que, comme il le lui avait demand en allemand, elle lavait pris pour un compatriote, on lui a rpondu que, depuis je ne sais quel tyran, les Alsaciens ntaient plus compatriotes des Autrichiens.

    Le pauvre enfant, qui pour la premire fois quittait la maison paternelle, et qui navait jamais eu tant dmotions diverses dans une seule soire, se sentait pris de froid. tait-ce la faute du temps ? tait-ce la faute du rcit de Cocls ? Tant il y a que, jetant un dernier regard sur linstrument de mort, qui, la lune voile, seffaait de nouveau dans la nuit comme un fantme :

    Sommes-nous encore loin de lAuberge de la Lanterne ? demanda-t-il en grelottant.

    Ah ! ma foi, non, car la voil, rpondit Cocls en lui montrant une norme lanterne suspendue au-dessus dune porte cochre et clairant la rue vingt pas alentour.

    Il tait temps ! murmura le jeune homme, dont les dents claquaient.

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  • Et, courant pour achever le reste du chemin, cest--dire les dix ou douze pas quil avait encore faire, il ouvrit la porte de lhtel donnant sur la rue et slana dans la cuisine, la chemine immense de laquelle brlait un grand feu, en poussant un cri de satisfaction ; ce cri rpondit, par un cri pareil, Mme Teutch, laquelle, sans lavoir jamais vu, venait de le reconnatre pour le jeune homme qui lui tait recommand, laspect de Cocls apparaissant son tour sur le seuil de la porte avec son falot.

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  • II

    La citoyenne Teutch La citoyenne Teutch, grosse frache

    Alsacienne, ge de trente trente-cinq ans, avait une affection toute maternelle pour les voyageurs que la Providence lui envoyait, affection qui se doublait quand les voyageurs taient de jeunes et jolis enfants de lge de celui qui venait de prendre place au feu de sa cuisine, o du reste il tait seul.

    Aussi accourut-elle prs de lui, et, comme il continuait dtendre, en grelottant toujours, ses pieds et ses mains vers la flamme :

    Ah ! le cher petit, dit-elle, pourquoi grelotte-t-il ainsi, et comment est-il si ple ?

    Dame citoyenne, dit Cocls en riant de son gros rire, je ne saurais vous dire cela

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  • pertinemment ; mais je crois quil grelotte parce quil a froid, et quil est ple parce quil sest emberlificot dans la guillotine. Il parat quil ne connaissait pas linstrument, a lui a fait de leffet ; cest-il bte, les enfants !

    Allons, tais-toi, imbcile ! Merci, bourgeoise ; cest mon pourboire,

    nest-ce pas ? Non, mon ami, dit Charles en tirant un petit

    cu de sa poche, votre pourboire, le voil ! Merci, citoyen, dit Cocls levant son

    chapeau dune main et avanant lautre. Peste ! de la monnaie blanche ; il y en a donc encore en France ? Je croyais que tout tait parti ; je vois bien maintenant, comme disait Ttrell, que cest un bruit que les aristocrates font courir.

    Allons, va-ten tes chevaux, cria la citoyenne Teutch, et laisse-nous tranquilles.

    Cocls sortit tout en grommelant. Mme Teutch sassit, et, malgr une lgre

    opposition de Charles, elle le prit sur ses genoux. Nous avons dit quil avait prs de quatorze

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  • ans, mais quil en paraissait peine onze ou douze.

    Voyez-vous, mon petit ami, lui dit-elle, ce que je vais vous dire, cest pour le bien que je vous veux ; si vous avez de largent, il ne faut pas le montrer, mais en changer une partie contre des assignats ; les assignats ayant cours forc et le louis dor valant cinq cents francs, vous y aurez un avantage et ne vous ferez pas souponner daristocratie.

    Puis, passant un autre ordre dides : Voyez donc comme ses mains sont froides,

    ce pauvre petit ! Et elle lui prit les mains quelle tendit vers le

    feu comme on fait aux enfants. Et maintenant, voil ce que nous allons faire,

    dit-elle, dabord un petit souper. Oh ! quant cela, madame, non, et bien

    merci ; nous avons dn Erstein, et je nai pas la moindre faim ; jaimerais mieux me coucher, je sens que je ne me rchaufferai compltement que dans mon lit.

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  • Eh bien ! alors, on va vous le bassiner, votre lit, et avec du sucre encore ; puis, une fois dans votre lit, on vous donnera une bonne tasse... de quoi ? de lait ou de bouillon ?

    De lait, si vous voulez bien. De lait, soit ! En effet, pauvre petit, hier, a

    ttait encore, et, aujourdhui, tenez, cela court les grands chemins tout seul, comme un homme. Ah ! nous vivons dans un triste temps !

    Et, comme elle et pris un enfant, elle prit Charles entre ses deux bras et le posa sur une chaise pour aller voir, la tablette des cls, de quelle chambre elle pouvait disposer.

    Voyons, voyons, dit-elle ; le 5, cest cela... Non, la chambre est trop grande, et la fentre ferme mal ; il aurait froid, pauvre enfant. Le 9... Non, cest une chambre deux lits. Ah ! le 14 ! cest cela qui lui convient : un grand cabinet avec une bonne couchette, garnie de rideaux pour le garantir des vents coulis, et une jolie petite chemine qui ne fume pas, avec un Enfant Jsus dessus ; cela lui portera bonheur. Gretchen ! Gretchen !

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  • Une belle Alsacienne, dune vingtaine dannes, vtue de ce gracieux costume qui a quelque analogie avec celui des femmes dArles, accourut cette appellation.

    Quy a-t-il, notre matresse ? demanda-t-elle en allemand.

    Il y a quil faut prparer le 14 pour ce chrubin-l, lui choisir des draps bien fins et bien secs, pendant que je vais lui faire, moi, un lait de poule.

    Gretchen alluma un bougeoir et sapprta obir.

    La citoyenne Teutch revint alors prs de Charles.

    Comprenez-vous lallemand ? lui demanda-t-elle.

    Non, madame ; mais, si je reste longtemps Strasbourg, comme cest probable, jespre lapprendre.

    Savez-vous pourquoi je vous ai donn le N 14 ?

    Oui, jai entendu que vous disiez dans votre

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  • monologue... Jsus Dieu ! mon monologue, quest-ce que

    cest que a ? Madame, cest un mot franais qui vient de

    deux mots grecs : monos qui veut dire seul, et logos qui signifie parler.

    Vous savez le grec votre ge, cher enfant ! dit Mme Teutch en joignant les mains.

    Oh ! trs peu, madame, et cest pour lapprendre beaucoup mieux que je viens Strasbourg.

    Vous venez Strasbourg pour apprendre le grec ?

    Oui, avec M. Euloge Schneider. Mme Teutch secoua la tte. Oh ! madame, il sait le grec comme

    Dmosthne, dit Charles, croyant que Mme Teutch niait la science de son futur professeur.

    Je ne dis pas non ; je dis que, si bien quil le sache, il naura pas le temps de vous lapprendre.

    Et que fait-il donc ?

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  • Vous me le demandez ? Certainement, je vous le demande. Mme Teutch baissa la voix. Il coupe des ttes, dit-elle. Charles tressaillit. Il coupe... des... ttes ? rpta-t-il. Ne savez-vous pas quil est accusateur

    public ? Ah ! mon pauvre enfant, votre pre vous a choisi l un singulier professeur de grec.

    Lenfant resta un instant pensif. Est-ce que cest lui, demanda-t-il, qui a fait

    couper aujourdhui la tte de la mre Raisin ? Non, cest la Propagande. Quest-ce que la Propagande ? Cest la socit pour la propagation des

    ides rvolutionnaires ; chacun taille de son ct. Le citoyen Schneider comme accusateur public, le citoyen Saint-Just comme reprsentant du peuple, et le citoyen Ttrell comme chef de la Propagande.

    37

  • Cest bien peu dune guillotine pour tout ce monde-l, dit le jeune homme avec un sourire qui ntait pas de son ge.

    Aussi chacun a la sienne ! coup sr, murmura lenfant, mon pre ne

    savait pas tout cela quand il ma envoy ici. Il rflchit un instant ; puis, avec une fermet

    qui indiquait un courage prcoce : Mais, puisque jy suis, ajouta-t-il, je resterai. Passant alors une autre ide : Vous disiez donc, madame Teutch, reprit

    lenfant, que vous maviez donn la chambre N 14 parce quelle tait petite, que le lit avait des rideaux, et quelle ne fumait pas ?

    Et puis encore pour un autre motif, mon gentil garon.

    Pour lequel ? Parce quau 15, vous aurez un bon jeune

    camarade un peu plus g que vous ; mais a ne fait rien, vous le distrairez.

    Il est donc triste ?

    38

  • Oh ! trs triste ; il a quinze ans peine, et cest dj un petit homme. Il est ici, en effet, pour une fcheuse besogne ; son pre, qui tait gnral en chef de larme du Rhin avant le citoyen Pichegru, est accus de trahison. Imaginez-vous donc quil logeait ici, pauvre cher homme ! Et que je gagerais bien tout ce que lon voudrait quil nest pas plus coupable que vous ou moi ; mais ctait un ci-devant, et vous savez quon ny a pas confiance. Je disais donc que le jeune homme tait ici pour copier des pices qui doivent prouver linnocence de son pre ; cest un saint enfant, voyez-vous, et qui travaille cette besogne du matin jusquau soir.

    Eh bien ! je laiderai, dit Charles ; jai une bonne criture.

    la bonne heure, voil qui est dun bon camarade.

    Et, dans son enthousiasme, Mme Teutch embrassa son hte.

    Comment sappelle-t-il ? demanda Charles. Il sappelle le citoyen Eugne.

    39

  • Eugne nest que son prnom. Oui, en effet, il a un nom et un drle de

    nom ; attendez ! son pre tait marquis... attendez donc...

    Jattends, madame Teutch, jattends, dit le jeune homme en riant.

    Cest une manire de parler, vous savez bien que cela se dit... Un nom comme on en met sur le dos des chevaux... des harnais... Beauharnais ; cest cela, Eugne de Beauharnais ; mais je crois que cest cause de son de quon ne lappelle quEugne tout court.

    La conversation remit en mmoire au jeune homme la recommandation de Ttrell.

    propos, madame Teutch, dit-il, vous devez avoir chez vous deux commissaires de la commune de Besanon ?

    Oui, qui viennent rclamer votre compatriote, M. ladjudant gnral Perrin.

    Le leur rendra-t-on ? Bon ! il a fait mieux que dattendre la

    dcision de Saint-Just.

    40

  • Qua-t-il fait ? Il sest sauv dans la nuit dhier

    aujourdhui. Et on ne la pas rattrap ? Non jusqu prsent. Jen suis bien aise ; ctait un ami de mon

    pre, et je laimais bien aussi, moi. Ne vous vantez pas de cela ici. Et mes deux compatriotes ? MM. Dumont et Ballu ? Oui ; pourquoi sont-ils rests, puisque celui

    quils venaient rclamer est hors de prison ? On va le juger par contumace, et ils

    comptent le dfendre absent comme ils leussent dfendu prsent.

    Bon ! murmura lenfant, je comprends le conseil du citoyen Ttrell maintenant.

    Puis, tout haut : Puis-je les voir ce soir ? demanda-t-il. Qui ?

    41

  • Les citoyens Dumont et Ballu. Certainement que vous pouvez les voir, si

    vous voulez les attendre ; mais, comme ils vont au Club des Droits-de-lHomme, ils ne rentrent jamais avant deux heures du matin.

    Je ne puis les attendre, tant trop fatigu, dit lenfant ; mais vous pouvez leur remettre un mot de moi quand ils rentreront, nest-ce pas ?

    Parfaitement. eux seuls, en main propre ? eux seuls, en main propre. O puis-je crire ? Dans le bureau, si vous tes rchauff. Je le suis. Mme Teutch prit la lampe sur la table et lalla

    porter sur un bureau plac dans un petit cabinet ferm par un grillage, pareil celui que lon met aux volires.

    Le jeune homme la suivit. L, sur un papier portant le timbre de lhtel

    de la Lanterne, il crivit :

    42

  • Un compatriote qui sait de bonne part que

    vous devez tre arrts incessamment, vous invite repartir au plus tt pour Besanon.

    Et pliant et cachetant le papier, il le remit

    Mme Teutch. Tiens, vous ne signez pas ? demanda

    lhtesse. Cest inutile ; vous pouvez bien dire vous-

    mme que le papier vient de moi. Je ny manquerai pas. Sils sont encore ici demain matin, faites

    quils ne partent pas avant que je ne leur aie parl.

    Soyez tranquille. L ! cest fini, dit Gretchen en rentrant et en

    faisant claquer ses sabots. Le lit est fait ? demanda Mme Teutch. Oui, patronne, rpondit Gretchen.

    43

  • Le feu allum ? Oui. Alors chauffez la bassinoire et conduisez le

    citoyen Charles sa chambre. Moi, je vais lui faire son lait de poule.

    Le citoyen Charles tait si fatigu, quil suivit sans difficult aucune Mlle Gretchen et sa bassinoire.

    Dix minutes aprs que le jeune homme tait couch, Mme Teutch entrait dans la chambre, son lait de poule la main, le faisait prendre Charles moiti endormi, lui donnait une petite tape sur chaque joue, bordait maternellement son lit, lui souhaitait un bon sommeil et sortait, emportant la lumire.

    Mais les souhaits de la bonne Mme Teutch ne furent exaucs qu moiti, car, six heures du matin, tous les htes de lAuberge de la Lanterne taient rveills par un bruit de voix et darmes ; des soldats faisaient rsonner la crosse de leurs fusils en la posant violemment terre, tandis que des pas prcipits couraient par les corridors, et

    44

  • que les portes souvraient les unes aprs les autres avec fracas.

    Charles, rveill, se souleva sur son lit. Au moment mme, sa chambre semplit tout

    la fois de lumire et de bruit. Des hommes de la police, accompagns de gendarmes, slancrent dans la chambre, tirrent brutalement lenfant hors du lit, lui demandrent son nom, ses prnoms, ce quil venait faire Strasbourg, depuis quand il tait arriv, regardrent sous le lit, fouillrent la chemine, ouvrirent les armoires, et sortirent comme ils taient entrs, laissant lenfant en chemise et tout tourdi au milieu de la chambre.

    Il tait vident que lon oprait, chez la citoyenne Teutch, une de ces visites domiciliaires si frquentes cette poque, mais que le nouvel arriv nen tait pas lobjet.

    Celui-ci jugea donc que ce quil avait de mieux faire tait de se remettre dans son lit, aprs avoir referm la porte du corridor, et de se rendormir sil pouvait.

    45

  • Cette rsolution prise et accomplie, il venait peine de tirer ses draps sur son nez, que, le bruit ayant cess dans la maison, la porte de sa chambre se rouvrit et donna passage Mme Teutch, coquettement vtue dun peignoir blanc et tenant un bougeoir allum la main.

    Elle marchait doucement, avait ouvert la porte sans bruit et faisait signe Charles qui, soulev sur son coude, la regardait dun air tonn de ne pas souffler mot.

    Lui, dj fait cette vie accidente qui cependant navait commenc que la veille, suivit en restant muet la recommandation qui lui tait faite.

    La citoyenne Teutch ferma derrire elle avec soin la porte du corridor ; puis, posant son bougeoir sur la chemine, elle prit une chaise et, avec les mmes prcautions, vint sasseoir au chevet du lit du jeune homme.

    Eh bien ! mon petit ami, lui dit-elle, vous avez eu grand-peur, nest-ce pas ?

    Pas trop, madame, rpliqua Charles, car je

    46

  • savais bien que ce ntait point moi que tous ces gens-l en voulaient.

    Nimporte, il tait temps que vous les prvinssiez, vos compatriotes !

    Ah ! ctaient eux que lon cherchait ? Eux-mmes ; par bonheur, ils sont rentrs

    deux heures, je leur ai remis votre billet ; ils lont lu deux fois ; ils mont demand qui me lavait donn, et je leur ai dit que ctait vous et qui vous tiez ; alors ils se sont consults un instant, puis ils ont dit : Allons ! allons ! il faut partir ! Et, linstant mme, ils se sont mis faire leurs malles, en envoyant lEndormi voir sil y avait des places la diligence de Besanon qui partait cinq heures du matin ; par bonheur, il y en avait deux. LEndormi les retint, et, pour tre sr quon ne les leur prendrait pas, ils sont partis dici quatre heures ; aussi taient-ils dj sur la route de Besanon depuis une heure lorsquon est venu frapper la porte au nom de la loi ; seulement, imaginez-vous quils ont eu la maladresse doublier ou de perdre le billet que vous leur aviez crit ; de sorte que les gens de la police

    47

  • lont trouv. Oh ! peu mimporte, il ntait pas sign de

    moi et personne Strasbourg ne connat mon criture.

    Oui ; mais comme il tait crit sur du papier au timbre de lhtel de la Lanterne, ils se sont retourns sur moi et ont voulu savoir qui avait crit le billet sur mon papier.

    Ah ! diable ! Vous comprenez bien que je me serais plutt

    fait arracher le cur que de le leur dire ; pauvre cher mignon ! ils vous auraient emmen. Je leur ai rpondu que quand les voyageurs demandaient du papier lettres, on montait dans leur chambre le papier de lhtel ; quil y avait peu prs soixante voyageurs dans la maison, quil mtait, par consquent, impossible de savoir lequel stait servi de mon papier pour crire un billet : ils ont parl alors de marrter ; jai rpondu que jtais prte les suivre, mais que cela ne leur servirait rien, attendu que ce ntait pas moi que le citoyen Saint-Just les avait chargs de conduire en prison ; ils ont reconnu la vrit de largument

    48

  • et se sont retirs en disant : Cest bon, cest bon ; un jour ou lautre !... Je leur ai rpondu : Cherchez ! et ils cherchent ! Seulement je suis venue vous prvenir de ne pas souffler le mot, et, si vous tes accus, de nier comme un beau diable que le billet soit de vous.

    Quand nous en serons l je verrai ce que jai faire ; en attendant, grand merci, madame Teutch.

    Ah ! une dernire recommandation, mon cher petit homme ; quand nous sommes entre nous, appelez-moi Mme Teutch, cest bien ; mais, devant le monde, donnez-moi de la citoyenne Teutch gros comme le bras ; je ne dis pas que lEndormi soit capable de faire une mauvaise action, mais cest un zl, et, quand les imbciles sont zls, je ne my fie pas.

    Et, sur cet axiome, qui indiquait la fois sa prudence et sa perspicacit, Mme Teutch se leva, teignit le bougeoir qui brlait sur la chemine, attendu que, depuis quelle tait l, le jour tait venu, et sortit.

    49

  • III

    Euloge Schneider Charles, avant de partir de Besanon, stait

    fait mettre par son pre au courant des habitudes de son futur prcepteur, Euloge Schneider. Il savait que, tous les jours six heures, il tait lev, quil travaillait jusqu huit heures, qu huit heures il djeunait, fumait sa pipe et se remettait au travail jusqu lheure de sa sortie, qui tait dune heure deux heures.

    Il ne jugea donc point propos de se rendormir ; le jour arrive tard Strasbourg au mois de dcembre, et, dans ces rues troites, met longtemps descendre au rez-de-chausse. Il devait tre peu prs sept heures et demie du matin ; en supposant quil lui fallt une demi-heure pour se vtir et faire le chemin de lhtel de la Lanterne chez le commissaire du

    50

  • gouvernement, Charles arriverait juste lheure de son djeuner.

    Il achevait de shabiller le plus lgamment quil avait pu, lorsque Mme Teutch rentra.

    Ah ! Jsus ! dit-elle, est-ce que vous allez la noce ?

    Non, rpondit le jeune homme, je vais chez M. Schneider.

    Y pensez-vous, cher enfant ? vous avez lair dun aristocrate. Si vous aviez dix-huit ans au lieu de treize, rien que sur cette enseigne, on vous couperait le cou. bas cette belle toilette ! et en avant les habits de voyage, les habits dhier ; cest assez bon pour le capucin de Cologne.

    Et la citoyenne Teutch, en un tour de main, eut dshabill et rhabill son jeune locataire, qui se laissa faire, tout merveill de lhabilet de son htesse et rougissant un peu au contact dune main potele dont la blancheur accusait la coquetterie.

    L ! maintenant, dit-elle, allez voir votre homme, mais gardez-vous de ne pas le tutoyer et

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  • de ne pas lappeler citoyen ou, sans cela, tout recommand que vous tes, il pourrait bien vous arriver malheur.

    Le jeune homme la remercia de ses bons conseils et lui demanda si elle navait pas encore quelque autre recommandation lui faire.

    Non, dit-elle en secouant la tte, non, si ce nest de revenir le plus tt possible, attendu que je vais prparer, pour vous et pour votre voisin du N 16, un petit djeuner dont, tout ci-devant quil est, il naura pas encore mang le pareil. L ! et maintenant, allez !

    Avec cet adorable sentiment de la maternit que la nature a mis dans le cur de toutes les femmes, Mme Teutch stait prise de tendresse pour son nouvel hte et stait adjug la direction de sa conduite ; lui, de son ct, jeune encore et sentant le besoin dtre appuy cette douce affection de femme qui rend la vie plus facile, tait tout dispos obir ses recommandations comme aux ordres dune mre.

    Il se laissa donc embrasser sur les deux joues, et, aprs stre renseign sur la demeure du

    52

  • citoyen Euloge Schneider, il sortit de lhtel de la Lanterne pour faire, dans le vaste monde, comme disent les Allemands, ce premier pas duquel dpend parfois toute la vie.

    Il passa devant la cathdrale, o, faute de regarder autour de lui, il faillit tre tu ; une tte de saint tomba ses pieds et fut presque immdiatement suivie du buste de la Vierge embrassant son fils.

    Il se tourna du ct do venait le double projectile et aperut sous le portail du magnifique difice, cheval sur les paules dun aptre colossal, un homme qui, un marteau la main, faisait au milieu des saints le dgt dont il venait denvoyer deux chantillons ses pieds.

    Une douzaine dhommes riaient de cette profanation et y applaudissaient.

    Lenfant traversa le Breuil, sarrta devant une maison de modeste apparence, monta trois degrs et frappa une petite porte.

    Une vieille servante rechigne la lui ouvrit, lui fit subir un interrogatoire, et, lorsquil eut

    53

  • rpondu toutes ses questions, elle lintroduisit en grommelant dans la salle manger, en lui disant :

    Attends l ; le citoyen Schneider va venir djeuner, tu lui parleras, puisque tu prtends avoir quelque chose lui dire.

    Rest seul, Charles jeta un regard rapide sur la salle manger ; elle tait trs simple, lambrisse de planches et ayant pour tout ornement deux sabres en croix.

    Et, en effet, derrire la vieille entrait le terrible rapporteur de la Commission rvolutionnaire du Bas-Rhin.

    Il passa prs du jeune homme sans le voir, ou, du moins, sans indiquer dune faon quelconque quil let vu, et alla sasseoir table, o il se mit attaquer bravement une pyramide dhutres flanque dun plat danchois et dune jatte dolives.

    Une cruche de bire tait pose prs de lui. Profitons de ce temps darrt pour faire en

    quelques lignes le portrait physique et moral de

    54

  • lhomme trange prs duquel Charles venait dtre introduit.

    Jean-Georges Schneider, qui stait donn lui-mme ou qui avait pris, comme on aimera mieux, le surnom dEuloge, tait un homme de trente-sept trente-huit ans, laid, gros, court, commun, aux membres ronds, aux paules rondes, la tte ronde. Ce qui frappait tout dabord dans son trange physionomie, cest quil portait les cheveux coups en brosse tout en laissant dnormes sourcils atteindre la longueur et lpaisseur qui leur plaisaient. Ces sourcils en broussaille, noirs et touffus, ombrageaient des yeux fauves, bords de cils roux. Il avait dbut par tre moine ; de l son surnom de capucin de Cologne, que navait pu faire oublier son prnom dEuloge. N en Franconie, de pauvres cultivateurs, il avait d aux heureuses dispositions quil montra ds lenfance la protection du chapelain de son village, qui lui enseigna les premiers lments de la langue latine ; de rapides progrs permirent de lenvoyer Wurtzbourg suivre les cours du gymnase dirig par les jsuites, et de se faire admettre, au bout de

    55

  • trois ans, lAcadmie. Chass pour inconduite de lillustre compagnie, il tomba dans la plus profonde misre, et entra au couvent des franciscains de Bamberg.

    Ses tudes termines, il fut jug en tat de professer lhbreu et envoy Augsbourg. Appel, en 1786, comme prdicateur la cour du duc Charles de Wurtemberg, il prcha avec succs, et consacra les trois quarts des appointements que lui rapportait sa place au soutien de sa famille. L, disait-on, il stait fait affilier la secte des illumins, organise par le fameux Weishaupt, ce qui explique lardeur avec laquelle il adopta les principes de la Rvolution franaise ; cette poque, plein dambition, impatient du joug, dvor de passions ardentes, il publia un catchisme tellement libral, quil fut forc de passer le Rhin et de stablir Strasbourg, o, le 27 juin 1791, il avait t nomm vicaire piscopal et doyen de la Facult de thologie ; alors, loin de refuser le serment civique, non seulement il le prta, mais encore il prcha la cathdrale, mlant, avec une fougue singulire, les incidents politiques aux

    56

  • enseignements religieux. Avant le 10-Aot, tout en se dfendant dtre

    rpublicain, il demandait la dchance de Louis XVI. partir de ce moment, il lutta avec un courage acharn contre le parti royaliste, qui avait Strasbourg, et surtout dans les provinces environnantes, de puissantes attaches. Cette lutte lui valut dtre appel, vers la fin de 1792, aux fonctions de maire Haguenau. Enfin, nomm le 17 fvrier 1793 accusateur public prs du Tribunal du Bas-Rhin, il fut investi, le 5 mai suivant, du titre de commissaire prs le Tribunal rvolutionnaire de Strasbourg ; ce fut alors quclata dans Schneider cette terrible luxure du sang laquelle le poussait sa violence naturelle. Emport par son activit fbrile, quand la besogne lui manquait Strasbourg, comme accusateur public, il parcourait les environs avec sa terrible escorte, tranant derrire lui la guillotine et le bourreau.

    Alors, sur la moindre dnonciation, il sarrtait dans les villes et dans les villages o lon avait pu esprer ne voir jamais linstrument fatal,

    57

  • instruisait le procs sur lieu, accusait, condamnait, faisait excuter, ramenant au pair, au milieu de cette sanglante orgie, les assignats, qui perdaient quatre-vingt-cinq pour cent, fournissant larme, qui manquait de tout, plus de grain lui seul que tous les commissaires du district runis ; enfin, du 5 novembre au 11 dcembre, jour de larrive de Charles Strasbourg, il avait envoy la mort, tant Strasbourg qu Mutzig, Barr, Obernai, Epfig et Schlestadt, trente et une personnes.

    Quoique notre jeune ami ignort la plupart de ces dtails et surtout le dernier, ce ne fut pas sans un sentiment de terreur trs rel quil se trouva en face du terrible proconsul.

    Mais, rflchissant que lui avait, au contraire des autres, un protecteur dans celui-l par qui les autres taient menacs, il reprit bientt tout son sang-froid, et, cherchant un instant par o entamer la conversation, il crut lavoir trouv dans les hutres que mangeait Schneider.

    Rara concha in terris, dit en souriant et de sa petite voix flte le jeune homme.

    58

  • Euloge se tourna de son ct. Voudrais-tu dire par hasard que je suis un

    aristocrate, bambin ? Je ne veux rien dire du tout, citoyen

    Schneider ; mais je sais que tu es savant, et jai voulu, pour que tu fisses attention moi, pauvre petit que tu navais pas daign remarquer, jai voulu te faire entendre quelques mots dune langue qui test familire et en mme temps une citation dun auteur que tu aimes.

    Cest par ma foi bien dit, tout cela. Recommand Euloge bien plus quau

    citoyen Schneider, je dois me faire le plus beau parleur possible pour me montrer digne de la recommandation.

    Et par qui mes-tu recommand ? dit Euloge, faisant tourner sa chaise de manire le regarder en face.

    Par mon pre, et voici sa lettre. Euloge prit la lettre, et, reconnaissant

    lcriture : Ah ! ah ! dit-il, cest dun vieil ami.

    59

  • Puis il la lut dun bout lautre. Ton pre, continua-t-il, est bien certainement

    un des hommes de notre poque qui crivent le plus purement en latin.

    Puis, tendant la main lenfant : Veux-tu djeuner avec moi ? dit-il. Charles jeta un regard sur la table, et sans

    doute sa physionomie trahit le peu de sympathie quil avait pour un repas tout la fois si luxueux et si frugal.

    Non, je comprends, dit Schneider en riant, un jeune estomac comme le tien, il faut quelque chose de plus solide que des anchois avec des olives. Viens dner, je dne aujourdhui en petit comit avec trois amis ; si ton pre tait l, il ferait le quatrime, tu le remplaceras. Un verre de bire la sant de ton pre ?

    Oh ! cela avec bonheur, scria lenfant en saisissant le verre et en le choquant celui du savant.

    Seulement, comme ctait une norme chope, il ne put en boire que la moiti.

    60

  • Eh bien ? lui dit Schneider. Nous boirons le reste tout lheure au salut

    de la Rpublique, dit lenfant ; mais pour que je le vide dun seul coup, le verre est un peu grand pour ma taille.

    Schneider le regarda avec une certaine tendresse.

    Il est, ma foi, gentil, dit-il. Puis, comme, en ce moment, la vieille

    servante apportait les gazettes allemandes et franaises :

    Sais-tu lallemand ? demanda Schneider. Je nen sais pas un mot. Cest bien, on te lapprendra. Avec le grec ? Avec le grec ; tu as donc lambition

    dapprendre le grec ? Cest mon seul dsir. On tchera de le satisfaire. Tiens, voil Le

    Moniteur franais ; lis-le, tandis que je vais lire la Gazette de Vienne.

    61

  • Il se fit un instant de silence pendant lequel tous deux commencrent de lire.

    Oh ! oh ! dit Euloge tout en lisant : cette heure, Strasbourg doit tre prise, et nos troupes victorieuses sont probablement en marche sur Paris. Ils comptent sans Pichegru, sans Saint-Just et sans moi, l-bas !

    Nous sommes matres des ouvrages avancs de Toulon, dit Charles lisant son tour, et trois ou quatre jours ne se passeront pas sans que nous soyons matres de la ville entire et que la Rpublique soit venge.

    De quelle date est ton Moniteur ? demanda Euloge.

    Du 8, rpondit lenfant. Dit-il encore autre chose ? Robespierre, dans la sance du 6, a lu une

    rponse au manifeste des puissances coalises. La Convention en a ordonn limpression et la traduction dans toutes les langues.

    Aprs ? demanda Schneider. Le 7, Billaud-Varennes annona que les

    62

  • rebelles de la Vende, ayant voulu faire une tentative sur la ville dAngers, avaient t battus et chasss par la garnison, laquelle staient runis les habitants.

    Vive la Rpublique ! dit Schneider. Mme Dubarry, condamne mort le 7, a t

    excute le mme jour, avec le banquier Van Deniver, son amant ; cette vieille prostitue avait compltement perdu la tte avant que lexcuteur la lui trancht. Elle pleurait, elle se dbattait, elle appelait au secours ; mais le peuple na rpondu ses appels que par des hues et des maldictions. Il se rappelait les dilapidations dont elle et ses pareilles avaient t la cause, et que ce sont ses dilapidations qui ont amen la misre publique.

    Linfme !... dit Schneider. Aprs avoir dshonor le trne, il ne lui manquait plus que de dshonorer lchafaud.

    En ce moment, deux soldats entrrent, dont luniforme familier Schneider fit, malgr lui, frissonner Charles.

    Et, en effet, ils taient vtus de noir, portaient,

    63

  • au-dessous de la cocarde tricolore, deux os en croix sur leur shako ; leurs tresses blanches sur leur pelisse et leur dolman noir faisaient leffet des ctes dun squelette ; enfin leur sabretache portait un crne nu surmontant deux os en sautoir.

    Ils appartenaient au rgiment des hussards de la Mort, o lon ne sengageait quaprs vu de ne pas faire de prisonniers.

    Une douzaine de soldats de ce rgiment formaient la garde de Schneider et lui servaient de messagers.

    En les voyant, Schneider se leva. Maintenant, dit-il son jeune recommand,

    reste ou va-ten, tu es libre ; moi, je vais expdier mes courriers ; seulement, noublie pas qu deux heures nous dnons, et que tu dnes avec nous.

    Et, saluant Charles dun petit signe de tte, il entra dans son cabinet avec sa funbre escorte.

    Loffre de rester ntait pas tellement engageante que le jeune homme la saist au bond. Il stait lev au moment de la sortie de

    64

  • Schneider ; il attendit quil ft entr dans son cabinet, que ses deux sinistres gardes du corps y fussent entrs aprs lui et que la porte se ft referme sur eux.

    Puis, saisissant aussitt lespce de toque qui lui servait de coiffure, il slana hors de la chambre, sauta par-dessus les trois marches de la porte dentre, et, tout courant, il arriva dans la cuisine de la bonne Mme Teutch en criant :

    Je meurs de faim ! me voil !

    65

  • IV

    Eugne de Beauharnais lappel de son petit Charles, comme elle

    lappelait, Mme Teutch sortit dune espce de petite salle manger donnant sur la cour et apparut dans la cuisine.

    Ah ! dit-elle, vous voil ! Dieu merci ! pauvre Petit Poucet, logre ne vous a donc pas dvor ?

    Il a t charmant, au contraire, et je ne lui crois pas de si longues dents que lon dit.

    Dieu veuille que vous ne les sentiez jamais ! Mais, si jai bien entendu, ce sont les vtres qui sont longues. Entrez ici, et je vais prvenir votre futur ami qui travaille selon son habitude, pauvre enfant.

    Et la citoyenne Teutch se mit escalader

    66

  • lescalier avec cette juvnilit qui indiquait chez elle le besoin de dpenser une force exubrante.

    Pendant ce temps, Charles examinait les apprts dun des djeuners les plus apptissants quon lui et encore servis.

    Il fut tir de son examen par le bruit de la porte qui souvrait.

    Elle donnait passage au jeune homme annonc par la citoyenne Teutch.

    Ctait un adolescent de quinze ans, aux yeux noirs et aux cheveux noirs, boucls et tombant sur ses paules ; sa mise tait lgante, son linge dune blancheur extrme. Malgr les efforts que lon avait faits pour le dguiser, tout en lui respirait laristocratie.

    Il sapprocha souriant de Charles, et lui tendit la main.

    Notre bonne htesse massure, citoyen, dit-il, que je vais avoir le plaisir de passer quelques jours prs de vous ; elle ajoute que vous lui avez promis de maimer un peu ; cela ma fait grand plaisir, car je me sens dispos vous aimer

    67

  • beaucoup. Et moi aussi ! scria Charles, et de grand

    cur ! Bravo ! bravo ! dit Mme Teutch, qui entrait

    son tour ; et, maintenant que vous vous tes salus comme deux messieurs, ce qui est assez dangereux dans ces temps-ci, embrassez-vous comme deux camarades.

    Je ne demande pas mieux, dit Eugne, dans les bras duquel Charles se jeta.

    Les deux enfants sembrassrent avec la franchise et la cordialit de la jeunesse.

    Ah ! , reprit le plus grand des deux, je sais que vous vous appelez Charles ; moi, je mappelle Eugne ; jespre que, puisque nous savons nos noms, il ny aura plus entre nous ni monsieur ni citoyen, et, comme la loi nous ordonne de nous tutoyer, que vous ne ferez pas trop de difficult pour obir la loi ; sil ne sagit que de vous donner lexemple, je ne me ferai pas prier. Veux-tu te mettre table, mon cher Charles ? je meurs de faim, et jai entendu dire

    68

  • par Mme Teutch que, toi non plus, tu ne manquais pas dapptit.

    Hein ! fit Mme Teutch, comme cest bien dit, tout cela, mon petit Charles ! Ah ! les ci-devant, les ci-devant ! ils avaient du bon.

    Ne dis pas de ces choses-l, citoyenne Teutch, dit Eugne en riant ; une brave auberge comme la tienne ne doit loger que des sans-culottes.

    Il faudrait pour cela oublier que jai eu lhonneur dhberger votre digne pre, monsieur Eugne, et je ne loublie pas, Dieu le sait, lui, que je prie soir et matin pour lui.

    Vous pouvez le prier en mme temps pour ma mre, ma bonne dame Teutch, dit le jeune homme en essuyant une larme ; car ma sur Hortense mcrit que notre bonne mre a t arrte et conduite la prison des Carmes : jai reu la lettre ce matin.

    Pauvre ami ! scria Charles. Et quel ge a votre sur ? demanda

    Mme Teutch.

    69

  • Dix ans. Pauvre enfant ! faites-la vite venir avec

    vous, nous en aurons bien soin ; elle ne peut pas rester seule Paris, cet ge.

    Merci, madame Teutch, merci ; mais elle ne sera pas seule, heureusement ; elle est prs de ma grand-mre, notre chteau de La Fert-Beauharnais ; mais voil que jai attrist tout le monde : je mtais cependant bien promis de garder ce nouveau chagrin pour moi seul.

    Monsieur Eugne, dit Charles, quand on a de ces projets-l, on ne demande pas lamiti des gens. Eh bien ! pour vous punir, vous ne parlerez que de votre pre, de votre mre et de votre sur pendant tout le djeuner.

    Les deux enfants se mirent table ; Mme Teutch resta pour les servir. La tche impose Eugne lui fut facile : il raconta son jeune camarade quil tait le dernier descendant dune noble famille de lOrlanais ; quun de ses aeux, Guillaume de Beauharnais, avait, en 1398, pous Marguerite de Bourges ; quun autre, Jean de Beauharnais, avait tmoign au procs de la

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  • Pucelle ; en 1764, leur terre de La Fertain-Aurain avait t rige en marquisat sous le nom de La Fert-Beauharnais ; son oncle Franois, migr en 1790, tait devenu major larme de Cond et stait offert au prsident de la Convention pour dfendre le roi. Quant son pre, qui, cette heure, tait arrt comme prvenu de complot avec lennemi, il tait n la Martinique et y avait pous Mlle Tascher de La Pagerie, avec laquelle il tait venu en France, o il avait t bien accueilli la Cour ; nomm aux tats gnraux par la noblesse de la snchausse de Blois, il avait, dans la nuit du 4 aot, t un des premiers appuyer la suppression des titres et privilges.

    lu secrtaire de lAssemble nationale et membre du Comit militaire, on lavait vu, lors des prparatifs de la Fdration, travailler avec ardeur au nivellement du Champ-de-Mars, attel la mme charrette que labb Sieys. Enfin il avait t dtach larme du Nord, en qualit dadjudant gnral ; il avait command le camp de Soissons, refus le Ministre de la guerre et accept ce fatal commandement de larme du

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  • Rhin ; on sait le reste. Mais ce fut surtout lorsquil fut question de la

    bont, de la grce et de la beaut de sa mre, que le jeune homme fut intarissable et laissa chapper de son cur des flots damour filial ; aussi avec combien plus dardeur allait-il travailler, maintenant quen travaillant pour le marquis de Beauharnais, il allait travailler en mme temps pour sa bonne mre Josphine.

    Charles, qui, de son ct, avait pour ses parents la plus tendre affection, trouvait un charme infini couter son jeune compagnon, et ne se lassait pas de le questionner sur sa mre et sur sa sur, quand tout coup une dtonation sourde, qui branla toutes les vitres de lhtel de la Lanterne, se fit entendre, suivie de plusieurs autres dtonations.

    Cest le canon ! cest le canon ! scria Eugne, plus habitu que son jeune camarade tous les bruits de la guerre.

    Et, bondissant de sa chaise : Alerte ! alerte ! cria-t-il, on attaque la ville.

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  • Et, en effet, on entendait, de trois ou quatre cts diffrents, battre la gnrale.

    Les deux jeunes gens coururent la porte, o Mme Teutch les avait prcds ; un grand trouble se manifestait dj dans la ville, des cavaliers, vtus de diffrents uniformes, se croisaient en tous sens, allant, selon toute probabilit, porter des ordres, tandis que des gens du peuple, arms de piques, de sabres et de pistolets, se dirigeaient tous vers la Porte de Haguenau, en criant :

    Patriotes, aux armes ! cest lennemi. De minute en minute, la voix sourde du canon

    grondait et, bien mieux encore que les voix humaines, signalait le danger de la ville et appelait les citoyens sa dfense.

    Viens sur le rempart, Charles, dit Eugne en slanant dans la rue, et, si nous ne pouvons nous battre nous-mmes, nous verrons du moins le combat.

    Charles prit son lan son tour et suivit son compagnon, qui, plus familier que lui avec la topographie de la ville, le conduisait par le plus

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  • court chemin la Porte de Haguenau. En passant devant la boutique dun armurier,

    Eugne sarrta court. Attends, dit-il, une ide ! Il entra dans la boutique et demanda au

    matre : Avez-vous une bonne carabine ? Oui, rpondit celui-ci, mais cest cher ! Combien ? Deux cents livres. Le jeune homme tira de sa poche une poigne

    dassignats et la jeta sur le comptoir. Vous avez des balles de calibre et de la

    poudre ? Oui. Donnez. Larmurier lui choisit une vingtaine de balles

    qui entraient forces laide de la baguette seulement et lui pesa une livre de poudre quil mit dans une poudrire, tandis quEugne lui

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  • comptait deux cents livres en assignats, plus six livres pour la poudre et les balles.

    Sais-tu te servir dun fusil ? demanda Eugne Charles.

    Hlas ! non, rpondit celui-ci, honteux de son ignorance.

    Nimporte, rpliqua en riant Eugne, je me battrai pour nous deux.

    Et il reprit sa course vers lendroit menac, tout en chargeant son fusil.

    Au reste, il tait curieux de voir, quelle que ft son opinion, comme chacun bondissait pour ainsi dire lennemi ; de chaque porte slanait un homme arm ; le cri magique : Lennemi ! lennemi ! semblait voquer des dfenseurs.

    Aux environs de la porte, la foule tait tellement compacte, quEugne comprit que, pour gagner le rempart, il lui fallait faire un dtour ; il se jeta droite et se trouva bientt avec son jeune ami sur la partie du rempart qui fait face Schiltigheim.

    Un grand nombre de patriotes taient runis

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  • sur ce point et faisaient le coup de feu. Eugne eut quelque peine se glisser au

    premier rang ; mais enfin il y arriva, et Charles ly suivit.

    Le chemin et la plaine offraient limage dun champ de bataille dans sa plus effroyable confusion. Franais et Autrichiens y combattaient ple-mle et avec une furie dont rien ne peut donner une ide. Lennemi, la poursuite dun corps franais qui semblait avoir t pris dune de ces paniques que lAntiquit attribuait la fureur dun dieu, avait failli entrer dans la ville avec les fuyards ; les portes, refermes temps, avaient laiss une partie des ntres dehors, et ctaient ceux-l qui, acculs aux fosss, se retournaient avec fureur contre les assaillants, tandis que, du haut des remparts, tonnait le canon et ptillait la fusillade.

    Ah ! fit Eugne en agitant joyeusement sa carabine, je savais bien que ce devait tre beau, une bataille !

    Au moment o il disait cela, une balle, passant entre lui et Charles, coupa une boucle de ses

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  • cheveux, troua son chapeau et alla tuer roide un patriote qui se trouvait derrire lui.

    Le vent de la balle avait souffl sur les deux visages.

    Oh ! je sais lequel, je lai vu, je lai vu ! cria Charles.

    Lequel ? Lequel ? demanda Eugne. Tiens, celui-l, celui qui dchire la cartouche

    pour recharger sa carabine. Attends ! attends ! Tu en es sr, nest-ce

    pas ? Pardieu ! Eh bien ! regarde ! Le jeune homme lcha le coup ; le dragon fit

    un soubresaut, et le cheval un cart ; sans doute, dun mouvement involontaire, avait-il piqu son cheval de lperon.

    Touch ! touch ! cria Eugne. En effet, le dragon essayait de rattacher son

    fusil au porte-mousqueton, mais inutilement ; bientt larme lui chappa ; il appuya une main

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  • sur son ct, et, essayant de guider son cheval de lautre, tenta de sortir de la mle ; mais, au bout de quelques pas, son long corps se balana davant en arrire, et, glissant le long des fontes, il tomba la tte la premire. Un de ses pieds resta accroch ltrier ; le cheval, effray, prit le galop et lentrana. Les jeunes gens le suivirent un instant des yeux ; mais bientt cheval et cavalier se perdirent dans la fume.

    En ce moment, les portes souvrirent, et la garnison sortit, battant la charge et marchant la baonnette.

    Ce fut le dernier effort que les patriotes eurent faire ; lennemi ne lattendit pas. Les clairons sonnrent la retraite, et toute cette cavalerie parse dans la plaine se massa sur la grande route et reprit au galop le chemin de Kilstett et de Gambelheim.

    Le canon fouilla encore quelques instants cette masse ; mais la rapidit de la course la mit bientt hors de porte.

    Les deux enfants rentrrent en ville tout glorieux, Charles davoir vu un combat, Eugne

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  • dy avoir pris part ; Charles fit bien promettre Eugne de lui apprendre se servir de cette carabine quil maniait si bien.

    Alors seulement on sut quelle tait la cause de cette alerte.

    Le gnral Eisemberg, soudard allemand de lcole du vieux Luckner, qui avait fait la guerre de partisans avec un certain succs, avait t charg par Pichegru de la dfense du poste avanc de Bischwiller ; soit insouciance, soit opposition aux arrts de Saint-Just, au lieu de se garder avec les soins recommands par les reprsentants du peuple, il avait laiss surprendre ses troupes dans les quartiers et stait laiss surprendre son tour dans le sien ; si bien que ctait peine si, en fuyant, ainsi que son tat-major, grande course de chevaux, il tait parvenu se sauver lui-mme.

    Au pied des murailles, se sentant soutenu, il stait retourn, mais trop tard ; lalerte avait t donne dans toute la ville ; il tait vident aux yeux de chacun que le pauvre diable et aussi bien fait de se laisser prendre ou de se faire tuer

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  • que de venir demander son salut la ville o commandait Saint-Just.

    Et, en effet, peine pass de lautre ct des murailles, par ordre du reprsentant du peuple il avait t arrt, lui et tout son tat-major.

    En rentrant lhtel de la Lanterne, les deux jeunes amis trouvrent la pauvre Mme Teutch dans la plus grande inquitude ; Eugne commenait tre connu dans la ville, depuis un mois quil lhabitait, et on lui avait rapport quon lavait vu courir du ct de la Porte de Haguenau avec un fusil la main. Elle nen avait rien voulu croire dabord ; mais, en le voyant rentrer encore tout arm, elle avait t prise dune terreur rtrospective, que devaient encore doubler le rcit de Charles, enthousiaste comme un conscrit qui vient de voir un combat pour la premire fois, et la vue du chapeau trou par la balle.

    Mais tout cet enthousiasme ne devait pas faire oublier Charles quil dnait deux heures chez le citoyen Euloge Schneider.

    deux heures moins cinq minutes, aprs avoir

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  • mont les trois marches moins rapidement quil ne les avait descendues le matin, il frappait la petite porte laquelle elles conduisaient.

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  • V

    Mlle de Brumpt Au premier coup de canon qui avait retenti, la

    socit de la Propagande stait runie et stait dclare en permanence tant que Strasbourg serait en danger.

    Si exagr jacobin que ft Euloge Schneider, qui tait Marat ce que Marat tait Robespierre, il tait dpass comme patriotisme par la socit de la Propagande.

    Il en rsulte que, tout accusateur public, tout commissaire extraordinaire de la Rpublique quil tait, il avait compter avec deux puissances entre lesquelles force lui tait de se maintenir.

    Avec Saint-Just, qui, chose trange pour des lecteurs de nos jours, et cependant chose

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  • incontestable, reprsentait le parti rpublicain modr, et la Propagande, qui reprsentait le parti ultrajacobin.

    Saint-Just avait le pouvoir matriel ; mais le citoyen Ttrell, chef de la Propagande, avait le pouvoir moral.

    Euloge Schneider navait donc pas cru pouvoir se dispenser dassister lassemble de la Propagande, qui discutait les moyens de sauver la patrie, tandis que Saint-Just et Lebas, sortis les premiers de Strasbourg, cheval, au milieu du feu, dnoncs par leur habit de reprsentants du peuple et leur panache tricolore, avaient fait fermer les portes derrire eux et se tenaient au premier rang des rpublicains.

    Lennemi mis en fuite, ils taient aussitt rentrs dans Strasbourg et staient rendus lHtel de Ville, quils habitaient, tandis que les membres de la Propagande continuaient de discuter, quoique le pril et cess.

    Cette circonstance tait cause quEuloge Schneider, qui savait si bien recommander aux autres dtre exacts lheure du dner, tait en

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  • retard dune demi-heure. Charles avait profit de ce retard pour faire

    connaissance avec les trois autres convives qui devaient sasseoir la mme table que lui.

    Eux, de leur ct, prvenus par Schneider, avaient accueilli avec bienveillance lenfant quon leur envoyait pour en faire un savant, et auquel chacun deux avait dj dcid de donner une ducation selon sa science ou ses principes.

    Ces hommes, nous lavons dit, taient au nombre de trois.

    Ils se nommaient Edelmann, Young et Monnet.

    Edelmann tait un musicien remarquable, lgal de Gossec pour les chants dglise. Il avait, en outre, compos pour le thtre une partition sur le pome dAriane dans lle de Naxos, partition qui fut joue en France, autant que je puis me le rappeler, vers 1818 ou 1820. Il tait petit, avait la physionomie lugubre, ne quittait jamais ses lunettes, qui semblaient tre incrustes sur son nez, portait un habit marron constamment

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  • ferm du haut jusquen bas par des boutons de cuivre. Il stait jet dans le parti rvolutionnaire avec toutes les exagrations et toutes les violences dun homme dimagination. Lorsque son ami Dietrich, maire de Strasbourg, accus de modrantisme par Schneider, succomba dans la lutte, il dposa contre lui en disant :

    Je te pleurerai, parce que tu es mon ami ; mais tu dois mourir, parce que tu es un tratre !

    Quant au second, cest--dire Young, ctait un pauvre cordonnier, dans lenveloppe grossire duquel la nature, comme cela lui arrive quelquefois par erreur ou par caprice, avait cach une me de pote. Il savait le latin et le grec, mais ne composait ses odes et ses satires quen allemand ; son rpublicanisme bien connu avait rendu sa posie populaire. Bien souvent, les hommes du peuple larrtaient dans la rue, et lui criaient : Des vers, Young ! des vers ! Alors il sarrtait, montait sur une borne, sur la margelle dun puits, sur le premier balcon venu sil sen trouvait un dans le voisinage, et, comme des fuses sifflantes et enflammes, lanait au ciel ses

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  • vers et ses odes. Ctait un de ces hommes rares et honntes, un de ces rvolutionnaires de bonne foi qui, dvous aveuglment la majest du principe populaire, nattendant de la Rvolution que lmancipation de lespce humaine, mouraient comme les anciens martyrs, sans plaintes et sans regrets, convaincus du triomphe futur de leur religion.

    Monnet, le troisime, ntait point un tranger pour Charles, qui poussa un cri de joie en le revoyant ; ctait un ancien soldat, grenadier dans sa premire jeunesse, qui, en sortant du service militaire, stait fait prtre et tait devenu prfet du collge de Besanon, o Charles lavait connu. lge des passions, cest--dire vingt-huit ans, lorsquil regrettait les vux quil avait prmaturment prononcs, la Rvolution tait venue les briser. Il tait grand, un peu vot, plein damnit, de politesse et dune grce mlancolique qui, premire vue, attachait lui ; son sourire tait triste, parfois amer ; on et cru quil cachait au fond de son cur quelque mystre douloureux et quil demandait aux hommes ou plutt lhumanit tout entire un

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  • abri contre le danger de son innocence, le plus grand de tous les dangers dans une pareille poque ; aussi stait-il jet ou plutt laiss tomber dans le parti extrme, auquel appartenait Schneider ; maintenant, tremblant de sa solidarit avec la fureur, de sa complicit avec le crime, il allait, les yeux ferms, sans savoir o.

    Ces trois hommes, ctaient les trois amis, les trois insparables de Schneider. Ils commenaient sinquiter de son retard, car chacun deux sentait que Schneider tait son pilier dairain ; Schneider branl, ils tombaient ; Schneider tomb, ils taient morts.

    Monnet, le plus nerveux et, par consquent, le plus impatient de tous, se levait dj pour aller aux nouvelles, lorsquon entendit tout coup le grincement dune cl dans la serrure et le fracas dune porte repousse avec violence.

    En mme temps, Schneider entra. La sance avait d tre orageuse ; sur le teint

    couleur de cendre du citoyen accusateur, les taches de sang taient devenues plus visibles ; quoiquon ft moiti de dcembre, la sueur

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  • ruisselait sur son front, et sa cravate relche laissait voir le gonflement colrique de son cou de taureau.

    En entrant, il jeta lautre bout de la chambre son chapeau quil tenait la main.

    En lapercevant, les trois hommes staient levs comme mus par un ressort, et avaient fait un pas au-devant de lui ; Charles, au contraire, stait retranch derrire sa chaise comme derrire une barricade.

    Citoyens, dit Schneider en grinant des dents, citoyens, je vous annonce une bonne nouvelle, une nouvelle qui va, sinon vous rjouir, vous tonner du moins. Dans huit jours, je me marie.

    Toi ? scrirent ensemble les trois hommes. Oui. Nest-ce pas, ce sera un grand

    tonnement pour Strasbourg quand cette nouvelle ira de bouche en bouche : Vous ne savez pas ? Non ! Le capucin de Cologne se marie ! Oui ? Cest comme cela ! Young, tu feras lpithalame. Edelmann le mettra

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  • en musique, et Monnet, qui est gai comme un catafalque, le chantera. Il faudra par le prochain courrier annoncer cela ton pre, Charles !

    Et avec qui donc te maries-tu ? Je nen sais, ma foi, encore rien, et cela

    mest bien gal ; jai envie dpouser ma vieille cuisinire : ce serait dun bon exemple pour la fusion des classes.

    Mais quest-il donc arriv ? Voyons. Oh ! presque rien, si ce nest que jai t

    interpell, attaqu, accus, oui, accus ! O cela ? la Propagande. Oh ! scria Monnet, une socit que tu as

    cre ! Nas-tu pas entendu dire quil y a des

    enfants qui tuent leur pre ? Mais par qui as-tu t attaqu ? Par Ttrell. Comprenez-vous ce dmocrate,

    qui a invent le luxe du sans-culottisme, qui a des fusils de Versailles, des pistolets avec des fleurs

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  • de lis dessus, des meutes comme un ci-devant, des haras comme un prince, qui est, on ne sait pourquoi, lidole de la populace strasbourgeoise ? Peut-tre parce quil est dor comme un tambour-major, dont il a la taille. Il me semblait cependant que javais donn des garanties, moi ; eh bien ! non, luniforme du commissaire rapporteur na pu faire oublier ni le froc du capucin, ni la soutane du chanoine ; il ma jet au visage cette tache infamante du sacerdoce, qui me rend, dit-il, irrmissiblement suspect aux vrais amis de la libert. Qui lui a donc immol plus de victimes que moi, la libert sainte ? Ne viens-je pas, en moins dun mois, de faire tomber vingt-six ttes ? Combien en veulent-ils donc, si ce nest point assez ?

    Calme-toi, Schneider, calme-toi ! Cest quen vrit, continua Schneider

    sanimant de plus en plus, cest devenir fou entre la Propagande, qui me dit : Pas assez ! et Saint-Just, qui me dit : Trop ! Hier, jai encore fait arrter six de ces chiens daristocrates ; aujourdhui, quatre. On ne voit

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  • dans Strasbourg et les environs que mes hussards de la Mort ; je dois, ds cette nuit, tenir un migr qui a eu laudace de passer le Rhin dans une barque de contrebandier et de venir Plobsheim conspirer avec sa famille. Celui-l, par exemple, il est sr de son affaire. Ah ! je comprends maintenant une chose, continua-t-il en tendant le bras en signe de menace, cest que les vnements sont bien plus forts que les volonts, et que, sil est des hommes qui, pareils aux chariots de guerre de lcriture, brisent les peuples sur leur passage, cest quils sont pousss par cette mme puissance irrsistible et fatale qui dchire les volcans et prcipite les cataractes.

    Puis, aprs cette sortie qui ne manquait pas dune certaine loquence, clatant tout coup dun rire nerveux :

    Bah ! dit-il, rien avant la vie, rien aprs la mort ; un cauchemar veill, voil tout ; est-ce la peine quon sen occupe tant quil dure, et, quand il sen va, quon le regrette ? Ma foi non ; allons dner ; valeat res ludicra, nest-ce pas, Charles ?

    Et, marchant le premier, il ouvrit ses amis la

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  • porte de la salle manger, dans laquelle tait servi un splendide dner.

    Mais enfin, dit Young en sasseyant comme les autres la table, en quoi tout cela te force-t-il te marier dans huit jours ?

    Ah ! cest vrai, joubliais le plus beau ! Est-ce que, tout en mappelant capucin de Cologne, o je nai jamais t capucin, et chanoine dAugsbourg, o je nai jamais t chanoine, est-ce quils ne me reprochent pas mes orgies et mes dbauches ! Mes orgies ! parlons-en ; pendant trente-quatre ans de ma vie, je nai bu que de leau et mang que des carottes ; cest bien le moins qu mon tour je mange du pain blanc et morde dans de la viande. Mes dbauches ! sils croient que cest pour vivre comme saint Antoine que jai jet le froc aux orties, ils se trompent. Eh bien ! il y a un terme moyen tout cela, cest de me marier. Je serai aussi bien quun autre fidle poux et bon pre de famille, que diable ! si toutefois le citoyen Saint-Just men laisse le temps.

    Et as-tu au moins fait choix, demanda

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  • Edelmann, de lheureuse fiance que tu admets lhonneur de partager ta couche ?

    Bon ! dit Schneider, du moment que cest une femme, le diable y pourvoira.

    la sant de la future pouse de Schneider, dit Young, et, puisquil a pris le diable pour procureur, que le diable la lui envoie au moins riche, jeune et belle !

    Hourra pour la femme de Schneider ! dit tristement Monnet.

    En ce moment, la porte souvrit, et la vieille cuisinire parut sur le seuil de la salle manger.

    Il y a l, dit-elle, une citoyenne qui demande parler au citoyen Euloge pour affaire presse.

    Bon ! dit Euloge, je ne connais pas daffaire plus presse pour le moment que dachever le dner commenc ; quelle revienne demain.

    La vieille disparut ; mais presque aussitt la porte se rouvrit.

    Elle dit que, demain, ce sera trop tard. Pourquoi nest-elle pas venue plus tt,

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  • alors ? Parce que cela mtait impossible, citoyen,

    dit une voix douce et suppliante qui venait de lantichambre ; laisse-moi te voir, laisse-moi te parler, je ten supplie !

    Euloge, avec un mouvement dimpatience, fit signe la vieille de tirer la porte et de venir lui.

    Mais aussitt, rflchissant la fracheur et la juvnilit de la voix, avec un sourire de satyre :

    Est-elle jeune ? demanda-t-il la vieille. a peut avoir dix-huit ans, rpondit celle-ci. Est-elle jolie ? La beaut du diable ! Les trois hommes se mirent rire. Tu entends, Schneider, la beaut du diable ! Eh bien ! dit Young, il ne sagit plus que de

    sassurer quelle est riche, et voil ta fiance toute trouve ; ouvre, la vieille, et sans faire attendre ; la belle enfant doit tre de ta connaissance, elle vient de la part du diable.

    Pourquoi pas de la part de Dieu ? dit Charles

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  • dune voix si douce que les trois hommes en tressaillirent.

    Parce que notre ami Schneider est brouill avec Dieu, et trs bien, au contraire, avec le diable ; je nen sais pas dautre raison.

    Et puis, dit Young, parce quil ny a que le diable qui exauce si vite les prires quon lui adresse.

    Eh bien ! dit Schneider, quelle entre donc ! La vieille dmasqua la porte, et aussitt, dans

    lencadrement, on vit apparatre la forme lgante dune jeune fille vtue dun costume de voyage et enveloppe dun mantelet de satin noir doubl de taffetas rose.

    Elle fit un pas dans la salle manger ; puis sarrtant en face de la lumire des bougies et des quatre convives, qui, par un lger murmure, exprimaient leur admiration :

    Citoyens, dit-elle, lequel de vous est le citoyen commissaire de la Rpublique ?

    Moi, citoyenne, rpondit Schneider sans se lever.

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  • Citoyen, dit-elle, jai te demander une grce do ma vie dpend.

    Et son regard passa avec inquitude de lun lautre des convives.

    Il ne faut pas que la prsence de mes amis tinquite, dit Schneider ; ce sont des amis, par got, et je dirai, presque par tat, des admirateurs de la beaut ; voil mon ami Edelmann, qui est musicien.

    La jeune fille fit un mouvement de tte qui voulait dire : Je connais sa musique.

    Voici mon ami Young, qui est pote, continua Schneider.

    Et le mme mouvement de tte se produisit, voulant dire : Je connais ses vers.

    Enfin, voil mon ami Monnet, qui nest ni pote ni musicien, mais qui a des yeux et un cur, et qui est tout dispos, je le vois dans son regard, plaider doffice votre cause. Quant mon jeune ami, ce nest encore, vous le voyez, quun colier, mais dj assez savant pour conjuguer le verbe aimer dans trois langues ;

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  • vous pouvez donc vous expliquer devant eux, moins que ce que vous avez me dire ne soit assez intime pour ncessiter le tte--tte.

    Et il se souleva, tendant la main la jeune fille et lui montrant une porte entrouverte par laquelle le regard pntrait dans un salon solitaire.

    Mais la jeune fille : Non, dit-elle vivement, non, monsieur. Schneider frona le sourcil. Pardon, citoyen... Non, citoyen, ce que jai

    te dire ne redoute ni la lumire ni la publicit. Schneider se rassit en faisant signe la jeune

    fille de prendre un sige. Mais elle secoua la tte. Il convient aux suppliantes dtre debout,

    dit-elle. Alors, reprit Schneider, procdons

    rgulirement. Je tai dit qui nous tions ; dis-nous qui tu es.

    Je mappelle Clotilde Brumpt. De Brumpt, tu veux dire ?

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  • Il serait inutile de me reprocher un crime qui prcdait de trois ou quatre cents ans ma naissance et dans lequel je ne suis pour rien.

    Tu nas pas besoin den dire davantage, je connais ton histoire, et je sais ce que tu viens faire ici.

    La jeune fille flchit le genou, et, dans le mouvement de supplication quelle fit pour porter en avant sa tte et ses mains jointes, le capuchon de son mantelet tomba sur ses paules et mit en pleine lumire une figure dune suprme beaut ; des cheveux du blond le plus charmant se sparaient au haut de la tte, et, retombant en longues boucles de chaque ct de ses joues, encadraient un visage dun ovale parfait. Son front, dun blanc mat, tait rendu plus clatant encore par des yeux, des cils et des sourcils noirs ; le nez, droit et cependant mobile, participait au lger tremblement de ses joues, qui gardaient la trace des nombreuses larmes quelle avait verses ; ses lvres, entrouvertes et prtes la prire, semblaient sculptes dans du corail rose et laissaient derrire elles apercevoir, dans la

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  • demi-teinte, des dents blanches comme des perles ; enfin un cou blanc lgal de la neige, velout comme le satin, se perdait dans une robe noire montant jusquau cou, mais travers les plis de laquelle on devinait la gracieuse ondulation du corps quelle recouvrait.

    Elle tait splendide voir ainsi. Oui, oui, dit Schneider, oui, tu es belle, et tu

    as surtout la beaut des races maudites, la grce et la sduction ; mais nous ne sommes point des Asiatiques pour nous laisser sduire par des Hlnes ou des Roxelanes ; ton pre conspire, ton pre est coupable, ton pre mourra.

    La jeune fille jeta un cri, comme si ces paroles eussent t un poignard pntrant jusqu son cur.

    Oh ! non, non, mon pre nest pas un conspirateur, scria-t-elle.

    Sil ne conspirait pas, pourquoi a-t-il migr ?

    Il a migr parce que, appartenant au prince de Cond, il a cru devoir suivre son prince dans

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  • lexil ; mais, fils pieux comme il avait t serviteur fidle, il na pas voulu combattre la France, et, depuis deux ans quil est proscrit, son pe nest pas sortie du fourreau.

    Que venait-il faire en France, et pourquoi a-t-il travers le Rhin ?

    Hlas ! mon deuil te le dit, citoyen commissaire. Ma mre tait mourante de lautre ct du fleuve, quatre lieues peine ; lhomme dans les bras duquel elle avait pass vingt annes heureuses de sa vie attendait avec anxit un mot qui lui rendt lespoir. Chaque message lui disait : Plus mal ! plus mal ! plus mal encore ! Avant-hier, il ny put tenir, il se dguisa en paysan et traversa le fleuve avec le batelier ; sans doute la rcompense promise tenta le malheureux, Dieu lui pardonne ! il dnona mon pre, et, cette nuit, mon pre fut arrt. Demande tes agents quel moment ? Au moment o ma mre venait de mourir. Interroge-les sur ce quil faisait ? Il pleurait en lui fermant les yeux. Ah ! si jamais rupture dexil fut pardonnable, cest celle que commet un mari pour dire un dernier adieu la

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  • mre de ses enfants. Eh ! mon Dieu ! tu me diras que la loi est positive, et que tout migr qui rentre sur le sol de la France mrite la peine de mort ; oui, sil y rentre la ruse dans le cur et les armes la main pour conspirer, pour combattre ; mais non pas lorsquil y rentre les mains jointes pour plier les genoux devant un lit dagonie.

    Citoyenne Brumpt, dit Schneider en secouant la tte, la loi nest pas entre dans toutes ces subtilits sentimentales, elle a dit : Dans tel cas, dans telle circonstance, pour telle cause, il y aura peine de mort ; lhomme qui se met dans le cas prvu par la loi, connaissant la loi, est coupable ; or, sil est coupable, il doit mourir.

    Non, non, sil est jug par des hommes, et si ces hommes ont un cur.

    Un cur ! scria Schneider ; est-ce que tu crois que lon est toujours matre davoir un cur ? On voit bien que tu nas pas entendu ce dont on maccusait aujourdhui la Propagande ; justement davoir un cur trop faible aux sollicitations humaines. Est-ce que tu crois que mon rle ne serait pas plus facile et plus agrable,

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  • voyant une belle crature comme toi mes pieds, de la relever et de scher ses larmes, que de lui dire brutalement : Tout est inutile, et vous perdez votre temps. Non, par malheur, la loi est l, et les organes de la loi doivent tre inflexibles comme elle. La loi nest point une femme ; la loi, cest une statue de bronze tenant une pe dune main et une balance de lautre ; rien ne doit peser dans les plateaux de cette balance, que laccusation dun ct et la vrit de lautre ; rien ne doit dtourner la lame de cette pe de la ligne terrible qui lui est trace. Sur cette ligne, elle a rencontr la tte dun roi, la tte dune reine, la tte dun prince et ces trois ttes sont tombes comme celle dun mendiant sans aveu, arrt au coin dun bois aprs un assassinat ou un incendie. Demain je partirai pour Plobsheim ; lchafaud et lexcuteur me suivront ; si ton pre ntait pas migr, sil na point furtivement travers le Rhin, si laccusation est injuste enfin, ton pre sera mis en libert ; mais si laccusation que ta bouche confirme est vraie, aprs-demain sa tte tombera sur la place publique de Plobsheim.

    La jeune fille releva la tte, et faisant un effort

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  • sur elle-mme : Ainsi, dit-elle, tu ne me laisses aucun

    espoir ? Aucun. Alors, un dernier mot, dit-elle en se relevant

    tout fait. Dis. Non, toi seul. Alors, viens. La jeune fille marcha la premire et dun pas

    ferme vers le salon, o elle entra sans hsiter. Schneider entra son tour et ferma la porte

    derrire lui. peine seuls, il voulut tendre les bras pour

    envelopper sa taille ; mais simplement, dignement, de la main elle repoussa son bras.

    Pour que tu me pardonnes la dernire tentative que je vais faire prs de toi, citoyen Schneider, dit-elle, il faut que tu te dises que jai attaqu ton cur par tous les moyens honntes et que tu les as repousss ; il faut que tu te dises que

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  • je suis au dsespoir, et que, voulant sauver la vie de mon pre, nayant point russi te flchir, il est de mon devoir de te dire : Les larmes et les prires ont t impuissantes... largent...

    Schneider fit un mouvement ddaigneux des paules et des lvres, mais la jeune fille ne se laissa point interrompre.

    Je suis riche, continua-t-elle ; ma mre morte, jhrite dune fortune immense, qui est moi, moi seule, citoyen Schneider : je puis disposer de deux millions ; jen aurais quatre que je te les offrirais ; je nen ai que deux, les veux-t