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Les Caprices de Marianne - ac-reunion.fr

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PersonnagesCLAUDIO : podestat.OCTAVE.CÉLIO.TIBIA : valet de Claudio.PIPPO : valet de Célio.MALVOLIO : intendant d’Hermia.UN GARÇON D’AUBERGE.DOMESTIQUE DE MARIANNE.DOMESTIQUES D’HERMIA.DEUX SPADASSINS.MARIANNE : femme de Claudio.HERMIA : mère de Célio.

La scène est à Naples.

(Costumes italiens du temps de François Ier.)

Les indications sont prises du public. Le premier personnageinscrit occupe le n° 1, à la gauche du spectateur, et ainsi des autres.Ces indications sont données pour éviter la confusion dans lesentrées et les sorties, dans le cas où la pièce serait jouée ailleursqu’à la Comédie Française.

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Acte premierLe théâtre représente une place publique. À droite, au premierplan, une grille de jardin, attenant à une maison dont la ported’entrée est près de la grille. Un balcon en saillie est au premierétage, entre la porte et le tournant de la maison ; une jalousie etun rideau masquent la fenêtre. À gauche, au premier plan, uneauberge avec une tonnelle au-devant, sous laquelle se trouventune table et un banc.

Scène première

Célio, Pippo.

(Ils entrent par la droite, du plan au-dessus de la maison.)

CÉLIOEh bien, Pippo, tu viens de voir Marianne ?

PIPPOOui, monsieur.

CÉLIOQue t’a-t-elle dit ?

PIPPOPlus dévote et plus orgueilleuse que jamais. Elle instruira son mari, dit-elle,si on la poursuit plus longtemps.

CÉLIOAh ! malheureux que je suis ! je n’ai plus qu’à mourir ! Ah ! la plus cruellede toutes les femmes !… Et que me conseilles-tu, Pippo ? quelle ressourcepuis-je encore trouver ?

PIPPOJe vous conseille d’abord de ne pas rester là, car voici son mari qui vientde ce côté.

(Ils retirent dans le fond, du côté de la maison.)

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Scène II

Claudio et Tibia entrent par la grille ; Claudio est en longuerobe rouge ; Tibia le suit en portant la queue de sa robe.

CLAUDIOEs-tu mon fidèle serviteur, mon valet de chambre dévoué ? Apprends quej’ai à me venger d’un outrage.

TIBIAVous, monsieur ?

CLAUDIOMoi-même, puisque ces impudentes guitares ne cessent de murmurer sousles fenêtres de ma femme. Mais patience ! tout n’est pas fini.

(Il aperçoit Célio et Pippo dans le fond et va à l’extrême gauche.)Écoute un peu de ce côté-ci ; voilà du monde qui pourrait nous entendre. Tum’iras chercher ce soir le spadassin que je t’ai dit.

TIBIAPourquoi faire ?

CLAUDIOJe crois que Marianne a des amants.

TIBIAVous croyez, monsieur ?

CLAUDIOOui, il y a autour de ma maison une odeur d’amants. Personne ne passenaturellement devant ma porte ; il y pleut des guitares et des messagessecrets.

TIBIAEst-ce que vous pouvez empêcher qu’on ne donne des sérénades à votrefemme ?

CLAUDIONon ; mais je puis poster un homme derrière la grille et me débarrasser dupremier qui entrera.

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TIBIAFi ! votre femme n’a pas d’amants… C’est comme si vous disiez que j’aides maîtresses.

CLAUDIOPourquoi n’en aurais-tu pas, Tibia ? Tu es fort laid, mais tu as beaucoupd’esprit.

TIBIAJ’en conviens, j’en conviens.

CLAUDIORegarde, Tibia, tu en conviens toi-même ; il n’en faut plus douter et mondéshonneur est public.

TIBIAPourquoi public ?

CLAUDIOJe te dis qu’il est public.

TIBIAMais, monsieur, votre femme passe pour un dragon de vertu dans toute laville. Elle ne voit personne, elle ne sort de chez elle une pour aller à la messe.

CLAUDIOLaisse-moi faire ; je ne me sens pas de colère. Après tous les cadeaux qu’ellea reçus de moi !… Oui, Tibia, je machine en ce moment une épouvantabletrame, et me sens prêt à mourir de douleur.

TIBIAOh ! que non !

CLAUDIOQuand je te dis quelque chose, tu me ferais plaisir de le croire.

(Ils sortent par le fond, à gauche.)

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Scène III

Célio, seul, rentrant par le fond, à droite.

Malheur à celui qui, au milieu de la jeunesse, s’abandonne à un amour sansespoir !… Malheur à celui qui se livre à une douce rêverie avant de savoiroù sa chimère le mène et s’il peut être payé de retour ! Mollement couchédans une barque, il s’éloigne peu à peu de la rive ; il aperçoit au loin desplaines enchantées, de vertes prairies, et le mirage léger de son Eldorado ;les flots l’entraînent en silence, et quand la réalité le réveille, il est aussi loindu but où il aspire que du rivage qu’il a quitté : il ne peut plus ni poursuivresa route, ni revenir sur ses pas.

(On entend un bruit d’instrument.)Quelle cette mascarade ? N’est-ce pas Octave que j’aperçois ?

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Scène IV

Célio, Octave.

(Octave entre du fond à droite ; il a par-dessus son habit un longdomino tout ouvert, un loup sur le visage et une batte d’Arlequin à lamain.)

OCTAVE, s’adressant aux gens dela mascarade, qu’on ne voit pas.

Assez, mes amis, retournez au logis ; assez raclé pour aujourd’hui.(Descendant la scène et ôtant son loup ; à CÉLIO)

Comment se porte, mon bon monsieur, cette gracieuse mélancolie ?

CÉLIOOctave, ô fou que tu es ! tu as un pied de rouge sur les joues ! D’où te vientcet accoutrement ? N’as-tu pas de honte, en plein jour ?

OCTAVEÔ Célio ! fou que tu es ! tu as un pied de blanc sur les joues ! D’où te vientce large habit noir ? N’as-tu pas de honte, en plein carnaval ?

CÉLIOJ’allais chez toi.

OCTAVEEt moi aussi j’allais chez moi. Comment se porte ma maison ? Il y a huitjours que je ne l’ai vue.

CÉLIOJ’ai un service à te demander.

OCTAVEParle, Célio, mon cher enfant. Veux-tu de l’argent ? je n’en ai plus. Veux-tumon épée ? voilà batte d’Arlequin. Parle, parle, dispose de moi.

CÉLIOCombien de temps cela durera-t-il ?… Huit jours hors de chez toi !… Tute tueras OCTAVE

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OCTAVEJamais de ma propre main, mon ami, jamais j’aimerais mieux mourir qued’attenter à mes jours.

CÉLIOEt n’est-ce pas un suicide comme un autre, cette vie que tu mènes ?

OCTAVEFigure-toi un danseur de corde, en brodequins d’argent, le balancier aupoing, suspendu entre le ciel et la terre ; à droite et à gauche, de vieillespetites figures racornies, de maigres et pâles fantômes, des créanciers agiles,des parents et des courtisanes, toute une légion de monstres se suspendent àson manteau et le tiraillent de tous côtés pour lui faire perdre l’équilibre. Desphrases redondantes, de grands mots enchâssés cavalcadent autour de lui ;une nuée de prédictions sinistres l’aveugle de ses ailes noires. Il continue sacourse légère de l’Orient à l’Occident. S’il regarde en bas, la tête lui tourne ;s’il regarde en haut, le pied lui manque. Il va plus vite que le vent, et toutesles mains tendues autour de lui ne lui feront pas renverser une goutte de lacoupe joyeuse qu’il porte à la sienne. Voilà ma vie, mon cher ami ; c’est mafidèle image que tu vois.

(Il jette sur la table sa batte et son loup.)

CÉLIOQue tu es heureux d’être fou !

OCTAVEQue tu es fou de ne pas être heureux ! Dis-moi un peu, toi, qu’est-ce quite manque ?

CÉLIOIl me manque le repos, la douce insouciance qui fait de la vie un miroiroù tous les objets se peignent un instant et sur lequel tout glisse. Unedette, pour moi, est un remords. L’amour, dont vous autres faites un passe-temps, trouble ma vie entière. Ô mon ami, tu ignoreras toujours ce que c’estqu’aimer comme moi ! Mon cabinet d’étude est désert ; depuis un mois j’erreautour de cette maison la nuit et le jour. Quel charme j’éprouve, au leverde la lune, à conduire sous ces petits arbres, au fond de cette place, monchœur modeste de musiciens, à marquer moi-même la mesure, à les entendrechanter la beauté de Marianne ! Jamais elle n’a paru à sa fenêtre, jamais ellen’est venue appuyer son front charmant sur sa jalousie.

OCTAVEOui est cette Marianne ? Est-ce que c’est ma cousine ?

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CÉLIOC’est elle-même ; la femme du vieux Claudio.

OCTAVEJe ne l’ai jamais vue ; mais à coup sûr elle est ma cousine. Claudio est faitexprès. Confie-moi tes intérêts, Célio.

CÉLIOTous les moyens que j’ai tentés pour lui faire connaître mon amour ont étéinutiles. Elle sort du couvent, elle aime son mari et respecte ses devoirs ;sa porte est fermée à tous les jeunes gens de la ville, et personne ne peutl’approcher.

OCTAVEOuais !… Est-elle jolie ?… Sot que je suis ! Tu l’aimes, cela n’importe guère.Que pourrions-nous imaginer ?

CÉLIOFaut-il te parler franchement ? Ne te riras-tu pas de moi ?

OCTAVELaisse-moi rire de toi, et parle franchement.

CÉLIOEn ta qualité de parent, tu dois être reçu dans la maison ?

OCTAVESuis-je reçu ? je n’en sais rien. Admettons que je suis reçu. À te dire vrai,dans mon illustre famille nous ne formons pas un faisceau bien serré, et nousne tenons guère les uns aux autres que par écrit. Cependant Marianne connaîtmon nom. Faut-il lui parler en ta faveur ?

CÉLIOVingt fois l’ai tenté de l’aborder ; vingt fois j’ai senti mes genoux fléchir enapprochant d’elle. Quand je la vois, ma gorge se serre et j’étouffe, commesi mon cœur se soulevait jusqu’à mes lèvres.

OCTAVEJ’ai éprouvé cela. C’est ainsi qu’au fond des forêts, lorsqu’une biche avanceà petits pas sur les feuilles sèches, et que le chasseur entend les bruyèresglisser sur ses flancs inquiets, comme le frôlement d’une robe légère, les

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battements de cœur le prennent malgré lui ; il soulève son arme en silence,sans faire un pas, sans respirer.

CÉLIOPourquoi donc suis-je ainsi ? pourquoi ne saurais-je aimer cette femmecomme toi, Octave, tu l’aimerais, ou comme j’en aimerais une autre ?Pourquoi ce qui te rendrait joyeux et empressé, ce qui t’attirerait, toi,comme l’aiguille aimantée attire le fer, me rend-il triste et immobile ? Quipourrait dire ceci est gai ou triste ? La réalité n’est qu’une ombre. Appelleimagination ou folie ce qui la divinise. Alors la folie est la beauté elle-même.Chaque homme marche enveloppé d’un réseau transparent qui le couvre dela tête aux pieds il croit voir des bois et des fleuves, des visages divins, etl’universelle nature se teint sous ses regards des nuances infinies du tissumagique.Octave ! Octave ! viens à mon secours !

OCTAVEJ’aime ton amour, Célio ! il divague dans ta cervelle comme un flaconsyracusain. Donne-moi la main, je viens à ton secours ; attends un peu. L’airme frappe au visage et les idées me reviennent. Je connais cette Marianne :elle me déteste fort, sans m’avoir jamais vu. C’est une mince poupée qui nefait rien qu’à sa guise, un véritable enfant gâté.

CÉLIOFais ce que tu voudras, mais ne me trompe pas, je t’en conjure. Il est aiséde me tromper ; je ne sais pas me défier d’une action que je ne voudrais pasfaire moi-même.

OCTAVESi tu escaladais les murs ?

CÉLIOÀ quoi bon, si elle ne m’aime pas ?

OCTAVESi tu lui écrivais ?

CÉLIOElle déchire mes lettres ou me les renvoie.

OCTAVESi tu en aimais une autre ?

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CÉLIOLe souffle de ma vie est à Marianne ; elle peut d’un seul mot de ses lèvresl’anéantir ou l’embraser. Vivre pour une autre me serait plus difficile quede mourir pour elle.

(Regardant du côté du jardin.)Silence ! la voici qui sort.

OCTAVERetire-toi, je vais l’aborder.

CÉLIOY penses-tu ? dans l’équipage où te voilà ! Essuie-toi le visage ; tu as l’aird’un fou.

OCTAVE, ôtant son domino et le posant sur la table.Voilà qui est fait… La folie et moi, mon cher Célio, nous nous sommes tropchers l’un à l’autre pour nous jamais disputer elle fait mes volontés commeje fais les siennes. N’aie aucune crainte là-dessus ; c’est le fait d’un étudianten vacances, qui valse un jour de grand dîner, de perdre la tête et de cherchersa raison ; moi, je n’ai de raison que ma fantaisie ; ma façon de penser est deme laisser faire, et je parlerais au roi, en ce moment, comme je vais parlerà ta belle.

CÉLIOJe ne sais ce que j’éprouve… Non, ne lui parle pas.

OCTAVEPourquoi ?

CÉLIOJe ne puis dire pourquoi ; il me semble… que tu vas me tromper.

OCTAVETouche là. Depuis que je suis au monde, je n’ai encore trompé personne, etje ne commencerai pas par mon meilleur ami.

(Célio sort par le fond, à gauche.)

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Scène V

Octave, Marianne, venant du jardin.

(Octave va au-devant de Marianne et la salue.)

OCTAVENe vous détournez pas, princesse de beauté ! Laissez tomber un de vosregards sur le plus humble de vos serviteurs.

MARIANNEQui êtes-vous ?

OCTAVEMon nom est Octave ; je suis cousin de votre mari.

MARIANNEVenez-vous pour le voir ? entrez au logis ; il va revenir.

OCTAVEJe ne viens pas pour le voir et n’entrerai point au logis, de peur que vous nem’en chassiez tout à l’heure, quand je vous aurai dit ce qui m’amène.

MARIANNEDispensez-vous donc de me le dire et de m’arrêter plus longtemps.

OCTAVEJe ne saurais m’en dispenser, et vous supplie de vous arrêter pour l’entendre.Cruelle Marianne ! vos yeux ont causé bien du mal, et vos paroles ne sontpas faites pour le guérir. Que vous avait fait Célio ?

MARIANNEDe qui parlez-vous et quel mal ai-je causé ?

OCTAVEUn mal le plus cruel de tous, car c’est un mal sans espérance ; le plus terrible,car c’est un mal qui se chérit lui-même et repousse la coupe salutaire jusquedans la main de l’amitié ; un mal qui fait pâlir les lèvres sous des poisonsplus doux que l’ambroisie, et qui fond en une pluie de larmes le cœur le plus

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dur, comme la perle de Cléopâtre ; un mal que tous les aromates, toute lascience humaine ne sauraient soulager, et qui se nourrit du vent qui passe,du parfum d’une rose fanée, du refrain d’une chanson, et qui puise l’éternelaliment de ses souffrances dans tout ce qui l’entoure, comme une abeille sonmiel dans tous les buissons d’un jardin.

MARIANNEMe direz-vous le nom de ce mal ?

OCTAVEQue celui qui est digne de le prononcer vous le dise ! Que les rêves de vosnuits, que vos orangers verts, que le printemps vous l’apprennent ! Que vouspuissiez le chercher un beau soir, vous le trouverez sur vos lèvres !… sonnom n’existe pas sans lui.

MARIANNEEst-il si dangereux à dire, si terrible dans sa contagion, qu’il effraye unelangue qui plaide en sa faveur ?

OCTAVEEst-il si doux à entendre, cousine, que vous le demandiez ? Vous l’avezappris à CÉLIO

MARIANNEC’est donc sans le vouloir ; je ne connais ni l’un ni l’autre.

OCTAVEQue vous les connaissiez ensemble et que vous ne les sépariez jamais, voilàle souhait de mon cœur.

MARIANNEEn vérité ?

OCTAVECélio est le meilleur de mes amis ; si je voulais vous faire envie, je vousdirais qu’il est beau comme le jour, jeune, noble, et je ne mentirais pas ; maisje ne veux que vous faire pitié, et je vous dirai qu’il est triste comme la mortdepuis le jour où il vous a vue.

MARIANNEEst-ce ma faute s’il est triste ?

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OCTAVEEst-ce sa faute si vous êtes belle ? Il ne pense qu’à vous ; à toute heure ilrôde autour de cette maison. N’avez-vous jamais entendu chanter sous vosfenêtres ? n’avez-vous jamais soulevé à minuit cette jalousie et ce rideau ?

MARIANNETout le monde peut chanter le soir, et cette place appartient à tout le monde.

OCTAVETout le monde aussi peut vous aimer, mais personne ne peut vous le dire.Quel âge avez-vous, Marianne ?

MARIANNEVoilà une jolie question ! Et si je n’avais dix-huit ans, que voudriez-vousque j’en pense ?

OCTAVEVous avez donc encore cinq ou six ans pour être aimée, huit ou dix pouraimer vous-même, et le reste pour prier Dieu.

MARIANNEVraiment ? Eh bien, pour mettre le temps à profit, j’aime Claudio, votrecousin et mon mari.

OCTAVEMon cousin et votre mari ne feront jamais à eux deux qu’un pédant devillage. Vous n’aimez point Claudio

MARIANNENi Célio ; vous pouvez le lui dire.

OCTAVEPourquoi ?

MARIANNEMe direz-vous aussi pourquoi je vous écoute ?… Adieu, seigneur Octave ;voilà une plaisanterie qui a duré assez longtemps.

(Elle sort par la gauche.)

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Scène VI

Octave, seul.

Ma foi ! ma foi ! elle a de beaux yeux.(Voyant entrer Claudio par le fond, à droite, et prenant domino et sabatte sur la table, puis passant à l’extrême droite.)

Ah ! voici Claudio. Ce n’est pas tout à fait la même chose, et je ne me soucieguère de continuer la conversation avec lui.

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Scène VII

Tibia, Claudio, Octave.

CLAUDIO, en entrant, à Tibia.Tu as raison…

OCTAVE, à Claudio.Bonsoir, cousin.

CLAUDIO(À Tibia.)

Tu as raison…

OCTAVECousin, bonsoir.

(Il sort à droite.)

CLAUDIOBonsoir, bonsoir.

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Scène VIII

Tibia, Claudio.

CLAUDIOTu as raison, et ma femme est un trésor de pureté. Que te dirai-je de plus ?c’est une vertu solide

TIBIAVous croyez, monsieur ?

CLAUDIOPeut-elle empêcher qu’on ne chante sous ses croisées ? Les signesd’impatience qu’elle peut donner dans son intérieur sont les suites de soncaractère. As-tu remarqué que sa mère, lorsque j’ai touché cette corde, a ététout d’un coup du même avis que moi ?

TIBIARelativement à quoi ?

CLAUDIORelativement à ce qu’on chante sous ses croisées.

TIBIAChanter n’est pas un mal ; je fredonne moi-même à tout moment.

CLAUDIOMais bien chanter est difficile.

TIBIADifficile pour vous et pour moi qui, n’ayant pas reçu de voix de la nature,ne l’avons jamais cultivée ; mais voyez comme ces acteurs de théâtre s’entirent habilement.

CLAUDIOCes gens-là passent leur vie sur les planches.

TIBIACombien croyez-vous qu’on puisse donner par an…

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CLAUDIOÀ qui ? à un conseiller ?

TIBIANon, à un chanteur.

CLAUDIOJe n’en sais rien… On donne à un conseiller le tiers de ce que vaut ma chargeles archiconseillers ont le double.

TIBIASi j’étais podestat chez nous, que je fusse marié et que ma femme eût desamants, je les condamnerais moi-même.

CLAUDIOÀ combien d’années de galères ?

TIBIAÀ la peine de mort… Une sentence de mort est une chose superbe à lire àhaute voix.

CLAUDIOCe n’est pas le podestat qui la lit ; c’est le greffier.

TIBIALe greffier de votre tribunal a une jolie femme.

CLAUDIONon ; c’est le président qui a une jolie femme. J’ai soupé hier avec eux.

TIBIALe greffier aussi ! Le spadassin qui va venir ce soir est l’amant de la femmedu greffier.

CLAUDIOQuel spadassin ?

TIBIACelui que vous avez demandé.

CLAUDIOIl est inutile qu’il vienne, après ce que je t’ai dit tout à l’heure.

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TIBIAÀ quel sujet ?

CLAUDIOAu sujet de ma femme.

TIBIALa voici qui vient elle-même.

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Scène IX

Tibia, Marianne, Claudio.

MARIANNE, qui est entrée par la gauche.Savez-vous ce qui m’arrive pendant que vous courez les champs ? J’ai reçula visite de votre cousin.

CLAUDIOQui cela peut-il être ? Nommez-le par son nom.

MARIANNEOctave, qui m’a fait une déclaration d’amour de la part de son ami Célio.Qui est ce Célio ? Connaissez-vous cet homme ? Trouvez bon que ni lui niOctave ne mettent les pieds dans notre maison.

Elle devant Claudio et se dirige vers le jardin.

CLAUDIOJe le connais ; c’est le fils d’Hermia, notre voisine. Qu’avez-vous réponduà cela ?

MARIANNEIl ne s’agit pas de ce que j’ai répondu. Comprenez-vous ce que je dis ?Donnez ordre à vos gens qu’ils ne laissent entrer ni cet homme ni son ami. Jem’attends à quelque importunité de leur part, et je suis bien aise de l’éviter.

(Elle sort par le jardin.)

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Scène X

Tibia, Claudio.

CLAUDIOQue penses-tu de cette aventure, Tibia ? Il y a quelque ruse là-dessous.

TIBIAVous croyez, monsieur ?

CLAUDIOPourquoi n’a-t-elle pas voulu dire ce qu’elle a répondu ? La déclarationest impertinente, il est vrai, mais la réponse méritait d’être connue. J’ai lesoupçon que ce fils d’Hermia est l’ordonnateur de toutes ces guitares.

TIBIADéfendre votre porte à ces deux hommes est un moyen excellent de leséloigner.

CLAUDIORapporte-t’en à moi. – Il faut que je fasse part de cette découverte à mabelle-mère.

TIBIA, regardant à gauche.Monsieur, la voici justement.

CLAUDIOQui ? ma belle-mère ?

TIBIANon, Hermia notre voisine. Ne parliez-vous pas d’elle tout à l’heure ?

CLAUDIOOui, comme étant la mère de ce Célio, et c’est la vérité, Tibia.

TIBIAEh bien ! monsieur, elle vient de ce côté avec un, deux et trois laquais ; c’estune femme respectable

CLAUDIOOui, ses biens sont considérables.

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TIBIAJ’entends aussi qu’elle a de bonnes mœurs. Si vous l’abordiez, monsieur ?

CLAUDIOY penses-tu ? La mère d’un jeune homme que je serai peut-être obligé defaire poignarder ce soir même ! Sa propre mère, Tibia ! Fi donc ! je nereconnais pas là ton habitude des convenances. Viens, Tibia, rentrons aulogis.

(Il sort par le jardin, Tibia le suit, en lui portant toujours la queue desa robe.)

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Scène XI

Malvolio, Hermia, deux valets.

(Hermia entre par la gauche, suivie deMalvolio et de deux Valets qui restent au fond.)

HERMIAA-t-on fait ce que j’ai ordonné ? A-t-on dit aux musiciens de venir ?

MALVOLIOOui, madame, ils seront ce soir à vos ordres, ou pour mieux parler…

HERMIAQu’est-ce à dire ? A-t-on tout préparé comme je l’ai dit pour le souper ?Vous direz à mon fils que je regrette de ne pas l’avoir vu. – À quelle heureest-il donc sorti ?

MALVOLIOPour être sorti, il faudrait d’abord qu’il fût rentré. Il a passé la nuit dehors.

HERMIAVous ne savez ce que vous dites. – Il a soupé hier avec moi, et m’a ramenéeà la maison. A-t-on fait porter dans le cabinet d’étude le tableau que j’aiacheté ce matin ?

MALVOLIODu vivant de son père, il n’en aurait pas été ainsi.

HERMIAMais du vivant de sa mère, il en est ainsi, Malvolio. Qui vous a chargéde veiller sur sa conduite ? Songez-y : que Célio ne rencontre pas sur sonpassage un visage de mauvais augure ; qu’il ne vous entende pas gronderainsi entre vos dents, ou par le ciel ! pas un de vous ne passera la nuit sousson toit.

MALVOLIOJe ne gronde pas, ma figure n’est pas un mauvais présage. Vous medemandez à quelle heure est sorti mon maître, et je vous réponds qu’il n’estpas rentré. Depuis qu’il a l’amour en tête, on ne le voit pas quatre fois lasemaine.

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HERMIAPourquoi les livres de Célio sont-ils couverts de poussière ? Pourquoi sesmeubles sont-ils en désordre ? Pourquoi faut-il que je mette la main à toutdans la maison de mon fils, si je veux obtenir quelque chose ? Il vousappartient bien de lever les yeux sur ce qui ne vous regarde pas, lorsque votreouvrage est à moitié fait, et que les soins dont on vous charge retombent surles autres. Allez, et retenez votre langue.

(Malvolio et les deux Valets sortent par la gauche. Hermia va poursortir par le fond, à droite, lorsque Célio entre de ce côté ; il prend lamain d’Hermia et la baise.)

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Scène XII

Hermia, Célio.

HERMIAEh bien, mon cher enfant, quels seront vos plaisirs aujourd’hui ?

CÉLIOLes vôtres, ma mère.

HERMIA, lui prenant le bras etpromenant avec lui sur le devant à gauche.

Eh quoi ! les plaisirs communs, et non les peines communes ? C’est unpartage injuste, Célio. Ayez des secrets pour moi, mon enfant, mais non pasde ceux qui vous rongent le cœur, et vous rendent insensible à tout ce quivous entoure.

CÉLIOJe n’ai point de secret, et plût à Dieu, si j’en avais, qu’ils fussent de natureà faire de moi une statue !

HERMIAQuand vous aviez dix ou douze ans, toutes vos peines, tous vos petitschagrins se rattachaient à moi ; d’un regard sévère ou indulgent de ces yeuxque voilà, dépendait la tristesse ou la joie des vôtres, et votre petite têteblonde tenait par un fil bien délié au cœur de votre mère. Maintenant, monenfant, je ne suis plus que votre vieille sœur, incapable peut-être de soulagervos ennuis, mais non pas de les partager.

CÉLIOMa mère ! – Et vous aussi, vous avez été belle ! sous ce long voile qui vousentoure, l’œil reconnaît le port majestueux d’une reine. Ô ma mère ! vousavez inspiré l’amour ! sous vos fenêtres entrouvertes a murmuré le son de laguitare ; sur ces places bruyantes, dans le tourbillon de ces fêtes, vous avezpromené une insouciante et superbe jeunesse… vous n’avez point aimé ; unparent de mon père est mort d’amour pour vous.

HERMIAQuel souvenir me rappelles-tu ?

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CÉLIOAh ! si votre cœur peut en supporter la tristesse, si ce n’est pas vousdemander des larmes, racontez-moi cette aventure, ma mère, faites-m’enconnaître les détails.

HERMIAHélas ! mon enfant, à quoi bon ? Quelle triste fantaisie avez-vous ?

CÉLIOJe vous en supplie, et j’écoute.

HERMIAVous le voulez ? – Votre père ne m’avait jamais vue alors. Il se chargea,comme allié de ma famille, de faire agréer la demande du jeune Orsini, quivoulait m’épouser. Il fut reçu comme le méritait son rang, par votre grand-père, et admis dans notre intimité. Orsini était un excellent parti, et cependantje refusai. Votre père, en plaidant pour lui, avait tué dans mon cœur le peud’amour qu’il m’avait inspiré pendant deux mois d’assiduités constantes.Je n’avais pas soupçonné la force de sa passion pour moi. Lorsqu’on luiapporta ma réponse, il tomba, privé de connaissance, dans les bras de votrepère. Cependant une longue absence, un voyage qu’il entreprit alors et danslequel il augmenta sa fortune, devaient avoir dissipé ses chagrins. Votrepère changea de rôle et demanda pour lui ce qu’il n’avait pu obtenir pourOrsini. Je l’ai mais d’un amour sincère, et l’estime qu’il avait inspirée à mesparents ne me permit pas d’hésiter. Le mariage fut décidé le jour même, etl’église s’ouvrit pour nous quelques semaines après. Orsini revint à cetteépoque. Il vint trouver votre père, l’accabla de reproches, l’accusa d’avoirtrahi sa confiance et d’avoir causé le refus qu’il avait essuyé. Du reste,ajouta-t-il, si vous avez désiré ma porte, vous serez satisfait. Épouvanté deces paroles, votre père accourut chez le mien et lui demanda son témoignagepour désabuser Orsini. – Hélas ! il n’était plus temps ; on trouva dans sachambre le pauvre jeune homme frappé d’un coup d’épée.

CÉLIOIl a fini ainsi ?

HERMIAOui, bien cruellement.

CÉLIONon, ma mère, elle n’est point cruelle, la mort qui vient en aide à l’amoursans espoir. La seule chose dont je le plaigne, c’est qu’il s’est cru trompépar son ami.

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HERMIAQu’avez-vous, Célio ? vous détournez la tête.

CÉLIOEt vous, ma mère, vous êtes émue. Ah ! ce récit, je le vois, vous a trop coûté.J’ai eu tort de vous le demander.

HERMIANe songez point à mes chagrins, ce ne sont que des souvenirs. Les vôtres metouchent bien davantage. Si vous refusez de les combattre, ils ont longtempsà vivre dans votre jeune cœur. Je ne vous demande pas de me les dire, maisje les vois ; et puisque vous prenez part aux miens, venez, tâchons de nousdéfendre. Il y a à la maison quelques bons amis, allons essayer de nousdistraire. Tâchons de vivre, mon enfant, et de regarder gaiement ensemble,moi le passé, vous l’avenir. – Venez, Célio, donnez-moi la main.

(Ils sortent par le fond, à droite.)

FIN DU PREMIER ACTE.

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Acte secondScène première

Pippo, Octave.

(Ils entrent par le fond, à droite.)

OCTAVEIl y renonce, dites-vous ?

PIPPOHélas ! pauvre jeune homme ! il aime plus que jamais ! je croirais presquequ’il se vous, de moi, de tout ce qui l’entoure.

OCTAVENon, par le ciel ! je n’y renoncerai pas. Je me sens moi-même une autreMarianne, et il y a du plaisir à être entêté. – Ou Célio réussira, ou j’y perdraima langue

PIPPOAgirez-vous contre sa volonté ?

OCTAVEOui, pour agir d’après la mienne, qui est sa sœur aînée, et pour envoyer auxenfers messer Claudio, le podestat, que je déteste, méprise et abhorre depuisles pieds jusqu’à la tête.

PIPPOFaites-lui donc vous-même votre réponse, car le voici et quant à moi, jecesse de m’en mêler.

(Il sort par la gauche.)

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Scène II

Octave, Célio, venant du fond à droite.

OCTAVEComment, Célio, tu abandonnes la partie ?

CÉLIO, tenant un livre à la main.Que veux-tu que je fasse ?

OCTAVETe défies-tu de moi ? Te voilà pâle comme la neige. D’où viens-tu ?

CÉLIODe chez ma mère.

OCTAVEPourquoi cette tristesse ?

CÉLIOJe ne sais. Pardonne, pardonne-moi, fais ce que tu voudras ; va trouverMarianne, dis-lui que me tromper, c’est me donner la mort, et que ma vieest dans ses yeux.

OCTAVEEh ! que diantre as-tu à faire de la mort ? À propos de quoi y penses-tu ?

CÉLIOMon ami, je l’ai devant les yeux.

OCTAVELa Mort ?

CÉLIOOui, l’Amour et la Mort.

OCTAVEQu’est-ce à dire ?

CÉLIOL’Amour et la Mort, Octave, se tiennent la main : celui-là est la source duplus grand bonheur que l’homme puisse rencontrer ici-bas ; celle-ci met unterme à toutes les douleurs, à tous les maux.

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OCTAVEC’est un livre que tu as là ?

CÉLIOOui, et que tu n’as probablement pas lu.

OCTAVETrès probablement. Quand on en lit un, il n’y a pas de raison pour lire tousles autres.

CÉLIO, lisant.« Lorsque le cœur éprouve sincèrement un profond sentiment d’amour, iléprouve aussi comme une fatigue et une langueur qui lui font désirer demourir. Pourquoi ? je ne sais. »

OCTAVENi moi non plus.

CÉLIO, lisant.« Peut-être est-ce l’effet d’un premier amour, peut-être que ce vaste désertoù nous sommes effraye les regards de celui qui aime, peut-être que cetteterre ne lui semble plus habitable, s’il n’y peut trouver ce bonheur nouveauunique, infini, que son cœur lui représente. »

OCTAVEAh çà, mais, à qui en as-tu ?

CÉLIO, lisant.« Le paysan, l’artisan grossier qui ne sait rien, la jeune fille timide, qui frémitd’ordinaire à la seule pensée de la mort, s’enhardit lorsqu’elle aime jusqu’àporter un regard sur un tombeau. » – Octave, la mort nous mène à Dieu, etmes genoux plient quand j’y pense. Bonsoir, mon cher ami.

OCTAVEOù vas-tu ?

CÉLIOJ’ai affaire en ville ce soir adieu, fais ce que tu voudras.

OCTAVETu as l’air d’aller te noyer. Mais cette mort dont tu parles, est-ce que tu enas peur, par hasard ?

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CÉLIOAh ! que j’eusse pu me faire un nom dans les tournois et les batailles ! qu’ilm’eût été permis de porter les couleurs de Marianne et de les teindre de monsang ! qu’on m’eût donné un rival à combattre, une armée entière à défier !que le sacrifice de ma vie eût pu lui être utile ! je sais agir, mais je ne saispas parler. Ma langue ne sert point mon cœur, et je mourrai sans m’être faitcomprendre, comme un muet dans une prison.

OCTAVEVoyons, Célio, à quoi penses-tu ? Il y a d’autres Mariannes sous le ciel ;soupons ensemble, et moquons-nous de cette Marianne-là.

CÉLIOAdieu, adieu, je ne puis m’arrêter plus longtemps. Je te verrai demain, monami.

(Il sort par la gauche.)

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Scène III

Octave, seul.

Célio, écoute donc ! nous te trouverons une Marianne bien gentille, doucecomme un agneau. – En vérité, voilà qui est étrange ! N’importe, je necéderai pas. Je suis comme un homme qui tient la banque d’un pharaon pourle compte d’un autre et qui a la veine contre lui : il noierait plutôt son meilleurami que de céder, et la colère de perdre avec l’argent d’autrui l’enflammecent fois plus que ne le ferait sa propre ruine. – Ah ! voici Marianne qui sort.Elle va sans doute à vêpres elle approche lentement.

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Scène IV

Octave, Marianne, venant du jardin.

OCTAVEBelle Marianne, vous dormirez tranquille. Le cœur de Célio est à une autre,et ce n’est plus sous vos fenêtres qu’il donnera ses sérénades.

MARIANNEQuel dommage ! et quel grand malheur de n’avoir pu partager un amourcomme celui-là ! Voyez comme le hasard me contrarie ! moi qui allaisl’aimer.

OCTAVEEn vérité ?

MARIANNEOui, sur mon âme, ce soir ou demain matin, dimanche au plus tard, je vousle jure. Qui pourrait ne pas réussir avec un ambassadeur tel que vous ? Il fautcroire que sa passion pour moi était quelque chose comme du chinois ou del’arabe, puisqu’il lui fallait un interprète, et qu’elle ne pouvait s’expliquertoute seule.

OCTAVERaillez, raillez ! nous ne vous craignons plus.

MARIANNEOu peut-être que cet amour n’était encore qu’un pauvre enfant à la mamelle,et vous, comme une sage nourrice, en le menant à la lisière, vous l’aurezlaissé tomber la tête la première en le promenant par la ville.

OCTAVELa sage nourrice s’est contentée de lui faire boire d’un certain lait que lavôtre vous a versé sans doute, et généreusement ; vous en avez encore surles lèvres une goutte qui se mêle à toutes vos paroles.

MARIANNEComment s’appelle ce lait merveilleux ?

OCTAVEL’indifférence. Vous ne savez ni aimer ni haïr, et vous êtes comme les rosesdu Bengale, Marianne, sans épine et sans parfum.

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MARIANNEBien dit. Aviez-vous préparé d’avance cette comparaison ?Si vous ne brûlez pas le brouillon de vos harangues, donnez-le-moi, de grâce,que je les apprenne à ma perruche.

OCTAVEQu’y trouvez-vous qui puisse vous blesser ? Une fleur sans parfum n’en estpas moins belle ; bien au contraire, ce sont les plus belles que Dieu a faitesainsi et il me semble que sur ce point-là vous n’avez pas le droit de vousplaindre.

MARIANNEMon cher cousin, est-ce que vous ne plaignez pas le sort des femmes ? Voyezun peu ce qui m’arrive. Il est décrété par le sort que Célio m’aime, ou croitm’aimer, lequel Célio a dit à ses amis, lesquels amis décrètent à leur tour que,sous peine de mort, je l’aimerai. La jeunesse napolitaine daigne m’envoyeren votre personne un digne représentant, chargé de me faire savoir que j’aieà aimer ledit seigneur Célio d’ici à une huitaine de jours. Pesez cela, je vousen prie. N’est-ce pas une femme bien abjecte que celle qui obéit à pointnommé, à l’heure convenue, à une pareille proposition ? Ne va-t-on pas ladéchirer à belles dents, la montrer au doigt et faire de son nom le refraind’une chanson à boire ? – Si elle refuse, au contraire, est-il un monstre quilui soit comparable ? est-il une statue plus froide qu’elle ? Et l’homme quilui parle, qui ose l’arrêter en place publique son livre de messe à la main,n’a-t-il pas le droit de lui dire : Vous êtes une rose du Bengale, sans épineet sans parfum ?

OCTAVECousine, cousine, ne vous fâchez pas.

MARIANNEN’est-ce pas une chose bien ridicule que l’honnêteté et la foi jurée ? quel’éducation d’une fille, la fierté d’un cœur qui s’est figuré qu’il vaut quelquechose, et qui, pour mériter le lui-même ? Tout respect des autres, commencepar se respecter lui-même ? Tout cela n’est-il pas un rêve, une bulle de savonqui, au premier soupir d’un cavalier à la mode, doit s’évaporer dans les airs ?

OCTAVEVous vous méprenez sur mon compte et sur celui de Célio.

MARIANNEQu’est-ce après tout qu’une femme ? L’occupation d’un moment, une ombrevaine qu’on fait semblant d’aimer, pour le plaisir de dire qu’on aime. Une

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femme ! c’est une distraction. Ne pourrait-on pas dire, quand on en rencontreune : Voilà ma belle fantaisie qui passe ! Et ne serait-ce pas un grand écolieren de telles matières, que celui qui baisserait les yeux devant elle, qui sedirait tout bas : « Voilà peut-être le bonheur d’une vie entière, » et qui lalaisserait passer ?

(Elle sort par la gauche.)

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Scène V

Octave, puis un garçon d’auberge.

OCTAVETra, tra, poum poum ! tra déra la la ! – Quelle drôle de petite femme !

(Appelant à l’auberge.)Hai ! holà !

(À un garçon qui sort de l’auberge.)Apportez-moi ici, sous cette tonnelle, une bouteille de quelque chose.

LE GARÇON.Ce qui vous plaira, excellence. Voulez-vous du lacrymachristi ?

OCTAVESoit, soit.

(Il tire de sa poche des tablettes et écrit quelques mots au crayon.)Allez-vous-en un peu chercher dans les rues d’alentour le seigneur Célio,qui porte un manteau sombre et un pourpoint plus sombre encore. Vous luidirez qu’un de ses amis est là qui boit tout seul du lacryma-christi. Aprèsquoi vous irez à la grande place, et vous remettrez ceci de ma part

(Il lui donne un feuillet de ses tablettes.)à une certaine Rosalinde qui est rousse, et qui est toujours à sa fenêtre.

(Le garçon sort par le fond à gauche.)

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Scène VI

Octave, puis Claudio, Tibia.

OCTAVE, seul.Je ne sais ce que j’ai dans la gorge ; je suis triste comme un lendemain defête. Je ferai aussi bien de dîner ici. Est-ce que j’ai envie de dormir ? je mesens tout pétrifié.

(Claudio et Tibia entrent par le jardin.)Ah !… cousin Claudio, vous êtes un beau juge ; où allez-vous sicouramment ?

CLAUDIOQu’entendez-vous par là, seigneur Octave ?

OCTAVEJ’entends que vous êtes un podestat qui a de belles formes

CLAUDIODe langage, ou de complexion ?

OCTAVEDe langage, de langage. Votre robe est pleine d’éloquence, et vos bras sontdeux charmantes parenthèses.

CLAUDIOSoit dit en passant, seigneur Octave, le marteau de ma porte m’a tout l’airde vous avoir brûlé les doigts.

OCTAVEEn quelle façon, cousin plein de science ?

CLAUDIOEn y voulant frapper, cousin plein de finesse.

OCTAVEAjoute hardiment plein de respect, Claudio, pour le marteau de ta porte ;mais tu peux le faire peindre à neuf, sans que je craigne de m’y salir lesdoigts.

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CLAUDIOEn quelle façon, cousin plein de facéties ?

OCTAVEEn n’y frappant jamais, cousin plein de causticité.

CLAUDIOCela vous est pourtant arrivé, puisque ma femme a enjoint à ses gens de vousfermer la porte au nez à la première occasion.

OCTAVETes lunettes sont myopes, juge plein de grâce ; tu te trompes d’adresse danston compliment.

CLAUDIOMes lunettes sont excellentes, cousin plein de riposte. N’as-tu pas fait à mafemme une déclaration amoureuse ?

OCTAVEÀ quelle occasion, subtil magistrat ?

CLAUDIOÀ l’occasion de ton ami Célio, messager complaisant malheureusement j’aitout entendu.

OCTAVEPar quelle oreille, sénateur incorruptible ?

CLAUDIOPar celle de ma femme qui m’a tout raconté, godelureau chéri.

OCTAVETout absolument, époux idolâtré ! Rien n’est resté dans cette charmanteoreille ?

CLAUDIOIl y est resté sa réponse, charmant pilier de cabaret, que je suis chargé dete faire.

OCTAVEJe ne suis pas chargé l’entendre, cher procès-verbal.

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CLAUDIOCe sera donc ma porte en personne qui te la fera, aimable croupier deroulette, si tu t’avises de la consulter.

OCTAVEC’est ce dont je ne me soucie guère, chère sentence de mort ; je vivraiheureux sans cela.

CLAUDIOPuisses-tu le faire en repos, cher cornet de passe-dix ! je te souhaite milleprospérités.

(Il sort par le fond à droite suivi de Tibia.)

OCTAVERassure-toi sur ce sujet, cher verrou de prison ; et dors tranquille commeune audience.

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Scène VII

Octave, le garçon, venant du fond à gauche.

LE GARÇONMonsieur la demoiselle rousse n’est point à sa fenêtre ; elle ne peut se rendreà votre invitation.

OCTAVEQue le diable l’emporte, et toi aussi !

LE GARÇON.Et le monsieur au manteau sombre n’est pas dans les rues d’alentour ; maisj’ai rencontré son laquais à qui j’ai dit d’aller le chercher.

(Il rentre à l’auberge)

OCTAVELa peste soit de tout l’univers ! Est-il décidé que je souperai seulaujourd’hui ? Que diable vais-je devenir ?

(Le garçon apporte un flacon de vin et une il les met sur la table etrentre à l’auberge.)

Bon ! bon ! ceci me convient.(Il s’assied, et se verse à boire.)

Je suis capable d’ensevelir ma tristesse dans ce vin, ou du moins ce vin dansma tristesse. Ah ! ah ! les vêpres sont finies : voici Marianne qui revient.

(Il frappe un léger coup sur la table avec la main.)

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Scène VIII

Octave, Marianne venant par la gauche.

MARIANNE, retournant au bruit.Encore ici, seigneur Octave, et déjà à table ? C’est un peu triste de s’enivrertout seul.

OCTAVELe monde entier m’a abandonné. Je tâche d’y voir double, afin de me servirà moi-même de compagnie.

MARIANNEComment ! pas un de vos amis, personne qui vous soulage de ce fardeauterrible, la solitude ?

OCTAVEFaut-il vous dire ma pensée ? j’avais invité une certaine Rosalinde, qui estde mes amies ; elle soupe en ville comme une personne de qualité.

MARIANNEC’est une fâcheuse affaire, sans doute, et votre cœur en doit ressentir un videeffroyable.

OCTAVEUn vide que je ne saurais exprimer, et que je communique en vain à cettelarge coupe. Le carillon des vêpres m’a fendu le crâne pour tout l’après-dîner.

MARIANNE, s’approchant.Dites-moi, cousin, est-ce du vin à quinze sous la bouteille que vous buvez ?

OCTAVEN’en riez pas ; c’est du lacryma-christi ni plus ni moins et délicieux.

MARIANNECela m’étonne que vous ne buviez pas du vin à quinze sous ; buvez-en, jevous en supplie.

OCTAVEPourquoi en boirais-je, s’il vous plaît ?

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MARIANNEGoûtez-en ; je suis sûre qu’il n’y a aucune différence avec celui-là.

OCTAVEIl y en a une aussi grande qu’entre le soleil et une lanterne.

MARIANNENon, vous dis-je, c’est la même chose.

OCTAVEDieu m’en préserve ! Vous moquez-vous de moi ?

MARIANNEVous trouvez qu’il y a une grande différence ?

OCTAVEAssurément.

MARIANNEJe croyais qu’il en était du vin comme des femmes. Quel misérable cœurest-ce donc que le vôtre, pour que vos lèvres lui fassent la leçon ? Vous neboiriez pas le vin que boit le peuple ; vous aimez les femmes qu’il aime.L’esprit généreux et poétique de ce flacon doré ces sucs merveilleux que ladu Vésuve a cuvés sous son ardent soleil, vous conduiront à un vin grossier,votre gorge se soulèverait… Ah ! vos lèvres sont délicates, mais votre cœurs’enivre à bon marché !… Bonsoir, cousin ; puisse Rosalinde venir consolervos ennuis !

(Elle fait quelques pas vers le jardin.)

OCTAVE, se levant.Deux mots de grâce, belle Marianne, et ma réponse sera courte. Combiende temps pensez-vous qu’il faille faire la cour à la bouteille que vous voyez,pour obtenir d’elle un accueil favorable ? Elle est, comme vous dites, toutepleine d’un esprit céleste, et le vin du peuple lui ressemble aussi peu qu’unpaysan à son seigneur. Cependant, regardez comme elle est bonne personne !Un mot a suffi pour la faire sortir du cellier ; toute poudreuse encore, elles’en est échappée pour me donner un quart d’heure d’oubli, et mourir ! Sacouronne, empourprée de cire odorante, est aussitôt tombée en poussière, etje ne puis vous le cacher, elle a failli passer tout entière sur mes lèvres dansla chaleur de son premier baiser.

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MARIANNEÊtes-vous sûr qu’elle en vaut davantage ? Et si vous êtes un de ses vraisamants, n’iriez-vous pas, si la recette en était perdue, en chercher la dernièregoutte jusque dans la bouche du volcan ?

OCTAVEElle n’en vaut ni plus ni moins. Dieu n’en a pas caché la source au sommetd’un pic inabordable, au fond d’une caverne profonde ; il l’a suspendue engrappes dorées sur nos brillants coteaux. Elle est, il est vrai, rare et précieuse,mais elle ne défend pas qu’on l’approche. Elle se laisse voir aux rayons dusoleil, et toute une cour d’abeilles et de frelons murmure autour d’elle matinet soir. Le voyageur dévoré de soif peut se reposer sous ses rameaux verts ;jamais elle ne l’a laissé languir, jamais elle ne lui a refusé les douces larmesdont son cœur est plein. Ah ! Marianne ! c’est un don fatal que la beauté !La sagesse dont elle se vante est sœur de l’avarice, et il y a parfois plusde miséricorde pour ses faiblesses que pour sa cruauté… Bonsoir, cousine ;puisse Célio vous oublier !

(Il entre dans l’auberge.)

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Scène IX

Claudio, Marianne.

(Claudio, venant de la droite, est entreun peu avant la sortie d’Octave.)

CLAUDIOPensez-vous que je sois un mannequin, et que je me promène sur la terrepour servir d’épouvantail aux oiseaux ?

MARIANNED’où vous vient cette gracieuse idée ?

CLAUDIOPensez-vous qu’un homme de mon poids ignore la valeur des mots, et qu’onpuisse se jouer de sa crédulité comme de celle d’un danseur ambulant ?

MARIANNEÀ qui en avez-vous ce soir ?

CLAUDIOPensez-vous que je n’aie pas entendu vos propres paroles : « Si cet hommeou son ami se présente à ma porte, qu’on la lui fasse fermer ! » Et croyez-vous que je trouve convenable de vous voir converser librement avec luisous une tonnelle ?

MARIANNEVous m’avez vue sous une tonnelle ?

CLAUDIOOui, oui, de ces yeux que voilà, sous la tonnelle de ce cabaret. La tonnelled’un cabaret n’est point un lieu conversation pour la femme d’un magistrat,et il est inutile de faire fermer sa porte quand on se renvoie le dé en pleinair avec si peu de retenue.

MARIANNEDepuis quand m’est-il défendu de causer avec un de vos parents ?

CLAUDIOQuand un de mes parents est un de vos amants, il est fort bien fait de s’enabstenir.

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MARIANNEOctave, un de mes amants ! Perdez-vous la tête ? Il n’a de sa vie fait la courà personne.

CLAUDIOSon caractère est vicieux ; c’est un coureur de tripots.

MARIANNERaison de plus pour qu’il ne soit pas, comme vous dites fort agréablement,un de mes amants. Il me plaît de causer avec Octave sous la tonnelle d’uncabaret.

CLAUDIONe me poussez pas à quelque fâcheuse extrémité par vos extravagances, etréfléchissez à ce que vous faites.

MARIANNEÀ quelle extrémité voulez-vous que je vous pousse ? Je suis curieuse desavoir ce que vous feriez.

CLAUDIOJe vous défendrais de le voir et d’échanger avec lui aucune parole, soit dansma maison, soit dans une maison tierce, soit en plein air.

MARIANNEAh ! ah ! vraiment, voilà qui est nouveau !… Octave est mon parent toutautant que le vôtre ; je prétends lui parler quand bon me semblera, en pleinair ou ailleurs, et dans notre maison, s’il lui plaît d’y venir.

CLAUDIOSouvenez-vous de cette dernière phrase que vous venez de prononcer. Jevous ménage un châtiment exemplaire si vous allez contre ma volonté.

MARIANNETrouvez bon que j’aille d’après la mienne, et ménagez-moi ce qui vousplaira ; je m’en soucie comme de cela.

CLAUDIOMarianne, brisons cet entretien. Ou vous sentirez l’inconvenance de s’arrêtersous une tonnelle, ou vous me réduirez à une violence qui répugne à monhabit.

(Il sort par le fond, à droite.)

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Scène X

Marianne, seule, appelant du côté du jardin.

Holà ! quelqu’un !…(À un qui entre.)

Voyez-vous là, dans cette maison, ce jeune homme devant une table ? Allezlui dire que j’ai à lui parler et qu’il prenne peine de venir ici.

(Le Domestique entre dans l’auberge.)Voilà qui est nouveau ! Pour qui me prend-on ? Quel mal y a-t-il donc ?…Comment donc suis-je faite aujourd’hui ? voilà une robe affreuse !… Qu’est-ce que cela signifie ? vous me réduirez à la violence ! quelle violence ?…Je voudrais que ma mère fût là. Ah ! bah ! elle est de son avis dès qu’il ditun mot. J’ai une envie de battre quelqu’un… Je suis bien bonne, en vérité !Ah ! c’est donc là le commencement ? On me l’avait prédit, je le savais, jem’y attendais !… Patience ! patience ! Il me ménage un châtiment, et lequel,par hasard ? Je voudrais bien savoir ce qu’il veut dire.

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Scène XI

Octave, Marianne.

MARIANNEApprochez, Octave, j’ai à vous parler. J’ai réfléchi à ce que vous m’avezdit sur le compte de votre ami Célio. Dites-moi, pourquoi ne s’explique-t-il pas lui-même ?

OCTAVEPar une raison assez simple : il vous a écrit, et vous avez déchiré ses lettres ;il vous a envoyé quelqu’un, et vous lui avez fermé la bouche ; il vous adonné des concerts, vous l’avez laissé dans la rue. Ma foi ! il s’est donné audiable, et l’on s’y donnerait à moins.

MARIANNECela veut dire qu’il a songé à vous ?

OCTAVEOui.

MARIANNEEh bien ! parlez-moi de lui.

OCTAVESérieusement ?

MARIANNEOui, oui, sérieusement ; me voilà, j’écoute.

OCTAVEVous voulez rire ?

MARIANNEQuel pitoyable avocat êtes-vous donc ? Parlez, que je veuille rire ou non.

OCTAVEQue regardez-vous à droite et à gauche ? En vérité, vous êtes en colère.

MARIANNEJe veux me mettre à la mode, Octave, je veux prendre un cavalier servant.N’est-ce pas ainsi que cela s’appelle ? Si je vous ai bien compris tout à

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l’heure, ne me reprochiez-vous pas, avec votre bouteille, de me montrertrop sévère et d’éloigner de moi ceux qui m’aiment ? Soit, je consens à lesentendre. Je suis menacée, je suis outragée, et, je vous le demande, l’ai-jemérité ?

OCTAVENon, assurément, tant s’en faut !

MARIANNEJe ne sais ni mentir ni tromper personne, et c’est justement par cette raisonque je ne veux pas être contrainte ; et, Sigisbé ou Patito, quelle femme, enItalie, ne souffre auprès d’elle ceux qui essayent de lui parler d’amour, sansqu’on voie à cela ni crime ni mensonge ? Vous dites qu’on me donne desconcerts et que je laisse les gens dans la rue ? eh bien, je les y laisseraiencore, mais ma jalousie sera entrouverte, je serai là, j’écouterai.

OCTAVEPuis-je répéter à Célio ?…

MARIANNECélio ou tout autre, peu m’importe !… Que me conseillez-vous, Octave ?Voyez, je m’en rapporte à vous. Eh bien, vous ne parlez pas ? Je vous dis queje le veux… Oui, ce soir même, j’ai envie qu’on me donne une sérénade, etil me plaira de l’entendre. Je suis curieuse de voir si on me le défendra.

(Lui donnant un nœud de rubans de sa robe.)Tenez, voilà mes couleurs… Qui vous voudrez les portera !

OCTAVEMarianne ! quelle que soit la raison qui a pu vous inspirer une minutede complaisance, puisque vous m’avez appelé, puisque vous consentez àm’entendre, au nom du ciel, restez la même une minute encore ; permettez-moi de vous parler.

MARIANNEQue voulez-vous me dire ?

OCTAVESi jamais homme au monde a été digne de vous comprendre, digne de vivreet de mourir pour vous, cet homme est Célio. Je n’ai jamais valu grand-chose, et je me rends cette justice que la passion dont je fais l’éloge trouveun misérable interprète. Vous, si belle, si jeune ! si vous saviez quel trésor debonheur repose en vous, en lui ! dans cette fraîche aurore de jeunesse, dans

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cette rosée céleste de la vie, dans ce premier accord de deux âmes jumelles !Je ne vous parle pas de sa souffrance, de cette douce et tendre mélancoliequi ne s’est jamais lassée de vos rigueurs et qui en mourrait sans se plaindre.Oui, Marianne, il en mourra. Que puis-je vous dire ? Qu’inventerai-je pourdonner à mes paroles la force qui leur manque ? Je ne sais pas le langagede l’amour. Regardez dans votre âme ; c’est elle qui peut vous parler de lasienne. Y a-t-il un pouvoir capable de vous toucher ? Vous qui savez supplierDieu, existe-t-il une prière qui puisse rendre ce dont mon cœur est plein ?

(Il se jette à genoux.)

MARIANNERelevez-vous, Octave. En vérité, si quelqu’un venait, ne croirait-on pas, àvous entendre, que c’est pour vous que vous plaidez ?

OCTAVEMarianne ! Marianne ! au nom du ciel, ne souriez pas ! ne fermez pas votrecœur au premier éclair qui l’ait peut-être traversé !

MARIANNEÊtes-vous sûr qu’il ne me soit pas permis de sourire ?

OCTAVE, se relevant.Oui, vous avez raison, je sais tout le tort que mon amitié peut faire. Je sais quije suis, je le sens… un pareil langage dans ma bouche a l’air d’une raillerie.Vous doutez de la sincérité de mes paroles ; jamais peut-être je n’ai senti avecplus d’amertume qu’en ce moment le peu de confiance que je puis inspirer.

MARIANNEPourquoi cela ? vous voyez que j’écoute. Célio me déplaît ; je ne veux pasde lui. Parlez-moi de quelque autre, de qui vous voudrez.

OCTAVEÔ femme trois fois femme ! Célio vous déplaît, – mais le premier venuvous plaira peut-être. L’homme qui vous aime, qui s’attache à vos pas, quimourrait de bon cœur sur un mot de votre bouche, celui-là vous déplaît ! Ilest jeune, beau, riche et digne en tout point de vous ; mais il vous déplaît !et le premier venu vous plaira.

MARIANNEFaites ce que je vous dis, ou ne me revoyez jamais.

(Elle entre dans sa maison. – La nuit vient par degrés.)

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Scène XII

Octave, seul.

Vous êtes bien jolie, Marianne, et votre petit caprice de colère est uncharmant traité de paix. Il ne me faudrait pas beaucoup d’orgueil pour lecomprendre ; un peu de perfidie suffirait. Ce sera pourtant Célio qui enprofitera.

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Scène XIII

Célio, Octave.

CÉLIO, venant de la gauche.Tu m’as fait demander, mon ami ; eh bien, quelle nouvelle ?

OCTAVEPique ce ruban à ton bonnet, Célio ; prends ta guitare et ton épée… notrecause est à moitié gagnée.

CÉLIOAu nom du ciel, ne te ris pas de moi.

OCTAVELa nuit sera belle ; – la lune va paraître à l’horizon. Marianne sera seule cesoir derrière sa jalousie ; elle consent à t’écouter.

CÉLIOEst-ce vrai ? est-ce vrai ? ou tu es ma vie, Octave, ou tu es sans pitié.

OCTAVEJe te dis que tout est convenu. Une chanson sous la fenêtre ; un bon manteaubien long, un poignard dans la poche, un manque sur le nez… As-tu unmasque ?

CÉLIONon.

OCTAVEPoint de masque ? – Amoureux, et en carnaval ! Ce garçon-là ne pense àrien. Va donc t’équiper au plus vite.

CÉLIOAh ! mon Dieu ! le cœur me manque.

OCTAVECourage, mon ami ! En route ! tu m’embrasseras en revenant. En route ! enroute ! la nuit s’avance.

(Célio sort par la gauche.)

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Le cœur lui manque, dit-il ! et à moi aussi, car je n’ai dîné qu’à moitié. Pourrécompense de mes peines, je vais me donner à souper.

(Appelant.)Hai ! holà ! Giovanni ! Beppo !…

(Il entre à l’auberge.)

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Scène XIV

Tibia, Claudio, Marianne, sur le balcon, deux spadassins.

(Tibia et Claudio, suivis de deux Spadassins, viennent du fond, àdroite, ils descendent la scène en longeant la maison de Claudio.)

CLAUDIO, aux Spadassins.Laissez-le entrer, et jetez-vous sur lui, dès qu’il sera parvenu à ce bosquet.

(L’un des Spadassins entre dans le jardin.)

MARIANNE, sur le balcon, à part.Que vois-je ? mon mari et Tibia !

TIBIA, à Claudio.Et s’il entre par l’autre côté ?

CLAUDIOComment, Tibia, par l’autre côté ! verrais-je ainsi échouer tout mon plan ?

MARIANNE, à partQue disent-ils ?

TIBIACette place étant un carrefour, on peut y venir à droite et à gauche.

CLAUDIOTu as raison ; je n’y avais pas songé.

TIBIAQue faire, monsieur, s’il arrive par la gauche ?

CLAUDIOAlors, attendez-le au coin du mur.

MARIANNE, à part.Ô ciel ! qu’ai-je entendu ?

TIBIAEt s’il se présente par la droite ?

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CLAUDIOAttendez un peu. – Vous ferez la même chose.

(L’autre Spadassin sort par la droite.)

MARIANNE, à part.Comment avertir Octave ?

TIBIA, regardant à gauche.Le voilà qui arrive. Tenez, monsieur, voyez comme son ombre est grande !c’est un homme d’une belle stature.

CLAUDIORetirons-nous à l’écart, et frappez quand il en sera temps.

(Ils sortent par le fond à droite.)

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Scène XV

Célio, masqué, Marianne, sur le balcon.

CÉLIO, s’approchant du balcon.Marianne ! Marianne ! êtes-vous là ?

MARIANNEFuyez, fuyez Octave !

CÉLIOSeigneur, mon Dieu ! quel nom ai-je entendu ?

MARIANNELa maison est entourée d’assassins ; mon mari a écouté notre conversation,et votre mort est certaine, si vous restez une minute encore.

CÉLIOEst-ce un rêve ? suis-je Célio ?

MARIANNEOctave, Octave, au nom du ciel, ne vous arrêtez pas ! Puisse-t-il être encoretemps de vous échapper ! Demain, trouvez-vous à midi derrière le jardin,j’y serai.

(Elle quitte le balcon.)

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Scène XVI

Célio, Tibia.

(Tibia entre par le fond à droite, se glisse sans bruit sous lebalcon, puis derrière le pilier de la grille qui touche à la maison.)

CÉLIO, se démasquant et tirant son épée.Ô mort ! puisque tu es là, viens donc à mon secours. Octave, traître Octave !puisse mon sang retomber sur toi ! Dans quel but, dans quel intérêt tu m’asenvoyé dans ce piège affreux, je ne le puis comprendre, mais je le saurai,puisque j’y suis venu ; et fût-ce aux dépens de ma vie, j’apprendrai le motde cette horrible énigme.

(Il entre dans le jardin, Tibia l’y suit et ferme la grille en dedans.)

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Scène XVII

Octave, seul, sortant de l’auberge.

Ah ! – où vais-je aller à présent ? j’ai fait quelque chose pour le bonheurd’autrui, qu’inventerai-je pour mon plaisir ? Ma foi ! voilà une belle nuit, etvraiment celle-ci doit m’être comptée ! – En vérité, cette femme était belle,et sa petite colère lui allait bien ! D’où venait-elle ? c’est ce que j’ignore.– Qu’importe comment la bille d’ivoire tombe sur le numéro que nous avonsappelé ! Souffler une maîtresse à un ami, c’est une rouerie trop communepour moi. La véritable affaire était de souper ! Il est clair que Célio est àjeun. – Comme tu m’aurais détesté, Marianne, si je t’avais aimée ! comme tum’aurais fermé ta porte ! comme ton belître de mari t’aurait paru un Adonis,un Sylvain, en comparaison de moi ! – Où est donc la raison de tout cela ?La raison de tout c’est la fortune ! Il n’y a qu’heur et malheur en ce monde.Célio n’était-il pas désolé ce matin, et maintenant…

(On entend un bruit sourd et un cliquetis d’épées dans le jardin.)Qu’ai-je entendu ? quel est ce bruit ?

CÉLIO, d’une voix étouffée, dans le jardin.À moi !…

OCTAVECélio ! c’est la voix de Célio.

(Courant à la grille et la secouant.)Ouvrez, ou j’enfonce la grille !

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Scène XVIII

Octave, Claudio.

CLAUDIO, ouvrant la grille.Que voulez-vous ?

OCTAVEOù est Célio ?

CLAUDIOJe ne pense pas que son habitude soit de coucher dans cette maison.

OCTAVESi tu l’as assassiné, Claudio, prend garde à toi ; je te tordrai le cou de cesmains que voilà.

CLAUDIOÊtes-vous fou ou somnambule ? Cherchez dans ce jardin, si bon voussemble ; je n’y ai vu entrer personne ; et si quelqu’un l’a voulu faire, il mesemble que j’avais le droit de ne pas lui ouvrir

(Octave entre dans le jardin ; Claudio va au-devant de Tibia qui entrepar le fond à droite, et lui dit bas :)

Tout est-il fini comme je l’ai ordonné ?

TIBIAOui, monsieur, soyez en repos ; ils peuvent chercher tant qu’ils voudront.

CLAUDIOMaintenant songeons à ma femme, et allons prévenir sa mère.

(Ils sortent par la droite.)

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Scène XIX

Marianne, seul venant de la maison.

Cela est certain… je ne me trompe pas… j’ai bien entendu. Derrière lamaison, à travers les arbres, j’ai vu des ombres dispersées çà et là, se joindretout à coup et fondre sur lui. J’ai entendu le bruit des épées, puis un criétouffé, le plus sinistre, le dernier appel ! – Pauvre Octave ! tout brave qu’ilest (car il est brave), ils l’ont surpris, ils l’ont entraîné. Est-il possible, est-ilcroyable qu’une pareille faute soit payée si cher ? Est-il possible que si peude bon sens puisse donner tant de cruauté ? Et moi qui ai agi si légèrement,si follement, par pure plaisanterie, par pur caprice !… Il faut que je le voie,il faut que je sache….

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Scène XX

Marianne, Octave.

(Octave vient du jardin, épée à la main et remonte lethéâtre jusqu’au fond, en regardant de tous côtés.)

MARIANNEOctave, est-ce vous ?

OCTAVEC’est moi, Marianne… Célio n’est plus !…

MARIANNECélio, dites-vous ?… Comment se peut-il ?…

OCTAVEIl n’est plus !…

MARIANNEÔ ciel !…

(Elle fait quelques pas du côté du jardin.)

OCTAVEIl n’est plus !… N’allez pas par là.

MARIANNEOù voulez-vous que j’aille ? Je suis perdue !… Il faut partir, Octave, il fautfuir !… Claudio sûrement n’est pas dans la maison ?

OCTAVENon ; ils ont pris leurs précautions, et m’ont laissé prudemment seul.

MARIANNEJe le connais, je suis perdue, et vous peut-être aussi… Partons ils vont reveniret tout à l’heure…

OCTAVEPartez si vous voulez ; je reste. S’ils doivent revenir ils me trouveront, et,quoi qu’il advienne, je les attendrai. Je veux veiller près de lui dans sondernier sommeil.

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MARIANNEMais moi, m’abandonnerez-vous ? Savez-vous à quel danger vous vousexposez, et jusqu’où peut aller leur vengeance ?

OCTAVERegardez là-bas, derrière ces arbres, cette petite place sombre, au coin dela muraille ; là est couché mon seul ami ; quant au reste, je ne m’en soucieguère.

MARIANNEPas même de votre vie… ni de la mienne ?…

OCTAVEPas même de cela. Regardez là-bas !… Moi seul au monde je l’ai connu.Posez sur sa tombe une urne d’albâtre couverte d’un long voile de deuilce sera sa parfaite image. C’est ainsi qu’une douce mélancolie voilait lesperfections de cette âme tendre et délicate… Elle eût été heureuse la femmequi l’eût aimé !

MARIANNEL’aurait-il défendue si elle avait couru un danger ?

OCTAVEOui, sans nul doute, il l’aurait fait !… Lui seul était capable d’un dévouementsans bornes ; lui seul eût consacré sa vie entière à la femme qu’il aimait,aussi facilement qu’il a bravé la mort pour elle.

MARIANNEEt vous, Octave, ne le feriez-vous pas ?

OCTAVEMoi ?… moi, je ne suis qu’un débauché sans cœur ; je n’estime point lesfemmes. L’amour que j’inspire est comme celui que je ressens, l’ivressepassagère d’un songe. Ma gaieté n’est qu’un masque ; mon cœur est plusvieux qu’elle !… Ah ! je ne suis qu’un lâche ! sa mort n’est point vengée !…

(Il jette à terre son épée.)

MARIANNEComment aurait-elle pu l’être ?… Claudio est trop vieux pour accepter unduel, et trop puissant dans cette ville pour rien craindre de vous.

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OCTAVECélio m’aurait vengé, si j’étais mort pour lui comme il est mort pour moi.Son tombeau m’appartient ; c’est moi qu’ils ont étendu dans cette sombreallée ; c’est pour moi qu’ils avaient aiguisé leurs épées ; c’est moi qu’ils onttué !… Adieu la gaieté de ma jeunesse, l’insouciante folie, la vie libre etjoyeuse au pied du Vésuve !… Adieu les bruyants repas, les causeries dusoir, les sérénades sous les balcons dorés… Adieu Naple et ses femmes, lesmascarades à la lueur des torches, les longs soupers à l’ombre des forêts !…Adieu l’amour et l’amitié !… Ma place est vide sur la terre.

MARIANNEEn êtes-vous bien sûr, Octave ? Pourquoi dites-vous : adieu l’amour ?

OCTAVEJe ne vous aime pas, Marianne c’était Célio qui vous aimait.

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