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LES CHEMINS DE LA POESIE Charles Dobzynski L'ENGAGEMENT, GRANDEUR ET SERVITUDE rn 1 plane sur l'activité poétique un permanent malentendu. Dès qu'on en parle, il tombe une grêle assassine de questions. Par exemple : à quoi rime-r-elle, cette activité? A quoi engage-t-elle? La poésie ne serait-elle qu'un ornement de l'esprit ou une parure de salon? De l'esprit, en cas de besoin, peut-elle s'enorgueillir d'être la sentinelle, armée jusqu'aux dents? En fin de compte, la poésie peut-elle se prévaloir d'un minimum vital d'utilité, publique ou privée, alors même qu'elle semble ne tenir son agrément que de sa parfaite gratuité? Julien Clerc a semé récemment le grain d'une chanson où l'on peut relever, plus qu'un dilemme, les termes d'un credo : « A quoi sert une chanson si elle est désarmée? Je veux être utile à vivre et à rêver. )) Voici. énoncées, suivant la grâce et le charme propres au chanteur, les données du problème - faux ou vrai - plus précisément de l'alternative dans laquelle à tort ou à raison on tente d'enfermer le poète, lui qui ne saurait obéir qu'à ses propres règles, quitte à les outrepasser ou à s'en affranchir. 117 REVUE DES DEUX MONDES NOVEMBRE 1993

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LES CHEMINS DE LA POESIE

Charles Dobzynski

L'ENGAGEMENT,GRANDEUR

ET SERVITUDE

rn 1 plane sur l'activité poétique un permanent malentendu.Dès qu'on en parle, il tombe une grêle assassine dequestions. Par exemple : à quoi rime-r-elle, cette activité?

A quoi engage-t-elle? La poésie ne serait-elle qu'un ornement del'esprit ou une parure de salon? De l'esprit, en cas de besoin,peut-elle s'enorgueillir d'être la sentinelle, armée jusqu'aux dents?En fin de compte, la poésie peut-elle se prévaloir d'un minimumvital d'utilité, publique ou privée, alors même qu'elle semble ne tenirson agrément que de sa parfaite gratuité?

Julien Clerc a semé récemment le grain d'une chanson où l'onpeut relever, plus qu'un dilemme, les termes d'un credo : « A quoisert une chanson si elle est désarmée? Je veux être utile à vivreet à rêver. )) Voici. énoncées, suivant la grâce et le charme propresau chanteur, les données du problème - faux ou vrai - plusprécisément de l'alternative dans laquelle à tort ou à raison on tented'enfermer le poète, lui qui ne saurait obéir qu'à ses propres règles,quitte à les outrepasser ou à s'en affranchir.

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L'utilité hypothétique de la poésie suppose qu'elle se fixe unbut, ou qu'elle se trouve chargée d'une mission, celle de délivrerun message. Message prisonnier d'une gangue de secret qu'il s'agitalors de fracturer. Ou otage qu'un gang aurait détourné de sa voie,cette « vérité pratique» que Lautréamont, dans une maxime célèbre- « la poésie doit avoir pour but la vérité pratique » - lui assignede conquérir comme une autre Jérusalem. La formule ne manquepas d'ambigüité : elle ne dit pas si cette (( vérité pratique )) est lerésultat à atteindre ou la méthode d'une pratique de la vérité àlaquelle aucun but n'est indispensable. L'exercice de cette vérité estpeut-ètre le seul visa dont elle dispose pour franchir toutes lesfrontières, jusqu'à celle de l'avenir.

Leschevaliers de la croisade pour la « délivrance du message»(ou de cette Jérusalem que cèle et recèle le langage de poésie) sontévidemment astreints à s'engager dans cette équipe de sauvetage.Ils entrent dans les rangs d'une armée de sapeurs qui vont creuser,creuser, pour ramener au jour cet otage des ténèbres, le messagebâillonné, par bonheur plus vif que mort, un peu fané peut-être,un peu fripé par suite de sa claustration, mais toujours assuré deson effet d'éloquence et de surprise.

Une fois le message remis en liberté, à qui de droit, il lui faudrabien voler de ses propres ailes.Etc'est ainsi que risque de recommen­cer le malentendu. Faut-ilque l'oiseau soit porteur d'un message pourque nous soit rendue évidente la beauté noire ou blanche de son vol?

On peut aussi, légitimement, considérer que la poésie n'a pasle moindre message à délivrer, ni bague ni fil à la patte, qu'il luisuffit d'être elle-même une force de délivrance par le tranchant desmots, l'originalité de leur agencement, la mise en œuvre de leuralchimie ou de leur magie, une science qui ne doit à l'improvisationou à ce qu'on appelle l'inspiration qu'une part minime de sesprestiges. Cette science, en effet, travaille non seulement à sonpropre essor, au développement des connaissances qu'elle mois­sonne (et qui ressortissent au sensible, à l'intuitif, au préconscient,au plus-que-voyant), mais en même temps à leur périodique remiseen cause, à leur réinvention, à leur réinsertion dans un autre contextede la réalité et de l'imaginaire.

J'y vois pour ma part une sorte de répondeur télépathiqueoù l'univers, en l'absence d'interlocuteur accessible, aurait enregistré

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une multitude d'appels, de messages, de signaux. C'est la poésie quinous les restitue,soitau hasard soitsous contrôle, sans qu'il soit besoin,pour mener à bien cette opération, d'avoir souscrit un abonnement ouun engagement dans la brigade des télécommunications.

L'engagement est un mot malséant et malsonnant, car il évoquel'embrigadement. On n'aime pas, pour ce qui est de la création, lerégime du régiment. Lapoésie n'est de service ni au mess ni à la messe.On comprend qu'à cette notion hybride ait peu à peu été affecté uncoefficientpéjoratif.On a finipar la jugerdavantage sur ses échecs, sesimpasses, ses servitudes, que sur ce qu'elle comporte de grandeur.

Le principe de départ est éthique et philosophique, illustrépar Jean-Paul Sartre dans son théâtre, ses nouvelles ou sa sagaromanesque les Chemins de la liberté. On s'engage pour se choisir,de préférence à être choisi par un destin auquel il est salubre dedamer le pion et de décocher un pied de nez. L'engagement a pourvertu, dans une vie que ronge et que corrode l'universelle absurdité,de lui donner un sens au moins pratique. L'homme n'est plus unemarionnette : il est en mesure, par son action, d'agir aussi sur ledestin qui tire les ficelles. Démarche existentielle qui tente deremettre en cause le primat de la fatalité, ou du moins lui apportela variante d'une responsabilité de l'individu dans tous ses actes.

Cette conception de l'engagement découlait à l'évidence desgrandes interrogations et des affrontements du dernier conflitmondial: fascisme, racisme, barbarie, résistance. Lechoix s'imposaitcomme un impératif catégorique.

Reste à savoir, dans cet immense et dramatique remue­ménage, si la poésie avait un rôle à jouer, et qu'elle pût le jouersans y perdre son âme. On connaît le mot de René Char: « A chaqueeffondrement des preuves, lepoète répondpar une salve d'avenir. »

Encore fallait-il que la salve ne fût pas un pétard mouillé.La poésie française, dans les conditions de l'étouffement et

de la censure, a répondu à ce que de nombreux poètes estimaientêtre leur devoir de riposte à l'inadmissible. Ils appartenaient àdiverses générations et à divers courants, de Jules Supervielle àAndré Frénaud, Guillevic, Pierre Emmanuel, Aragon, Eluard, Cayrol,Pierre Jean Jouve, Loys Masson, Pierre Seghers, etc... Leur poésiemontra qu'elle pouvait être entendue de tous, code secret d'uneespérance, bravant la surveillance et les mensonges offi.dds. La

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poesie y trouvait, ou retrouvait, comme jamais, une audiencepopulaire. Une créance qui faisait d'elle, en ces heures noires, lebattement de cœur d'une nation et l'incarnation de sa dignité.

Pour tous ceux qui firent de la poésie de la Résistance une« salve d'avenir », quelles que fussent leurs convictions ou lesdifférences de leur vision du monde, l'engagement c'était cela: uneaffaire d'honneur, autant qu'une affaire d'écriture.

Certes, il fallait que l'écriture changeât, revenant aux sourcesdu chant, à l'héritage médiéval des troubadours, notamment. Qu'elleinventât des formes et des tonalités inouïes pour être au diapasond'un vaste mouvement de révolte. La guerre passée, cette poésieest entrée dans l'histoire, donc dans la tradition, à son tour. On aeu tendance, dans son pur métal, à remarquer surtout l'alliage, lespailles qui parfois l'affaiblissent ou l'affadissent. Certains l'ontcondamnée au nom de leur dogme (Benjamin Péret dans leDéshonneur des poètes) ou ont déploré la médiocrité de certainspoèmes. Or ni la médiocrité ni le génie ne sont l'apanage ou le lotréservés à quelque école ou quelque courant que ce soit : ils separtagent aussi la poésie surréaliste, par exemple. Ce qui déterminela qualité d'un poème, s'il n'est pas simplement un tract, ce n'estpas l'engagement de son auteur, mais le talent qu'il y apporte, lapuissance d'impact des mots que décuple l'authenticité du sentimentou de la pensée qui les nourrit et les sous-tend. C'est aussi la qualitéde la cause - sa dimension humaine, libératrice - qui justifient laqualité de l'engagement. Une mauvaise cause, même sous untravestissement trompeur, ne suscite le plus souvent qu'un engage­ment médiocre.

Au plus haut de l'échelle, l'engagement est symbolisé parquelques-uns des plus grands romantiques, et leur intervention dansle domaine politique comme dans la poésie est resté mémorable :Shelley, Byron, Hugo, Heine, Mickiewicz, Petôfi, Il leur arriveramême d'y sacrifier leur vie. Il est vrai que cette « geste» romantiquesemble prendre fin avec Arthur Rimbaud, qui décrète que « lapoésiene rythmera plus l'action, elle sera en avant ». Ce qui donne unede ses clés à la modernité et lui ouvre la voie d'une avant-gardeexcluant tout engagement, au bénéfice d'une contestation globalede la société, du mode de vie (<< la vraie vie est ailleurs )) dit encoreRimbaud) et surtout du langage lui-même.

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De sorte que l'on a pu s'étonner de voir certains des promoteursles plus radicaux de l'avant-garde des années vingt, du dadaïsme et dusurréalisme,TristanTzara,RobertDesnos, Paul Eluard,Aragonet RenéChar, devenir les protagonistes ou les maîtres-penseurs d'une poésiede la Résistance vouée à l'engagement le plus direct et qui, par làmême, semblait renoncer à répondre à l'exhortation rimbaldienne:(( Il faut être absolument moderne. )) On s'interroge alors quant à lacontradiction ou à l'incompatibilité entre les professions de foi et lemétier du poète, celui-ci ne devant en aucun cas, sauf à se renierlui-même, être ravalé au rang d'un instrument de propagande.

A cet égard, l'avertissement de Goethe dans ses Entretiensavec Eckermann reste à méditer: (( Dès qu'un poète veut faire dela politique, il doit s'affilier à un parti et alors en tant que poèteil estperdu. Il lui faut dire adieu à sa liberté d'esprit, à l'impartialitéde son coup d'œil et tirer au contraire jusqu'à ses oreillesla cagoulede l'étroitesse d'esprit et de l'aveugle haine. ))

Tout ne saurait cependant être ramené à cette positionextrême. René Char, en écrivant Feuilletsd'Hypnos dans un contextehistorique particulièrement contraignant (il fut dans les maquis le« capitaine Alexandre ») n'a cédé à aucune facilité et n'est tombédans aucun piège. Fidèle à ses options originelles comme à sesrecherches d'écriture, il a su, au contraire, aiguiser et accentuer sousune forme aphoristique une exigence morale qui s'accordaitpleinement à la rigueur de sa conception littéraire.

Mais l'exemple de Char, s'il se situe au degré le plus élevé,s'il a permis à cette œuvre étincelante et secrète de traverser jusqu'ànous plusieurs décennies en gardant intacte son énigmatique beauté,n'infirme pas pour autant les tentatives d'autres poètes qui sevoulurent plus immédiatement et plus directement communicables.

La poésie est polymorphe et polyvalente

C'est que la poésie française, au cours de sa longue histoire,a connu des situations qui l'ont conduite spontanément à sortir soitde son laboratoire d'alchimiste, soit de son confort capitonné danscette tour d'ivoire du haut de laquelle elle épiait, au plus loin surla route, le poudroiement du merveilleux et de l'avenir...L'obligation

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se fit alors, irrépressible, de parler « autrement », de parler pour tous,d'assumer le rôle de témoin, de vigile, d'accusateur public, deporte-voix d'une protestation, d'une douleur, d'une colère commu­nément partagées mais auxquelles, mieux que tout autre, le poèteétait prédisposé à prêter la brûlure et la résonance de son verbe,afin qu'elles s'impriment à jamais dans les mémoires.

Il suffit de citer Agrippa d'Aubigné et ses Tragiques, VictorHugo et ses Châtiments. Il est vrai qu'à cette altitude-là leschefs-d'œuvres ne se bousculent pas au portillon.

En fait, la poésie est polymorphe et polyvalente. Elle prétendvouloir et pouvoir « tout dire », c'est-à-dire, en somme, avoir réponseà tout, à tout le moins le droit de poser toutes les questions et demettre, en toute matière, son grain de sel, son grain d'universel. Avecun brin de mégalomanie qu'il faut lui pardonner, elle a l'audace decourir sur toutes les pistes et plusieurs lièvres à la fois. En guise dePégase, elle enfourche son VIT ou « vers-tout-terrain ». Elle sillonneles chantiers des fouilles ontologiques, munie d'une loupe, afin derelever les empreintes digitales de nos drames intimes, de nosmalaises d'être, de nos vertiges pascaliens, de nos errementsfreudiens. Elle se veut le fil d'Ariane dans le labyrinthe métaphysiquede nos désirs et de nos songes.

Mais si occupée qu'elle soit à cette tâche fondamentale defouineuse, d'enquêteuse de la condition humaine, de sondeuse et defrondeuse des mots qui prennent lamémoire dans leur trame, elle n'endédaigne pas pour autant la cuisine du quotidien, le vécu mal famé, lesbas quartiers de la circonstance, les fulgurances in vivo de la réalité...

L'événement, ce cheval fou qui rue des quatre fers (ou desquatre vers), lui donne une furieuse envie de le dompter et de galoperdans la steppe, ventre à terre comme Mazeppa. La circonstance estun miroir trouble, mais un miroir qui l'inspire. Ou plus exactement,qui l'aspire, comme celui qui aspirait Orphée dans le filmde Cocteau.Goethe, encore lui, affirmaitque « tout poème est de circonstance ».

Et Paul Eluard renchérit dans l'Honneur des poètes: « Whitmananimé par son peuple, Hugo appelant aux armes, Rimbaud aspirépar la Commune, Maïakovski exalté exaltant, c'est par l'actionque les poètes à la vue immense sont un jour entraînés. Leurpouvoir sur les mots étant absolu, leur poésie ne saurait jamaisêtre diminuée par le contact plus ou moins rude avec le monde

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extérieur. La lutte ne peut que leur rendre des forces. Il est tempsde redire, de proclamer que les poètes sont des hommes commeles autres, puisque les meilleurs d'entre eux ne cessent de soutenirque tous les hommes sont ou peuvent être à l'échelle du poète. ))

Ce manifeste inscrit la poésie dans des circonstances qui luiinsufflent une énergie irrésistible. Si la poésie engagée peut seprévaloir de quelques œuvres « haut de gamme », c'est qu'elle a supuiser dans la circonstance autre chose qu'un écho ou un décalque.A un certain point d'incandescence, l'émotion rejoint l'invention, telou tel texte suscité par l'actualité se dégagera de sa chrysalideanecdotique ou polémique pour se métamorphoser en papillondiapré du langage. Un papillon qui pourra prendre alors son volsur la trajectoire de l'universalité. Dans l'écriture, comme dans lanature, pareille métamorphose est le résultat d'un processus qui meten jeu toute l'expérience du poète, sa capacité à réagir en mettantà l'épreuve la totalité de son registre.

La circonstance n'est pas forcément bonne conseillère

Cependant, on le sait, écrire sous la pression des circonstances,cela revient parfois à céder à un chantage du cœur et de la raison,à tomber dans la gueule du loup de l'opportunité. La circonstancen'est pas forcément bonne conseillère. Il faut se garder d'en fairel'unique conseillère. Elle procède d'une logique qui n'est pas celledu poète. Obéir aveuglément à ses sollicitations risque de conduireà la paraphrase journalistique, à quelque variante plus ou moinsheureuse de cet (( universel reportage )) que visait l'ironie deMallarmé, récusant le discours répétitif, enjoliveur, le commentairerhétorique ou la versification de l'événement.

Danger plus redoutable encore (on revient à Goethe) quiguette toute poésie engagée: devenir le truchement d'une idéologie.Pis: l'illustration d'une politique partisane. Quand il n'étouffe pasle poète dans le corset de l'étroitesse d'esprit, c'est un piège quitue le poème.

J'en parle en connaissance de cause, pour avoir succombémoï-même à ce mirage qui ressemble à l'enfer, pavé qu'il est des

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meilleures et des plus respectables intentions. Habité par la foi ducharbonnier, on se prend pour un mineur de fond et l'on reste àla surface des choses. Il arrive que l'on n'ait plus même conscienced'être un rouage dans la machinerie des mythes et la fabrique d'unefausse monnaie métaphorique.

Pour n'avoir guère laissé de trace dans les annales littérairesde notre époque, la mésaventure de la « poésie nationale » initiéepar Aragon au début des années cinquante n'en est pas moinssignificative de ces égarements.

La campagne menée par Aragon dans les colonnes de sonhebdomadaire les Lettres françaises, en faveur d'une relance de latradition du vers compté et rimé, pouvait sembler une diversionnaïve sous les tirs croisés de la Guerre froide qui battait alors son plein.Levers classique, obsolète depuis Rimbaud et achevé par la guillotinedes surréalistes (même s'il connut encore quelques superbes flam­bées crépusculaires avec Péguy, Cocteau, Audiberti, Genet et plu­sieurs autres) n'était plus vraiment un enjeu. La « poésie nationale»tendait à le restaurer comme un bastion, face à l'offensive ou à« l'invasion» de la culture d'outre-Atlantique (qui comptait pourtantde grands engagés tels WaltWhitman, Stephen Crane, E.E.Cummingset bientôt, avec Allen Ginsberg, toute la beat generation !)

La « poésie nationale » mettait l'alexandrin en treillis decombat: il reprenait du service dans les rangs des «poètes casqués»,que l'on croyait depuis longtemps démobilisés.

S'agissait-il pour Aragon d'un de ces emballements, de cesengouements dont il se montrait coutumier? Le poète du Crève­Cœur savait à quoi s'en tenir quant à la qualité des poèmes rimésou non qui affluaient au son de sa « diane française ». Lui-mêmeavait trouvé dans la tradition un tremplin de haut vol à sesprosopopées patriotiques ou à son inspiration amoureuse. Peut-êtreespérait-il, tout simplement, au moyen de ce remue-ménage dansle petit landernau des poètes, ranimer et rendre un second souffleà la poésie de la Résistance, cet âge d'or où il s'était employé àremettre sur ses rails et à rénover le vers rimé, ce qui lui avait valuune indéniable popularité?

Or, 1954 n'était pas 1944. Les temps avaient si bien changéqu'il ne suffisait plus de jouer le même air de flûte ou de violon,

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ni de manipuler les ressorts rouillés de la prosodie pour reconquérirune audience et impulser à la poésie le dynamisme d'un renouveau.

Quelques poètes connus et de nombreux inconnus s'engagè­rent avec rimes et bagages dans cette mini-croisade, qui ne délivraaucune Jérusalem du langage poétique, mais s'avéra une impasseet se solda par un fiasco.

Le cas de Guillevic, lors de cet épisode, fut caractéristique,s'agissant d'un poète renommé pour son originalité, l'acuité cristallineet l'économie de son écriture depuis Terraqué. Parce qu'il estima - enproie à une crise de création comme il l'expliqua ultérieurement ­pouvoir recourir au sonnet classique comme expression de son (( enga­gement », la tentative de Guillevicfut l'objet de la part d'Aragon d'unecélébration lyrique qui visait à y prendre argument pour justifierl'apparition et l'explosion mythique de la «poésie nationale »,

Je ne porte pas un jugement moins sévère sur mes premièresproductions d'alors, mais les sonnets à thème politique de Guillevic,agencés selon les normes, non sans rouerie, mais condamnés à undidactisme qui les conduisait à la platitude, n'avaient aucune chancede figurer parmi les fleurons de son œuvre. Ils eurent pour effetde l'écarter un moment d'une vocation et d'une force de l'expressionavec lesquelles il sut heureusement renouer et qu'il porta à leurapogée avec Carnac et Sphère.

L'œuvre fondée sur une vision du monde

C'est ainsi que l'on peut cerner les limites, les défaillances,voire les aberrations de l'engagement politique, qui peut faireencourir à la poésie de désastreuses conséquences.

Parmi les plus notoires des poètes engagés, ni Paul Eluard niAragon n'ont toujours su éviter cette ornière. Il aura fallu l'admirableautobiographie en vers du Roman inachevé ou l'ample orchestrationépique et lyrique du Fou d'Elsa pour que fussent rachetés leserrements de la « poésie nationale » et trop de vers mécaniquementscandés, englués dans l'emphase, sacrifiés à une problématiquecommandée par l'opportunité idéologique. Si éblouissant qu'il soit,

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le talent d'un poète ne saurait servir d'alibi aux artifices de l'écritureou au simplisme du propos.

Cela dit et reconnu, il serait malhonnête de s'en tenir à cespeu glorieuses péripéties pour jeter un discrédit général sur toutepoésie qui, sans échafauder à partir de là une théorie, auraitl'ambition de témoigner de son temps autrement que par lessingularités et les sophistications de la recherche formelle.

Aucun engagement ne se résume à des recettes, encore moinsà des mots d'ordre. Tout engagement ne vaut que si le poète s'engagetout entier dans sa création comme si, à chaque instant, il devait ylaisser sa peau puis renaître de son brasier. Dans son dernier livre, siclairvoyant,la Conversation despoètes, Claude Royécrit: « Il est vraiqu'il ny a de mauvaise poésie de circonstances qu'à propos demauvaises circonstances, de mauvaise poésie politique qu'inspiréepar une mauvaise politique. » Comme il a raison, même si cettepertinente réflexion recèle une bonne dose d'optismisme...

L'engagement de grands poètes, à tous les horizons del'homme, de Bertolt Brecht à César Vallejo, Attila ]ozsef, PabloNeruda, Nazim Hikmet,Yannis Ritsos, Pier Paolo Pasolini, n'a jamaisconsisté - sauf épisodiquement - à transcrire en vers quelques-unesde leurs idées politiques ou de leurs indignations de révoltés. Ilsont diversement fondé leur œuvre sur une vision du monde, laconscience de sa complexité, de ses mystères, de ses tragédiespetites ou grandes. Seule une telle conscience est à même de nourrirl'écriture de ce feu ininterrompu qui lui est nécessaire afin d'éclairerles contingences et de les dépasser, afin de sonder l'invisible etl'inaudible jusqu'à ce point où l'écoute de l'humain, quelqueinsignifiantqu'il soit, permet de comprendre parfois le sens profondde la nature humaine.

En matière de poésie, le facteur décisif n'est ni l'engagement,ni la circonstance, ni la politique, mais le passage dans l'écriture dece courant survolté qui peut avoir pour origine l'énergie de lapassion ou celle du désespoir, le précipité de la foi ou les affresd'une quête de la vérité.

Charles Dobzynski

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Gillouanard

Il existe dans la vie des humains des moments,en quelque sorte intemporels, qui se passenthors des contingences événementielles, et durantlesquels le sujet retrouve sans y penser les condi­tions d'une existence dont seuls ses gènesgardent peut-être le souvenir. « Partir tôt lematin» fait partie de ces « moments» d'ampli­tude et de densité préhistoriques. C'est toutd'abord l'étape de la journée où les sens dis­posent de leur plus grande liberté d'expression,et de leur droit de veto le mieux écouté. C'estaussi le moment unique de cette même journéeoù le monde retrouve lui-même la plénitude deses moyens, le plein usage de ses forces, la viva­cité de son appel. Partir tôt le matin, c'est refairetous les départs de tous les humains à toutes lesépoques, dans la lumière montante, dans la fraî­cheur de l'air, dans la précision native desodeurs, des couleurs et des sons. C'est naître etse sentir progressivementdevenir.

(Buffetde lagarede Montpellier;moisd'avril, tôt le matin)

Aires de transit© Seghers, 1992

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Guy Goffette

III

Encore, si lefeu marchaitmal, si la lampefilait un mielamer, pourrais-tu dire: j'ai froid,et voler lecœur du noyerchauve, celuidu cheval de labour qui n'aplus où aller

et qui va d'un bordà l'autre de lapluiecomme toidans la maison, ouvrant un livre,desportes, les repoussant: terre brûlée, villeouverte où lafaim s'étale et crie

comme ces grappes defruits rouges sur la table,vieétrangère, inaccessible présentà celui qui ne saitplus désormaisquepiétinerdans le mêmesillon

la noireet lourde argile des fatigues.

La Viepromise© Gallimard, 1991

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Jacqueline Risset

A mour qui ne se dit pas ne s'exerce pasmaisporte invisiblement le regardquand il regarde ailleurs

ainsi cette pente herbeuseen ce momentrecouverte defeuillesetplantéed'arbres

elle seprésentecomme respirantvenant avecle nom vers le regard

ou aussi le mur ocrebattant - par lafenêtreet la douceur d'une très grandejoue

Ainsitout estportépar cegrand Tutout estde lui atomedissous

Petits Eléments dephysiqueamoureuse© Gallimard, 1991

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Frank Venaille

Breféloge du parc de Sceaux

àMichel Denoit

Ce matin-là nous bénîmes la pluie d'ajouter son pres­tige à notre état d'âme mais les grands arbres firentfront. Les peupliers figés comme des horse-guards,l'ilôt de marronniers tachetés qui, dès octobre laisseapparaître ses cicatrices, quelques pins désuets etcomme désaccordés dans un tel décor prenaient leursdistances. « Ah ça » dit le gardien du domaine « mesnénuphars deviendraient-ils aussiarborescents? » Glis­sant près du lac nous cueillîmes les dernières feuillesvertes. Elles seront rouges demain et le ciel éclatera.En attendant il fait encore bon vivre, sa douleur enlaisse, évoquant les jeunes gens que nous fûmes, àpeine nostalgiques puisqu'experts en distanciation etusés avant l'âge dirait le gardien qui a fait ses huma­nités. La terre était rousse, les odeurs tenaces notremélancolie de bon aloi. Distraitement nous évoquâ­mes Antonioni et nous mîmes d'accord sur la néces­sitédefaire, d'urgence, la révolution -

L'Apprentifoudroyé© Ubacs, 1986

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LES CHEMINS DE LA POESIE

Yves Bergeret

Sang etfable mêlés

Nous voilà tous penchés sur les lèvres du cratèrepour écouter cequi balbutie là,souffrance et tourmentavoués au cielquiplane sur nos têtesavecl'indifférence de qui meurtd'une mortblanchefruit de la solitude ,.

il bouillonne, le lacnoir,le lac, sangetfable mêlés,où nousjetons des offrandes,des pensées vierges, des figurines, desfleurs jaunes,des livres, des chapeauxfroissés,et nos bras, nosyeux s'illefaut, nos têtes,désirant, ô désirant que le magmas'amadoueet soitune sorte de miroiroù nousglisserionsen un sommeil universel etpâle.

Gris etfeuH.C, 1986, avecdes boisgravés

par BrigitteLeCaisne.

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LES CHEMINS DE LA POESIE

MoharrunedKharr~ddme

Le crayon, la feuille,la planche et le stylet

Ls étaientlà, ne sesouvenantpas; la vieillesse,signe amerdes concordances,mefit honte- et dusse-je n'avoirétéque cedieuqui remua vos preuves,je vis en leurénigme résignéela Calamité du Monde; vieillards, je visen vouscequi toujours pour moi nefut qu'un masquetragique, un fétiche éprouvant ,.

unefemmepleure,sabrée, sablée à l'infinides terreurs; unefemmecontemplée par l'Ombilicfrottéà la meule, aux synapses,orchidée gisantmarbrée sur le Tridentdes basilics parmila cisaille des hirondelles ,.chaque insecte grave dans la nuitenphéromones I'oubl»;lecœlacanthe opèreen dorsales à mêmelafleurfauvede l'abysse l'écriture ,.

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LES CHEMINS DE LA POESIE

au fond des cieux et des mers,nos tablettes en lettrines.Les sièclesfauves démesurés à lapointedes meurtres anciens,à l'intérieur du jour et de la nuitfascinent tespeurs et te délestentdescailloux brûleurs d'horizons liminaires.

Il n'estdans cesépulcre que tonpas signéau bordsecd'un torrentlégendaire;toute l'Eternité ; il n'estlà que le roseauque tu taillas ,.l'abîme où tu tombas et duquel tu revins,.il n'est ici qu'un hajequi nagea dans un puitsavec ton ombre, corps atroce ,.éclaboussure hottée!planche relavée!roseau taillé et retaillé ,.hantée de gris-gris de grillots, feuille,ô planche!tu réédites desjonctions oniriques,pleureuse, tu n'espluscette feuille depapier que lepoète remplitdessilences du ciel et des Galapagos.

Mémorial© LeCherche-Midi, 1991

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LES CHEMINS DE LA POESm

Patrice Cauda

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Chaque nuit chaquejour mamusiquetu reviens comme une lampe pour un cœur glacé

Tu tesouviens là-bas comme tu m'aimaisma mère petitefemme au visage aigre

Mes jourssont le miroir de ta viecetair queje respire estrempli de tes mains

Tantde regards quej'ai cruaimerpour chaquefois mejeterdans le tien

Chacun de mesmots reste enveloppé de ton soufflec'est toidans ma statue vivante

Surcelitdepierrecorps achevé inconnuj'ai serré contre moi tonfront de lierre froid

Comme chaque goutte depluie dans lefleuveje vais vers toiet tu megrandis

Lapeur ne distingue plus mon visagesiproches de toimespiedsdans la mort

Ily a les jeux du soleil et des étoilesun geste machinal à mepoursuivre.

LaMère défigurée© Saint-Germain-des-prés, 1984

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