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ÉDITORIAL Les coxibs : espoirs et réalité Francis Berenbaum* Service de rhumatologie et UPRES-A 7079, UFR Saint-Antoine, Paris VI, 184, rue du Faubourg-Saint-Antoine, 75012 Paris, France Une nouvelle famille d’anti-inflammatoires non stéroï- diens (AINS) est née. Cette famille, intitulée coxib, provoque actuellement de nombreuses réactions, comme cela est souvent le cas lorsqu’une nouvelle classe thérapeutique est mise sur le marché. Ces interroga- tions sont d’autant plus vives que le marché potentiel des coxibs est immense : il concerne, dans un premier temps, l’ensemble des malades recherchant un traite- ment antalgique ou anti-inflammatoire et, dans un second temps, pourrait concerner certaines pathologies cancéreuses. Les coxibs font partie de ces nouveaux médicaments, dits « intelligents », qui ne sont pas apparus de manière empirique mais qui ont été conçus à partir d’une hypo- thèse claire, s’appuyant sur une découverte de la recher- che fondamentale. En effet, au début des années 1990, on met en évidence l’existence de deux cyclooxygénases (COX), alors qu’il était admis jusqu’alors qu’il n’en existait qu’une. Une abondante littérature a permis de s’apercevoir rapidement que l’une de ces COX, la COX de type 2 (COX-2), était en général absente en condi- tion normale mais apparaissait en situation inflamma- toire. L’un des chercheurs à l’origine de cette découverte a alors émis l’hypothèse que l’efficacité des AINS était due à l’inhibition de la COX-2 alors que leurs effets indésirables étaient en rapport avec l’inhibition de la COX de type 1 (COX-1), enzyme présente en petites quantités dans tous les tissus et en particulier au niveau gastrique, aboutissant à la synthèse de prostaglandines cytoprotectrices. Ainsi, en inhibant spécifiquement la COX-2, on a imaginé de nouveaux AINS à la fois efficaces et mieux tolérés. C’est cette hypothèse de départ, simple, qui a abouti dix ans plus tard à la mise sur le marché du Célébrext (célécoxib) et du Vioxxt (rofécoxib). Ces deux médicaments, commercialisés aux États- Unis depuis fin décembre 1998 pour le Célébrext et le premier trimestre 1999 pour le Vioxxt, rencontrent un succès inégalable, qui s’est d’ailleurs propagé dans qua- siment tous les pays dans lesquels il est dorénavant commercialisé. Cependant, le succès de ces nouveaux médicaments n’est-il qu’un feu de paille ou bien annonce-t-il la disparition à court ou moyen terme des AINS dits classiques ? De nombreux éléments plaident en faveur d’une dimi- nution de la fréquence des ulcères gastriques sous coxibs. Les études endoscopiques et récemment les études cli- niques dans l’arthrose ou la polyarthrite rhumatoïde mettent en évidence une diminution statistiquement significative de la fréquence des PUB (perforation, ulcère clinique, hémorragie digestive). Mais cela suffit-il pour considérer comme acquis une meilleure tolérance gastrique ? Pour répondre clairement à cette question, la Food and Drug Administration avait demandé aux deux laboratoires pharmaceutiques de réaliser une étude randomisée contre un AINS classique de référence, le coxib devant être prescrit à deux fois la posologie maxi- male conseillée, et le critère principal d’évaluation devant être les complications gastriques. Ces deux étu- des viennent d’être présentées, l’étude VIGOR pour le rofécoxib (vioxx gastrointestinal outcomes research) et l’étude CLASS (celecoxib long-term arthritis safety study) pour le célécoxib. * Correspondance et tirés à part. Adresse e-mail : [email protected] (F. Berenbaum). Rev Rhum [E ´ d Fr] 2000 ; 67 : 877-9 Selective cyclooxygenase-2 inhibitors: hope and facts – Joint Bone Spine 2000 ; 67 (in press) © 2000 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S1169833000000545/EDI

Les coxibs : espoirs et réalité

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ÉDITORIAL

Les coxibs : espoirs et réalité

Francis Berenbaum*Service de rhumatologie et UPRES-A 7079, UFR Saint-Antoine, Paris VI, 184, rue du Faubourg-Saint-Antoine, 75012Paris, France

Une nouvelle famille d’anti-inflammatoires non stéroï-diens (AINS) est née. Cette famille, intitulée coxib,provoque actuellement de nombreuses réactions,comme cela est souvent le cas lorsqu’une nouvelle classethérapeutique est mise sur le marché. Ces interroga-tions sont d’autant plus vives que le marché potentieldes coxibs est immense : il concerne, dans un premiertemps, l’ensemble des malades recherchant un traite-ment antalgique ou anti-inflammatoire et, dans unsecond temps, pourrait concerner certaines pathologiescancéreuses.

Les coxibs font partie de ces nouveaux médicaments,dits « intelligents », qui ne sont pas apparus de manièreempirique mais qui ont été conçus à partir d’une hypo-thèse claire, s’appuyant sur une découverte de la recher-che fondamentale. En effet, au début des années 1990,on met en évidence l’existence de deux cyclooxygénases(COX), alors qu’il était admis jusqu’alors qu’il n’enexistait qu’une. Une abondante littérature a permis des’apercevoir rapidement que l’une de ces COX, la COXde type 2 (COX-2), était en général absente en condi-tion normale mais apparaissait en situation inflamma-toire. L’un des chercheurs à l’origine de cette découvertea alors émis l’hypothèse que l’efficacité des AINS étaitdue à l’inhibition de la COX-2 alors que leurs effetsindésirables étaient en rapport avec l’inhibition de laCOX de type 1 (COX-1), enzyme présente en petitesquantités dans tous les tissus et en particulier au niveaugastrique, aboutissant à la synthèse de prostaglandines

cytoprotectrices. Ainsi, en inhibant spécifiquement laCOX-2, on a imaginé de nouveaux AINS à la foisefficaces et mieux tolérés. C’est cette hypothèse dedépart, simple, qui a abouti dix ans plus tard à la misesur le marché du Célébrext (célécoxib) et du Vioxxt

(rofécoxib).Ces deux médicaments, commercialisés aux États-

Unis depuis fin décembre 1998 pour le Célébrext et lepremier trimestre 1999 pour le Vioxxt, rencontrent unsuccès inégalable, qui s’est d’ailleurs propagé dans qua-siment tous les pays dans lesquels il est dorénavantcommercialisé. Cependant, le succès de ces nouveauxmédicaments n’est-il qu’un feu de paille ou bienannonce-t-il la disparition à court ou moyen terme desAINS dits classiques ?

De nombreux éléments plaident en faveur d’une dimi-nution de la fréquence des ulcères gastriques sous coxibs.Les études endoscopiques et récemment les études cli-niques dans l’arthrose ou la polyarthrite rhumatoïdemettent en évidence une diminution statistiquementsignificative de la fréquence des PUB (perforation,ulcère clinique, hémorragie digestive). Mais cela suffit-ilpour considérer comme acquis une meilleure tolérancegastrique ? Pour répondre clairement à cette question,la Food and Drug Administration avait demandé auxdeux laboratoires pharmaceutiques de réaliser une étuderandomisée contre un AINS classique de référence, lecoxib devant être prescrit à deux fois la posologie maxi-male conseillée, et le critère principal d’évaluationdevant être les complications gastriques. Ces deux étu-des viennent d’être présentées, l’étude VIGOR pour lerofécoxib (vioxx gastrointestinal outcomes research) etl’étude CLASS (celecoxib long-term arthritis safety study)pour le célécoxib.

* Correspondance et tirés à part.Adresse e-mail : [email protected] (F. Berenbaum).

Rev Rhum [Ed Fr] 2000 ; 67 : 877-9Selective cyclooxygenase-2 inhibitors: hope and facts – Joint Bone Spine 2000 ; 67 (in press)© 2000 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservésS1169833000000545/EDI

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L’ÉTUDE VIGOR

Elle a comparé le rofécoxib (50 mg/24 h en une prise,4 047 patients) au naproxène (1 000 mg/24 h en deuxprises, 4 029 patients) dans la polyarthrite rhumatoide.Le critère principal d’évaluation concernait les PUB.L’analyse a été effectuée après une moyenne de neufmois de traitement. La fréquence des PUB était de54 % inférieure à celle observée avec le naproxène(2,1 % par an contre 4,5 % par an, p < 0,001). Cettedifférence reste significative si l’on exclut de l’analyse lesulcères non compliqués (diminution de 57 %,p = 0,005). Ces résultats très positifs ont malheureuse-ment été tempérés par la mise en évidence d’un risquecinq fois supérieur d’infarctus du myocarde (IDM)chez les patients sous rofécoxib comparativement aunaproxène (0,5 % contre 0,1 %, p < 0,05). Il est à noterque les patients ne devaient pas être sous aspirine,même à faible posologie, pour être inclus dans cetteétude. Pourtant, parmi les patients inclus, 4 % rele-vaient d’un tel traitement à visée cardiovasculaire. Or,c’est justement parmi ces 4 % que la majorité desaccidents cardiovasculaires est survenue.

L’ÉTUDE CLASS

Elle a comparé le célécoxib (800 mg/24 h en deuxprises), au diclofénac (150 mg/24 h en deux prises) ou àl’ibuprofène (1 200 mg/24 h en trois prises) chez 8 000patients souffrant de polyarthrite rhumatoïde ou d’arth-rose et traités pendant six à 13 mois [1]. Vingt-deuxpour cent de ces patients étaient sous aspirine faibledose tout au long de l’étude. Le critère principal d’éva-luation concernait les perforations et les hémorragiesdigestives (ou PB), mais pas les ulcères non compliqués.La fréquence des PB était inférieure à celle observéesous AINS de référence, mais cette différence n’est passtatistiquement significative (0,8 % contre 1,5 %p = 0,09). Cette différence devient significative si l’onexclut de l’analyse les patients sous aspirine (0,4 %contre 1,3 %) ou si l’on intègre les ulcères non compli-qués (2 % contre 3,5 %, p = 0,03). Il n’a pas été observéde différence de fréquence d’infarctus du myocardeentre les différents groupes.

À la suite de ces deux études, trois questions majeuresse posent actuellement :– existe-t-il une augmentation du risque cardiovascu-laire des coxibs comparativement à un AINS classique ?

Cette question peut être légitimement posée après laconstatation du nombre statistiquement plus élevéd’IDM sous rofécoxib comparativement au naproxène

dans l’étude VIGOR. De plus, des observations récen-tes d’accidents vasculaires lors de l’introduction ducélécoxib chez quatre patients lupiques ayant un anti-coagulant circulant viennent d’être publiées [2]. Deuxexplications à ces résultats peuvent être avancées : pre-mièrement, les malades inclus dans l’étude VIGOR neprenaient pas d’aspirine faible dose, médicament anti-agrégant plaquettaire par inhibition de la COX-1, alorsque 4 % des patients relevaient d’un tel traitement. Onpeut alors imaginer que les malades à risque cardiovas-culaire sous naproxène étaient protégés par cette molé-cule qui inhibe la COX-1 alors que par définition, lesmalades sous rofécoxib (n’inhibant pas la COX-1) nepouvaient « profiter » de cet effet. Cependant, aucuneétude n’a prouvé jusqu’à présent que le naproxènepouvait être utilisé dans la prévention des accidentscardiovaculaires, contrairement à l’aspirine ou au sulin-dac. La seconde hypothèse repose sur des donnéesexpérimentales. L’inhibition sélective de la COX-2 pro-voque un déséquilibre dans la synthèse des médiateurslipidiques au profit de prostaglandines vasoconstricti-ves ([thromboxane] >> [prostaglandines]). Sous AINSclassiques, l’inhibition non sélective des cyclooxygéna-ses ne perturbent pas l’équilibre relatif entre prostaglan-dines vasoconstrictives et prostaglandines vaso-dilatatrices (figure 1).

À la lecture de ces hypothèses et des résultats de cesdeux études, le consensus actuel considère qu’il estindispensable de poursuivre l’aspirine à visée anti-agrégante plaquettaire en cas de prescription d’un coxib.– L’étude CLASS soulève le problème de l’intérêt ducélécoxib en terme de tolérance gastrique chez lespatients nécessitant la prise d’aspirine au long cours. Eneffet, les résultats de cette étude montrent que danscette population, on ne met pas en évidence significa-tivement moins d’accidents digestifs graves comparati-vement à un AINS classique. Ce résultat peut paraîtresurprenant à la lecture des précédentes études réaliséesavec le célécoxib qui n’avaient jamais mis en évidence ceproblème. La réponse à cette interrogation nécessitedonc des données complémentaires avant de tirer desconclusions définitives.– La dernière interrogation majeure concerne l’avan-tage en terme de santé publique et économique descoxibs comparativement aux AINS classiques. Jusqu’àprésent, l’ensemble des études s’intéressait essentielle-ment aux PUB. Or, cette notion est remise en question.Ne vaut-il pas mieux s’attacher uniquement aux perfo-rations et hémorragies digestives, complications ayantle coût le plus élevé en termes humain et économique ?

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L’étude CLASS met parfaitement en exergue l’intérêtde cette interrogation : dans cette étude, il existe unedifférence significative de fréquence des PUB mais pasdes PB.

En conclusion, malgré une demande pressante despatients, attisée par des campagnes publicitaires bienorganisées, il n’est pas encore possible aujourd’hui deprédire la fin des AINS classiques. Toutes les étudesmontrent une efficacité comparable des coxibs aux AINSclassiques. Il ne s’agit donc pas d’une « super-aspirine »,comme on peut le lire ici ou là dans la presse grandpublic, terme qui sous-entend une plus grande effica-cité. Mais on peut aujourd’hui affirmer que les coxibsdiminuent la fréquence des ulcères non compliqués etprobablement des complications qui en découlent.Cependant, le succès médical (et non plus commercial)des coxibs sera obtenu après disparition complète dudoute concernant les complications cardiovasculaires et

après nous avoir démontré leur intérêt économique. Auprix actuel proposé en France (la boîte de 28 compri-més de Vioxxt, soit un mois de traitement, estaujourd’hui vendue au minimum 300 FF, soit 46 euros),il se peut que l’intérêt médical et économique ne soitréel pour l’instant que pour la population à risqued’ulcère sous AINS.

REFERENCES

1 Silverstein FE, Faich G, Goldstein JL, Simon LS, Pincus T,Whelton A, et al. Gastrointestinal toxicity with celecoxib vsnonsteroidal anti-inflammatory drugs for osteoarthritis andrheumatoid arthritis : the CLASS study : A randomized control-led trial. Celecoxib Long-term Arthritis Safety Study. JAMA2000 ; 284 : 1247-55.

2 Crofford LJ, Oates JC, McCune WJ, Gupta S, Kaplan MJ,Catella-Lawson F, et al. Thrombosis in patients with connectivetissue diseases treated with specific cyclooxygenase 2 inhibitors.A report of four cases. Arthritis Rheum 2000 ; 43 : 1891-6.

Figure 1. Hypothèse pouvant expliquer une augmentation de la fréquence des accidents cardiovasculaires chez des patients à haut risquecardiovasculaire sans traitement préventif par aspirine. Représentation imagée des niveaux de synthèse des produits issus des cyclooxygénasesdans les cellules endothéliales, en présence ou non d’INS ou de coxib. COX-1 : synthèse de thromboxane, agrégant et vasoconstricteur ; COX-2 :synthèse de prostaglandine I2, antiagrégant et vasodilatateur.

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