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Presses Universitaires du Mirail LE RENDEZ-VOUS ANNUEL DU CAFEICULTEUR ET DE L'INDIEN. Culture du café et identités culturelles dans une grande plantation du Guatemala Author(s): Charles-Edouard de SUREMAIN Source: Caravelle (1988-), No. 61, LES CULTURES DU CAFÉ (1993), pp. 103-117 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40853413 . Accessed: 14/06/2014 02:06 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.28 on Sat, 14 Jun 2014 02:06:28 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Presses Universitaires du Mirail

LE RENDEZ-VOUS ANNUEL DU CAFEICULTEUR ET DE L'INDIEN. Culture du café et identitésculturelles dans une grande plantation du GuatemalaAuthor(s): Charles-Edouard de SUREMAINSource: Caravelle (1988-), No. 61, LES CULTURES DU CAFÉ (1993), pp. 103-117Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40853413 .

Accessed: 14/06/2014 02:06

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C.M.H.L.B. CARAVELLE

n°6l,pp. 103-117, Toulouse, 1993

LE RENDEZ- VOUS ANNUEL DU CAFEICULTEUR ET DE L'INDIEN

Culture du café et identités culturelles dans une grande plantation du Guatemala

PAR

Charles-Edouard de SUREMAIN Université François Rabelais, Tours

Au Guatemala, la culture du café a l'envergure d'un "phénomène social total". Son étude permet d'appréhender à la fois les tendances his- toriques profondes du pays et les identités culturelles qui s'y créent. Dans ce contexte, les grandes plantations commerciales spécialisées dans la production du café constituent un terrain d'enquête privilégié. Elles forment en effet de véritables creusets où cohabitent des groupes d'acteurs d'origines très différentes (1).

La culture du café se réduit-elle à une simple activité agricole ou per- met-elle le développement d'un mode d'être et de pensée spécifiques ? Quel est le rôle du planteur dans cette structuration ? La réponse à ces questions passe par l'étude des conditions de travail et de vie très inégales que partagent les différents groupes d'ouvriers agricoles à l'époque de la récolte. Nous montrerons pourquoi ces inégalités sont mises en place par le planteur et comment elles prennent leur sens dans le cadre d'une stratégie de contrôle économique et social de l'ensemble de la main-d'œuvre ouvrière. Cette étude devrait nous éclairer sur l'influence réciproque de la culture du café, du préjugé ethnique et des

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relations de pouvoir dans la constitution des identités culturelles de ces groupes d'ouvriers de plantation.

I. L'IMPORTANCE DE LA CULTURE DU CAFÉ AU GUATEMALA

1. Le poids économique du café

Depuis le milieu du 20è siècle, le Guatemala se maintient dans le groupe des dix premiers producteurs de café arabica du monde. Actuel- lement, la vente du café représente près de 63% de la valeur de l'ensemble des produits agricoles exportés du pays. La part des exporta- tions du café dans le Produit National Brut est donc importante (envi- ron 8%). Principal pourvoyeur de devises étrangères, il assure la prospérité de nombreuses plantations, banques et autres maisons de commerce.

Rapporté à la superficie des terres cultivées, le café occupe au Guatemala approximativement 250 000 hectares, soit environ 2,3% de la surface totale du pays. Il s'agit de la première culture d'exporta- tion, loin devant la canne à sucre, le coton et la banane (2). Mais ce qui confère à la caféiculture guatémaltèque son originalité est le fait - excep- tionnel dans le monde - qu'elle appartient pour l'essentiel à la grande propriété (Daviron et Lerin 1990:7 et 55-56). À la différence du Costa Rica voisin, par exemple, les exploitations de moins de 50 hectares y sont minoritaires. Dans les départements caféiers les plus importants (San Marcos, Santa Rosa et Quetzaltenango), les fincas (c'est le nom donné aux grandes exploitations caféières) mesurent entre 150 et 200 ha. C'est l'une de ces fincas qui nous servira de cadre dans cet article (3).

2. Le poids socio-démographique du café

En 1989, le secteur de l'agriculture et de l'élevage est celui qui occupe le plus d'actifs (49,9%), soit 2 105 430 personnes. Les chiffres concernant le secteur caféier sont beaucoup moins fiables, car assez diffi- ciles à calculer. Cette difficulté est liée à la coexistence d'une main-d'œuvre agricole permanente et temporaire au sein des planta- tions.

Dans l'ensemble, les ouvriers permanents sont les hommes qui bénéfi- cient d'un contrat de travail à durée non déterminée dans its fincas. Ils y travaillent, ils y logent et y maintiennent leur famille. Les ouvriers tem-

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poraires, quant à eux, sont employés dans les fincas pour une durée déterminée. Ils n'y font donc qu'un séjour, avec ou sans leur famille.

D'après l'enquête statistique de Schmid (1973:22), la diminution du nombre des Permanents au profit des Temporaires s'accentue depuis 1950. En 1972, le secteur caféier occupait 29 233 Permanents contre 124 581 Temporaires (Figueroa Ibarra 1980:142). Ce dernier chiffre est toutefois plus parlant lorsque l'on sait que la culture du café occupe - si l'on accepte les estimations de Bataillon et Le Bot (1975:131) - environ la moitié du total des travailleurs temporaires. D'après Flores Alvarado (1977:134-135), l'ensemble des Tempo- raires se compose de 59% d'hommes adultes, de 21% de femmes et de 20% d'enfants. Enfin, pour le début des années 80, Vigor (1981:17) estime que le quart de la population indienne du pays participe aux grandes migrations temporaires vers les fincas.

Chaque année, à l'époque de la récolte du café et de la coupe de la canne, des groupes d'Indiens parcourent - à pied, en camion, en autocar - les routes du Guatemala en direction de la "plaine littorale du Pacifique" {Costa). Ces hommes, ces femmes et ces enfants, encore vêtus de leurs habits hauts en couleur, n'ont souvent pour bagage qu'un simple sac en bandoulière parfois flanqué d'une poule. Le spectacle de ces "files indiennes" se pressant silencieusement à l'entrée des grandes plantations est impressionant. "Revoilà les petits Indiens !" chuchotent avec ironie les ouvriers agricoles qui résident dans les fincas. Le temps de la cohabitation, de "la période d'or", recommence.

II. UNE COMPLEMENTARITE INEGALE : LE TRAVAIL PERMANENT ET LE TRAVAIL TEMPORAIRE DANS UNE FINCA DE CAFÉ

1. La main-d'œuvre employée pendant la récolte du café

La plantation se situe au sud du département de Quetzal tenango, dans une région à dominante caféière connue sous le nom de Costa Cuca. La finca El Edén est accrochée aux versants occidentaux de la Sierra Madre - la vaste chaîne de montagnes qui coupe le pays d'est en ouest - à environ 1 200 m d'altitude.

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- Localisation de la région de production -

N ■ 1

^V Basses Terres I ^^^ du nord

Mexique '

£ Sierra de Chanta

/ Sierra de los Cuchumatánes fa de San "f^^^^^J S

/p. Hautes Terres X-^V l^^r

I / I Sierra de ChuacÍAS I V

/ / *>*r* Département de Quetzaltenango '

^^ Coito Cuca Mitf '

N^J0^^ e

^^^ El Salvador

Océan Pacifique ■ ■

km

Les données avancées ci-dessous ont été obtenues lors de la récolte du café à la finca El Edén, entre les mois de septembre et novembre 1988. La main-d'œuvre décrite est donc celle qui a participé à cette activité précise. À l'époque, la finca produisait du café sur environ 170 hectares. Les noms par lesquels les différents types d'ouvriers sont désignés ne sont pas les mêmes dans le registre - ou la "liste" - tenue par l'adminis- trateur de la plantation et dans le langage courant.

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1.1. Les ouvriers permanents. À la finca El Edén, il s'agit exclusivement d'hommes majeurs qui tra-

vaillent à temps complet et pour une durée indéterminée. Le contrat leur apporte une habitation, l'inscription à la Sécurité Sociale et le droit à la syndicalisation. Le temps de travail, comme le salaire minimum, est fixé par la loi. Il est, en droit, le même pour tous. Pendant la récolte, tous les travailleurs permanents sont rémunérés à la tâche selon les quantités de café ramassées. Seuls l'administrateur, les sept surveillants, le responsable de l'usine de transformation du café, les quatre manœuvres qui l'accompagnent, les trois gardiens et le chauffeur-méca- nicien reçoivent un salaire fixe à cette époque de l'année. Dans le registre de compte tenu par l'administrateur, les 35 ouvriers permanents de la finca sont désignés par le nom de "garçons" ou "Permanents" {Mozos ou Permanentes). Entre eux, les Permanents s'appellent par leurs noms ou, nous y reviendrons, se présentent comme les "Caféiculteurs" par rapport à l'ensemble des autres ouvriers.

1.2. Les ouvriers temporaires. Dans cette catégorie générique, on distingue plusieurs groupes

d'ouvriers. Dans la liste de l'administrateur, ils figurent sous les noms qui apparaissent en italique.

A. Les "Equipes" (Cuadrillas) de travail sont des groupes d'ouvriers recrutés pour la récolte du café. Ces équipes ont la particularité de se composer de quarante hommes adultes qui ne resteront qu'un mois à la plantation. Pendant la durée de la récolte (septembre, octobre et novembre), trois équipes vont donc se succéder dans les caféières. Pour- quoi ces changements d'équipes ? C'est que, au-delà de trois mois, le "Travailleur d'équipe" (Cuadrillero) serait légalement considéré comme un ouvrier permanent. Le Cuadrillero perçoit un salaire fixe, quelles que soient les quantités de café récoltées. C'est Y "agent recruteur" (comisio- nista) qui lui verse son salaire. Cet homme vit dans les Hautes Terres et, chaque année, se voit chargé par le propriétaire de la finca El Edén de constituer les trois équipes de travail. Les Cuadrilleros reçoivent égale- ment trois rations alimentaires quotidiennes. Après un mois, les équipes rejoignent leurs communautés d'origine dans les Hautes Terres. Entre eux, les Cuadrilleros s'appellent par leurs noms. Pour se distinguer des autres ouvriers, ils disent simplement "Nous", en précisant parfois qu'ils viennent des "Terres Froides".

B. Les "Volontaires de l'extérieur" (Voluntarios de afuera) sont des hommes et des femmes sans terre qui s'emploient au jour le jour. Ils

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sont rémunérés à la tâche. Ils reçoivent une ration alimentaire pour le "déjeuner", mais pas de gîte pour la nuit. Pendant la récolte, ces manœuvres venus de tous les départements du pays déferlent dans la région. On en dénombre entre trente et quarante chaque jour, la plupart essayant de revenir à là finca pour la durée de la récolte. Ne formant pas un groupe homogène, ils ne s'autodénomment pas d'une manière parti- culière. C'est chacun pour soi.

C. Les "Recrutés" (Reclutados) proviennent des villages et des hameaux voisins de la finca. Au matin, le camion de la plantation passe pour les prendre et les emmener au travail. À la plantation, ils sont considérés comme des Volontaires. En fin d'après-midi, ils rentrent chez eux, géné- ralement à pied. La plupart de ces ouvriers logent, moyennant finance, les ouvriers sans domicile de la catégorie précédente. La finca recrute 30 à 40 Recrutés par jour. Ces ouvriers se présentent comme les habitants du lieu où ils résident (Chacañeros du hameau de Chacán par exemple).

D. Les "Occasionnels" {Eventuales) sont les épouses et les enfants des ouvriers permanents qui vivent au village de la plantation. On les rému- nère également à la tâche, mais moins que les autres ouvriers. Cette catégorie comprend aussi les parents proches des Permanents (frères et sœurs) qui viennent seulement pour la récolte. Ces derniers restent dor- mir au "village de la plantation" {ranchería) après leur journée de travail. On en dénombre une centaine par jour et pour toute la durée de la récolte. Ils se présentent également comme les "Caféiculteurs".

Pendant la récolte, on compte donc environ 250 ouvriers répartis en cinq catégories distinctes, ce qui donne une moyenne de 1,5 cueilleur par hectare. Cette densité est supérieure à celle que l'on trouve dans les grandes plantations caféières des Chiapas voisins (Deverre 1979:94).

2. Inégalité des conditions de travail et préjugé culturel

Mais ces groupes d'ouvriers bénéficient-ils des mêmes conditions de travail ? Il apparaît d'emblée que tous les ouvriers employés, sauf les Cuadrilleros, sont rémunérés au rendement. Cette distinction - qui pro- duit une grande inégalité dans le montant des revenus perçus - a d'incontestables répercussions sur la nature des relations entre les Cua- drilleros et le reste des ouvriers.

Pendant la récolte, l'unité de mesure est le quintal centraméricain de 46 kg de café "en cerises". D'après notre observation, les cueilleurs récoltent environ 100 kg de cerises par jour, certains jeunes allant jusqu'à 200 kg. Or, en septembre 1988, la plantation payait 5 Quetzales

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(6,75FF) par quintal ramassé. Raisonnablement, nous estimons que les gains du cueilleur moyen rémunéré à la tâche se montent à 10 Quetzales (13,5OFF) par jour. Il gagne donc 300 Quetzales (4O5FF) par mois (on travaille aussi le dimanche).

Qu'en est-il du revenu des Cuadrilleros ? Ces hommes en perçoivent une partie avant de commencer à travailler et touchent le reste à la fin du contrat, c'est-à-dire au bout d'un mois. D'après nos informations, ce revenu se monte à 210 Quetzales (soit 283,5OFF) pour trente jours de travail, nourriture et logement compris. Si cette somme est supérieure au salaire mensuel minimum prescrit par la loi (180 Quetzales soit 243FF), elle reste nettement inférieure à celle reçue par les autres ouvriers.

Les Cuadrilleros compensent-ils la faiblesse de leur revenu par une moindre assiduité au travail ? Incontestablement, les Cuadrilleros récol- tent moins de café que leurs collègues. Ils ne ramassent jamais plus d'un sac d'environ 50 kg par jour et par personne. Mais le problème est plus complexe qu'il n'y paraît. En effet, nous avons remarqué que les Cua- drilleros ne récoltent pas le café dans les mêmes caféières que les autres ouvriers. En général, on les envoie dans des plantations dont le rende- ment est faible, soit que les arbustes sont trop vieux, soit qu'ils sont trop jeunes. À part cela, les Cuadrilleros commencent leur journée en même temps que les autres à 6 h du matin. Leur contrat ne les oblige cependant pas à récolter après 4 h de l'après-midi. Les autres ouvriers, rémunérés à la tâche, continuent quant à eux leur journée jusqu'à envi- ron 5 h. La durée des pauses (petit déjeuner et déjeuner) selon les ouvriers est, à cet égard, très révélatrice. Les Cuadrilleros font de vraies siestes alors que les autres s'empressent, une fois les galettes de maïs (tortillas) avalées, de regagner les caféières.

Au vu de ce qui précède, nous pouvons retenir que les Cuadrilleros sont moins payés que les autres ouvriers. Aussi, force est de constater qu'ils travaillent moins longtemps et, surtout, moins intensément. Cette attitude serait-elle liée à "la paresse naturelle des Indiens" comme disent les autres cueilleurs ? D'emblée, plusieurs problèmes se posent. Pourquoi les termes du contrat de travail des Cuadrilleros sont-ils diffé- rents de ceux des autres ouvriers ? Pourquoi envoie-t-on les Indiens dans les caféières les moins productives ? Ces différences dans les conditions de travail des uns et des autres permettent de recentrer le problème sur les motivations économiques de l'employeur, c'est-à-dire le "planteur" (finquero).

En attendant, tous ces éléments qui agissent en synergie finissent par créer un préjugé et même par en fournir la justification (4). L'inefficacité

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des Cuadrilleros finit par leur "coller à la peau". Leur réputation d'êtres oisifs, paresseux et incapables n'est-elle pas objectivement mesurable en nombre de kg de café ramassés ? Dans la plantation, tous les ouvriers partagent le même préjugé face à ces piètres cueilleurs venus d'ailleurs. En fin de compte, comment pourrait-il en être autrement ? Ne sont-ils pas des Indiens ? La question est de savoir quel est l'intérêt du finquero à entretenir un tel préjugé.

3. Aux origines de l'inégalité Bien entendu, le planteur ne peut pas se satisfaire de cette hypothèse.

Il dit simplement savoir, "par expérience", que "les Indiens ne savent pas cueillir le café", mais qu'on a tout de même besoin d'eux. À ce niveau de l'analyse, il nous faut préciser la place occupée par les Cua- drilleros dans le contingent des cueilleurs de café de la finca depuis un demi-siècle. Cette mise en perspective historique va nous permettre de cerner les enjeux de la politique de main-d'œuvre menée par le planteur.

Plus haut, nous avons évoqué la tendance générale à la réduction des ouvriers permanents par rapport aux ouvriers temporaires depuis les années 50. Précisons qu'il ne s'agit pas d'un report de main-d'œuvre qui s'effectue au bénéfice de n'importe quel type de Temporaires. En réalité, la demande se reporte davantage sur les Volontaires, les Recrutés et les Occasionnels que sur les Cuadrilleros. Cette particularité a des causes socio-démographiques et politiques bien précises.

D'une part, la croissance démographique dans les régions de planta- tions est importante. Entre 1870 - période à laquelle la région où se trouve la plantation El Edén est officiellement ouverte à la colonisation - et 1945, le travail forcé fixe dans les exploitations de nombreuses familles d'origine indienne <5). Le système de l'habilitation des Indiens et le recrutement par dette contribuent à fournir aux fincas les quantités de main-d'œuvre permanentes et temporaires qu'elles requièrent. Mais si la décennie révolutionnaire de 1944-1954 met fin à ces formes légales d'embauché obligatoire, les régions côtières ne cessent d'attirer des pay- sans sans terre en quête du premier travail venu. Juridiquement considé- ré comme "libre", le travail dans les fincas n'en constitue pas moins une sorte d'obligation dans la mesure où la pression foncière et démogra- phique des Hautes Terres interdit aux Indiens-paysans de compter sur leurs seules ressources agricoles pour vivre. De I960 à 1980, la popula- tion a doublé : les hameaux et autres implantations sauvages se multi- plient dans les rares zones de piémont non investies par les caféières. Y compris dans les fincas , la croissance de la population est exponentielle. À El Edén, chaque couple compte, en moyenne, cinq enfants. Or, seul

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l'un d'entre eux peut espérer un contrat de travail permanent et le droit de rester vivre à la finca. Dans ce contexte, ce n'est pas la main-d'œuvre d'origine locale et régionale qui manque aux plantations.

D'autre part, la réputation des Indiens originaires des Hautes Terres s'est détériorée avec la radicalisation des conflits armés dans le pays. Depuis le milieu des années 70, date à laquelle se consolident les mou- vements de guérilla embusqués dans les montagnes, les planteurs ont tendance à confondre Indiens et "subversifs". Toute personne qui entre- tient des liens étroits avec les Indiens est, par extension, suspecte. À ce titre l'anthropologue et l'agent recruteur sont l'objet du même rejet! De fait, ne sont-ils pas susceptibles de fournir aux guérilleros, librement ou sous contrainte, des informations relatives à la capacité financière de la finca ? Et même si l'agent recruteur est au-delà de tout soupçon, qui peut savoir si des espions à la solde des "communistes" ne se sont pas infiltrés parmi les Cuadrilleros ? Le climat de suspicion et de violence politiques qui règne dans le pays, les visites impromptues de la guérilla dans les plantations, la prétendue collaboration des Indiens à la "subver- sion", tous ces facteurs incitent les planteurs à recruter de moins en moins de Cuadrilleros.

Nombre et types d'ouvriers engagés dans la cueillette du café en 1950, 1975 et 1988

- finca El Edén -

Année de cueillette 1950 1975 1988

Permanents 75 60 35 Cuadrilleros 120 80 40 Voluntarios - 20 35 Reclutados - 20 35 Eventuales 225 160 100

Total 420 340 245 Source : Enquête et élaboration personnelle.

Depuis 1950, l'importance relative des Cuadrilleros ne cesse de décroître. Pourtant, le planteur continue à en embaucher. Nous reve- nons à notre question initiale : qu'est-ce qui peut bien pousser le pro- priétaire de hi finca El Edén à continuer à employer des Cuadrilleros et à leur réserver un traitement spécial ?

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HI. DIVISER POUR MIEUX REGNER

1. Une parade aux arrêts de travail

Wolf (1982:315) parle "d'agriculture militaire" pour qualifier la manière dont les ouvriers sont encadrés dans les grandes plantations commerciales du Nouveau-Monde. Ajoutons que la politique de main- d'œuvre de notre planteur peut se résumer par le célèbre adage "diviser pour mieux régner". La vie quotidienne d'une plantation au moment de la cueillette illustre bien ce principe.

En effet, chaque année, au beau milieu de la récolte, les cueilleurs de café refusent de se rendre dans les caféières et exigent l'augmen- tation de la rémunération de leur tâche. Cette pratique, avérée dans d'autres fincas de la région, est connue et prévue par les planteurs. Mais l'issue, bien que jouée d'avance, comporte toutefois une inconnue : la durée de l'interruption du travail. Dans l'intérêt du planteur, les négociations avec les ouviers doivent être menées rapidement. De fait, le café mûr qui resterait plus d'une semaine sur les arbustes risquerait de tomber et de pourrir au sol, ce qui entraînerait de lourdes pertes financières. De leur côté, les ouvriers peuvent faire durer les négociations. Toutefois, il n'est pas non plus de leur inté- rêt de trop abréger la récolte, car ils en subiraient les retombées finan- cières.

Tous les ouvriers participent-ils à cet acte de "sabotage et de chanta- ge" comme disent les planteurs ? Non, bien entendu. Car les Cuadrille- ros ne se sentent pas du tout concernés par ces problèmes d'argent. Ils sont les seuls, en temps de grève, à continuer à travailler. En fait, en s'arrêtant, ils risqueraient de perdre définitivement leur travail et de ne pas pouvoir en retrouver. Piètres cueilleurs, mais dociles, c'est à ce moment que les Cuadrilleros jouent un rôle important. Ils peuvent remplacer pour un temps les autres ouvriers si l'arrêt de travail dure trop longtemps. À cette occasion, on ne manquera pas de les dédomma- ger en leur versant une prime financière. Lors des arrêts de travail, l'emploi de Cuadrilleros a une fonction de soupape de sûreté économique certaine.

Bien entendu, l'attitude des Cuadrilleros envers le planteur est mal vue par les autres ouvriers. Cette fois, les Indiens sont qualifiés de colla- borateurs ou "vendus", ce qui est largement contradictoire avec le rôle politique que le planteur leur reproche de jouer dans les Hautes Terres. Subversifs, inféodés à la guérilla pour le planteur, collaborateurs, à la solde du finquero pour les Permanents, les cuadrilleros font les frais des représentations et des craintes de tous ces acteurs.

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CAFEICULTEURS ET INDIENS DU GUATEMALA 1 1 3

2. Un frein aux revendications salariales des femmes

Le contingent de main-d'œuvre le plus important pendant la cueillet- te est composé des épouses et des enfants des ouvriers permanents (cf. Tableau). Aussi, ces cueilleurs ne sont pas rémunérés comme les autres ouvriers. Pour eux, le quintal de café ramassé est moins bien payé que pour les autres, c'est-à-dire 4 Quetzales (5,4OFF). Au bout du compte, les Occasionnels gagnent donc à peine plus d'argent que les Cuadrilleros : environ 8 Quetzales (10,80FF) par jour, soit 240 Quetzales (324FF) par mois. Cette inégalité de traitement est une constante dans l'histoire de la plantation.

Le planteur justifie cette politique en invoquant le sexe et l'inexpéri- mentation des Occasionnels. Comment des femmes et des adolescents pourraient-ils prétendre au même revenu que des hommes en pleine force de l'âge (6) ? Cette politique permet au planteur de faire de substan- tielles économies d'argent et de mettre les ouvriers en compétition.

En effet, nous avons pu constater que les Occasionnels cueillaient autant de café que leurs homologues, soit environ 2 quintaux par jours. Quotidiennement, les 100 Occasionnels ramènent donc 200 quintaux de cerises. Or, nous avons dit que le quintal était payé 4 Quetzales aux Occasionnels, ce qui représentent une somme de 800 Quetzales (1 080FF) pour le total des quintaux recueillis. Si le quintal était rému- néré à 5 Quetzales - comme aux Permanents -, le planteur devrait débourser 1000 Quetzales (135OFF). Au taux de rémunération en vigueur pour les Occasionnels, il fait donc une économie de 200 Quet- zales (270FF) par jour.

Pour enrayer les revendications salariales des Occasionnels, le planteur explique qu'il est prêt, à tout moment, à se passer de leur travail pour ne plus employer que des Cuadrilleros qui lui reviendraient moins cher. Ce procédé d'intoxication nous montre que la politique de main- d'œuvre menée par le planteur forme un "tout". La fonction économique et sociale d'une main-d'œuvre n'est pas analysable en tant que telle. C'est par rapport aux autres types de main-d'œuvre qu'elle prend tout son sens.

Il résulte de cette politique une étrange compétition dans laquelle les participants ne poursuivraient pas les mêmes buts. D'un côté, les Occa- sionnels ont comme un compte à régler vis-à-vis de tous les autres ouvriers. Ils tentent de prouver leur supériorité - en tant que cueilleurs - par rapport aux Indiens et leur égalité par rapport aux Permanents. D'un autre côté, les Permanents sont persuadés d'être les meilleurs cueilleurs de café. Ne se dénomment-ils pas les "Caféiculteurs" ? Quoi- qu'il en soit, cette émulation sert les intérêts économiques du planteur.

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Le groupe d'ouvriers le plus nombreux est celui qui rapporte le plus de café à la finca, et au moindre coût.

3. "Caféiculteurs" et Indiens : un jeu de miroir déformant Au-delà de la politique de main-d'œuvre menée par le planteur, com-

ment les Indiens vivent-ils ces inégalités ? La question de savoir si leur présence à lã finca pendant un mois se résume ou non à un long calvaire n'entraîne pas de réponses univoques.

3 A. L'isolement spatial Pendant leur séjour à la finca, les Cuadrilleros sont logés dans deux "dor-

toirs" {galerones) accolés l'un à l'autre, mais à l'écart du village des Perma- nents. Les dortoirs se situent au cœur des caféières à environ 500 mètres du village. La manière dont ils sont construits est très précaire. Les join- tures sont mal faites entre les murs de bambous et les toits de tôle ondu- lée. Le vent et la pluie pénètrent à l'intérieur lorsqu'un orage éclate. Pour se protéger de l'humidité ambiante - les Cuadrilleros dorment sur des matelas posés à même le sol -, ils clouent aux murs les sacs de toile qui servent à transporter les cerises de café à l'usine. À proximité, les cua- drilleros disposent également d'une cuisine extérieure, de trois douches et d'une fosse septique. Il n'y a ni électricité, ni table, ni chaise. La nature temporaire de ce logement est finalement assez fidèlement traduite par l'expression de "campement". Cinq épouses d'ouvriers permanents se chargent des repas et du lavage du linge des hommes sous la vigilance de la femme de l'administrateur. Hormis les deux surveillants qui supervi- sent leur travail dans les caféières, ces personnes sont à peu près les seules de la plantation qui daignent fréquenter les Cuadrilleros dans leur univers.

Dire que les Indiens se recréent un "chez-soi" dans cet univers sordide serait naïf. Mais affirmer que l'ambiance qui règne au campement est toujours morose serait tout aussi faux. En fait, les Indiens se connaissent déjà puisqu'ils proviennent tous de la même communauté. Ce facteur contribue certainement au bon déroulement du séjour. Le planteur est d'ailleurs parfaitement conscient de l'avantage de faire venir des Indiens d'une même communauté. Car, si elle est bonne pour le moral des ouvriers, cette ambiance ne se transforme pas en solidarité qui s'exerce contre les intérêts de la plantation. Pour le planteur, la docilité des Indiens est exemplaire. Elle tranche avec l'agressivité des Recrutés, les ouvriers qui proviennent des villages alentours de la finca. "Ces gens-là", dit le planteur, "forment un bloc de béton ; ils sont comme un syn- dicat !". De fait, ils participent comme un seul homme aux arrêts de tra- vail, contrairement aux Indiens.

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CAFEICULTEURS ET INDIENS DU GUATEMALA 1 1 5

3.2. L'isolement culturel

S'ils restent, la plupart du temps, confinés dans leur campement, les Indiens descendent parfois au village de la plantation. Les destina- tions varient peu. On va à l'église le dimanche soir (les Cuadrilleros sont tous catholiques) et dans les petites épiceries après le travail. À l'église, les Indiens occupent la quasi-totalité des bancs. Mêmes les épouses des Permanents (beaucoup plus fidèles au culte que leurs époux) ont du mal à trouver une place assise. En revanche, c'est par petits groupes que les Indiens se rendent dans les épiceries. Ils y achètent des cigarettes et des gâteaux secs. En général, ils prennent un long moment à savourer ces menus délices avant de remonter au campement. C'est ce moment précis qui a souvent retenu notre attention.

Force est de constater qu'à cette occasion, les Indiens ne sont pas vêtus "à l'indienne". Ils portent les vêtements de tous les cueilleurs de café, à savoir une chemise "à l'occidentale" déchirée, un pantalon de toile rapiécé et une paire de vieilles chaussures généralement trouées et sans lacets. Rien ne les distingue, apparemment, des autres. Cependant, le mimétis- me ne s'arrête pas là. En effet, les Indiens s'assoient, comme c'est l'usage parmi les autres cueilleurs de café, au bord de la route en commentant interminablement le passage de tel ou tel camion, de tel ou tel groupe de jeunes femmes affairées. Cette mise en scène, cependant, n'a d'autre résul- tat que d'attirer moqueries et quolibets. À ces provocations à peine dissi- mulées, les Indiens ne répondent pas et les bagarres n'éclatent jamais. Au lieu de cela, ils semblent redoubler d'efforts pour passer inaperçus.

Lorsque l'on demande à un Indien de parler de ses relations avec les autres ouvriers, il tente de convaincre qu'il n'est pas "chez lui" ou "à sa place" et que c'est donc à lui de faire des efforts "pour se mêler aux autres". Il ajoute que, partout, les locaux ou "les natifs" craignent "les étrangers". De l'autre côté, les Permanents appliquent ce principe à la lettre. Lorsqu'on leur demande s'ils ont des amis parmi les Indiens, ils répondent unanimement qu'ils n'ont rien à voir avec eux et que, de toute façon, ils ne les verront jamais plus. Bien entendu, cet argument est falla- cieux dans la mesure où l'agent recruteur de la plantation parvient à maintenir la même équipe d'une année sur l'autre. Au bout du compte, les Permanents en reviennent toujours au même argument : "ils" sont les "Caféiculteurs" et "eux" sont les Indiens, cette différence expliquant tout.

Le départ des Cuadrilleros de la finca El Edén s'effectue de la même manière que leur arrivée. Les Permanents, assis au bord de la route, fei- gnent d'ignorer les Indiens qui passent devant eux. Aucune agressivité ne plane dans l'air. Au plus, quelques jeunes éclatent d'un rire bruyant. Ces rires ne font que souligner, paradoxalement et en l'espace de quelques secondes, la densité d'un silence bien inhabituel. Pour leur départ, les Indiens ont revêtu leurs costumes bigarrés.

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CONCLUSION La diversité sociale et culturelle de la main-d'œuvre du café est

utilisée par le planteur pour servir ses objectifs de rentabilité. En effet, la politique de main-d'œuvre de la finca El Edén forme un véritable système où chaque groupe d'ouvriers réagit par rapport à l'autre. La mise en compétition économique des groupes, et le renforcement de l'opposition culturelle qui en résulte, sert finalement les intérêts économiques de la plantation. Le fait que les ouvriers permanents de l'exploitation se présentent comme "Caféiculteurs" face aux "Indiens" n'est donc pas le fruit du hasard. Cette opposition identitaire prend son sens par rapport à une autre relation, celle avec le planteur qui tente d'en retirer les fruits. L'identification des Permanents au café montre à quel point un phénomène de différenciation culturelle s'appuie sur des mécanismes socio-économiques largement contrôlés, voire manipulés, par le finquero. Le statut économique, le préjugé ethnique et les relations de pouvoir - dont la culture du café est le support -, sont les éléments indissociables des identités culturelles de ces groupes d'ouvriers de plantation. Bien entendu, ces phénomènes n'apparaissent pas seulement lors de la cueillette du café ; simplement, le rendez-vous annuel des Caféiculteurs et des Indiens les fait res- sortir avec plus de netteté (7). Dans ce processus de contrôle, le savoir- faire du planteur consiste à maintenir une hiérarchie dans un système où les oppositions sont parfois susceptibles de se compléter. Vaste program- me et tentative sans cesse renouvelée par les finqueros du Guatemala.

Résumé - La récolte du café dans une plantation guatémaltèque. Le proprié- taire joue des préjugés ethniques et même des conflits de travail pour mieux contrôler sa main-d'oeuvre. Le jeu complexe des notions identitaires et des représentations.

Resumen - La cosecha en una finca cafetalera de Guatemala. El finquero se vale de los prejuicios étnicos e incluso de los conflictos laborales para controlar a los recolectores. Complejidad del juego de identidades y representaciones.

NOTES

(1) Les thèmes abordés ici sont repris dans notre thèse d'ethnologie. Cette dernière porte sur l'organisation du travail et les dynamiques communautaires dans une grande plantation de café voisine de celle dont il est question dans cet article.

(2) Pendant longtemps, le Guatemala a eu la réputation d'être une "République bana- nière". Bien qu'il s'agisse davantage d'une caractéristique politique que d'une caractéris- tique agricole, elle s'applique toutefois mieux au Belize et au Honduras voisins.

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CAFEICULTEURS ET INDIENS DU GUATEMALA ' ' 7

(3) Pour plus de détails sur la caféiculture guatémaltèque, cf. de Suremain (Sous Presse). (4) L'étude de Bourgois (1989) sur une grande plantation de bananes du Panama abou-

tit sensiblement aux mêmes conclusions.

(5) Sur les rapports entre le travail forcé et le développement de la caféiculture, cf. Cambranes (1985) et McCreery (1976).

(6) L'inégalité des salaires entre les hommes et les femmes est également très nette dans les grands domaines sucriers (cf. Bossen 1983).

(7) Sur le rapport entre l'environnement et la structuration des identités culturelles dans une plantation voisine de celle dont il est question ici, cf. de Suremain (1991).

BIBLIOGRAPHIE

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A paraître: "La culture du café : une culture de classe ? Genèse et structure de la caféi- culture au Guatemala" in Les paysanneries du café .

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