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Les dangers des jeux vidéo

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Page 1: Les dangers des jeux vidéo

ARTICLE ORIGINAL

Les dangers des jeux vidéo

Videogames risks

S. Tisseron *

Journal de pédiatrie et de puériculture (2008) 21, 289—291

Disponib le en l igne sur www.sc ienced i rect .com

journa l homepage: http://france.e l sev ier.com/di rect/PEDPUE/

Maison des adolescents, boulevard de Port-Royal, 75014 Paris, France

MOTS CLÉSAdolescents ;Jeux vidéo ;Dépendance

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : serge.tisseron@vo

0987-7983/$ — see front matter # 20doi:10.1016/j.jpp.2008.07.003

Résumé Les jeux vidéo accompagnent les adolescents sur le chemin du passage de l’enfance àl’âge adulte en constituant le théâtre de leurs rêveries et leurs espoirs. Mais ils ont aussi desdangers, notamment chez les adolescents insécurisés qui ont vécu des carences précoces ou quisouffrent d’un défaut d’estime d’eux-mêmes. C’est alors plus la façon de jouer que le tempspassé à jouer qui est un indicateur de la gravité de leur état.# 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDSTeenagers;Videogames;Addiction

Summary Videogames accompany teenagers from childhood to adulthood, because they arethe stage of their fantasies and hopes. But they are dangerous when teenagers are insecure,when they have lived early lacks, or when they suffer from a bad self-esteem. The gravity of theirstate is more obvious through the way they play than through the time they spend playing withthese games.# 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Les jeux vidéo peuvent constituer le support de bénéficessemblables à tous les autres jeux [1]. Ils développent descompétences telles que la maîtrise des risques, l’adapta-bilité dans un environnement mouvant, la gestion de l’inat-tendu, le traitement d’informations en parallèle, etc. On yapprend aussi la socialisation et la communication, dans lamesure où, dans les jeux collectifs, il n’est possible deprogresser qu’en établissant des alliances. Les jeux cana-lisent aussi l’agressivité et permettent de lui donner uneorientation vers la ténacité ; ils encouragent à savoirreprendre courage après chaque échec. Enfin, certains jeuxfonctionnent comme des rites initiatiques pour des jeunesqui grandissent dans une société où il n’y en a plus. Celapeut éviter le recours à des pratiques initiatiques dans la

ila.fr.

08 Elsevier Masson SAS. Tous droi

réalité, avec les effets catastrophiques qui peuvent enrésulter.

Cependant, le jeu vidéo peut aussi être utilisé pour tenterd’échapper à des douleurs et des angoisses. Il peut s’agir desouffrance physique (c’est ainsi que des enfants atteints demaladies graves, notamment de tumeurs, pensent moins àleurs douleurs quand on leur permet de jouer à des jeuxvidéo, a preuve en est donnée par le fait que l’on peut alorsdiminuer considérablement leurs doses d’analgésiques !),mais le plus souvent de souffrance psychique, notammentune tristesse ou une dépression, d’autant plus que beaucoupde jeux vidéo offrent l’avantage de s’adapter au rythme dechacun. La persévérance y compense largement la lenteur : àforce de répéter les mêmes épreuves, l’enfant lent devientaussi performant que les enfants plus habiles et rapides, maisqui jouent moins.

Parfois, le présent pénible que l’enfant cherche à oublierne concerne pas sa vie psychique intime, mais sa vie

ts réservés.

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familiale : un enfant qui vit l’attitude de ses parents commeintrusive peut ainsi préférer les jeux vidéo à tout autreactivité parce qu’il sait que là, au moins, ils ne le suivrontpas !

Le problème sur lequel nous allons nous concentrer iciconcerne un aspect bien spécifique du jeu excessif : lepouvoir qu’ont les ordinateurs pour réactiver la relationpremière qu’un enfant a établie avec son environnement.C’est ce que j’ai appelé « la dyade numérique » [2]. Si lespremiers échanges avec l’environnement ont été satisfai-sants, l’adolescent utilise les mondes virtuels comme desespaces potentiels au sens où en parle Winnicott [3]. Il peutnotamment profiter pleinement des jeux vidéo en les consti-tuant en territoires de significations dans lesquels les enjeuxsymboliques sont au premier plan. Si, au contraire, sonhistoire précoce a été marquée par l’insécurité, des excita-tions excessives, insuffisantes ou inadaptées ou des frustra-tions narcissiques excessives, le risque est qu’il s’enfermedans la tentative d’utiliser l’ordinateur non pas comme unespace de significations symboliques mais comme un parte-naire d’interactions. Il tente avec lui de remettre sur lemétier les relations problématiques avec son entourageprécoce. Le désir qui l’habite est de s’en guérir, mais ledanger est qu’il réduise de plus en plus son monde à son jeu,sans vraiment en tirer de véritable satisfaction, jusqu’à unisolement social qui peut être très grave [4].

La constitution d’une dyade numérique peut répondre àquatre nécessités.

Rechercher un attachement sécurisé

L’enfant construit sa sécurité intérieure sur le modèle decelle qu’il trouve dans son environnement. Si celui-ci nepermet pas que s’établisse cette sécurité, il y a échec duprocessus normal d’attachement [5]. Il en résulte l’insécu-rité, la peur et le sentiment d’abandon. Winnicott [6] parlequant à lui de l’angoisse d’effondrement consécutive à uneséparation précoce vécue comme une « agonie primitive ».

À l’adolescence, les espaces virtuels peuvent être mis àcontribution pour tenter de colmater cette angoisse. Pourcertains, il s’agit d’avoir un écran toujours connecté qui lesassure de ne jamais se sentir abandonnés. Quelques-unscomparent la barre de téléchargement à un œil qui s’ouvreou à un visage qui se tourne vers eux pour les regarder.D’autres se créent un avatar immortel qu’ils ne quittentjamais. . . et qui ne les quitte donc jamais non plus. Le corpsréel de ces joueurs finit par perdre toute importance (onassiste à un déni du corps un peu comme dans l’anorexie).Seul compte leur double de pixels qu’ils ne doivent aban-donner à aucun prix, jusqu’à s’en laisser dépérir. L’avatardevient seul chargé d’assurer le sentiment de cohérence etde continuité du soi.

Quand ils sont en garde alternée, de tels enfants— contrairement à d’autres qui présentent d’autres formesde difficultés — transportent leur ordinateur avec eux ou enont deux, un chez chaque parent.

Maîtriser les excitations

L’enfant est normalement aidé par son entourage adulte àgérer les stimulations excessives de son environnement. La

faim, le froid, le chaud font l’objet d’actions apaisantes de lapart des parents. Mais l’adulte n’est pas seulement celui quiapaise les excitations excessives, il est aussi celui qui encommunique, notamment au moment de la toilette. Raca-mier [7] décrit la situation où une mère surexcite son bébésous le nom de « séduction maternelle primaire ». L’enfantqui a vécu cette forme de relation précoce peut s’engager àl’adolescence dans des interactions d’écran où il cherche àrevivre un bombardement d’excitations intenses — visuelles,auditives et tactiles. Il est surexcité comme lorsqu’il étaitsoumis à une mère excessivement excitante, mais, à ladifférence de ce qui se passait alors, il se rend finalementmaître de la situation : il réussit là où, bébé, il a échoué. Et ilse soigne parfois ainsi d’une passivité mortifère qu’il avaitprécocement intériorisée.

L’enfant sous-stimulé peut aussi trouver dans l’ordinateurun support de stimulations adapté à son rythme.

Enfin, les enfants qui ont vécu des traumatismes psychi-ques précoces — et notamment des situations demaltraitance — vivent souvent à l’adolescence une ambiva-lence extrême de leurs émotions. Ils ont une grande diffi-culté à dire et à exprimer leurs émotions, tout comme àpercevoir celles d’autrui. Le risque est alors qu’ils les rem-placent par des sensations. Les sensations, en effet, sonttoujours éprouvées mais elles peuvent en outre être maîtri-sées. L’engagement dans le jeu peut correspondre à ce désir.

Trouver un accordage affectif satisfaisant

L’enfant trouve normalement chez les adultes qui l’entou-rent un miroir de ses attitudes et de ses comportements.Stern [8] a décrit cette situation sous le nom d’« accordageaffectif ». Elle se caractérise par le fait que l’adulte interagiten empathie avec l’enfant en lui servant d’écho et de miroir.L’accordage affectif n’est pas une forme d’imitation, maisde transmodalité. Stern cite par exemple la situation danslaquelle un bébé de neuf mois, assis devant sa mère, secouede haut en bas un hochet et où celle-ci se met à secouer latête de haut en bas en suivant de près le rythme desmouvements du bras de son fils. Dans cette situation, lamodalité d’expression utilisée par la mère — ou, si onpréfère, le canal — est différente de celle qu’utilise lenourrisson. Ce qui est imité, ce n’est pas en soi le compor-tement de l’autre, mais plutôt son état émotionnel, qui setrouve traduit dans une autre modalité sensorielle. Sterninsiste sur le fait que la qualité d’un accordage contribue ausentiment de trouver un objet « nourrissant », susceptible demaintenir la vie psychique en organisant la résonance d’étatsaffectifs. À titre d’exemple, la nouvelle console de jeu« Wii » pousse beaucoup plus loin que d’autres cette cor-respondance en prenant en compte à la fois l’intensité, lerythme et la forme des comportements du joueur ; ainsi, enbougeant les mains d’une certaine façon et à une certainevitesse, le joueur anime une créature sur l’écran qui courtselon le même rythme.

Un enfant qui n’a pas trouvé, dans son environnement, unaccordage affectif suffisant peut tenter, à l’adolescence, dele construire par ordinateur interposé. Il se tourne alors verscelui-ci comme vers un espace qui lui procure un miroir deses gestes, mais aussi de ses pensées et émotions. Il ycherche un miroir d’approbation. Il appuie, par exemple,

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de façon répétitive sur une touche et le personnage qu’ilanime bondit en rythme ou bien il tire avec une armebruyante de telle façon que le « bam-bam » des coups defeu correspond au mouvement de son doigt ou de sa main.

Incarner l’idéal

L’enfant reçoit normalement des adultes des réponses qui luipermettent de se construire une estime de soi adaptée. Mais,lorsque l’environnement précoce n’a pas joué ce rôle — etnotamment lorsqu’il a dévié les réussites de l’enfant poursoigner ses propres préoccupations dépressives —, l’enfantreste fixé à des formes inadaptées du narcissisme.

À l’adolescence, il peut tenter de dépasser ce dysfonc-tionnement en s’appuyant sur l’interactivité des espacesvirtuels. Il donne alors forme à une figure qui correspondà ce que Kohut appelle un « soi grandiose idéalisé » [9]. Il sefabrique un avatar qui possède des armes et des vêtementsexceptionnels qui le font remarquer et admirer. Il cultive uneforme de représentation de lui-même sans rapport avec laréalité. Et le fossé se creuse progressivement entre lareprésentation de ses propres capacités dans le réel et cetteimage idéalisée de lui dans le virtuel.

Quand un tel adolescent est en garde alternée, il peutpasser beaucoup de temps à jouer chez l’un des deux parentset s’en passer totalement chez l’autre — c’est pareil lorsqu’ilest en vacances chez ses grands-parents. C’est parce qu’il estinvité à investir des formes de narcissisme adaptées dans unespace et pas dans un autre.

En pratique. . .

Les enfants qui sont des joueurs excessifs ont moins besoind’être cadrés que contenus. Leurs émois atteignent souventdans les jeux une intensité qui les dépasse et les fascine à lafois et qui justifie leur retour permanent à ces espaces. Lescontenir, c’est les inviter à mettre des mots sur les émotions

qu’ils y éprouvent afin de substituer peu à peu le bonheurdes motions partagés à la quête des sensations extrêmes.Mais il faut aussi tenter de cadrer cette activité avant qu’il nesoit trop tard. Pour cela, il faut suivre la signalétique PanEuropean game information (PEGI), présente au dos dechaque boîte, qui permet d’avoir une idée du contenu etde l’âge minimum recommandé. Il faut aussi contenir l’accèsInternet dans des horaires raisonnables. Chercher àcomprendre sans poser des limites serait tout aussi inefficaceque le contraire.

Les adolescents qui deviennent des joueurs excessifs sontle plus souvent des joueurs en souffrance. C’est pourquoi,il est important de ne pas les stigmatiser en les accusantd’etre addict. Rien ne se regle en interdisant les jeux, bienau contraire, car cela accroıt le sentiment du jeune d’etreincompris. Il a d’abord besoin d’etre aides a surmonter desinteractions precoces perturbees. Il est donc important delui proposer une consultation psychologique, de prefe-rence familiale. Il est aussi important que les parentss’interessent a ces jeux pour lui faire decouvrir qu’il existeun plaisir a jouer, mais aussi a parler de ses jeux.

Références

[1] Winnicott DW. Pourquoi les enfants jouent-ils ? L’enfant et lemonde extérieur, sciences de l’homme. Paris: Payot; 1997.

[2] Tisseron S. Le virtuel, une relation. In: Tisseron S, Missonnier S,Stora M, editors. L’enfant au risque du virtuel. Paris: PUF; 2006.

[3] Winnicott DW. Jeu et réalité. Paris: Gallimard; 1971.[4] Tisseron S. Virtuel, mon amour. Paris: Albin Michel; 2008.[5] BowlbyJ.Attachementetperte. Paris: PUF; 1978—1984(3 tomes).[6] Winnicott DW. La crainte de l’effondrement. Nouvelle revue de

psychanalyse. Paris: Gallimard; 1975. p. 35—44.[7] Racamier PC. Les schizophrènes. Paris: Payot; 1980.[8] Stern DN. Le monde interpersonnel du nourrisson, une perspec-

tive psychanalytique et développementale. Paris: PUF; 1989.[9] Kohut H. Le Soi. Paris: PUF; 1974.