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Les droits des médias Bertil Cottier I. Remarques liminaires Le présent support de cours ne se veut pas exhaustif ; ainsi il ne traite pas toutes les questions relatives au droit de la communication, mais se concentre sur celles qui impactent directement les activités des médias de masse que sont la presse écrite, la radio et la télévision. Après une introduction générale consacrée au cadre constitutionnel du droit de la communication (en particulier la liberté de l’information et ses principales exceptions), on abordera d’abord les règles qui gouvernent la recherche d’informations (lois sur l’accès à l’information, secret rédactionnel notamment), puis celles qui visent leur publication, à commencer par le régime juridique de la protection de la vie privée et de l’honneur. Le droit commun des médias ainsi exposé, on se penchera ensuite sur le statut de la radiodiffusion, et plus spécialement sur l’obligation de diligence accrue qui s’impose aux journalistes de radio et de télévision. La communication en ligne aurait elle aussi pu faire l’objet d’un chapitre distinct. Il n’en sera rien. En effet la plupart des règles pertinentes sont technologiquement neutres, autrement dit s’appliquent tant aux vecteurs de communication classiques qu’aux nouvelles technologies (plateformes internet, réseaux sociaux, forums de discussion ou blogs). Dès lors les particularités de la communication en ligne seront évoquées ponctuellement, au sein des différentes sections du présent support. Il convient en outre de relever que le régime juridique que nous décrirons ne résulte pas d’un seul et unique texte de loi ; au contraire des règles sur le trafic automobile qui ressortissent toutes à la seule loi fédérale sur la circulation routière, celles qui régissent les médias sont éparpillées dans plusieurs textes légaux allant de la constitution fédérale au code pénal, en passant, entre autres, par le code civil, la loi sur les télécommunications, la loi sur la radio et la télévision et la loi sur la concurrence déloyale 1 . A ces règles émanant du souverain, s’ajoutent celles dites déontologiques qui gouvernent la profession de journaliste, telle la Déclarations des droits et devoirs du journaliste. En dépit de leur importance pratique, ces normes autorégulatrices ne seront que rarement abordées ici, car elles sont dénuées de toute force contraignante. Dernière remarque: tant que faire se peut, la présentation du contenu des règles pertinentes sera illustrée d’exemples tirés de la jurisprudence du Tribunal fédéral – 1 A quoi il faut ajouter la loi sur le droit d’auteur qui ne sera pas traitée dans le présent support de cours.

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Les droits des médias

Bertil Cottier I. Remarques liminaires Le présent support de cours ne se veut pas exhaustif ; ainsi il ne traite pas toutes les questions relatives au droit de la communication, mais se concentre sur celles qui impactent directement les activités des médias de masse que sont la presse écrite, la radio et la télévision. Après une introduction générale consacrée au cadre constitutionnel du droit de la communication (en particulier la liberté de l’information et ses principales exceptions), on abordera d’abord les règles qui gouvernent la recherche d’informations (lois sur l’accès à l’information, secret rédactionnel notamment), puis celles qui visent leur publication, à commencer par le régime juridique de la protection de la vie privée et de l’honneur. Le droit commun des médias ainsi exposé, on se penchera ensuite sur le statut de la radiodiffusion, et plus spécialement sur l’obligation de diligence accrue qui s’impose aux journalistes de radio et de télévision. La communication en ligne aurait elle aussi pu faire l’objet d’un chapitre distinct. Il n’en sera rien. En effet la plupart des règles pertinentes sont technologiquement neutres, autrement dit s’appliquent tant aux vecteurs de communication classiques qu’aux nouvelles technologies (plateformes internet, réseaux sociaux, forums de discussion ou blogs). Dès lors les particularités de la communication en ligne seront évoquées ponctuellement, au sein des différentes sections du présent support. Il convient en outre de relever que le régime juridique que nous décrirons ne résulte pas d’un seul et unique texte de loi ; au contraire des règles sur le trafic automobile qui ressortissent toutes à la seule loi fédérale sur la circulation routière, celles qui régissent les médias sont éparpillées dans plusieurs textes légaux allant de la constitution fédérale au code pénal, en passant, entre autres, par le code civil, la loi sur les télécommunications, la loi sur la radio et la télévision et la loi sur la concurrence déloyale1. A ces règles émanant du souverain, s’ajoutent celles dites déontologiques qui gouvernent la profession de journaliste, telle la Déclarations des droits et devoirs du journaliste. En dépit de leur importance pratique, ces normes autorégulatrices ne seront que rarement abordées ici, car elles sont dénuées de toute force contraignante. Dernière remarque: tant que faire se peut, la présentation du contenu des règles pertinentes sera illustrée d’exemples tirés de la jurisprudence du Tribunal fédéral –

1 A quoi il faut ajouter la loi sur le droit d’auteur qui ne sera pas traitée dans le présent support de cours.

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l’autorité judiciaire suprême de notre pays – et de la Cour européenne des droits de l’Homme. Ces exemples concrets permettront au lecteur de « digérer » plus facilement une matière qui, de par sa nature juridique, demeure des plus sèches. Cela dit, la vocation du présent condensé n’est pas de se suffire à lui-même, mais de servir d’appui à des cours-séminaires destinés à l’étude de cas pratiques. II. Le cadre constitutionnel : la liberté de l’information II.1. Généralités Fruit des révolutions américaine et française, à la fin du XVIIIème siècle, les libertés fondamentales du citoyen (liberté de l’information, liberté d’association, liberté du commerce et de l’industrie, liberté de religion, etc.) ont pour objectif de garantir aux citoyens une sphère d’autonomie, sphère que les autorités publiques se doivent de respecter. Ces libertés individuelles sont aujourd’hui ancrées dans les constitutions de tous les Etats modernes (ce qui ne veut pas dire qu’elles sont partout prises au sérieux…) ; elles sont aussi consacrées par deux traités internationaux importants : le premier est global, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; le second est régional, la Convention européenne des droits de l’Homme (ci-après CEDH). L’un et l’autre texte ont été ratifiés par la Suisse. Aucune liberté n’est absolue : des impératifs prépondérants, telle la sécurité extérieure ou la moralité publique, peuvent justifier des restrictions ponctuelles. Ces restrictions ne sauraient être décrétées à la légère : elles doivent être prévues par un texte légal (en règle générale une loi adoptée par le parlement), répondre à un intérêt public avéré et être proportionnelle au but poursuivi (autrement dit, la restriction ne doit pas être excessive). Le contrôle du respect de ces trois conditions est l’affaire des tribunaux, sur plainte de citoyens lésés. Il importe de souligner que, dans leur conception classique, les libertés fondamentales ne protègent le citoyen que contre les ingérences émanant d’autorités publiques ; elles sont en revanche inopérantes à l’encontre des atteintes commises par des privés (p. ex. l’employeur peut à sa guise interdire à un employé de s’exprimer sur un sujet déterminé). Qui plus est, les libertés n’imposent à l’Etat qu’un devoir d’abstention ; elles ne fondent pas de quelconques revendications à la fourniture de prestations concrètes (p. ex., l’Etat ne peut être contraint, au nom de la liberté d’association, de mettre à disposition une salle de réunion pour l’assemblée d’un parti politique). II.2. La liberté de l’information Au sein du catalogue des libertés, il en est une qui joue un rôle déterminant dans un régime démocratique : la liberté de l’information, aussi appelée liberté d’expression ou liberté de communication. La démocratie se nourrit en effet du débat des idées : elle ne peut exister sans possibilité de communiquer, de discuter et de critiquer sans entraves. Comme l’a souligné le Tribunal fédéral2: « La liberté d'expression n'est pas 2 ATF 96 I 52.

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seulement, (…), une condition de l'exercice de la liberté individuelle et un élément indispensable à l'épanouissement de la personne humaine; elle est encore le fondement de tout Etat démocratique: permettant la libre formation de l'opinion, notamment de l'opinion politique, elle est indispensable au plein exercice de la démocratie. Elle mérite dès lors une place à part dans le catalogue des droits individuels garantis par la constitution et un traitement privilégié de la part des autorités ». Le terme générique de liberté de l’information recouvre diverses libertés plus spécifiques telles la liberté de l’art, la liberté de la langue ou la liberté des médias. Cette dernière expression a aujourd’hui supplanté celle de liberté de la presse, tombée en désuétude en raison de la diversification des moyens de communication de masse. Alors que la CEDH traite de la liberté de l’information dans une seule disposition (l’art. 10), la Constitution suisse lui en consacre deux: l’art. 16, intitulé liberté d’opinion et d’information, et l’art. 17, appelé liberté des médias. Cette différence est cependant plus formelle que substantielle, ces dispositions tendant toutes à assurer une communication plurale et indépendante. La Constitution suisse a toutefois l’avantage de préciser quelques éléments importants.

x D’abord, elle interdit expressément l’arme des tyrans qu’est la censure (art. 17. al. 2). L’interdiction ne vise toutefois que la censure dite préalable ; autrement dit, l’Etat n’est pas en droit de contrôler (ni de bloquer) les produits médiatiques avant leur publication (sauf mesures provisionnelles ; voir page 35, lettre D) ou leur diffusion. En revanche, s’il s’avère ensuite qu’un article de presse ou une émission télévisée était illicite (p. ex. parce que son contenu était diffamatoire ou pornographique), les autorités sont en droit d’intervenir.

x Ensuite, l’art. 17 al. 3 reconnaît expressément le secret rédactionnel, soit

le privilège des journalistes de refuser de témoigner sur les sources d’une information confidentielle. Nous détaillerons plus avant les modalités d’exercice de ce privilège (cf. III.21) ; à ce stade, on se contentera de souligner que la consécration constitutionnelle du secret rédactionnel est un signal fort, qui met en exergue le rôle primordial de cette institution dans un régime démocratique.

x Enfin, l’art. 16 al. 1 garantit la libre formation des opinions. En

conséquence, l’Etat doit s’abstenir de toute forme de propagande. Plus concrètement, l’activité journalistique n’est pas de son ressort ; ainsi, il n’est pas en droit d’éditer un quotidien d’information générale ou d’exploiter une station de radiodiffusion.

On notera finalement que notre constitution ne prévoit aucune mesure concrète tendant à assurer le pluralisme des médias, quand bien même celui-ci est toujours plus menacé par la concentration des organes de presse et la disparition de nombreux titres en manque de ressources financières. Plusieurs propositions de norme constitutionnelle tendant à octroyer à la Confédération la compétence de réguler le

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marché de l’information, notamment par le biais d’interdictions d’acquisition ou de fusion, ou encore par l’allocation de subsides aux médias en difficultés, ont échoué. La seule mesure interventionniste en vigueur dans notre pays est une aide à la distribution des publications : quelque 150 journaux et magazines, locaux ou régionaux, bénéficient d’un rabais substantiel sur les tarifs postaux (art. 16 de la loi fédérale sur la poste). II.3 Les restrictions à la liberté de l’information Comme toutes les libertés fondamentales, la liberté de l’information peut être restreinte en cas de nécessité. Les motifs de restriction de cette liberté sont avant tout la sécurité extérieure ou intérieure (ainsi p. ex. toute propagande en faveur d’Al-Qaïda ou de l’Etat islamique est interdite3), la santé et la moralité publiques, la dignité humaine, ainsi que la vie privée et le droit à l’honneur. Cette dernière catégorie de restrictions faisant l’objet d’un chapitre spécifique (cf. IV), les lignes qui suivent seront consacrées à la présentation de trois importantes restrictions, fondées sur la protection des bonnes mœurs : les interdictions de la pornographie, de l’atteinte aux sentiments religieux et du discours raciste. S’il est rare que des journalistes enfreignent directement l’une ou l’autre de ces trois interdictions, cela ne veut pas dire qu’elles ne concernent pas les médias. Cela dit, il importe de relever d’emblée que la Cour européenne des droits de l’Homme a, à de multiples reprises, insisté sur le fait que les restrictions à la liberté de l’information doivent demeurer exceptionnelles ; il est hors de question de réprimer des informations qui simplement « heurtent, choquent ou inquiètent » la population4. Ces informations, pour dérangeantes soient-elles, doivent être tolérées dans un régime démocratique et pluraliste. II.31 La pornographie La pornographie est régie par l’art. 197 du Code pénal. Cette disposition, longue et complexe, distingue la pornographie dure de la pornographie douce : en bref, la première est absolument interdite ; la seconde ne l’est que dans certains cas. Par pornographie dure, on entend la représentation crue des organes génitaux ou de l’acte sexuel impliquant des enfants, des violences, des excréments ou des animaux. Sauf motif culturel, ces représentations sont toujours punissables. Est considéré comme pornographie douce, toute autre représentation des organes génitaux ou de l’acte sexuel. La pornographie douce n’est punissable que dans deux cas : premièrement si la représentation est accessible aux mineurs de moins de 16 ans et/ou à des adultes qui n’en veulent pas ; deuxièmement, si elle est radiodiffusée.

3 Voir l’art. 2 de la loi fédérale interdisant les groupes «Al-Qaïda» et «Etat islamique» et les organisations apparentées (2014). 4 Voir pour la première fois, l’arrêt Handyside c./ Grande-Bretagne (CEDH 7 décembre 1976).

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On notera que toute personne qui, le sachant et le voulant, participe à la production et à la diffusion de pornographie dure (ou douce, si illicite) peut être sanctionné. II.32 L’atteinte aux sentiments religieux Contrairement à de nombreux pays (la France en particulier), la Suisse sanctionne les propos et les représentations blasphématoires, à l’art. 261 du Code pénal. Cette disposition n’a pas pour but de protéger les croyances en tant que telles, mais la paix publique. On rappellera que, par le passé, les conflits religieux (guerre de religions, Sonderbund) n’ont pas épargné notre pays. Resté pendant des décennies quasiment lettre morte, l’art 261 CP connaît aujourd’hui un regain d’actualité. La recrudescence des attaques, verbales ou écrites, contre les convictions religieuses des uns et des autres (notamment contre celles des minorités ou des étrangers) en est la cause. L’art. 261 ne réprime pas n’importe quelle plaisanterie, provocation ou insulte désobligeante, susceptible de heurter les sentiments des croyants. Pour être punissable, l’attaque doit revêtir un caractère délibérément crasse et offensant. En conséquence, la critique ou la satire des croyances, même de mauvais goût, doivent être tolérée. II.33 Les propos racistes Après bien des tergiversations (et suite à un vote populaire en 1994), la Suisse s’est finalement dotée d’une norme dite antiraciste, l’art. 261bis. Notre pays fut l’un des derniers d’Europe à prendre des mesures contre le discours haineux et la propagande raciale. L’art. 261bis n’entend pas censurer le débat politique sur les étrangers ou les minorités ; ainsi, même s’il est peu sympathique, un appel à renvoyer tous les réfugiés tamouls dans leur pays n’a rien de répréhensible. Ce que le législateur a voulu sanctionner, c’est le dérapage verbal, à savoir les propos dégradants qui tendent à dénigrer une race ou une ethnie ou à inciter à la haine contre leur appartenance, telle l’insulte « sales noirs » ou l’assertion vile « les Juifs sont d’une cupidité satanique ». Est également réprimée, la propagation d’une idéologie rabaissant systématiquement une race ou une ethnie. Toute forme de communication haineuse - la parole, l’écrit ou l’image – tombe sous le coup de la norme antiraciste. En outre, contrairement à la disposition sanctionnant la pornographie, un quelconque objectif culturel n’est pas une excuse. On relèvera enfin que l’art. 261bis réprime aussi le négationnisme, par quoi il faut entendre la mise en doute d’un génocide (notamment, mais uniquement, l’holocauste des juifs commis par l’Allemagne nazie). La disposition vise également la minimisation ou la justification d’un génocide.

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III. La recherche d’informations III.1 Introduction La Cour européenne des droits de l’Homme a investi la presse d’une mission précise, celle de « chien de garde de la société »5. En démocratie, il appartient aux journalistes de faire la lumière sur les abus, les dérapages et les dysfonctionnements des autorités publiques comme des entreprises privées ou des particuliers en vue. Reconnaitre la mission d’investigation de la presse est une chose, lui accorder les moyens de l’accomplir est une autre. Or force est encore de constater que la panoplie des instruments juridiques mis à sa disposition est encore incomplète. Certes, elle bénéficie depuis peu de la protection des sources ou d’un droit d’accès à l’information détenue par les autorités publiques, mais bien des épées de Damoclès demeurent encore suspendues sur les fauteurs d’indiscrétions ; on songe à la sanction pénale de la publication d’informations secrètes ou encore au statut précaire des lanceurs d’alerte. III.2 Les sources officielles III.21 Généralités Les personnes privées, qu’il s’agisse de célébrités ou d’inconnus, ne sont jamais tenues de répondre aux questions des journalistes : aucune règle juridique ne les contraint à donner des informations écrites ou orales; partant, elles sont parfaitement en droit d’opposer un sec et sonnant « no comment » aux requêtes de la presse. Il en va de même des associations idéales ou des entreprises commerciales, lesquelles sont, elles aussi, maîtresses de la quantité et de la qualité des informations qu’elles entendent donner au public. Seules font exception les sociétés commerciales cotées en bourse, qui sont obligées de révéler spontanément certaines informations importantes. Des raisons liées au renforcement de la bonne gouvernance des entreprises sont à l’origine de cette transparence partielle ; la principale d’entre elles est la nécessité de faire bénéficier tous les investisseurs, existants ou potentiels, d’un accès égal et simultané à l’information6. Pendant très longtemps, les autorités publiques pouvaient, comme les privés, tirer le rideau sur leurs activités. Une étape décisive vers l’ouverture a été franchie par la consécration, à la suite des révolutions américaines et françaises, du principe de publicité des séances des parlements et des tribunaux (cf. III.12) ; plus récemment, l’institution d’un droit général d’accès aux documents détenus par les autorités administratives a parachevé le changement de paradigme : de l’Etat secret, on est passé à l’Etat transparent (cf. III.13). III.22 La publicité des séances des organes législatifs et des instances judiciaires

5 Voir en particulier l’arrêt Observer et Guardian c. Royaume-Uni du 23 mai 1991. 6 Pour plus de détails, voir la directive du 29 octobre 2008 de la bourse de Zurich sur la publicité évènementielle (https://www.six-exchange-regulation.com/fr/home.html).

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Pilier d’un régime démocratique, le principe de publicité des séances des parlements et des tribunaux est solidement ancré dans la constitution fédérale, respectivement à l’art. 158 pour les Chambres fédérales et à l’art. 30 pour les tribunaux fédéraux (et cantonaux7). L’accès aux salles des délibérations est garanti à tout le monde, et pas seulement aux journalistes ; leur seul privilège est de pouvoir bénéficier de places réservées. La publicité des débats n’est pas absolue. Tant celle des organes législatifs que celle des instances judiciaires connaît des exceptions. Dans le cas des parlements, celles-ci relèvent soit de la sécurité intérieure (par ex. un débat sur la lutte contre le terrorisme qui révélerait des mesures opérationnelles) ou de la vie privée (p. ex. le recours en grâce d’un condamné)8. Cela dit, il importe de souligner que la publicité ne s’impose que pour les débats en plenum ; les commissions parlementaires, dont le travail préparatoire est souvent décisif, délibèrent toujours à huis-clos9, au motif que la confidentialité est indispensable à la recherche du compromis. Si les exceptions à la publicité du législatif sont peu nombreuses (et très rarement mises en pratique), elles sont beaucoup plus fréquentes en ce qui concerne le judiciaire. Aux intérêts de la sécurité intérieure et de la vie privée, s’ajoutent la sauvegarde l’ordre public et, au pénal, la protection de la victime (notamment en cas d’agression sexuelle) ou des témoins10. En règle générale, le huis-clos se limite aux seules dépositions sensibles (p. ex. l’audition d’un expert psychiatre). On notera aussi la possibilité pour le juge pénal de décréter le huis-clos partiel : le grand public sort, mais les chroniqueurs judiciaires restent à la condition qu’ils s’engagent à ne pas faire état des déclarations des parties faites à cette occasion. Le principe de publicité ne s’étend pas aux délibérations des juges. A l’exception notoire du Tribunal fédéral, celles-ci se déroulent à huis-clos. On relèvera enfin que du principe de publicité ne découle pas un quelconque droit à prendre des photos ou à faire des enregistrements sonores et/ou visuels des délibérations. Si les caméras sont volontiers tolérées dans les hémicycles parlementaires, elles sont en revanche bannies des prétoires au motif qu’elles sont susceptibles de troubler la sérénité de l’audience11 .

7 Les constitutions cantonales consacrent également la publicité des législatifs cantonaux et communaux. 8 Voir p. ex. l’art. 4 de la loi sur l’Assemblée fédérale. 9 Voir p. ex. l’art. 47 de la loi sur l’Assemblée fédérale et notamment sa deuxième phrase : « en particulier, il est interdit de divulguer les positions défendues par les différentes personnes ayant participé aux séances, ainsi que la manière dont elles ont voté. ». 10 Voir p. ex. l’art. 70 du Code de procédure pénale. 11 Voir par exemple l’art. 71 du code de procédure pénale qui dispose sans ambages que « les enregistrements audio et vidéo dans le bâtiment du tribunal de même que les enregistrements d'actes de procédure à l'extérieur du bâtiment ne sont pas autorisés ».

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III.23 Les lois sur la transparence des autorités publiques A. Introduction La Suisse n’a pas consacré un régime unique de publicité administrative mais plusieurs régimes ; en effet, en plus de la loi fédérale sur la transparence de l’administration qui régit l’accès aux documents officiels détenus par les autorités fédérales, une quinzaine de cantons12 ont aussi adopté des lois sur la transparence destinées à régir leurs propres autorités publiques (communes comprises). Bien qu’ils partent tous d’un principe fondateur commun – le droit de toute personne de consulter les documents aux mains de l’administration -, ces textes déclinent ce principe suivant des modalités différentes. Ainsi très rares sont les cantons qui envisagent la transparence administrative pour elle-même. De nombreux cantons traitent de cette matière et de la protection des données dans un seul et même texte de loi ; deux cantons (Argovie et Valais) vont même jusqu’à définir un véritable statut de l’information publique en y ajoutant encore la réglementation des archives publiques. La plupart des cantons combinent en outre les règles sur le droit d’accès à l’information avec les règles générales sur la publicité des débats des autorités législatives et judiciaires ainsi que sur l’information active de l’administration (conférences de presse, communiqués de presse, etc.). Par esprit de simplification, nous nous concentrerons sur la loi fédérale sur la transparence de l’administration ; le cas échéant, nous mentionnerons les solutions cantonales les plus originales. B. La loi fédérale sur la transparence en général Adoptée le 17 décembre 2004, la loi fédérale sur le principe de la transparence dans l’administration (ci-après LTrans) est entrée en vigueur le 1er juillet 2006. Elle a renversé le paradigme du secret de l’administration, qui s’appuyait sur une jurisprudence constante du Tribunal fédéral13, pour le remplacer par celui de la publicité. La LTrans est un texte court ; en un peu plus d’une vingtaine d’articles, elle délimite le cercle des autorités soumises à la transparence, définit les catégories de documents accessibles, établit une liste des motifs qui autorisent l’administration à rejeter une demande de consultation et règle la procédure d’accès. La LTrans est complétée par une ordonnance d’exécution (OTrans), qui précise certaines modalités d’implémentation du droit d’accès et prévoit des mesures d’accompagnement (assistance au requérant, accès aux registres, gestion des documents, etc.).

12 Au 1er janvier 2016, dix-neuf cantons (dont tous les cantons romands) avaient adopté des lois sur la publicité de leur administration. Appenzell Rhodes Intérieures, Glaris, Nidwald, Obwald et Thurgovie restent encore fidèles au principe du secret. À Lucerne et dans les Grisons, l’introduction de la transparence administrative est en discussion. 13 Notamment l’arrêt Bürgin du 8 mars 1978, in Recueil des arrêts du Tribunal fédéral (ci-après ATF) 104 Ia 94ss: « La liberté d'information, comprise dans la liberté d'expression et la liberté de la presse, n'oblige cependant pas les autorités à donner des informations ».

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La LTrans a vu le jour contre la volonté du gouvernement, qui craignait que la transparence non seulement ne paralyse le fonctionnement de l’administration mais encore n’engendre des coûts insupportables pour des finances publiques alors en crise. Au vu des expériences positives des cinq cantons qui connaissaient déjà le droit d’accès aux documents officiels (le premier fut Berne en 1996), le Parlement fédéral a été convaincu que cet instrument permettrait d’améliorer la confiance du citoyen dans ses autorités et de favoriser le débat public sur les questions de société. Il importe de souligner d’emblée que la LTrans n’a pas d’effet rétroactif (art. 23) ; autrement dit, elle ne s’applique pas aux documents créés ou reçus par l’administration avant son entrée en vigueur. Le législateur ne voulait pas que les citoyens puissent accéder à des documents rédigés par des fonctionnaires qui, vivant alors sous le paradigme du secret, n’imaginaient pas que leurs écrits seraient un jour consultables par des tiers…. Semblable non rétroactivité n’existe pas dans les cantons qui ont consacré la publicité des documents administratifs, à l’exception du canton de Fribourg. C. Champ d’application Le cercle des autorités soumises à la transparence comprend toutes les autorités qui sont appelées à adopter des textes réglementaires ou à prendre des décisions administratives. Autrement dit, le champ d’application de la LTrans dépasse celui de l’administration fédérale centrale (départements, offices) pour s’étendre aux unités administratives indépendantes, aux établissements publics, voire à des privés qui se sont vus délégués des pouvoirs de puissance publique. Le Parlement a toutefois fait échapper à la transparence l’Autorité fédérale des marchés financiers (FINMA), la Banque nationale (art. 2 al. 1), et plus récemment le Service de renseignement14. La jurisprudence a eu l’occasion de souligner que les nombreuses commissions fédérales qui ont pour mission de conseiller les autorités sur des thématiques particulières (protection des consommateurs, statut des étrangers, promotion du cinéma, service civil, etc.) et qui sont en grande partie composées de personnes extérieures à l’administration publique (représentants des milieux économiques et de la société civile, lobbyistes, experts etc.) sont soumises à la publicité15. On notera que le canton de Genève a étendu la transparence aux organismes privés qui soit bénéficient de subventions publiques, soit sont liés à l’Etat par des liens personnels (représentants du gouvernement ou de l’administration siégeant dans les organes directeurs) ou financiers (participation au capital de l’organisme). Plus précisément, l’art. 3 al. 2 de la loi genevoise sur l’information envisage les trois hypothèses suivantes : « une participation majoritaire à leur capital social, un subventionnement à hauteur d’un montant égal ou supérieur à 50% de leur budget de fonctionnement (mais au minimum de 50 000 CHF), la délégation en leur sein de

14 Voir l’art. 67 de la loi fédérale sur le renseignement. 15 Arrêt du Tribunal administratif fédéral du 7 décembre 2011, considérant 4.2 (le cas concernait la Commission fédérale pour les vaccinations).

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représentants en position d’exercer un rôle décisif sur la formation de leur volonté ou la marche de leurs affaires ». Reste une petite question qui fait grand débat : la soumission du gouvernement lui-même à la transparence. La LTrans fait échapper le Conseil fédéral à la publicité des documents administratif (art. 2 al. 1 lett. a a contrario). La raison officielle est la volonté de protéger la collégialité : le gouvernement doit apparaître uni vers l’extérieur, donc il importe d’empêcher la révélation des prises de position des différents membres de l’exécutif, en particulier leurs éventuelles opinions divergentes ; la raison officieuse est la préservation d’une zone de secret en faveur du pouvoir politique suprême, sorte de reliquat du temps où l’information était le fait du prince. Quelques cantons sont allés plus loin : ils ont déclaré généralement secrets les documents afférents à des séances à huis-clos ; et ce, quel que soit l’organe siégeant à huis-clos (gouvernement cantonal, exécutif municipal, organes administratifs, etc.). D’autres, à commencer par le canton de Berne, ont cependant estimé qu’il n’y avait pas lieu de privilégier le gouvernement : la législation sur le droit d’accès, et le cas échéant les exceptions de secret qu’elle institue, suffit à protéger ses activités politiques. La LTrans (art. 5) soumet à la transparence toute information qui concerne l’accomplissement d’une tâche publique et qui a été enregistrée sur un support quelconque, qu’il s’agisse d’un support papier, d’un support électronique ou d’un support numérique. Les lois cantonales consacrent la même conception, très large, des types de documents accessibles, souvent par le biais d’un catalogue concret. Ainsi le canton de Neuchâtel soumet à la publicité « les rapports, études, procès-verbaux approuvés, statistiques, registres, correspondance, directives, prises de position, préavis ou décisions ». Ces typologies sont toutefois toujours exemplaires, et nullement exhaustives. Ne sont en revanche pas soumis à la transparence, les documents qui sont commercialisés par l’administration (les cartes topographiques p. ex.) et les documents qui n’ont pas atteints leur stade définitif d’élaboration tels les esquisses et les brouillons. Le Tribunal administratif fédéral a ainsi refusé l’accès aux versions préliminaires d’une interview donnée par une conseillère fédérale à un grand quotidien16. Au contraire de certains cantons, la LTrans ne prévoit aucune exception pour les documents internes, à moins qu’il ne s’agisse de notes purement personnelles, c’est-à-dire de documents établis à des fins professionnelles mais utilisés exclusivement par leur auteur (ou par un cercle très restreint de collègues) ; ces notes tombent toutefois sous le coup de la transparence dès qu’elles sont remises à des tiers pour avis ou si elles servent de base à une décision.17 Enfin, il va de soi que la transparence porte sur les documents créés par l’administration comme ceux qu’elle a reçu des administrés. En conséquence, ces derniers sont privés de toute possibilité d’exercer une influence quelconque sur le caractère public ou non d’une lettre ou d’un rapport qu’ils remettent aux autorités publiques. Désormais c’est la loi qui seule définit, à la lumière des critères qu’elle pose,

16 Arrêt du Tribunal administratif fédéral du 22 décembre 2011. 17 Recommandation du Préposé fédéral à la transparence du 11 décembre 2008.

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si les documents émanant de tiers sont accessibles ou non ; la volonté des tiers d’exiger la confidentialité est sans effet sur le statut public ou secret de l’information. Enfin, on relèvera que la LTrans (art. 8 al. 5) confère un statut public absolu aux rapports d’évaluation des services administratifs au motif qu’il est important que la population soit renseignée sur les appréciations positives ou négatives apportées aux prestations des autorités publiques.18 D. Les exceptions à la transparence La LTrans établit une liste des motifs qui justifient un refus d’accès (art. 7). Ces motifs de secret sont définis de façon très générale : « sûreté intérieure ou extérieure de la Suisse; politique extérieure de la Suisse ou ses relations internationales ; relations entre la Confédération et les cantons ; politique économique ou monétaire de la Suisse ; secrets d’affaires19 et sphère privée de tiers ; etc. ». La méthode des clauses générales a un défaut sérieux : elle laisse une (trop) vaste marge d’appréciation à l’administration qui peut jouer sur le caractère vague des clauses pour bloquer l’accès à des informations importunes ou compromettantes. L’applicabilité de ces exceptions relève non d’une pesée des intérêts en présence, mais d’un harm test, lequel repose sur l’examen de deux conditions cumulatives. Premièrement la communication des informations doit porter atteinte à l’intérêt protégé, et ce de manière notable ; autrement dit l’atteinte ne doit pas consister en de simples désagréments ou embarras pour l’administration publique ou un tiers20. Deuxièmement, il doit exister un risque sérieux que cette atteinte survienne. Si l’atteinte n’est que du domaine du concevable ou de l’éventuel, l’accès aux informations doit être accordé. Il en va de même si elle est minime. Ainsi dans une affaire mettant en jeu l’exception de secret d’affaires, il a été jugé que cette clause dérogatoire « ne concerne que des données essentielles dont la prise de connaissance par la concurrence entraînerait des distorsions du marché et ferait perdre un avantage concurrentiel à l’entreprise concernée »21. La liste des clauses de secret posée par la LTrans est exhaustive ; l’administration n’est pas en droit de se fonder sur d’autres motifs pour occulter une information. Ainsi refuser à un journaliste l’accès à un rapport controversé sur le rôle des imams en Suisse par crainte d’une publication tronquée, susceptible de déformer la réalité et de fausser

18 On notera que cette publicité absolue ne s’étend pas à l’évaluation des prestations individuelles des fonctionnaires. 19 Le secret d’affaires est la clause la plus souvent invoquée pour refuses l’accès. Le plus souvent à tort, car cette notion doit être interprétée restrictivement et ne protéger que les informations susceptibles de donner, si elles étaient publiées, un avantage à concurrent. Pour un cas récent, voir l’arrêt du Tribunal fédéral du 2 décembre 2015 qui a contraint l’Office fédéral des constructions et de la logistique à remettre au Tages Anzeiger les noms des principales entreprises qui fournissent la Confédération en biens et en services. 20 Recommandation du Préposé fédéral à la transparence du 23 décembre 2010. 21 Recommandation du Préposé fédéral à la transparence du 22 avril 2009.

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le débat en engendrant des malentendus ou des interprétations erronées, n’est pas une raison valable22. Les cantons ont tous institué des motifs de refus d’accès semblables au droit fédéral ; quelques-uns en ont ajouté d’autres, plus ou moins pertinents. Ainsi si Genève protège les travaux de recherche scientifique en cours ou en voie de publication (ce qui est heureux), Vaud permet de refuser l’accès si le traitement de la requête nécessite un travail « disproportionné » (ce qui est malheureux). Il importe de souligner que la transparence n’est pas concomitante ; autrement dit un document officiel ne devient accessible qu’une fois que l’administration s’est prononcée sur l’affaire dont il relève. Tant le législateur fédéral que les législateurs cantonaux ont eu à cœur de protéger absolument la phase préparatoire des décisions, au motif qu’il faut laisser à l’administration la possibilité d’étudier ses dossiers à l’abri de toute pression provenant des médias et de la population. E. Le cas particulier de l’exception de protection de la vie privée Dans un pays de longue tradition du secret comme la Suisse, le conflit entre le droit d’accès aux documents administratifs et la protection de la vie privée, en particulier la législation sur la protection des données personnelles, fait l’objet de controverses. La solution trouvée au niveau fédéral tient du compromis ; en effet, la LTrans ne donne aucune priorité absolue à une institution sur l’autre, mais instaure un mécanisme, complexe, pour déterminer dans quelle mesure un document officiel contenant des données personnelles est accessible. Ce mécanisme prévoit deux étapes :

- tant que faire se peut, l’autorité accordera l’accès sous forme anonymisée (art. 9 LTrans) ; les informations qui permettent d’identifier des personnes précises seront rendues illisibles ou éliminées du document. Cette règle concrétise le principe de proportionnalité qui veut que l’accès soit restreint, et non purement et simplement refusé, si le document requis contient l’une ou l’autre information secrète ; - si l’anonymisation est impossible ou n’a pas de sens (car le document, privé de ses données personnelles, devient incompréhensible), l’accès ne sera accordé que si « les données concernées sont en rapport avec l’accomplissement de tâches publiques et que la communication répond à un intérêt public prépondérant » (art. 19 al. 1bis de la loi fédérale sur la protection des données)23. L’OTrans (art. 6) cite trois exemples d’intérêt public prépondérant :

x un besoin particulier d’information de la part du public suite notamment à des événements importants;

x la protection de l’ordre, de la sécurité ou de la santé publics exige la publication ;

22 Recommandation du Préposé fédéral à la transparence du 21 octobre 2010. 23 En principe, la personne concernée sera consultée avant toute décision. Elle a 10 jours pour se prononcer. Son avis n’est toutefois pas contraignant.

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x la personne concernée bénéfice d’avantages importants de la part de l’Etat (emploi, subventions notamment).

S’agissant de ce dernier cas, et plus particulièrement de l’accès à des données concernant des fonctionnaires ou des magistrats, le positionnement de la personne concernée au sein de la hiérarchie de la fonction publique est décisif : plus il est élevé, plus la révélation de l’identité se justifie. En revanche, l’intérêt à la protection des personnes en cause tend à l'emporter si la requête d’accès porte sur des données sensibles au sens de la législation sur la protection des données, à savoir des données sur « les opinions ou activités religieuses, philosophiques, politiques ou syndicales ; la santé, la sphère intime ou l’appartenance à une race ; des mesures d’aide sociale ; des poursuites ou sanctions pénales et administratives »24. Ainsi il a été jugé que :

x l’intérêt du public à connaître le montant des indemnités de départ de hauts fonctionnaires (et l’octroi d’éventuels parachutes dorés) l’emporte sur l’intérêt privé de ces derniers à la protection de leur situation financière25 ;

x le contrat de réengagement du procureur de la Confédération, pour un mandat limité à quelques mois, après son départ forcé pour cause de non réélection par le Parlement est accessible en raison de soupçons de favoritisme (en l’espèce il s’agissait de permettre le versement des quelques mois de cotisation à la Caisse fédérale de pensions qui manquaient à l’ex-procureur pour bénéficier d’une pleine retraite)26 ;

En revanche les deux requêtes suivantes ont été rejetées :

x celle d’un journaliste désireux de savoir si une quinzaine de personnes soupçonnées d’appartenance à des mouvements d’extrême-droite, dont il disposait des noms, revêtaient le rang d’officier dans l’armée suisse. Le maintien du secret était justifié par le fait que les officiers ne sont pas des agents de la fonction publique, et qu’en conséquence ils bénéficient d’une protection de la vie privée renforcée semblable à celle des particuliers ;

x celle d’un candidat malheureux à un emploi auprès d’un service informatique qui souhaitait consulter le dossier du concurrent choisi pour vérifier si ce dernier lui était véritablement supérieur. Il a été jugé que la divulgation des pièces d’un dossier de candidature est une intrusion grave dans la sphère privée qui n’était pas contrebalancée par un intérêt prépondérant quelconque, vu notamment le caractère subalterne de l’emploi en question.

Au niveau cantonal, la résolution du conflit entre la protection des données personnelles et la transparence a donné lieu à des solutions différentes. Certains cantons ne permettent l’accès qu’avec le consentement de la personne concernée (Argovie, Schwyz), d’autres n’exigent le consentement que pour les données sensibles (Berne, Zurich), d’autres encore ont repris tel quel le compromis fédéral (Genève, 24 Art. 3 let. c de la loi fédérale sur la protection des données personnelles. 25 Arrêt du Tribunal administratif fédéral du 11 février 2011, A-3609/2010. 26 Recommandation du Préposé fédéral à la transparence du 22 février 2012.

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Fribourg, Neuchâtel). Enfin Vaud se singularise par un régime particulier : il autorise l’accès à des données personnelles qui ne porteraient pas notablement atteinte à la sphère privée ; dans le cas contraire, la personne doit avoir donné son accord. Ainsi la communication de l'identité des pompiers ayant participé à une intervention a été communiquée, car à priori elle ne viole pas leur sphère privée; en revanche, le nom des personnes ayant demandé l’intervention des pompiers n’a pas été révélé27. F. La procédure d’accès La procédure d’accès se caractérise par la mise à la charge des autorités d’une obligation de rapidité. Le rythme habituel de la bureaucratie risquerait de décourager les requêtes d’accès, notamment celle qui émanent de la presse ; celle-ci est en effet soumise aux contraintes de l’actualité : recevoir un document plusieurs mois après le dépôt de la requête est sans intérêt. La LTrans donne 20 jours aux autorités pour se déterminer sur une requête ; ce délai peut être prolongé une seule fois si le document requis est difficile à se procurer ou si la requête porte sur un grand nombre de documents (art. 12). Les cantons sont en général plus généreux : les délais varient entre dix jours (Valais) et quinze jours (Vaud et Tessin). Reste que la plupart des cantons ne consacrent pas une limite de temps quantitative, mais qualitative : un traitement rapide des requêtes est exigé à Genève, Berne et Soleure, dans les meilleurs délais au Jura et avec diligence à Neuchâtel et à Fribourg ; ici ou là, il est encore précisé que les demandes des médias doivent être traitées en priorité. La requête est informelle : en général, une demande orale suffit (sauf à Berne, au Jura et au Tessin où elle doit être écrite). Cela dit, le requérant doit donner des précisions sur le document requis ; sont souhaitées des indications permettant de le repérer, telle sa date de création ou de réception, son titre, son auteur ou encore son sujet28. Des demandes trop génériques (p. ex. l’ensemble des dossiers de marchés publics impliquant la commune NN) ou confuses peuvent être rejetées29. Cela dit, plusieurs législations cantonales enjoignent l’autorité requise à assister le requérant dans ses recherches, notamment en mettant à sa disposition les registres internes à l’administration. Le requérant n’est jamais tenu de motiver sa demande (art. 7 OTrans) ; en outre, il a le droit de demeurer anonyme. Reste que, pour des raisons de sécurité, il peut être tenu de révéler son identité pour pénétrer dans certains bâtiments publics (art. 4 al. 3 OTrans). Logiquement l’accès devrait être gratuit, car on peut sérieusement douter de la valeur d’un droit de contrôle dont l’exercice serait payant. La plupart des cantons

27 Arrêt du Tribunal administratif du canton de Vaud (A. et B. contre Commune de Montreux, 2008) 28 La sanction de l’absence, dans un délai de dix jours, d’indications complémentaires requises pour l’identification des documents souhaités est le rejet de la demande (art. 7 al. 4 OTrans). 29 Recommandation du Préposé fédéral à la transparence du 28 juillet 2008.

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garantissent ainsi un accès sans frais (sauf si la recherche des documents requis nécessite un travail important). Il en va autrement au niveau fédéral : l’art. 17 de la LTrans dispose que « l’accès aux documents officiels est en principe soumis au paiement d’un émolument » ; même si l’OTrans concède que les frais inférieurs à 100 CHF ne seront pas perçus, pareille assujettissement a été dénoncé par la presse qui y voit un obstacle à sa mission d’investigation. Avec succès puisque le Tribunal fédéral a finalement déclaré que les journalistes devaient bénéficier, selon les circonstances, de réductions substantielles, voire même d’une exonération complète30. G. Médiation et voies de recours En cas de litige entre le requérant et l’administration, la LTrans institue une procédure de médiation obligatoire, préalable à la saisine du Tribunal administratif fédéral. L’organe de médiation est le Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (ci-après le Préposé) ; ce dernier entend les deux parties en conflit et cherche à les concilier. Si la médiation échoue, le Préposé se prononce sur la validité de la requête sous forme d’une recommandation émise dans les 30 jours qui suivent le dépôt de la demande de médiation. Comme son nom l’indique, la recommandation n’est pas obligatoire : l’autorité requise est libre de la suivre ou non ; si elle décide de ne pas suivre une recommandation tendant à donner raison au requérant, ce dernier peut porter le conflit devant les tribunaux (d’abord le Tribunal administratif fédéral, ensuite le Tribunal fédéral). Le Préposé ne peut ni saisir la justice, ni conseiller le requérant qui fait recours contre une recommandation qui n’est pas suivie31. Au niveau cantonal, les voies de droit varient considérablement. Si Genève, Vaud et Valais ont mis en place des procédures de médiation peu ou prou semblables au système fédéral, Berne, Neuchâtel, Fribourg et Jura font directement trancher les litiges par le Tribunal administratif. H. Premiers bilans de la LTrans La LTrans a été évaluée par deux fois d’abord en 2009, puis en 2014. Il en ressort que le principe de publicité qui demeurait à l’origine peu connu du public et des médias est aujourd’hui toujours plus fréquemment utilisé par les journalistes, lesquels découvrent que le droit d’accès est un instrument efficace pour mener à bien leurs recherches. Un pool de journaliste d’investigation s’est d’ailleurs créé pour favoriser les échanges de bonnes et mauvaises expérience en matière de droit d’accès, pour offrir des conseils juridiques en cas de litige avec à l’administration et pour publier en ligne les documents controversés qu’ils ont conquis de haute lutte32. Les évaluations entreprises ont en outre montré une absence d’homogénéité de l’administration face à la transparence : certains services jouent parfaitement le jeu et

30 Arrêt du Tribunal fédéral du 26 avril 2013 (139 I 114). 31 A la différence des affaires de protection des données où le Préposé a qualité pour recourir contre le non-respect par une autorité d’une recommandation. 32 Voir le site www.oeffentlichkeitsgesetz.ch

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se montrent très coopératifs ; d’autres (le Département des affaires étrangères notamment) semblent encore ignorer le renversement de paradigme et se comportent comme si le droit d’accès n’existait toujours pas ou développent des pratiques cachottières (p.ex. faire délibérément trainer en longueur le traitement des procédures d’accès). Pareils problèmes existent aussi au niveau cantonal. III. 3 Fuite et publication d’informations secrètes Pour accomplir leur mission de chien de garde sociétal, les journalistes ne peuvent pas uniquement compter sur les documents accessibles par le biais des législations sur la transparence. Certains documents qui tombent sous le coup du secret administratif ou du secret d’affaires leur sont souvent indispensables pour découvrir des abus ou des dysfonctionnements. Ces documents décisifs mais confidentiels ne peuvent alors leur parvenir que par le biais d’une fuite. L’auteur de la fuite, aussi appelé lanceur d’alertes ou whistleblower, risque gros : s’il est identifié, il encourt une condamnation pénale soit pour violation du secret de fonction (art. 320 du code pénal), soit pour violation de secret commerciaux ou d’affaires (art. 162 du code pénal) ; à quoi s’ajoute la résiliation immédiate des rapports de travail. Autant dire que le lanceur d’alerte fait preuve de courage, car à ce jour il ne bénéficie d’aucune protection particulière ; et ce, même si les actes qu’il a dénoncés étaient graves33. Indirectement toutefois, une certaine protection lui est accordée par le biais du secret rédactionnel, à savoir le droit (ce n’est pas une obligation, mais une faculté) du journaliste de refuser de témoigner sur l’identité de sa source d’information. III.31 Le secret rédactionnel A. Introduction L’obligation de coopérer avec la justice est un devoir civique. A l’exception des avocats, des médecins et des prêtres catholiques, tout un chacun doit apporter son témoignage, sous peine de sanction pénale. Soucieux de protéger leurs sources d’informations confidentielles, comme le leur commande d’ailleurs l’éthique professionnelle34, les journalistes ont toujours revendiqué le privilège de ne pas, eux aussi, répondre aux questions des juges. En vain ; jusqu’à ce qu’en 1996, la Cour européenne de droits de l’homme, désireuse de réellement mettre les journalistes en mesure d’assumer leur rôle de chien de garde sociétal, annule la condamnation d’un journaliste anglais pour refus de témoignage (il s’était obstiné à ne pas révéler le nom du fonctionnaire qui l’avait alerté sur des fraudes commises par la municipalité d’une petite ville britannique).

33 Arrêt du Tribunal fédéral du 12 décembre 2011, 6B_305/2011 (confirmation de la condamnation pour violation du secret de fonction de deux fonctionnaires zurichoises qui avaient révélé à l’hebdomadaire alémanique Weltwoche plusieurs cas d’octrois abusifs d’allocations de sécurité sociale). 34 Voir pour la Suisse, le chiffre 6 de la Déclaration des droits et devoirs du journaliste.

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A cette occasion, la Cour a souligné en des paroles fortes que « la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse (…). L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général »35. Quelques années plus tard, les juges de Strasbourg parachevaient la protection du secret rédactionnel en mettant leur veto aux perquisitions et aux saisies judiciaires dans les bureaux des journalistes, en ces termes : « des perquisitions ayant pour objet de découvrir la source d'information des journalistes — même si elles restent sans résultat — constituent un acte encore plus grave qu'une sommation de divulgation de l'identité de la source »36. Suite à ces deux jurisprudences, la Suisse s’est vu contrainte de doter son code pénal d’une disposition propre à consacrer le secret rédactionnel. Ainsi est né l’art. 28a, intitulé protection des sources, lequel dans un premier alinéa autorise les journalistes à refuser de coopérer avec les autorités de poursuite pénale, mais dans un second alinéa pose des limites à ce privilège en définissant un certaine nombre d’exceptions.

Art. 28a Protection des sources 1 Les personnes qui, à titre professionnel, participent à la publication d'informations dans la partie rédactionnelle d'un média à caractère périodique et leurs auxiliaires n'encourent aucune peine et ne font l'objet d'aucune mesure de coercition fondée sur le droit de procédure s'ils refusent de témoigner sur l'identité de l'auteur ou sur le contenu et les sources de leurs informations. 2 L'al. 1 n'est pas applicable si le juge constate que: a. le témoignage est nécessaire pour prévenir une atteinte imminente à la vie ou à l'intégrité corporelle d'une personne; b. à défaut du témoignage, un homicide au sens des art. 111 à 113 ou un autre crime réprimé par une peine privative de liberté de trois ans au moins ou encore un délit au sens des art. 187, 189 à 191, 197, al. 4, 260ter, 260quinquies, 305bis, 305ter et 322ter à 322septies du présent code, et de l'art. 19, al. 2, de la loi fédérale du 3 octobre 1951 sur les stupéfiants2 ne peuvent être élucidés ou que la personne inculpée d'un tel acte ne peut être arrêtée.

B. Un privilège Le secret rédactionnel étant un privilège, le cercle de ceux qui en bénéficient doit être limité avec précision. C’est ainsi que le dit art. 28a dispense de témoignage les seuls journalistes professionnels, par quoi il faut entendre ceux qui déploient, dans la continuité, une activité d'une certaine intensité quantitative et qualitative. Des emplois à durée déterminée ou à temps partiel, ou encore non rémunérés peuvent répondre à ces conditions ; partant le privilège s’étend aux stagiaires, aux correspondants des rubriques locales, sportives ou culturelles ou encore aux collaborateurs rédactionnels d'organes de partis politiques ou d'associations qui touchent un nombre non négligeable d'intéressés. Le bloggeur, l’auteur d’une lettre de lecteur ou d’une contribution sur le forum de discussion d’un média ou encore le journaliste citoyen ne peut en revanche prétendre au droit de refuser son témoignage.

35 Goodwin c./ Royaume-Uni, 27 mars 1996. 36 Ernst c./ Belgique, 15 juillet 2003.

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Il importe en outre que le média qui emploie journaliste paraisse régulièrement (parution mensuelle, hebdomadaire ou quotidienne) et non occasionnellement, comme un pamphlet de carnaval ou un livre. On relèvera encore que l’art. 28a étend la protection des sources aux supports des activités journalistiques: documents et renseignements fournis par des tiers, photos et vidéos, notes manuscrites, etc.37. Ces pièces ne peuvent pas être saisies par les enquêteurs. C. Les limites du privilège Le législateur suisse a assorti la consécration du secret rédactionnel d’une liste d’exceptions particulièrement longue ; si celles relatives à l’homicide, au brigandage, à la prise d’otages et aux infractions d’ordre sexuel sont légitimes, on regrettera qu’en cas de corruption, de crime organisé, de blanchiment d’argent et de trafic de stupéfiants les médias doivent collaborer avec la justice. Ces actes sont en effet souvent liés à la criminalité économique qui est l’une des cibles du journalisme d’investigation. L’obligation exceptionnelle de témoigner ne concerne pas seulement des crimes commis, mais aussi des crimes en préparation. Encore faut-il qu’il y ait une menace imminente d’atteinte à l’intégrité physique de personnes et que la déposition du journaliste soit indispensable pour la prévenir. Cela dit, en Suisse, le journaliste n’est en aucun cas obligé de dénoncer spontanément aux autorités judiciaires des crimes (commis ou en préparation) dont il a eu connaissance. III.32 La sanction de la publication d’informations secrètes Le code pénal sanctionne, à son art. 293, quiconque – mais la norme vise surtout la presse d’investigation – publie des extraits de documents confidentiels (telles des pièces d’une affaire pénale en cours d’instruction ou un rapport des services de renseignements) ou des propos tenus par des participants à des séances qui se sont déroulées à huis-clos (p. ex. des commissions parlementaires). Même si la menace est faible, car d’une part le juge peut renoncer à toute peine dans les cas de peu de gravité, d’autre part la sanction n’est que pécuniaire, cette disposition demeure très critiquable, car elle est propre à dissuader la presse à publier les informations dont elle a bénéficié par le biais de fuites. Ce d’autant que cette norme pénale est appliquée, comme l’a appris à ses dépens un journaliste de l’Illustré dont la condamnation à 5000 francs d’amende pour avoir publié des éléments d’une enquête, dirigée contre une personne prévenue d’abus sexuel à l’encontre d’enfants, a été sans autres confirmée par le Tribunal fédéral38.

37 Récemment le Tribunal fédéral a étendu la portée de la protection des sources aux adresses IP des contributeurs externes du blog d’un média (ATF 136 IV 145). 38 Arrêt du 6 mars 2013.

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Longtemps réticent, le parlement semble désormais disposé à abroger cette disposition controversée; les commissions des affaires juridiques des deux chambres ayant décidé donner leur aval, une proposition concrète sera soumise au parlement fédéral d’ici fin 201639. La partie n’est toutefois pas gagnée : ici et là des voix opposées à une abrogation se font encore entendre. Elles sont malheureusement confortées par le fait que la Cour européenne des droits de l’Homme n’a pas jugé l’art. 293 CP en soi contraire à la liberté de l’information.40 Quoi qu’il en soit, le Tribunal fédéral lui-même s’est engagé dans la voie de la libéralisation en jugeant que les journalistes ne devaient pas être sanctionnés s’il existe un intérêt supérieur à la publication de l’information confidentielle41. En l’espèce il a annulé la condamnation d’un journaliste du Matin qui avait publié des pièces d’une enquête pénale dirigée contre des agents de détention coupables de n’être pas intervenu efficacement pour sauver un détenu qui avait mis le feu à sa cellule ; les juges fédéraux ont relevé que la publication avait permis de « couper court aux déclarations discutables des autorités selon lesquelles toutes les procédures avaient été pleinement respectées et elle avait donné au public la possibilité de réagir et au monde politique de prendre des mesures immédiates ». IV La protection de l’honneur et de la vie privée IV.1 Généralités La vie privée et l’honneur des personnes physiques comme des personnes morales est protégé par le droit civil, et dans une moindre mesure par le droit pénal. A cet égard, on rappellera que le droit civil offre à la victime la possibilité non seulement de faire cesser l’atteinte (p. ex. le livre diffamatoire sera retiré des rayons), mais aussi d’obtenir la réparation du dommage subi (le plus souvent sous forme d’une compensation financière). Le droit pénal a quant à lui une toute autre vocation : il entend réprimer un comportement jugé socialement inacceptable. Il convient d’emblée de souligner que les instruments destinés à protéger la vie privée et l’honneur, qu’ils soient de droit civil ou de droit pénal, ne peuvent être mis en œuvre que si la victime décide de réagir et de demander des comptes. Si elle tolère l’atteinte, le journaliste fautif n’encourra pas les foudres de la justice. Les délits contre l’honneur et la vie privée ne sont en effet pas poursuivis d’office, mais uniquement sur plainte de victime. On commencera par la présentation des normes de droit pénal, étant entendu que la protection offerte par le droit pénal est plus restreinte que celle offerte par le droit civil, puisqu’elle se résume à trois infractions contre l’honneur (la diffamation, la calomnie

39 31 août 2012 pour la Commission des affaires juridiques du Conseil national; 23 octobre 2012 pour celle du Conseil des Etats. 40 Arrêt du 10 décembre 2007, Stoll c/ Suisse. 41 Arrêt du Tribunal fédéral du 6 mars 2013.

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et l’injure) et aux infractions contre le domaine personnel secret (violation de secrets privés, soustraction de données personnelles, enregistrements de conversations ou prises de vue clandestines). IV.2. Les délits contre l’honneur IV.21. La diffamation A. Introduction

Art 173 - Diffamation 1. Celui qui, en s’adressant à un tiers, aura accusé une personne ou jeté sur elle le soupçon de tenir une conduite contraire à l’honneur, ou de tout autre fait propre à porter atteinte à sa considération,

celui qui aura propagé une telle accusation ou un tel soupçon, sera, sur plainte, puni d’une peine pécuniaire de 180 jours-amende au plus.

2. L’inculpé n’encourra aucune peine s’il prouve que les allégations qu’il a articulées ou propagées sont conformes à la vérité ou qu’il avait des raisons sérieuses de les tenir de bonne foi pour vraies. 3. L’inculpé ne sera pas admis à faire ces preuves et il sera punissable si ses allégations ont été articulées ou propagées sans égard à l’intérêt public ou sans autre motif suffisant, principalement dans le dessein de dire du mal d’autrui, notamment lorsqu’elles ont trait à la vie privée ou à la vie de famille. 4. Si l’auteur reconnaît la fausseté de ses allégations et les rétracte, le juge pourra atténuer la peine ou exempter le délinquant de toute peine. 5. Si l’inculpé n’a pas fait la preuve de la vérité de ses allégations ou si elles étaient contraires à la vérité ou si l’inculpé les a rétractées, le juge le constatera dans le jugement ou dans un autre acte écrit.

La diffamation est le fait, en s'adressant à un tiers (ou au public en général), d'accuser une personne d'avoir une conduite contraire à l'honneur, ou simplement de jeter sur elle le soupçon d'être une personne méprisable. Il importe de souligner d’emblée que le juge devra renoncer à toute condamnation si le diffamateur peut démontrer d'une part que les faits qu'il a relatés ont été propagés en raison d'un intérêt public ou de tout autre motif légitime suffisant et, d'autre part, que ces faits sont exacts ou à tout le moins qu’il avait de solides raisons de les tenir pour vrais (cf. infra E). Partant la diffamation n’est autre que l’incrimination du vieil adage « toute vérité n’est pas bonne à dire » ; en effet, la vérité des faits n’est jamais à elle seule un motif d’exculpation, il faut encore faire valoir un intérêt prépondérant à diffuser les propos litigieux. B. La notion d’honneur Selon la jurisprudence - abondante - du Tribunal fédéral, l'art. 173 CP protège la réputation d'honnête homme, autrement dit les qualités morales de quelqu'un. A l'inverse, l'art. 173 CP ne protège pas la mise en doute des aptitudes professionnelles de quelqu'un, des dons d'un artiste, de la compétence d'un homme politique ou des qualités d'un cuisinier. Ces questions peuvent être librement discutées, pour autant que le caractère de la personne ne soit pas placé sous un jour douteux suscitant le

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mépris ; ainsi dire d’une fondation qu’elle trompe ses donateurs, c’est prétendre qu’elle est malhonnête, même s’il n’y a pas escroquerie au sens pénal du terme42. Il n'est pas interdit non plus de se prononcer sur l'état de santé d'une personne, y compris sur sa santé psychique à moins de rendre la personne abjecte: ainsi si le Tribunal fédéral a jugé que l'on pouvait émettre des doutes sur la solidité des nerfs d'une personne, il n'admet pas que l'on la traite directement de psychopathe43. De même, dire de quelqu'un qu'il est "spéculateur" ne concerne que sa réputation en affaires, mais prétendre qu'il se comporte comme un "trafiquant", même s'il s'agit de marchandise licite, par exemple du coton, est attentatoire à l'honneur44. S'agissant de la vie politique, le Tribunal fédéral a admis qu'on puisse qualifier un politicien de "démocrate tiède"45; il a même admis qu'on puisse taxer quelqu'un d'"agitateur et de semeur de troubles" Ainsi peut-on ternir l'image de marque d'un homme politique, sans porter atteinte à sa réputation d'homme honnête46. En revanche, reprocher à un magistrat d'avoir abusé de sa position officielle, d'avoir commis des actes de tromperie ou de corruption ou d'avoir exploité l'inexpérience d'autrui est clairement attentatoire à la réputation. Reste que dans le cadre des affrontements politiques, le Tribunal fédéral et la doctrine n'admettent qu'avec beaucoup de retenue le caractère pénal d'une atteinte à l'honneur, surtout en période d'élections ou de votations47; cela dit, mettre en scène, sur une affiche, la photographie d’un fœtus humain, des textes provocateurs et la photographie de trois femmes engagées pour la légalisation de l’avortement, c’est les accuser d’être dénuées de tout sens moral et les rendre méprisables aux yeux de la population48. Le critère déterminant réside en effet dans le sentiment de mépris que l’attaque est susceptible de susciter à l'égard de la personne mise en cause. Pour cela, on se fonde non pas sur le sens que lui attribue l'auteur des propos ou ce qu'en comprend la victime, mais sur le sentiment, hypothétique, que ressent un lecteur ou un auditeur non averti. Donc on ne se demandera pas si l'auteur a eu la volonté de blesser ou non la personne visée ; on ne se demandera pas non plus si la personne visée a réellement souffert de l'atteinte.

42 Arrêt du Tribunal fédéral du 1er novembre 2000. De même, des accusations dirigées contre un avocat et qui auraient pour but de le faire apparaître comme quelqu’un de peu scrupuleux et habitué à trahir la confiance de ses clients ne seraient pas seulement considérées comme attentatoires à sa réputation professionnelle, mais aussi à sa réputation d’honnête homme. Le Tribunal fédéral considère en effet que de telles accusations feraient apparaître cet homme comme vil et méprisable et ne l’abaisseraient pas seulement dans ses qualités professionnelles, mais qu’elles seraient aussi propres à l’exposer au mépris en tant qu’être humain (arrêt du 22 février 2008). 43 Respectivement ATF 76 IV 30 et ATF 98 IV 92. 44 ATF 115 IV 45. 45 ATF 80 IV 195. 46 Arrêt du 18 février 1954. 47 ATF 118 IV 251. 48 ATF 128 IV 53.

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C. La portée de l’art. 173 CP Avec le temps la jurisprudence du Tribunal fédéral a permis de mieux saisir les contours de l’art. 173 CP. Ainsi :

- la diffamation ne peut porter que sur des faits, et non sur des jugements de valeur (sera par exemple attentatoire, l'accusation dirigée contre un fonctionnaire d'avoir favorisé ses amis, mais pas celle de manquer de diplomatie dans des négociations). On relèvera également qu'il n'importe pas, pour que la diffamation soit réalisée, que les faits relatés soient ou non déjà connus. De même, l’exactitude ou l’inexactitude des allégations ne joue aucun rôle. Ce qui importe: c'est que les propos litigieux rendent la personne attaquée méprisable.

- attribuer à une personne la commission d'un crime ou d'un délit intentionnel,

ce qui est le cas par exemple d'une journaliste qui écrit d'un banquier qu'il était soupçonné d'être impliqué dans des blanchiments de capitaux, est toujours diffamatoire.

- il n'est cependant pas nécessaire, pour qu'il y ait atteinte à l'honneur, d'alléguer

des actes pénalement répréhensibles. Le tribunal fédéral relève ainsi qu'il n'est pas rare qu'une accumulation de petites touches qui, prises isolément apparaissent comme des peccadilles, conduise à dresser un portrait haïssable d'une personne49.

- le fait que l’auteur des propos cite ses sources, émette des réserves ou s'exprime

sous forme d'interrogation ne lui est d'aucun secours ; on soulignera en effet qu'il suffit de jeter le soupçon pour que le délit de diffamation soit réalisé.

- la responsabilité des médias demeure entière lorsqu'ils rapportent des propos

tenus par des tiers, notamment par les personnes qu'elles interviewent, ou, simplement, qu'ils citent dans leur article textuellement des sources extérieures (utilisation de guillemets). En effet, l’art. 173 CP ne sanctionne pas seulement celui qui a porté les accusations ou les soupçons, mais aussi celui qui ne fait que les propager ; ainsi en cas de publication d’une dépêche d'une agence de presse qui serait attentatoire à l'honneur, tant l'agence que le journal qui a repris l'information se rendent coupables de diffamation.

- cela dit, la reprise de propos diffamatoires dans le cadre d’un débat sur un sujet controversé n’est pas punissable si le journaliste s’est distancié de ces propos50. Le code pénal (art. 28 al. 4) prévoit en outre une exception libératoire si l'auteur se borne à diffuser un compte rendu véridique des débats publics d'une autorité publique, tel le parlement ou un tribunal.

49 ATF 115 IV 45. 50 Arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme du 29 mars 2001, Thoma c./ Luxembourg.

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D. La sanction Le diffamateur risque une peine pécuniaire de 180 jours-amende. Le juge pourra ordonner la publication du jugement, si l'intérêt public l'exige ou si la victime le demande (art. 68 CP). Le juge pourra atténuer la peine ou renoncer à toute peine si l'auteur reconnaît la fausseté de ses allégations et les rétracte. C'est ce que l'on appelle le repentir actif. Une simple rétractation ne suffit pas, l'auteur doit en plus reconnaître clairement et sans équivoque la fausseté de ses allégations; on notera que la rétractation doit dans la mesure du possible atteindre les mêmes personnes qui ont eu connaissance de l'allégation diffamatoire (autrement dit, s'agissant de la presse, il importe de publier un communiqué dans le même journal ou dans une émission suivante appartenant à la même série). Il ne suffit donc pas non plus que l'auteur présente ses excuses. Il doit démontrer par son comportement le désir sincère qu'il a de rétablir la victime dans son honorabilité. Ainsi s'il retire ce qu'il a dit simplement parce que, au dernier moment, il craint une sanction pénale ou les inconvénients de la procédure, il ne s'agit pas d'une rétractation au sens de la loi. E. Les preuves libératoires Nous commencerons par la preuve du motif suffisant. Est considéré comme tel, avant tout, la sauvegarde de l'intérêt du public à savoir. Cela dit, il est difficile de poser une règle qui permet distinguer de manière claire les cas dans lesquels il y a un pareil intérêt et ceux qui en sont dépourvus. On relèvera que d'une manière générale la jurisprudence se montre plus restrictive quant à l'existence d'un motif suffisant lorsqu'il s'agit de faits qui relèvent de la vie privée ou familiale. De même, la jurisprudence n'admet pas que l'on puisse informer sans raison qu'une personne a fait l'objet d'une condamnation ancienne et exécutée (droit à l’oubli, cf. infra IV.34). Cela dit, en raison de leur fonction publique, elle a admis que les antécédents judiciaires d'un avocat soient rappelés ou ceux d'un chef de police. On soulignera que la preuve d’un intérêt public à diffuser une information en soi diffamatoire est plus facile à rapporter pour les journalistes (investis d’une mission de « chien de garde », cf. supra III.1) que pour le commun des mortels. La preuve de la vérité est rapportée en établissant que ce qui était allégué, soupçonné ou propagé est vrai. Attention: si l'auteur a émis des soupçons, il ne suffit pas, sous l'angle de la preuve de la vérité, qu'il prouve les indices qui justifient les soupçons, il doit prouver la véracité du fait dont il a soupçonné autrui51. Ceci peut être difficile : ainsi, si les accusations ou les soupçons contenus dans un article portent sur la commission d'un crime ou d'un délit, le journaliste ne parviendra pratiquement à apporter la preuve de la vérité que s'il est en mesure de produire un jugement ou des documents attestant l'existence de poursuites pénales (ordonnance de mise en accusation par exemple). Si l'auteur ne parvient pas à établir la véracité de ses dires, il lui reste encore la possibilité de prouver qu'il avait des raisons solides de tenir ceux-ci pour vrais. 51 ATF 102 IV 180.

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Autrement dit, il devra démontrer qu'il a cru, de bonne foi, à la vérité des allégations attentatoires après avoir fait consciencieusement tout ce que l'on pouvait attendre de lui pour s'assurer de leur exactitude. Il importe de relever que le Tribunal fédéral exige une prudence particulière de celui qui donne une large diffusion à ses allégations par la voie de la presse: "la large diffusion, ajoutée à la puissance suggestive du texte imprimé, augmente en effet l'intensité de l'atteinte. On doit donc, dans ce cas, se montrer très strict quant au respect du devoir de vérification incombant à l'auteur"52. Concrètement, le journaliste devra donc veiller à ne pas fonder ses allégations sur les seules déclarations, même catégoriques, d'un tiers, surtout s'il ne le connaît pas particulièrement bien. Une appréciation critique de la crédibilité de l'informateur fait partie du devoir de prudence. Même des affirmations d'un informateur habituellement sérieux, telle une agence de presse, ne sauraient être retransmises sans contrôle lorsqu'elles recèlent des contradictions mettant immanquablement la puce à l'oreille de rédacteur ou lorsqu'il apparaît clairement que l'informateur ne se fonde que sur des suppositions53. Même si le Tribunal fédéral est très strict à l'égard des gens de presse, il tient compte souvent des conditions dans lesquelles ceux-ci travaillent. Dans la presse quotidienne et au moins autant à la radio et à la télévision, le temps à disposition pour les contrôles est restreint. L'information, parce que capitale ou parce que déjà largement répandue, ne peut pas être "gelée" jusqu'au lendemain ou à la semaine suivante afin de pouvoir s'assurer de sa véracité. Encore que l'on sera plus exigeant à l'égard d'un hebdomadaire que d'un quotidien. Mais l'urgence n'excuse pas tout: face à des accusations ou des soupçons de délits très graves, le journaliste ne peut pas se contenter de sources secondaires (tels que des articles de journaux ou les témoignages indirects); dans ce cas il doit se donner du recul pour procéder à une appréciation critique des sources dont il dispose et, dans le doute, s'abstenir de leur diffusion54. IV.22. La calomnie

Art. 174 Calomnie

1. Celui qui, connaissant la fausseté de ses allégations, aura, en s’adressant à un tiers, accusé une personne ou jeté sur elle le soupçon de tenir une conduite contraire à l’honneur, ou de tout autre fait propre à porter atteinte à sa considération,

celui qui aura propagé de telles accusations ou de tels soupçons, alors qu’il en connaissait l’inanité, sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.

2. La peine sera une peine privative de liberté de trois ans au plus ou une peine pécuniaire de 30 jours-amende au moins si le calomniateur a, de propos délibéré, cherché à ruiner la réputation de sa victime.

52 ATF 104 IV 16. 53 Respectivement ATF 82 IV 78 et ATF 105 IV 119. 54 ATF 130 IV 121.

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3. Si, devant le juge, le délinquant reconnaît la fausseté de ses allégations et les rétracte, le juge pourra atténuer la peine. Le juge donnera acte de cette rétractation à l’offensé.

Calomnier, c'est s'adresser à des tiers et accuser une personne ou jeter sur elle le soupçon de tenir une conduite contraire à l'honneur, tout en sachant la fausseté de ses allégations. C'est également, bien évidemment, propager une telle accusation ou un tel soupçon en sachant parfaitement qu'il est infondé. On soulignera qu'ainsi définie, la calomnie est une infraction beaucoup plus grave que la diffamation, en ce sens qu'elle implique nécessairement que les allégations sont fausses et que leur auteur le sait. Ce caractère de gravité de l'infraction se reflète dans la peine encourue: l'emprisonnement jusqu'à trois ans ou l'amende. Comme pour la diffamation, la publication du jugement peut être exigée. On soulignera que puisque le calomniateur sait parfaitement que ses dires sont faux, il n’est pas admis à apporter de preuve libératoire. Seule clémence prévue par l'art. 174, si l'auteur reconnaît la fausseté de ses allégations et s'il se rétracte, le juge pourra atténuer la peine. IV.23. L’injure

Art. 177 Injure Celui qui, de toute autre manière, aura, par la parole, l’écriture, l’image, le geste ou par des voies de fait, attaqué autrui dans son honneur sera, sur plainte, puni d’une peine pécuniaire de 90 jours-amende au plus.

Lorsqu'il n'y a ni calomnie, ni diffamation, les propos attentatoires à l'honneur peuvent tomber sous le coup de l'injure. C'est notamment le cas des atteintes portées sans aucune allégation de fait, autrement dit de jugements de valeur outrancier ou d’insultes. Ce peut être une simple épithète - crétin! - n'indiquant aucun comportement précis, ou un commentaire qui fait passer pour ignominieux des actes qui ne le sont pas. S'y rattachent également les cas où l'auteur donne à la diffamation une forme outrageante. Ainsi peut-on avoir des situations où le juge renonce à la poursuite pour diffamation car les preuves libératoires ont été apportées, mais punit tout de même pour injure, car la forme des propos était inacceptable. IV.24 Questions de procédure Les délits contre l'honneur, quels qu'ils soient, ne se punissent que sur plainte déposée par la personne dont l'honneur est en jeu; celle-ci peut être une personne physique (une vedette du show-business ou un homme politique par exemple) ou une personne morale (société multinationale ou club de football par exemple). Les personnes morales ont en effet aussi un intérêt à sauvegarder leur honneur55; cela dit il faut souligner que les corps constitués (un conseil d’Etat ou un tribunal p. ex.) ne peuvent pas défendre leur honneur en tant que tel. Celui-ci doit être sauvegardé par leurs membres pris séparément. Contrairement à ce qui se passe dans certains pays étrangers (p. ex. l'Italie), un tribunal suisse n'a pas pour se défendre de disposition spéciale sur l'outrage à la justice et ne peut se défendre d'atteintes attentatoires à

55 Arrêt du Tribunal fédéral du 12 décembre 2013 ; en l’espèce il s’agissait d’une association de protection des animaux.

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l'honneur que par le biais d'actions engagées par ses membres individuellement (autrement dit les juges qui forment ce tribunal)56. Plus délicate est la question des ensembles de personnes reliées par une origine commune, une religion commune ou une profession commune ou encore des intérêts communs. Ceux-ci peuvent être défendus par une association représentative ou par leurs membres pris individuellement. Cela dit, l'attaque générale dirigée contre une vaste collectivité de personnes - par exemple les chasseurs en général - ne peut faire l'objet d'une plainte pénale, car l'atteinte est trop générique pour que l'on puisse dire qu'elle touche sans exception aucune tous les individus de la collectivité visée57. Ainsi l'accusation des chasseurs d'être des "brutes sanguinaires" ne peut faire l'objet d'une plainte pénale pour diffamation ; il en va de même d’accusation d’escroquerie portée contre l’ensemble des spécialistes en chirurgie esthétique d’un canton. En vertu de l'art. 175 CP, les morts ont droit à une protection de 30 ans. Dans ce cas, l'engagement des poursuites pénales est l'affaire des proches (conjoint, parents en ligne directe, frères et sœurs, enfants adoptifs). Selon l'art. 31 CP, le droit de porter plainte se prescrit par trois mois dès le jour où l'ayant-droit (la victime) a connu l'auteur de l'infraction. On relèvera, qu'en vertu de l'art. 28 CP, la victime qui ne connait pas l'auteur des propos diffamatoires lui-même (l'article peut être anonyme ou signé par des initiales) peut s'en prendre directement au rédacteur en chef, voire à l’éditeur. Quoi qu’il en soit, le délit se prescrit par quatre ans à compter du jour où l'infraction a été commise (art. 178 al. premier CP). C'est donc moins que le délai ordinaire de prescription pour les délits qui est de sept ans. Enfin, il importe de souligner qu'il n'est pas nécessaire que la personne accusée d'une conduite méprisable soit nommément désignée dans un article; il suffit, pour pouvoir porter plainte, qu'elle soit reconnaissable. IV.25 Les infractions contre le domaine personnel secret Le code pénal contient trois dispositions destinées à protéger la sphère intime des personnes privées contre les enregistrements sonores et les prises de vues clandestines (par le biais de caméras cachées ou de drones p. ex.), à savoir les art. 179bis à 179quater. Il importe de souligner que ces dispositions ne sanctionnent pas seulement l’auteur des enregistrements ou des photos volées mais celui qui les publie ou les diffuse (pour autant qu’il sache qu’ils ont été réalisés de manière illicite). Le code pénal distingue entre les enregistrements de conversations auxquelles l’auteur ne participe pas (art. 179bis) et de celles où il participe (179ter). Cette dernière incrimination a des implications concrètes pour la presse : le journaliste n’est pas en droit d’enregistrer les propos d’une personne interviewée à son insu. 56 Arrêt du Tribunal fédéral du 30 juillet 2013. 57 ATF 100 IV 48.

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Art. 179bis Ecoute et enregistrement de conversations entre d’autres personnes Celui qui, sans le consentement de tous les participants, aura écouté à l’aide d’un appareil d’écoute ou enregistré sur un porteur de son une conversation non publique entre d’autres personnes, celui qui aura tiré profit ou donné connaissance à un tiers d’un fait qu’il savait ou devait présumer être parvenu à sa propre connaissance au moyen d’une infraction visée à l’al. 1, celui qui aura conservé ou rendu accessible à un tiers un enregistrement qu’il savait ou devait présumer avoir été réalisé au moyen d’une infraction visée à l’al. 1, sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.

Art. 179ter Enregistrement non autorisé de conversations Celui qui, sans le consentement des autres interlocuteurs, aura enregistré sur un porteur de son une conversation non publique à laquelle il prenait part, celui qui aura conservé un enregistrement qu’il savait ou devait présumer avoir été réalisé au moyen d’une infraction visée à l’al. 1, ou en aura tiré profit, ou l’aura rendu accessible à un tiers, sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté d’un an au plus ou d’une peine pécuniaire.

Art. 179quater Violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues Celui qui, sans le consentement de la personne intéressée, aura observé avec un appareil de prise de vues ou fixé sur un porteur d’images un fait qui relève du domaine secret de cette personne ou un fait ne pouvant être perçu sans autre par chacun et qui relève du domaine privé de celle-ci, celui qui aura tiré profit ou donné connaissance à un tiers d’un fait qu’il savait ou devait présumer être parvenu à sa propre connaissance au moyen d’une infraction visée à l’al. 1, celui qui aura conservé une prise de vues ou l’aura rendue accessible à un tiers, alors qu’il savait ou devait présumer qu’elle avait été obtenue au moyen d’une infraction visée à l’al. 1, sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.

IV.3. La protection de la vie privée (et de l’honneur) en droit privé IV.31 Généralités Le droit de la personnalité est régi par les art. 28 à 28 l du code civil entré en vigueur le 1er juillet 1985 (à ces dispositions s'ajoutent notamment les art. 41 et suivants du code des obligations qui définissent dans quelle mesure un dommage doit être réparé). Cela dit, la fonction principale de ces dispositions est de permettre, comme nous le verrons plus loin, de faire cesser toute diffusion des informations qui portent atteinte à la personnalité (retrait des exemplaires d’une revue ou élimination de photos sur un serveur par exemple). Jusqu'en 1985 tout le droit de la personnalité se résumait au seul art. 28 du code civil qui, d'une manière très laconique, disposait que "celui qui subit une atteinte illicite dans ses intérêts personnels peut s'adresser au juge pour la faire cesser". Cette disposition, même largement explicitée par la jurisprudence, a été considérée comme insuffisante pour contrecarrer la puissance grandissante des médias, notamment de la télévision. Il s'ensuit qu'au début des années huitante le législateur a décidé d'introduire dans le code civil des dispositions plus détaillées définissant un peu plus clairement les contours de la protection ainsi que des règles de procédure particulières

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(les mesures provisionnelles, cf. infra IV.35) et un droit de réponse (cf infra IV 34). D'une manière générale, ces nouvelles dispositions apportent des précisions bienvenues; cependant, on l'a déjà dit, de nombreuses zones d'ombres demeurent.

Art. 28 Code civil 1 Celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité peut agir en justice pour sa protection contre toute personne qui y participe. 2 Une atteinte est illicite, à moins qu'elle ne soit justifiée par le consentement de la victime, par un intérêt prépondérant privé ou public, ou par la loi.

D'une manière générale la personnalité, telle qu'elle est définie par l'art. 28 du code civil, englobe tous les biens qui appartiennent à une personne du fait de son existence, qu'il s'agisse de valeurs physiques, psychiques, morales ou sociales. Cette définition a été quelque peu concrétisée par la jurisprudence qui a dressé une liste, exemplaire, des biens protégés. Certains ne concernent pas le droit de la communication (droit à la vie et à l'intégrité corporelle, droit à la liberté de mouvement, droit à la protection du corps après la mort, droit au nom, droit à la liberté économique notamment). D'autres, en revanche, intéressent tout particulièrement ce domaine. Il s'agit du droit à l'honneur, du droit à la vie privée, du droit à l'image et à la voix ainsi que du droit à l'oubli. On observera d’emblée qu’une atteinte à l’honneur ou à la vie privée auquel la victime a consenti ne pose aucun problème. Tout un chacun peut en effet accepter qu'il soit porté atteinte à ses intérêts personnels. Le consentement n'a pas besoin d'être écrit, il peut fort bien être oral, voire même tacite (hochement de tête, sourire). Le consentement est toujours révocable; cela dit, il est abusif de retirer son consentement en temps inopportun, notamment lorsque la personne qui bénéficie du consentement a pris des mesures en vue de le mettre à profit (on ne saurait stopper la diffusion d'un journal parce que l'on retire son consentement à la publication d'une photographie). IV. 32. Le droit à l'honneur On soulignera d'emblée que cette notion est plus vaste qu'en droit pénal où le droit à l'honneur se résumait au droit à la réputation d'homme honnête. En droit privé, en effet, le droit à l'honneur englobe aussi la réputation sociale et professionnelle (aptitude professionnelle, capacité intellectuelle, santé mentale, solvabilité, sociabilité). On soulignera ces différences entre le droit pénal et le droit privé en signalant, par exemple, que le fait de traiter quelqu'un de "spéculateur" ne constitue pas une diffamation au sens du droit pénal, mais en revanche constitue une atteinte à la personnalité au sens du droit privé. De même, le Tribunal fédéral a estimé que l'honneur professionnel d'un gérant d'immeubles était atteint si un article de presse l'accusait d'avoir laissé par négligence la citerne à mazout d'un immeuble qu'il gérait dans un état "lamentable" et de s'être ainsi moqué de l'environnement58. Des allégations imprécises ou fausses, de même que des omissions qui donnent une image désobligeante d'une personne, sont en principe illicites. Encore faut-elles qu'elles ne soient pas d'ordre secondaire ; comme l’a souligné le Tribunal fédéral : « un

58 ATF 100 II 179.

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écrit ne sera considéré comme globalement inexact et attentatoire à la personnalité que s’il ne correspond pas à la réalité sur des points essentiels et fait apparaître la personne concernée sous un faux jour »59. Ainsi des étudiants qui ont fait part de leur sympathie marxiste lors de manifestations ne pouvaient se prétendre atteints dans leurs intérêts personnels si dans un article de presse ils ont été présentés à tort comme d'obédience soviétique. Le Tribunal fédéral a jugé dans ce cas que l'essentiel était qu'ils étaient notoirement partisans du changement de la société par des méthodes totalitaires, peu importe à quel groupuscule communiste ils se ralliaient en réalité60. Comme en droit pénal, les simples soupçons ou les simples interrogations sont aussi attentatoires à l'honneur que des affirmations. Cela dit, également comme en droit pénal, on sera plus tolérant à l'égard des soupçons portés contre des personnalités publiques, notamment du monde politique; il y a toutefois lieu de présenter ces suspicions avec prudence, notamment en précisant clairement qu'il ne s'agit que de soupçons61. Contrairement au droit pénal, l'honneur des morts n'est pas protégé en tant que tel. Les droits de la personnalité cessent en effet avec le décès de l'individu. L'honneur des morts est cependant défendu de manière indirecte ; et ce, lorsqu'en fait il coïncide avec l'honneur des proches du défunt. Ceux-ci peuvent ainsi agir en justice pour autant que les atteintes à l'honneur de leur parent décédé aient également un effet sur leur réputation propre (ex : il peut être déshonorant pour un enfant que les crimes crapuleux commis par son père décédé fassent l'objet d'un téléfilm dix ans après les faits). Quant aux publications humoristiques: le Tribunal fédéral à plusieurs reprises a souligné l'importance de la satire et des caricatures. Il a ainsi tenu à faire observer que, "par définition", ces deux formes d'expression comportent une part d'excès et d'exagération. Dès lors, on n’admettra une atteinte à la personnalité que dans les cas les graves, autrement dit là où la satire ou la caricature sont d'une grossièreté intolérable ou si le seul objectif est de nuire à la victime62. IV. 32. La protection de la vie privée Alors que le droit pénal ne protège que les allégations attentatoires à l'honneur, le droit civil est moins restrictif, protégeant également la sphère privée des personnes. La protection n’est nullement absolue ; de fait, la licéité de la publication dépendra deux facteurs :

- le degré d’intimité des informations, et

59 Arrêt du Tribunal fédéral du 3 février 2005. 60 ATF 107 II 5. 61 Arrêt du Tribunal fédéral du 21 juillet 1994. 62 Arrêt du Tribunal fédéral du 29 octobre 2013 (méprisable photo montage d’un chanteur publié par la Blick).

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- la notoriété de la personne concernée; les révélations concernant la vie privée d'un notable sont plus tolérées que celles concernant une personne totalement inconnue du public.

En ce qui concerne le degré d’intimité, la jurisprudence et la doctrine distinguent, de manière abstraite, trois sphères d'intérêt: - la sphère intime proprement dite, qui comprend les faits et gestes qui doivent être

nécessairement soustraits à la connaissance d'autrui, à l'exception des seules personnes auxquelles ces données ont été confidentiellement confiées. Font notamment partie de cette sphère intime, la vie sexuelle et affective, les secrets financiers et les secrets d'affaires, ainsi qu'en principe l'état de santé.

- la sphère privée, qui comprend les événements que chacun veut partager avec un nombre restreint d'autres personnes auxquelles il est attaché par des liens relativement étroits, comme ses proches, ses amis ou ses connaissances (ex : la naissance d'un enfant ou la réussite du permis de conduire).

- la sphère publique, qui comprend les événements accessibles à chacun. Ce dernier domaine ne pose pas de problème car il s'agit de tous les faits où la personne entend attirer l'attention sur soi en public: ainsi un artiste qui se produit dans une salle de concert agit clairement dans le domaine de la sphère publique. En revanche les gestes accomplis en public, mais sans volonté d'attirer l'attention sur soi (promenade, achats, visite d'une exposition, implication dans un accident sur le domaine public par exemple) ne relèvent pas de la sphère publique, mais de la sphère privée.

Cette distinction, extrêmement schématique, part de l'idée que les allégations qui touchent la sphère intime sont pratiquement dans tous les cas illicites. Il n'y a guère d'exceptions que pour l'état de santé de personnes très connues, mais encore faut-il qu'il y ait un rapport étroit entre l'affection dont souffre la personne et son activité publique (cf. l'opération au genou d’un célèbre footballeur ou les révélations sur l’alcoolisme d’une politicienne). La problématique se corse avec la sphère privée car l'illicéité de l'atteinte dépend grosso modo du degré de notoriété de la personne concernée. On se montrera en effet moins soucieux de protéger cette sphère quand il s'agit de titulaires de fonction publique ou de célébrités du monde sportif, artistique ou scientifique. Ainsi, le Tribunal fédéral a jugé que le droit de porter atteinte à la sphère privée va spécialement loin pour ce qui est des membres de l'assemblée fédérale, car aucun organe étatique n'est là pour les contrôler63. S'agissant des vedettes du sport, du cinéma ou de la chanson, la publicité les concernant doit rester en rapport avec l'origine de leur célébrité (on ne publiera pas sans autorisation les photos d'un skieur passant des vacances balnéaires en Grèce). Il en va de même pour les personnes qui ont acquis une notoriété passagère à la suite d'un accident, d'un crime, d'un concours, d'un exploit quelconque (ex : le pompier qui a sauvé une dizaine d'enfants dans un incendie ou le cent millionième passager de l’aéroport de Cointrin). On soulignera 63 ATF 71 II 193.

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également qu'une certaine publicité peut entourer les proches des hommes politiques et des célébrités; ceux-ci ne sont pas nécessairement à l'abri d'indiscrétions. IV. 33. Le droit à l’image L'image est considérée comme un attribut de la personne dont elle manifeste l'originalité. Elle mérite donc une protection particulièrement forte. La Cour européenne a des droits de l’Homme a souligné que « La publication d’une photographie d’une personne doit être considérée comme une atteinte plus grave à sa vie privée que la simple publication de son nom »64. S'agissant des photographies, on soulignera que le seul fait de photographier quelqu'un sans son consentement est en principe illicite; il en va de même, et à plus forte raison, si on utilise cette photographie à des fins de publications. L'exigence du consentement souffre cependant de nombreuses exceptions. Ainsi est-il licite de fixer sur la pellicule un lieu fréquenté quand les personnes ne prennent sur la photo qu'une place accessoire, ou de photographier une foule où l'individu se fond à l'ensemble. Mais, on doit aussi constater qu'il y a des exceptions à l'exception: photographier quelqu'un dans une rue chaude ou devant la porte d’une prison, donc révéler qu'il s'y trouvait, constitue une atteinte illicite. Il en va de même si la photo surprend quelqu'un dans une attitude particulièrement ridicule (grimace, doigt dans le nez etc.). Enfin, est aussi illicite la photo qui délivre un message trompeur comme par exemple un comportement douteux que la personne représentée n'a pas eu en réalité. A fortiori en va-t-il de même en cas de photomontage. On soulignera que le consentement à la prise de la photo peut être donné expressément ou tacitement (ex : la personne pose devant la caméra mais encore faut-il que l’appareil de prise de vue en ait l’apparence ; ce qui n’est pas le cas des smartphones permettant des prises de vue pour des MMS). Cela dit, on ne saurait présumer que le consentement s'étend à un autre usage de la photo que celui qui découlait des circonstances: ainsi, la personne qui, lors d'un baptême, s'est laissée photographier par un convive a le droit de s'étonner si elle se retrouve dans un livre d'initiation au mariage; de même, la personne qui a posé pour un journal n'a pas à tolérer que sa photo soit utilisée pour une publicité commerciale (il est d'ailleurs acquis que l'utilisation de quelque photographie que ce soit dans un but commercial sans le consentement de la personne photographiée est toujours illicite). S’agissant des images de personnalités publiques, la Cour européenne des droits de l’homme a précisé, dans son arrêt de principe von Hannover c. Allemagne du 24 juin 2004 (photos de Caroline de Monaco assistant à un concours hippique auquel participait sa fille), que « l’élément déterminant lors de la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression, doit résider dans la contribution que les photos et articles publiés apportent au débat d’intérêt général.[…] le public n’a pas un intérêt légitime à savoir où la requérante se trouve et comment elle se comporte d’une manière générale dans sa vie privée, même si elle apparaît dans des lieux qu’on ne saurait toujours qualifiés 64 Eerikäinen & Ors c. Finlande 10 février 2009.

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d’isolés, et ce malgré sa notoriété. Et même si cet intérêt du public existe, de même qu’un intérêt commercial des magazines publiant photos et articles, ces intérêts doivent, aux yeux de la Cour, s’effacer en l’espèce devant le droit de la requérante à la protection effective de sa vie privée ». Cet arrêt s’attaque donc directement aux « paparazzi » et étend la protection de la vie privée des personnalités de notoriété publique ; désormais leur image est aussi protégée lorsqu’elles fréquentent des lieux publics à titre privé. La Cour européenne des droits de l’Homme a récemment précisé la portée de cette jurisprudence dans les deux arrêts suivants: ¾ l’arrêt dit Caroline de Monaco II ; des photographies concernant la vie privée

de personnalités publiques doivent être tolérées lorsqu’elles ne servent pas le pur sensationnalisme ou la curiosité mais contribuent à faire passer un message d’intérêt général (en l’espèce le fait que Caroline de Monaco passait des vacances insouciantes à Saint-Moritz alors que sa sœur Stéphanie s’occupait seule de son père mourant)65.

¾ l’arrêt dit des photos traumatisantes de l’assassinat du Préfet Erignac par des

indépendantistes corses ; des images du cadavre ensanglanté du préfet avaient été diffusées seulement 13 jours après la tuerie et 10 jours après les obsèques. La cour estima que la souffrance ressentie par les proches devait conduire les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution dès lors que le décès était survenu dans des circonstances violentes et choquantes pour la famille de la victime. La publication de ces photos dans un magazine à large tirage (Paris Match) avait eu pour conséquence d’aviver le traumatisme subi par les proches de la victime à la suite de l’assassinat. Ce qui avait porté atteinte à leur droit au respect de la vie privée66.

IV. 34 Le droit à l'oubli Il s'agit là d'une question particulièrement délicate, car elle implique de bien peser les intérêts en présence. On part en effet de l'idée que l'écoulement du temps donne en principe aux personnes concernées le droit de s'opposer à ce que soient à nouveau révélés des faits désagréables appartenant au passé. Ce principe est particulièrement fort en ce qui concerne le rappel des peines exécutées (ou en cours d'exécution) par des délinquants. En effet, le fait de revenir publiquement sur leur passé risque de mettre en danger leur resocialisation d'un délinquant; à cet égard, il est important de tourner la page. Même les besoins de l'histoire ou de l'art ne sauraient par principe faire échec au droit à l'oubli. Cela dit, là aussi il y a des exceptions : le délinquant qui s'est évadé ou qui a déposé un recours doit accepter que l'on revienne sur les faits passés. Et surtout, il n'existe pas de droit à l'oubli pour les personnes qui ont occupé une place en vue dans la vie

65 von Hannover c. Allemagne 7 février 2012. 66 Hachette Filipacchi Associés c. France 14 juin 2007.

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publique ou, qui occupent une telle place ou qui briguent une fonction incompatible avec des agissements passés. En revanche, révéler une ou deux décennies plus tard des agissements contraires à l'honneur d'une personne et qui n'ont aucun rapport avec son rôle actuel est une atteinte illicite à la personnalité; ainsi il n'y a pas lieu de revenir, sans raison, sur des erreurs de jeunesse, telle l'adhésion momentanée à un mouvement extrémiste. IV. 35 Les instruments de protection contre les atteintes A. Généralités

Art. 28a Actions 1 Le demandeur peut requérir le juge:

1. D'interdire une atteinte illicite, si elle est imminente; 2. De la faire cesser, si elle dure encore; 3. D'en constater le caractère illicite, si le trouble qu'elle a créé subsiste.

2 Il peut en particulier demander qu'une rectification ou que le jugement soit communiqué à des tiers ou publié. 3 Sont réservées les actions en dommages-intérêts et en réparation du tort moral, ainsi que la remise du gain selon les dispositions sur la gestion d'affaires.

La victime a, à sa disposition, deux types d'actions différentes qu'elle peut intenter soit exclusivement, soit cumulativement: - les actions dites défensives (art. 28 a CC) et - les actions dites en réparation (art. 41 et suivants du CO). B. Les actions défensives Les actions défensives sont celles par lesquelles la personne atteinte dans sa personnalité peut demander au juge soit: - d'interdire une atteinte illicite, si elle est imminente. Cette interdiction sera en

général assortie par le juge d'une menace de sanction pour insoumission à une décision de l'autorité (art. 292 CP). On soulignera que l'interdiction prononcée par le juge doit être proportionnée. Ainsi, au lieu d'interdire purement et simplement une émission, le juge se bornera à demander que tel nom n'y soit pas mentionné. Au lieu d'empêcher un journal de paraître, il exigera qu'une photo blessante ne soit pas reproduite; de même, on ne détruira pas tous les exemplaires d'un livre lorsque l'atteinte à la vie privée est de peu d'importance. Dans ce cas, un rectificatif en première page suffit.

- de faire cesser l'atteinte, si elle dure encore. Cette mesure suppose que le

comportement illicite n'est pas terminé et que l'on puisse y mettre un terme. Ainsi lorsqu'une émission diffamatoire a passé sur les ondes ou lorsqu'un journal contenant un article indiscret a été distribué jusqu'aux derniers exemplaires, cette action n'est plus d'aucun secours à moins que les documents ne soient téléchargeables ou archivés en ligne. Tout au plus peut-on exiger la non

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rediffusion d'une émission. En revanche cette action permet, par exemple, de faire enlever des affiches d’une campagne de publicité portant atteinte à la personnalité, de supprimer des informations diffusées depuis une page Facebook ou dans des archives en ligne67, ou encore d'interdire à un journaliste de revenir sur un sujet compromettant.

- d'en constater le caractère illicite, si le trouble qu'il a créé subsiste. Cette action

vise le cas où l'atteinte proprement dite a pris fin. Elle permet notamment de dissiper une image défavorable qui s'est incrustée dans le public à la suite d'une publication. L'efficacité de la constatation du caractère illicite d'une atteinte réside surtout dans le fait que le particulier peut demander la publication du jugement constatant l'illicéité ou demander une rectification. Publication ou rectification se font toujours aux frais de l'auteur de l'atteinte.

S'agissant de la procédure, il importe de souligner que la victime de l'atteinte à la personnalité peut intenter les actions défensives à l'encontre de toutes les personnes qui ont participé à l'atteinte. Dans le domaine de la presse classique il s’agira non seulement de l’auteur de l’article attentatoire à la personnalité, mais aussi de l’éditeur du journal litigieux, de l’imprimeur ou encore de l’exploitant d’un kiosque qui le vend; en matière de publication en ligne, la victime peut exiger le retrait ou le blocage des informations illicites de l’exploitant du site, de l’hébergeur, voire même des fournisseurs d’accès. Ainsi le Tribunal fédéral a ordonné en 2013 le retrait, d’un blog exploité par la Tribune de Genève, de contributions attentatoires à l’honneur émanant d’un tiers. Dans leurs considérants, les juges ont clairement rejeté l’argumentation de la partie défenderesse (le journal) qui exigeait que la victime s’en prenne directement à l’auteur des propos litigieux et non à l’intermédiaire qui ne fait que procéder à leur diffusion68. Les actions défensives peuvent être intentées en tout temps (il n'y a pas de délai de prescription). C. Les actions réparatrices Les actions en réparation sont celles par lesquelles la victime peut demander à être indemnisée pour le préjudice qu'elle a subi. En particulier, elle peut obtenir la réparation de son dommage économique (une atteinte à la personnalité d'un commerçant peut lui causer de graves pertes de clientèle). L'art. 49 du Code des obligations lui permet également d'obtenir la réparation du dommage moral (par quoi on entend une diminution du bien-être psychique), mais encore faut-il que la souffrance ait été grave. On notera que le Tribunal fédéral est très exigeant à cet égard et n'accorde qu'exceptionnellement une indemnité pour réparation du tort moral en cas d'atteinte à la personnalité. Enfin, la jurisprudence permet également à la victime de demander que lui soit remis le gain réalisé grâce à l'atteinte illicite; on songe

67 Arrêt du Tribunal fédéral du 28 octobre 2003. 68 Arrêt du Tribunal fédéral du 14 janvier 2013.

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notamment à l'augmentation de tirage ou de la publicité qu'a rapportée la publication d'images à sensation dans un périodique69. Alors que les actions défensives peuvent être intentées contre n’importe quel maillon de la chaîne de diffusion, les actions réparatrices ne peuvent être engagées que contre les personnes qui ont commis une faute. S'agissant de la prescription, les actions en dommages-intérêts et en réparation du tort moral doivent être engagées dans un délai d'une année à compter du jour où la victime a eu connaissance du dommage ainsi que de l'identité de l'auteur. Dans tous les cas, ces actions sont prescrites dix ans après le jour où l'acte dommageable s'est produit. D. En cas d'urgence: les mesures provisionnelles Les actions défensives décrites dans la section précédente ne peuvent être mises en œuvre que par le biais d'un procès (à moins bien entendu que la partie actionnée ne capitule d'entrée de cause et se soumette sans discuter à la volonté de la personne atteinte dans sa personnalité). Et qui dit procès, dit attente et longueur: l'instruction, les plaidoiries et, éventuellement les recours, peuvent durer des années. Or, notamment en matière de droit de la personnalité, des mesures qui ne seraient pas immédiates pourraient être dénuées de toute utilité. A quoi sert-il d'obtenir le retrait des kiosques d'un quotidien qui contient un article diffamatoires trois ans après sa mise en vente? Dans cette perspective, les art. 261ss du Code de procédure civile institue des mesures provisionnelles (autrement dit des mesures prises d'urgence mais à titre provisoire) : celui qui rend vraisemblable 70 qu'il est ou qu'il sera très prochainement l'objet d'une atteinte illicite risquant de lui causer un préjudice difficilement réparable peut obtenir du juge que, après un examen sommaire de la cause, il interdise ou fasse cesser l'atteinte temporairement, c'est-à-dire jusqu'à ce que le procès soit terminé et un jugement définitif rendu (ainsi, par exemple, une interdiction immédiate de diffuser une émission peut être ordonnée). Aussi justifié soit-il, ce système de mesures provisionnelles comporte un risque pour les médias, à l'encontre desquels il peut constituer, s'il vient à se généraliser, une forme de censure judiciaire contraire à la liberté de la presse. C'est pourquoi, à l’art. 266 CPC, le législateur a estimé indispensable de restreindre les possibilités de décréter des mesures provisionnelles à l'encontre des médias à caractère périodique (à savoir la presse, la radio et la télévision): celles-ci ne peuvent être ordonnées que si le préjudice encouru par la victime est particulièrement grave et si l'intérêt à la publication ou à la diffusion n'est pas évident. Sur le plan de la procédure il faut noter deux particularités:

69 ATF 133 III 153 p. 154 (affaire Patty Schnyder) : une prétention en dommage et intérêts peut être cumulée à une remise de gain. Ce qui est déterminant pour la fixation de l’indemnité, c’est la mesure dans laquelle le reportage litigieux a influencé l’ampleur du tirage. 70 La jurisprudence récente (Tribunal fédéral, 20 juin 2011) interprète cette condition très strictement, parlant de quasi-certitude.

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- premièrement, le juge donnera à la partie adverse (concrètement les représentants du journal ou de la société de radiodiffusion incriminés) l'occasion de faire valoir leur point de vue. Toutefois, l’art. 265 CPC précise qu'en cas d'urgence extrême (p. ex si l'émission litigieuse doit être diffusée le soir même), le juge peut ordonner les mesures provisionnelles sur simple présentation de la demande, sans même entendre la partie adverse; - deuxièmement, les mesures provisionnelles ordonnées par le juge sont valables sur l'ensemble du territoire suisse; autrement dit, l'obligation de retirer de la vente un périodique qui contiendrait un article attentatoire à la personnalité, doit être exécutée dans tous les kiosques du pays. IV. 36 Le droit de réponse A. Généralités

Art. 28g Droit de réponse Principe

1 Celui qui est directement touché dans sa personnalité par la présentation que font des médias à caractère périodique, notamment la presse, la radio et la télévision, de faits qui le concernent, a le droit de répondre. 2 Il n'y a pas de droit de réponse en cas de reproduction fidèle des débats publics d'une autorité auxquels la personne touchée a participé. Art. 28h Forme et contenu 1 La réponse doit être concise et se limiter à l'objet de la présentation contestée. 2 La réponse peut être refusée si elle est manifestement inexacte ou si elle est contraire au droit ou aux moeurs. Art. 28i Procédure 1 L'auteur de la réponse doit en adresser le texte à l'entreprise dans les vingt jours à compter de la connaissance de la présentation contestée mais au plus tard dans les trois mois qui suivent sa diffusion. 2 L'entreprise fait savoir sans délai à l'auteur quand elle diffusera la réponse ou pourquoi elle la refuse. Art. 28k Modalités de la diffusion

1 La réponse doit être diffusée de manière à atteindre le plus tôt possible le public qui a eu connaissance de la présentation contestée. 2 La réponse doit être désignée comme telle; l'entreprise ne peut y ajouter immédiatement qu'une déclaration par laquelle elle indique si elle maintient sa présentation des faits ou donne ses sources. 3 La diffusion de la réponse est gratuite.

Le droit de réponse, tel qu'il est défini aux art. 28 g à 28 l du code civil, est conçu comme le droit de toute personne touchée dans sa personnalité par un article de presse ou par une émission radiodiffusée, de pouvoir opposer sa propre version des faits à celle qui a été présentée. A cet égard, l'appellation allemande Gegendarstellungsrecht est plus précise que l'appellation française droit de réponse ou italienne diritto di risposta. Autrement dit, l'idée directrice du droit de réponse est d'offrir pour une personne mise en cause par les médias la possibilité de répliquer immédiatement; ce faisant, le conflit peut être liquidé sur le champ, sans porter préjudice trop gravement à la liberté de la presse, et sans mettre en marche une machine judiciaire qui ne fait finalement

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qu’exacerber les parties. Ainsi conçu, le droit de réponse est un moyen défensif simple, rapide et économique. B. Les conditions posées à l’exercice du droit de réponse On soulignera d'emblée que le droit de réponse ne peut s'exercer qu'à l'encontre d'un média qui a un caractère périodique. En effet, le droit de réponse repose sur la notion d'équité: une personne attaquée doit pouvoir se défendre à armes égales devant le même public, qui ensuite décidera qui a tort et qui a raison. Cette idée ne peut être réalisée que dans les médias possédant un rythme de parution permettant de retrouver, à intervalles réguliers, ce même public. La périodicité ne suppose pas forcément une régularité absolue dans les parutions; mais au minimum, elle devra être annuelle. Conformément à cette définition, un livre ou un film ne sont pas des périodiques et donc ne sont pas susceptibles d'engendrer un droit de réponse. Quant aux sites web, ils entrent dans cette catégorie, s’ils sont conçus comme un instrument de communication de masse régulièrement mis à jour. On relèvera ensuite que le droit de réponse ne peut s'exercer qu'à l'encontre d'une présentation des faits jugée inacceptable; il n'est en revanche pas donné à l'encontre de simples opinions ou jugements de valeur. Concrètement, il n'est pas possible d'exercer un droit de réponse à l'encontre d'un commentaire. Ainsi dire que les prix sont "souvent surfaits", que le système est "appliqué d'une manière peu sérieuse", que l'entreprise fait "miroiter" des revenus importants relève de l'opinion et ne peut donner lieu à réponse. En revanche, peu importe la manière dont les faits sont présentés. Ainsi, il peut y avoir un droit de réponse non seulement à l'encontre d'un texte, mais également à l'encontre de photos ou de dessins. Moyen souple, le droit de réponse n'exige pas qu'il y ait atteinte à la personnalité; il suffit que la personne concernée se sente touchée. Il s'ensuit que le droit de réponse a une portée beaucoup plus vaste que les actions défensives destinées à protéger la personnalité; ainsi une atteinte à la personnalité qui serait licite (notamment parce qu'il y a un intérêt public prépondérant à diffuser l'information ou parce que l'inexactitude de l'information est mineure) peut donner lieu à un droit de réponse. A titre d'exemple, on reprendra le cas des marxistes qualifiés à tort d'obédience soviétique ; dans ce cas, un droit de réponse aurait été parfaitement concevable, et ce bien qu'une action défensive ait été refusée par le Tribunal fédéral, vu le peu d'importance de l'inexactitude. S'agissant de la forme de la réponse, l'art. 28 al. 1 du code civil souligne que celle-ci doit être concise et se limiter à l'objet de la présentation contestée. En outre, la réponse doit consister en un texte; du moins en principe. Ce que l'on a surtout voulu empêcher, c'est de donner à la personne concernée la possibilité de lire elle-même sa réponse à la radio ou à la télévision ou de présenter un film sur les événements en cause. Néanmoins, il peut, très exceptionnellement, arriver que la reproduction d'un dessin ou d'une image soit le seul moyen de permettre à l'intéressé d'informer correctement, à armes égales, le public. Cette solution est conforme au but de l’institution du droit

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de réponse. Puisque la présentation des faits incitant à une réponse peut émaner d’une image, il est conforme au principe d’égalité des armes de pouvoir répondre par une image71. Quant au contenu de la réponse, l'art. 28 h al. 1 souligne que celui-ci doit se limiter à l'objet de la présentation contestée. Autrement dit, il ne s'agit que d’apporter sa version des faits, rien de plus. Si la personne concernée abuse du droit de réponse, l'entreprise de média peut refuser de la publier; tel sera notamment le cas lorsque la personne concernée a été, dans le cadre de l'enquête journalistique, invitée à donner son point de vue sur les faits litigieux mais a refusé de s'exprimer (le no comment exclut le droit de réponse) ou encore si l'entreprise de médias vient de publier une prise de position de la personne concernée sous forme de lettre de lecteur. Abuse également du droit de réponse, celui qui utilise ce moyen à des fins manifestement étrangères à la protection de la personnalité, telles que la publicité commerciale ou la propagande politique. Celui qui entend exercer son droit de réponse doit faire une demande en ce sens, adressée à l'entreprise de média (art. 28 litt. i CC). La demande doit être écrite, mais la mention du mot réponse n'est pas indispensable. L'entreprise de média doit pouvoir cependant reconnaître que l'auteur du texte entend répliquer à un article ou à une émission précédente. Il importe de souligner que la demande doit être soumise dans les 20 jours qui suivent le jour où la personne concernée a eu connaissance de la présentation contestée, mais au plus tard dans les trois mois qui suivent cette présentation. Dès qu'elle a reçu la demande, l'entreprise de média doit décider rapidement de refuser ou d'accepter la réponse. Si elle refuse la réponse (par exemple parce qu'elle considère la demande comme abusive), elle doit communiquer sa décision négative à l'intéressé avec indication des motifs. Si ce dernier n'est pas satisfait par ce refus, il peut saisir le juge et lui demander d'ordonner la diffusion de la réponse (art. 28 litt. l CC). C. Les modalités de diffusion de la réponse Si l'entreprise de médias accepte de publier la réponse (ce sera le plus souvent le cas), celle-ci doit être publiée le plus tôt possible. Autrement dit, soit dans le prochain numéro du journal ou dans la prochaine émission d’une même série. Il y a lieu de souligner que la réponse doit toujours préciser le nom de son auteur et qu'elle doit être désignée comme telle. En outre, l'entreprise de média n'a pas le droit, sans le consentement de l'auteur, de modifier les réponses qui lui sont soumises. De même, à la radio ou à la télévision, la réponse sera lue correctement, sans adjonction de geste ou de mimique spéciale, sans intonation bizarre, ou autre bredouillement. On relèvera encore que la diffusion de la réponse est toujours gratuite, même si elle paraît dans la partie publicitaire. L'entreprise de média peut-elle répliquer immédiatement à la réponse? La réponse est clairement non. En effet, l'impact de la réponse dans le public se trouverait fortement 71 Arrêt du Tribunal fédéral du 18 juin 2003.

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réduit si celle-ci était aussitôt suivie d'un commentaire ou de signes de désapprobation. C'est ainsi que l'art. 28 k al. 2 n'admet que trois formes très minimales de réplique:

- l'entreprise peut indiquer si elle maintient, totalement ou en partie, sa présentation des faits;

- elle peut indiquer ses sources, sans autres commentaires; - elle peut citer la disposition légale qui institue le droit de réponse et conclure

que la question de savoir laquelle des deux versions est correcte demeure ouverte.

Cela dit, l'interdiction d'ajouter une quelconque contribution rédactionnelle propre à la réponse est limitée au même numéro du journal ou du périodique où paraît la réponse. Autrement dit, les médias conservent la faculté de répliquer ultérieurement. S'agissant du droit comparé, on relèvera que le principe du droit de réponse est connu de la plupart des pays occidentaux, même si les dénominations ne sont pas partout les mêmes. Cela dit, la portée du droit de réponse, varie selon deux formes principales: le modèle français, qui remonte à 1822, et qui ne fait pas de distinction entre l'affirmation d'un fait et l'expression d'une opinion; dans les deux cas le droit de réponse est accordé. Ce modèle, qui prévoit des sanctions pénales à l'encontre de celui qui refuse de publier une réponse, a été repris notamment par la Belgique et le Luxembourg. A ce modèle, s'oppose le modèle allemand et italien qui ne prévoit de droit de réponse qu'à l'égard d'affirmation de faits. Ainsi, comme en Suisse, les appréciations et les jugements de valeur sont exclus de réplique. Quant à la Grande-Bretagne, elle ne connaît pas le droit de réponse. Remarque finale: il ne faut pas confondre le droit de réponse avec la rectification (cf. art. 28a al. 2 CC). Ce dernier moyen permet de corriger une allégation dont la fausseté a été constatée judiciairement. En ce sens la rectification ne peut être ordonnée que par le juge (qui condamne par exemple l'entreprise de médias coupable d'avoir publié une fausse allégation à publier la version corrigée). La rectification est ainsi une procédure judiciaire lourde et longue comparée à la flexibilité et à la rapidité du droit de réponse ; on comprend qu’elle soit rarement demandée en pratique. V. Les grandes lignes du régime suisse de la radiodiffusion V. 1. Généralités La législation spécifique sur la radio et de la télévision est particulièrement détaillée (voire touffue) et contraignante ; elle est en effet composée d’une disposition constitutionnelle topique, qui pose les grands axes du régime juridique de la radiodiffusion dans notre pays (l’art. 93, adopté en 1984, après deux tentatives infructueuses), d’une loi générale sur la radio et la télévision de plus de cent articles (la LRTV, adoptée en 2006 et partiellement révisée en 201572), d’une ordonnance 72 Les articles révisés devraient entrés en vigueur mi-2016 au plus tôt.

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d’exécution (ORTV), et d’une directive sur la publicité et le parrainage. A quoi s’ajoute, pour la plupart des stations de radio ou de télévision, une concession fédérale propre ; ce texte n’est pas qu’une simple autorisation d’émettre, mais un véritable cahier de charges posant des obligations opérationnelles et programmatiques, concrètes et particularisées. Cette densité normative considérable s’explique par le caractère hautement politique de la radiodiffusion. Dun côté, le marché de la radio et de la télévision est dominé par de puissants groupes de médias suisses et internationaux ; il convient dès lors de le réguler afin de conserver une pluralité de l’offre médiatique. De l’autre, il importe que toutes les diverses composantes de la société de notre pays bénéficient d’informations et de programmes culturelles de qualité. En conséquence, l’existence d’un service public fort, seul à même de produire des émissions coûteuses ou destinées à des audiences minoritaires, doit être garantie. A ces impératifs politiques, s’ajoute la volonté des autorités de tenir la radio et surtout la télévision sous bonne garde, en raison de son impact considérable sur la population et, partant, du risque de manipulation des opinons qui en résulte73. D’où des règles strictes sur la diligence journalistique et sur la communication commerciale (publicité et parrainage). On observera que la législation sur la radiodiffusion n’écarte pas les règles ordinaires sur la protection de la morale, de la dignité humaine et de la personnalité (vie privée et honneur) que nous avons décrites dans les sections II et IV du présent support de cours. Ces règles, qui forment un droit commun de la communication, sont pleinement applicables à la radiodiffusion. Le cadre juridique de la radiodiffusion est ainsi constitué par ce droit commun et par les règles spéciales posées par la LRTV et l’ORTV. Dernière remarque liminaire : aux termes de l’art. 2 LRTV, la législation sur la radiodiffusion s’applique à la radio et à la télévision classiques, autrement dit à l’offre d’émissions destinées au grand public et diffusées de manière continue, suivant un horaire précis (la fameuse « grille du programme »). Il convient de remarquer que la vision du législateur correspond de moins en moins à la réalité : l’apparition de plateformes audiovisuelles en ligne, qui permettent non seulement de voir les émissions à la demande, mais encore d’accéder à des informations complémentaires sous formes de textes ou de vidéos remet en question le champ d’application de la LRTV. La dernière révision de la LRTV a apporté une réponse partielle à ces interrogations, en étendant l’obligation de diligence accrue des journalistes de radio et de télévision aux productions de la SSR accessibles sur sa plateforme Internet (art. 5a LRTV). 73 L’argumentation du Conseil fédéral ne manquait pas d’accents dramatiques: « (…) grâce au son et à l’animation des images, les médias électroniques exercent une fascination particulière sur les esprits. On attribue donc à la radio et à la télévision un énorme pouvoir de suggestion et de manipulation des masses. Tous les radiodiffuseurs suisses sont tenus d’observer certains préceptes fondamentaux : le respect de la dignité humaine, la présentation fidèle des événements, la protection de la jeunesse, etc. » (Message du Conseil fédéral à la révision de la LRTV, 2002, p. 27).

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V. 2. Les fondements constitutionnels de la radiodiffusion

Art. 93 Radio et télévision 1 La législation sur la radio et la télévision ainsi que sur les autres formes de diffusion de productions et d'informations ressortissant aux télécommunications publiques relève de la compétence de la Confédération. 2 La radio et la télévision contribuent à la formation et au développement culturel, à la libre formation de l'opinion et au divertissement. Elles prennent en considération les particularités du pays et les besoins des cantons. Elles présentent les événements de manière fidèle et reflètent équitablement la diversité des opinions. 3 L'indépendance de la radio et de la télévision ainsi que l'autonomie dans la conception des programmes sont garanties. 4 La situation et le rôle des autres médias, en particulier de la presse, doivent être pris en considération. 5 Les plaintes relatives aux programmes peuvent être soumises à une autorité indépendante.

L’art. 93 Cst. consacre noir sur blanc l'indépendance et l'autonomie des radiodiffuseurs, privés ou de la SSR. A cet égard, il ne s'agit pas seulement de soustraire la radio et la télévision à l'influence de l'Etat (parlement, gouvernement ou administration), lequel, dans un système pluraliste, ne doit pas s'approprier les moyens de communication de masse, mais aussi, et peut-être surtout à l'heure actuelle, de veiller à ce que le législateur adopte les mesures propres à empêcher que des radiodiffuseurs privés tombent sous la coupe de certains groupes sociaux ou entreprises commerciales ; c'est pourquoi la LRTV contient des règles limitant les concentrations afin d'éviter la constitution de positions dominantes dans le secteur de la communication audiovisuelle. On citera en particulier l’art. 44 al. 1 lettre g qui interdit à une entreprise de médias de détenir plus de deux concessions de radio et de télévision. Quant au principe de l'autonomie, il concerne avant tout la conception des programmes ; plus concrètement, il se traduit par la pleine liberté du diffuseur de choisir les sujets qu'il veut traiter, la manière de les développer et le nombre d’émissions s'y rapportant. L’art. 6 al. 3 LRTV le rappelle en ces termes : « Nul ne peut exiger d’un diffuseur la diffusion de productions ou d’informations déterminées ». A son al. 2, l'art. constitutionnel souligne que la radio et la télévision ont pour mission d'offrir à la population des programmes diversifiés, répondant à ses besoins en information, culture et en divertissement. On relèvera, et c'est important, que cette obligation constitutionnelle (plus couramment désignée du nom de « mandat de prestation ») ne s'adresse pas à chaque radiodiffuseur pris individuellement, mais à l'ensemble du système de la radiodiffusion en Suisse; il s'ensuit qu'au niveau local par exemple rien en s’oppose à ce qu’une station de radio ne diffuse que de la musique de variétés, pour autant que les auditeurs situés dans son bassin de réception aient également la possibilité de recevoir des programmes d'autres stations plus orientées sur l'information ou la culture. En d'autres termes, la diversité n'implique pas la diversité au sein des programmes d'un radiodiffuseur mais la diversité au sein de l'ensemble des radiodiffuseurs agréés. Disposition phare, l'art. 93 al.3 de la Constitution fédérale impose aux journalistes une obligation de fidélité (fidélité dans la présentation des faits); on détaillera les contours de cette obligation de diligence accrue, qui n’a pas son pendant dans la presse écrite, dans

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la section V. 4. Aux termes de l’al. 5 de l’art. 93 Cst, les réclamations du public relatives au non-respect de l’obligation de fidélité sont soumises un organe particulier, l'Autorité indépendante de plaintes (AIEP). Les modalités de saisine et de fonctionnement de ce tribunal spécial seront présentées dans la section V.5. V. 3 Le contenu de la LRTV en bref Destiné aux journalistes, le présent support de cours se concentrera sur les dispositions de la législation sur la radio-tv qui ont un impact direct sur leurs activités, en particulier l’obligation de fidélité. Pour la bonne compréhension de ces dispositions, on ne peut faire l’économie d’un minimum d’éclaircissements sur leur contexte ; une brève description des principales règles posées par la LRTV s’impose donc.

- La LRTV de 2006 a fait un grand pas vers une libéralisation du marché de la radiodiffusion en battant en brèche l’obligation de la concession (et d’un cahier des charges). Celle-ci n’est désormais imposée qu’aux seuls radiodiffuseurs de grande audience, à savoir ceux qui diffusent leurs programmes sur les ondes hertziennes et/ou ceux qui sont en partie financés par le produit de la redevance de réception. Les autres radiodiffuseurs, notamment ceux qui ne diffusent leurs programmes que par le câble ou sur Internet, sont exemptés de cahier des charges ; la seule formalité qu’ils doivent remplir est une annonce préalable à l’Office fédéral de la communication. Attention : ces diffuseurs ne sont pas pour autant dispensés de respecter la LRTV et ses dispositions d’exécution ; en particulier, l’obligation de fidélité est pleinement applicable à leurs journalistes.

- Même si la constitution ne la mentionne pas, la SSR bénéficie, de par la LRTV (art. 23 à 37), d’une position dominante dans le paysage audiovisuel de notre pays. Ce privilège se reflète d'abord par le fait que la SSR bénéficie d'une concession de par la loi, et non de par la volonté du gouvernement; il ne s'agit pas là d'une simple nuance juridique, mais de l'affirmation de la nécessité politique de donner au diffuseur public l'assise nécessaire à l'accomplissement de sa mission multilingue et multiprogrammes (plusieurs chaînes de radio et chaînes de télévision par régions linguistiques). En outre, sur le plan du financement, elle se voit octroyer la part du lion (grosso modo 90%) du produit de la redevance de réception. En contrepartie de ces avantages, la SSR a l'obligation d'assurer une desserte de base, et ce au moyen de programmes diffusés dans quatre régions linguistiques. Outre cette tâche de couverture de l'ensemble du territoire national, la SSR est également tenue de répondre aux besoins, variés, de l'ensemble de la population (obligation de diversification). Son offre de programmes doit ainsi fournir aussi bien des informations, que des émissions culturelles, éducatives, ou de divertissement. Elle a en outre la mission de favoriser les productions culturelles suisses, de soutenir le cinéma suisse, d'accorder la priorité à l'information sur les événements d'intérêt national, de contribuer au rayonnement de la Suisse à l’étranger et de rendre accessible aux malentendants et aux malvoyants une proportion appropriée de

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ses émissions. On notera que la SSR est en droit d’offrir des services en ligne (que la loi appelle « autres activités journalistiques ») ; qui plus est ces services peuvent être financés par le produit de la redevance de réception (ce qui ne va pas sans causer l’ire des éditeurs journaux…). Enfin, on ne répétera jamais assez que la SSR si elle est un radiodiffuseur de service public n’est pas pour autant un quelconque radiodiffuseur d’Etat, aux ordres des gouvernants. Comme les stations privées, elle jouit de l’indépendance et de l’autonomie garantie aux radiodiffuseurs par la Constitution. De plus, juridiquement parlant, elle est constituée en association de droit privé et non en établissement de droit public.

- La LRTV régit trois types de financement de la radiodiffusion : la redevance de réception, la publicité et le parrainage (aussi appelé sponsoring). La redevance de réception, qui est due par toute personne qui détient un appareil susceptible de recevoir des programmes74, rapporte quelque 1,4 milliards de francs par année. Si la SSR, on l’a vu, bénéficie d’une grande partie de cette somme, les diffuseurs privés, méritants (émissions de qualité ou programmes destinés à une audience minoritaire), peuvent revendiquer une portion du produit de la redevance (jusqu’à 6%). La publicité est strictement réglementée par la LRTV (art. 9 à 11) qui en limite la durée (pas plus de 12 minutes par heure), qui l’interdit pour certains produits (alcool forts, tabac, propagande politique ou religieuse) et qui prohibe certaines manipulations susceptibles de tromper les consommateurs (publicité subliminale, publicité clandestine notamment). Enfin, le parrainage des émissions par des tiers est lui aussi régulé (art. 12) ; en particulier le sponsoring occulte est interdit ; de même que le parrainage de produit (la mention du parrain ne doit pas contenir de promotion publicitaire pour ses produits).

V. 4. L’obligation de fidélité

On le sait, cette obligation traduit le souci d’éviter que les médias électroniques abusent de leur fort impact pour influencer la population. En substance, le principe de fidélité veut que les journalistes de la radio et de la télévision n’aient pas d’idées préconçues et s’abstiennent de tout parti-pris ; aussi ne manqueront-ils pas de relater tous les aspects d’un évènement afin que les auditeurs et les téléspectateurs puissent se forger une opinion en toute connaissance de cause. En d’autres termes, une présentation unilatérale ou sélective des faits est proscrite. On relèvera d’emblée que l’obligation de fidélité ne s’applique qu’aux émissions d’information (journaux télévisés, magazines d’informations, émissions pour les consommateurs, talkshows par exemple), mais pas aux émissions de divertissement (comme les productions humoristiques ou les fictions).

74 La révision partielle de la LRTV réforme de fond en comble le système de perception de la redevance de réception ; elle instaure en effet un assujettissement par ménage, indépendant de la possession d’un récepteur qui soulève bien des problèmes en présence des appareils multifonctionnels, comme les ordinateurs, les tablettes et les smartphones, qui permettent la réception de programmes de télévision.

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L’obligation de fidélité a fait l’objet d’une abondante jurisprudence. On mentionnera ici quelques décisions importantes qui permettent de mieux saisir les conséquences concrètes de ce principe cardinal du droit de la radiodiffusion :

- Fidélité ne veut pas dire objectivité ; le législateur est bien conscient qu’il serait illusoire de bannir toute subjectivité : le journaliste n’est pas un homme de sciences, mais un interprète des faits. Cela dit, fidélité veut dire loyauté : le journaliste ne saurait délibérément passer sous silence un élément clef pour la bonne compréhension d’un événement. Reste que des données bien connues du public peuvent toujours être omises, même si elles sont des plus pertinentes.

- Des omissions mineures ou des inexactitudes concernant des points accessoires doivent être tolérées (p. ex. la non-citation de la marge d’erreur d’un sondage préélectoral75).

- Le degré de diligence requis est fonction des circonstances concrètes : plus le sujet est controversé, plus on attendra du journaliste qu’il approfondisse ses investigations, qu’il choisisse soigneusement ses interlocuteurs (fiabilité et représentativité sont des critères impératifs à cet égard) et qu’il vérifie ses informations. En outre le format de l’émission joue un rôle : on sera moins exigeant en présence d’un bulletin d’information que d’une émission consacrée à une votation. Il en est de même du temps à disposition du journaliste : un reportage pour un magazine d’informations requiert une diligence plus élevées que la séquence d’un journal télévisé.

- Il n’est nullement obligatoire que tous les points de vue soient présentés de façon égale. Ce qui importe, c’est de ne pas faire passer une thèse controversée pour unanimement acceptée. A tout le moins doit-on signaler qu’elle fait l’objet de discussions.

V. 5. L’obligation de diversité Cette exigence de pluralisme programmatique, qui prend la forme d’un devoir de refléter la diversité des faits et des opinions, ne concerne que les diffuseurs qui sont titulaires d’une concession (art. 4 al. 4 LRTV). Son objectif est la libre formation des convictions politiques. Partant, elle contraint le radiodiffuseur à ne pas privilégier certains courants au détriment d’autres. En bref, on évitera de se focaliser systématiquement sur une tendance, qu’elle soit aux extrêmes de l’échiquier politique ou qu’elle appartienne à l’establishment. Quoi qu’il en soit, il importe en tous cas que les points de vues minoritaires ou dissidents aient l’occasion de se faire connaître du public. En pratique, l’obligation de diversité ne joue un rôle primordial que lors des campagnes électorales ou référendaires (qu’elles soient fédérales, cantonales ou communales). C’est dans ce contexte très sensible qu’il convient que les journalistes 75 Décision de l’AIEP du 30 août 2012.

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veillent scrupuleusement à ne pas favoriser un parti ou un point de vue (ou au contraire à les ignorer), mais à assurer une réelle égalité des chances. Dès lors, le portrait d’un candidat au Conseil d’Etat, dans une émission qui ne concernait pas le scrutin, mais qui tendait à présenter le quotidien d’un politicien hors-parti et des plus originaux, a été jugé inopportun. La raison ? Il avait été diffusé six jours avant le scrutin et, partant, offrait un gain de visibilité au candidat concerné76. S’agissant des débats électoraux, il n’y a pas besoin d’inviter tous les candidats ; ceux qui appartiennent à des formations marginales peuvent voir leur temps de parole restreint; rien ne s’oppose même à ce qu’ils soient purement et simplement évincés, s’ils ont déjà pu s’exprimer à d’autres occasions77. V. 6. L’autorité indépendante de plaintes radio-TV Depuis 1984, une instance spécifique est appelée à examiner les plaintes du public pour violation du droit des programmes par les diffuseurs (avant tout le non-respect des obligations de fidélité et de diversité). Le parlement fédéral a en effet jugé nécessaire de confier cette tâche délicate non à l’administration – elle est soumise au pouvoir politique, lequel, on le sait, ne doit pas s’immiscer dans le travail des mass médias –, mais à une autorité indépendante, que l’on qualifiera de quasi-judiciaire au vu de son mode de fonctionnement comme des sanctions qu’elle peut prononcer. Ainsi est née l’Autorité indépendante d’examen des plaintes en matière de radio-télévision (AIEP) dont les membres sont désignés par le Conseil fédéral. Indépendance oblige, aucun de ses neuf membres ne provient du cercle des autorités fédérales, ni de celui des radiodiffuseurs (la plupart sont des juges cantonaux, des avocats, des journalistes de presse ou des académiciens) ; pour la même raison, l’AIEP dispose de son propre budget et d’un secrétariat dédié. On relèvera que l’AIEP ne peut être saisi directement ; la plainte doit d’abord être adressée à un organe de médiation, l’ombudsman radio-tv. Cette personne n’est pas appelée à trancher le conflit : sa mission est celle de concilier, informellement, les parties. Ce n’est que si une solution à l’amiable n’est pas trouvée, que le litige peut être porté devant l’AIEP. Cette instance se prononcera expressément sur la légalité ou non de l’émission litigieuse. Sa décision peut encore faire l’objet d’un recours au Tribunal fédéral. Chaque année, plus de deux cents d’émission font l’objet de réclamations ; neuf-dixième des cas sont liquidés au niveau des ombudsmans. On trouvera des informations supplémentaires sur la procédure devant l’AIEP, de même que l’ensemble de sa jurisprudence sur le site de cette instance (www.ubi.admin.ch/). ©CFJM/Bertil Cottier – Janvier 2016

76 ATF 134 I 2. 77 ATF 124 II 497.