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1 XIV International Economic History Congress, Helsinki 2006 Session 80 LES ELITES TECHNIQUES, LE DEVELOPPEMENT ET LES TRANSFERTS DE TECHNOLOGIES : MOYENS SCIENTIFIQUES, TECHNIQUES ET CAPACITES D’ADAPTATION DANS LES SECTEURS INDUSTRIELS INNOVANTS EN FRANCE DE 1914 À 1940. Vincent Dray Un premier constat, résultant à la fois des recherches en histoire économique et de l’enseignement de l’histoire industrielle et technique, permet d’accorder aux transferts de technologies un rôle déterminant dans le développement industriel. Ils ont souvent constitué un préalable aux conditions techniques du développement 1 . Les grands moments de l’industrialisation montrent que l’acquisition technique, par un pays importateur, s’inscrit comme un facteur déterminant de son développement industriel. Dans une perspective ciblée, le transfert de technologie est un facteur déterminant pour le développement d’une filière technique, d’une branche industrielle ou d’un secteur entier. Le cas peut s’appliquer à l’essor des industries mécaniques et textiles aux Etats-Unis dans la première moitié du XIX e siècle 2 . Il convient tout d’abord de présenter quelques perspectives d’analyse avant d’énoncer les aspects singuliers de la question de la réception des technologies étrangères en France. Par déduction, et dans une première démarche, ces perspectives doivent saisir les singularités du sujet et les éclairer du point de vue de l’intérêt historique. En réalité, la première intention est d’inscrire le sujet dans une perception globale en analysant le rapport entre le développement industriel de la France de 1914 à 1940 et les transferts de technologies. Concernant cette période, la question des transferts de technologie est de notre point de vue à analyser comme un ensemble lié à l’émergence d’un nouveau contexte technique et industriel et à l’essor de nouveaux secteurs. Au fond, les modalités d’un transfert répondent au processus lui-même si l’on prend en compte d’une part l’importation de technologies et d’autre part les usages, ces derniers étant le résultat des perspectives de développement envisagées. Les modalités de transfert recouvrent donc deux aspects. Les transferts de technologies procèdent d’un échange technique et/ou scientifique entre deux pays. Ensuite, dans le cadre d’un programme de développement, ils peuvent aussi faire basculer une technologie d’un secteur vers un autre et être à l’origine du développement d’une branche industrielle. Pour le pays importateur, le processus ne freine en rien la possibilité de développer des voies différentes dans les “techniques en usage“ 3 par rapport à celles du pays d’origine. Cela dépend notamment des capacités à faire évoluer une filière technique. L’impact et l’enjeu sur les industries qui reçoivent ces techniques est constitué par leur capacité à continuer de générer de nouvelles technologies. Ce processus semble déjà en route après la Première Guerre mondiale. Comment se situe la France par rapport à cet enjeu technique et industriel ? La question est d’un intérêt remarquable pour la France dans la 1Nathan Rosenberg, Inside The Black Box : Technology and Economics, New York, Cambridge University Press, 1982, p.245 ; Claudio Frischtak, Nathan Rosenberg, International technology transfer : concepts, measures and comparisons, New York, Praeger, 1985 ; John H. Dunning, Multinationals, technology and competitiveness, London, Boston, Unwin Hyman, 1988, 280 p. 2 David J. Jeremy, Transatlantic Indsutrial Revolution : the diffusion of textile technologies between Britain and America, 1790-1830, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 1981, 384 p. 3 David Edgerton, De l’innovation aux usages. Dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques, Annales HSS, numéro 4-5, juillet-octobre 1998, pp.815-837, traduit de l’Anglais par Dominique Pestre p. 823.

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XIV International Economic History Congress, Helsinki 2006

Session 80

LES ELITES TECHNIQUES, LE DEVELOPPEMENT ET LES TRANSFERTS DETECHNOLOGIES : MOYENS SCIENTIFIQUES, TECHNIQUES ET CAPACITESD’ADAPTATION DANS LES SECTEURS INDUSTRIELS INNOVANTS EN FRANCEDE 1914 À 1940.

Vincent Dray

Un premier constat, résultant à la fois des recherches en histoire économique et del’enseignement de l’histoire industrielle et technique, permet d’accorder aux transferts detechnologies un rôle déterminant dans le développement industriel. Ils ont souvent constituéun préalable aux conditions techniques du développement1. Les grands moments del’industrialisation montrent que l’acquisition technique, par un pays importateur, s’inscritcomme un facteur déterminant de son développement industriel. Dans une perspective ciblée,le transfert de technologie est un facteur déterminant pour le développement d’une filièretechnique, d’une branche industrielle ou d’un secteur entier. Le cas peut s’appliquer à l’essordes industries mécaniques et textiles aux Etats-Unis dans la première moitié du XIXe siècle2.Il convient tout d’abord de présenter quelques perspectives d’analyse avant d’énoncer lesaspects singuliers de la question de la réception des technologies étrangères en France. Pardéduction, et dans une première démarche, ces perspectives doivent saisir les singularités dusujet et les éclairer du point de vue de l’intérêt historique. En réalité, la première intention estd’inscrire le sujet dans une perception globale en analysant le rapport entre le développementindustriel de la France de 1914 à 1940 et les transferts de technologies. Concernant cettepériode, la question des transferts de technologie est de notre point de vue à analyser commeun ensemble lié à l’émergence d’un nouveau contexte technique et industriel et à l’essor denouveaux secteurs. Au fond, les modalités d’un transfert répondent au processus lui-même sil’on prend en compte d’une part l’importation de technologies et d’autre part les usages, cesderniers étant le résultat des perspectives de développement envisagées. Les modalités detransfert recouvrent donc deux aspects. Les transferts de technologies procèdent d’un échangetechnique et/ou scientifique entre deux pays. Ensuite, dans le cadre d’un programme dedéveloppement, ils peuvent aussi faire basculer une technologie d’un secteur vers un autre etêtre à l’origine du développement d’une branche industrielle. Pour le pays importateur, leprocessus ne freine en rien la possibilité de développer des voies différentes dans les“techniques en usage“3 par rapport à celles du pays d’origine. Cela dépend notamment descapacités à faire évoluer une filière technique.L’impact et l’enjeu sur les industries qui reçoivent ces techniques est constitué par leurcapacité à continuer de générer de nouvelles technologies. Ce processus semble déjà en routeaprès la Première Guerre mondiale. Comment se situe la France par rapport à cet enjeutechnique et industriel ? La question est d’un intérêt remarquable pour la France dans la

1Nathan Rosenberg, Inside The Black Box : Technology and Economics, New York, Cambridge UniversityPress, 1982, p.245 ; Claudio Frischtak, Nathan Rosenberg, International technology transfer : concepts,measures and comparisons, New York, Praeger, 1985 ; John H. Dunning, Multinationals, technology andcompetitiveness, London, Boston, Unwin Hyman, 1988, 280 p.2 David J. Jeremy, Transatlantic Indsutrial Revolution : the diffusion of textile technologies between Britain andAmerica, 1790-1830, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 1981, 384 p.3 David Edgerton, De l’innovation aux usages. Dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques, Annales HSS,numéro 4-5, juillet-octobre 1998, pp.815-837, traduit de l’Anglais par Dominique Pestre p. 823.

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mesure où ce pays est, avant 1914, celui des pays développés qui importe le plus detechnologies étrangères et qui bénéficie le plus d’investissements technologiques étrangers.Ici, l’idée de capacité ne conduit pas seulement à nous interroger sur les stratégiesd’importation de technologies ou sur la place qu’occupent les sociétés étrangères sur lemarché français.

Ce nouveau contexte technologique, caractérisé par une relation étroite entre science ettechnique, est porté par les évolutions qu’entraîna la Deuxième Révolution Industrielle. Enparticulier, les rapports entre la connaissance scientifique et l’application industrielledonnèrent à l’innovation un rôle fondamental dans le développement économique4.Les Etats-Unis et l’Allemagne avaient installé une domination industrielle dans les secteursnécessitant une forte mobilisation technique, la chimie industrielle pour l’Allemagne etl’industrie électrique pour les Etats-Unis. Ce schéma certes un peu rapide va néanmoins dansle sens d’un constat d’ordre général. À la veille de la guerre, les progrès techniques s’étaientdéjà déplacés vers les pays qui connaissaient un haut niveau de développement économique.De ce point de vue, les Etats-Unis jouèrent un rôle toujours plus important dans l’économiemondiale mais aussi dans les relations techniques et scientifiques mondiales, comme lemontrait le rôle des scientifiques et professeurs Américains dans l’application des normestechniques5 et l’importance de leurs publications dans les congrès mondiaux scientifiques.Mais il est nécessaire de rappeler que les Etats-Unis n’ont pas exercé durant la période 1914-1940 de suprématie technique et scientifique. Ce panorama général est illustré par larépartition entre l’Allemagne l’Angleterre, la France et les USA des Prix Nobel de physique etde chimie obtenus durant la période. Les Etats-Unis occupent le seuil le plus bas jusque dansles années trente, période à laquelle ils dépassent seulement la France. C’est seulement aprèsla Seconde Guerre mondiale que les Etats-Unis surpassèrent l’ensemble des pays européens6.Une question occupe notre centre d’intérêt du point de vue de l’industrie française et de sesconstats face à un monde industriel en transformation. Il s’agit du rôle des élites techniques etde leur réaction face à ce changement. Ce dernier repose sur la connaissance scientifique etsur l’organisation technique de l’industrie et par conséquent a un impact sur les conditionstechniques du développement. Aussi, notre première démarche ne cherche pas à reconstituerdes réseaux dans le cadre d’une histoire de la pratique, mais à confronter ces mêmes réseaux,les organisations et les institutions aux transformations du monde industriel et aux nécessitésd’un développement technologique interne et autonome. L’implication des élitestechniciennes dans le développement de programmes et de transferts de technologies n’estqu’un des aspects d’une question plus large sur leur participation à l’économie7 et sur le lienentre l’industrialisation et les niveaux de développement technique de la France8.Ceci nous conduit à faire émerger une série de questions sur les moyens et les capacités desélites techniques en France pendant la période de l’entre-deux-guerres, notamment pour ce quiconcerne le développement des technologies et la mobilisation des connaissances dans le

4 David C. Mowery, Nathan Rosenberg, Technology and the Pursuit of Economic Growth, New York,Cambridge University Press, 1989; Dugald C. Jackson, “Engineering’s part in the development of civilization“,New York, The American society of Mechanical Enginners, 1939.5 Archives du MIT, Jackson Dugald C. MC 005, Kennely Arthur E. MC 328.6 Richard R. Nelson, Gavin Wright, The Rise and Fall of American Technological Leardership : The Post WarEra in Historical Perspective, Journal Of Economic Literature, Vol.30, No.4. (dec., 1992), p.1941 ( graphisme :cumulative Nobel Prize in Physics and Chemistry, 1901-1990).7 Albert Broder, “Dépression, enseignement scientifique et recherche : un lien de causalité“ ? in La longuestagnation en France, l’autre grande dépression 1873-1897, dir. Yves Breton, Albert Broder, Michel Lutfalla,Paris, Economica, 1997, pp.311-324.8 Idem.

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cadre des transferts. Ce qui revient à mesurer l’implication des industriels, ingénieurs etscientifiques dans le développement économique à un moment où les cycles techniquess’accélérèrent considérablement.

I Etat des lieux et perspectives : 1914-1940.Les conditions du développement.Les transferts de technologies constituent, sinon le plus important, du moins un des préalablesessentiels aux conditions techniques du développement et de la production. L’historiographien’a pas considéré les transferts de technologies comme élément moteur du développement etce parce que ce dernier était lié à des conditions techniques nationales. Au début du XXe

siècle, ces conditions étaient encore internes et propres à chaque pays et recouvraient desstructures qui globalement restaient indépendantes les unes des autres mais qui s’exerçaientdans le cadre de dynamiques internes et nationales. Elles étaient liées à l’offre institutionnelle,telles les structures d’enseignement technique, l’offre capitalistique et l’investissement, enfinl’offre plus directement technique où s’initia une production démultipliée et plus puissantegrâce à l’effort d’électrification des usines et des ateliers, à l’introduction du moteur, à lamécanisation et à l’exploitation de procédés. Au fond, et du point de vue de l’historien, ceséléments donnent un certain nombre d’indications et convergent vers un seul et mêmedéterminant qui implique l’analyse des niveaux de développement technique. Cette approchefait pleinement partie de la question des transferts de technologies car, dans cet ordre d’idée,ces conditions sont aussi des structures d’accueil9. S’il est un acquis essentiel en histoire destechniques c’est qu’une technologie est maîtrisée par l’expérience et l’adaptation. De ce pointde vue, les historiens qui dans les années cinquante se sont intéressés au développementindustriel ont apporté des définitions sur ces modalités et des réflexions sur le fait quel’acquisition des techniques s’effectue par des adaptations successives et que ces dernières seconstruisent en fonction des moyens des pays. C’est ce qui a permis, en outre, de donner unedéfinition des technologies en les impliquant dans un ensemble de pratiques10.De plus, ces adaptations sont déterminées par les capacités d’un pays à générer des moyenslui permettant d’adapter son industrie à une situation particulière. Ceci est lié à la nature duprogrès technique qui évolue dans la discontinuité. La capacité de réaction aux changementstechniques devint déterminante. Mais au début du XXe siècle et surtout après la PremièreGuerre mondiale, elle devint dépendante de l’accélération des cycles techniques. Pour cettepériode, plus que pour celle du dernier quart du XIXe siècle, il est possible de parler d’unevéritable rupture et de l’émergence d’un contexte technique dont nous serons amenés àdétailler et analyser les caractères tant cette option constitue un angle essentiel decompréhension de la situation de l’industrie française à la veille de la Première Guerremondiale. Et cette industrie fut confrontée à un élan général. Ce dernier ne fut pas seulementaxé sur des techniques et des sciences dont les évolutions furent autonomes par rapport audéveloppement, mais sur la technologie, même si le terme reste à définir pour la période,comme facteur essentiel du développement économique et de la modernisation industrielle.Les pays industriels ont une politique identique face à l’effort scientifique et àl’investissement technique et s’adaptent de la même manière, c’est-à-dire en menant des

9 Patrick Verley, L’échelle du monde : essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, 1997, 713 p.10 Rondo Cameron, France and the Economic Development of Europe, 1800-1914, Princeton University Press,1961, 586 p. ; David Landes, The Unbound Prometheus, Technological Change and Industrial Developpementin Western Europe from 1750 to the Present, Cambridge, 1969, cité d’après la traduction française, L’Europetechnicienne ou le Prométhé libéré, Gallimard, 1975.

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politiques industrielles de recherche. Mais elles sont plus ou moins efficaces selon lescapacités des pays et des moyens que ces derniers mettent à leur disposition. Elles sontsouvent dépendantes des structures des secteurs et donc de leur capacité à développer desstratégies d’adaptation et d’accumulation. Les travaux qui portent sur les entreprises ou lesbranches industrielles en France pour la période 1880-1945 cherchent à faire émerger unmodèle de R&D à la Française. Si cette démarche a pour résultat d’aboutir à des conclusionsmettant en avant certaines spécificités, son principal avantage est de préciser que ledéveloppement des techniques en France dans les secteurs les plus innovants s’initiait et setransformait souvent dans le cadre de la continuité et que l’industrie française s’adaptait ensomme au “modèle de l’apprentissage“ plus qu’à celui de la rupture et du changementtechnique brutal11.Ces caractères généraux de l’industrie française sont analysés dans cette étude dans un cadremacro-économique qui et les met en perspective par rapport aux rythmes de l’innovation et dela modernisation. Surtout, ce caractère général pose un problème du point de vue del’industrie française et de sa confrontation avec une période où les moyens de modernisationet les “conditions techniques de la production“ se transforment. Cette situation est peut-êtreun peu sous-estimée par les historiens quand ces derniers abordent l’industrie française duseul point de vue sectoriel sinon au cas par cas.Globalement le problème pose la question des stratégies envisagées, non pas seulement duseul point de vue de l’innovation intersectorielle mais du point de vue de la modernisationdans son ensemble. Cette approche est d’autant plus remarquable pour le sujet que ce rapportà la continuité ou à la rupture oppose précisément la technique et la production industrielleaméricaine à l’industrie française. Aussi, les interrogations prennent ici un sens différent.Cette inadaptation de l’industrie française aux changements rapides peut-être constatée duseul point de vue des archives industrielles relatant les travaux de modernisation. L’idée selonlaquelle l’industrie française évolue dans une stratégie inverse, c’est-à-dire une lenteadaptation, est une idée de constat. Ce dernier tend à minimiser et justifier les effets de cetteinadaptation. Ces questions nous conduisent à mettre en relation les changements techniqueset le développement interne de l‘industrie française du point de vue des capacités d’absorptiondes technologies modernes de l’époque.Il y a un intérêt à analyser le développement français du point de vue des cheminements destransferts de technologies pour une période où les techniques nécessitèrent un savoir-faireplus important, monopolisèrent des connaissances plus développées et plus appropriées,immobilisèrent un capital homme et argent plus important et engendrèrent une constanteadaptation et une réactivité sur mesure aux sciences industrielles appliquées. Car ce passagevers l’introduction des technologies modernes après 1914 ne dépendait plus seulement desdébats internes de la société industrielle française dans la mesure où la modernisation reposaitde plus en plus sur les relations avec l’extérieur, avec des finalités qui pouvaient se traduirepar des influences techniques et des échanges scientifiques. Les transferts de technologiespeuvent êtres présentés comme une des voies de la modernisation industrielle.

Les transformations dans les sciences industrielles et l’accélération des cycles technologiquescréaient dans les pays industrialisés un écart entre les besoins des branches industrielles et lescapacités d’adaptation et de développement. En France, ceci se traduisit par une interaction deplus en plus poussée entre les secteurs et les différentes branches d’un groupe sectoriel.C’est le second aspect que prennent les transferts de technologies dans le développement : lepassage et le basculement d’une technologie d’un secteur à un autre. Il s’agit donc d’analyserla capacité à maîtriser une technologie importée et à générer un développement interne afin de

11 Pour une synthèse bibliographique et sur les stratégies de développement de la recherche en France voirFrançois Caron, Les deux Révolutions industrielles, Paris, Perrin, 1998.

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développer ou moderniser, par un effet d’entraînement, de nouvelles branches. Dansl’industrie française, la question se posait avec beaucoup de difficulté dans le secteur anciende la métallurgie quand celui-ci fut amené à développer un nouveau plan de modernisation audébut des années vingt. L’industrie française des secteurs innovants n’échappe pas à cetteévolution d’autant que la question de la dépendance énergétique rend plus complexes lesexigences techniques. Dans tous les pays développés, c’est à ce stade du transfert et dudéveloppement des techniques que la mobilisation des élites techniques devint fondamentale.Notamment dans les secteurs innovants issus de la Deuxième Révolution Industrielle et parrépercussion, dans les secteurs plus anciens qui profitèrent des progrès techniques enparticulier celui de la construction mécanique.Du point de vue de l’industrie française de 1914 à 1940, notre première démarche envisageune rupture fondamentale. Notre seconde direction veut montrer que les transferts detechnologies deviennent, dans une période où circule davantage l’information technique etscientifique, une option de développement et qu’ils se répercutent dans un importantprocessus où la pratique et la décision des élites techniques jouèrent un rôle plus importantqu’à la fin du XIXè siècle. Cette situation est encore plus réelle si l’on considère la questiondu point de vue de secteurs innovants et si on la considère du point de vue des pays dont lessecteurs scientifiquement avancés ont engendré une importante économie.

Les logiques de la mutation industrielle: les transferts de technologies.Dans cette hypothèse globale, la maîtrise des technologies devient fondamentale. Denombreux travaux ont porté sur les stratégies de recherche au sein des firmes notamment dansle cadre des stratégies internes de développement12. Mais peu de travaux ont isolé le transfertde technologie comme processus de développement et envisagés les capacitésd’industrialisation sous l’angle du développement national. Ceci découle du fait que l’onentrevoit l’échange technique uniquement sous l’angle du “transfert“ total13. Aussi, de mêmeque la R&D devint une stratégie d’ensemble, les transferts de technologies devenaient unélément essentiel de la R&D et pouvaient constituer une politique et un choix organisés parles réseaux. C’est dans ce cadre que l’on peut envisager un autre point d’analyse pour repérerles capacités à développer d’importants programmes industriels nécessitant des technologiesétrangères, mais aussi de saisir les potentiels à long terme de ces dernières.Les transferts de technologies peuvent-ils être perçus comme une source de développement ?Comment se structure une politique des transferts de technologies ? Existe-t-il desprogrammes susceptibles de rassembler des entreprises et des institutions permettant lamobilisation des connaissances et des stratégies techniques ?Nous pouvons partir de deux constats. L’un est relatif aux éléments avancés plus haut etenvisageables pour le cas de la France. L’autre est relatif à la situation de la France vis-à-visdes technologies modernes.

Une première idée nous conduit à nous intéresser de plus près à la situation de la France etaux enjeux techniques et scientifiques de son développement à la veille de la guerre. Le bilande ce contexte est intéressant à plus d’un titre. Tout d’abord rien ne nous permet d’affirmerqu’il existe une véritable rupture. Les évolutions étaient en marche depuis un moment.L’industrie à la veille de la Première Guerre mondiale résultait d’une mutation des relationsentre science et industrie. S’il y a rupture, cette dernière est à analyser du point de vue des

12David A. Hounshell, John Kenky Smith, Science and Corporate Strategy : Du Pont R&D, 1902-1980, NewYork, Cambridge Unisersity Press, 1988, 756 p. ; Reich Leonard S., The Making Of American IndustrialResearch : Science and Business At GE And Bell, 1876-1926, New York, Cambridge University Press,1985,309p.13 David Edgerton, “De l’innovation aux usages…op.cit.

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relations que l’industrie française dans son ensemble entretient avec la période et lesévolutions techniques. Cette rupture est aussi à regarder par rapport aux enjeux. Du point devue des études historiques, il y a un intérêt à poser la question des enjeux techniques dansl’industrie française. Cette perspective découle de la situation de la France vis-à-vis dessecteurs en développement. De notre point de vue, cet enjeu grandi et se complexifie en mêmetemps que les besoins de la France en apport et en développement technique s’accentuent.En France, avant 1914, la présence des firmes étrangères était importante et concentréeessentiellement dans l’industrie électrique et dans celle de la machine-outil. Au fond, cetteprésence permit la survie des sociétés, sinon la mise en place d’importantes sociétés dedistribution et de production d’électricité et d’entreprises d’électrotechniques. Elle encourageaaussi l’essor de certains secteurs devenus fondamentaux pour l’industrie française, notammentcelui de la construction électrique14, de la construction du petit matériel et du petit outillage,ou bien la filière de l’électrométallurgie. Une des stratégies de développement pour l’industriede l’électrotechnique consistait à rechercher la collaboration technique et financière d’ungroupe international15. La Compagnie Electro Mécanique se trouve dans cette situation avecla Société Suisse Brown Boveri qui fournit ses brevets et décide des stratégies dedéveloppement technique. La présence des Américains dans l’industrie électrique permit ledéveloppement des entreprises et la construction d’un marché national. Si les stratégies dessociétés de l’industrie électrique reposaient sur une demande technique, c’était pour avoirl’appui des sociétés étrangères qui furent en mesure de fournir cette technologie et notammentpour la construction d’un réseau d’entreprises.Quelle est en pratique l’origine de la présence des multinationales ? Il est assez général defaire le constat suivant. Le sens premier de cette situation est la domination et le leadership depays disposant de la puissance technologique. Cette option est fondamentale dans une histoiredes relations techniques internationales et dans le rôle que joue la position technique des pays.Les relations se concrétisent par un apport fondamental de technologies qui jouent un rôled’équilibrage pour les pays nécessitant un rattrapage technologique.Dans les années 1890-1900 les techniciens de l’industrie française avaient un sentimentd’infériorité vis-à-vis des progrès réalisés aux Etats-Unis et en Allemagne. En 1914 cesentiment semble s’être dissipé dans la mesure où existait une industrie nationale del’électricité. Mais les arguments intéressent en premier lieu la construction d’un marché, lamise en place d’un réseau d’entreprises et la mise en place d’un réseau d’électriciens. Dansles perspectives d’une histoire des transferts de technologies, ce schéma réduit l’enjeu desprocessus de transfert. Car cet essor de l’industrie électrique française s’était appuyé sur latechnologie étrangère, mais n’était pas passé par une phase de développement,d’internalisation et de maîtrise de ces technologies de l’électricité dans leur ensemble. Aussi,l’apport technologique n’existait que du point de vue des relations contractuelles entre lesentreprises françaises et étrangères. Il paraît même difficilement envisageable de dire quel’absence de développement découle du fait que cette importation de technologiescorrespondait à une première phase de transfert, que l’on pourrait définir comme une phased’expérimentation. Un marché national de l’industrie électrique était trop préoccupé à seconstruire pour envisager parallèlement un développement général de l’ensemble destechnologies.

14 Pierre Lanthier, Les Constructions électriques en France : financement et stratégies de six groupes industrielsinternationaux de 1880 à 1940, Thèse, Lille 3 : ANRT, 198915 Idem ; Pierre Lanthier, “Les entreprises du secteur électrique : la construction électrique“, in Histoiregénérale de l'électricité en France. Tome premier, Espoirs et conquêtes, 1881-1918, publ. par l’Association pourl'histoire de l'électricité en France, sous la dir. de François Caron et de Fabienne Cardot, Paris, Fayard, 1991, 999p,

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Cette période est essentielle et a un poids important dans les projets de modernisation dessociétés après 1918. Les entreprises de construction électrique empruntaient la voie de laconcentration verticale et de la modernisation des méthodes de travail. Elles avaient toutintérêt à moderniser leurs équipements. C’est pourquoi, vers 1910 la plupart des grandesentreprises ouvrirent des ateliers consacrés au travail en série16.Ces modernisations conjuguent probablement des expériences acquises avec des apportstechniques facilités par les accords sur l’exploitation des brevets étrangers, en particulieraméricains pour l’industrie électrique. Les turbines Curtis fournissent les entreprises dedistribution comme l’Energie Electrique du Sud-Ouest. La Société Alsacienne deConstruction Mécanique (SACM) a d’importants accords avec l’Allemand Siemens pour laconstruction et la vente de tous les équipements électrique en France et dans l’empire françaisjusqu’en 190417. L’industrie électrique en général est liée par d’importants accords avec lapuissante General Electric Company18.

À la veille de la guerre, la France avait suivi l’élan de modernisation nécessaire dans lessecteurs innovants. Mais la reprise économique du début du XXe siècle ne doit pas masquer laréalité du faible degré de développement des secteurs modernes. Les secteurs innovantsn’étaient pas suffisamment entraînés dans une synergie continue de développement.L’industrie française était plutôt portée par un courant lent de modernisation industrielle.Dans les secteurs en développement et en une vingtaine d’années, il semble que la Francen’ait pas réussi à créer des réseaux de recherche suffisamment complets et homogènes. Ladynamique de la recherche était importante mais plutôt isolée et elle concernait les procédésexploités dans l’industrie de la chimie ou de l’aluminium. Or, ces branches n’avaient passuffisamment d’ouverture sur le reste de l’industrie. Elles ne constituaient pas encore lesressorts du développement français. Elles ne disposaient pas du même éventail que laconstruction mécanique qui en revanche avait un rôle considérable dans le développement del’industrie électrique. Or, il manque à la France une industrie de construction mécaniquetotalement indépendante et pourvue de capacités d’innovation dans la fabrication desmachines répondant aux besoins de l’industrie française en général et aux commandes desateliers en particulier. Il était difficile d’envisager une évolution parallèle entre ledéveloppement de secteurs de pointe et celui des technologies. Les secteurs innovants se sontconstruits sans intégrer de logique d’un développement technique.

Les enjeux techniques du développement deviennent plus complexes au lendemain de laguerre. Pour la France, ces enjeux sont d’autant plus déterminants qu’ils mettent enperspective ses besoins techniques, ils mettent en lumière la situation de dépendance desindustries innovantes vis-à-vis des technologies étrangères et de leur développement.Mais la question se pose plutôt dans le cadre des apports et des bénéfices que la Francepouvait tirer de cette situation. S’il existe un retard, celui-ci est à envisager du point de vue durattrapage, c’est-à-dire qu’il s’inscrit pleinement dans la logique d’un processus industriel etest finalement indépendant des points de vue des observateurs. Cette situation aura au moinsété bénéfique à la modernisation. Car ce qui est considéré comme une subordination, à justetitre, est peut-être en fait un moyen de modernisation et une occasion de mutation pourl’industrie française. Après la guerre, ceci devint d’autant plus important que, dans le cadre dela concurrence internationale engendrée par les secteurs émergeants, l’enjeu d’un pays comme

16 Idem.17 Sur les accords avec Siemens voir Joseph Kennet, Belfort/Alsthom 1879-1970. Hommes et technologies chezun grand constructeur, vol. 1, Le temps de l’Alsacienne, Université de Paris I Sorbonne-Panthéon, Mars 1993,pp.43-44, 102.18 Albert Broder, “La multinationalisation de l’industrie électrique française, 1880-1931, causes et pratiquesd’une dépendance“, Annales, Economies Société, Civilisation, 1985, n° 5, pp. 1020-1042.

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la France n’était plus seulement de se moderniser mais de moderniser son industrie dans lecadre d’une dynamique interne et d’un développement technique autonome. Aussi cettedépendance est une condition à prendre en considération dans le contexte plus général despolitiques de modernisation qui se dessinèrent après la guerre.La question est de taille. Comme nous l’avons souligné plus haut, les firmes étrangèrestiennent à contrôler des technologies développées préalablement dans le pays d’origine. Cecontrôle était formel et pratique. Mais ce qui est moins connu en revanche, et là où leshistoriens ont porté le moins leur intérêt est le contrôle de l’évolution de ces mêmestechnologies. On assiste là un double mouvement. D’un côté, l’industrie française, qui selonnotre hypothèse suivait un cheminement de modernisation, qui pouvait d’ailleurs s’effectueraussi bien dans l’industrie que dans l’enseignement et qui nécessitât d’importer destechnologies étrangères et d’en maîtriser les potentiels de développement dans le cadre deprogrammes de développement indépendants d’un leadership étranger. De l’autre, une forteprésence étrangère caractérisée par une domination technique dans les secteurs-clés de lamodernité.Aussi, après la guerre, la France doit tirer parti non plus de l’apport des sociétés étrangères,mais plutôt de technologies spécifiques et ainsi mener des politiques de développementautonome. C’est là un des effets des implications de la connaissance scientifique et techniquedans l’industrie. Ceci supposait de s’intéresser non plus seulement au fonctionnement dessecteurs mais aux sciences appliquées qui les sous-tendaient. Or, nous avons constaté, et nousconstatons pour la période de l’entre-deux-guerres, une importante présence de matérielaméricain, un matériel qui structure l’ensemble du fonctionnement des usines.C’est à ce stade du transfert, dans le cadre du développement global du pays et de ses progrèsindustriels, que le rôle des élites devient fondamental. Il convient par conséquent de présenterles raisons et hypothèses qui expliquent la nécessité de développer d’importants réseaux.Pourquoi le rôle des institutions, de l’Etat de l’enseignement technique, des organisationsd’ingénieurs ou d’industriels et des échanges scientifiques devint-il essentiel audéveloppement ? C’est à l’intérieur de ces réseaux, de ces échanges techniques etscientifiques que la logique des transferts de technologies est entraînée. Globalement, laconnaissance scientifique et l’information technique devinrent des clés pour l’évolution desniveaux de développement technique. Mais plus globalement, ces éléments se rassemblentautour d’un enjeu crucial pour l’industrie, car il est certain qu’un des enjeux et effets de laDeuxième Révolution Industrielle est celui de la mutation des industries à partir des secteursinnovants.

Par quelles démarches et analyses intégrer les secteurs innovants dans la logique dudéveloppement ? Après 1914, les secteurs innovants entraînèrent une nouvelle compréhensionet de nouvelles applications de la modernité. Les applications industrielles s’en trouvèrentprofondément bouleversées. Les progrès conjugués des techniques et des sciences, ainsi queles progrès réalisés ne doivent pas occulter les véritables directions de la modernisation de laFrance. Ceci exige de faire un repérage de la modernité industrielle en France, c’est-à-direcelle qui s’organise autour des enjeux techniques et qui caractérise les politiques dedéveloppement. Nous avons organisé les recherches dans les archives industrielles afin d’ytrouver des éléments concrets de modernisation, notamment dans les secteursscientifiquement développés. Il semble que la modernisation de l’industrie françaises’organise autour de trois grands principes et évolutions techniques qui caractérisent lamodernisation des pays développés en général et qui par conséquent correspondent à leurbesoin : l’augmentation des puissances, l’application des procédés et enfin la constructionmécanique à grande échelle. Ces trois dispositions techniques ont l’avantage, en intéressant eten entraînant plusieurs secteurs en développement, de se retrouver dans une des expériences

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les plus caractéristiques de l’entre-deux guerres à savoir la construction de gigantesquescomplexes industrialo-techniques. Un intérêt pour le secteur de l’électricité, de la chimieindustrielle et pour le secteur modernisé de la machine-outil peut répondre à l’exigence d’uneclassification. C’est à partir de l’observation des grandes réalisations techniques danslesquelles s’impliquent ces secteurs industriels qu’il semble possible de faire l’analyse d’undéveloppement regroupant à la fois les progrès techniques et les enjeux de l’innovation. Laconstruction d’une centrale thermique implique aussi bien la maîtrise des hautes tensions quecertaines techniques rattachées aux courants faibles. La construction d’une chaudière à hautepression requiert la maîtrise de procédés de soudure de plus en plus perfectionnés. Cestechniques de construction sont tout aussi nécessaires au développement de l’industriechimique qui, au-delà de la maîtrise des procédés, doit bénéficier d’un équipement toujoursplus perfectionné et disposer ainsi de la puissance nécessaire à ses productions.

Cette classification des priorités et des expériences techniques de l’entre-deux guerresintéresse directement la question des élites et replace leur rôle dans un processus de décisionfondamental. En effet, une des conséquences de cette envergure nouvelle de l’industrie est lamise en place de programmes industriels de développement. La modernisation est un termedifficile à cibler pour cette époque. Car elle suggère d’en comprendre les dynamismes etblocages. D’autre part, sans vouloir la diminuer, il faut la relativiser, ne serait ce que parcequ’elle est finalement assez tardive et ne commence réellement que vers 1922-1924. Aulendemain de la guerre, la France est dépendante du poids des investissements de lamodernisation des usines, réalisée globalement des années 1905 à 1914. D’autre part, lapériode 1918-1923, que l’on qualifie ici de période de latence et d’hésitation, est au fondbénéfique. C’est à ce moment-là que se décide progressivement une modernisation del’industrie. Les projets de développement sont bien présents au lendemain de la guerre. C’estdans l’accélération et la diversité de ces programmes, que le rôle des élites doit s’organiser enréseau et que, dans le cadre d’un nouveau cycle d’innovation, le transfert de technologiedevient un choix pour le développement. Mais selon le type de programme de développement,les transferts de technologies ne suivent pas le même processus. Par conséquent, la mise enrelations des réseaux est dépendante d’une diversité de situations et joue considérablementdans les perspectives à long terme.Un lien de plus en plus complexe s’établit entre les programmes de développement,l’organisation de ces programmes et le rôle de transferts de connaissances. Les transferts detechnologies et de matériel peuvent s’effectuer d’un pays à un autre, ce qui est ici le cas entreles Etats-Unis et la France pour les machines-outils, le gros outillage électrique, lesalternateurs, mais aussi l’équipement léger. Globalement, l’ensemble de l’industrie électriqueprocéda du transfert de technologie entre les Etats-Unis et l’Europe19. Ces technologies sontimportées entre secteurs de même nature. À ce moment, le rôle des ingénieurs se décomposeen plusieurs temps et ces transferts suggèrent des études concernant les adaptations. Uneentreprise comme celle-ci suggère la compréhension des systèmes de fonctionnement etsurtout le potentiel des machines. Ici, l’enjeu est de mettre en réseau les études d’ingénieurs etles besoins de l’industrie. Le transfert de technologie mobilise aussi des connaissances sur unetechnologie quand un choix s’impose pour un programme de développement à l’échellenationale. Ceci marque une différence entre le développement qui nécessite des adaptationsou importations d’appoint et des adaptations massives qui durent profiter à l’ensemble d’unprogramme de modernisation. Ce fut le cas dans les politiques menées par le Ministère desTravaux Public dès 1918 concernant l’électrification des chemins de fer qui imposait de faireun choix concernant les tensions et les machines.

19 Thomas P. Huhges, Networks Of Power, Electrification in Western Sociéty, 1880-1930, The Johns HopkinsUniversity Press, Baltimore and London, 1983, chap. III, VII, IX.

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Les progrès industriels intéressent enfin le développement de branches incitées par dessecteurs leaders et pilotes. C’est un des enjeux essentiels de la période et qui constitue un despôles de compétition interne et de dynamisme du progrès. Le transfert de technologie joue iciun rôle plus important encore. Aussi, le mécanisme peut s’opérer grâce au basculement d’unetechnologie vers un autre secteur et à son développement à l’intérieur de ce secteur quiapparaît comme un second récepteur. Dans ce cadre, pouvaient émerger des réseaux souventindépendants des sphères économiques et basés sur la connaissance. Parmi la diversité destechnologies, il fallait faire un choix intelligent qui reposait sur la connaissance technique.

La deuxième phase des transferts est caractérisée par le moment où une technologie devient lepilier central du développement d’un secteur. Ce processus découle de la logique del’interdépendance des secteurs industriels et donc, est le résultat de l’effort de développementappliqué et concentré sur une technologie, après que celle-ci eut été importée. Ce processusest possible si une technologie est modulable, si elle peut se transformer pour s’adapter à unsecteur, et à ses particularités nationales. Pour mettre au point une technologie dans unebranche, il fallait qu’un secteur leader puisse déclencher un effet d’entraînement et avoirsuffisamment de ressources pour fournir les solutions d’une permutation jusqu’à ce que labranche réceptrice maîtrise à son tour le développement. Du stade de l’expérience à celui del’adaptation, le transfert de technologie dure aussi longtemps que le développement d’unetechnologie et de son application. Si une technologie connaît un début de développementautonome dans un pays, tandis que cette même technologie n’a pas terminé son évolutiondans le pays d’origine, on se retrouve avec plusieurs processus de développement et plusieurstechniques en usage. Ce type de développement est-il repérable en France pour cette période ?Nous disposons pour la France d’un exemple tout à fait intéressant. Il s’agit del’électrification des chemins de fer et de l’impact des technologies étrangères dans ceprocessus de modernisation20. Par rapport aux connaissances que nous avons sur la question, ilfaut noter que le transfert de technologie ne s’arrête pas seulement aux missions industriellesni à un choix. L’exemple des chemins de fer est intéressant car il figure le cas citer plus hautd’une technologie importée en plein développement. Les Français, avant de faire le choix dela tension pour le réseau et du type de courant étaient déjà intéressés par l’idée del’électrification. Cette dernière était très développée aux Etats-Unis dans le cadre de la grandebanlieue. Il est intéressant de noter que l’électrification des chemins de fer est un choix del’industrie française, que certaines technologies de ce secteur furent importées et développées,tandis que ce modèle est progressivement abandonné aux Etats-Unis dans le développementdes grands réseaux et à la faveur de la diésélisation, compte tenu de l’importance desdistances.

Il s’agit donc de repérer l’articulation et le sens dans lequel se fait le transfert et l’adaptationet ce, relativement aux particularités de développements des branches ou, au contraire, à larigidité de certaines technologies. Sous l’angle pointilleux des fonctionnements des secteurs,on aborde la question en nous interrogeant sur les modalités de réception et d’adaptation, àtravers la reconstruction de processus d’acquisition. Les technologies pouvaient-elles êtreintégrées dans certains secteurs plus que dans d’autres ? L’introduction se faisait-elle parblocs successifs ou bien d’un seul tenant ? Une technologie était-elle modulable ? Ladynamique d’un transfert de technologie était-elle déterminée par la nature d’une brancheindustrielle et cette dernière nécessitait-elle des dispositions préalables ?

20 M. Japiot, ingénieur en chef adjoint du matériel et de la traction des Chemins de Fer PLM et A. Ferrand,ingénieur principal à l'Office Central d’Etudes de matériel de chemin de fer, “La traction électrique aux Etats-Unis“, Annales Des Mines, octobre 1920 à mars 1921 ; Christophe Bouneau, “ La contribution des technologiesétrangères à l’électrification des chemins de fer français“.

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Aussi, l’incompatibilité était une des raisons qui devaient engager les recherches endéveloppement. Cette série de questions se pose pour la France et montre combien l’essor dessecteurs innovants avant 1914 ne s’était pas accompagné de développements parallèles etautonomes de technologies spécifiques.

II Constats et questionnement sur l’interdépendance destechnologies et du développement en France.Les archives restituées par les missions d’étude ne constituent pas, paradoxalement, l’essentielde notre corpus. On peut constater l’importance des missions d’étude aux Etats-Unis, enSuisse en en Allemagne durant la période de l’entre-deux guerres21. Et elles constituentprobablement un premier élément du processus de transfert. La question est plutôt à poserrelativement aux apports et à la qualité des résultats. Pour envisager des réponses, nousdisposons des articles et rapports rédigés par les ingénieurs et publiés dans les bulletins,revues ou annales22. Ces rapports sont le résultat de missions techniques, mais sont complétéspar des points de vue sur les possibilités envisageables en France. Ils nous permettent decomprendre comment les technologies sont envisagées du point de vue du développement23.Mais nous voulons répondre à plusieurs questions qui dépassent le stade de la simpleimportation de technologies. La question est davantage ciblée sur les possibilitésd’adaptation : la technologie industrielle des pays étrangers, en particulier des Etats-Unis,pouvait-elle constituer des ressorts et des moyens pour une modernisation et une mutation desstructures industrielles françaises ? Une analyse de l’évolution des secteurs innovants nouspermet de mettre en lumière les programmes de développement d’envergure national ou bienceux qui se réalisent à l’échelle de l’entreprise dans le cadre d’une restructuration et d’unemodernisation de l’appareil de production. Ces cheminements, repérables par des adaptationset des transformations technologiques, pouvaient-ils permettre à une branche de s’engagervers les voies d’une industrie renaissante et modernisée ? Pour cela nous disposons d’uncorpus qui à plutôt pour intérêt les archives industrielles concerant les travaux dedéveloppement, d’agrandissement et de perfectionnement.Concernant le point de vue sur les entreprises, nous avons plutôt utilisé des archivesbancaires. En particulier les études financières et techniques fournissent un suivichronologique. Elles sont parfois suffisamment complètes pour indiquer non seulement lapuissance des machines, des générateurs et des alternateurs mais aussi leur provenance. Ellesindiquent en outre le nom des sociétés qui réalisent les grands ouvrages. Si, de la mêmemanière, les archives industrielles disponibles disposent d’une riche documentation sur lestravaux de rénovation, elles sont en revanche moins généreuses sur la provenance du matérielpour la période de l’entre-deux-guerres. Les sources sont exhaustives sur le type des machinesmais lacunaires sur les modèles et les marques. Contrairement à la période qui suit la secondeguerre mondiale, et dans le cas des massives importations de matériel Américain dans le cadrede la reconstruction, ces archives sont moins riches en inventaires. Néanmoins, ces sourcessont d’un bon apport concernant les résultats financiers, mais à travers lesquels il est difficilede préciser si les dynamiques et les blocages sont imputables ou non à un moindre apporttechnique ou à un investissement en capital technique trop faible.

21 Archives Nationales, 189 AQ, Archives de Wendel, 124 ; 125 ; 126 ; 127 ; 128 ; 129, missions d’études auxEtats-Unis.22 K. Sosnoski, “ Grande centrales américaines, diverses applications électriques modernes vues au cours d’unvoyage d’étude à travers les Etats-Unis et derniers progrès réalisés “, Bulletin de la Société Française desElectriciens, Gauthier Vilars, 1919.23 V. Védovelli, “Le développement des transports d’énergie et de traction électrique aux Etats-Unis“, Bulletinde la Société des Ingénieurs Civils, 1920, pp.719-745.

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Le développement des secteurs innovants : continuité d’un apporttechnologique et modalités d’adaptation.L’industrie chimique, et notamment des colorants, est soumise à de gros aléas pour ce quiconcerne les perfectionnements techniques qui y sont incessants. Pour les industriels, cetteindustrie rentrait dans la catégorie des industries par lesquelles il était difficile sinon à peine“indiqué d’hypothéquer l’avenir à long terme“. Surtout que la concurrence était unecontrainte, et cette situation perdura après la Première Guerre mondiale. L’Allemagne avaitacquis avant la guerre une prépondérance presque absolue sur le marché des matièrescolorantes. L’industrie chimique allemande n’a pas cessé d’être le concurrent le plusredoutable. Le modèle de développement de son industrie chimique reposait sur des usinespuissamment outillées, des fabrications technologiquement avancées.La France qui consommait environ 12 000 tonnes par an de matières colorantes ne produisaitguère que 7,5 % de cette consommation. En 1920 la consommation française a atteint 10 000tonnes dont 3 739 tonnes ont été importées. En 1921, la consommation fut de 7 000 tonnesenviron et les importations sont tombées à 1 172 tonnes. Le but initial de la Compagnie desMatières Colorantes fut de conquérir le marché français sur l’Allemagne24. Après la guerre, devastes programmes de développement pour la réfection des sociétés furent engagés, parexemple du côté de la Société Anonyme des Matières Colorantes et Produits Chimiques deSaint Denis. Ces programmes consistaient à installer des ateliers destinés à la fabrication desproduits intermédiaires, principale source de bénéfices des industries des matières colorantes,et pour lesquels la Société des Matières Colorantes était tributaire de l’Allemagne. Lesentreprises allemandes avaient créé en France des établissements chargés de dénaturer desproduits intermédiaires fabriqués en Allemagne et importés25. Il y a une corrélation entre lestravaux de modernisation et la volonté de se dégager du poids de la présence étrangère.Néanmoins, ces travaux de modernisation engageaient-il une refonte globale indépendante desinvestissements d’avant-guerre et suffisamment rapide pour engendrer un apport techniquecomplet et engager cette industrie dans un développement autonome ?L’apport technologique extérieur, en en particulier américain, est perceptible, à partir desannées trente, dans la grande industrie chimique industrielle du raffinage des produitspétroliers, en particulier dans les programmes de construction des raffineries engagés par laCompagnie Française de Raffinage. Cette présence américaine est visible dans les études deconstruction, la fourniture de l’appareillage des raffineries. Enfin, les réalisations sontconfiées à la Société Française Babcock & Wilcox26, en collaboration avec la Société Alsthomdont les technologies développées reposaient sur les procédés et brevets de la General Electric

24 Archives Historiques du Crédit Lyonnais, DEFF 58 856, étude 4624, Le parc industriel de la chimie françaiseet l’exemple de Khulman, 1919.25 Archives Historiques du Crédit Lyonnais, Société Anonyme des Matières Colorantes et Produits Chimiquesde Saint Denis, DEFF 30216, 1920.26 La Société Française des Constructions Babcock & Wilcox a été constituée en 1906. L’activité de la Sociétéétait alors limitée à l’exploitation des brevets américains Babcock & Wilcox relatifs à plusieurs types dechaudières. La Société dépend en partie de la filiale anglaise Babcock & Wilcox Ldt. La société américaineBabcock & Wilcox Company prend au court des années vingt une place plus importante dans le cadre dudéveloppement technique des biens d’équipements, des chaudières et des appareillages mécaniques.

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Company27. Ceci montre que l’apport technique en France devient nécessaire pour lelancement d’un programme de développement.

Le cas de l’industrie de l’électricité nous conduit à faire un parallèle entre développement ettransferts de technologies en posant la question de l’impact des technologies étrangères danscette industrie et des capacités des élites à engager un développement interne de l’industriefrançaise de l’électricité.On doit signaler ici les liens continus qui reposaient sur les acquis techniques entre lesentreprises françaises et la puissance de sociétés étrangères. Par exemple les liens entre laCompagnie Générale d’Electricité et la General Electric Company, les liens qui lient lesentreprises d’électricité aux procédés Thomson Houston. Un examen des archives concernantles entreprises d’électricité montre combien, pour la période de l’entre-deux guerres,l’industrie électrique est très dépendante des progrès techniques et de la vitesse à laquellegrandissent les besoins des puissances unitaires. Ces besoins découlaient du développementdes programmes d’électrification et de production et de la mise en place des réseaux dedistribution. Ce développement rapide des techniques et le besoin urgent d’augmenter lespuissances est présentée dans l’historiographie comme une cause du développement del’industrie électrique française. Les arguments s’organisent autour de l’énumération degrandes constructions et la réalisation de grandes centrales. La grande centrale deGennevilliers dont les travaux débutent en 1920, ou la grande centrale de Saint Denis,montrent que l’industrie électrique française sembla alors capable d’une réactionimpressionnante par rapport au besoin général de produire et de distribuer. Ernest Mercierétait à la tête de l’Union d’Electricité et mena d’un bout à l’autre la modernisation de lacentrale de Gennevilliers. La construction de la Centrale de Gennevilliers est un des ouvragesles plus imposants construits dans l’entre-deux guerres. Elle mobilisa des moyens techniqueset financiers importants dans le cadre de l’électrification de la région parisienne et représenteun grand progrès technique28.Le problème posé au développement technique en France reste pourtant lié à l’accélérationdes changements techniques. Or, il y a là une analyse intéressante de confrontation entre lesmoyens techniques de l’industrie électrique, y compris la capacité des élites, et l’accélérationdes cycles techniques. De cette situation découlait l’obligation d’intensifier les programmesd’extension, bien que les moyens financiers furent insuffisants. La diversité des constructeurs,qui tous n’utilisaient pas les mêmes sources techniques ni les mêmes systèmes, multipliait lenombre de type d’application. La diversité de ces applications techniques conjuguée à unemodernisation assez lente, sont-elle les conséquences de ce besoin rapide en progrèstechniques et de l’incapacité à y faire face ? Concernant la Centrale de Gennevilliers, le projetde l’usine avait été établi à la suite d’une enquête approfondie aux Etats-Unis en Angleterre eten Allemagne. Les principaux constructeurs spécialisés avaient été appelés à fournir despropositions29. L’intérêt des techniciens français pour les progrès réalisés dans le domaine del’industrie thermique aux Etats-Unis, pendant la guerre et après 1918, intéresse

27 Archives BNP-PARIBAS, 41688/103, Compagnie Française de Raffinage, visite de l’usine de Normandie(en construction) par M.Malapert le 2 décembre 1932, plans et étude techniques, 1932 ; Archives Historiques duCrédit Lyonnais, Compagnie Française de Raffinage, DEFF 61068, étude 7350, Janvier 1930 ; idem. étude3270/13, décembre 1932. Bibliothèque Nationale de France, Documents publicitaires et techniques, fasciculedescriptif, publié par la CFR sur la Raffinerie de Normandie, 16 pages, texte imprimé, plans de la raffinerie,1933.28 Alain Beltran, L’énergie électrique dans la région parisienne entre 1878 et 1946. Production, distribution etconsommation d’électricité dans le département de la Seine, thèse pour le Doctorat d’Etat sous la direction duProfesseur François Caron, Université de Paris Sorbonne (Paris IV), Décembre 1995, p.514-517.29 Archives Historique du Crédit Lyonnais, DEFF 53589, étude 4817, L’Union d’Electricité, 1922-1929.

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essentiellement l’impressionnante capacité de production et le gigantisme30. Les commandesfaites à l’étranger montrent l’ambition d’utiliser les technologies étrangères déjà développéeset de les adapter. Le matériel est en grande partie américain. Certes, des modifications sur lematériel ainsi que des améliorations sont envisagées par les entreprises françaises elles-mêmes et à l’initiative des entrepreneurs. Mais cette situation nous conduit à confirmer qu’ilexiste une continuité avec la situation en 1914 concernant le besoin en machines de grandespuissances et la dépendance vis-à-vis de ce besoin. En 1926, la centrale était équipée par denouvelles chaudières Ladd Beleville construites par des sociétés françaises, desturboalternateurs construits par les Etablissements Rateau, mais dont certaines pièces étaientfournies par la SACM. Pour les travaux en cours en 1926, les deux turbo alternateursbeaucoup plus volumineux que les anciens devaient avoir une puissance de 50 000kw chacun.Ces derniers étaient fournis par la SACM tandis que les turbines l’étaient par la Compagnied’Electro Mécanique.Le besoin et la dépendance technologiques s’affirment indirectement et leurs effets s’exercentplus dans la longue durée que ponctuellement. Les entrepreneurs ne font donc pas appeldirectement à des sociétés étrangères. Il y a là les effets d’une maîtrise française destechniques pour la construction de machines électriques et mécaniques. Le cas est icisingulier, car les gros matériaux comme les grosses turbines nécessitent plusieurs années derecherche et des études préalables importantes. La qualité de ces entreprises tenait au fait, nonpas seulement qu’elles utilisèrent des brevets et des technologies extérieurs, mais aussi queleur développement reposa sur ces acquisitions depuis leur origine, ce qui leur permettait dese perfectionner dans la construction électrique dont les procédés avaient été importés.Néanmoins, dans le cas de l’extension de l’usine de Gennevilliers, on constate que lesinstallations cumulaient des machines, de même utilité et de même fonction, mais deprovenance différentes. Sur six chaudières seulement trois provenait du même constructeurc’est-à-dire l’Alsacienne. Cette situation marqua la période, même à la fin des années vingt laSCAM fournissait presque l’ensemble du dispositif de Gennevilliers et non plus seulementune seule partie des chaudières ou des turbines. Comme le font remarquer les études, lamoindre qualité de certaines machines faisait que ces dernières tombaient en panne, lerendement s’en trouvait perturbé. Il n’y a donc pas de standardisation technologique, et dansle cas de défectuosité des pièces, l’interchangeabilité ne jouait pas pleinement. Or, cedéséquilibre peut s’expliquer par le fait que l’usine manque finalement de puissance quandcelle-ci devient nécessaire, dans la mesure où la totalité de la force ne pouvait être utilisé aumême moment. Alors que le complexe industriel de Gennevilliers est un des plus important deson temps, il est assez remarquable d’y constater un dysfonctionnement dans le rapport entreles besoins et les disponibilités techniques. En 1935 toutes les chaudières sont alimentées encharbon pulvérisé. Les chaudières sont toutes semblables au type Ladd Belleville à troiscorps. Elles ont été construites par des fabricants différents : Babcock & Wilcox, Alsthom,Fives Lilles, mais dont les apports technologiques sont considérables et de source américainepour les deux premières. Ces entreprises fournissaient aussi l’industrie métallurgique pour laconstruction des centrales et chaudières. Ainsi dans les usines de Wendel, les grands travauxde modernisation entamés à partir de 1921 prévoyaient la construction de grandes centrales etle remplacement des chaudières qui dataient généralement de la veille la guerre. Les projetsprévoyaient l’installation de chaudières Babcock & Wilcox à Patural. Projet qui envisageal’installation d’un groupe de deux chaudières Babcock & Wilcox de 400 m2 de surface dechauffe. Globalement, le matériel mécanique était un matériel français provenant aussi des Ets

30 K. Sosnoski, “ Grande centrales américaines…, op.cit.

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Delattre, Schneider et Maginot31. Mais on retiendra que le matériel électrique provenait duranttoute la période de la SCAM.

La constitution de l’Alsthom en 1928 avait surtout pour but la mise en commun du grosmatériel par les deux sociétés fondatrices. La nouvelle société reprenait l’exploitation d’usinesde construction électrique et de matériel de centrales à vapeur appartenant d’une part à laSociété Alsacienne de Construction Mécanique et d’autre part à la Compagnie Français pourl’Exploitation des Procédés Thomson Houston. La société avait par conséquent un importantaccord technique avec la GEC, qui mettait à sa disposition ses brevets, études, plans etmodèles, services de recherche. L’Alsthom prenait à bail toutes les sociétés- dont les plusimportantes sont Belfort et St Ouen-le bail portant sur les installations, matériel et jouissancedes brevets et procédés. Les études notaient que sans cet appui technique, l’Alsthom n’auraitpu entreprendre d’aussi importantes réalisations que la ligne de transport à 220 000 volts duMassif Central-Paris. La qualité du matériel d’Alsthom était considérée comme satisfaisant.Mais une qualité supérieure était réservée à la SACM. Les principales fabrications à organesmécaniques-turbines, gros matériel tournant- pour lesquelles la qualité de la CompagnieThomson Houston était discutée, avaient été concentrées à Belfort. Les usines ThomsonHouston conservèrent surtout la fabrication du matériel sans organe mobile -transformateurs,appareillage- qui était plus spécifiquement électrique et pour lequel les techniques étaientdéveloppées.Si on prend le cas de la SACM, on constate le développement d’importants programmes derecherche qui permirent à la société d’entreprendre des réalisations industriellesconsidérables. Pourtant, il faut prendre en compte quelques échecs techniques importantscomme celui des locomotives électriques ou des redresseurs à vapeur de mercure32.Au début des années trente, plusieurs sociétés étrangères comme AEG dont les moyens derecherches étaient supérieurs à ceux de l’Alsthom avaient conclu de nouveaux des accordsavec la GEC. En France, les établissements Schneider collaborent depuis 1929, pour laconstruction électrique avec la société Américaine Westinghouse. La CGE, de son côté, avaitfait appel pour l’appareillage à 220 000 volts à la technique du groupe Siemens. LaCompagnie d’Electro Mécanique recevait toujours ses directives techniques de l’importantgroupe suisse Brown Boveri. La situation de 1914 se retrouve en partie au début des annéestrente tant au niveau des accords que des besoins techniques. Aussi, dans les importantstravaux de transformations des usines qu’entreprend Alsthom en 1930 la place des machinesaméricaines et des procédés de la GEC est toujours aussi importante. Diverses transformationsétaient nécessaires du fait du progrès technique. Les plus importantes tentatives de progrèsconcernaient les procédés de la soudure. Dans les ateliers de Belfort, il fallait noter au débutdes années trente l’installation d’un ensemble de cintrage de très grosses tôles et la créationd’un atelier de soudure électrique dont les produits remplaçaient désormais les gros moulagesde fonte et surtout d’acier. Dans les ateliers de soudure, l’installation de chalumeauxacétylènes et des machines à avance automatique était récente. Mais on y maîtrisait la soudureà l’arc électrique et la soudure automatique. L’atelier de préparation des tôles magnétiques,dont la modernisation était récente, comptait une cinquantaine de presses, une sectiond’outillage comprenant des machines à meuler mais surtout des fours électriques. Ces derniersconnaissaient d’importants et rapides progrès techniques aux Etats-Unis. Tout ce matérielétait en partie fourni et construit par la SACM. Mais les machines étaient aussi des tours àdécolleter, des presses à découper et des presses à emboutir, des tables de montage. Lessystèmes voyaient la généralisation de la commande électrique individuelle. Il s’agissait d’un

31 Archives Nationales, 189 AQ 201, Forges de Joeuf, reconstruction des fourneaux et projet de nouveauxfourneaux, 1919-1949, visite de François de Wendel à Joeuf le 5 avril 1927.32 Archives Historiques du Crédit Lyonnais, DEFF 44507/1, étude 8001, Alsthom, juin 1932.

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parc de machines qui pouvaient difficilement être fourni par l’ensemble des entreprisesfrançaises, même spécialisées. Quand l’ensemble des moyens de production est transformé,l’appui technique extérieur semble nécessaire à l’industrie française.On ne peut pas dire que les usines aient été totalement transformées. Bien souvent il s’agissaitd’une délocalisation de matériel, d’un déplacement des activités des usines annexes versBelfort. Il n’y eut pas de remplacement global bien qu’une volonté de transformation existât.Mais le matériel était un matériel usagé qui datait du milieu des années vingt ou bien de laveille de la guerre quand il n’avait pas été changé. Les transformations se font par adaptationssuccessives. C’est une des caractéristiques de la logique de rénovation de l’industrie française.Cette logique s’imposait-elle aux élites françaises du fait des changements rapides et de leurseffets sur un matériel soumis à une obsolescence permanente et donc aux besoins d’unrattrapage ?

La modernisation devait emprunter les voies de la restructuration de la branche du biend’équipement et en particulier de la rénovation de la filière des machines-outils. Le point devue des élites semble plus qu’intéressant dans ce secteur. Le secteur de la constructionmécanique et de la machine-outil est un secteur en mutation dès le début du XXe siècle. EnFrance, la construction mécanique intéresse finalement assez peu les études d’ingénieurs. Undes problèmes de l’industrie française est relatif à la faiblesse du secteur de la machine-outilet de la construction mécanique33. En 1913, la France disposait d’un parc très important demachines-outils, mais elles étaient importées pour l’essentiel. Dans l’ensemble, le secteurrestait assez faible. Le nombre de travailleurs employés dans le secteur de l’industrie de laconstruction mécanique en 1913, en France, était de 45 000, contre 330 000 en Grande-Bretagne et 460 000 en Allemagne. En 1925 les chiffres étaient respectivement de 85 000,500 000 et 452 00034. “L’industrie de la machine-outil est une industrie d’amont, dont lesfabrications participent à la quasi-totalité des activités manufacturières“35. Les constructeursne disposent pas d’un marché en développement dans ce secteur. L’absence de rentabilitéréduit le nombre de constructeurs qui manquent cruellement à l’industrie. Les secteurs commede la grande industrie automobile s’orientent vers l’autoproduction et développent leur propreconstruction de machines-outils36. C’est le cas aussi dans les petites entreprises deconstruction automobile du début du XXe siècle qui bénéficient de la présence de machinesaméricaines37. Cette situation à pour conséquence la création de sociétés comme la Sociétéd’Outillage Mécanique et d’Usinage (SOMUA).Globalement, l’arrivée des machines américaines répond aux besoins de l’industriefrançaise38. La compétitivité des machines américaines est contemporaine des progrès queconnaissait ce secteur39. Cela passait par l’électrification des machines, le développement desaciers à coupe rapide qui supposaient une connaissance technique majeure. Cette mutation estaussi contemporaine de l’introduction du moteur dans la machine. La mobilisation des

33 William F. Ogburn, William Jaffé, The Economic Developpment Of Post-War France, a Survey OfProduction, New York, Columbia University Press, 1929, chap. 9, Mechanical Engineering Industry.34 W.H.Rastall, “Industrial Machinery 1930“ U.S. Department of Commerce, Bureau of Foreign and DomesticCommerce, United States Government Printing Office, Washington, 1931, p.15.35 Philippe Mioche, “La triple malédiction de l’industrie de la machine-outil en France“, in Autour del’industrie, histoire et patrimoine, Mélanges offerts à Denis Woronoff, Comité pour l’Histoire Economique etFinancière de la France, Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, Paris 2004. pp. 589-602.36 Philippe Mioche, “La triple malédiction..., op. cit ; Yves Cohen, Organiser l’Aube du taylorisme, la pratiqued’Ernest Mattern chez Peugeot, 1906,-1919, Besançon, presse universitaires francs-comtoise, 2001, 490 p.37 Archives Historique du Crédit Lyonnais, DEFF 30198, étude 2454/2, Darracq and Co Limited, 1906.38 En 1913, à eux seuls, les USA fournissent la moitié de la production mondiale, in Philippe Mioche, “La triplemalédiction…, op. cit.39 W.H.Rastall, “Industrial Machinery…, op. cit.

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connaissances ne repose plus seulement sur la mécanique et n’est plus concentrée seulementsur la logique du mouvement des machines. Le savoir repose sur la connaissance descomposants électriques qui constituent ces machines complexes sans mouvement maisopérationnelles avec commande électrique. L’exiguïté des marchés n’est pas la seule réponsepour expliquer la pénurie des constructeurs français de machines-outils. La question intéresseaussi le savoir technique, et c’est par ce biais que s’est imposée la compétitivité des machinesaméricaines.En outre, comment expliquer que certains grands constructeurs implantés en France oud’origine française aient réussi à maintenir un marché durant la période de l’entre-deuxguerres. On s’intéressera en particulier ici à La Société Française des Constructions Babcock& Wilcox. La société repose sur l’exploitation de brevets américains relatifs à la constructionde chaudières. La Société Française des Constructions Babcock & Wilcox connut unimportant développement durant l’entre-deux guerres. Au début de la période, elle nefournissait guère que des pièces détachées pour les chaudières. Elle avait fourni en revanchebeaucoup de matériels pour les rénovations des années 1910 notamment dans la métallurgie.Ainsi, elle participa à la rénovation des usines Wendels et à l’équipement de grosseschaudières nécessaires aux sociétés de production et de distribution d’électricité. Elle connutun essor plus important dès 1919 car elle trouva des débouchés dans la reconstruction desusines détruites40. Dès 1919 la Société reçue d’importantes commandes et, dans ce cadre elleobtint l’appui de la Babcock & Wilcox de Londres qui lui fournit le matériel le plus adapté àla construction de centrales thermiques.À la fin des années vingt, la société avait étendu la gamme de ses fabrications et de sesmoyens de production. La Babcock & Wilcox était devenue une des plus importantes sociétésde machines-outils en France et le plus important producteur de chaudières, de grillesmécaniques et d’appareils de manutention. Elle commença à développer d’autre type dechaudières -chaudières Ladd Belleville, Chaudières marines- et d’autres constructionsparticulières comme les tuyauteries et accumulateurs. La société lança au début des annéestrente, une nouvelle technique de soudure électrique nécessitant un appareillage et unoutillage très importants, ce qui lui permis d’obtenir une place sur le marché françaisnotamment pour ce qui concernait la construction du matériel destiné aux raffineries depétrole : tour de fractionnement et de Cracking, appareils pour pré distillation et matérielparticulier exigé par l’industrie chimique. Ce progrès notable résulte en partie del’exploitation du procédé de la soudure électrique pour la construction des réservoirs et deschaudières à haute pression. Ce procédé permettant de souder jusqu’à 120 mm d’épaisseur, futétudié et mis au point dans les usines de Baberton de la Babcock américaine41.Un développement est donc possible, mais avec l’appui des techniques étrangères quand lessecteurs exigent de nouvelles conditions. Ce développement était au fond assez complet pourdes entreprises comme la Babcock française qui était en mesure de fabriquer elle-même lesmachines-outils nécessaires au développement de son industrie. De plus sa gamme deconstruction était assez large puisqu’elle fournissait nombre de sociétés en grues etélévateurs. C’est une des raisons qui expliquent la présence de la Babcock française dans laplupart des grands projets de développement français. Elle réalisa des chaudières à vapeur àhaute pression pour les grandes stations thermiques construites en France et pour le compte del’Union d’Electricité. Elle participa à l’équipement complet des raffineries de pétrole de

40 Archives Historique du Crédit Lyonnais, DEFF 49103, étude 4656, Société Française des ConstructionsBabcock & Wilcox, 1921.41 Archives Historique du Crédit Lyonnais, DEFF 49103, étude 4656, Société Française des ConstructionsBabcock & Wilcox, 1932.

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Gonfreville et de Martigues de la Compagnie Française de Raffinage42. Il semble que laBabcock française ait importé et développé des programmes complets résultants de transfertsde technologies. Car la diversité de son matériel correspond à celle des marchés endéveloppement qui lui sont proposés43.Ce progrès ne concerne pas l’ensemble de construction mécanique et l’ensemble desconstructeurs de chaudière. De plus il est important de rapporter le constat des ingénieurs,pour la fin des années trente, sur le retard technique de l’ensemble des constructeurs françaisdans le domaine très important de la construction des groupes à très haute pression44. Le retardportait sur le développement de la haute pression et la réalisation de chaudières équipant lesusines. On constatait en outre les formidables progrès techniques réalisés dans ce domaineaux Etats-Unis et les progrès des très hautes pressions appliquées à l’industrie allemande. Cetétat des lieux et ce constat furent illustrés par les conclusions de la Conférence Mondiale del’Energie qui se tint au x Etats-Unis en septembre 193645.Dans d’autres branches de la construction mécanique, le développement à partir de brevetsétrangers est aussi perceptible dans le cas de la filiale de Schneider : la SOMUA. Néanmoins,c’est un peu la situation inverse qui se présente ici. Cette société occupe une place importantedans l’industrie française du châssis et des équipements pour véhicules lourds, ainsi que dansla construction du matériel agricole. Dans cette branche, la SOMUA bénéficie des brevets desmotoculteurs inventés par l’ingénieur Konrad de Meyenburg qui porta sur une fraise rotativedevant réaliser un ameublissement parfait du sol46. Cette société de construction de machines-outils, de grosses mécaniques, d’usinage d’artillerie, d’appareils hydrauliques était contrôléepar les établissements Schneider, mais la société n’en dépendait pas directement sur le plantechnique. L’échec semble notable dans la construction de la machine-outil. La SOMUA nebénéficie pas d’un apport technique suffisant si elle n’est pas directement soutenue parSchneider qui est en mesure de lui fournir ce soutien. Elle occupe une place dans lesengrenages dans la mesure où elle reçu en 1918 la licence des brevets de société SuisseMaag47. Ceci engagea un important aménagement des ateliers de St Ouen et l’importation denombreuses machines suisses entièrement automatisées. Cette fabrication avait beaucoup dedébouchés dans l’industrie automobile, les turbines pour tramways électriques, les réducteursde vitesses et l’on espérait adopter les engrenages Magg pour le développement des tramwaysde la région parisienne. Globalement l’évolution allait vers une diminution de la productiondes machines-outils. À la fin des années trente, les résultats étaient peu concluants concernantla rentabilité des fabrications portant sur les machines-outils et les tracteurs. Les besoins destracteurs étaient très importants. C’est dans ce contexte, tandis que la SOMUA était leconstructeur potentiellement le plus important de machines agricoles, que les constructeursAméricains devinrent compétitifs du point de vue du prix et du matériel. Ils purent se faireune place sur le marché français notamment en adaptant directement leurs machines auxbesoins matériels de l’agriculture française sans passer par des constructeurs français.

42 Archives Historique du Crédit Lyonnais, DEFF 49103, étude 4656/1, Note schématique sur la SociétéFrançaise des Constructions Babcock & Wilcox, 1 juillet 1939.43 Bibliothèque Nationale de France, Documents techniques et publicitaires, Fascicule publicitaire sur lesréalisations de la Société Française des Constructions Babcock & Wilcox dans les années 1930, document nondaté.44 M.Ch. Stein, “Quelques chaufferies modernes aux Etats-Unis“, Bulletin de la Société des Ingénieurs Civils,1937, pp.90-129, p.129.45 ibidem. p.90.46 Bibliothèque Nationale de France, Documents techniques et publicitaires, Le motoculteur SOMUA, documentnon daté.47 Archives Historique du Crédit Lyonnais, DEFF, 30150, étude 3166/8, SOMUA, 1921.

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Des plans de rénovation sont engagés, mais les industries développées se trouventconfrontées au problème du vieillissement accéléré du matériel. Ce dernier concernaitsouvent une partie importante des usines. Ce constat suppose-t-il que les plans d’ensemble nerépondaient pas aux besoins ou n’étaient pas organisés à partir de moyens suffisants?

Développement autonome.À partir de 1918, il est possible, en envisageant le point de vue des élites, de parler d’unevolonté de développer l’industrie innovante de la France à partir d’un développement internedes secteurs porteurs de technologie modernes. Mais le développement technique n’est passuffisant. Soit qu’il manque d’un soutien institutionnel, soit qu’il bute sur le vieillissementrapide du matériel, ce dernier étant conjugué à la rapidité des changements techniques.L’obsolescence est un des aspect du ratard que prend la modernisation.On constate que les entreprises qui diffusent le plus de machines ou de constructionstechniques sont aussi celles qui ont bénéficié d’un appui technique extérieur quand cela futnécessaire. Dans le cas de certaines de ces entreprises, il est possible de parler d’undéveloppement interne et d’une prise en main des connaissances techniques. En revanche,rien ne nous permet d’avancer que ces processus furent suffisamment complets pour pouvoirparler d’un véritable développement technique autonome à l’échelle de l’ensemble del’industrie et surtout suffisant dans le cadre de grandes réalisations. La technique deconstruction des chaudières pour les centrales thermiques est suivie en permanence enFrance, mais n’abouti pas à une capacité de fabrication et d’innovation autonome. L’apportaméricain dans l’industrie thermique française reste important sinon capital après la secondeguerre mondiale48.L’absence de rattrapage technique, non pas à l’échelle de l’entreprise mais de l’industriefrançaise, même si les réalisations industrielles sont importantes et entraînent d’importantsenjeux techniques et économiques, nous permet-il de parler d’une moindre évolution duniveau technique? Il faut encore mesurer les qualités sur le long terme et savoir si cesréalisations sont en adéquation avec les évolutions techniques du moment. Une autre questionconcerne les débouchés des progrès, les développements qu’ils engendrent. Les secteursincités existent souvent dans le développement interne des secteurs qui n’ont pas un effetd’entraînement sur l’ensemble des secteurs-clés du développement, ce qui est le cas dansl’automobile avec le développement de l’appareillage électrique et de la branche dupneumatique49. Ce qui est aussi le cas du secteur de l’aéronautique et le développement deséquipements électroniques qui à la fin des années trente provient d’une industrie américainequi a comblé son retard dans cette industrie50.

48 Dominique Larroque, Histoire du Service de la production thermique d'Électricité de France, t.1, 1946-1973,Association pour l'histoire de l'électricité en France, Paris, 1997.49 G. Génin, Ingénieur chimiste ECPI, “La technique américaine des pneumatiques a décuplé leur durée“, LaScience et la Vie, 01 1937 ; Archives Historiques du Crédit Lyonnais, DEFF 49082, étude 8449, S. A. Goodrichà Colombes, étude de mission, 37 p., 1935.50 SHAA, 2 B 102, Equipement du Glenn Matin 167, Washington, 10 02 19369, Par les ingénieurs Germaix etBrunet, 11 p ; Jean Bodet, La supériorité de la construction aéronautique américaine et l’expérimentationscientifique aux Etats-Unis, La Science et la Vie, 01 1938 ; P. Francking en chef de l’aéronautique, Le pilotageautomatique des avions, La Technique Moderne, 15 11 1937.

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Cette situation de l’industrie française suscite un certain nombre de questions sur les moyensdont disposait l’industrie pour développer d’importants programmes suggérant la mobilisationde facteurs techniques organisés et internes aux entreprises. La présence étrangère à-t-ellelimité les initiatives du pays et déséquilibré les structures sur lesquelles reposait sonindustrie ? Cette question trouverait une pertinence sans le contexte technique qui émergeaavec la Deuxième Révolution Industrielle et qui conduit les pays à engager une mutation dessecteurs industriels et à concevoir le développement économique avec un développementtechnique parallèle. La France était amenée à poursuivre son développement industriel dansce sens.Faut-il s’interroger sur les stratégies de transferts? La réussite d’un programme dedéveloppement à partir de l’apport technique extérieur repose t-elle sur la nature dessecteurs ? Cette question rebondit sur celle des incompatibilités et du problème desadaptations. Doit-on s’interroger sur les capacités des élites techniques à comprendre lesconditions de réception d’un secteur ou d’une filière et donc à saisir les fonctionnements etévolutions internes de ces champs d’expérience ? Cette démarche suppose-t-elle unperfectionnement du point de vue des connaissances ? Faut-il par conséquent chercher uneréponse du côté de la représentation des sciences industrielles appliquées, des qualités del’enseignement?

Toutes les technologies ont besoin d’une bonne structure d’accueil. Un haut niveau techniqueest nécessaire pour importer des technologies étrangères51. Même si un “modèle“ ne s’importepas totalement, le dispositif d’une branche sectorielle ou d’une filière technique se décomposenéanmoins pour se reconstruire autrement et suppose donc des conditions favorables. Lesconditions de réception étaient-elle suffisamment développées en France à partir de 1914 pourque l’industrie soit en mesure de recevoir des technologies lui permettant de développer denouveaux terrains d’activité? Ce que nous entendons ici par conditions techniques comprendles moyens dont disposent les élites techniques concernant les capacités d’innovation. Car,parmi la diversité des technologies et des systèmes, il fallait faire un choix stratégique ettechnique lié à la connaissance technique et scientifique qui reposait de plus en plus sur laqualité de l’enseignement technique. Comment disposer de ces connaissances si l’on nedispose pas d’expériences passées notamment concernant les capacités d’adaptation et ledéveloppement de programmes techniques ? Cette configuration n’est pas tout à fait celle deFrance qui dispose alors d’un important niveau de développement technique et surtoutscientifique basé essentiellement sur une connotation créative et innovante de son industrie.Mais les capacités techniques étaient-elle suffisamment préparées pour faire face auxnouvelles conditions et interrogations imposées par les progrès techniques ? En dernièreanalyse, nous voudrions présenter quelques hypothèses et pistes de recherche.

III Les conditions de l’industrie française et les moyens desélites techniciennes.Comme le précisent les études économiques américaines de l’époque, la modernisation del’industrie française était subordonnée à la conjoncture de la guerre et aux destructions52. Lespossibilités de la France furent perçues néanmoins dans le cadre d’un développement continuequi avait été initié avant la guerre53. Mais la période qui précéda la guerre, puis celle de

51 Nathan Rosenberg, Inside The Black Box..., op. cit. p.249.52 American industrial Commission to France, Report to the American Manufacturers Export Association by theAmerican Industrial Commission to France, New York, Press of Redfield-Kendrick-Odell Co.inc, 1917.53 William F. Ogburn, William Jaffé, The Economic Developpment Of Post-War…, op. cit. p.11.

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l’après-guerre, sont bien perçues comme des périodes de transition ou « intermediateposition » pour la France54. Elle se trouva face à une réalité certainement moins perceptibleque celle qui concernait les dévastations. Car les sources relatives aux investigations desexperts et des commissions révélèrent un état d’obsolescence général du parc technique etindustriel français. L’enquête industrielle commandée par le Ministère du Commerce publiades conclusions assez claires sur la situation française et sur les besoins de l’industrie55. Lesconclusions du ministre Etienne Clémentel portèrent sur la nécessité d’un apporttechnologique, la standardisation, la fabrication de masse, une organisation de la recherchequi impliquerait des échanges entre les industriels et les scientifiques. Les dirigeants de laCompagnie Générale d’Electricité mesurèrent l’enjeu en prenant conscience de l’écartexistant entre les besoins et les disponibilités. L’industrie doit faire face aux demandes tandisque le matériel est « fatigué par un travail intensif »56. Les sources constatent que les progrèsréalisés à l’extérieur obligeaient à changer l’outillage des usines57. Les élites techniquesinclinent vers l’idée que la modernisation doit se réaliser en s’appuyant sur les forces vives dupays.Ce constat est important, mais ne souligne pas directement le rattrapage dont avait besoin laFrance. L’absence d’une politique de développement technologique combinée à l’essor queles secteurs avaient connu durant les vingt années précédentes n’était pas prise en compte. Lefossé technologique était peut-être sous-estimé et masqué en 1914 et en 1918 par le sentimentque la France était déjà engagée dans une phase de rattrapage.

Le rattrapage industriel.Les modalités d’adaptation résultent-elles d’une politique qui chercha à concilier lesstructures déjà en place et les apports nouveaux ? Ce fut peut-être la politique qui parut la plusréalisable pour les élites techniques. Cette politique prit en compte les structures existantesengendrées par les investissements antérieurs. Nombre de sociétés d’électricité, mais aussi desociétés de la chimie industrielle, avaient lancé d’importants plans de modernisation dans lesannées 1910. Cette modernisation telle qu’elle fut envisagée fut arrêtée en raison du conflit.Les industries mobilisées, comme l’automobile, mais aussi une partie de l’industrie del’électricité, continuèrent leur programme de développement en inclinant les projets vers lademande de guerre. Les sociétés qui eurent modernisé leurs usines vers 1910 étaientconfrontées au lendemain de la guerre à un problème évident relatif à l’adaptation dedispositifs modernes sur des installations récentes mais vieillies par l’évolution technique etl’augmentation des puissances. Il semble que les adaptations technologiques et donc lamodernisation aient été dépendantes de cet état de fait. Les archives de sociétés d’électricitérelatent des plans de modernisation qui se réalisent en blocs successifs plutôt queglobalement. En 1928, un certain nombre d’entreprises électriques et chimiques se trouvaienten possession de machines et générateurs neufs pour la moitié d’entre eux. Les autreséléments dataient soit du début de la guerre ou bien d’avant-guerre. Cette configuration dudispositif technique est visible dans le cas des filiales régionales de l’industrie électrique. Ilétait assez significatif pour la Compagnie Lorraine d’Electricité ou la Compagnie Généraled’Electricité de Nancy toutes deux filiales de la CGE58. Le développement était identique pour

54 Idem.55 Ministère du Commerce, Rapport général sur l’industrie française, sa situation, son avenir d’après lestravaux des sections du Comité Consultatif des Arts et Manufactures et de la Direction des études techniques,Paris, 1919, 3 vol. Cité par Richard F. Kuisel, Le Capitalisme et l'État en France : modernisation et dirigisme auXXe siècle, trad. Française, Paris Gallimard, 1984, 476 p.56 Compagnie Générale d’Electricité, Assemblée Générale annuelle, 20, décembre 1918.57 Compagnie Générale d’Electricité, Assemblée Générale…op. cit.58 Service Historique du Crédit Lyonnais, DEFF 30061, Compagnie Lorraine d’Electricité, 1921 ;DEFF 30064 étude 3228/, 1920.

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l’Energie Electrique du Sud-Ouest, composée du groupe Thomson Houston et de l’EnergieElectrique du Littoral Méditerranéen59. Il n’y a guère que dans les récents complexesindustrialo techniques des années vingt que le problème du rattrapage ne se posa pas, dumoins jusqu’en 1926-1928, moment concerné par la question de l’augmentation despuissances.Dans la chimie, l’outillage comportait à côté des perfectionnements modernes et desextensions récentes des parties anciennes et obsolètes. Ce qui était aussi caractéristique del’industrie française de la chimie dans la mesure où les plans de rénovation furent retardés,dans certains cas, afin d’adapter les technologies au moment le plus fort de leurdéveloppement. Ceci montre que les industriels n’engageaient pas de programmes derecherche au début du stade de développement d’une technologie.

Envisager le “modèle“ technique de développement américain : les constatsdu progrès et l’intégration des filières techniques.L’analyse conjuguée du point de vue des ingénieurs d’industrie et de celui des professeurs desinstituts techniques met en lumière le réel problème d’une distance entre une approcheindustrielle “technologique“ qui appartient aux premiers et une conception des sciencesindustrielles qui appartient aux professeurs.En revanche le constat du progrès technique dans l’industrie est facteur d’unanimité au seindes élites techniciennes et industrielles. Vers la fin de la Première Guerre mondiale, ce constatpasse par un intérêt pour les progrès réalisés à l’extérieur, les progrès techniques et lesinstitutions qui les soutiennent. Les programmes de développement envisagés sont uneoccasion de faire ces constats. Les élites techniciennes envisagent une restructurationtechnique des secteurs. Cela est illustré par exemple dans l’étude de Maurice Soubrier,professeur d’électricité industrielle au Conservatoire des Arts et Métiers, suivie par uneanalyse d’André Blondel sur l’enseignement de l’électricité industrielle60.Les missions techniques des ingénieurs de la Compagnie Thomson Houston, par exemple, ontune portée dans les filières modernes du développement et un écho chez les élites dirigeantes ;les conclusions de ces missions sont régulièrement citées dans les publications. Dans la filièrede la production thermique, les ingénieurs constatèrent aux Etats-Unis la généralisation desturbines, l’augmentation de la puissance unitaire et la mécanisation des opérations61. Il fautajouter à cela les échos des missions industrielles organisées par l’Etat comme la missionSchneider ou la mission préparer par le Ministère des Travaux Publics sur la tractionélectrique à l’étranger. Du côté des professeurs, il importe de remarquer leur connaissance desinstituts techniques étrangers. Du côté des ingénieurs, l’intérêt est davantage porté sur ledéveloppement des filières techniques62. De ce point de vue, les Etats-Unis représentent uneconception originale du développement des technologies.

Le travail des ingénieurs intéresse l’intégration de filières techniques dans l’industriefrançaise. Les ingénieurs d’industrie recherchèrent à l’étranger des plans de repérageconcernant les innovations technologiques qui devaient faire le lien entre les sciencesindustrielles et l’industrie. Ces réflexions furent très poussées par les ingénieurs de laCompagnie du chemin de fer du Paris Lyon Méditerranée (PLM) et par ceux qui travaillèrentsur l’ensemble du plan d’électrification des chemins de fer envisagé à grande échelle durant la

59 Service Historique du Crédit Lyonnais, DEFF 30064 étude 3228, l’Energie Electrique du Sud-Ouest, 1920.60 Maurice Soubrier, Les industries électriques d’hier et de demain, suivi de L’enseignement de l’électricitéindustrielle par André Blondel, Paris, H. Dunod et E. Pinat, 1918, 214 p.61 K. Sosnoski, “ Grande centrales américaines… op. cit.62 Maurice Altmayer, “Le développement de la métallurgie par voie électrolytique aux Etats-Unis“, Bulletin dela Société des Ingénieurs Civils, 1919, pp 364-383.

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guerre63. On peut se demander si le retard que connaît alors la France dans les secteurs endéveloppement et dans la maîtrise des technologies est une situation qui perdure ou bien quitend à se résorber par l’effet d’une récupération, ou d’un rattrapage à partir d’un efforttechnologique. Une mutation de l’industrie française à partir des transferts de technologiesétait-elle envisageable ? Le modèle est-il envisagé pour combler les retards, mais enaccentuant le champ de la dépendance technologique ou, à l’inverse, la diffusion detechniques de production fut-elle pensée dans le cadre d’un transfert technologique adaptépouvant donner leur caractère propre à des secteurs et par conséquent réduire l’effet de ladépendance et se libérer de la tutelle étrangère ? Si une des modalités des transferts fut cellede l’adaptation successive plutôt que d’une adaptation globale, cela peut s’expliquer par le faitque les structures étaient difficilement compatibles. Ceci est aussi lié au fait qu’une politiqueglobale de transfert n’est peut-être pas envisagée.

“ Nous avons en France, à peu près tous les éléments nécessaires pour effectuer les mêmestravaux que les Américains, et par de nombreux côtés nous pourrions même nous trouversupérieurs.Mais il est un point sur lequel ils nous dominent complètement, c’est celui de l’audace, desaffaires gigantesques, une grande concentration des entreprises. Car les éléments techniquesdont disposent les Américains sont loin d’être parfaits….Ils doublent les installations ets’arrangent de façon que l’organe défaillant soit remplacé rapidement par celui en réserve.En France quand un organe manque, une machine s’arrête, une ligne se coupe, untransformateur claque, c’est toute une affaire et le consommateur a pour le fournisseur desrigueurs excessives. L’Américain n’attend pas pour utiliser un progrès qu’il soit tout à fait aupoint. Il pousse le progrès....Les Américains sont dans la bonne voie et nous profitons troptard de l’avancement du progrès“64.

Le regard des ingénieurs d’industrie est un regard sur les réalisations industrielles américaineset sur ce que réalisent les industriels avec les techniques. Les études ont un caractèretechnique évident. Elles tentent de comprendre les processus d’élaboration de ces ouvragesindustriels. De ce point de vue, les critiques que les professeurs d’instituts émettent à l’égarddes approches descriptives des ingénieurs ne sont pas toujours fondées. Car les ingénieursd’industrie décrivent en réalité des dispositifs, des systèmes et des méthodes techniques ettentent de comprendre les interactions entre ces éléments. C’est le cas des études concernantles sous-stations automatiques. On constate que, sans pouvoir les nommer, les ingénieursdécouvrent des processus modernes de développement technique. Ils découvrent aussil’existence de services techniques qui permettent un suivi des technologies. Aussi, il devientpossible de faire le constat qu’une technologie est cumulative et évolutive.De là émerge une stratégie technique des transferts avec l’idée selon laquelle existe unepossible adaptation à l’industrie française. Cette adaptation doit prendre en compte les besoinset les ambitions du pays. Il est donc possible de décomposer les systèmes observés et d’enimporter uniquement les structures manquantes en France. Par exemple, dans l’observationdes dispositifs hydrauliques, on estime que les isolateurs français sont d’une qualité suffisanteet que cette technique en France est déjà bien avancée. Cette décomposition des dispositifsprovient du fait que les besoins de la France sont liés à l’équipement des usines et auxmatériaux qui les composent techniquement. Les aspects modulables des technologies sesituent à ce niveau. Pour cette raison, le “modèle“ technique américain est un modèleintéressant et original pour la France du point de vue de son développement. Il s’adapte etacquiert un caractère modulable. Ceci semble d’autant plus avantageux pour l’industriefrançaise que les élites sont unanimes à propos des disponibilités techniques et scientifiques

63 M. Japiot, A. Ferrand, “La traction électrique…, op. cit.64 V. Védovelli, “Le développement des transports d’énergie..., op. cit. p.724.

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de la France. Il y a la possibilité d’imiter un processus qui tend en premier lieu à suivre ledéveloppement d’une technologie pour ensuite permuter cette dernière vers les optionsexigées par le développement des branches sectorielles. Tel que cela est observable aux Etats-Unis il faut “ profiter des expériences acquises“. Mais on mesure ici, du point de vue desstructures sectorielles, toutes les difficultés d’application immédiate en France d’un telprocessus.Ces dispositifs sont étudiés durant la première partie des années vingt. Les ouvrages et étudesrédigés par les ingénieurs et les professeurs comportent régulièrement un état de l’évolutionde l’industrie américaine. À l’étude publiée en 1920 sur la traction électrique aux Etats-Unisfait suite une publication dans les Annales des Mines d’une nouvelle étude sur les évolutionsjusqu’en 192665. L’Encyclopédie d’Electricité Industrielle dirigée par André Blondel etpubliée régulièrement depuis 1921, comporte, pour les branches et filières étudiée, descomparaisons avec les progrès réalisés aux Etats-Unis66. Dans le domaine del’hydroélectricité, le système outdorr, c’est-à-dire la disposition des appareils en extérieur, esten évolution depuis 1918 aux Etats-Unis et est un dispositif de plus en plus utilisé. Cesystème est suivi par les ingénieurs, mais n’est pas pour autant en application dans lesusines67. L’ouvrage rédigé par Maurice Altmayer et Léon Guillet sur la métallurgie du cuivreet les procédés électrolytiques est le fruit des observations d’une mission de 1919 et comporteune importante bibliographie anglo-saxonne et de nombreux plans d’usines américaines enparticulier de l’Anaconda68. Le regard des ingénieurs est “technologique“ en envisage uneintégration par les filières techniques.Comme le précisent certains ingénieurs en 1919 et 1920, les missions aux Etats-Unis sontmoins une occasion de montrer le stade d’évolution des installations américaines que demettre en lumière les enseignements à tirer et de nature à faciliter l’exécution de programmesindustriels en France. Cette perspective est identique en 1925. Un des volumes del’Encyclopédie d’Electricité Industrielle porte sur les usines thermiques. Il fut rédigé par ledirecteur de la Compagnie Général d’Electricité Maurice Drouin et par Charles Duval. Àl’ouvrage s’ajoute, au milieu des années vingt, celui sur les usines Hydroélectriques rédigéaussi par Charles Duval. Bien qu’elles s’orientent vers des filières différentes, ces référencesont pour rôle de constituer “des ensembles relatifs à l’aménagement des usines génératricesd’électricité“69.La modernisation de l’industrie française est freinée par le choix difficile non pas seulementdes filières, mais des systèmes et des dispositifs d’équipement. L’importation d’un dispositifd’usine n’était pas envisageable ; en revanche, les dispositifs intérieurs, adaptés en termes depuissance, pouvaient être envisagés à partir de choix plus uniformes. Cette dernière optionfacilitant la permutation de tous les éléments techniques et leur mise en relation.

Le rôle des ingénieurs et professeurs des instituts techniques est tout aussi éclairant sur lesperspectives de développement à partir des transferts de technologies. Une des voies àexplorer est celle des possibilités d’apport pour la France en connaissances des sciencesindustrielles appliquées. Les relations entre les instituts techniques américains et les GrandesEcoles françaises existent au début des années vingt, à un moment où la France cherche à

65 Marcel Japiot, “La traction électrique aux Etats-Unis entre 1920 et 1926“, XII 5 153 suite 242 (1927 t. 2), LesAnnales des Mines,1927. Cette étude confirme par ailleurs “l’opportunité des décisions“ prises en 1920 concernant lechoix du type courant.66 Voir par exemple, Charles L. Duval, Les usines Hydroélectriques, Paris, J.B.Baillière et fils, 1925, 512 p.67 idem. pp. 205-271, p.295.68 Maurice Altmayer, Léon Guillet, Métallurgie du cuivre et alliages du cuivre, Paris, J.B.Baillière, 1925, 714.69 Charles L. Duval, Les usines Hydroélectriques, op.cit, p.5.

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définir le sens de sa modernisation. Mais cela est riche d’enseignement sur la nature etl’interprétation des sciences industrielles par les deux pays.Du côté des américains émergea une implication dans les relations économiquesinternationales et une prise de conscience par les élites du rôle que pouvait avoir les Etats-Unis dans les relations scientifiques et techniques. C’est en partie ce qui justifie les recherchesdes professeurs des School of Engineering sur les enjeux des sciences industrielles appliquéeset leurs relations avec l’industrie. En particulier le rôle de ces professeurs est fondamentaldans l’organisation des réseaux, des Société d’ingénieurs et dans la formation de groupes derecherche en sciences appliquées70. Parallèlement à ces études, une réflexion sur le systèmeéducatif technique et scientifique américain et étranger se développe71. En outre, le début desannées vingt est marqué, en France, par d’importantes réformes dans l’enseignementtechnique. Au sortir de la guerre, les pouvoirs publics s'intéressèrent à la formation desingénieurs72. Des groupes comme la Société des Ingénieurs Civils de France, à l’initiative deLéon Guillet, entamèrent un débat de premier ordre.Les archives de l’Université de Columbia, d’Harvard, et de MIT, rapportent les modalités deséchanges entre les universités de la côte Est des Etats-Unis et les Grandes Ecoles françaises.Pour les années 1919 et 1920, le MIT eut des relations d’échanges d’instructeurs et deprofesseurs avec l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures de Paris73. Arthur EdwinKennelly, professeur d’Electrical Engineering à l’Université d’Harvard et membre duNational Research Council, rédigea un rapport portant sur l’enseignement technique françaisqu’il publia dans Engineering Education et dans le bulletin du MIT74. Kennelly se rendit enFrance, durant l’année 1921-1922, dans les écoles d’ingénieurs et les universités pour y fairedes conférences. Cet échange de professeur était la suite logique d’accords passés entre lesuniversités américaines et les écoles d’ingénieurs et universités françaises. Le métallurgiste etscientifique Jean Cavalier, recteur de l’université de Toulouse, fut le spécialiste désigné par legouvernement français en vue de visiter les universités de la Côte Est des Etats-Unis pourparticiper à des conférences sur la métallurgie75. L’influence des professeurs américains passapar ce type de relations professionnelles et par des publications en français d’ouvrages deprofesseurs. Mais un premier constat montre néanmoins que dans les manuels de cours nefigurent pas de citations d’ouvrages américains. Ces derniers le sont, dans une moindremesure, dans les ouvrages français spécialisés. En revanche, l’ouvrage de Kennelly, TheApplication of Hyperbolic Function, fut traduit en français dès 1922 après des conférencesoffertes aux universités et écoles électrotechniques76. Mais cet ouvrage n’est en réalité cité quetrès rarement sinon par les professeurs qui ont été en contact avec les universités américaines,

70 David F. Noble, America By Design, Science, Technology And The Rise Of Corporate Capitalism, OxfordUniversity Press, 1977.71 William E. Wickenden, A Comparative Study of Engineering Education in the United, States and in Europe,Bulletin Number 16 of the Investigation of Engineering Education, New York, Library of School Engineering OfColumbia, 266 p., pour la France pp. 75-125, June 1929; Dugald Caleb Jackson, Co-operation between theTechnical Industries and Technical Education in America, The Institute of Electrical Enginneers of Japan,Tokio, october 1935.72 André Grelon, “ La formation des ingénieurs électriciens“, Histoire de l’électricité en France, t.2L'interconnexion et le marché, 1919-1946 publ. par l'Association pour l'histoire de l'électricité en France, sous ladir. de Maurice Lévy-Leboyer et d'Henri Morsel, Fayard, 1994. Paris, Fayard, 1994.73 Annual Report of the President, dean and treasurer, Department of Electrical Engineering , P. 68, 1921,Archives du MIT, Arthur E. Kennelly, op.cit.74 Arthur Edwin Kennelly, “On the Educational Engineering in France“, Publication of the MIT, ElectricalEngineering Department, Research, Division Bulletin, n° 32, pp.89-118, 1923.75 Annual Report of the President, op.cit.76 Arthur Edwin Kennelly, Les applications élémentaires des fonctions hyperboliques à la science del’ingénieur électricien, Gauthier-Villars et cie, Paris, 1922.

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ce qui fut le cas d’Alexandre Mauduit professeur à la Faculté des Sciences de Nancy77. Ceséchanges eurent aussi pour conséquence de permettre l’exportation et la traduction desouvrages français de sciences appliquées, notamment ceux de Léon Guillet et d’AlbertSauveur. Du reste, cette question relative aux publications reste un problème entier etlargement soulevé par les élites en particulier les professeurs d’instituts qui voient dans lafaible représentation de la documentation technique et scientifique dans l’enseignementfrançais un obstacle à la diffusion de la science dans l’industrie78. Dans ce cadre, ils invitenttrès largement les ingénieurs à se documenter et à prendre connaissance des instituts derecherche des pays étrangers comme la Carnegie Institution ou la Library Service Bureau ofthe United Engineering Society79.La relation entre les représentants américains des sciences appliquées et les centresd’enseignement techniques français était intéressante, mais on peut se demander s’il n’y avaitpas là une faiblesse dans la compatibilité des structures. Ceci est perceptible par la nature deséchanges eux-mêmes qui se déroulent entre des instituts techniques universitaires américainset des écoles françaises d’enseignement technique qui évoluent hors des universités et qui,comme les instituts électrotechniques, sont indépendantes80. Les facultés de sciences enFrance ne pouvaient offrir les structures et les opportunités immédiates de développementd’un enseignement technique81. Une filière intègre la connaissance technique et scientifique.C’est ce modèle de développement que défendent les professeurs américains et c’est sur cemodèle que s’est construit un important réseaux entre universités, industrie et recherche. Lesramifications du réseau sont recentrées après la Première Guerre mondiale autour du NationalResearch Council. L’intérêt des professeurs pour l’enseignement technique étranger est-il àmettre en relation avec les initiatives globales des Etats-Unis concernant l’investissement et lecontrôle des technologies sur les marchés extérieurs? C’est donc en regardant du côté desinstitutions, à l’intérieur desquelles se développent les sciences industrielles, que lesAméricains tentent d’avoir une action par la diffusion de contenus et principes intellectuelsconstruits autour des sciences industrielles. Ils ont par conséquent un rôle fondamental dansles transferts de technologies. En réalité les Américains ne trouvent pas de répondant dans lesuniversités françaises et dans l’enseignement technique et scientifique français alors qu’ilspeuvent en trouver en Allemagne et en Angleterre. L’incompatibilité est surtoutinstitutionnelle. D’autre part les études américaines décrivent les cursus et la complexité dessystèmes d’intégration des écoles, en particulier la question de l’accès. Elles notent parailleurs la faiblesse de la recherche au sein des instituts. Les tentatives de transferts non passeulement à partir de l’industrie mais aussi des sections de développement des sciences

77 Alexandre Mauduit, Installations électriques à haute et basse tension; production, transport et distribution del'énergie électrique, Paris, 1926.78 Léon Guillet, L’industrie française, l’œuvre d’hier, l’effort de demain, Paris, Masson et cie, 1920, pp. 186-187.79 Léon Guillet, L’enseignement technique supérieur à l’après-guerre, Paris, Payot, 1918, 294 p.80 Sur les instituts électrotechniques français voir, “La naissance de l’ingénieur électricien, origines etdéveloppement des formations nationales électrotechniques“, Association pour l’Histoire de l’Electricité enFrance, ed. par Laurence Badel, 1997, 563p.81 Sur la formation technique en France et en Europe voir Robert Fox and Anna Guagnii, Education, technologyand industrial performance in Europe, 1850-1939, New York, Cambridge University Press, Paris Edition de laMaison des Science de l’Homme, 1993 302 p. ; Sur la place des universités, André Grelon, The training ofengineers in France, 1880-1914, in Robert Fox and Anna Guagnii, Education, technology, op.cit., p. 52 ; RobertFox, L’attitude des professeurs de Sciences face à l’industrialisation en France entre 1850 et 1914, in ChistopheCharles and Régine Ferré (eds), Le personnel de l’enseignement supérieur en France aux XIXe et XXe siècles,Paris 1985, pp. 135-49 ; Marie Jo, Nye, Science in the Provinces : scientific communities and provincialleadership in France, 1860-1930, University of California Presse, Berkeley, 1986, pp 10-47.

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industrielles montre le point de vue américain sur le caractère intégré des sciences et del’industrie.Du point de vue français, le modèle d’enseignement américain n’est pas ignoré, mais il n’estpas nécessairement mis en relation avec le développement technique et industriel du pays etn’est donc pas considéré comme une source du progrès industriel, ce qui curieusement est encontradiction avec le point des vue des professeurs eux-mêmes pour lesquels le retard françaisprovient de la faiblesse de la formation scientifique et technique. Du côté des institutstechniques, on ne conçoit donc pas de dispositifs techniques intégrant à la fois connaissanceset techniques. De la critique même des élites, le problème provient moins de la qualité del’enseignement scientifique et technique que de la conjugaison des deux. Il y a ici un aspectessentiel du rôle que doivent entretenir avec l’industrie les ‘technologies“ et les sciencesindustrielles, à l’instar de la définition que Henri Le Chatelier donne de ces dernières dansleur processus de diffusion82. De son point de vue, l’approche des ingénieurs d’industrie estcentrée sur des perspectives sectorielles. Cette approche résulterait du caractère et del’orientation essentiellement “technologique“ et non scientifique de l’enseignement supérieurfrançais83.

Ingénieurs et sciences industrielles appliquées.Les sources américaines dégagent un point de vue sur l’enseignement technique français etlaissent une place importante au prestige des concours des Grandes Ecoles en s’attachant àdécrire la qualité technique des enseignements84. Pourtant, les bibliothèques universitairesaméricaines comptent nombre de notices relatives à l'enseignement littéraire, à la linguistique,et à la grammaire française. On ne peut dresser un tableau similaire pour l'enseignementtechnique ni même scientifique. Ceci pose une question sur les différentes représentations queles élites se font des sciences industrielles appliquées et des finalités de l’enseignementtechnique. Tel que cela est clairement exprimé dans les comparative studies américaines, lesterminologies présentaient des difficultés persistantes pour les experts. Le vocabulairetechnique employé pour décrire les institutions techniques américaines différait duvocabulaire européen85. D’une manière générale, il était difficile d’entreprendre une analysecomparative et de trouver des termes ayant une commune acception86. Il est vrai que le terme“Engineering Education“ est utilisé de manière approximative aux Etats-Unis et n’a pasd’équivalent direct dans la terminologie européenne. En Angleterre, le terme désignaitl’éducation spécialisée concernant les machines-outils. Sur le continent, l’équivalent du terme“Engineering Education“ est “Technical Education“, terme qui désignait la formationtechnique dans toutes les branches. Kennelly, dans la conclusion de son article, dégage unpoint de vue partagé sur la qualité de l’enseignement technique français : il met l’accent sur lathéorie et la pratique. Le système français est selon lui supérieur au système américain parrapport aux connaissances minutieuses des sciences fondamentales, mais est inférieur ausystème américain pour ce qui concerne l’aspect pratique de la formation, les équipements delaboratoire, la formation économique et les relations avec l’industrie, « In France, the idea of“applied science“ throws emphasis on the word science. In America, it throws emphasis on

82 Henri Le Chatelier, Science et industrie, Paris, E. Flammarion, 1925, pp. 236-243.83 Idem.84 William D. Connor, “National School of Bridges and Highways“, Washington, NYPL, 41 pages, 1913.85 American Society for Engineering Education, “Report of the Investigation of Engineering Education 1923-1929“, vol II, Pittsburgh, PA, 1934, p. 3.86 C’est bien le propos que l’on retrouve dans les études des experts. The Society for the Promotion ofEngineering Education, William E. Wickenden, A Comparative Study of Engineering Education in the United,States and in Europe, op. cit., p.2.

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the word applied. The optimum desideratum probably lies between the two 87 ». Cesparticularités montraient surtout, du côté français, une évaluation bien différente, mais pasmoins performante, des finalités des sciences industrielles et plus généralement destechniques. Un critère qu’il faut évidemment prendre en considération dans le cadre destransferts de technologies. Cette recherche nous amène plus avant à définir le terme detechnologie, à peine employé, dans la période de l’entre-deux-guerres, et à l’impliquerdavantage à une analyse des rapports entre les élites techniques et l’évolution des sciencesindustrielles appliquées en France.

Ces relations avec les instituts techniques américains sont probablement richesd’enseignement pour l’industrie française. Pour cette période, ils le sont moins pour lesapports scientifiques que pour le réapprentissage des industries d’application mécaniques oula diffusion de systèmes d’exploitation technique. Car c’est dans branche mécanique que laculture technique américaine s’était le plus développée. Ce développement, utilisant lesinventions, eut des répercussions fondamentales sur celui des secteurs émergeant del’électricité en raison du besoin d’application dans ce secteur. Le secteur de l’électricité étaitun vecteur de développement pour l’industrie de la construction mécanique. L’industrie de lachimie le fut nettement moins dans un premier temps. Ce qui pourrait constituer un élémentd’explication du retard américain dans ce secteur à la veille de la guerre. La filière de lamachine-outil soutient structurellement le développement mécanicien et technique del’industrie américaine.L’effort de certaines sociétés françaises de construction mécanique comme la Babcock &Wilcox et la SOMUA contribuèrent à inverser les tendances par rapport à 1913 puisque que laproduction avait augmenté et les exportations triplé. Mais cela restait dans des proportionsminimes comparées aux voisins européens et cela constituait un handicap alors que cetteindustrie était en plein essor. Elle connaît alors un formidable renouvellement technique, et làencore les progrès sont rapides. Du point de vue américain, le retard français dans ce secteurest un constat. Les observateurs américains, dont on tire les études des Special Reports ou despublications du Department of Commerce, constatent que la France dispose de moyensscientifiques pour mettre sur pied un programme de développement. Les industriels pouvaientles appliquer à une industrie comme celle de la machine-outil88. Mais ce point de vue est enréalité une question que se posent les observateurs. Car ils sont face à un puissant paysindustriel disposant d’un important potentiel scientifique89et, dans une certaine mesure,technique. Mais du point de vue des Américains, il semble que les résultats ne soient pas à lahauteur des ambitions et des potentiels industriels du pays.Pour les industries de construction mécanique, on voit bien percer l’extension des moyenstechniques et une capacité d’adaptation et de construction qui montrent l’effort des sociétéspour intégrer une logique interne de développement. La diversité des machines montrequ’elles tentent aussi de maîtriser plusieurs stades techniques de la production.Les difficultés du secteur provenaient en particulier de la faiblesse de l’industrie française dela machine-outil. Le problème intéresse la place que l’industrie de la machine-outil occupedans l’industrialisation de la France. Dans le contexte de la Deuxième Révolution Industrielleet de ses apports sur la période de l’entre-deux guerres, dans le contexte du développementmoderne de la machine-outil, l’absence en France d’une puissante industrie de la constructionmécanique provenait du fait que les ingénieurs et industriels français n’avaient pas engagé de

87 A. E. Kennelly, “On the Educational Engineering…, op. cit p. 113.88 W.H.Rastall, “Industrial Machinery…, op. cit. p.24.89 John Henry Wigmore and The Society For American Fellowships in French University, Science and Learningin France, Chicago, R .R. Donnelley and Sons Company, 1917.

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grands programmes de développement autour de cette industrie. Les Etats-Unis ont presquetotalement importé l’expérience de l’industrie mécanique anglaise pour ensuite en faire uneindustrie nationale. Mais le cas le plus significatif est celui de l’Allemagne et dudéveloppement d’une industrie autonome dans les domaines par exemples de la fabricationdes machines à coudre, du tour à revolver et de la fraiseuse. De cette manière, et vers 1895,une industrie allemande de la machine-outil était en place et en vue de se dégager d’uneperspective d’imitation de machines étrangères90. En particulier la société Loewe comptaitparmi les principaux constructeurs. La France commença à importer massivement desmachines américaines au moment où les perfectionnements devenaient de plus en plus rapideset complexes dans ce secteur et où il parut impossible pour les ingénieurs et les industrielsd’installer les structures nécessaires aux conditions d’un développement spécifiquementnational.C’est à ce moment-là du blocage de l’évolution que l’on peut parler des besoins du rattrapageindustriel par le transfert de technologie. Le Department of Commerce commanda en 1930une étude sur l’industrie française. L’auteur est le célèbre trade commisionner Thomas Butts,en poste en France au début des années trente. Dans sa partie sur les machines-outils, ilexplique combien la France reste dépendante des importations américaines. Mais il préciseque les importations s’orientent vers les machines spécialisées pour la grande production.Tandis que la construction française s’était développée au cours des années vingt, l’industriereste dépendante pour ce qui concerne les machines modernes et récentes. Thomas Buttsexplique que la France n’a pu suivre les progrès techniques réalisés par les Américains danscette filière, notamment en raison d’un non-développement des méthodes modernes deproduction et de l’étroitesse du marché91. Son point de vue reste à mesurer, mais on comprenddès lors son constat : les constructeurs français n’ont pas tiré profit de la présence dedispositifs américains dans l’industrie française et non pas fait évoluer une technologie àpartir de ce terrain d’expérience. L’étude de Thomas Butts sur les machines industriellesallemandes apporte des conclusions inverses92. Cette filière est d’autant plus importante queles enjeux de la modernisation, pendant l’entre-deux-guerres, passaient par la maîtrise de cettefilière, par d’importants perfectionnements concernant la puissance des machines-outils, laprécision et l’automatisation qui émergea en force dans les années trente. Ils passaient aussipar les techniques de la commande par moteur électrique et les débuts de l’hydraulique quinécessitaient d’importantes recherches préalables. La plupart des inventions etperfectionnements, par exemple dans les outils de coupe, provenaient des pays qui avaientdéveloppé la filière, notamment parce que l’ensemble de la branche avait soutenu l’ensemblede leur industrie.Aussi, il paraît possible d’envisager le problème du développement technique en France àpartir de la faiblesse du secteur de la construction mécanique, qui est pourtant techniquementimpliqués dans les secteurs les plus innovants de la période. Or, cette logique, qui s’accentueavec la Deuxième Révolution Industrielle, n’avait jamais véritablement été celle de l’industriefrançaise du XIXe siècle. Si le retard de la France est à relativiser du point de vue des secteursinnovants les plus visibles comme l’électricité, il ne l’est pas concernant les secteurs sous-jacents et porteurs des développements de l’électricité et plus tard de la chimie. Cette faiblesseconstitue un blocage pour les effets d’entraînement du développement, ce qui accentue encore

90 André Garanger, “Les machines-outils“, in Maurice Daumas, Histoire générale des techniques, t.5, Lestechniques de la civilisation indsutrielle, Paris, PUF, 1979, pp.112-15.91 Thomas Butts, Guide for American Business in France, U.S. Department of Commerce, Bureau Of ForeignAnd Domestic Commerce, no 115, United States Government Printing Office, Washington, 1931, pp. 8-1092 Thomas Butts, German Machinery Industry, U.S. Department of Commerce, Bureau Of Foreign AndDomestic Commerce, no 146, United States Government Printing Office, Washington, 1933, 76 p.

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les difficultés pour les techniciens à rassembler les composants essentiels aux programmesindustriels.

La mobilisation des connaissances dans la réalisation industrielle.Un important projet de modernisation, et dont on peut restituer l’évolution à travers lesarchives du fond Wendel, fut le projet d’une nouvelle centrale sur le site d’Hayange93. Lesprogrammes de développement des centrales font partie des priorités des industriels. Le toutconsistait à savoir quelle technique adopter dans les perspectives d’un rendement optimal. Lacentrale est en effet un objet technique imposant que les ingénieurs intègrent dans leurs étudescomme une pièce maîtresse de l’ensemble de la production. Elle est d’autre part composée deplusieurs éléments techniques ; aussi, la conjugaison et la coordination de ces élémentssupposent une compréhension de l’ensemble du système. La complexité de ce matériel estd’ailleurs révélée par la lenteur de la réalisation du projet. Les dispositions prises par ladirection proviennent de la recherche d’une rentabilité optimale. Ce critère de décision avaitsans doute un effet sur le choix et la qualité du matériel. Mais il montre aussi combien leschoix sont freinés par la difficulté à rassembler les éléments techniques nécessaires àalimenter le projet.Dans le cas de la construction de grandes centrales de distribution, des problèmes liés aumanque de disponibilité technique et de personnel compétent étaient soulevés. Par exemple,concernant les réseaux de distribution et les études sur le fonctionnement du réseau de laCentrale de Gennevilliers en particulier. L’étude des courts-circuits, nécessaires pour fixer lacapacité de rupture des interrupteurs, avait été conduite avec la collaboration de la CompagnieFrançaise pour l’Exploitation des procédés Thomson Houston et de la Général ElectricCompany, en suivant la méthode expérimentale brevetée par cette dernière. L’achèvement deces travaux a nécessité l’établissement de volumes entiers de calculs et un travail de plusieursmois. “L’étude des câbles unipolaires et notamment celle des courants de circulation dans lesgaines de plomb a été à l’origine grandement facilitée par les importants travaux de Clark etShanklin de la GEC. Ils ont été poursuivis en collaboration étroite avec les principauxcâbliers français“94. Cette situation, qui montre la réussite du projet, met en réalité en lumièrela difficulté pour les entrepreneurs français à mobiliser les connaissances. D’autre part, ellemet en lumière le fait que les réseaux devaient montrer suffisamment d’organisation pourqu’un problème ne survienne pas dans ce processus de transfert de l’information technique etscientifique. Il était très difficile de rassembler un personnel qualifié en science et scienceappliquées dans le cadre de grands projets.Cette question peut nous conduire à interroger la capacité des laboratoires à intégrerl’entreprise ainsi que leur degré d’implication dans la recherche industrielle. Les rechercheshistoriques ne peuvent se concentrer sur le seul fonctionnement interne du laboratoire et sur lapratique des savants. Il n’est pas suffisant de mettre en avant les signes de l’existence delaboratoires. La critique des professeurs d’instituts est assez nette sur la faiblesse et le manquede diffusion des laboratoires d’industrie. Il semble intéressant d’envisager des étudescomparatives entre plusieurs secteurs sans oublier le rôle et l’influence des laboratoires derecherche industrielle étranger95. De même qu’il reste fondamental d’analyser des points devue comparatifs qui finalement mettent l’accent sur la faiblesse d’intégration de la recherche

93 Archives Nationales, 189 AQ/186, Usine d’ Hayange, nouvelle centrale d’Hayange.94 Ernest Mercier, “L’Union d’Électricité et la Centrale de Gennevilliers“, Ed. La Revue Industrielle, 1922, texteimprimé, cartes et plans, 49 pages ; Ernest Mercier, “The Union d'électricité and the Gennevilliers station“,translated by C. M, Revue Industrielle, 1922.95 F. Duclerc, “Les laboratoires de recherches industrielles aux Etats-Unis, General Electric Company“,Sciences et Industrie, Mars 1928.

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industrielle mais aussi sur le potentiel de la recherche scientifique en France96. L’industrieélectrique disposait de laboratoires de recherche qui portaient essentiellement sur les tests dematériel et sur la standardisation. C’était le cas du Laboratoire Central d’Electricité. Maisquelle est la part de la recherche fondamentale. Cette recherche existe dans l’industrie deprécision et, de ce point de vue, les laboratoires de la Gaumont sont alors importants. Si larecherche scientifique était organisée et centralisée par section sous l’égide de l’Etat, larecherche technique l’était-elle suffisamment dans le cadre de l’industrie ?Les développements qui impliquent des transferts de technologies supposent des étudespréalables. Elles doivent aller au-delà du rapport d’étude de l’ingénieur et de la circulation dece rapport. Les ingénieurs, de leur côté, évaluent les possibilités de développement à longterme. Le travail qu’ils exécutent en commun avec les laboratoires met en place des structuresfavorables au développement des connaissances dans des perspectives industrielles. Lesétudes et leurs résultats découlent de la logique de l’expérimentation de machines qui doiventconduire à des choix technologiques. La stratégie d’adaptation dépendait en revanche desindustriels.Ce processus de départ devenait un élément clé de la réussite des transferts. De lui dépendaitla mise en place d’une stratégie de développement technologique. En premier lieu, cettedernière passait par une concentration des programmes industriels dans les mains des sociétésfrançaises desquelles le contrôle des filiales dépendait.Ces axes de recherche, qui soulèvent des questions sur l’enseignement technique, lesstratégies de transferts, l’organisation des relations, la mobilisation des connaissances, ledéveloppement de secteurs porteur de technologies modernes sont peut-être des clésessentielles pour comprendre le développement technologique. Or ces explications permettentde comprendre le caractère décentralisé du développement dans les entreprises des secteursinnovants et par conséquent l’absence d’une politique décisionnaire chez les élites.Dans l’électricité, les technologies trouvent un terrain d’application dans les filiales desentreprises françaises de la CGE, ou de la Thomson française. Mais ces dernières ne font pasémerger de politiques centralisées et au fond, le développement interne des filiales fut laissé àl’initiative des directions locales. À la diversité des décisions correspond celle du matériel.Les machines étaient de provenance multiple, elles ne présentaient pas les mêmesperformances, ne supposaient pas les mêmes évolutions ni les mêmes entretiens. Une desconséquences fut qu’un des premiers stade du transfert de technologie, c’est-à-direl’expérimentation, n’avait pas le temps de se développer sans être rattrapé par l’exigence desprogrès techniques.Cette situation provenait-elle de la dépendance préalable que l’industrie française avait vis-à-vis des technologies étrangères ? Car une industrie portée par une technologie déjàdéveloppée et importée est en dépendante. Cette situation ne suscite pas l’effet d’entraînementnécessaire à un développement continu. Aussi, à l’inverse, les élites techniciennes ne sont pasdépendantes, dans le cadre des progrès de cette industrie, du développement interne et de lamaîtrise de cette technologie et contraintes par conséquent à en solliciter le développement.

Conclusion : élites, technique et modernité.Un lien est établi entre le marché et le développement technologique. Ce lien se retrouve dansle cadre des transferts internationaux de technologies97. Les transferts de technologies et les

96 Archives du National Research Council, Maurice Hollande, Director of Enginneering and Industrial NationalResearch Council, Research In Europe, A Comparative Study Of the National And Industrial Organization,1924, 36 p.97 John H. Dunning, Multinationals, Technology…, op. cit. ; John H.Dunning, “Changes in the level andstructure of international production“ ( 1988) in, The Growth Of Multinationals, ed. Mira Wilkins, Aldershot,

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échanges de pays à pays constituent un facteur de développement industriel. Les transferts,quand ils ne sont pas internationaux, sont intersectoriels et nationaux. Nous avons tenté deconjuguer les deux types de transferts en considérant, pour le cas de la France, l’apportétranger comme un préalable aux transferts intra-branches. Ces derniers évoluent dans lecadre d’une adaptation qui fait nécessairement appel aux capacités techniques et scientifiquesdu pays. Dans ce cadre, nous avons considéré la connaissance technique des élites, plus que lemarché, comme un espace de réception des technologies et comme un indicateur du niveau dedéveloppement technique. Si l’on considère le lien entre connaissances et réalisationsindustrielles il y a là une question fondamentale posée à l’industrie française de l’entre-deux-guerres concernant les tentatives pour intégrer les sciences industrielles au développement. Laconnaissance doit évoluer en même temps que se développent de nouvelles techniques afin deconjuguer à l’essor d’un secteur et d’une filière technique le suivi d’une technologie. Cettequestion est observable à partir de l’intégration plus ou moins entière de dispositifstechniques.Deux éléments se conjuguent et justifient l’analyse de cette question à partir des transferts detechnologies. Tout d’abord le développement technique des Etats-Unis est une réalité aulendemain de la Première Guerre mondiale. En second lieu, un aspect de la faiblesse de laFrance dans les secteurs innovants est illustré par la situation de son industrie vis-à-vis destechnologies étrangères. Cela caractérise la continuité qui consiste à trouver des soutienstechniques extérieurs. La guerre mit en lumière le rôle des technologies dans l’industrie. Ilreste à mesure la compréhension de cette évolution du point de vue français. Mais les sourcesfont le constat du progrès et mettent en avant l’orientation technique donnée aux programmesde développement industriel. Nous avons envisagé le problème d’abord du point de vue desstructures sectorielles. La période d’avant-guerre fut importante en ce sens qu’elle vit semettre en place un ensemble de secteurs innovants modernes. Néanmoins, nous l’avonssouligné, il semble que le développement technique global n’ait pas accompagné l’essor dessecteurs, malgré la compétitivité incontestée de certaines filières techniques. Dans lesperspectives de la modernisation, la dépendance technologique n’est envisagéequ’indirectement mais suffisamment néanmoins pour laisser supposer aux élites que la Francedoit et peut développer son industrie de “demain“ et d’“avenir“ par ses propres moyens,notamment en allant chercher les progrès là où ils se développent. C’est peut-être dans cecadre qu’est envisagée l’idée de modernisation de l’industrie française. Or, l’accélération descycles techniques engageait davantage les industries nationales vers une mutation industrielle.Ce développement se réalisa par une évolution plus complexe des filières techniques qui, bienplus qu’avant la guerre, intégrèrent la connaissance scientifique dans l’application technique,ce qui laissait supposer un développement des sciences industrielles et de l’enseignementtechnique supérieur. C’est à ce stade général du processus d’industrialisation que jouèrentconsidérablement les transferts de technologies. Dans ce cadre, les Etats-Unis présentèrent lescaractéristiques semble-il idéales du point de vue technique pour faire émerger ce processusdans l’industrie française.

Ce développement par l’intégration des filières techniques est plus ou moins envisagé enFrance comme moteur des transformations industrielles et surtout il n’est envisagé quepartiellement. Les élites techniciennes dont nous avons examiné les points de vue techniquessont aussi celles qui furent le plus souvent admiratives de la taylorisation. Ce qui est envisagédu point de vue de la taylorisation et de l’organisation de l’usine et de l’atelier l’est-il du pointde vue des relations entre techniques et sciences dans le cadre du développement économiqueet industriel? Même s’il existe un lien entre organisation scientifique et technologie, il n’en

Hants, England, Brookfield, Vt, USA, E. Elgar, 1991, pp. 89-141, voir Technological Capability and MarketFailure And Organisational Form, pp 110-121.

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reste pas moins que les aspects concernant la connaissance sont absents des perspectives dedéveloppement par introduction des évolutions des filières techniques. Il faut ajouter à celaque la figure emblématique du développement technique, du point de vue français, est celle deFrederick Taylor. Il y a là des aspects mécaniciens. En revanche, les professeurs des institutstechniques américains ne sont pas connus du public technicien français. Pourtant ilsconstituent une pierre angulaire du développement outre-atlantique. Ce lien entre sciencesindustrielles et industrie et les lieux où il se construit ne sont pas présentés en France commeun facteur essentiel d’industrialisation. Ceci peut expliquer la difficulté à introduire desdispositifs complets, intégrant de manière inséparable la connaissance et les disponibilitéstechniques. Il y a donc une difficulté accumulée dès le départ pour mobiliser lesconnaissances autour d’un programme industriel. Au fond, cette mobilisation souffre d’unmanque de cohésion entre les élites elles-mêmes et est caractérisée dans la pratique par despoints de vue différenciés et partagés sur l’utilisation des techniques et sur les moyens dedéveloppement des sciences industrielles dans le cadre de la modernisation. La restitution desprojets vers les instances supérieures et les cadres investisseurs comporte dans sa base unedistorsion sur les interprétations du rôle des techniques dans l’industrie.Un des aspects de la période est donc l’importation de dispositifs techniques en évolution.Nous avons étudié la question sous l’angle des adaptations, car un transfert ne se réalisejamais à l’identique. Dans ce cadre, une technologie peut-être modulable et le dispositifimporté tend à se reconstruire autrement dans le pays receveur. Les sources d’incompatibilitéproviennent moins des techniques elles-mêmes, pour lesquelles la France disposed’alternatives matérielles permettant de permuter une technologie. Il n’en reste pas moins quel’évolution tend à une standardisation des modèles. Or, nous constatons que les réalisationsindustrielles de la France et la modernisation des usines à la fin des années vingt sontdésynchronisées des évolutions et des cycles d’innovation. Les processus de développementtechnique issus des transferts de technologies montrent des adaptations par “paquet“ et non“entières“, ceci parce que les technologies ne sont pas envisagées dans un développement àlong terme. Les ingénieurs le remarquèrent dès le début de la décennie98. Ce qui souligneremarquablement la lenteur des processus de diffusion technologique et de leurdéveloppement en France.Cette analyse a mis en relation l’implication des élites techniciennes, la connaissance etl’application techniques. Dans les secteurs de l’électricité ou de la construction mécanique, lesindustriels n’ont pas envisagé un développement complet à partir des technologies étrangères.Certes il n’y eut pas de fatalité à reconstruire l’industrie à partir d’un soutien extérieur. Il estvrai, d’autres part, qu’une analyse du point de vue de l’histoire des entreprises met en lumièreun certain nombre de réussites et de développements originaux spécifiques. Mais il faut noterque les acquis existant en technologies n’ont pas été intégrés dans une politique globale detransferts et non pas constituer un terrain cohérent d’expérience. Ceci se retrouve dans lecadre des équipements des usines. Il semble possible d’insister sur le caractère décentralisé etnon intégré des processus de transferts de technologies et du développement technique dansson ensemble. La lenteur de la standardisation technique et matérielle, la difficulté des choixdes filières, la faiblesse décisionnaire, illustrent la discontinuité de l’orientationtechnologique, dans le sens moderne du terme, de l’industrie française. Pourtant, les actionsdes instances supérieures furent importantes, notamment dans les initiatives engagées pourétudier des cas de développement étrangers.Ces aspects sont remarquables pour les enjeux que constitue la modernisation de l’entre-deux-guerres. La discontinuité de l’application technique est un terrain d’analyse pour constater leretard que prit la modernisation dès 1919. Car les investissements et les rénovations du début

98 M.Védovelli, “Le développement des transports d’énergie…, op. cit., p 724.

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des années vingt n’ont probablement pas été soutenus par des initiatives techniques à longterme. Cette période d’hésitation eut des conséquences au moment où il fallut engager, àpartir du milieu des années vingt, un large investissement industriel dont les apportstechniques reposaient sur les derniers progrès. Or, c’est à ce moment du processusd’industrialisation que se précise la capacité à permuter rapidement des dispositifs industrielset qu’en termes de développement se mesure la capacité à suivre les progrès. L’industriefrançaise montre des signes de décrochage à ce stade de l’industrialisation.Ces éléments engagent une réflexion sur les capacités techniques et scientifiques de la Franceà mobiliser l’ensemble de connaissances nécessaires autour de projets industriels. Ils fontémerger des questions sur le rôle et les implications des élites techniciennes tant sur le plan dela décision que sur celui des compréhensions et interprétations des faits du moment. Laréflexion s’organise non pas du point de vue des entreprises, ni dans le cadre d’une analysesectorielle, mais dans celui, plus contextualiste, des révolutions techniques et scientifiques àtravers lesquelles la diffusion des technologies apparaît comme un moteur structurel dudéveloppement.