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Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 56 (2008) 180–187 Conférence plénière Les enfants viennent toujours d’ailleurs Enjeux épistémologiques et cliniques Children come from elsewhere Epistemic and clinical issues M.-R. Moro Service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, hôpital Avicenne, 125, rue de Stalingrad, 93009 Bobigny cedex, France Résumé L’auteur met à l’épreuve de la diversité culturelle la notion de désir d’enfant et celle de structuration identitaire des enfants qui pour une raison ou une autre présentent une singularité comme par exemple, les enfants de migrants. Elle montre que quel que soit le lieu, à l’école ou en clinique, cette vulnérabilité de l’enfant différent peut être maîtrisée à partir du moment où elle est pensée et transformée en nouvelles formes de vie, en créativité. À nous de penser leur altérité et leur universalité pour mettre en acte une égalité de fait entre tous les enfants. © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract Through the prism of cultural diversity, the author examines the notion of desire for children and the notion of identity structuration in children experiencing a singularity, as it is the case with children of migrants. She shows that whatever the context may be, that is at school or at the clinic, we can master the vulnerability of the different child by imagining new forms of life and by transforming it into creativity. It is up to us to think their alterity and their universality in order to enact an equality of facts amongst the children. © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Enfants différents ; Altérité ; Enfants de migrants ; Désir d’enfant ; Psychiatrie transculturelle Keywords: Different children; Alterity; Children of migrants; Children desire; Transcultural psychiatry Souvent les enfants, on les rêve, on les imagine, on les désire pour soi ou pour eux, parfois on les refuse ; quelque- fois encore, on les attend avec bonheur et, d’autres fois, dans le doute et le désespoir ; parfois même, ils s’imposent à nous. Partout, on cherche les ingrédients nécessaires à leur fabrica- tion, à leur venue, à leur vie. Les désirer, cela suffit-il à les rendre heureux, à les faire grandir ? À trop les attendre, ne les rend-on pas parfois fragiles et vulnérables, à la merci de nos attentes démesurées ? Et ne pas les désirer au sens occidental du terme, cela les rend-t-il forcément malheureux ou mal partis dans la vie ? Adresse e-mail : [email protected]. 1. Désirer ou non des bébés L’art de faire naître de beaux enfants est universel: partout, on cherche à avoir des enfants, beaux, en bonne santé et bien à leur place. Les anthropologues décrivent cet art sous le nom de « callipédie » [1]. Dans certaines cultures, il convient que la future mère s’occupe beaucoup d’elle pendant la grossesse, qu’elle n’ait pas de frayeur ou d’émotion trop intense ou trop brutale, que son entourage prenne soin d’elle, qu’elle commu- nique avec l’enfant, qu’elle lui fasse écouter de la musique ou des poèmes. On lui conseille aussi de demander au père de poser les mains sur son ventre et de parler au bébé pour qu’il reconnaisse sa voix. Ailleurs, il convient que le père ne tue pas tel animal à la chasse ou ne transgresse pas tel interdit... Chez nous, il convient que la mère se préserve, puisse satisfaire ses désirs, 0222-9617/$ – see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2008.01.005

Les enfants viennent toujours d’ailleurs: Enjeux épistémologiques et cliniques

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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 56 (2008) 180–187

Conférence plénière

Les enfants viennent toujours d’ailleursEnjeux épistémologiques et cliniques

Children come from elsewhereEpistemic and clinical issues

M.-R. MoroService de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, hôpital Avicenne,

125, rue de Stalingrad, 93009 Bobigny cedex, France

Résumé

L’auteur met à l’épreuve de la diversité culturelle la notion de désir d’enfant et celle de structuration identitaire des enfants qui pour une raisonou une autre présentent une singularité comme par exemple, les enfants de migrants. Elle montre que quel que soit le lieu, à l’école ou en clinique,cette vulnérabilité de l’enfant différent peut être maîtrisée à partir du moment où elle est pensée et transformée en nouvelles formes de vie, encréativité. À nous de penser leur altérité et leur universalité pour mettre en acte une égalité de fait entre tous les enfants.© 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Abstract

Through the prism of cultural diversity, the author examines the notion of desire for children and the notion of identity structuration in childrenexperiencing a singularity, as it is the case with children of migrants. She shows that whatever the context may be, that is at school or at the clinic,we can master the vulnerability of the different child by imagining new forms of life and by transforming it into creativity. It is up to us to thinktheir alterity and their universality in order to enact an equality of facts amongst the children.© 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Enfants différents ; Altérité ; Enfants de migrants ; Désir d’enfant ; Psychiatrie transculturelle

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Souvent les enfants, on les rêve, on les imagine, on lesésire pour soi ou pour eux, parfois on les refuse ; quelque-ois encore, on les attend avec bonheur et, d’autres fois, danse doute et le désespoir ; parfois même, ils s’imposent à nous.artout, on cherche les ingrédients nécessaires à leur fabrica-

ion, à leur venue, à leur vie. Les désirer, cela suffit-il à lesendre heureux, à les faire grandir ? À trop les attendre, ne lesend-on pas parfois fragiles et vulnérables, à la merci de nosttentes démesurées ? Et ne pas les désirer au sens occidental du

erme, cela les rend-t-il forcément malheureux ou mal partis dansa vie ?

Adresse e-mail : [email protected].

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cultural psychiatry

. Désirer ou non des bébés

L’art de faire naître de beaux enfants est universel : partout,n cherche à avoir des enfants, beaux, en bonne santé et bienleur place. Les anthropologues décrivent cet art sous le nome « callipédie » [1]. Dans certaines cultures, il convient quea future mère s’occupe beaucoup d’elle pendant la grossesse,u’elle n’ait pas de frayeur ou d’émotion trop intense ou troprutale, que son entourage prenne soin d’elle, qu’elle commu-ique avec l’enfant, qu’elle lui fasse écouter de la musique ou desoèmes. On lui conseille aussi de demander au père de poser les

ains sur son ventre et de parler au bébé pour qu’il reconnaisse

a voix. Ailleurs, il convient que le père ne tue pas tel animalla chasse ou ne transgresse pas tel interdit. . . Chez nous, il

onvient que la mère se préserve, puisse satisfaire ses désirs,

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1 Cette transformation radicale du statut de l’enfant et de la famille, les deuxapparaissant comme liés, est au centre de pensées fortes actuelles, celles dephilosophes comme Gauchet ou Serre, celles d’anthropologues comme Godelierou Héritier, celles de sociologues comme De Singly. Ainsi Marcel Gauchetn’hésite-t-il pas à parler de révolution anthropologique dans les données de basede la condition humaine grâce à la maîtrise pratique de la fécondité et donc laprivatisation de la procréation et la désinstitutionalisation de la famille « danscet intervalle entre nature et culture qu’il fallait franchir » [7].

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ême lorsqu’il s’agit de fantaisies alimentaires incongrues ouifficiles à satisfaire à certaines saisons, comme manger desraises ou des asperges vertes et fraîches à Noël. . . Ailleurs, plusoin encore, il convient que tous ceux qui entourent la femmenceinte soient attentifs à leurs propres rêves, qu’ils les gardente matin et les racontent soit à la mère — s’ils sont interprétésomme de bon présage — soit au père, aux grands-parents ouncore aux personnes désignées dans la communauté commeachant les interpréter comme par exemple, des vieilles femmesu des guérisseurs. Dans un lieu plus proche, il convient deonfier ses rêves, ses pensées intimes ou ses conflits à un psycha-alyste, un thérapeute, un médecin ou quelqu’un qui est capablee les entendre ou mieux encore, d’en faire quelque chose.

Partout, on tente donc de fabriquer nos enfants, d’agir sure processus de la procréation de manière directe ou indirecte,e manière technique ou fantasmatique, de manière objectiveu subjective. Toutefois, l’idée d’une fabrication à la fois indi-iduelle et collective des enfants, idée qui nous vient à la foise l’histoire et de l’anthropologie, semble s’estomper dans nosociétés occidentales, où on oublie volontiers les aspects col-ectifs pour ne se représenter que l’appropriation individuelle,u mieux celle du couple ; « nous avons voulu un enfant à ceoment-là et nous l’avons eu ». Le berceau d’un enfant est

ien pourtant groupal : « la sauce » lui préexiste, l’éthos pourmployer un autre registre de vocabulaire que celui de la cuisine,elui de la philosophie. Cet oubli du collectif fait que, sou-ent, on n’arrive pas à comprendre les représentations d’autresieux, par exemple celles qui présupposent que l’acte sexuel’est pas ce qui est à l’origine des enfants ou ne serait que laartie visible de l’iceberg : le véritable nutriment serait le mondenvisible transporté par les parents, à savoir les ancêtres ou lesénies, comme chez les Mossi d’Afrique de l’Ouest [2]. Deombreuses autres formulations sont encore possibles. Ainsi,hez les Baruya, peuple de Nouvelle-Guinée, les enfants sont,omme partout, engendrés par un homme et une femme, maisvec l’intervention inévitable du Soleil [3] ; on y estime éga-ement que le sang menstruel est le grand ennemi de la santé

asculine [4].Suffit-il d’un homme et d’une femme, et quel est l’apport

e chacun dans la composition d’un troisième ? Beaucoup deociétés mettent en scène le fait qu’il faut plus de deux êtresumains pour en faire un troisième. Cette idée de fabriquer desébés avec d’autres, présents ou absents, de les cofabriquer [5,6],t non de les considérer simplement dans un rapport narcissiquet spéculaire avec soi, rend modeste et plus proche de la réalitésychique du processus de construction des parents et des bébés.

Regardons donc, ailleurs pour transformer notre regard. Deoin, je crois, on voit mieux parfois. Ici, tous les enfants sontrécieux ; ils sont désirés, attendus et si rares. Mais là-bas,arce qu’ils sont nombreux, plus nombreux, moins désirés ouas désirés du tout, sont-ils négligés, maltraités ou simplementoins aimés ? Ici, les enfants sont au singulier ou presque,

aits pour soi et pour l’enfant lui-même ; là-bas, ailleurs, ils

ont au pluriel, faits pour le groupe d’abord, pour soi et pour’enfant ensuite. Partout, pourtant, les parents disent aimer leursnfants. . . Alors, si le désir peut être un ingrédient nécessaireans certaines situations, en Occident et même ailleurs, est-il

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ssurément un ingrédient indispensable pour toute concoction’enfant, un ingrédient suffisant pour avoir des enfants, les aimert trouver la force de les faire grandir ?

.1. Ici, des enfants rares et précieux

Ici, avec la question du désir d’enfant comme nécessité vientelle de la famille et de sa structure. La maîtrise de la féconditéue nous connaissons aujourd’hui dans les sociétés occidentalesa de pair avec une modification radicale de la structure familialet surtout de son statut1 : la famille n’est plus une institution,’est de plus en plus un lieu de relations affectives choisies, unavre de paix ou voulu comme tel en dehors des institutions etu monde [3,7]. En Occident, on ne constitue pas une famillear nécessité, mais par choix. Par conséquent, cette famille n’estas le relais de la société, mais une microsociété en elle-mêmeui fonctionne selon les lois de l’amour, de la tendresse ou de’empathie, mais qui ne prépare pas prioritairement à la société,u collectif, lequel est de moins en moins valorisé en tant queel [8].

La famille est devenue une affaire d’intimité et secondai-ement seulement un lieu de socialisation. Désormais, desndividus se choisissent et vont décider de faire un enfant, ete dernier portera d’ailleurs le prénom qu’on voudra lui don-er, négocié entre les deux parents, parfois inventé, imaginé ouême codé. Seuls ses deux parents sauront, par exemple, que

ette petite fille s’appelle Jéru, parce qu’elle a été désirée ouoncue à Jérusalem. . . La famille se pose en lieu provisoire,ar choisi et donc révocable, où les sentiments se concoctent ete partagent. Les interactions entre les générations, mais aussintre les sexes, ne sont pas données : elles s’acquièrent et seonquièrent au quotidien.

Toutefois, l’enfant désiré, c’est aussi, par définition, l’enfantefusé [7]. Ce point est d’importance. En Occident, les enfantsont le plus souvent choisis ; en tous les cas, ils peuvent êtrehoisis et la règle est d’assumer cette modernité du désir d’enfantt de son corollaire, le non-désir d’enfant ; « pas avant », « pasprès », « pas plus que ceux que j’ai décidé » et donc peu. . . Lahute des niveaux de la fécondité depuis 1965 est un phénomèneans précédent dans l’histoire, un phénomène spectaculaire dansn monde où, pourtant, les conditions de vie sont douces2. Leésir d’enfant est donc labile et précaire, il hésite et doute de

2 « Alors que le taux de renouvellement des générations se situe à 2,1 enfantsar femme, il est tombé à 1,3 au Japon et en Allemagne, à 1,1 en Espagne. Ildégringolé à 0,8 dans certaines régions d’Italie. Sur la lancée des tendances

ctuelles, la population d’Italie devrait passer de 55 à 20 millions d’habitants àa fin du xxie siècle, celle du Japon de 125 à 50 millions. » [7].

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Un après-midi d’hiver, la cloche sonne. L’école est finie.Les enfants mettent leurs manteaux et leurs cache-nez. Je neretrouve pas mon cache-nez. Je dis à ma copine : « J’ai perdu ma

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.2. L’enfant du désir et du non-désir

Pour Marcel Gauchet, en Occident, ce trop plein de désir’enfant rend parfois les enfants fragiles, plein de doutes exis-entiels et d’envie d’autodestruction. L’obsession de savoir si onst tel qu’on était espéré fait naître un « désir éperdu de don-er des gages qu’un découragement autopunitif, voire encorene volonté haineuse de démentir ce vœu insoutenable de seséniteurs » [7].

.2.1. La vulnérabilité de l’enfant du désir ou’enfant-problème

Le mécanisme bien connu entre parents et enfants de l’attente,es projections, de l’idéalisation, de la déception se met enarche avec netteté et parfois fracas. Cette confrontation du

ésir d’enfant à la réalité de l’enfant est une des constantes deotre aire et de notre époque. L’enfant seul avec de trop raresompagnons enfantins se trouve confronté à une réalité trop exi-eante et parfois violente surtout sur le plan cognitif et scolaire.our être à la hauteur, il lui faut apprendre tôt, vite et bien, un

as de choses utiles pour l’estime de soi, la réussite scolaire, puisniversitaire ou professionnelle et ce quelle que soit la maturitéffective et les scénarios fantasmatiques qui l’habitent encore :ue j’aime jouer ou rêver plutôt qu’apprendre ou rester calme sura chaise et je serai ipso facto mis dans une catégorie d’enfantsproblèmes sur le mode des classifications américaines. . . Le

ébat actuel sur les troubles du comportement précoce [10] aien montré le manque de discernement des adultes à l’égardes enfants qui, par leur frénésie ou leurs transgressions, peuventxprimer toute une panoplie de sentiments ou de souffrances quiont de la tristesse à la dépression en passant par le sentiment’être abandonné ou celui de ne pas se sentir aimé pour ce que’on est. Ces enfants précieux ont raison d’avoir peur de ne pastre comme leurs parents les espèrent, c’est là un réel dangeru’il faut connaître et reconnaître pour qu’il ne pèse pas tropourdement sur eux. S’ils surmontent ce risque, ils deviennentes enfants invulnérables. On pourrait sans doute espérer poures enfants une once supplémentaire de banalité.

.2.2. L’enfant singulierCes enfants précieux d’ici, nous pourrions les appeler des

nfants singuliers, noms qu’on donne en anthropologie à touses enfants qui, dans les sociétés traditionnelles, présentent destatuts hors du commun du fait de leurs naissances singulières,es risques qu’ils ont encourus ou des signes particuliers qu’ilsrésentent. On trouve dans cette catégorie aussi bien des enfantsés coiffés, c’est-à-dire avec la membrane amniotique sur laête, des jumeaux dans d’autres endroits, des enfants qui se pré-entent à la naissance par le siège ou encore des enfants quiaissent après une série d’enfants morts ou encore après uneatastrophe ou une longue période de stérilité. Ces enfants sin-uliers, enfants ancêtres ou enfants des génies, sont tour à toures enfants qu’il faut protéger et des enfants qui, par leur force,

rotègent les adultes, telle est la double polarité de la singula-ité. Ainsi, au Bénin, certains enfants ayant des malformationsont des représentants d’une divinité de l’eau, le tòhossou [11].a rencontre avec des familles dans lesquelles il y a de tels 2

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nfants, a permis de voir que les représentations sur le tòhossounfluencent les interactions que les parents ont avec ces enfants.es représentations sont culturellement codées et permettent deouvoir donner un sens à l’incompréhensible et l’inconnu dees enfants qui ne se développent pas de la même facon que lesutres. Ces enfants sont en difficulté pour grandir et pour inter-gir avec le monde, mais en même temps, ils sont considérés pareurs parents et leurs proches comme des enfants nécessaires à laurvie du groupe et même des enfants « bénédiction » qui portenthance aux autres : on retrouve bien là la double polarité de laingularité, signe de fragilité absolue et gage de protection.

.3. L’enfant banal et lointain

Restent tous les enfants qui ne sont pas revendiqués au nomu désir d’enfants, les enfants du quotidien qui vivent dans lesays où la dureté à leur égard est de mise, celle-là même quiaractérise la vie de leurs parents et qui ne leur est pas épargnée.ls sont nombreux et moins différenciés et différenciables queeux des pays plus tempérés. Sont-ils moins vulnérables queeurs homologues ? S’ils ne sont pas exposés aux même risques,ourtant les attentes à leur égard sont importantes aussi : richessee la famille par leur force de travail, bâton de vieillesse deeurs parents, démonstration de la vivacité de la transmissionamiliale, possibilité de funérailles décentes selon la tradition. . .

Que ce soit explicite ou pas, l’enfant est toujours attendu, ici etilleurs, parfois pour des raisons différentes. Mais cette attente’exclut pas l’ambivalence, le conflit, voire le refus qui peut’exprimer par le rejet ou la violence de ce dernier venu, partoutrès vulnérable. L’enfant suscite d’immenses attentes chaque foisu’il arrive, comme s’il permettait à ses parents aussi un nouveauépart. Parfois ces anticipations sont trop lourdes et empêchent’enfant de vivre sa vie d’enfant.

. Comment assumer la diversité des enfants ?

Il existe une autre catégorie d’enfants particuliers, qui forcentotre ouverture sur l’ailleurs tout en nous ramenant ici, ce sonteux dont les familles passent d’un monde à l’autre, ceux qu’ilst convenu d’appeler les enfants de migrants, les enfants dits dea seconde génération, les enfants d’ici venus d’ailleurs3 [12].lus que les autres peut-être encore, ils nous invitent à nousécentrer, à interroger nos pratiques, à les adapter aussi. Cesnfants sont des enfants singuliers qui sont amenés nécessaire-ent à maîtriser plusieurs registres, plusieurs mondes, parfois

lusieurs langues.

.1. Une langue, c’est aussi une généalogie

3 Pour reprendre le titre d’un livre que je leur ai consacré chez Hachette en004 [12].

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oufande4 », mot que je viens d’inventer à partir du mot espa-nol « bufanda », cache-nez fort utile dans ces froides régionsu Nord de la France. Je dois dire ici que mes parents ont quittéa Castille espagnole pour venir en France et que c’est cetteangue qui a constitué mon premier berceau5 [13]. . . Ma copinest étonnée « Tu ne sais pas parler francais ! » et elle éclate deire. Et la maîtresse qui passait par-là dit à mon intention eturtout à l’intention de ma camarade « C’est de la poésie ! ». Jeuis poète ? Sans doute non, mais poète éphémère, comme mesrères et sœurs et comme tous ceux qui passent d’une languel’autre. Il est vrai que c’est une nouvelle sémiologie poétiqueui intéresse encore peu les sémioticiens, mais c’est une créationermanente. Tout dépend du regard que l’on porte sur ces émer-ences, sur ces dires du quotidien, si on y voit des créations ou,u contraire, des erreurs à rééduquer ou, encore pire, une impos-ibilité à habiter une langue, quelle qu’elle soit d’ailleurs, cellees parents dont on ne reconnaît pas l’importance.

Une langue, on le sait, c’est une généalogie. Devoir avoirlusieurs langues, choisir dans certains cas d’en avoir plusieurs,ais c’est là une tout autre situation, c’est devoir nécessairement

ccéder à un métalangage pour les transcender. C’est aussi devoirroiser une généalogie transmise par le dedans et une acquise pare dehors. Cela augmente notre liberté, mais à condition d’avoires moyens et de cultiver le désir de se créer une généalogieomplexe. La diversité, c’est là son charme et sa difficulté,onduit à la complexité.

.2. La modernité des enfants de migrants

L’enfant de migrants, comme tous les enfants, mais aveclus de netteté encore du fait de la situation clivée entre leedans de la famille et le dehors, se construit au croisemente deux processus : un processus de filiation — « je suis le fils,a fille de. . . » — et un processus d’affiliation — « j’appartienstel groupe ou/et à tel autre » — en général, selon un schéma

’appartenances multiples qui peut se modifier dans le temps.t ces deux processus, pour être harmonieux, se soutiennent

’un l’autre, le dedans et le dehors. Dans ce dehors, l’école jouen rôle important. Or pédopsychiatre en banlieue parisienne,’ai dû me résoudre à accepter une douloureuse évidence : beau-oup d’enfants viennent me consulter avec leurs parents meurtrisarce qu’ils ne parviennent pas à s’adapter à l’école et, pourrait-n ajouter avec malice, parce que l’école ne parvient pas à’adapter à eux6 [14]. Ce processus d’ajustement se construittravers trois questions fondamentales :

de quoi un enfant a-t-il besoin pour se développer harmonieu-

sement et se nourrir de l’école et donc du monde extérieur quiporte l’école ? La question de l’apprentissage est essentiellepour son développement : un enfant qui, a priori, se porte bien,mais qui ne parvient pas à apprendre ne se sentira pas bien ;

4 Mot écrit ici phonétiquement.5 Pour un récit de ce parcours, cf. [13].6 Voir sur ce thème le numéro du Monde de l’Éducation sur « Penser les savoirsu xxie siècle », juillet–août 2006, 77–79. [14].

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que faut-il pour qu’un enfant puisse se nourrir de l’école ?comment et pourquoi certains enfants ne parviennent-ils pasà prendre du plaisir à apprendre, à échanger, à construireune relation avec les adultes qui permette la transmission desavoirs et la création d’autres possibilités ?

Or, contrairement à ce que certains voudraient parfois laisserroire, ces questions ne sont pas limitées aux enfants d’ici venus’ailleurs ; elles se posent aussi pour nombre d’autres enfants :eux qui réussissent, parfois au prix d’un coût psychique troprand, et ceux qui échouent et qui nous apprennent beaucoupur les processus auxquels sont soumis tous les enfants, quelleue soit leur singularité, leur créativité, leurs difficultés.

Les enfants de migrants sont d’emblée dans un mondeomplexe. Ils doivent composer avec leurs affiliations partiellest multiples [15]. L’école est structurée par un certain rapport auavoir qui appartient au monde occidental et à un certain milieuocial. Tous ces paramètres déterminent les méthodes pédago-iques, les relations avec les élèves et avec les parents. C’estourquoi il importe de diminuer le conflit entre l’école et laaison, les deux premiers lieux d’appartenance de l’enfant. Il

’agit parfois de logiques qui se pensent et qui se posent commentinomiques, alors que toutes deux sont nécessaires à la struc-uration de l’enfant. D’où l’importance de sortir du conflit et’assumer une position de négociation et de métissage. Favo-iser, par exemple, le bilinguisme des enfants de migrants à’école et dans la société serait une chance pour les enfants etour la société. Or pour l’instant, être bilingue quand on estnfant de migrants dits économiques, c’est presque une tare enrance, alors même que l’apprentissage précoce des langues estavorisé à l’école. . . Y aurait-il une hiérarchie implicite entrees langues ? L’anglais aurait-il plus de valeur que l’arabe ?’anglais est important pour les enfants, car il convient d’êtreilingue dans un monde où les échanges sont importants, mais’arabe l’est tout autant, s’il est la langue des parents, celle quieur transmet histoire et intimité, celle qui leur permettra de valo-iser leur différence. Parler arabe permettra à ces enfants qu’ilsarlent d’autant mieux le francais et même l’anglais7. Pourquoilors, ne pas encourager les parents à transmettre leur langueaternelle et favoriser des processus d’apprentissage de cette

angue précieuse pour leurs enfants ? On voit certains enfants deigrants du Maghreb devenus adolescents se jeter corps et âme

ans la langue du Coran, par exemple de manière idéologiquet parfois peu efficiente alors que, par ailleurs, ils ne parlent pas’arabe dialectal de leurs parents. Apories de la transmission. . .

es appropriations secondes sont souvent violentes et peu struc-urantes pour les adolescents sauf lorsqu’elles sont le fruit d’un

onieuse. Assumer la diversité des enfants, la complexité deeurs besoins psychologiques, éducatifs, sociaux et culturels et’hétérogénéité des demandes parentales sont des défis majeurs

7 Sur cette question importante de la difficulté en France de favoriser le bilin-uisme des enfants de migrants, ce qui pourtant favorise l’apprentissage de laangue francaise et la position des enfants de migrants tant affective, cognitiveue linguistique, cf. [12].

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dlrftàeifdmadouloureux. Seuls les adolescents rebelles l’évoquent facilementet, parfois, mettent en avant le racisme comme une cause de leur

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e la clinique et de l’école de demain. De là découle la grandeur’une école et d’une société ouvertes sur le monde et qui neenoncent pas !

.3. Ne pas obliger les enfants à vivre dans des cultures duetirement

Comment accepter les différences de tous les enfants ?omment reconnaître les histoires, les parcours, les conflitsarfois, mais toujours les mouvements de vie et les liens quiermettent de se reconnaître dans l’autre ? Il est surprenant que,ès que l’on parle de lien social, on sorte l’épouvantail du com-unautarisme, comme si se reconnaître dans un groupe, même

artiel, même transitoire n’était pas une nécessité qui appar-ient à tous. En particulier, ce sentiment d’appartenance permete faire grandir les enfants sans se sentir seul, sans avoir leentiment d’élever ses enfants en contrebande.

Les conditions d’accueil des migrants en France ont à évoluerour favoriser la construction de liens entre les groupes et les per-onnes et ne pas les condamner au repli par manque d’ouvertureossible [16]. Sans cela, en effet, il n’y a d’autre choix quea culture du retirement, de l’effacement, du manque, voire dea honte : « on ne t’en parle pas, car c’est mauvais, dangereux,ontraire aux valeurs dans lesquelles tu vis ici ». Ce n’est pase communautarisme dont ont besoin les enfants de migrants ;e sont de liens diversifiés, comme tous les autres enfants. Etes priver de liens multiples, de nourritures fondamentales aurétexte qu’on a peur du communautarisme ou, du moins, deertains communautarismes, c’est les empêcher de vivre unees beautés de leur monde, celle de la diversité à laquelle ilsppartiennent et qu’ils contribuent à rendre vivante, à incarner.

.4. L’enfant de demain sera un aventurier

Actuellement, c’est l’effacement, le retirement, la déliaison,ui est au cœur de la construction identitaire des enfants deigrants : « le problème de ces jeunes, ce n’est pas qu’ils relè-

eraient d’une culture différente de la nôtre qui ne serait paseconnue, c’est qu’ils ne savent pas de quelle culture ils sont.ls ont perdu leur culture d’origine, celle de leurs parents, aux-uels ils ne veulent pas ressembler, mais ils n’ont pas acquis, parilleurs, les clés de la culture d’accueil où ils ont à vivre » [17].’où l’importance de notre regard sur les parents, les mondesue transportent ces aventuriers des temps modernes que sont lesigrants, ces hommes et ces femmes qui partent en quête d’unonde meilleur, ailleurs. D’autant que les enfants de migrants,

e le crois, ne sont en fait que des précurseurs de ce que tous lesnfants vont vivre dans nos sociétés en continuel changement. . .

Ce que vivent les enfants d’ici et d’ailleurs sera, en effet,artagé demain par de plus en plus d’enfants qui appartiennentdes mondes complexes : des enfants qui seront élevés dans

es familles différentes avec leurs propres règles et leurs habi-udes, familles au gré des recompositions familiales de plus en

lus fréquentes ; des enfants qui évolueront dans des famillesatypiques ou minoritaires », de plus en plus nombreuses ellesussi, où la différence entre le dedans et le dehors, pour desaisons multiples, pourra être grande ; des enfants, qui vivront

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ans des familles qui bougent, voyagent, traversent des languesu des mondes. Ces situations complexes sont d’ores et déjàe plus en plus nombreuses ici, dans notre réalité hypermo-erne qui aboutit à des désorganisations, des recompositions,es aménagements et, finalement, de nouvelles constellationsui modifient les liens familiaux, le temps et l’espace. Touteses constellations parfois éphémères, parfois plus stables, sontouvent labiles et en danger « d’implosion pour le meilleur »,u moins si on reste lucide, pour le pire qui peut toujours nousuetter.

Les travaux actuels sur les enfants de migrants montrent qu’ilsont capables d’inventer des manières d’être et de faire nouvellest créatives à condition de s’inscrire dans un double processuse transmission, celle du dedans, celle du dehors, et de faire desiens entre ces mondes [18] ; à condition, pourrait-on dire, d’êtrenscrits et pas assimilés, abrasés.

.5. Pour un regard singulier et pluriel

Permettre aux enfants phares, aux enfants guetteurs deonde, de passer de la précarité et du doute sur soi et sur sa

ransmission à un nouvel être au monde, un être au monde,étissé et ouvert, voilà ce qu’on peut attendre de nos sociétés

u jour d’aujourd’hui. Par métissage, j’entends ici le produit deette double transmission parentale et sociétale, une transmis-ion complexe et parfois violente, doublement violente avec desuptures et des conflits. Regarder les choses à partir de l’intime,u dedans, de l’infiniment petit conduit à un « plaidoyer pourne certaine anormalité », selon les termes employés dans unutre domaine par Joyce Mac Dougall [19]. La position internest pourtant la même : la clinique quotidienne, le souci pour lesrocessus de construction conscients et inconscients aboutissentdemander dans ces situations limites à laisser des espaces deégociation avec l’altérité, des espaces de jeu, des espaces deifférences pour éviter trop de douleur ou trop de violence faitel’autre.

.5.1. La peur de l’autre et le racismeÀ la consultation transculturelle d’Avicenne, nous recevons

epuis plus de 20 ans des enfants de migrants du monde entier eteurs parents8. Ce lieu est le témoin de l’importance des actes deacisme au quotidien à l’égard des enfants et des adolescents deamilles migrantes en France. Les familles en parlent peu spon-anément et ouvertement, souvent en s’excusant d’être amenésle dire, en se sentant vaguement responsables de ce qui leur

st dit ou fait. Elles ne les évoquent que lorsque la confiance estnstallée et pour rendre compte d’une difficulté à construire duamilier rassurant et réconfortant. Les enfants ont encore pluse mal que leurs parents à le verbaliser, ils se taisent générale-ent : l’événement violent qui les a touchés, est alors raconté

u décours d’un dessin, d’une association d’idées, d’un souvenir

alaise. Pourtant, nombre d’entre eux en souffrent au quotidien

8 Pour une description de ce lieu, cf. [13].

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omme une sorte de prix à payer pour grandir dans un mondeui ne leur appartient pas tout à fait.

Comme tous les enfants, mais à un niveau encore supérieur,es enfants de migrants sont très vulnérables à ces questions’identité, de différences : ils ont des difficultés à s’inscrire danses filiations qui ont été précarisées par des ruptures dans laransmission ; ils sont à la recherche d’affiliations sûres et stablesans un monde mouvant, celui de l’exil de leurs parents. Or unnfant en mal d’identité et, donc, de reconnaissance est d’autantlus vulnérable à cette violence fondamentale qu’il est un êtren devenir et qu’il doit se construire, malgré tout. Il subit touteses agressions liées à ses origines comme autant de preuves dea difficulté à être. Il connaît bien la portée de ces actes quitteignent au plus profond de soi. Parfois, il profère lui-mêmees injures racistes ou, même, met en scène des actes racistes, pares processus d’identification à l’agresseur et d’intériorisatione relations marquées par le sceau de la violence et de l’attaqueu lien. L’enjeu se situe donc dans la genèse du racisme et dansa transmission.

Le racisme n’est pas un objet clinique : c’est un fait, ceont des mots. Fruits de la mauvaise foi et de la mauvaiseonscience, les énoncés racistes constituent un ensemble deréjugés qui s’appuient sur des soubassements pseudoscien-ifiques génétiques, biologiques, anthropologiques ou mêmesychologiques. . . C’est un fait maintenant démontré, le concepte race n’a pas de consistance ; encore moins, si cela est pos-ible, celui de hiérarchie entre les groupes de populations, quelleue soit leur définition. De même sont caduques, et ce depuisongtemps, les théories culturalistes qui cherchaient à définir desropriétés psychologiques propres à tel ou tel groupe. Mais si leacisme s’appuie sur des contrevérités scientifiques, alors pour-uoi continue-t-il à exister et même à se développer à certainsoments de la vie d’une société ? Pourquoi tant de tolérance ?ourquoi ce sentiment quotidien d’une impunité de ceux quiommettent ces actes et les répètent ?

Le structuralisme fournit un outil précieux pour analyser lesroductions des groupes culturels et pour sortir définitivemente l’idée même ou de l’implicite de la hiérarchie des cultures.ans Race et histoire, Lévi-Strauss [20] démontre, à travers une

nalyse historique, que « l’humanité ne se développe pas souse régime d’un uniforme monotonie, mais à travers des modesxtraordinairement diversifiés de sociétés et de civilisations »éunies pas une dynamique de l’échange. Il insiste sur la néces-ité de reconnaître les différences entre les cultures, commentre les langues malgré des grammaires ou des sémantiquesommunes. Ne pas reconnaître ces différences, c’est faire le litu racisme en niant des données d’expérience : la différence deangue, de couleur de peau, de manières de vivre. . . La diversitést un fait qui se doit d’être reconnu dans ses effets et sa créa-ivité. Cette donnée humaine nous contraint à l’échange, ce quist sans doute une des propriétés qui caractérise l’humain.

En termes psychanalytiques, en effet, le racisme est uneorme ou une réaction au sentiment d’inquiétante étrangeté,

variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis long-

emps connu, depuis longtemps familier » et qui concerne toute qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sortiomme par effraction [21]. Si on suit Freud et si l’autre est mon

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ropre inconscient, alors les productions racistes peuvent appa-aître comme des retours du refoulé, d’autant plus effrayantesu’elles menacent la part consciente de nous-mêmes : « le moirchaïque, narcissique, non encore délimité par le monde exté-ieur, projette hors de lui ce qu’il éprouve en lui-même commeangereux ou déplaisant en soi, pour en faire un double étranger,nquiétant, démoniaque » [22]. Apparaît alors un lien étroit entre’inquiétante étrangeté, l’angoisse et la compulsion de répéti-ion, le sentiment d’éternelle renaissance de ces mouvementsacistes individuels et collectifs s’expliquant par le fait qu’ils’abreuvent dans ces angoisses archaïques qui, souvent, ne sontas reconnues et, donc, élaborées et maîtrisées.

La violence de ces productions est grande pour celui qui lesecoit, qui qu’il soit, mais a fortiori, pour un enfant. Les actes,es implicites, les logiques racistes qui font violence à l’enfant,irectement ou à travers sa famille, ont une intentionnalité qui leséfinit : celle de détruire l’identité de l’autre, de le morceler, de leriver de statut d’humain, de le réduire à une partie et de ne pas luieconnaître le tout. Ils contiennent une dimension conflictuelleui ne laisse pas de place à la nuance, à la complexification ;ls ramènent tout ce que nous sommes à une origine fixe. C’estouvent l’estime de soi qui est attaquée ; le lien à l’autre qui esténié, troublé. Il en résulte une perte de la sécurité du soi, unettaque de la qualité de la transmission – si l’origine des parentsst considérée comme mauvaise et peu valorisante, cela signifieussi que leur savoir n’a pas de valeur, que leur affection estégligeable

.5.2. Des différences qui ne doivent plus faire malPlus largement, toutes les attaques affectives et intellec-

uelles, qui portent en elles-mêmes la négation de la possibilitéême de construire de nouvelles affiliations, de mélanger les ori-

ines, d’être pluriel, ont un effet déstructurant, quand ce n’estas destructeur.

Mais il est des différences qui font mal, comme dans l’histoiree la douce Afouceta. Afou, tel est son diminutif, est une belleetite fille de sept ans rencontrée au cours d’une recherche quee menais dans son école. C’est une petite fille vive et intel-igente qui, pendant une récréation, me raconte un événementouloureux qu’elle me demande de ne pas dire à son institu-rice, car, dit-elle, elle aime beaucoup sa maîtresse. Pour la fêtees mères, les enfants ont donc été invités à dessiner leur mèret à écrire un mot doux pour elle. Afouceta était ennuyée, elleourtant très prompte à dessiner, à imaginer, à montrer ses pro-uctions fièrement. Là, elle ne savait pas quoi faire, car elle, elledeux mères : une grande, c’est celle qui l’a mis au monde, etne petite, plus jeune, qui s’occupe beaucoup d’elle, la peigne,a parfume, lui achète de belles petites robes qu’elle adore, c’esta coépouse de son père. Beaucoup plus jeune que sa mère etrès proche des enfants de la maison, sa petite mère parle biene francais et Afouceta aime parler en francais avec elle, en par-iculier dans la rue, comme les autres enfants ; quand c’est sa

ère qui vient la chercher à l’école, en revanche, Afouceta doit

arler en bambara et elle a honte. . . Quoi qu’il en soit, ayanteux mamans, la fillette finit par se décider à faire deux des-ins pour la fête des mères. La maîtresse constate le fait et, sansoute par souci pédagogique, lui dit doctement : « Une mère, on
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’en a qu’une ! » Elle demande alors à Afouceta de choisir uneul dessin. Afouceta ne discute pas, elle garde un dessin dansa poche en faisant semblant de le froisser ; elle le donnera àa « petite mère » quand même. . . Je lui demande : « Ca t’a faital ? » « Oui, me répond-elle, car j’ai eu l’impression que je

’avais pas le droit d’aimer ma petite mère. . . à l’africaine. . . ».Évidemment, ce qui est en jeu ici, c’est le refus de la dif-

érence, l’ethnocentrisme, et, d’aucune facon, l’intentionnalitéaciste qui n’était pas présente chez cette maîtresse. Toutefois, laésultante de cette méconnaissance, de cette non-curiosité pour’altérité est une blessure narcissique, qui reste encryptée et ins-rite au cœur d’une relation bienveillante : celle que cette fillettentretient avec son institutrice. Au nom de la structuration uni-erselle, au nom de la non-confusion, on abrase la singularitée l’autre, les formes multiples de son affectivité. Sans doutea maîtresse pensait-elle que les repères devaient être clairs : la

ère, le père, les frères. . ., mais clairs pour qui, pour elle ou pourfouceta, qui se repère parfaitement dans sa famille ? Dans ce

as, comme dans beaucoup d’autres, il importe de pouvoir pen-er qu’il y a plusieurs ordres possibles, que les règles de parentét le repérage à l’intérieur d’une famille doivent correspondre àa réalité de sa structuration et non à la projection de nos propresègles. Autrement, il ne s’agit plus de structuration, mais de rigi-ité. Loin d’être structurantes, les apories des adultes fragilisentarfois les constructions faites par les enfants confrontés auxifférences entre le dedans et le dehors, entre ici et là-bas. . .

. Tous les enfants sont vulnérables

Partout, dans tous les pays, en France comme ailleurs, onit aimer les enfants ; pourtant, trop souvent, on les malmène auom d’intérêts pensés par des adultes peu soucieux de l’enfance ;eux qui travaillent avec les enfants de migrants et leurs parentse disent depuis longtemps. Or tous les enfants sont singuliers ;eurs familles, elles, sont plurielles, et il ne peut qu’en être ainsiour que ces enfants soient portés par leurs parents : un enfant aesoin de parents, d’une famille, la sienne, pas celle des autresrigée en norme universelle.

Dans toutes les familles, quelles qu’elles soient, par exempleamilles recomposées, familles polygames, familles mono-ames, etc., l’essentiel réside dans les relations que l’enfanta avoir avec son père, sa mère, mais aussi sa belle-mère, sespetites mères » quand le père a des coépouses, ses frères et

œurs, ses demi-frères et demi-sœurs, et dans la représentationu’il se fait de ce dont il a besoin, de ce qui est bon pour lui, desntentions de ses parents et des adultes autour de lui. Tous les

odes de vie, plus ou moins atypiques, ne compromettent pasécessairement le développement psychique des enfants, loine là. On ne peut pas dire aux parents comment ils doivent êtrearents, c’est antinomique avec la notion de parentalité qui n’estas une norme sociale, mais un processus psychique. Quant à laarenté, c’est une structure anthropologique et elle non plus nee décrète pas.

Or, loin de ces constructions idéologiques, il est des réalitésmportantes à considérer pour tous les enfants, car ils devien-ront les acteurs de notre société de demain. Parmi celles-ci,’école est la plus importante.

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Il y a peu, j’ai été amenée à prendre en charge un enfantedoublant son cours préparatoire. Le petit était triste, hostile,oire violent, dès que l’on s’intéressait un peu trop à lui ; il avaiteur. Makan était le premier enfant de la fratrie à être né enrance, ce qui, à nos yeux, en fait le plus vulnérable, car il porte

’effet de la migration sur la famille. La mère était en situationrrégulière du fait de son statut de coépouse et sa vie en France neessemblait pas du tout à ce qu’elle avait imaginé. Tandis qu’au

ali elle gagnait sa vie en vendant sur les marchés, ici, elle seetrouvait totalement dépendante de son mari. Elle n’avait mêmeas pu rentrer au pays pour les rituels de deuil après le décès deon père.

C’est dans un tel contexte que s’est effectué l’entrée de Makanl’école maternelle. Séparé de sa mère, l’enfant qui parlait

ourtant bien le soninké s’est enfermé dans le mutisme. Lesnseignants ont alors dit à la maman : « Votre enfant souffre deroubles du langage, il faut arrêter de lui parler votre langue,ar vous le coupez des apprentissages d’ici et vous entravez saéussite. . . ». Effrayée, la jeune femme s’est mise à cauchemar-er de grands oiseaux qui l’accusaient de faire le malheur deon fils en ne l’aidant pas à grandir dans le monde francais.lle a décidé, du jour au lendemain, de se transformer en mèreccidentale : de ne plus lui parler en soninké, de substituer leteak-frites à la cuisine traditionnelle, etc. En conséquence deuoi, Makan a connu une double rupture à l’école : il a perdua mère et sa maman soninké. . . et ne s’en est jamais vraimentemis. Amené en consultation, il a fallu reprendre toute cetteistoire et tenter de refaire les liens permettant une interactiont une transmission mère–enfant. Une mère ne peut transmettreue ce qu’elle a, elle ne peut renoncer à elle-même. Contraindreette femme à parler francais à son enfant était une ineptie tantur le plan linguistique que psychologique. Depuis, Makan vaeaucoup mieux, mais du point de vue de sa scolarité, il a perdurois ans. Un retard quasi irréversible.

Pas plus que notre société n’est assez ouverte à la singula-ité de tous ceux qui viennent d’ailleurs, notre système scolaire’est pas assez individualisé, que les enfants soient surdoués,igrants, handicapés ou bien qu’ils soient juste singuliers et

ulnérables, ce qui est le cas de tous les enfants. Ceux qui nearviennent pas à entrer dans une norme d’apprentissage sontonsidérés en échec trop tôt et mis à l’écart. L’enfant souffrelors doublement. Une fois que l’on a compris les raisons deette souffrance, on peut la soigner, mais les conséquences de’exclusion demeurent.

Quel que soit le lieu, à l’école ou en clinique, cette vulnérabi-ité de l’enfant différent peut être maîtrisée à partir du momentù elle est pensée et transformée en nouvelles formes de vie, enréativité.

Les enfants viennent toujours d’ailleurs. À nous de pensereur altérité et leur universalité pour mettre en acte une égalitée fait entre tous les enfants.

éférences

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15] Moro MR. Psychothérapie transculturelle des enfants de migrants. Paris:Dunod, coll. « Thérapies »; 1998. (Deuxième édition sous le titre Psycho-thérapie des enfants et des adolescents, 2000).

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20] Lévi-Strauss C. Race et histoire. Paris: Gallimard; 1961.21] Freud S. L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche). Paris: Gallimard;

1919, 1985.22] Kristeva J. Étrangers à nous-mêmes. Paris: Fayard; 1988.