Les Faucheurs T1

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    CHAPITRE UN

    Je me rveille pieds nus, debout sur l'ardoise froide d un toit et pris de vertige dsque je baisse les yeux. L'air que j'inhale est glacial.

    J'ai au-dessus de moi des toiles et, au-dessous, l'effigie en bronze du colonel Wal-

    lingford m'apprend que je surplombe la cour de mon cole du haut de Smythe Hall, lebtiment qui abrite ma chambre.

    Je ne me souviens pas d'tre mont jusqu'ici. Je ne pourrais mme pas dire par oil faut passer pour atteindre le toit, ce qui me pose problme tant donn que je doisredescendre, de prfrence sans me rompre le cou.

    Je titube et me concentre pour me stabiliser, garder une respiration superficielle,trouver une assise pour mes orteils sur les plaques de schiste sombre.

    La nuit est paisible, une ambiance nocturne de bruissements feutrs qui pare d'uncho les moindres bruits de pas et les haltements. Les frmissements des arbresdont les contours me dominent me font sursauter. Mon pied glisse sur une surface

    instable... de la mousse.J'essaie de recouvrer mon quilibre, mais mes jambes me trahissent.

    Je cherche dsesprment une prise, quand ma poitrine nue percute l'ardoise.Mes paumes sont rafles par du cuivre tranchant, mais ma souffrance est fugace. Jedtends mes jambes et trouve un garde-neige, sur lequel mon pied se cale. Le soula-gement m'arrache un rire, mme si je tremble bien trop pour envisager de me dpla-cer.

    Le froid engourdit les extrmits de mes membres. L'adrnaline fait chanter moncerveau.

    Au secours...Des mots murmurs et touffs par un gloussement qui nat au fond de ma gorge.Je le contiens en me mordant la joue.

    Je ne peux pas rclamer de l'aide, appeler qui que ce soit. Ce serait fatal l'imaged'lve effac que je m'efforce d'entretenir. Le somnambulisme est un truc de gossed'autant plus gnant qu'il attire l'attention.

    La faible clart ambiante me permet d'tudier la toiture et de dterminer la dispo-sition des garde-neige, ces petits triangles de plastique transparent prvus pour rete-nir des blocs de glace mais pas un garon de mon ge. Peut-tre pourrai-je redes-cendre si je parviens me rapprocher suffisamment d'une fentre.

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    Je dplace mon pied avec prudence et rampe vers le point d'appui le plus proche.Les plaques d'ardoise, pour certaines brches et irrgulires, m'raflent le ventre.Je place mon pied sur le premier garde-neige, avant de m'abaisser vers le suivant.

    Arriv au bord du toit, la respiration dsormais hache, je dcouvre que je suis tou-

    jours bien trop haut par rapport au dernier tage. Faute de trouver une autre solu-tion, je choisis la honte plutt que le trpas. Je prends trois inspirations d'air glac.

    Oh ! Au secours !

    La nuit absorbe ma voix. J'entends le va-et-vient des vhicules qui circulent au-del du campus, mais aucun son ne s'lve juste au-dessous de moi.

    Oh!

    Il s'agit cette fois d'un cri lanc pleins poumons, si guttural qu'il irrite ma gorge.

    Au secours !

    Une lumire papillote dans une des chambres et des paumes se collent une vitre.

    Peu aprs, le battant s'ouvre. Oui ? rpond une voix fminine rendue pteuse par le sommeil.

    Un court instant, son timbre me rappelle celui d'une autre fille. Une fille qui n'estplus de ce monde.

    J'incline la tte et souris, comme s'il n'y avait pas de quoi paniquer.

    Ici, sur le toit !

    Oh, mon Dieu ! murmure Justine Moore.

    Je vais avertir le responsable, dclare Willow Davis qui est venue la rejoindre.

    Je laisse ma joue reposer sur l'ardoise froide et tente de me convaincre que jen'ai aucune raison de cder la panique, que je ne suis pas victime d'un sortilge etqu'il me suffira de ne pas lcher prise pour

    que tout finisse par s'arranger.

    Tous sortent des dortoirs, et je vois une foule se rassembler en contrebas.

    Allez, saute ! crie un petit malin. Qu'est-ce que t'attends ?

    Monsieur Sharpe ? me lance M. Wharton. Redescendez immdiatement, mon-sieur Sharpe !

    Les cheveux argents du doyen sont hrisss comme si la foudre venait de

    s'abattre sur sa tte, et il a enfil l'envers une robe de chambre dont il a nou laceinture n'importe comment. Tous les pensionnaires peuvent constater qu'il porte unslip kangourou.

    Je prends soudain conscience d'tre le seul en caleon. Si le doyen est ridicule, jele suis bien plus encore.

    Cassel ! hurle Mlle Noys. Cassel, ne sautez pas !

    Elle reste fige, court de mots. Sans doute se demande-t-elle ce qui a pu mepousser de telles extrmits. J'ai des notes honorables. Mes rapports avec mes ca-marades sont normaux.

    Je baisse les yeux. Les flashes des portables m'blouissent. Des lves de premireanne se penchent aux fentres de Strong House, le btiment voisin. Juniors et se-

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    niors se tiennent et l sur la pelouse, en pyjama ou chemise de nuit, malgr lesenseignants qui tentent en vain de les inciter regagner leur chambre.

    Jarbore mon plus beau sourire en murmurant : cheese,

    Descendez, monsieur Sharpe ! m'ordonne le doyen. Je vous avertis !Mais c'est Mlle Noys que je dcide de rpondre :

    Je n'ai aucune envie de me suicider, mademoiselle. J'ignore ce que je fais sur cetoit. J'ai d venir Jusqu'ici en dormant.

    Je me rappelle mon rve. Il y avait une chatte blanche. Elle s'est penche vers moiet a inspir profondment, comme pour aspirer tout l'air de mes poumons, avant dehapper ma langue. Sur l'instant je n ai ressenti aucune douleur, seulement une sensa-tion Oppressante de panique. Dans ce songe ma langue tait une chose rouge, humideet frtillante dans la gueule du flin qui me l'avait subtilise. J'ai bondi de mon litpour tenter de la rcuprer. Mais la chatte tait trop souple et rapide. Je l'ai pour-

    chasse... pour finir par rouvrir les yeux en quilibre prcaire sur ce toit.Une sirne gmit dans le lointain. Elle se rapproche. J'accentue mon sourire, au

    point que mes zygomatiques en deviennent douloureux.

    Finalement, un pompier grimpe vers moi sur une chelle. Une couverture est jetesur mes paules, mais je claque bien trop des dents pour rpondre aux questions.Comme si j'avais vraiment donn ma langue au chat.

    Lors de mon prcdent sjour dans ce bureau, mon grand-pre s'y trouvait gale-ment. Il tait venu m'inscrire dans cette cole. Je me souviens l'avoir vu vider dans sapoche toutes les pastilles de menthe que contenait une coupe en cristal pendant quele doyen Wharton parlait du jeune homme bien lev qu'il comptait faire de moi. La

    coupe en cristal avait disparu dans l'autre poche.Envelopp de la couverture, c'est dans le mme fauteuil en cuir vert que je tripote

    ma main bande. Un jeune homme bien lev, vraiment.

    Somnambulisme ? fait le doyen.

    Il a enfil un complet en tweed marron, mais ses cheveux sont toujours en bataille.Il se dresse ct d'une tagre o s'alignent les volumes d'une encyclopdie totale-ment dpasse dont il tapote les dos en cuir craquel avec son index gant.

    Je remarque sur le bureau d'autres pastilles de menthe, cette fois dans une sou-coupe en verre bon march. Les lancements qui agressent mes tempes me font re-

    gretter qu'elle ne contienne pas des cachets d'aspirine. J'ai eu des crises, autrefois. Mais a remonte trs loin.

    Le somnambulisme n'a rien de rare chez les enfants, surtout chez les garons.J'avais vrifi sur Internet aprs m'tre rveill dans le jardin treize ans, les lvres

    bleuies par le froid, incapable de me dbarrasser de la troublante impression de reve-nir d'un lieu dont je ne gardais aucun souvenir.

    Au-del du verre cathdrale des fentres, le soleil levant souligne les arbres d'unliser dor. La directrice, Mme Northcutt, a un visage bouffi et des yeux injects desang. Elle boit du caf et serre si fort le mug blasonn du logo de Wallingford que ses

    jointures en sont livides.

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    On m'a rapport que vous avez eu des problmes avec votre petite amie, d-clare-t-elle.

    Certainement pas !

    Exaspre par mes sautes d'humeur, Audrey a rompu la fin des vacances d'hiver.Comment une personne qui est sortie de mon existence pourrait-elle ne pourrir la vieau point de me pousser de telles extrmits ?

    Mme Northcutt se racle la gorge.

    On raconte galement que vous organisez des fiftris clandestins. Cela ne vous a-t-il pas attir des ennuis ? Auriez-vous des dettes ?

    Je baisse les yeux et tente de ne pas sourire de cette vocation de mon minusculeempire criminel. De simples activits de bookmaker. Pas la moindre traque. Je n'aimme pas suivi les conseils de Philip, mon frre, qui souhaitait que je fournisse del'alcool aux lves n'ayant pas l'ge requis pour s'en procurer. J'ai la quasi-certitude

    que la directrice se fiche de mes activits, mais je me flicite qu'elle ignore la naturedes paris les plus priss, c'est--dire quels profs sortent avec quels autres. Qu'ellefricote avec Wharton serait hautement improbable, mais cela n'a pas empchquelques insenss de miser une petite Somme sur eux. Je secoue la tte.

    Etes-vous d'humeur changeante, ces derniers temps ? demande Wharton.

    Non.

    Avez-vous remarqu de brusques variations de votre apptit ou de vos cycles desommeil ?

    lentendre, on pourrait croire qu'il lit une liste de causes probables.

    Il y aurait bien le sommeil... Qu'entendez-vous par l ? veut savoir Northcutt dont l'intrt s'est brusque-

    ment rveill.

    Rien de particulier. Je n'ai jamais eu la moindre ide suicidaire, mais j'ai djfait des crises de somnambulisme. Je souhaite prciser que, si je voulais mettre fin mes jours, j'hsiterais me jeter du haut d'un toit. Et que, si j'optais malgr tout pourcette solution, j'enfilerais d'abord un pantalon.

    La directrice sirote son caf. Elle semble s'tre dtendue.

    Notre conseiller juridique estime que nous ne pouvons pas vous garder tantqu'un mdecin n'aura pas attest que cet incident ne risque pas de se reproduire.Pour des questions d'assurance, voyez-vous.

    J'ai pens qu'ils me feraient un sermon, pas que les choses iraient si loin. La sur-prise me prive d'arguments.

    Je n'ai rien Et de mal !

    Protester est stupide. Les gens ne mritent pas ncessairement les ennuis qui leurarrivent. En outre, j'ai de nombreuses choses me reprocher.

    Votre frre Philip passera vous prendre, dclare Wharton.

    Le doyen et la directrice changent un regard, et Wharton lve la main par rflexevers l'amulette suspendue son cou, visible sous sa chemise blanche.

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    Je comprends qu'ils se demandent si je n'ai pas t touch, fauch... ensorcel, sivous prfrez. Que mon grand-pre ait t faucheur de vie pour les Zacharov n est unsecret pour personne. Les moignons noircis de ses doigts en tmoignent. Et il suffit delire les journaux pour tout savoir sur ma mre, Wharton et Northcutt n'ont pas

    dployer des trsors dimagination pour attribuer des sortilges les anomalies quime caractrisent.

    Je dcide nanmoins d'insister :

    Vous ne pouvez pas me renvoyer pour somnambulisme. Ce serait contraire laloi. Une ferme de discrimination...

    Je m'interromps en sentant l'onde glace de la peur se rpandre dans mon ventre,car il n'est pas inconcevable qu'on m'ait envot. Pourrais-je affirmer que Personnene m'a effleur ? Pour autant que je m'en souvienne, tous ceux qui m'ont approchportaient des gants.

    Nous navons pris aucune dcision concernant votre avenir au sein de notretablissement.

    La directrice feuillette des documents poss sur son bureau. Le doyen se sert uncaf.

    Ne pourrais-je pas continuer suivre les cours en tant qu'externe ?

    L'ide de dornmir dans une maison dserte ou chez un de mes frres ne m'emballegure, mais je le ferai sans hsitation. Je ne reculerai devant rien pour protger ma

    vie actuelle.

    Allez prparer quelques affaires et considrez-vous en convalescence.

    Le temps de me faire dlivrer une attestation mdicale.

    C'est en vain que j'attends un commentaire ce rappel de mon statut, et je finispar me diriger vers la porte.

    Ne vous apitoyez pas sur mon sort. Pas sans savoir certaines choses qui me con-cernent. Par exemple que j'ai assassin une fille, quand j'avais quatorze ans. Elles'appelait Lila et tait ma meilleure amie. Je l'aimais, mais cela ne m'a pas empchde la tuer. Ce qui s'est pass s'est effac de mon esprit, mais mes frres m'ont trouvdebout ct du cadavre, les mains couvertes de sang et la bouche dforme par unrictus de tueur psychopathe. Ce dont je me souviens, en revanche, c'est de l'horrible

    sensation prouve en regardant Lila... la joie tourdissante que procure le fait d'tretoujours en vie.

    Nul ne sait que je suis un meurtrier, sauf les membres de ma famille. Et moi-mme, bien entendu.

    Comme je refuse d'assumer ce rle, je passe le plus clair de mon temps dans moncole o jouer la comdie est facile. Feindre d'tre ce qu'on n'est pas rclame de l'ap-plication. Je ne pense pas la musique que j'aime, mais la musique que je devraisaimer. Quand j'ai eu une petite amie, j'ai tent de la convaincre que j'tais en toutpoint conforme ses souhaits. Lorsque je me retrouve au milieu d'inconnus, j'essaiede passer inaperu tant que je n'ai pas trouv un moyen de me rendre sympathique leurs yeux. Par chance, s'il existe un domaine o j'excelle, c'est celui des faux-semblants et du mensonge.

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    Je vous l'ai dit. Je ne suis pas un individu frquentable.

    Je traverse la cour, pieds nus et avec la couverture rche du pompier jete sur mespaules, en direction du btiment o se trouve ma chambre. Sam Yu, qui la partageavec moi, est occup faire le nud d'une fine cravate autour du col froiss de sa

    chemise quand je franchis le seuil. Il lve les yeux, comme surpris de me voir. Je vais bien, lui dis-je avec lassitude. Au cas o a pourrait t'intresser.

    Sam, un accro aux films d'horreur et un dingue de sciences, a couvert tous lesmurs de masques d'extraterrestres aux yeux globuleux et de posters encore plus goreque gore. Ses parents voudraient qu'il entre au MIT(Massachusetts Institute of Tech-nology : l'une des plus clbres universits au monde spcialise entre autres enscience et technologie) puis dcroche un job trs lucratif dans un labo pharmaceu-tique. Lui aimerait devenir spcialiste des effets spciaux Hollywood. En dpit de sacarrure de grizzly et de la fascination qu'exerce sur lui l'hmoglobine de synthse, il apour l'instant si timidement avou ses vritables aspirations que son pre et sa mre

    le croient toujours ravi de suivre la voie qu'ils lui ont trace.Il est ce qui se rapproche le plus d'un ami.

    On ne frquente pas grand monde, ce qui facilite nos rapports.

    Je ne... Je n'ai pas tent... ce que tu imagines, lui dis-je. Je n'ai pas envie de mefaire sauter le caisson, ou quoi que ce soit du mme genre.

    Il sourit et enfile les gants qui compltent l'uniforme de Wallingford.

    J'allais seulement dclarer que l'incident aurait t bien plus gnant si tu dor-mais poil.

    Je renifle et m'affale sur mon lit. Le sommier proteste. Je vois sur l'oreiller unenouvelle enveloppe. Le code qui y est inscrit m'informe qu'un lve de premire an-ne mise cinquante dollars sur la victoire de Victoria Quaroni au concours des jeunestalents. La cote est astronomique, ce qui me rappelle que quelqu'un devra tenir lescomptes et rgler les gains des parieurs pendant mon absence.

    Sam donne un lger coup de pied mon lit.

    Tu es sr que a va aller ?

    Je hoche la tte. L'informer que je suis sur le point de rentrer chez moi et qu'il estdsormais un de ces petits veinards qui ont une chambre pour eux tout seuls serait lamoindre des choses, mais je rpugne chambouler une normalit au demeurant trs

    fragile. Je me sens lessiv.

    Sam prend son sac dos.

    On se revoit en cours, cingl.

    Je lve ma main bande pour le saluer, quand j'interromps soudain ce geste.

    Eh, attends une seconde !

    Il se tourne, les doigts sur le bouton de porte.

    J'ai pens un truc... Si je dois m'absenter, tu crois que tu pourrais tenir lacaisse pour les paris ?

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    Cela m'ennuie de lui demander de me rendre ce service, car je n'ai pas envie dedevenir son dbiteur ni dofficialiser mes magouilles ; mais je ne peux pasnon plus renoncer ma petite entreprise.

    Il hsite.

    Laisse tomber, lui dis-je. Oublie tout a...

    Il minterrompt.

    a me rapportera quelque chose ?

    Vingt-cinq. Vingt-cinq pour cent. Mais, pour a, Il ne faudra pas te contenterd'encaisser la monnaie.

    Alors, c'est OK.

    Il hoche lentement la tte et je souris.

    De tous les types que je connais, tu es celui qui minspire le plus confiance.

    La flatterie permet d'atteindre les sommets mais pas d'en redescendre.Je me lve pniblement et vais chercher un pantalon noir d'uniforme dans un ti-

    roir de la commode.

    Pourquoi tu parles de t'absenter ? Ils ne t'ont tout de mme pas mis la porte ?

    J'enfile le pantalon sans le regarder, mais je ne peux pas cacher ma gne.

    Non. Je ne sais pas. Tu n'auras qu' suivre mes instructions.

    Je suis tout oue.

    Je te laisserai le cahier sur lequel je note les carts, les scores et le reste. Tu ins-

    criras les mises au fur et mesure que tu les encaisseras.Je me lve, tire la chaise de bureau vers le placard et y grimpe.

    L!

    Mes doigts se referment sur le cahier que j'ai scotch au-dessus de la porte. Je ledtache. Il y en a un autre, l-haut, car quand les affaires se sont dveloppes, je n'aiplus pu me fier uniquement ma mmoire.

    Sam sourit presque. Le fait qu'il n'ait jamais dcouvert ma cachette le sidre.

    a devrait tre dans mes cordes.

    Sur les pages qu'il feuillette sont nots tous les paris pris depuis le dbut de notre

    premire anne Wallingford ainsi que les cotes qui s'y rapportent. Des paris sur letrpas de la souris qui squatte Stanton Hall : sera-t-elle victime de Kevin Brown et deson maillet, du Dr Milton et de ses tapettes au bacon, ou encore de Chaiyawat Terweilet de son pige la laitue bien moins cruel (le maillet tant grand favori). D'autres ontprfr miser sur Amanda, Sharon ou Courtney pour le rle principal de la comdiemusicalePippin pariant aussi sur les chances qu'il soit ou non repris par sa doublure(Courtney a dcroch le rle et participe toujours aux rptitions). Certains tententleur chance sur le nombre de fois o des brownies aux noisettes sans noisettes seront servis la caftria pendant la semaine en cours.

    Les vrais books prlvent un pourcentage, en tablant sur des comptes quilibrspour raliser des profits. Par exemple, quand cinq billets ont t miss sur un combat,les gagnants en empochent quatre et le book garde la diffrence. Les rsultats impor-

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    tent peu, tant donn qu'il utilise l'argent perdu par les uns pour rgler les autres.Mais je ne suis pas un vrai book. Les mmes de Wallingford font des parisidiots, des trucs si stupides que nul ne sera sans doute jamais fix sur le rsultat. Ilsont du fric gaspiller. Il m'arrive de calculer les cotes comme il se doit

    la faon des professionnels ou encore en me fiant mon instinct et en esprant toutempocher au lieu de dbourser des sommes que je ne pourrais pas me permettre desortir. Si vous disiez que je suis moi aussi un joueur, vous n'auriez pas tout fait tort.

    Garde toujours une chose l'esprit, lui dis-je. Uniquement des espces. Jamaisde cartes de crdit, m de montres.

    Il lve les yeux au ciel.

    Serais-tu en train de me dire que des gens simaginent que tu as un fer repas-ser dans ta piaule ?

    Ils te proposeront d'utiliser leur carte pour acheter de quoi couvrir le montantdu pari. N'accepte pas, car tu ne pourras jamais prouver que tu ne l'as pis pique. Etc'est ce qu'ils raconteront leurs vieux, sils doivent leur rendre des comptes.

    Ouais, admet Sam aprs quelques hsitations.

    Bon. Il y a une enveloppe sur le bureau. N'oublie pas de tout noter.

    Je sais que je me rpte, mais je ne peux pas lui avouer que j'ai besoin de cet ar-gent. Frquenter l'cole de Wallingford lorsqu'on n'est pas fortun pose quelquesproblmes. Je suis par exemple le seul lve de dix-sept ans ne pas avoir de voiture.

    Je lui fais signe de me passer le cahier que je scotche une fois de plus dans les hau-teurs du placard.

    Quelqu'un frappe la porte avec une telle nergie que je manque basculer larenverse. Je n'ai pas le temps de faire un commentaire que le battant s'ouvre sur leconcierge du btiment... qui s'intresse aussitt mes mains, comme s'il s'atten-dait voir un nud coulant. Je saute au bas de la chaise.

    Je voulais juste...

    Merci de m'avoir descendu mon sac, intervient Sam.

    Samuel Yu, fait M. Valerio. Je suis prt parier que vos camarades ont terminleur petit djeuner et que vos cours ont dbut.

    Pari tenu, lui rpond Sam en m'adressant un sourire de connivence.

    Exploiter Sam serait facile. Je n'aurais qu' lui promettre d'normes profits pourle ponctionner d'une partie du fric que lui allouent ses parents. Mais je ne le veux pas.

    Je suis sincre.

    La porte se referme et Valerio se tourne vers moi.

    Votre frre ne passera vous prendre que demain matin.Entre-temps,vous sui-vrez les cours avec les autres... mme si nous ne savons pas encore o vous dormirez.

    Menottez-moi aux montants de mon lit, pendant que vous y tes.

    Mais il ne semble pas trouver ma repartie amusante.

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    Ma mre m'a expliqu qu'elle a appris embobiner les gens peu prs en mmetemps qu' nouer des sortilges. Elle utilisait la magie pour obtenir ce qu'elle voulait,puis se tirait d'affaire grce de belles paroles. Contrairement elle, je suis incapablede me faire aimer. Et je ne peux pas non plus agresser physiquement les gens, l'ins-

    tar de Philip, ou modifier leur capital chance comme mon autre frre, Barron. Cepen-dant, il n'est pas ncessaire d'tre un faucheur pour pratiquer l'arnaque.

    La magie facilite le travail, c'est certain, mais rien ne surpasse le bagou et les faux-semblants.

    Cest ma mre qui m'a appris que pour entuber un pigeon - l aide de ses pouvoirset son intelligence, ou, dans mon cas, uniquement de mon intelligence -, il suffit demieux connatre sa proie qu'elle ne se connait elle-mme.

    Il faut en premier lieu gagner la confiance du gogo. Le charmer. Le convaincrequ'il est le plus malin des deux. Puis le persuader - ou, dans l'idal, d'en charger uncomplice - qu'il a tout intrt accepter ce que vous lui proposez.

    Pour cela, il est indispensable qu'il obtienne un rsultat ds la premire fois. Leshommes d'affaires appellent cela l'lment persuasif. C'est seulement lorsqu'il a em-poch ses premiers gains et qu'il se sait libre de retirer ses billes qu'il baisse enfin lagarde.

    Tout dbute vritablement lorsque l'enjeu devient plus important. Le gros coup. ce stade, ma mre n'a jamais eu s'inquiter. En tant que faucheuse de sentiments,elle bnficie systmatiquement de la confiance du plus mfiant des hommes. Mais illui faut malgr tout respecter les tapes prcdentes pour que ses victimes ne se dou-tent de rien lors de la reconstitution des faits.

    Aprs quoi, il ne lui reste plus qu' disparatre dans la nature.

    Pour rouler les gens, il faut se croire plus malin qu'eux et se dire qu'on a pen-s tout. Qu'on s'en tirera quoi qu'il advienne. Qu'on est capable de mettre n'importequi dans sa poche.

    J'aimerais pouvoir dclarer que je n'ai pas de telles penses quand j'entame desngociations avec quelqu'un, mais, entre ma mre et moi, la principale diffrencec'est que j'vite de me bercer d'illusions.

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    CHAPITRE DEUX

    J'ai tout juste le temps d'enfiler mon uniforme et de me prcipiter vers la salle decours de franais, car le petit djeuner appartient dj au pass. Le circuit ferm detlvision de Wallingford s'anime en grsilla ni l'instant o je lche mes manuelssur mon bureau. Sadie Flores se matrialise sur l'cran pour annoncer que le club delatin organise une vente de ptisseries pour participer au financementd'une grotte artificielle et que la runion de l'quipe de rugby se tiendra dans le gym-nase, je parviens garder tint bien que mal les yeux ouverts jusqu' la fin de ce cours,puis finis par m'endormir pendant celui d'histoire. Je me rveille en sursaut, lamanche de ma chemise humide de bave, quand M. Lewis me demande :

    En quelle anne l'Interdiction a-t-elle t promulgue, monsieur Sharpe ?

    1929, russis-je rpondre. Neuf ans aprs le dbut de la prohibition. Justeavant le krach de Wall Street.

    Trs bien, grommelle-t-il. Et pouvez-vous me dire pourquoi elle n'a pas t

    abroge comme la prohibition ?Je m'essuie la bouche. Tenace, ma migraine refuse de s'estomper.

    Heu... Parce qu'il y a toujours eu des gens disposs jeter des sorts sous le man-teau ?

    Quelques lves rient, mais pas M. Lewis. Il me dsigne les raisons qu'il a gribouil-les grands coups de craie sur le tableau noir. Il y est question d'initiatives cono-miques et d'accord commercial avec l'Union europenne.

    Tout indique que vous savez faire des choses trs intressantes en dormant,monsieur Sharpe, mais que suivre mes cours n'en fait pas partie.

    Ce qui provoque des rires plus sonores. Je garde les yeux ouverts jusqu' la fin deson expos, mme si je dois pour cela me piquer frquemment avec la pointe de monstylo.

    De retour dans ma chambre, je m'effondre et dors des heures que je devrais con-sacrer approfondir mes connaissances dans les matires o je suis le plus faible,pratiquer la course pied ou participer des exercices d'expression orale. monrveil, mes camarades sont alls djeuner. Je suis en dcalage par rapport la vienormale et me demande comment procder pour en retrouver le rythme.

    Lcole prive Wallingford est en tout point conforme ce que j'ai imagin le jouro Barron nous a apport sa brochure. Les pelouses sont moins vertes et les bti-ments plus petits, mais la bibliothque est imposante, et c'est en veste que nous pre-nons nos repas. Les pensionnaires de Wallingford sont ici pour deux raisons diff-

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    rentes. Soit l'enseignement priv leur ouvrira les portes d'une universit prestigieuse,soit ils se font fait virer de partout ailleurs et utilisent la fortune familiale pour ne pastre expdis dans une maison de correction.

    Wallingford n'a pas aussi bonne rputation que Choate ou la Deerfield Academy,

    mais au moins m'y a-t-on accept malgr les liens qui unissent ma familleaux Zacharov. Barron estimait que ce serait salutaire. Pas de foutoir. Pas de merdier.Je m'en suis dailleurs pas mal tir. Ici, mon incapacit utiliser la magie est devenue- pour la premire fois - un avantage. Cependant, je dcouvre en moi une inquitantepropension aller au-devant d'ennuis dont cette nouvelle existence devrait treexempte. Organiser des paris clandestins pour arrondir mes fins de mois,par exemple. Je ne suis apparemment pas capable de me tenir tranquille.

    Les murs du rfectoire sont lambrisss et tous les sons se rpercutent sous le hautplafond vot. Aux parois sont accrochs les portraits des plus mi-

    nentes personnalits de cette cole dont, naturellement, son fondateur : le colonel Wallingford - prmaturment import par un sortilge un an avant le vote delinterdiction qui me regarde avec un air goguenard du haut de son cadre dor.

    Mes chaussures claquent sur les dalles de marbre uses par d'innombrables se-melles et je fronce les sourcils en entendant les voix des gens qui m'entourent sefondre en un bourdonnement qui sature mes oreilles. Jai les mains moites quand jetraverse les cuisines, et je sens la sueur imbiber la doublure en coton de mes gantslorsque j'ouvre la porte.

    Je regarde machinalement de tous cts pour voir si Audrey est prsente.

    Ce n'est pas le cas, et je me reproche de m'en tre assur. Je me suis interdit de lui

    prter attention. Je dois l'inciter croire que je ne m'intresse plus elle... sans enfaire trop, videmment. Cela me trahirait.

    Surtout quand je suis dsempar ce point.

    Vous arrivez bien tard, dclare une des employes du rfectoire sans lever lesyeux du comptoir qu'elle astique.

    Elle me semble trop ge pour travailler aussi-vieille que mon grand-pre -, etquelques boucles de sa permanente se sont chappes sous l'lastique de sa charlotteen plastique.

    Le service est termin.

    Je m'en doutais, dis-je avant de marmonner : Dsol. Les plats ont t retirs. (Elle me jette un regard et lve ses mains gantes.)

    Tout est froid.

    J'adore les plats froids.

    Je lui adresse mon sourire le plus contrit.

    Elle secoue la tte.

    Voir les jeunes qui ont encore bon apptit est rconfortant. Vous tes presquetous maigrichons, et jai lu dans un magazine que les garons font prsentdes rgimes aussi svres que les filles.

    Pas moi.

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    Le grondement d'approbation de mon estomac la fait rire.

    Allez vous asseoir, je vous apporterai quelque chose. Prenez des cookies dans ceplateau.

    A prsent quelle m'assimile un pauvre orphelin famlique, elle est ravie d'treaux petits soins avec moi.

    Contrairement ce qui caractrise bon nombre de rfectoire les repas ser-vis Wallingford sont plus quacceptables. Les cookies sont pleins de mlasse et rele- vs par du gingembre. Et si les spaghettis qu'elle mapporte sont tides, je vois desrondelles de chorizo flotter dans la sauce tomate. J'essuie mon assiette avecun bout de pain quand Daneca Wasserman approche de ma table.

    Je peux m'asseoir ?

    Je lorgne l'horloge murale.

    La salle d'tude va ouvrir.

    Son abondante chevelure brune ne semble pas avoir t brosse, simplement re-pousse en arrire par un serre-tte en bois de santal. Je baisse les yeux vers Ilhanche et le sac en fibres de chanvre piqu de badges sur lesquels on peut lire JECARBURE AU TOFU , NON A LA 2e PROPOSITION et LES FAUCHEURSONT DES DROITS .

    - Tu n'es pas venu au club de dbats, me dit-elle.

    Exact.

    Esquiver Daneca ou lui fournir des rponses aussi abruptes me gne, mais j'aiadopt ce comportement son gard ds mon arrive Wallingford. Que Sam soit

    son ami ne me facilite pas la tche. Ma mre tient absolument te parler. Elle croit que c'est un appel l'aide.

    C'en est un. J'ai mme cri Au secours ! C'tait pas trs subtil.

    Un grognement traduit son irritation. Sa famille est cofondatrice du SORT, unlobby qui uvre pour que les sortilges mineurs cessent d'tre une activit illgale...et surtout pour rendre applicables les lois rprimant les fauchages les plus graves. J'ai

    vu sa mre la tlvision. Elle tait assise dans le cabinet de travail de leur maison dePrinceton, devant une fentre donnant sur un jardin fleuri. Mme Wasserman disaitqu'en dpit des lois tous faisaient appel un faucheur de chance l'occasion d'unmariage ou d'un baptme, et que de telles pratiques ne pouvaient nuire personne.

    Elle ajoutait qu'empcher les faucheurs d'exercer lgalement leurs activits profitaitau crime organis. Elle reconnaissait pratiquer elle aussi la magie. Un discours con-vaincant. Dangereux.

    Maman s'occupe constamment de familles de faucheurs, rappelle Daneca. Elleconnat bien les problmes auxquels sontconfronts leurs enfants.

    Je le sais, mais si je n'ai pas voulu me joindre au SORT l'anne dernire, ce n'estpas pour m'impliquer dans votre combat prsent. Je ne suis pas un faucheur et jeme fiche de ton statut. Trouve quelquun d'autre recruter, sauver ou je nesais quoi. Je n'ai aucune envie de rencontrer ta mre.

    Ell hsite.

    Je ne suis pas une faucheuse. Ce n'est pas parce que

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    Je t'ai dit que c'est le cadet de mes soucis.

    Tu te fiches que des faucheurs soient traqus et abattus en Core du Sud ? Etqu'ici mme, aux Etats-Unis, ils aient un statut d'esclaves sous contrat pour le crimeorganis ? Tu t'en fous ?

    Oui, je m'en fous.

    Valerio vient de surgir de l'autre ct de la salle et se dirige vers nous grands pas.Daneca ne devrait pas tre ici et elle risque un blme. La main plaque sur son sac,elle s'loigne en me lanant un regard lourd de reproches et de mpris qui blessemon amour-propre.

    J'enfourne un dernier bout de pain imbib de sauce et me lve.

    Rjouissez-vous, monsieur Sharpe. Vous allez pouvoir passer la nuit dans votrechambre.

    J'opine du chef en mchonnant. Il est possible que tout s'arrange, s'ils m'autori-

    sent rester. Mais la chienne du doyen Wharton sera dans le couloir et ses aboiements rveil-

    leront tout le monde si vous dcidez de jouer les noctambules. Je ne veux pasvous voir ressortir de votre chambre, pas mme pour pisser. Est-ce bien compris ?

    Je dglutis.

    Parfaitement, monsieur.

    Je vous conseille d'aller faire vos devoirs.

    Oui. Certainement. Merci, monsieur.

    Il est rare que je revienne seul du rfectoire. Au-dessus des arbres la ramureclaircie par de, jeunes pousses, des chauves-souris sillonnent un ciel encore lumi-neux. L'air, aussi tonifiant qu'une pomme verte, est additionn d'une lgre touche defume. Quelque part, quelqu'un brle des feuilles mortes humides moiti dcompo-ses.

    Sam est assis son bureau, les couteurs dans les oreilles, son large dos tournvers la porte et la tte baisse pour recopier sous forme de gribouillis des pages de sonmanuel de physique. C'est peine s'il se redresse mon entre. Nous avons peuprs trois heures de travail abattre chaque soir alors que l'tude n'en dure que deux.Pour terminer nos devoirs avant 21 h 30 sans les bcler pour autant, il faut mettre les

    bouches doubles. Je doute que le dessin d'un zombie femelle aux yeux exorbits

    bouffant la cervelle de James Page fasse partie de ses exercices de physique, mais sic'est le cas, son prof sait motiver ses lves.

    Je sors des manuels de mon sac et me plonge dans la trigo, mais je n'ai pas t suf-fisamment attentif pour pouvoir rsoudre le moindre exercice. Je repousse les cahierset dcide de lire le chapitre qui nous a t attribu en mythologie. C'est encore unehistoire de famille olympienne dont Zeus est la vedette. Ayant appris que son mari aengross sa petite copine Sml, Hra convainc cette dernire de demander voirson amant dans toute sa magnificence divine. Tout en sachant qu'une telle vision luisera fatale, Zeus apparat Sml aurol de gloire et d clairs. Sml se fait gril-ler et, quelques minutes plus tard, voil que le petit Dionysos tombe du ventre Balei-n de sa maman foudroye et que Zeus ne trouve rien de plus malin faireque coudre le nouveau-n dans sa cuisse ! Que Dionysos ait plus tard sombr dans

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    l'alcoolisme n'a rien d'tonnant. Je viens d'atteindre le passage o l'enfant est levcomme une petite fille (pour viter qu'Hra dcouvre son existence, cela va de soi),quand Kyle tape la porte.

    Hein ? s'exclame Sam en retirant une de ses oreillettes et en pivotant sur son

    sige. Tlphone, annonce Kyle en regardant dans ma direction.

    Je prsume qu'avant l'invention des portables les lves ne pouvaient contacterleur pre ou leur mre qu'en accumulant des monceaux de petites pices dont ilsalimentaient les fentes insatiables des tlphones publics installs l'extrmit descouloirs. Malgr les quelques dtraqus qui dcident de passer un appel minuit, cesappareils n'ont pas t retirs. Ils servent principalement aux parents qui veulentJoindre un lve en panne de batterie ou peu dsireux de rpondre aux messageslaisss sur son rpondeur. Ou encore une mre qui sjourne en prison. Je lve lecombin noir devenu familier.

    All?

    Tu me dois, me reproche maman de but en blanc. Cette cole t'aurait-elle ra-molli le cerveau ? Qu'est-ce que tu es mont faire sur le toit ?

    En principe, ma mre ne devrait pas pouvoir utiliser un tlphone public, maiselle a trouv un moyen de contourner le problme. Il lui suffit de persuader ma belle-sur Maura de rgler la note et d'tablir une conversation trois avec celui ou cellequ'elle veut contacter. Avocats, Philip, Barron ou moi.

    Bien sr, elle pourrait me joindre sur mon mobile, mais elle est convaincue quetout ce qui circule dans l'ther est capt par des espions la solde des services gou-

    vernementaux dont l'existence est inavoue et inavouable. Je m'en suis tir sans une gratignure, lui dis-je. Ta sollicitude me touche.

    Son coup de fil me rappelle que Philip viendra me chercher dans la matine. Uncourt instant, je l'imagine dbarquant ici juste avant que tout explose.

    Ma sollicitude ? Je suis ta mre, bon sang ! Je devrais tre auprs de toi ! Il estinadmissible qu'ils me retiennent dans cette prison pendant que tu joues les funam-

    bules, et que tu t'attires des ennuis que tu viterais si ta famille tait normale... avecune mre la maison. Je l'avais bien dit au juge que a finirait mal s'il m'loignait desmiens. Enfin, je ne savais pas que tu me jouerais un tour pareil, mais il ne pourra pasprtendre que je ne l'ai pas averti.

    Maman aime tant s'couter parler qu'il est possible d'avoir avec elle une conversa-tion interminable sans mettre autre chose que quelques sons inarticuls. Surtoutlorsqu'elle est trop loin pour vous toucher et vous contraindre sangloter.

    Un fauchage motionnel a de tels effets.

    Enfin, tu vas rentrer la maison avec Philip. Tu te retrouveras auprs des tiens.Hors de danger.

    Les miens ! Des faucheurs. L'ennui, c'est que je nen suis pas un. Le seul de la fa-mille ne pas matriser la magie. Je place ma main en coupe autour du microphone.

    Je suis en danger ?

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    O vas-tu chercher une ide pareille ? Ne dis pas de sottises. Au fait, le comtedont je vous ai dj parl m'a envoy une lettre adorable. Il voudrait memmener encroisire ma libration. Qu'en penses-tu ? Tu pourrais m'accompagner. Je te fe-rais passer pour mon secrtaire.

    Je souris. Elle a pour moi, de l'affection, mme si elle est redoutable et manipula-trice.

    D'accord, m'man.

    Vraiment ? Oh, ce sera formidable, mon chri ! Tout ceci est tellement injuste,immrit ! Je ne peux croire qu'on m'ait spare de toi juste au moment o tu avaistant besoin de ta mre. J'en ai parl mes avocats, et ils vont arranger a. J'ai dit quetu souffrais de mon absence, mais ma demande aurait plus de poids si tu le confir-mais par crit.

    Je sais dj que je m'en abstiendrai.

    Il faut que je te laisse, m'man. C'est l'tude. Je ne devrais pas tre au tlphone. Oh, passe-moi le concierge ! Comment l'appelle-t-il, dj... Valrie?

    Valerio.

    Va le chercher. Je lui expliquerai tout a. C'est un brave homme.

    Il faut vraiment que je te laisse. J'ai du travail.

    Je l'entends rire puis allumer une cigarette. Suivent une profonde inhalation et leslgers grsillements du papier qui se consume.

    A quoi bon ? Tu ne vas pas t'terniser dans cet tablissement.

    C'est certain, si je ne termine pas mes devoirs.

    Tu sais quel est ton problme, mon chri ? Tu prends toutes ces choses trop cur. Parce que tu es mon petit dernier...

    Je la vois d'ici dlirer sur le sujet en faisant de grands gestes, adosse au mur enparpaings de la maison d'arrt.

    Soir, m'man.

    Reste avec tes frres, ajoute-t-elle d'une voit douce. Tu y seras en scurit.

    Soir, m'man.

    Je raccroche, le cur serr.

    Je m'attarde dans le couloir jusqu' la pause, quand tous gagnent le salon com-mun du rez-de-chausse.

    Rahul Pathak et Jeremy Fletcher-Fiske, les deux joueurs de foot junior du bti-ment, me font signe d'aller les rejoindre sur leur banquette. J'agite la main et prendsun sachet de chocolat que je dissous dans une grande tasse de caf. Je crois que lecaf est rserv aux membres du personnel, mais nous en buvons tous et personne n'ya jamais trouv redire.

    Jeremy grimace ds que je m'assieds.

    Tu t'es fait HBG ?

    Ouais, par ta mre ! dis-je en restant trs calme.

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    HBG est l'abrviation d'un terme mdical interminable dsignant un faucheur.

    Oh, a va ! J'ai une proposition te faire. Il faut que tu trouves un faucheur ca-pable de rendre ma copine hyper chaude pour le bal de fin d'anne. On peut payer.

    Je ne connais personne. Dis pas de conneries !

    Jeremy me regarde de haut et se demande sans doute pourquoi il doit se fatiguerpour me convaincre. Il va de soi que je devrais tre ravi de me mettre en quatre pourlui. Je suis l pour a, non ?

    Elle retirera toutes ses amulettes, et le reste.

    Elle y tient.

    Je me demande combien il serait dispos dpenser. En tout cas, pas de quoi r-soudre la totalit de mes problmes.

    Dsol, je ne peux rien faire pour toi.Rahul sort une enveloppe de la poche intrieure de sa veste et la pousse vers moi.

    Cest impossible, vous saisissez ?

    a n'a rien voir avec ce que t'a demand Jeremy. J'ai vu la souris et elle se di-rigeait vers un des piges glu. Je parie qu'elle va crever avant laube.

    Il lve la main en souriant pour mimer qu'il se tranche la gorge.

    Cinquante billets sur la colle.

    Jeremy grimace. Tout indique qu'il ne peut accepter mon refus, mais ne voit pascomment revenir sur le sujet qui l'intresse.

    Je fourre l'enveloppe dans ma poche et tente de me dtendre.

    J'espre que tu as tort, dis-je rapidement.

    Ds mon retour dans notre chambre, je dirai Sam d'enregistrer le montant et lanature de ce pari dans le registre. a lui permettra de se faire la main.

    Cette souris est excellente pour les affaires.

    Tu espres empocher notre fric pendant encore longtemps ? dclare Rahul ensouriant.

    Je hausse les paules. C'est tellement vident qu'un commentaire serait inutile.

    Je parie quelle va ronger sa patte englue et repartir en clopinant. Elle est de la trempe des survivants, renchrit Jeremy.

    Alors, mets un paquet sur elle, le dfie Rahul. Mise quelque chose.

    J'ai rien sur moi.

    Jeremy retourne les poches de son pantalon.

    Je te couvre, rit Rahul.

    Le moka me brle la gorge. Je supporte assez mal les bavardages de ce genre.

    Si vous voulez passer la caisse... Sam va me remplacer.

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    Ils s'interrompent aussitt pour reporter leur attention sur l'intress. Assis dansle fond de la salle devant une pile de papier millimtr, Sam peint une figurine enplomb de jeu de rle. Prs de lui, Jill Pearson-White fait rouler des ds facettes

    bizarrodes.

    Tu lui as confi ton fric ? me demande Rahul. J'ai toute confiance en lui. Comme vous en moi.

    Mais es-tu encore digne de confiance ? La nuit dernire, on se serait crudans Vol au-dessus d'un nid de coucou.

    Que sa nouvelle copine fasse partie du club d'art dramatique a notablement modi-fi ses rfrences cinmatographiques.

    Tu comptes t'absenter longtemps ?

    Je me sens crev malgr la cafine qui circule dans mes veines et ma longue siestede l'aprs-midi. Par ailleurs, j'en ai par-dessus la tte d'entendre parler de cette crise

    de somnambulisme. Personne ne veut me croire. C'est personnel.

    Sur cette affirmation, je tapote le bout d'enveloppe qui dpasse de ma poche.

    a, c'est professionnel.

    Cette nuit-l, allong dans le noir avec les yeux rivs au plafond, je me demande sile sucre et le caf liront suffisants. Toute nouvelle escapade nocturne me vaudra uneexpulsion dfinitive de Wallingford, et je ne veux pas courir le risque de m'as soupir.J'entends le chien derrire la porte. Ses griffes crissent sur le plancher du couloir

    alors qu'il se cherche un emplacement puis s'y affale avec un bruit mat.Je pense Philip. Contrairement Barron, il ne ma pas regard une seule fois

    dans les yeux depuis mes quatorze ans. Il ne m'a jamais laiss approcher de son fils.La perspective de vivre chez lui aussi longtemps que durera mon exil m'angoisse.

    Eh ! me lance Sam. Tu me fiches les jetons, contempler comme a le plafond.Tu ne cilles mme pas. On pourrait croire que t'as clams.

    Je bats des paupires, lui dis-je voix basse. C'est ncessaire pour ne pas s'en-dormir.

    Il se tourne sur le ct, dans un bruissement de couvertures.

    Pourquoi ? Tu as peur de remettre... Ouais.

    Oh!

    Heureusement que je ne vois pas son expression dans l'obscurit.

    Et si tu avais fait un truc si pouvantable que tu ne veuilles rencontrer personnequi en soit inform ?

    Ma voix est si faible qu'il ne m'entend peut-tre pas. J'ignore d'ailleurs pourquoij'ai prononc ces mots. Je ne parle jamais de ces choses, surtout Sam.

    C'tait donc bien une tentative de suicide. J'aurais d m'y attendre.

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    Non, jur.

    Je le sens soupeser les diverses options qui s'offrent lui et je regrette de ne pasavoir su la boucler.

    D'accord. Ce truc pouvantable, pourquoi l'aurais-tu fait ? Je l'ignore.

    C'est ridicule ! Comment pourrait-on ignorer ce qui est important ?

    Cet change de propos me rappelle un de ses passe-temps prfrs. Tu arrives un croisement et il y a d'un ct un petit sentier tortueux qui grimpe vers les mon-tagnes et de lautre un chemin plus large qui mne une ville. Lequel tu prends?Comme si j'tais un personnage qu'il tente d'interprter sans apprcier pour autantles rgles du jeu.

    C'est comme a, et c'est ce qu'il y a de pire. Tu refuses dassumer tes actes sanspouvoir les nier pour lutant.

    Un jeu qui me dplat d'ailleurs.

    Je crois qu'il faut remonter partir de ce point, me dclare Sam en s'adossantaux oreillers. Il y a ncessairement une raison, et tu risques de remettre a tant que tune l'auras pas identifie.

    Je contemple les tnbres en luttant pour empcher mes yeux de se fermer.

    Etre un type bien est difficile, lorsqu'on sait quon n'en est pas un.

    Je ne sais jamais quand tu dis n'importe quoi.

    Je dcide de mentir.

    Je ne mens jamais.

    Je passe une nuit blanche et me sens plutt vaseux, le matin suivant. Valeriofrappe la porte l'instant o je sors d'une douche froide qui m'a suffisamment r-

    veill pour me permettre d'enfiler de quoi me rendre dcent. Me voir dans la chambreet en vie parat le soulager. Mon frre se tient ct de lui. Philip a remont ses lu-nettes-miroir hors de prix sur ses cheveux noirs lisss en arrire, et il a ceint sonpoignet d'une montre en or de m'as-tu-vu. Sa peau mate fait ressortir la blancheur deses dents lorsqu'il sourit.

    Monsieur Sharpe, aprs avoir consult leurs conseillers juridiques, les membres

    du conseil d'administration m'ont charg de vous informer que vous ne pourrez rin-tgrer cet tablissement qu'aprs avoir t examin par un mdecin capable d'attesterque l'incident de l'autre nuit ne risque pas de se reproduire. M'avez-vous bien com-pris ?

    J'ouvre la bouche pour rpondre par l'affirmative mais mon frre m'en dissuadedune pression de sa main gante sur mon bras.

    Es-tu prt? me demande-t-il sans perdre son sourire.

    Je secoue la tte et dsigne ce qui m'entoure : des manuels scolaires parpills, unlit dfait et aucun sac. Oui, Philip a daign se dplacer, mais j'aimerais tant qu'il s'en-quire de ma sant... J'ai pourtant failli plonger du toit d'un immeuble. Il est vident

    que j'ai un srieux problme.

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    Besoin d'un coup de main ? me propose-t-il enfin.

    Je me demande si Valerio a peru la tension dans sa voix. Au sein de notre famille,rien n'est pire que rvler sa vulnrabilit un pigeon. Et quiconque n'appartient pas notre clan est une proie en puissance.

    a va mieux, merci.

    Je sors un sac de toile du placard, pendant que Philip se tourne vers Valerio.

    Je vous remercie du fond du cur pour tout ce que vous avez fait pour monfrre.

    La surprise du concierge est telle qu'il en reste coi. Peu de gens songeraient ex-primer leur gratitude celui qui a averti les pompiers qu'un gosse risquait de tomberd'un toit.

    Nous avons tous t sous le choc, quand...

    L'important, c'est qu'il soit sain et sauf.

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    CHAPITRE TROIS

    Jorganise une course de choux de Bruxelles sur le pourtour de mon assiette etcoute mon neveu brailler dans sa chaise haute jusqu'au moment o Maura, la femmede Philip, lui donne mchouiller un truc en plastique tout droit sorti du frigo. Les

    yeux de Maura sont cerns au point de paratre pochs, comme si son mari l'avaitroue de coups. vingt et un ans, elle semble dj trs vieille.

    J'ai mis des couvertures sur le clic-clac du bureau, annonce-t-elle.

    Je remarque derrire elle des tranes grasses sur les meubles et divers papiers quiencombrent le plan de travail. J'aimerais lui dire qu'elle n'a pas s'occuper de moipar-dessus le march.

    Mais je me contente de rpondre :

    Merci.

    Parce qu'elle a dj sorti la literie et que je ne voudrais pas faire tanguer la barquede l'hospitalit de monfrre avec ce qu'il assimilerait certainement de lingratitude.Je m'interdis par exemple de dire qu'il rgne dans cette cuisine une chaleur touf-fante. Une temprature qui me rappelle ces jours de vacances o le four restait allumsans interruption. Je revois notre pre, assis table fumant un long cigarillo qui jau-nissait ses doigts pendant que la dinde poursuivait sa cuisson. Les mauvais jours,quand son absence m'est trop pnible, je vais en acheter une bote pour en allumer unet le laisse se consumer dans un cendrier.

    Mais ce qui me manque le plus pour l'instant, c'est Wallingford et l'individu quej'essaie d'tre lorsque je m'y trouve.

    Grand-pre viendra demain, annonce Philip. Il a besoin de toi pour l'aider faire le mnage dans la vieille maison. Il voudrait que tout soit impeccable quandmaman sortira de prison.

    Je doute qu'elle apprcie, dis-je. Elle a horreur qu'on fourre son nez dans ses af-faires.

    II soupire.

    Va le dire grand-pre.

    Je n'ai aucune envie d'aller l-bas.

    Nous parlons de la maison o nous avons grandi... une grande btisse encombrepar le capharnam de nos parents. Ils ont mis sac tous les vide-greniers de la rgiondes Pine Barrens lorsqu'ils laissaient leurs enfants grand-pre pour sillonner la

    campagne, dans le cadre de leurs expditions estivales d'arnaqueurs patents. A la

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    mort de papa, ce bric--brac sempilait si haut que nous avions l'impression de nousdplacer dans une succession de tunnels.

    Alors, n'y va pas, grommelle Philip.

    Je crois un bref instant qu'il va me regarder dans les yeux, mais c'est en s'adres-sant mon col qu'il ajoute :

    Maman est capable de se dbrouiller toute seule. Elle la toujours fait. Je doutemme qu'elle remette les pieds dans ce dpotoir aprs avoir purg sa peine.

    Maman et Philip sont en froid depuis qu'il a intimid des tmoins cits son pro-cs. Philip est un faucheur de corps capable de casser une jambe d'un simple effleu-rement du petit doigt. Tout indique qu'il tient rigueur notre mre de s'tre laisscondamner en dpit de ses interventions.

    Sans parler de ce que lui ont fait subir les rtro-chocs.

    Je soupire. Nul n'a prcis ce que je deviendrai si je refuse de partir avec grand-

    pre. Je doute que Philip souhaite me garder auprs de lui. Tu peux dj l'avertir qu'il se retrouvera seul ds que je retournerai l'cole.

    Dans une semaine au maximum.

    Tu n'auras qu' le lui dire toi-mme.

    Maura garde les bras croiss. La vue de ses mains nues me trouble tant que j'enressens de la gne. Maman, qui a horreur des gants, estime qu'on devrait se fairemutuellement confiance au sein d'une famille. Je prsume que Philip partage ce pointde vue, quelques dtails prs.

    La situation est bien diffrente quand les mains en question ne sont pas celles d'un

    proche, mme s'il s'agit de ma belle-sur. Je rive mon regard sur sa clavicule. Ne te laisse pas intimider, refuse d'aller l-bas,

    Nous y avons tous vcu ! rtorque Philip qui Il lve et va prendre une bire dansle frigo. Mais ce nest pas moi qui dcide.

    Il tire la languette, boit une gorge et dboutonne le col de sa chemise blanche. Je vois au-dessous le collier de cicatrices, le symbole de la fin de sa premire vie, uneplaie qui a t panse avec des cendres afin que les chairs se cicatrisent en dessi-nant une longue ligne boursoufle, l'quivalent d'un ver de terre gant enroul autourde son cou. Tous les cads de la petite pgre ont une telle marque. Commeune rose tatoue sur le cur atteste de l'appartenance la bratva russe, ou une perle

    insre sous la peau du pnis marque chaque anne passe en prison parun yakuza. Philip l'a reue il y a trois ans, et il n'a dsormais qu' dboutonner sachemise pour voir blmir ses interlocuteurs. :

    Pas moi.

    Les six grandes familles de faucheurs ont pris le contrle de la Cte Est des tats-Unis, dans les annes trente, et l'ont gard depuis. Nonomura. Goldbloom. Volpe.Rice. Raeburn. Zacharov. Ils dtiennent la totalit du march de la magie : des amu-lettes bidon exposes ct des briquets sur les prsentoirs des suprettes aux activi-ts des cartomanciennes qui proposent dans les galeries marchandes des sorts mi-neurs vingt dollars, en passant par les passages tabac et les meurtres. Mon frre

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    est un de ces individus peu recommandables qu'on paie pour rendre ce genre de ser-vices, comme l'a t avant lui notre grand-pre.

    Maura se dtourne et contemple distraitement par la fentre le gazon dessch.

    Entendez-vous cette musique, dehors ? Philip me foudroie du regard. Cassel va s'installer dans la vieille maison. Et il n'y a pas de musique, Maura.Absolument rien, compris ?

    Elle fredonne nanmoins une vague mlodie en empilant les assiettes. Inquiet, jelui demande :

    a va?

    Trs bien, rpond Philip sa place. Elle est fatigue, c'est tout. Elle en fait trop.

    J'ai des devoirs.

    Comme aucun d'eux ne me retient, je monte au grenier o Philip s'est amnag un

    bureau. Maura a dpli le clic-clac et empil des draps propres et des couvertures une extrmit. Une literie qui sent la lessive. Je m'assieds dans le fauteuil en cuir, lefais pivoter et allume l'ordinateur.

    L'cran s'anime en papillotant sur un fond vert encombr de dossiers. J'ouvre unefentre de navigation et consulte mes e-mails. Audrey m'a envoy un message.

    Je clique dessus avec tant de prcipitation que je l'ouvre deux fois.

    M'inquite pour toi.

    C'est tout. Mme pas sa signature.

    J'ai fait sa connaissance en dbut de premire anne. Elle venait frquemment

    s'asseoir sur le muret en bton du parking pour djeuner, boire un caf et lire devieux romans de Tanith Lee en dition de poche. Un jour, alors qu'elle tait plongedansNe mords pas le soleilque j'avais dj lu grce Lila qui me lavait prt, je luiavais dclar que je prfraisLa Pierre de sang.

    Parce que tu es un romantique, m'avait-elle rpondu. Comme tous les garons...C'est vrai. Les filles sont bien plus pragmatiques.

    C'est faux, avais-je rtorqu.

    Mais, aprs avoir commenc sortir avec elle, je me suis souvent demand si ellen'avait pas raison.

    Rdiger une rponse me prend une vingtaine de minutes. Rentr maison. Vaism'abrutir devant TV. J'espre que cela traduit de l'indiffrence. En tout cas, j'ai prismon temps pour arriver ce rsultat.

    Je clique sur envoi, pour me reprocher aussitt ma Stupidit.

    La plupart des e-mails autres que des spams sont des liens renvoyant une vidodu petit numro que j'ai excut sur le toit de Smythe Hall, et qu'un petit malin a djmis sur YouTube. Il y a galement les profs qui me communiquent le programme dela Semaine. J'en dduis qu'en dpit de cet enregistrement compromettant, tout espoirde retourner un Jour Wallingford n'est pas perdu. Je n'ai pas termin mes devoirsde la veille, mais avant de m'y atteler je cherche un moyen de minimiser les cons-quences de l'incident. Je google un peu et trouve deux spcialistes du sommeil

    moins d'une heure de trajet. J'imprime leurs adresses et enregistre sur ma cl USB les

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    .jpg de leurs logos. C'est un dbut. Je pars du principe qu'aucun toubib ne prendra lerisque de ruiner sa rputation en affirmant que je ne jouerai plus jamais les somnam-

    bules, mais je pense pouvoir m'en passer.

    Gonfl bloc, je dcide de contrer le programme de grand nettoyage concoct par

    grand-pre. J'appelle Barron sur son portable. Il rpond la deuxime sonnerie etsemble essouffl.

    Tu es occup ?

    Je serai toujours la disposition d'un petit frre qui a failli effectuer le grandplongeon. Qu'est-ce qui t'est arriv ?

    J'ai fait un rve bizarre qui a dclench une crise de somnambulisme. Rien desrieux, mme si a me vaut de rester sous la garde de Philip tant que les respon-sables de mon cole n'auront pas compris que je n'ai aucune envie de mettre fin mes

    jours.

    Je soupire. Nos rapports ont t tendus pendant l'enfance, mais Barron est d-sormais le seul membre de ma famille qui m'inspire confiance.

    Philip te casse les pieds ?

    Disons que je finirai effectivement par me suicider, si je dois taper l'incrustechez lui.

    L'important, c'est que tu sois indemne, dclare Barron.

    Ce que je considre positif, bien qu'un peu condescendant.

    Je ne pourrais pas aller m'installer chez toi ?

    Barron vit Princeton o il tudie le droit, ce que je trouve plein d'ironie vu qu'il

    ment du matin au soir. Il appartient cette catgorie d'affabulateurs qui oublient cequ'ils ont dit la veille mais qui s'expriment avec tant de persuasion qu'ils finissent par

    vous embobiner malgr tout. Je doute qu'il puisse entamer lemoindre plaidoyer sansinventer un truc totalement dlirant sur le compte de son client.

    Il va falloir que je consulte ma coloc. Elle sort avec un ambassadeur qui vit New York et qui envoie constamment son chauffeur la chercher. Je doute qu'elleapprcie cette source de complications supplmentaire.

    Tu parles, Charles !

    Si elle s'absente si souvent, a ne devrait pas la dranger. Mais je peux jouer lesSDF, note bien.

    Je dcide d'en rajouter une couche.

    Ce ne sont pas les gares routires qui manquent dans ce pays.

    Pourquoi refuses-tu de rester chez Philip ?

    Il a l'intention de me fourguer grand-pre qui compte nettoyer la vieille mai-son de fond en comble. Il ne l'a pas dit, mais il n'a aucune envie de m'avoir d un h lespattes.

    Ne sois pas parano. Philip a t ravi de te rcuprer. C'est vident.

    Ce qui est vident, c'est que Philip aurait prfr voir Barron s'en charger.

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    A sept ans, quelque chose prs, je jouais avec Philip qui avait presque le doublede mon ge. Mon frre an tait le superhros et moi, son faire-valoir, le .Robin deBatman. Je feignais d'tre en danger pour lui permettre de voler mon secours. Le

    bac sable se transformait en sablier gant dans lequel je m'enfonais, condamn

    mourir touff. Des requins me pourchassaient dans la piscine gonflable qui fuyait detoutes parts. Je l'appelais l'aide, mais c'tait toujours Barron qui venait me tirer desvritables ennuis.

    A dix ans, Barron tait dj insparable de Philip j dispos excuter sa placetout ce qui ne l'intressait pas. Comme moi. J'ai pass mon enfance jalouser Barron.J'aurais voulu tenir son rle, et tre si diffrent de lui me rendait dingue.

    Jusqu'au jour o j'ai finalement compris que je devais me rsigner.

    Je pourrais rester seulement un ou deux jours ?

    Bien sr, bien sr.

    Mais il ne s'engage pas, il temporise. Dis-moi, de quoi as-tu rv pour que a te fasse un pareil effet ?

    Un chat avait vol ma langue, et je voulais la rcuprer.

    Il rit.

    Il doit rgner une sacre pagaille dans ton cerveau, petit. La prochaine fois,laisse filer ta langue.

    Qu'il m'appelle petit m'horripile, mais ce n'est pas d'actualit. Une fois qu'on araccroch, je recharge mon portable. J'envoie par e-mail mon devoir termin et ouvreau hasard des dossiers sur l'ordinateur de mon frre. Quand Maura apparat sur le

    seuil, une foule de filles nues allonges sur le dos et retirant de longs gants de veloursencombre l'cran. Des filles qui caressent leurs seins avec des mains la nudit cho-quante. Je referme d'un clic l'image visiblement mal classe d'un type portant unpantalon bouffant, improbable et un norme pendentif en diamant. Tout cela estinsipide, comme la plupart des choses scandaleuses.

    Tiens.

    Elle me prsente une infusion de menthe. Son regard ne soutient pas le mien et jeremarque deux pilules dans sa paume.

    Philip m'a dit de te donner a.

    Qu'est-ce que c'est ?

    De quoi t'aider t'endormir.

    Je prends les pilules qu'une gorge d'infusion fait glisser.

    Qu'est-ce qui s'est pass entre vous ? me demande-t-elle. Il est toujours bizarreen ta prsence.

    Rien.

    Je lui ai fourni cette rponse, parce qu'elle m'est sympathique. Je ne lui dirai pasque Philip ne souhaite pas me voir dans les parages cause de Lila. Mon frre a vumon expression... et le sang. C'est lui qui s'est charg de faire disparatre le cadavre. sa place, je n'aimerais pas non plus savoir qu'un tueur psychopathe reste seul avec ma

    femme et mon fils.

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    Ma vessie me rveille en pleine nuit. Mes penses sont si confuses que je ne re-marque les voix qu'aprs mtre engag d'un pas titubant dans le couloir moquett. Jepisse puis tends la main vers la chasse, et mimmobilise avec les doigts sur le levier.

    Que fais-tu l? demande Philip, au rez-de-chausse.

    Je suis venu ds que j'ai appris ce qui s'tait pass.

    La voix de grand-pre est aisment reconnaissants

    Il vit dans une petite ville du nom de Carney, dans la rgion des Pine Barrens dontil a pris l'accent... moins qu'il s'agisse d'intonations plus ancienne remontes lasurface. Je compare Carney un cimetire. Tous les habitants se sont ports acqu-reurs d'une concession perptuit sur laquelle ils ont bti leur maison. La plupartsont des faucheurs la retraite, c'est l-bas qu'ils se rendent pour mourir.

    Nous nous occupons de lui.

    J'en reste sidr et me demande si je n'ai pas des hallucinations auditives. Barron

    est prsent, lui aussi. Je ne peux imaginer pourquoi il ne m'a pas dit qu'il comptaitvenir. Maman m'aurait expliqu que mes frres me font des cachotteries, parce que jesuis le cadet, mais c'est clairement parce qu'ils sont des faucheurs et moi pas. Mmegrand-pre n'a pas jug utile que j'assiste cette runion de famille.

    Une famille laquelle j'appartiens, tout en en restant jamais exclu.

    Commettre un assassinat n'est pas le moyen idal pour renforcer les liens fami-liaux, mme si on pourrait de prime abord imaginer le contraire. Au moins est-cepour eux la preuve que je suis moi aussi un criminel.

    Quelqu'un doit veiller sur lui, dclare grand-pre. Lui fournir de quoi s'occuper.

    Ce dont il a besoin, c'est de repos, affirme Barron. En outre, nous ne savonsmme pas ce qui s'est produit. Il a pu se faire faucher. Zacharov a peut-tre tout d-couvert. Il n'a pas laiss tomber pour sa fille.

    Une possibilit qui me glace les sangs.

    Quelqu'un renifle. Je prsume que c'est Philip, puis grand-pre lance alors :

    Et il serait en scurit auprs de deux rigolos dans votre genre ?

    Absolument, rtorque Philip. Nous avons su le protger jusqu' prsent.

    Je me rapproche de l'escalier et m'accroupis sur le piller qui surplombe le sjour.Ils doiventtre dans la cuisine, tant donn que leurs propos me parviennent trs

    distinctement. Je m'apprte descendre leur annoncer que j'ai tout entendu pour lescontraindre minclure dans cette conversation.

    Tu devrais t'inquiter pour ta femme plutt que pour ton frre. Tu crois que jen'ai pas remarqu n lue est ensorcele ?

    Je me fige, un pied sur la moquette de la premire in marche. Ensorcele ?

    Ne mle pas Maura cette histoire, gronde Philip. Tu ne l'as jamais aime.

    Je reconnais que je n'ai pas m'immiscer dans vos histoires de couple, rpondgrand-pre. Et tu finiras tt ou tard par remettre les pieds sur terre. Je me contentede dire que tout a te dpasse.

    Cassel n'a aucune envie d'aller l-bas avec toi, rtorque Philip.

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    Surprise. Soit mon frre s'est vraiment vex parce que grand-pre s'est permis delui donner des conseils, soit Barron l'a convaincu de m'autoriser rester.

    Qui vous dit que Cassel n'avait pas l'intention de se suicider ? ajoute grand-pre. Pensez tout ce qu'il a vcu !

    C'est pas son genre, dclare Barron. Il a toujours su viter les ennuis dans cettecole. Il a besoin de dcompresser, c'est tout.

    La porte de la chambre principale s'ouvre, et Maura sort dans le couloir. Sa che-mise de nuit en flanelle forme des plis sur sa hanche. Je devine ses sous-vtements.

    Elle cille mais ne parat pas surprise de me voir.

    J'ai cru entendre des voix. Nous avons de la visite ?

    Je hausse les paules et mon cur s'emballe. Il me faut un moment pour conclureque je n'ai rien commis de rprhensible.

    J'ai entendu des voix, moi aussi.

    Elle est macie. Ses clavicules saillantes font penser des lames de couteau sur lepoint de fendre sa peau.

    La musique est si forte que je risque de ne pas entendre le bb pleurer.

    Ne t'inquite pas pour ton petit ange. Il doit dormir comme... eh bien, commeun ange.

    Je souris en trouvant mon trait d'esprit lamentable. Elle me rend nerveux. Elle atout d'une inconnue, dans le noir.

    Elle s'assied prs de moi sur la moquette, dfroisse sa chemise de nuit et laissependre ses jambes entre. les balustres de la rampe. Je pourrais compter ses vertbres,tant elle est maigre.

    J'ai l'intention de le quitter, tu sais ?

    Je me demande ce que Philip lui a fait subir. Elle ignore probablement qu'il l'a en-sorcele, mais s'il s'agit d'un charme d'amour, il finira par s'estomper.

    Cest inluctable. J'aimerais savoir si elle est alle fendre visite ma mre aucentre de dtention. Maman doit porter des gants, mais elle n'aurait eu qu'a retirerquelques fils pour que leurs peaux s'effleurent.

    Je n'en savais rien.

    Sous peu. Il ne le sait pas encore. Tu garderas il secret, j'espre ?

    Je le confirme d'un rapide hochement de tte.

    Pourquoi n'es-tu pas avec eux ?

    Les jeunes sont tenus l'cart des affaires de leurs ans, non ?

    Ils parlent toujours au rez-de-chausse, mais je ne peux pas rpondre Maura etles couter en mme temps. Or, je n'ose pas me taire, car elle entendrait ce qu'ilsdisent sur elle.

    Tu ne sais pas mentir. Contrairement ton frre.

    Eh, c'est ma spcialit ! Je suis le plus grand menteur de tous les temps !

    Menteur, dit-elle en souriant. Pourquoi tes Barents t'ont-ils appel Cassel ?

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    Je me sens la fois vaincu et amus.

    Maman avait un faible pour les noms extravagants. Papa voulait que son pre-mier fils reoive le mme prnom que lui - Philip -, mais il l'a laisse libre de ses choixpour les suivants : Barron et moi. Si elle avait eu carte blanche, Philip serait Jasper.

    Maura lve les yeux au ciel.

    Allons ! Tu es certain que ce ne sont pas des prnoms traditionnels au sein devotre famille ?

    Je secoue la tte.

    Si c'est le cas, j'ignore do ils sortent, je parie que maman n'en sait rien, ellenon plus, mme si grand-pre soutient que son pre le grand-pre de maman -tait un maharaja. Il vendait des toniques de Calcutta dans le Midwest. Qu'il soitoriginaire de lInde n'est pas absurde, note bien. Son nom de famille, Singer, pourraittre driv de Singh.

    Ton grand-pre m'a dit que votre famille descendait d'esclaves fugitifs, dclare-t-elle.

    Je me demande quoi elle pensait en pousant Philip. Les gens m'abor-dent souvent dans une langue trangre, comme si j'tais cens la connatre. Hlas jene les comprendrai jamais.

    Je prfre l'histoire du maharaja. Et je m'abstiendrai de mentionner celle selonlaquelle il tait iroquois.

    Le rire de Maura est assez sonore pour qu'ils puissent l'entendre, mais le dbit deleurs paroles reste inchang.

    Etait-il un faucheur ? me demande-t-elle avec plus de discrtion. Philip a hor-reur de parler de ces choses-l.

    L'arrire-grand-pre Singer ? Je n'en sais fichtre rien.

    Les moignons de doigts noircis de grand-pre l'ont informe de son statut. Chaqueacte de magie s'accompagne d'un rtrochoc, mais ceux qui prennent : des vies voientune partie de leur corps se gangrener. Sils ontde la chance, ce sont les extrmits quise sclrosent. S'ils n'en ont pas, ce sont les poumons ou le cur qui tri nquent. Selongrand-pre, toute sorcellerie affecte celui qui la pratique.

    Sais-tu depuis toujours que tu n'es pas un faucheur ? C'est ta mre qui te l'a dit?

    Non. Elle craignait de nous voir utiliser accidentellement nos pouvoirs quandnous tions enfants. Elle soutenait que nos dons finiraient par apparatre et nousdissuadait d'approfondir la question.

    Je pense la rapidit avec laquelle elle valuait un gogo en puissance et la multi-tude de techniques douteuses qu'elle nous enseignait. Elle me manquerait presque.

    Mais je jouais souvent au faucheur. Un jour,javais cru avoir mtamorphosune fourmi en brindille, avant que Barron m'avoue avoir procd la substitutionpour se foutre de moi.

    Tu t'es pris pour un faucheur de formes ?

    Le sourire de Maura devient lointain.

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    Ds l'instant o on lche la bride son imagination, autant se prendre pourquelqu'un d'exceptionnel, un faucheur hors du commun.

    Moi, je me croyais capable de faire tomber les gens. Chaque fois que ma surs'corchait un genou, Ptais certaine d'en tre responsable. J'avoue avoir t due

    quand j'ai compris que je n'y tais pour rien.Maura jette un coup d il du ct de la chambre de son fils.

    Philip n'a pas voulu qu'on teste le bb, mais je m'inquite. Ne risque-t-il pas deblesser quelquun ? Sans oublier qu'il pourrait tre un de ces infants dont le don pro-voque un rtrochoc invalidant. Nous saurions quoi nous en tenir en cas de rsultatpositif.

    Veille simplement ce qu'il garde ses gants.

    Je sais que Philip n'autorisera aucun test sur leur fils.

    Jusqu' ce qu'il soit assez grand pour tenter un fauchage mineur.

    En cours d'hygine de vie, notre professeur nous disait d'assimiler des lames derasoir les mains de quiconque nous approchait sans porter de gants.

    Tout enfant a un dveloppement qui lui est propre, et nul ne peut prvoir quandses pouvoirs spanouiront, ajouteMaura. Mais les gants des nourrissons sont cro-quer !

    l'tage du dessous, grand-pre met en garda Barron. Il s'exprime d'une voix deplus en plus forte, et je l'entends dire :

    De mon temps, les gens normaux nous redoutaient. A prsent, nous tremblonsdevant eux.

    Je bille et me tourne vers Maura. Dbattre toute la nuit de ce qu'ils ferontde moine m'empchera pas de mettre au point un stratagme pour reprendre mes tudes.

    Tu entends vraiment de la musique ? Quel genre de musique ?

    Mme si elle ne lve pas les yeux de la moquette, son sourire redevient radieux.

    C'est un peu comme si des anges criaient mon nom.

    J'en ai la chair de poule.

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    CHAPITRE QUATRE

    Chez mes parents, rien ne finissait jamais la poubelle. Les vtements s'empi-laient en collines puis en montagnes que Philip, Barron et moi escaladions avant desauter. Ils avaient envahi le couloir et chass mon pre et ma mre de leur chambre,

    les exilant dans la pice o papa avait autrefois amnag son bureau. Les sacs et lescartons vides comblaient les espaces qui subsistaient dans ce fouillis, des botes ayantcontenu bagues et chaussures, des sacs pleins tic vieilles nippes. Une trompette quema mre voulait absolument transformer en lampe de chevet surmontait une pile derevues en lambeaux que papa avait eu l'intention de lire, prs d'un amoncellement de

    boutons, pour certains toujours emballs dans leur pochette individuelle en papiercristal, et des ttes, jambes et bras de poupes que maman s'tait engage reconsti-tuer pour un enfant ncessiteux de Carney. Une machine caf juche sur une tourd'assiettes avait t cale pour viter que son contenu ne se rpande sur le plan detravail.

    Ce que je ressens est trange, lorsque je retrouve tout cela exactement comme l'poque o mes parents vivaient en ce lieu. Je prlve une pice de monnaie et la faisrouler d'une jointure l'autre, comme papa me l'a appris.

    Cet endroit est une vraie porcherie, dclare grand-pre.

    Il se dirige vers la salle manger en accrochant une paire de bretelles son panta-lon.

    Aprs avoir vcu des moisdans une des chambres de Wallingford o des inspec-tions quasi systmatiques sanctionnent tout dsordre par un samedi de colle, je re-trouve une vieille sensation conflictuelle de familiarit et de rejet. Je reconnaisl'odeur de renferm etde moisi laquelle se mle ce qui me fait penser de la sueur.

    Philip lche mon sac sur le linolum craquel et je me tourne vers grand-pre. Est-ce que tu pourras me prter ta voiture ?

    On verra a demain, si les travaux ont suffisamment avanc. As-tu pris rendez-vous chez un mdecin ?

    Je n'ai aucun scrupule mentir.

    C'est justement pour a que j'en aurai besoin.

    Je dois misoler assez longtemps pour mettre sur les rails mon projet de retour Wallingford. Si la participation d'un mdecinest requise, je me passerai d'une consul-tation.

    Philip retire ses lunettes noires.

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    Quand as-tu rendez-vous ?

    Demain.

    J'ai rpondu sans rflchir, et fournir quelques dtails ne serait pas superflu.

    13 heures. Avec le Dr Churchill, un spciaux du sommeil. Princeton. a teva ?

    Pour tre crdible, un mensonge doit contenir un maximum de vrits, et je viensde prciser o je compte effectivement me rendre... sans en rvler les raisons.

    Maura m'a charg de vous apporter des tas de truc, dclare Philip. Je vais allerles prendre dans la voiture.

    Ils n'ont ni l'un ni l'autre propos de m'accompagner ce rendez-vous bidon, cequi m'emplit d'un soulagement aussi profond qu'immrit.

    Un visiteur qui se fraierait un chemin dans ce capharnam pourrait comparernotre maison aux anneaux concentriques d'un tronc d'arbre ou des strates golo-giques. Il mettrait au jour les poils noirs et blancs du chien que j'avais six ans, les

    jeans javelliss que portait autrefois ma mre, les sept taies d'oreillers que mon sang arendues inutilisables le jour o je me suis corch le genou... tout un tas de secrets defamille.

    S'il m'arrivait de trouver la maison mal tenue, elle devenait l'occasion un antrede magie. Maman n'avait qu' plonger la main dans un renfoncement, un vieux sac ouun placard pour y puiser ce dont elle Avait besoin. Je l'ai vue se procurer ainsi uncollier de diamants pour le rveillon du jour de l'an, complt par des bagues de ci-trine aussi grosses que l'ongle du pouce, les sept tomes du Monde de Narnia quand

    j'ai feu une forte fivre. Elle a mme sorti de ce foutoir un jeu complet de pices

    d'checs noires et blanches faonnes la main, lorsque j'ai termin la lecture deschroniques de Lewis.

    Il y a des chats, l-bas.

    Grand-pre les a vus par la fentre en allant vider une tasse dans l'vier.

    l'intrieur de la grange.

    Philip pose un sac d'picerie. Je trouve son expression bizarre.

    Des chats sauvages, ajoute grand-pre en utilisant une fourchette pour extraireun bout de toast d'un trs vieux grille-pain et le jeter dans un sac-poubelle suspendu la porte de la cave.

    Je me rapproche et regarde lextrieur. Je les vois, ces petites cratures pleinesde souplesse. Un chat tigr saute sur un bidon de peinture rouill, un blanc reste assisdans un carr d'herbes folleset seule lextrmit de sa queue est en mouvement.

    Tu crois qu'ils se sont installs ici il y a longtemps ?

    Grand-pre secoue la tte.

    Ce sont des chats domestiques retourns l'tat sauvage. Il est vident qu'ilstaient l'origine des animaux de compagnie.

    Je devrais leur porter manger.

    Et les piger, intervient Philip. Mieux vaut les capturer avant qu'ils fassent des

    petits.

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    Aprs le dpart de mon frre, je leur apporte nanmoins un peu de nourriture :une bote de thon dont ils n'approcheront pas tant que je m'attarderai dans les pa-rages, mais pour laquelle ils s'affronteront ds que je serai au bout du chemin. J'encompte cinq : le blanc, deux tigrs qu'il m'est difficile de diffrencier lun de l'autre,

    un noir angora tach de blanc sous le menton et un roux clair famlique.Je consacre le reste de la matine nettoyer la cuisine avec grand-pre. La mine

    sinistre, nous troquons rgulirement nos gants en cuir contre des joints en caout-chouc. Bon nombre de fourchettes oxydes, une passoire et quelques casseroles finis-sent dans la poubelle. Nous arrachons des plaques de linolum qui se dcollent etdcouvrons un nid de cafards il rapides qu'ils chappent pour la plupart noscoups de talons. Aprs le djeuner, j'appelle Sam et c'est Johan qui rpond sur sonportable. Je crois comprendre que Sam tente de dcouvrir si les seniors sont toujoursles matres de leur espace arien en plaant un pied au-dessus du secteur de pe-louse qu'ils contrlent jusqu' ce que quelqu'un lui tape sur la tte. Je rappellerai plustard.

    Grand-pre essuie son visage avec son T-shirt.

    qui as-tu tlphon ?

    Personne.

    Tant mieux, compte tenu de tout le travail qu'il nous reste abattre.

    J'enfourche une des chaises de la cuisine et laisse mon menton reposer sur le dos-sier.

    Tu penses que j'ai un problme ?

    Ce que je pense, c'est que je suis cens rendre cette maison habitable, que je n'ai

    plus vingt ans et que tu es l pour m'aider. Tu ne t'es tout de mme pas fix pour butde devenir un jeune parasite ?

    Je ris. .

    Je n'ai pas ton ge, mais je ne suis pas n de la dernire pluie. Ta rponse n'enest pas une.

    Si tu es aussi malin que tu le prtends, c'est toi de m'expliquer ce qui se passe.

    Il sourit aussitt, comme si ces joutes verbales taient son plus grand plaisir. En sacompagnie, je redeviens l'enfant qui jouait tout l't dans la cour de sa maison deCarney, la fois en scurit et libre. Comme il n'avait pas besoin de nous pour tondre

    un gogo, il nous chargeait de tondre sa pelouse.Je dcide de changer de tactique pour lui montrer que je lui prte attention.

    Bon, tu veux vraiment savoir ? Je ne sais pas ce qui cloche mon sujet, mais cequi est sr, c'est qu'il se passe un truc pas trs catholique avec Maura.

    Ce qui a des consquences fatales sur son sourire.

    Que veux-tu dire ?

    Tu n'as rien remarqu ? Elle a une mine de dterre, elle entend des chursd'anges et tu as dclar que Philip l'avait ensorcele.

    Grand-pre secoue la tte et laisse tomber le T-shirt sur la table.

    Il ne...

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    Oh, allons 1 Je ne suis pas aveugle. Et sais-tu ce qu'elle m'a dit ?

    Il ouvre la bouche, quand un grand fracas l'empche de me rpondre et l'incite pivoter sur ses talons en mme temps que moi. Audrey vient de se matrialiser der-rire la vitre sale de la porte de la cuisine. Elle fronce les sourcils, comme si elle pen-

    sait s'tre trompe d'adresse, tout en tournant la poigne et on poussant nergique-ment le battant pour le dcoincer.

    Comment m'as-tu trouv ?

    La surprise donne ma voix toute la froideur Voulue.

    On trouve les coordonnes de chacun de nous dans le rpertoire des lves. ;

    Elle a dit cela comme si j'tais un imbcile, et je me traite de tous les noms.

    Ouais. Dsol. Entre. Merci pour...

    Est-ce qu'ils t'ont vir ?

    Elle s'est adresse moi en gardant une main gante de bleu sur sa hanche,mais son attention est retenue par les piles de papiers et de cendriers, les mains demannequins et les passoires th qui encombrent toutes les surfaces planes.

    C'est provisoire.

    Je me concentre pour empcher ma voix de se briser. Je croyais avoir laiss der-rire moi le stade des regrets, m'tre habitu son absence, et je prends consciencedu vide qu'il y aura en moi si je ne peux mme plus la voir en classe ou assise sur lapelouse du campus. Je renonce l'indiffrence que je devrais pourtant afficher.

    Viens dans le sjour.

    Je suis le papa de sa maman, se prsente grand-pre en lui tendant sa maingauche.

    Certains doigts du gant en caoutchouc sont flasques et je me flicite qu'elle nepuisse pas voir les moignons, ces chairs ronges par la magie assassine.

    Audrey blmit. Elle ne peut lui serrer la main, comme si elle venait de prendreconscience de son vritable statut.

    Dsol, dis-je. Grand-pre, voici Audrey. Audrey, mon grand-pre.

    Une fille aussi jolie peut m'appeler Desi, dclare-t-il en lissant ses cheveux et ensouriant comme un garon qui vient de faire l'cole buissonnire et s'apprte subirun savon.

    Il est toujours souriant quand nous nous glissons devant lui pour gagner le sjour.Je m'assieds sur un des coussins dchirs du canap. Je me demande ce qu'en

    pense Audrey, ce quelle risque de dire sur cette maison ou sur mon grand-pre.Quand j'tais gosse et que j'amenais des copains ici, ce foutoir m'emplissait de fiert.J'aimais franchir les obstacles d'un bond plein d'assurance pendant qu'ils progres-saient en redoublant de prudence. Mais c'est dsormais un ocan de folie que rien nesaurait justifier.

    Elle fouille son sac verni noir et en sort une poigne de feuilles.

    Tiens.

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    Elle les lche sur mes genoux puis s'affale prs de moi. Ses cheveux roux sont hu-mides et frais contre mon bras, comme si elle venait de prendre une douche.

    Les cheveux blonds de Lila taient rouges de sang la dernire fois que je l'ai vue.

    Je ferme les yeux et exerce sur eux une pression des doigts pour ne plus voir, quedu noir, pour chasser ces images. Lorsque je sortais avec Audrey, j'ai cru que feindrela normalit me permettrait de l'atteindre.

    Jaimerais la reconqurir. Je me demande si j'en serais capable, et combien detemps s'coulerait avant que mon comportement ne la pousse me pla-quer de nouveau. Je ne suis pas assez baratineur pour la garder.

    Certains somnifres provoquent des crises de somnambulisme, dclare-t-elle endsignant les documents qu'elle m'a apports. Il n'y a rien d'officiel, videmment,mais j'ai dnich ces articles la bibliothque. Plusieurs personnes ont mme conduitleur voiture en dormant. J'ai pens que tu pourrais peut-tre...

    Leur dire que j'ai pris des pilules pour dormir ?Je me tourne afin de coller mon visage contre son paule, respirer son odeur.

    Elle ne me repousse pas et j'ai envie de lembrasser... l, sur ce canap pourri, maismon instinct de conservation m'en dissuade. Quand une personne vous a bless, ildevient difficile de se dtendre en sa prsence et presque impossible de revoir en ellequelqu'un qu'on peut aimer. Ce qui n'exclut pas le dsir. Il m'arrive mme de croireque ce sentiment en est exacerb.

    Il n'est pas ncessaire que ce soit vrai. Tu n'as qu' dire que tu as pris ces mdi-caments.

    Qu'elle ait ajout cela comme si j'tais un novice en matire de magouilles est lafois flatteur et humiliant.

    Ce serait une solution. Si j'avais rflchi, j'aurais trouv une explication de cegenre et je serais toujours Wallingford.

    Je leur ai avou que j'avale eu des crises de somnambulisme quand j'tais gosse.

    Merde... C'est dommage. En Australie, il y a mme une pilule qui pousse lesgens se goinfrer et repeindre leur porte d'entre en dormant.

    Elle incline la tte et je vois six petites amulettes protectrices glisser sur sa clavi-cule. Chance. Rve. motions. Corps. Mmoire. Vie. La septime - la garante desformes - reste coince au bord de son pull.

    Je m'imagine en train de l'trangler mains nues, et en tre horrifi me soulage.Je me sens coupable quand j'ai de telles penses, mais c'est l'unique moyen de metester et de m'assurer que le monstre tapi au fond de mon tre, pour aussi pouvan-table qu'il soit, ne risque pas de se librer.

    Je me penche et dgage le petit pendentif en pierre, afin qu'il tombe librement surson cou. De l'hmatite. Probablement artificielle. Il n'y a pas suffisamment de fau-cheurs de formes dans le monde pour justifier l'achat d'une telle amulette. Sans douteen dnombre-t-on moins d'un par gnration. Que ce charme soit bidon m'incite m'interroger sur l'authenticit des autres.

    Je te remercie pour ton aide. C'est une super ide.

    Elle se mordille la lvre.

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    Tu crois qu'il existe un rapport avec la mort de ton pre ?

    Je change de position et m'adosse l'accoudoir du sige.

    Je ne vois pas lequel. Il a t victime d'un accident de la circulation en plein mi-

    lieu de journe. Le somnambulisme peut tre dclench par la tension nerveuse. Et que ta mresoit en prison n'est pas stressant, peut-tre ?

    Mon pre nous a quitts il y a prs de trois ans et maman est alle en taule peuaprs. Tu ne crois pas...

    Il n'y a pas de quoi se fcher.

    Je ne suis pas fch...

    Je me masse le visage.

    D'accord, coute. J'vite de peu une chute mortelle, je me fais virer de mon ba-

    hut et tu viens me traiter de barjo. Tu ne crois pas qu'il y a de quoi pter les plombs ?Jinspire pleins poumons et tente de lui concocter le plus penaud de mes sou-

    rires.

    Mme si tu n'y es pour rien.

    Tu l'as dit, je n'y suis pour rien.

    Elle m'a repouss et je prends sa main gante dans la mienne.

    Je vais me dbrouiller pour amadouer Northcutt. Je serai de retour Walling-ford en un rien de temps.

    Qu'elle soit ici, au cur de ce merdier, et informe de bien trop de choses sur mon

    compte m'empche de dcompresser. J'ai l'impression d'avoir t retourn Commeune chaussette, exposant aux regards tout ce que jai de plus intime.

    Mais je n'ai pas non plus envie qu'elle s'en aille.

    Ecoute, murmure-1-elle en jetant un regard vers la cuisine. Je ne voudrais pasajouter ton stress, mais ne pourrait-on pas envisager que quelqu'un t'ait fauch ? Tusais, ces trucs de hachbgs ?

    Fauch, ensorcel.

    Pour me faire transformer en noctambule ?

    Non, pour te faire sauter du toit. a aurait eu tout l'air d'un suicide.

    C'est trop compliqu comme machination.

    Je refuse d'admettre que j'ai envisag cette possibilit, que tous mes proches ontretenu cette hypothse et organis une runion de famille pour approfondir la ques-tion.

    Et que j'aie survcu rend cela improbable.

    Tu devrais malgr tout en parler ton grand-pre.

    Si tu es aussi malin que tu le -prtends, c'est toi de m'expliquer ce qui se passe.

    J'opine du chef en remarquant peine qu'elle remet les articles dans son sac. Puiselle m'treint brivement, et je ne puis m'empcher de remarquer qu'elle ne fait quem'effleurer. Mes mains s'attardent sur ses reins et je sens sur mon cou la tideur de

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    son haleine. En sa compagnie, j'essaie de me comporter normalement. Chaque foisqu'on a un contact physique, je voudrais tre comme les autres.

    Tu devrais y aller, lui dis-je avant de prendre des initiatives que je regretterais.

    Rest sur le seuil pendant qu'elle s'loigne, je me tourne afin de dvisager grand-pre. Il force sur un tournevis insr dans le fourneau pour dbloquer un brleurenchss dans une gangue noire. Il ne parat pas redouter le moins du monde quetous les Zacharov puissent vouloir ma peau. Il a fauch des gens pour leur compte etsait de quoi ils sont capables... Il le sait bien mieux que moi.

    Peut-tre est-ce pour cela qu'il est ici.

    Pour assurer ma protection.

    Angoisse, remords et gratitude me dstabilisent, et il dois me retenir au bac del'vier.

    Cette nuit-l, dans ma vieille chambre o les posters mal en point de Magritte sonttoujours scotchs au plafond et o les tagres croulent sous les robots et les romansdes Frres Hardy, je rve que je me suis gar et qu'un orage clate.

    Bien que pratiquement certain de faire un songe, je t