40

Les Filles de la mémoire : Souvenirs

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Les Filles de la mémoire : Souvenirs
Page 2: Les Filles de la mémoire : Souvenirs
Page 3: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

LES FILLES DE LA MÉMOIRE

Page 4: Les Filles de la mémoire : Souvenirs
Page 5: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

GEORGES MOUSTAKI

LES FILLES DE LA MÉMOIRE

Souvenirs

CALMANN-LÉVY

Page 6: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

ISBN 2-7021-1770-8

© CALMANN-LÉVY 1989

Imprimé en France

Page 7: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Aux filles de la mémoire et à celles de l'oubli A Nicole Chardaire A Max Dumas A Pina

Page 8: Les Filles de la mémoire : Souvenirs
Page 9: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

« Je donnerais tous les paysages du monde pour celui de mon enfance. »

E.M. CIORAN, Histoire et utopie.

« N'est malheureux que celui qui ne sait pas chanter. »

Aphorisme populaire égyptien.

« La patrie n'est qu'un campe- ment dans le désert. »

Texte tibétain.

Page 10: Les Filles de la mémoire : Souvenirs
Page 11: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Chantre de la liberté et de l'amour *

u N ami, écrivain français connu dont les héros sont des mouches, des orchidées, des escargots, me télé-

phone. Je lui dis que je suis en train de lire le manuscrit d'un livre de Georges Moustaki.

« Moustaki? Un poète. Et quel poète! » Au terme de ma lecture, je mesure combien cette

définition est exacte : un poète comme le furent François Villon, Jacques Prévert, Georges Brassens. Un trouvère : la musique et la poésie. Voix des vagabonds des quatre continents et des sept mers, voix de la liberté, n'est-il pas né à Alexandrie, « ville de la sieste et des nuits interminables » ? Il faut lire les pages pleines de lyrisme et de sensualité qu'il consacre à Alexandrie, « l'Arabe, la Grecque, cosmopolite et polyglotte, refuge des nomades », pour se rendre compte que ce poète est un pur produit de la Méditerranée, confluent de Juifs, d'Arabes, de Turcs, de Grecs, d'Européens et d'Africains, un tout dont l'unité est faite de la fusion de cultures si nombreuses et si fortes, de leurs aspirations, de leurs nostalgies, de leurs présences, de leurs visages.

Il y a dans ce livre deux présences d'un poids parti-

* Traduit du portugais par Alice Raillard.

Page 12: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

culier. Deux faces inoubliables qui, parmi tant d'autres, retiennent notre attention, s'imposent à nous, admirables et émouvantes. L'une est la ville d'Alexandrie où Georges est né et où il a grandi, « beau jeune homme de dix- sept ans », avant de partir pour l'aventure unique de Paris - unique parce que définitive, toutes les autres n'étant que des options passagères. La seconde est Sarah, « ma petite mère ». Sarah, je l'ai connue dans l'île Saint-Louis : elle préparait des gourmandises pour son fils, se préoccupait de sa santé, faisait revivre les jours d'Alexandrie et la « tribu des cousins ».

La beauté du monde et une richesse humaine infinie commencent à s'affirmer au sein de cette extraordinaire famille où se bousculent les personnages les plus divers, tous passionnants : le grand-père Giuseppe, les oncles Avroum et Théophile, l'autre grand-père, bigame avec le consentement de sa première épouse: plutôt le voir bigame que mort assassiné! Ce ne sont pas là des récits pittoresques d'un auteur qui chercherait des effets faciles, mais des histoires où des figures vivantes, de chair et de sang, marquent ces pages dans lesquelles Georges nous dévoile les énigmes de son monde originel.

Alexandrie, Paris, et ensuite les patries et les pays innombrables où le trouvère, le vagabond errant chante sa chanson d'amour et de liberté. Citoyen du monde, il l'a parcouru les pieds nus, en simple compagnon, exempt de préjugés et de dogmes, fort dans la lutte contre l'oppression, l'injustice, la faim, contre la guerre. Tendre poète des ébats amoureux, des rencontres et des « désen- contres », de l'imprévu et de l'imprévisible, de l'éternité d'un temps éphémère - parfois les quelques heures d'un jour, et le souvenir indestructible.

Plus que les faits, les émotions sont le matériau de ces pages simples, insoucieuses de chronologie ou d'une ordonnance qui ne serait pas celle des sentiments ou du

Page 13: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

partage. Je ne connais personne comme Georges Mous- taki, sachant donner, prendre, aimer, sans les mesqui- neries usuelles engendrées par les obligations et les compromis.

Les émotions et les personnages. Nous entrons dans un univers riche et complexe d'hommes et de femmes qui, avec plus ou moins de relief, ont fait partie de la vie quotidienne - vie quotidienne presque toujours magique - du poète, et, d'une façon ou d'une autre, ont influencé son œuvre. Ici, une parenthèse pour rappeler que la création, chez lui, n'a pas reçu seulement l'in- fluence des êtres: également suggestive et puissante a été celle des villes et des lieux.

Parmi les personnages des pages de ce livre, certains portent des noms célèbres. Nous les rencontrons ici dégagés des apparences que donne la gloire pour ne garder d'eux que la mesure juste et le poids réel de leur valeur d'individus. Que ce soit Piaf, Jeanne Moreau, Brassens, Coluche - silhouette inoubliable -, Henry Miller, Albert Cossery, Vinicius de Moraes, Alexandra Stewart ou tant d'autres, certes, j 'ai été heureux de mieux les connaître, mais j'avouerai avoir été encore plus profondément touché par certaines figures, ano- nymes ou oubliées, dont l'humanité m'a enchanté et m'a ému. Je fais allusion au fabuleux Eugène, de l'île Saint- Louis, « vedette incontestée », et à Simone ou Jeannine, ses compagnes. Simone qui, au sortir de la vie d'Eugène, « l'infidèle qui ne la méritait pas », dans un geste théâtral, ouvre son corsage « pour montrer qu'avec une telle poitrine elle avait tous les hommes à ses pieds ». Jeannine qui l'enterra, vécut avec lui quinze ans « sans avoir connu un seul jour d'ennui » durant leur longue liaison. Je pense à la directrice de la prison de femmes de Ramleh. Ou à l'énigmatique Jeanne et à Germaine,

Page 14: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

sa gouvernante - ces pages saisissantes sur la visite de Georges à Jeanne, accompagné de Claire.

Les femmes peuplent ce livre et lui donnent une dimension poétique incomparable. Ce n'est pas par hasard que Catherine trace, avec esprit et justesse, le portrait du trouvère : « Tu es une institution publique », en un passage qui a les inflexions d'un poème libertin, ou épicurien.

Comment ne pas citer aussi la rencontre de Georges avec Ange Bastiani, alors que celui-ci n'était encore que Maurice Raphaël? Des souvenirs aussi bouillonnants de vie font de ce livre un petit chef-d'œuvre de sympathie et d'amour.

J'ai mentionné l'importance que certains lieux ont eue dans la vie et l'œuvre du compositeur (sur sa création musicale, il est extrêmement discret dans ces pages du souvenir, sans doute pour que sa gloire de vedette ne vienne pas recouvrir le simple trouvère) : je pense à Alexandrie, à l'Espagne, au Japon, à Venise, à San Francisco, à la ville de Bahia-de-Tous-les-Saints, à l'île Saint-Louis. Pour ce qui est de Bahia, je désire ajouter que, parmi les hommes les plus éminents et les plus populaires de notre ville, il en est qui arrivaient d'autres horizons et qui sont devenus bahianais dans l'âme - comme Pierre Verger, comme Carybé : Georges Moustaki est de ceux-là. En deux chansons de tendresse et de force, il a proclamé de par le monde les charmes et la magie de la ville de Bahia-de-Tous-les-Saints, elle aussi une de ses terres d'amour.

J'ai rencontré Georges Moustaki en diverses et loin- taines escales de nos incessantes pérégrinations d'hommes sans repos : « Quelquefois, pour m'endormir, je compte les pays que j'ai visités. » Mais c'est à Pedra do S al que j'aime me le rappeler, sur la plage d'Itapuan, à Bahia, dans une maison que Zélia et moi nous avons

Page 15: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

fait construire près de la mer, non loin de celle de Vinicius de Moraes - Georges, drapé dans une toile de bédouin, environné d'amis, apprenant à jouer de l'ac- cordéon. Les musiciens de Bahia venaient le voir. Les jeunes filles aussi.

Vêtu de blanc, comme un bon fils d'Oxalâ, le soir venu, le poète Georges Moustaki allait rendre visite à la mère de saint Menininha de Gantois, mère de bonté et de mystère.

J o r g e AMADO

Page 16: Les Filles de la mémoire : Souvenirs
Page 17: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Variations sur mon nom

A u lycée français d'Alexandrie mes condisciples me surnommaient « moustache », francisant involontai-

rement mon nom. Moustaki, nom commun devenu nom propre, très

répandu à Corfou, était probablement un sobriquet dési- gnant quelque ancêtre moustachu. Au temps où les îles Ioniennes faisaient partie du comté vénitien, on l'écrivait à l'italienne : Mustacchi.

Il se pourrait aussi qu'il dérive de moustos - le moût du raisin - avec le suffixe diminutif aki.

En Turquie, on retrouve également Moustaki parmi les dérivés de Mustapha (Mistiq', Mastiq, Mustaq'...).

Au Japon, les noms et les mots commencent ou finissent très souvent par aki, l'automne, ou ta-ki, l'abondance et l'énergie. Mous'taki dans sa consonance nippone serait un plat à base d'eau de riz, de poulet bouilli et de légumes, généreux et revigorant.

En arabe, moustaqui'm signifie celui qui est droit, au propre et au figuré.

A Asilah (Maroc) un groupe de musiciens gnaoua m'a appris que moustaqui est le nom d'un « royaume » - un mode - musical dont la couleur est le jaune.

A Québec, Max Gros-Louis, chef de la tribu des

Page 18: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Hurons, qui revenait de Laponie me rapporta qu'en esquimau moustaki veut dire « l'homme qui a du poil sur la figure ».

Mustacchi, Moustacchi, Moustachi, Mustaki, Mous- taqui, Moustaki... Peut-être est-ce aussi la raison que tant de pays où je suis accueilli, reconnaissant mon nom, je me retrouve chez moi lorsque je viens leur rendre visite.

En grec où l'on décline les noms propres, Moustaki est le génitif de Moustakis. Récemment, en établissant mon nouveau passeport le fonctionnaire du consulat de Grèce a transformé une fois de plus mon patronyme en y ajoutant l'« s » manquant.

Page 19: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Avroum

J E pense à l'oncle Avroum, mort depuis en Australie, de vieillesse, brisé sans doute par un exil insuppor-

table. Il a dû jusqu'à sa dernière heure ruminer inlas- sablement sa nostalgie d'Alexandrie.

Avroum, le seul de la famille qui ne m'ait pas fait la morale lorsque je fus surpris à quatorze ans avec quelques garnements de mon âge en train de griller nos premières Lucky Strike.

- Ne fume jamais... sans boire de café, m'avait sim- plement conseillé Avroum, ce sera meilleur...

Leçon de sagesse, philosophie du plaisir. Alexandrie comptait en ce temps-là un million d'ha-

bitants, un million de rhéteurs impénitents. Arabe, grecque, cosmopolite et polyglotte, refuge des nomades de la Méditerranée et des cinq continents, Alexandrie au cœur de l'histoire humaine et hors du temps, Alexan- drie, mon enfance et ma jeunesse.

Là s'enracinèrent au siècle dernier mes deux grands- pères.

Le paternel, Giuseppe, de souche corfiote, né à Constantinople, tailleur itinérant, maître ès confection de gilets brodés, succomba le premier au charme de l'accueil du peuple alexandrin.

Page 20: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Le maternel, Samuel, autre juif errant, était venu chercher asile à Alexandrie, après avoir échappé à un des rares pogroms qu'il y eut en Grèce.

Giuseppe me laisse le souvenir d'un homme grand, moustachu, chef de tribu paresseux et autoritaire, bra- connier expert et joueur de tric-trac invétéré.

C'était, m'a-t-on dit, un artisan génial que se dispu- taient les notables de la ville qui se piquaient d'élégance.

Il m'a légué son prénom * et donné pour père un modèle du genre : son fils Nessim. Giuseppe m'a porté chez le circonciseur lorsque j'avais huit jours et je l'aurais paraît-il inondé d'urine dans un réflexe de frayeur ou de révolte au moment du sacrifice.

J'ai moins connu mon grand-père maternel. Ayant fondé une famille à Alexandrie, Samuel eut l'imprudence de séduire une jeune fille du Caire dont les parents le contraignirent à l'épouser. Il dut s'exiler dans la capitale et y fonder un deuxième foyer, avec l'assentiment de sa première femme qui préféra qu'il soit bigame plutôt que trucidé par les frères vengeurs.

Fille de son premier mariage, Sarah, ma mère, était la cousine germaine de Nessim. Ils se connurent enfants et se marièrent adolescents. Ainsi nous étions tous cou- sins : mes parents, mes sœurs et moi, mes oncles et tantes et leur progéniture.

Dans cette smala de cousins, il y avait un éventail varié de conditions sociales. Fonctionnaire, artisan, commerçant, ouvrier, chacun avait dû commencer à travailler très tôt.

Mon père avait, à la force du poignet, monté une des plus belles librairies du Moyen-Orient, la « Cité du Livre ». Très jeune, j'y avais établi mon quartier général. J'y faisais mes devoirs, dévorais Babar et Zorro - avant

* Pour l'état civil, Giuseppe est mon premier prénom.

Page 21: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

au Palau un public plus amical. Prêt à donner de la voix dès qu'il reconnaît une chanson qu'il sait par cœur, il vient écouter, respirer un air de liberté que j'apporte d'outre-Pyrénées. Par ignorance du français, ou dépassée par la popularité des mes chansons, la censure tolère dans mon répertoire les couplets politisés - interdits à la radio - que m'ont inspirés les colonels grecs. Ils visent indirectement le régime du Caudillo. Les spectateurs ne s'y trompent pas. Ils réagissent avec un enthousiasme qu'ils n'ont pas l'occasion de témoigner à leurs chanteurs engagés contre le franquisme, contraints de se taire ou de s'exiler. Porté par l'ambiance, je franchis les limites de tolérance de la censure et me lance dans une chanson inédite qui contient la phrase « liberté ne se dit plus en espagnol ». Je le dis en français, mais tous comprennent. Y compris les censeurs. Cette bravade me vaut d'être désormais indésirable dans la Péninsule mais renforce mes liens avec mes auditeurs.

En réponse à cette mesure, j'aggrave mon cas. Je compose un flamenco où je rêve d'une Espagne sans Franco. Le chef d'État est agonisant. L'ambassade ibé- rique crie au sacrilège et demande à ma maison de disques de retirer l'enregistrement. On frise l'incident diplomatique. Radios et télévision françaises occultent la chanson. Seuls Philippe Bouvard et Jean-Pierre Elkab- bach, par espièglerie ou conviction, m'invitent, contre toute attente, à la chanter dans leurs émissions.

A l'expiration de Franco et du franquisme, je peux enfin renouer avec l'Espagne. Je franchis la frontière par la grande porte. Je suis attendu. A San Sebastian, première étape de la première tournée, le public envahit le fronton où se tient le spectacle. Lorsque je dis ma joie d'être à nouveau en Espagne, une voix m'inter- rompt... « Tu n'es pas en Espagne. Ici, c'est le pays basque, l'Euskadi. » Pour me le prouver, l'assemblée au

Page 22: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

grand complet se lève et entonne d'une seule voix, dans le même ton, avec une vigueur et une justesse impres- sionnantes, une vieille chanson basque... Elle veut ainsi me faire entendre sa langue et sa musique, illustration parfaite d'une culture que cinquante années de répression n'ont pu étouffer. Les rôles sont inversés. Les musiciens et moi posons nos instruments pour écouter cette aubade impromptue. L'émotion nous oblige à une longue pause avant de reprendre le cours du récital.

La suite du voyage sera une découverte de l'Espagne dont toutes les provinces se fondent dans le même art de vivre, de chanter et de danser sans pour autant renoncer à leur personnalité et leur différence. De capi- tales en pueblos, je retrouve ici et là d'anciens exilés que j'avais connus à Paris ou campant aux portes d'Irun ou de Donasti, dans l'attente de l'heure du retour. Ils me font les honneurs de leur patrie retrouvée, me donnant le sentiment d'être un ami en visite plutôt qu'un chanteur en tournée.

A l'automne 1982, je vais avec Paco Ibañez, Joan Manuel Serrat et Miguel Rio à Madrid soutenir la candidature du parti de Felipe Gonzalez lors des élec- tions qui officialiseront une Espagne sans Franco. Ensemble, nous chantons devant les six cent mille afi- cionados qui ont envahi le campus où a lieu le meeting. La chaleur et la qualité de l'ovation font dire à Felipe, avec une pointe d'envie, qu'il ne se serait jamais engagé dans la carrière politique s'il avait su jouer de la guitare.

Page 23: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Portugal

D EPUIS l'automne 1972, le Brésil a bouleversé mon univers musical. A son contact, je découvre un

monde de pulsations joyeuses, de mélodies solaires, de poésies simples, profondes, populaires. Mon accompa- gnement orchestral s'enrichit de percussions tropicales et d'instruments exotiques, la bossa-nova s'insinue dans les airs que j'invente. J'apprends le portugais pour converser avec mes nouveaux amis lorsque je vais les retrouver sur les plages d'Ipanema ou les ruelles de Salvador.

D'un séjour au Brésil en 1974, je ramène dans mes bagages une nouvelle chanson de Chico Buarque. Un fado brésilien qui raconte la colonisation portugaise cinq siècles auparavant. Le thème est encore d'actualité. Le Portugal impérial survit toujours en Afrique. Chico me confie l'adaptation des paroles en français. Je peine sur ma copie pour essayer de ne pas trahir l'original (tra- duttore, traditore?). L'Histoire vient à mon secours. Le 25 avril de cette année-là, l'armée coloniale portugaise fleurit d'oeillets rouges les canons des fusils et se révolte contre la dictature de Caetano, héritier de Salazar. Le peuple fait cause commune avec les militaires. Sans une goutte de sang, avec comme signal de ralliement une

Page 24: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

chanson de José Afonso, les putschistes instaurent la démocratie. Les années de répression s'écroulent sous la brassée de fleurs. La télévision montre les images his- toriques. Je décide d'écrire, sur la musique de Chico Buarque, un texte pour célébrer l'événement, un hymne à la révolution des œillets, un chant d'espoir pour les Grecs et les Espagnols qui vivent à l'heure de Papado- poulos et du Caudillo. Les images de la télévision deviennent les paroles de la chanson. Un ami portugais, déserteur de l'armée de l'air lusitanienne exilé en Algérie, entend le message et m'invite à l'accompagner quand il rentrera au pays.

De l'Algarve à Porto en passant par Lisbonne, le Portugal est en liesse. J'écoute les discussions politiques d'un peuple qui a retrouvé son droit à la parole. A chaque halte, nous offrons un concert sauvage, dans les théâtres, réfectoires d'usine, campus, chapiteaux. En échange nous recevons des abraços carinhosos et un déluge de vinho verde. A la fin d'un spectacle à l'uni- versité de Coimbra, un groupe d'étudiants vient m'an- noncer la déconfiture des colonels en Grèce. Nous fêtons la nouvelle jusqu'à l'aube, jusqu'au moment de quitter le Portugal, saudade au cœur, un œillet rouge entre les dents. Je sais déjà que mon prochain voyage me portera à Athènes.

Page 25: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Japon

J USQU'À ce que j'atterrisse à Tokyo un matin de printemps, saison des cerisiers en fleur, le Japon est

pour moi un vague petit pays surpeuplé, expert dans l'art de copier - et de surpasser - la civilisation tech- nologique occidentale, où les vaincus d'Hiroshima s'ali- gnent sur les valeurs de leur vainqueur en abandonnant leurs traditions et leur spiritualité. Je ne me sens aucune attirance pour leur rigidité victorienne, les courbettes obséquieuses, le self-control permanent, l'efficacité, la ponctualité à tout prix.

Accueilli par des monceaux de fleurs, de gracieuses petites Nippones tenant des pancartes de bienvenue, veillé nuit et jour par un interprète, emporté dans une limousine jusqu'au palace gigantesque où m'attendent la masseuse et l'acupuncteur chargés de m'aider à me remettre de la fatigue du voyage, couvert de cadeaux, j'entre dans un bain de suavité, charmé par la perfection des lois de l'hospitalité japonaise.

Mes préjugés fondent. Ils s'inversent même pendant mon séjour. Mon expérience du Japon me fait dire qu'on a su y spiritualiser la technologie. Son art de la copie est une transcendance de l'original.

La virtuosité gestuelle des Japonais quand ils embal-

Page 26: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

lent un objet, découpent le poisson cru, font des trous dans les tickets de métro ou assemblent des fleurs en bouquet, a la précision des arts martiaux. Leur politesse excessive leur permet de se mouvoir en foule sans bous- culade. Derrière le sourire impassible, une gentillesse vraie.

Les rapports amoureux au Japon échappent à nos concepts latins et occidentaux. L'art de la provocation, de l'esquive, de la soumission feinte ou vraie, la séduction d'un sourire à peine esquissé déconcertent. Les Nippones friponnes manient aussi bien la patience que l'esprit d'initiative. Leurs raffinements divers sont une quintes- sence d'érotisme.

Dans la tournée-marathon que je fais au Japon, grâce à la compétence de l'équipe technique japonaise, les voyages deviennent moins pénibles et les concerts moins épuisants. Loges carrelées de tatamis, massages et thé vert à la pause, visite d'un temple bouddhiste pour couper la route, délices de la gastronomie nippone, ivresse bien- faisante du saké chaud.

Dans le train qui nous mène d'une ville à l'autre, Akila, l'éclairagiste, me propose une partie de go - un jeu d'origine chinoise très prisé au Japon dont je ne connais que les balbutiements. Il me dépasse de plusieurs dan * Mais il se comporte en partenaire plutôt qu'en adversaire et fait en sorte que l'échange soit intéressant malgré la différence de niveau. Très sérieusement, il note tous les mouvements. En jouant régulièrement avec lui, je fais des progrès. Je commence à briguer la victoire. Pour me stimuler, je suggère un enjeu : si je gagne, j'aurai son sac de voyage en cuir. Il accepte en souriant. Il sait qu'il ne risque rien. En effet, je quitterai le Japon sans l'avoir jamais battu.

* Degré de qualification dans les arts martiaux.

Page 27: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Au moment de prendre l 'avion pour rent rer en Europe, parmi les cadeaux d ' au revoir que nous appor tent les techniciens de la tournée, il y a un rouleau de feuillets soigneusement enrubanné. Ce sont toutes les part ies de go qu 'Aki la a notées, accompagnées d 'une let t re : « C h e r Moustaki-san, en relisant ces feuillets vous vous rendrez compte que vous avez beaucoup évolué dans la technique du go. Je suis heureux et fier d 'y avoir contribué. P a r bonheur, vous n 'avez pas réussi à me ba t t re car le sac ne m'appar tena i t pas. Il est à mon frère qui me l 'avait prêté pour le voyage. Sayonara. Votre ami, Akila. »

Une des rares fois où il y eut une bavure dans l'or- ganisation d 'une émission de radio à Tokyo, je me laissai aller à des réflexions violentes. Le responsable garda tout son sang-froid et un sourire conciliant face à mon agres- sivité. Je finis par me sentir ridicule. Conscient d 'avoir exagéré, je demandai à mon interprète de lui t ransmet t re mes excuses. La réponse fut : « Moustaki-san a raison, nous sommes en faute puisque nous l 'avons mis en colère. Qu' i l veuille bien nous pardonner. » Je crus à de l'ironie. « Nous n'avons pas le sens de l ' humour pour nous per- met t re d 'ê t re ironique », me dé t rompa l ' interprète.

Je ne nie pas qu'il y ait un Japon violent, répressif, autoritaire. L'histoire du pays, ses institutions le prouvent. Chaque cellule familiale perpétue le code coercit if de la vie sociale. La compétit ivité ouvre parfois la porte à toutes les cruautés. Le suicide est une al ternat ive fré-

quente à la honte et à l 'échec. Mais eu égard à la quali té d 'honorable gai j in (étran-

ger), le Japon ne m'a montré que la quali té de son savoir- vivre.

Page 28: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Brésil

u N ami m'offre pour mes vingt-cinq ans Mar morto,

un des premiers romans de Jorge Amado, en prophéti- sant : « Ça t'inspirera sûrement une chanson. » L'écrivain m'est inconnu, le Brésil étranger et Bahia un point sur une carte. Il faudra une décennie pour que se tissent mes liens d'amitié avec les trois et que naisse la chanson.

Nous sommes au Griffin's à Genève. Je dîne avec mes musiciens après le tour de chant. Elle vient s'inviter à notre table.

« Je m'appelle Véra. - Vous êtes suissesse? - Non, brésilienne. - Du pays de Jorge Amado! - Je suis sa nièce... » La coïncidence est troublante, la jeune fille aussi. « Emmenez-moi le rencontrer. - Quand vous voudrez... » Projet sans lendemain. Véra reste étudier en Suisse,

je continue ma tournée.

Entre Buenos Aires et New York, je fais escale à Rio pour participer au festival de la Musique populaire. Au

Page 29: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

milieu de la foule de chanteurs qui envahit le Copaca- bana Palace, je tombe nez à nez avec Véra. Quel hasard!

« Un hasard logique, reprend-elle. Je suis d'ici, tu l'as oublié?

- Nous irons à Bahia? - Nous irons... mais je veux d'abord que tu connaisses

Rio, c'est chez moi, je suis carioca. » Pendant les dix jours que dure le festival, Véra me

fait vivre à l'heure de sa ville, illuminée, éclatante de folies, de violence et de gaieté. La végétation tropicale vient cogner jusqu'aux portes des gratte-ciel. La musique est reine, le rythme est partout, dans la boîte d'allumettes qu'agitent les gamins, le coup de klaxon de l'automobi- liste impatient, le déhanchement des garotas d'Ipanema, les tambours des écoles de samba qui répètent toute l'année les airs du prochain carnaval. Nous partageons les nuits de veille et les petits jours torrides, dans une débauche de caipirinha et maconha, soutenus par les vitaminas, potions magiques faites d'un mélange de tous les fruits du Brésil, revivifiés par la furie des vagues de l'océan. Véra me guide, m'explique, me promène de favelas misérables en résidences aristocra- tiques - déshérités et nantis se partagent les plus beaux sites de la ville. Elle m'aide à comprendre le gazouillis mélodieux du parler carioca et les chansons de mes confrères brésiliens, Nara Leão, Chico Buarque, Elis Regina, Jorge Ben, Gilberto Gil, qui me les révèlent. Le festival reprend son sens originel et devient une fête ininterrompue.

Bahia de tous les saints, toutes les races et toutes les couleurs, « où tous les Blancs sont un peu nègres et tous les Noirs un peu docteurs », chante Dorival Caymmi, poète de Bahia l'Africaine, la Portugaise, première capi-

Page 30: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

tale du Brésil, ville mère du Nordeste, Bahia sensuelle et mystique, opulente et misérable, cité de São Salvador et de Jorge Amado.

Bahia paraît tranquille et provinciale après l'étourdis- sement de Rio. Véra n'a pas pu m'accompagner - il ne faut pas trop demander au hasard. L'avion s'est posé dans un aéroport de poupée, entouré de cocotiers. Une foule débonnaire se précipite vers les voyageurs. Tout le monde a l'air de se connaître, s'étreint, s'embrasse. J'ai l'impression d'être le seul étranger.

Je suis pourtant bel et bien attendu. Bahia, terre de miracles, m'a préparé une réception digne de sa légende. Jorge Amado et Zélia sa compagne, prévenus par quelque divinité - ou vraisemblablement par Véra - de mon arrivée, m'ont envoyé un émissaire chargé de me conduire jusqu'à eux. Dans leur maison de Rio Vermelho, ils m'accueillent comme le fils prodigue. Ma chambre est prête, la table est mise, les amis affluent, la réalité dépasse mes rêves.

Me voyant surpris par ces débordements affectueux, Jorge me confie que sa famille et lui comptent parmi mes fans les plus fidèles et qu'il avait été touché d'ap- prendre par Véra que j'étais un de ses lecteurs. Il souhaitait depuis longtemps ma visite à Bahia. Hommage plein de tendresse et de modestie du romancier vagabond au métèque errant.

Je ne pourrais pas dire si Jorge Amado est né de Bahia ou s'il l'a enfantée. Il en connaît les moindres recoins. Il l'a glorifiée dans ses récits, emportée dans ses exils. Lorsque nous flânons dans les quartiers populaires, ce n'est pas l'écrivain célèbre que l'on salue, c'est le confident qui sait les histoires intimes de chacun et les raconte mieux que personne. En sa compagnie, les portes s'ouvrent, les visages s'éclairent, les jeunes filles font la roue, les vendeurs à la sauvette lui font des offrandes,

Page 31: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

les musiciens des rues improvisent des couplets à sa louange. Jorge accepte tout cela avec simplicité et gra- titude. Il doit sa gloire au peuple de Bahia qui l'a nourri de ses légendes, de ses exploits quotidiens pour vaincre la misère, l'océan, l'oppression avec une joie de vivre inaltérable.

Sa maison de Rio Vermelho est à la fois l'agora et le sanctuaire. C'est un défilé de personnages variés et pas- sionnants, dans un tumulte de cris, discussions enjouées et éclats de rire, au milieu duquel Jorge trouve le loisir de poursuivre son œuvre gigantesque. Être dans l'univers des Amado, c'est se découvrir une multitude de compères ouverts à toutes les réjouissances, passer de plain-pied d'un repas pantagruélique à la ferveur d'une cérémonie du candomblé, syncrétisme pagano-chrétien qui tient lieu de code moral à tout bon Bahianais, et finir dans un coupe-gorge où la musique, la cachaça et les accortes mulâtresses vous tiennent éveillé jusqu'à l'aube.

A l'autre bout de la ville, à Itapuan, vit un Bahianais d'adoption, illustre par ses chansons, ses conquêtes amou- reuses et son goût pour le whisky. Diplomate en rupture d'ambassade, il a préféré la poésie au protocole. C'est Son Excellence de Moraes, qu'on appelle familièrement Vinicius. Nous nous étions connus à Paris où il faisait découvrir la bossa-nova aux spectateurs du théâtre du Ranelagh. Il m'invite à croiser la guitare avec ses musi- ciens dans la villa au bord de la mer où il prépare son prochain spectacle. Les répétitions sont un prétexte à sérénades et festins. Les pêcheurs fournissent le poisson et les crustacés, les baigneuses désertent les vagues pour entrer dans la danse. Dans cette ambiance de carnaval permanent, Vinicius met la dernière main à ses nouvelles poésies.

Page 32: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

C'est chez lui que je fais la connaissance d'Alexandra Stewart, la plus brésilienne des actrices franco-cana- diennes. Avec trois mots de portugais, beaucoup de culot et un charme irrésistible, elle explore Bahia pavé par pavé.

Elle me propose de m'emmener partager ses décou- vertes. Avec deux heures de retard sur le rendez-vous prévu, je la vois sortir d'une petite Volkswagen.

« Je ne trouvais pas de taxi, j'ai dû faire du stop, s'excuse-t-elle d'une voix haletante. Viens vite, ne dis rien... »

Lorsque j'entre dans la voiture, j'ai du mal à retenir une exclamation. Une variété de grenades et de revolvers jonche le plancher. Le conducteur les pousse du pied pour faire de la place comme s'il s'agissait d'objets anodins. Pendant le trajet, il se montre d'une grande civilité, s'arrêtant pour nous désaltérer d'une eau de coco, n'hésitant pas à faire un détour pour nous montrer tel quartier pittoresque... Parvenus à destination, il pro- pose même de nous attendre pour nous ramener. Alexan- dra, sourire figé, refuse poliment. Moi je bondis hors de la voiture, impatient de m'éloigner de cet arsenal roulant et de poser des questions sur notre étrange chauffeur.

Rassurée d'être arrivée à bon port, Alexandra retrouve son insouciance pour me raconter que cet homme si prévenant est Mariel Marisco, chef des Escadrons de la Mort, évadé de la prison où on l'avait jeté pour les meurtres perpétrés par ses sbires, et recherché par toutes les polices. En galant Bahianais, il n'avait pas résisté à la séduction d'une belle auto-stoppeuse.

C'est peut-être ce genre d'imprudence qui lui valut, quelques semaines plus tard, d'être repris et exécuté.

Page 33: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Jorge me suggère de visiter Itaparica, une île au large de São Salvador. Là, dans une nature inviolée, à l'écart des maisons de pêcheurs et des palais coloniaux en ruine, s'est réfugiée une population de robinsons nostalgiques.

Au bout d'un sentier à peine praticable à pied d'homme, j'aperçois une jolie négresse, véritable princesse afri- caine, qui tire l'aiguille en fredonnant une berceuse à son enfant. Une dentelle mousseuse naît de ses doigts. Elle pose son ouvrage pour me souhaiter la bienvenue. Impressionné par la finesse de ses travaux, je lui demande si je peux lui acheter une chemise. « Elle ne vous irait pas. J'en ferai une spécialement pour vous », propose-t-elle. Je lui décline ma profession en précisant que je dois bientôt rentrer en France et qu'elle n'aurait pas le temps de me la livrer. « Je vous l'enverrai ou que vous soyez, vous la mettrez pour chanter et vous penserez à moi. » J'ai du mal à imaginer que du fond de cette jungle elle puisse me faire parvenir quoi que ce soit.

Deux mois plus tard, le jour précis où je débute à l'Olympia, je reçois, avec une ponctualité royale, le cadeau de la dentellière d'Itaparica.

En quelques jours à Bahia, je deviens, selon l'ex- pression de Vinicius, bahiano do coração, un citoyen de la ville aux trois cent soixante-cinq églises, un familier du Mercado Modelo où, dès qu'ils m'aperçoi- vent, les marchands d'instruments jouent mes refrains sur un rythme de frevo, un habitué des bouis-bouis du Pelourinho, un amoureux de Yemanjâ, déesse des flots. Mãi Menininha de Gantois, grande prêtresse du can- domblé, me consacre fils d'Oxalá, le Messie afro-bré- silien - en signe d'allégeance, je me vêts de blanc en toutes occasions solennelles. Les négresses d'Amaralina

Page 34: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

me nourrissent d'acarajés et de vatapá, les footballeurs de la plage m'intègrent à leur équipe, les sirènes me comblent de délices dans le Jardim d'Alá, oasis des amants...

Lorsque je reprends l'avion du retour, je me retrouve de nouveau seul. Jorge et Zélia ne m'ont pas accom- pagné. « Nous irons à l'aéroport te chercher quand tu reviendras, pas pour te voir t'en aller. » C'est une manière amicale de bouder mon départ. Nous nous sommes séparés sur le seuil de leur paradis de Rio Vermelho. Ils ont glissé dans mes bagages une variété de fruits, une bouteille de cachaça, un hamac et mille gris-gris pour que j'emporte un peu de leur Bahia. En me conduisant vers l'aéroport de poupée, Aurélio, le factotum de Jorge, me dit avec commisération : « Comment peux-tu quitter cette terre, tu ne trouveras rien de mieux dans le reste du monde! » Il y est né, n'en a jamais bougé, mais il est sûr de ce qu'il affirme. Je suis prêt à le croire.

Page 35: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Soliloque

s UR mon promontoire de chanteur, je suis un spec- tateur privilégié. Le silence, les sourires et les

clameurs qui me répondent sont l'écho anachronique de mes émotions passées.

Infirmier de la détresse ordinaire, l'homme qui, sous les projecteurs, souffre, exulte, murmure, grimace, divertit, porte la croix terriblement banale des désem- parés qui l'écoutent.

Il se drogue de stupéfiant, d'alcool, de vanité, de caprices, d'amitiés suspectes, d'amours specta- culaires, de décorations usurpées - laquelle ne l'est pas ? -, de confessions larmoyantes, de rires tonitruants. Il y puise la force de perpétuer l'imposture. « Il faut être ivre! », écrivait Baudelaire, crie Reggiani à qui on ne peut jamais arracher un sourire de circons- tance.

Les héros, les génies meurent très jeunes. Les autres survivent au prix de toutes les compromissions.

Les bateleurs politiques promettent le salut et rassis- sent leur âme. Ils installent le trône de leur pouvoir sur des cadavres inertes ou vivants. Ils doivent quelquefois à la grandeur tragique de leur destinée de ne pas mourir ridiculement vieux et usés.

Page 36: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Il n'y a qu'entre les lignes que l'on puisse lire la véritable histoire.

La mienne, commencée à Alexandrie, repose dans le linceul de mon enfance. Je la ressuscite parfois dans les volutes de la fumée d'un narguilé, le paysage que forme le marc au fond d'une tasse de café turc, le regard d'une belle houri égyptienne entrevue dans un aéroport... lorsque me vient une pensée pour Sarah, ma petite mère, ma douce patrie.

Page 37: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Cher Alain

J E vous confie mes « filles de la mémoire ». Elles m'ont tenu compagnie tout l'été dans l'île Saint-Louis

déserte. Avec elles j'ai conjugué mon passé au présent avec une délicieuse nostalgie. Maintenant, je dois les quit- ter pour courir les filles de l'aventure. Le taxi m'attend. L'avion doit m'emmener là où je n'ai pas encore vécu.

Je vais à la rencontre des inconnues du bout de la terre, amantes d'un soir, vêtues, coiffées, parées, pour le rendez-vous que je leur donne, venues seules, ou accom- pagnées d'un mari complaisant, écouter l'amour que je leur chante, à défaut de pouvoir toutes les étreindre et les aimer; des couples venus se baigner, s'enlacer dans la musique et l'obscurité; des amis éparpillés, mes frères adoptifs, mes familles occasionnelles.

C'est pour les retrouver que je me jette - avec mes musiciens et Marta notre égérie - dans la course de fond du chanteur solitaire sur les chemins du monde, dans la routine des autoroutes et des aéroports, d'hôtel en hôtel, de théâtre en chapiteau, fourbu par les kilo- mètres, les changements de fuseaux horaires, de nour- riture, de décor. Le spectacle est sur scène, dans la salle, dans la rue, dans la vie. Il est exaltant, épuisant, per- manent.

Page 38: Les Filles de la mémoire : Souvenirs

Il manque beaucoup de couplets à ces souvenirs. Je profiterai de l'été prochain, du prochain entracte, pour dérouler les fils de ma mémoire.

En toute amitié

Giuseppe MUSTACCHI dit Georges MOUSTAKI

Ile Saint-Louis, novembre 1988

Page 39: Les Filles de la mémoire : Souvenirs
Page 40: Les Filles de la mémoire : Souvenirs