895
FIODOR DOSTOÏEVSKI LES FRÈRES KARAMAZOV

Les frères Karamazov - bibebook.com · FIODOR DOSTOÏEVSKI LES FRÈRES KARAMAZOV Traduit par Henri Mongault Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-0379-4 BIBEBOOK

Embed Size (px)

Citation preview

  • FIODOR DOSTOEVSKI

    LES FRRESKARAMAZOV

  • FIODOR DOSTOEVSKI

    LES FRRESKARAMAZOV

    Traduit par Henri Mongault

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-0379-4

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

    http://www.bibebook.comhttp://www.bibebook.com
  • propos de Bibebook :Vous avez la certitude, en tlchargeant un livre sur Bibebook.com de

    lire un livre de qualit :Nous apportons un soin particulier la qualit des textes, la mise

    en page, la typographie, la navigation lintrieur du livre, et lacohrence travers toute la collection.

    Les ebooks distribus par Bibebook sont raliss par des bnvolesde lAssociation de Promotion de lEcriture et de la Lecture, qui a commeobjectif : la promotion de lcriture et de la lecture, la diffusion, la protection,la conservation et la restauration de lcrit.

    Aidez nous :Vous pouvez nous rejoindre et nous aider, sur le site de Bibebook.

    http ://www.bibebook.com/joinusVotre aide est la bienvenue.

    Erreurs :Si vous trouvez des erreurs dans cette dition, merci de les signaler :

    [email protected]

    Tlcharger cet ebook :

    http ://www.bibebook.com/search/978-2-8247-0379-4

    http://www.bibebook.com/http://www.bibebook.com/joinusmailto:[email protected]://www.bibebook.com/search/978-2-8247-0379-4
  • Credits

    Sources : Gallimard Bibliothque lectronique du Qubec

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

  • LicenceLe texte suivant est une uvre du domaine public ditsous la licence Creatives Commons BY-SA

    Except where otherwise noted, this work is licensed under http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/

    Lire la licence

    Cette uvre est publie sous la licence CC-BY-SA, ce quisignifie que vous pouvez lgalement la copier, la redis-tribuer, lenvoyer vos amis. Vous tes dailleurs encou-rag le faire.

    Vous devez attribuer luvre aux diffrents auteurs, ycompris Bibebook.

    http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/fr/
  • Anna Grigorievna Dostoevski.

    En vrit, en vrit, je vous le dis, si le grain de bl tomb en terre nemeurt pas,

    Il demeure seul ; mais sil meurt, il porte beaucoup de fruit.Jean, XII, 24, 25.(Trad. Crampon.)

    n

    1

  • Prface

    E biographie de mon hros, Alexi Fiodorovitch,jprouve une certaine perplexit. En effet, bien que je lap-pelle mon hros, je sais quil nest pas un grand homme ; aussiprvois-je fatalement des questions de ce genre : En quoi Alexi Fio-dorovitch est-il remarquable, pour avoir t choisi comme votre hros ?Qua-t-il fait ? De qui est-il connu et pourquoi ? Ai-je une raison, moi lec-teur, de consacrer mon temps tudier sa vie ?

    La dernire question est la plus embarrassante, car je ne puis quy r-pondre : Peut-tre ; vous le verrez vous-mme dans le roman. Maissi on le lit sans trouver mon hros remarquable ? Je dis cela, malheureu-sement, car je prvois la chose. mes yeux, il est remarquable, mais jedoute fort de parvenir convaincre le lecteur. Le fait est quil agit, assu-rment, mais dune faon vague et obscure. Dailleurs, il serait trange, notre poque, dexiger des gens la clart ! Une chose, nanmoins, esthors de doute : cest un homme trange, voire un original. Mais loin deconfrer un droit lattention, ltranget et loriginalit nuisent, surtoutquand tout le monde sefforce de coordonner les individualits et de d-gager un sens gnral de labsurdit collective. Loriginal, dans la plupartdes cas, cest lindividu qui se met part. Nest-il pas vrai ?

    2

  • Les frres Karamazov Chapitre

    Au cas o quelquun me contredirait sur ce dernier point, disant : cenest pas vrai ou ce nest pas toujours vrai , je reprends courage ausujet de la valeur de mon hros. Car non seulement loriginal nest pastoujours lindividu qui se met part, mais il lui arrive de dtenir laquintessence du patrimoine commun, alors que ses contemporains lontrpudi pour un temps.

    Dailleurs, au lieu de mengager dans ces explications confuses et d-nues dintrt, jaurais commenc tout simplement, sans prface, simon uvre plat, on la lira mais le malheur est que, pour une biogra-phie, jai deux romans. Le principal est le second : il retrace lactivit demon hros lpoque prsente. Le premier se droule il y a treize ans ; vrai dire ce nest quun moment de la premire jeunesse du hros ; il estnanmoins indispensable, car, sans lui, bien des choses resteraient incom-prhensibles dans le second. Mais cela ne fait quaccrotre mon embarras :si moi, biographe, je trouve quun roman et suffi pour un hros aussi mo-deste, aussi vague, comment me prsenter avec deux et justifier une telleprtention ?

    Dsesprant de rsoudre ces questions, je les laisse en suspens. Na-turellement, le lecteur perspicace a dj devin que tel tait mon but dsle dbut, et il men veut de perdre un temps prcieux en paroles inutiles. quoi je rpondrai que je lai fait par politesse, et ensuite par ruse, afinquon soit prvenu. Au reste, je suis bien aise que mon roman se partagede lui-mme en deux crits tout en conservant son unit intgrale ;aprs avoir pris connaissance du premier, le lecteur verra lui-mme silvaut la peine daborder le second. Sans doute, chacun est libre ; on peutfermer le livre ds les premires pages du premier rcit pour ne plus lerouvrir. Mais il y a des lecteurs dlicats qui veulent aller jusquau bout,pour ne pas faillir limpartialit ; tels sont, par exemple, tous les cri-tiques russes. On se sent le cur plus lger vis--vis deux. Malgr leurconscience mthodique, je leur fournis un argument des plus fonds pourabandonner le rcit au premier pisode du roman. Voil ma prface finie.Je conviens quelle est superflue ; mais, puisquelle est crite, gardons-la.

    Et maintenant, commenons.LAuteur.

    3

  • Les frres Karamazov Chapitre

    n

    4

  • I

    Livre premierHistoire dune famille

    5

  • CHAPITRE I

    Fiodor Pavlovitch Karamazov

    A F K tait le troisime fils dun pro-pritaire foncier de notre district, Fiodor Pavlovitch, dont lamort tragique, survenue il y a treize ans, fit beaucoup de bruit enson temps et nest point encore oublie. Jen parlerai plus loin et me bor-nerai pour linstant dire quelques mots de ce propritaire , comme onlappelait, bien quil net presque jamais habit sa proprit . FiodorPavlovitch tait un de ces individus corrompus en mme temps quineptes type trange mais assez frquent qui sentendent uniquement soi-gner leurs intrts. Ce petit hobereau dbuta avec presque rien et sacquitpromptement la rputation de pique-assiette : mais sa mort il possdaitquelque cent mille roubles dargent liquide. Cela ne lempcha pas dtre,sa vie durant, un des pires extravagants de notre district. Je dis extrava-gant et non point imbcile, car les gens de cette sorte sont pour la plupartintelligents et russ : il sagit l dune ineptie spcifique, nationale.

    Il fut mari deux fois et eut trois fils ; lan, Dmitri, du premier lit, et

    6

  • Les frres Karamazov Chapitre I

    les deux autres, Ivan et Alexi , du second. Sa premire femme apparte-nait une famille noble, les Mioussov, propritaires assez riches du mmedistrict. Comment une jeune fille bien dote, jolie, de plus vive, veille,spirituelle, telle quon en trouve beaucoup parmi nos contemporaines,avait-elle pu pouser pareil cervel , comme on appelait ce tristepersonnage ? Je crois inutile de lexpliquer trop longuement. Jai connuune jeune personne, de lavant-dernire gnration romantique , qui,aprs plusieurs annes dun amour mystrieux pour un monsieur quellepouvait pouser en tout repos, finit par se forger des obstacles insurmon-tables cette union. Par une nuit dorage, elle se prcipita du haut dunefalaise dans une rivire rapide et profonde, et prit victime de son imagi-nation, uniquement pour ressembler lOphlie de Shakespeare. Si cettefalaise, quelle affectionnait particulirement, et t moins pittoresqueou remplace par une rive plate et prosaque, elle ne se serait sans doutepoint suicide. Le fait est authentique, et je crois que les deux ou trois der-nires gnrations russes ont connu bien des cas analogues. Pareillement,la dcision que prit Adlade Mioussov fut sans doute lcho dinfluencestrangres, lexaspration dune me captive. Elle voulait peut-tre affir-mer son indpendance, protester contre les conventions sociales, contrele despotisme de sa famille. Son imagination complaisante lui dpeignit pour un court moment Fiodor Pavlovitch, malgr sa rputation depique-assiette, comme un des personnages les plus hardis et les plus ma-licieux de cette poque en voie damlioration, alors quil tait, en toutet pour tout, un mchant bouffon. Le piquant de laventure fut un en-lvement qui ravit Adlade Ivanovna. La situation de Fiodor Pavlovitchle disposait alors de semblables coups de main : brlant de faire sonchemin tout prix, il trouva fort plaisant de sinsinuer dans une honntefamille et dempocher une jolie dot. Quant lamour, il nen tait questionni dun ct ni de lautre, malgr la beaut de la jeune fille. Cet pisodefut probablement unique dans la vie de Fiodor Pavlovitch, toujours grandamateur du beau sexe, toujours prt saccrocher nimporte quelle jupe,pourvu quelle lui plt : cette femme, en effet, nexera sur lui aucun at-trait sensuel.

    1. Jean et Alexis.

    7

  • Les frres Karamazov Chapitre I

    Adlade Ivanovna eut tt fait de constater quelle nprouvait que dumpris pour son mari. Dans ces conditions, les suites du mariage ne sefirent pas attendre. Bien que la famille et assez vite pris son parti delvnement et remis sa dot la fugitive, une existence dsordonne etdes scnes continuelles commencrent. On rapporte que la jeune femmese montra beaucoup plus noble et plus digne que Fiodor Pavlovitch, quilui escamota ds labord, comme on lapprit plus tard, tout son capitalliquide, vingt-cinq mille roubles, dont elle nentendit plus jamais parler.Pendant longtemps il mit tout en uvre pour que sa femme lui transmt,par un acte en bonne et due forme, un petit village et une assez belle mai-son de ville, qui faisaient partie de sa dot. Il y serait certainement parvenu,tant ses extorsions et ses demandes effrontes inspiraient de dgot lamalheureuse que la lassitude et pousse dire oui. Par bonheur, la fa-mille intervint et refrna la rapacit du mari. Il est notoire que les pouxen venaient frquemment aux coups, et on prtend que ce nest pas FiodorPavlovitch qui les donnait, mais bien Adlade Ivanovna, femme empor-te, hardie, brune irascible, doue dune tonnante vigueur. Elle finit parsenfuir avec un sminariste qui crevait de misre, laissant sur les bras, son mari, un enfant de trois ans, Mitia . Le mari sempressa dinstal-ler un harem dans sa maison et dorganiser des soleries. Entre-temps, ilparcourait la province, se lamentant tout venant de la dsertion dAd-lade Ivanovna, avec des dtails choquants sur sa vie conjugale. On auraitdit quil prenait plaisir jouer devant tout le monde le rle ridicule demari tromp, dpeindre son infortune en chargeant les couleurs. Oncroirait que vous tes mont en grade, Fiodor Pavlovitch, tant vous parais-sez content, malgr votre affliction , lui disaient les railleurs. Beaucoupajoutaient quil tait heureux de se montrer dans sa nouvelle attitude debouffon, et qu dessein, pour faire rire davantage, il feignait de ne pasremarquer sa situation comique. Qui sait, dailleurs, peut-tre tait-ce desa part navet ? Enfin, il russit dcouvrir les traces de la fugitive. Lamalheureuse se trouvait Ptersbourg, o elle avait achev de smanci-per. Fiodor Pavlovitch commena sagiter et se prpara partir dansquel dessein ? lui-mme nen savait rien. Peut-tre et-il vraiment fait le

    2. Diminutif de Dmitri (Dmtrius).

    8

  • Les frres Karamazov Chapitre I

    voyage de Ptersbourg, mais, cette dcision prise, il estima avoir le droit,pour se donner du cur, de se soler dans toutes les rgles. Sur ces en-trefaites, la famille de sa femme apprit que la malheureuse tait mortesubitement dans un taudis, de la fivre typhode, disent les uns, de faim,prtendent les autres. Fiodor Pavlovitch tait ivre lorsquon lui annonala mort de sa femme ; on raconte quil courut dans la rue et se mit crier,dans sa joie, les bras au ciel : Maintenant, Seigneur, tu laisses aller Ton ser-viteur . Dautres prtendent quil sanglotait comme un enfant, au pointquil faisait peine voir, malgr le dgot quil inspirait. Il se peut fortbien que lune et lautre version soient vraies, cest--dire quil se rjouitde sa libration, tout en pleurant sa libratrice. Bien souvent les gens,mme mchants, sont plus nafs, plus simples, que nous ne le pensons.Nous aussi, dailleurs.

    n

    3. Luc, II, 29.

    9

  • CHAPITRE II

    Karamazov se dbarrasse deson premier fils

    O figurer quel pre et quel ducateur pouvait tre un telhomme. Comme il tait prvoir, il dlaissa compltement len-fant quil avait eu dAdlade Ivanovna, non par animosit ou parrancune conjugale, mais simplement parce quil lavait tout fait oubli.Tandis quil excdait tout le monde par ses larmes et ses plaintes et faisaitde sa maison un mauvais lieu, le petit Mitia fut recueilli par Grigori , unfidle serviteur ; si celui-ci nen avait pas pris soin, lenfant naurait peut-tre eu personne pour le changer de linge. De plus, sa famille maternelleparut loublier. Son grand-pre tait mort, sa grand-mre, tablie Mos-cou, trop souffrante, ses tantes staient maries, de sorte que Mitia dutpasser presque une anne dans le pavillon o habitait Grigori. Dailleurs,

    1. Grgoire.

    10

  • Les frres Karamazov Chapitre II

    si son pre stait souvenu de lui (au fait il ne pouvait ignorer son exis-tence), il et renvoy lenfant au pavillon, pour ntre pas gn dans sesdbauches. Mais, sur ces entrefaites, arriva de Paris le cousin de feu Ad-lade Ivanovna, Piotr Alexandrovitch Mioussov, qui devait, par la suite,passer de nombreuses annes ltranger. cette poque, il tait encoretout jeune et se distinguait de sa famille par sa culture, et ses belles ma-nires. Occidentaliste convaincu, il devait, vers la fin de sa vie, devenirun libral la faon des annes 40 et 50. Au cours de sa carrire, il fut enrelation avec de nombreux ultra-libraux, tant en Russie qu ltranger,et connut personnellement Proudhon et Bakounine. Il aimait voquerles trois journes de fvrier 1848, Paris, donnant entendre quil avaitfailli prendre part aux barricades ; ctait un des meilleurs souvenirs de sajeunesse. Il possdait une belle fortune, environ mille mes, pour comp-ter la mode ancienne. Sa superbe proprit se trouvait aux abords denotre petite ville et touchait aux terres de notre fameux monastre. Si-tt en possession de son hritage, Piotr Alexandrovitch entama avec lesmoines un procs interminable au sujet de certains droits de pche ou decoupe de bois, je ne sais plus au juste, mais il estima de son devoir, en tantque citoyen clair, de faire un procs aux clricaux . Quand il appritles malheurs dAdlade Ivanovna, dont il avait gard bon souvenir, ainsique lexistence de Mitia, il prit cur cette affaire, malgr lindignationjuvnile et le mpris que lui inspirait Fiodor Pavlovitch. Cest alors quilvit celui-ci pour la premire fois. Il lui dclara ouvertement son intentionde se charger de lenfant. Longtemps aprs, il racontait, comme un traitcaractristique, que Fiodor Pavlovitch, lorsquil fut question de Mitia, pa-rut un moment ne pas comprendre de quel enfant il sagissait, et mmestonner davoir un jeune fils quelque part, dans sa maison. Pour exagrquil ft, le rcit de Piotr Alexandrovitch nen devait pas moins contenirune part de vrit. Effectivement, Fiodor Pavlovitch aima toute sa vie prendre des attitudes, jouer un rle, parfois sans ncessit aucune, etmme son dtriment, comme dans le cas prsent. Cest dailleurs l untrait spcial beaucoup de gens, mme point sots. Piotr Alexandrovitchmena laffaire rondement et fut mme tuteur de lenfant (conjointement

    2. Pierre.

    11

  • Les frres Karamazov Chapitre II

    avec Fiodor Pavlovitch), sa mre ayant laiss une maison et des terres. Mi-tia alla demeurer chez ce petit-cousin, qui navait pas de famille. Pressde retourner Paris, aprs avoir rgl ses affaires et assur la rentre deses fermages, il confia lenfant lune de ses tantes, qui habitait Moscou.Par la suite, stant acclimat en France, il oublia lenfant, surtout lorsqueclata la rvolution de Fvrier, qui frappa son imagination pour le restede ses jours. La tante de Moscou tant morte, Mitia fut recueilli par unede ses filles maries. Il changea, parat-il, une quatrime fois de foyer. Jene mtends pas l-dessus pour le moment, dautant plus quil sera en-core beaucoup question de ce premier rejeton de Fiodor Pavlovitch, et jeme borne aux dtails indispensables, sans lesquels il mest impossible decommencer mon roman.

    Et dabord, seul des trois fils de Fiodor Pavlovitch, Dmitri grandit danslide quil avait quelque fortune et serait indpendant sa majorit. Sonenfance et sa jeunesse furent mouvementes : il quitta le collge avantterme, entra ensuite dans une cole militaire, partit pour le Caucase, ser-vit dans larme, fut dgrad pour stre battu en duel, reprit du service,fit la fte, gaspilla pas mal dargent. Il nen reut de son pre quune foismajeur et il avait, en attendant, contract pas mal de dettes. Il ne vit pourla premire fois Fiodor Pavlovitch quaprs sa majorit, lorsquil arrivadans le pays spcialement pour se renseigner sur sa fortune. Son pre,semble-t-il, lui dplut ds labord ; il ne demeura que peu de temps chez luiet sempressa de repartir, en emportant une certaine somme, aprs avoirconclu un arrangement pour les revenus de sa proprit. Chose curieuse,il ne put rien tirer de son pre quant au rapport et la valeur du domaine.Fiodor Pavlovitch remarqua demble il importe de le noter que Mitiase faisait une ide fausse et exagre de sa fortune. Il en fut trs content,ayant en vue des intrts particuliers : il en conclut que le jeune hommetait tourdi, emport, avec des passions vives, et quen donnant un os ronger ce ftard, on lapaiserait jusqu nouvel ordre. Il exploita doncla situation, se bornant lcher de temps en temps de faibles sommes,jusqu ce quun beau jour, quatre ans aprs, Mitia, bout de patience,repart dans la localit pour exiger un rglement de comptes dfinitif. sa stupfaction, il apprit quil ne possdait plus rien : il avait dj reuen espces, de Fiodor Pavlovitch, la valeur totale de son bien, peut-tre

    12

  • Les frres Karamazov Chapitre II

    mme restait-il lui redevoir, tant les comptes taient embrouills ; daprstel et tel arrangement, conclu telle ou telle date, il navait pas le droit derclamer davantage, etc. Le jeune homme fut constern ; il souponna lasupercherie, se mit hors de lui, en perdit presque la raison. Cette circons-tance provoqua la catastrophe dont le rcit fait lobjet de mon premierroman, ou plutt son cadre extrieur. Mais avant daborder ledit roman,il faut encore parler des deux autres fils de Fiodor Pavlovitch et expliquerleur provenance.

    n

    13

  • CHAPITRE III

    Nouveau mariage et secondsenfants

    F P, stre dfait du petit Mitia, contractabientt un second mariage qui dura huit ans. Il prit sa secondefemme, galement fort jeune, dans une autre province, o ilstait rendu, en compagnie dun juif, pour traiter une affaire. Quoiqueftard, ivrogne, dbauch, il surveillait sans cesse le placement de ses ca-pitaux et faisait presque toujours de bonnes mais peu honntes opra-tions. Fille dun diacre obscur et orpheline ds lenfance, Sophie Ivanovnaavait grandi dans lopulente maison de sa bienfaitrice, la veuve haut pla-ce du gnral Vorokhov, qui llevait et la rendait malheureuse. Jignoreles dtails, jai seulement entendu dire que la jeune fille, douce, patienteet candide, avait tent de se pendre un clou dans la dpense, tant lex-cdaient les caprices et les ternels reproches de cette vieille, point m-chante au fond, mais que son oisivet rendait insupportable. Fiodor Pavlo-

    14

  • Les frres Karamazov Chapitre III

    vitch demanda sa main ; on prit des renseignements sur lui et il fut con-duit. Comme lors de son premier mariage, il proposa alors lorphelinede lenlever. Trs probablement, elle et refus de devenir sa femme, sielle avait t mieux renseigne sur son compte. Mais cela se passait dansune autre province ; que pouvait dailleurs comprendre une jeune fille deseize ans, sinon quil valait mieux se jeter leau que de demeurer chezsa tutrice ? La malheureuse remplaa donc sa bienfaitrice par un bienfai-teur. Cette fois-ci, Fiodor Pavlovitch ne reut pas un sou, car la gnrale,furieuse, navait rien donn, part sa maldiction. Du reste, il ne comp-tait pas sur largent. La beaut remarquable de la jeune fille et surtout sacandeur lavaient enchant. Il en tait merveill, lui, le voluptueux, jus-qualors pris seulement de charmes grossiers. Ces yeux innocents metransperaient lme , disait-il par la suite avec un vilain rire. Dailleurs,cet tre corrompu ne pouvait prouver quun attrait sensuel. Fiodor Pav-lovitch ne se gna pas avec sa femme. Comme elle tait pour ainsi dire coupable envers lui, quil lavait presque sauve de la corde , profi-tant, en outre, de sa douceur et de sa rsignation inoues, il foula aux piedsla dcence conjugale la plus lmentaire. Sa maison devint le thtre dor-gies auxquelles prenaient part de vilaines femmes. Un trait noter, cestque le domestique Grigori, tre morne, raisonneur stupide et entt, quidtestait sa premire matresse, prit le parti de la seconde, se querellantpour elle avec son matre dune faon presque intolrable de la part dundomestique. Un jour, il alla jusqu mettre la porte des donzelles qui fes-toyaient chez Fiodor Pavlovitch. Plus tard, la malheureuse jeune femme,terrorise ds lenfance, fut en proie une maladie nerveuse frquenteparmi les villageoises et qui leur vaut le nom de possdes . Parfoisla malade, victime de terribles crises dhystrie, en perdait la raison. Elledonna pourtant son mari deux fils : le premier, Ivan, aprs un an demariage ; le second, Alexi, trois ans plus tard. sa mort, le jeune Alexitait dans sa quatrime anne et, si trange que cela paraisse, il se rap-pela sa mre toute sa vie, mais comme travers un songe. Quand elle futmorte, les deux garons eurent le mme sort que le premier, leur pre lesoublia, les dlaissa totalement, et ils furent recueillis par le mme Grigori,dans son pavillon. Cest l que les trouva la vieille gnrale, la bienfaitricequi avait lev leur mre. Elle vivait encore et, durant ces huit annes, sa

    15

  • Les frres Karamazov Chapitre III

    rancune navait pas dsarm. Parfaitement au courant de lexistence quemenait sa Sophie, en apprenant sa maladie et les scandales quelle endu-rait, elle dclara deux ou trois fois aux parasites de son entourage : Cestbien fait, Dieu la punit de son ingratitude. Trois mois exactement aprsla mort de Sophie Ivanovna, la gnrale parut dans notre ville et se pr-senta chez Fiodor Pavlovitch. Son sjour ne dura quune demi-heure, maiselle mit le temps profit. Ctait le soir. Fiodor Pavlovitch, quelle navaitpas vu depuis huit ans, se montra en tat divresse. On raconte que, dslabord, sans explication aucune, elle lui donna deux soufflets retentis-sants, puis le tira trois fois par son toupet de haut en bas. Sans ajouter unmot, elle alla droit au pavillon o se trouvaient les enfants. Ils ntaientni lavs ni tenus proprement ; ce que voyant, lirascible vieille donna en-core un soufflet Grigori et lui dclara quelle emmenait les garons. Telsquils taient, elle les enveloppa dans une couverture, les mit en voiture etrepartit. Grigori encaissa le soufflet en bon serviteur et sabstint de touteinsolence ; en reconduisant la vieille dame sa voiture, il dit dun tongrave, aprs stre inclin profondment, que Dieu la rcompenseraitde sa bonne action . Tu nes quun nigaud , lui cria-t-elle en guisedadieu. Aprs examen de laffaire, Fiodor Pavlovitch se dclara satisfaitet accorda par la suite son consentement formel lducation des enfantschez la gnrale. Il alla en ville se vanter des soufflets reus.

    Peu de temps aprs, la gnrale mourut ; elle laissait, par testament,mille roubles chacun des deux petits pour leur instruction ; cet ar-gent devait tre dpens leur profit intgralement, mais suffire jusquleur majorit, une telle somme tant dj beaucoup pour de pareils en-fants ; si dautres voulaient faire davantage, libre eux, etc.

    Sans avoir lu le testament, je sais quil renfermait un passage bizarre,dans ce got par trop original. Le principal hritier de la vieille dame tait,par bonheur, un honnte homme, le marchal de la noblesse de notreprovince, Euthyme Ptrovitch Polinov. Il changea quelques lettres avecFiodor Pavlovitch qui, sans refuser catgoriquement et tout en faisant dusentiment, tranait les choses en longueur. Voyant quil ne tirerait jamaisrien du personnage, Euthyme Ptrovitch sintressa personnellement auxorphelins et conut une affection particulire pour le cadet, qui demeuralongtemps dans sa famille. Jattire sur ce point lattention du lecteur :

    16

  • Les frres Karamazov Chapitre III

    cest Euthyme Ptrovitch, un noble caractre comme on en rencontrepeu, que les jeunes gens furent redevables de leur ducation. Il conservaintact aux enfants leur petit capital, qui, leur majorit, atteignait deuxmille roubles avec les intrts, les leva ses frais, en dpensant pour cha-cun deux bien plus de mille roubles. Je ne ferai pas maintenant un rcitdtaill de leur enfance et de leur jeunesse, me bornant aux principalescirconstances. Lan, Ivan, devint un adolescent morose, renferm, maisnullement timide ; il avait compris de bonne heure que son frre et luigrandissaient chez des trangers, par grce, quils avaient pour pre unindividu qui leur faisait honte, etc. Ce garon montra ds sa plus tendreenfance ( ce quon raconte, tout au moins) de brillantes capacits pourltude. lge de treize ans environ, il quitta la famille dEuthyme P-trovitch pour suivre les cours dun collge de Moscou, et prendre pensionchez un fameux pdagogue, ami denfance de son bienfaiteur. Plus tard,Ivan racontait que celui-ci avait t inspir par son ardeur au bien et par lide quun adolescent gnialement dou devait tre lev parun ducateur gnial. Au reste, ni son protecteur ni lducateur de gnientaient plus lorsque le jeune homme entra luniversit. Euthyme P-trovitch ayant mal pris ses dispositions, le versement du legs de la g-nrale trana en longueur, par suite de diverses formalits et de retardsinvitables chez nous ; le jeune homme se trouva donc fort gn pen-dant ses deux premires annes duniversit, et dut gagner sa vie touten poursuivant ses tudes. Il faut noter qualors il nessaya nullement decorrespondre avec son pre ; peut-tre tait-ce par fiert, par ddain en-vers lui ; peut-tre aussi le froid calcul de sa raison lui dmontrait-il quilnavait rien attendre du bonhomme. Quoi quil en ft, le jeune hommene se troubla pas, trouva du travail, dabord des leons vingt kopeks, en-suite des articles en dix lignes sur les scnes de la rue signs Un Tmoinoculaire , quil portait divers journaux. Ces articles, dit-on, taient tou-jours curieux et spirituels, ce qui assura leur succs. De la sorte, le jeunereporter montra sa supriorit pratique et intellectuelle sur les nombreuxtudiants des deux sexes, toujours ncessiteux, qui, tant Ptersbourgqu Moscou, assigent du matin au soir les bureaux des journaux et despriodiques, nimaginant rien de mieux que de ritrer leur ternelle de-mande de copie et de traductions du franais. Une fois introduit dans le

    17

  • Les frres Karamazov Chapitre III

    monde des journaux, Ivan Fiodorovitch ne perdit pas le contact ; durantses dernires annes duniversit, il donna avec beaucoup de talent descomptes rendus douvrages spciaux et se fit ainsi connatre dans les mi-lieux littraires. Mais ce nest que vers la fin quil russit, par hasard, veiller une attention particulire dans un cercle de lecteurs beaucoupplus tendu. sa sortie de luniversit, et alors quil se prparait par-tir pour ltranger avec ses deux mille roubles, Ivan Fiodorovitch publia,dans un grand journal, un article trange, qui attira mme lattention desprofanes. Le sujet lui tait apparemment inconnu, puisquil avait suiviles cours de la Facult des sciences, et que larticle traitait la questiondes tribunaux ecclsiastiques, partout souleve alors. Tout en examinantquelques opinions mises sur cette matire, il exposait galement ses vuespersonnelles. Ce qui frappait, ctait le ton et linattendu de la conclu-sion. Or, tandis que beaucoup d ecclsiastiques tenaient lauteur pourleur partisan, les lacs , aussi bien que les athes, applaudissaient sesides. En fin de compte, quelques personnes dcidrent que larticle entierntait quune effronte mystification. Si je mentionne cet pisode, cestsurtout parce que larticle en question parvint jusqu notre fameux mo-nastre o lon sintressait la question des tribunaux ecclsiastiques et quil y provoqua une grande perplexit. Le nom de lauteur une foisconnu, le fait quil tait originaire de notre ville et le fils de ce FiodorPavlovitch accrut lintrt. Vers la mme poque, lauteur en personneparut.

    Pourquoi Ivan Fiodorovitch tait-il venu chez son pre ? Il me sou-vient que je me posais ds alors cette question avec une certaine in-quitude. Cette arrive si fatale, qui engendra de telles consquences, de-meura longtemps pour moi inexplique. vrai dire, il tait trange quunhomme aussi savant, dapparence si fire et si rserve, se montrt dansune maison aussi mal fame. Fiodor Pavlovitch lavait ignor toute sa vie,et bien quil net donn pour rien au monde de largent si on lui enavait demand il craignait toujours que ses fils ne vinssent lui en rcla-mer. Et voil que le jeune homme sinstalle chez un tel pre, passe auprsde lui un mois, puis deux, et quils sentendent on ne peut mieux. Je nefus pas le seul mtonner de cet accord. Piotr Alexandrovitch Mioussov,dont il a dj t question, et qui, cette poque, avait lu domicile Paris,

    18

  • Les frres Karamazov Chapitre III

    sjournait alors dans sa proprit suburbaine. Plus que tous, il se montraitsurpris, ayant fait la connaissance du jeune homme qui lintressait fortet avec lequel il rivalisait drudition. Il est fier, nous disait-il, il se ti-rera toujours daffaire ; ds maintenant, il a de quoi partir pour ltranger,que fait-il ici ? Chacun sait quil nest pas venu trouver son pre pour delargent, que celui-ci lui refuserait dailleurs. Il naime ni boire ni courirles filles ; pourtant le vieillard ne peut se passer de lui. Ctait vrai ; lejeune exerait une influence visible sur le vieillard, qui, bien que fort en-tt et capricieux, lcoutait parfois ; il commena mme se comporterplus dcemment

    On sut plus tard quIvan tait arriv en partie la demande et pourles intrts de son frre an, Dmitri, quil vit pour la premire fois cetteoccasion, mais avec lequel il correspondait dj au sujet dune affaire im-portante, dont il sera parl avec dtails en son temps. Mme lorsque je fusau courant, Ivan Fiodorovitch me parut nigmatique et son arrive parminous difficile expliquer.

    Jajouterai quil tenait lieu darbitre et de rconciliateur entre son preet son frre an, alors totalement brouills, ce dernier ayant mme in-tent une action en justice.

    Pour la premire fois, je le rpte, cette famille, dont certains membresne staient jamais vus, se trouva runie. Seul le cadet, Alexi, habitait lepays depuis un an dj. Il est malais de parler de lui dans ce prambule,avant de le mettre en scne dans le roman. Je dois pourtant mtendre son sujet pour lucider un point trange, savoir que mon hros apparat,ds la premire scne, sous lhabit dun novice. Depuis un an, en effet, ilhabitait notre monastre et se prparait y passer le reste de ses jours.

    n

    19

  • CHAPITRE IV

    Le troisime fils : Aliocha

    I ans (ses frres, Ivan et Dmitri, taient alors respecti-vement dans leur vingt-quatrime et leur vingt-huitime anne).Je dois prvenir que ce jeune Aliocha ntait nullement fanatique,ni mme, ce que je crois, mystique. mon sens, ctait simplement unphilanthrope en avance sur son temps, et sil avait choisi la vie monas-tique, ctait parce qualors elle seule lattirait et reprsentait pour luilascension idale vers lamour radieux de son me dgage des tnbreset des haines dici-bas. Elle lattirait, cette voie, uniquement parce quily avait rencontr un tre exceptionnel ses yeux, notre fameux starets Zosime, auquel il stait attach de toute la ferveur novice de son cur in-assouvi. Je conviens quil avait, ds le berceau, fait preuve dtranget. Jaidj racont quayant perdu sa mre quatre ans, il se rappela toute sa vieson visage, ses caresses comme sil la voyait vivante . De pareils souve-

    1. Diminutif dAlexi.2. Mot mot : lAncien. Le sens de ce mot sera expliqu plus loin par lauteur.

    20

  • Les frres Karamazov Chapitre IV

    nirs peuvent persister (chacun le sait), mme un ge plus tendre, mais ilsne demeurent que comme des points lumineux dans les tnbres, commele fragment dun immense tableau qui aurait disparu. Ctait le cas pourlui : il se rappelait une douce soire dt, la fentre ouverte aux rayonsobliques du couchant ; dans un coin de la chambre une image sainte avecla lampe allume, et, devant limage, sa mre agenouille, sanglotant avecforce gmissements comme dans une crise de nerfs. Elle lavait saisi dansses bras, le serrant ltouffer et implorait pour lui la sainte Vierge, re-lchant son treinte pour le tendre vers limage, mais la nourrice taitaccourue et lavait arrach, effray, des bras de la malheureuse. Aliochase rappelait le visage de sa mre, exalt, sublime, mais il naimait gure en parler. Dans son enfance et sa jeunesse, il se montra plutt concen-tr et mme taciturne, non par timidit ou sauvagerie, mais par une sortede proccupation intrieure si profonde quelle lui faisait oublier son en-tourage. Cependant il aimait ses semblables, et toute sa vie, sans passerjamais pour nigaud, il eut foi en eux. Quelque chose en lui rvlait quil nevoulait pas se faire le juge dautrui. Il paraissait mme tout admettre, sansrprobation, quoique souvent avec une profonde mlancolie. Bien plus, ildevint ds sa jeunesse inaccessible ltonnement et la frayeur. Arriv vingt ans chez son pre, dans un foyer de basse dbauche, lui, chaste etpur, il se retirait en silence quand la vie lui devenait intolrable, mais sanstmoigner personne ni rprobation ni mpris. Son pre, que sa qualitdancien parasite rendait fort sensible aux offenses, lui fit dabord mau-vais accueil : il se tait, disait-il, et nen pense pas moins ; mais il netarda pas lembrasser, le caresser ; ctaient, vrai dire, des larmes etun attendrissement divrogne, mais on voyait quil laimait de cet amoursincre, profond, quil avait t jusque-l incapable de ressentir pour quique ce ft Depuis son enfance, Aliocha avait toujours t aim de toutle monde. Dans la famille de son bienfaiteur, Euthyme Ptrovitch Poli-nov, on stait tellement attach lui que tous le considraient commelenfant de la maison. Or il tait entr chez eux un ge o lenfant estencore incapable de calcul et de ruse, o il ignore les intrigues qui at-tirent la faveur et lart de se faire aimer. Ce don dveiller la sympathietait par consquent chez lui naturel, spontan, sans artifice. Il en allade mme lcole, o les enfants comme Aliocha sattirent dordinaire la

    21

  • Les frres Karamazov Chapitre IV

    mfiance, les railleries, voire la haine de leurs camarades. Ds lenfance, ilaimait par exemple sisoler pour rver, lire dans un coin ; nanmoins,il fut, durant ses annes de collge, lobjet de laffection gnrale. Il ntaitgure foltre, ni mme gai ; le considrer, on voyait vite que ce ntaitpas de la morosit, mais, au contraire, une humeur gale et sereine. Ilne voulait jamais se mettre en avant ; pour cette raison, peut-tre, il necraignait jamais personne et ses condisciples remarquaient que, loin dentirer vanit, il paraissait ignorer sa hardiesse, son intrpidit. Il ignoraitla rancune : une heure aprs avoir t offens, il rpondait loffenseurou lui adressait lui-mme la parole, dun air confiant, tranquille, commesil ne stait rien pass entre eux. Loin de paratre avoir oubli loffense,ou rsolu la pardonner, il ne se considrait pas comme offens, et celalui gagnait le cur des enfants. Un seul trait de son caractre incitait fr-quemment tous ses camarades se moquer de lui, non par mchancet,mais par divertissement : il tait dune pudeur, dune chastet exalte, fa-rouche. Il ne pouvait supporter certains mots et certaines conversationssur les femmes qui par malheur sont de tradition dans les coles. Desjeunes gens lme et au cur purs, presque encore des enfants, aimentsouvent sentretenir de scnes et dimages qui parfois rpugnent auxsoldats eux-mmes ; dailleurs, ces derniers en savent moins sous ce rap-port que les jeunes garons de notre socit cultive. Il ny a pas l en-core, je veux bien, de corruption morale, ni de rel cynisme, mais il y en alapparence, et cela passe frquemment leurs yeux pour quelque chosede dlicat, de fin, digne dtre imit. Voyant Aliocha Karamazov seboucher rapidement les oreilles quand on parlait de cela , ils faisaientparfois cercle autour de lui, cartaient ses mains de force et lui criaientdes obscnits. Alexi se dbattait, se couchait par terre en se cachant levisage ; il supportait loffense en silence et sans se fcher. la fin, on lelaissa en repos, on cessa de le traiter de fillette , on prouva mmepour lui de la compassion. Il compta toujours parmi les meilleurs lves,sans jamais prtendre la premire place.

    Aprs la mort dEuthyme Ptrovitch, Aliocha passa encore deux ansau collge. La veuve partit bientt pour un long voyage en Italie, avectoute sa famille, qui se composait de femmes. Le jeune homme alla de-meurer chez des parentes loignes du dfunt, deux dames quil navait

    22

  • Les frres Karamazov Chapitre IV

    jamais vues. Il ignorait dans quelles conditions il sjournait chez elles ;ctait dailleurs un de ses traits caractristiques de ne jamais sinqui-ter aux frais de qui il vivait. cet gard, il tait tout le contraire de sonan, Ivan, qui avait connu la pauvret dans ses deux premires annesduniversit, et qui avait souffert, ds lenfance, de manger le pain dunbienfaiteur. Mais on ne pouvait juger svrement cette particularit du ca-ractre dAlexi, car il suffisait de le connatre un peu pour se convaincrequil tait de ces innocents capables de donner toute leur fortune unebonne uvre, ou mme un chevalier dindustrie. En gnral il ignoraitla valeur de largent, au figur sentend. Quand on lui donnait de largentde poche, il ne savait quen faire durant des semaines ou le dpensait enun clin dil. Quand Piotr Alexandrovitch Mioussov, fort chatouilleuxen ce qui concerne lhonntet bourgeoise, eut plus tard loccasion dob-server Alexi, il le caractrisa ainsi : Voil peut-tre le seul homme aumonde qui, demeur sans ressources dans une grande ville inconnue, nemourrait ni de faim ni de froid, car immdiatement on le nourrirait, onlui viendrait en aide, sinon lui-mme se tirerait aussitt daffaire, sanspeine ni humiliation, et ce serait un plaisir pour les autres de lui rendreservice.

    Un an avant la fin de ses tudes, il dclara soudain ces dames quilpartait chez son pre pour une affaire qui lui tait venue en tte. Celles-cile regrettrent beaucoup ; elles ne le laissrent pas engager la montre quelui avait donne la famille de son bienfaiteur avant de partir pour ltran-ger ; elle le pourvurent dargent, de linge, de vtements, mais il leur renditla moiti de la somme en dclarant quil tenait voyager en troisime.Comme son pre lui demandait pourquoi il navait pas achev ses tudes,il ne rpondit rien, mais se montra plus pensif que dhabitude. Bientt onconstata quil cherchait la tombe de sa mre. Il avoua mme ntre venuque pour cela. Mais ce ntait probablement pas la seule cause de son ar-rive. Sans doute naurait-il pu expliquer quelle impulsion soudaine ilavait obi en se lanant dlibrment dans une voie nouvelle, inconnue.Fiodor Pavlovitch ne put lui indiquer la tombe de sa mre, car aprs tantdannes, il en avait totalement oubli la place.

    Disons un mot de Fiodor Pavlovitch. Il tait demeur longtemps ab-sent de notre ville. Trois ou quatre ans aprs la mort de sa seconde femme,

    23

  • Les frres Karamazov Chapitre IV

    il partit pour le midi de la Russie et stablit Odessa, o il fit la connais-sance, suivant ses propres paroles, de beaucoup de Juifs, Juives et Jui-vaillons de tout acabit et finit par tre reu non seulement chez lesJuifs, mais aussi chez les Isralites . Il faut croire que durant cette priodeil avait dvelopp lart damasser et de soutirer de largent. Il reparut dansnotre ville trois ans seulement avant larrive dAliocha. Ses anciennesconnaissances le trouvrent fort vieilli, bien quil ne ft pas trs g. Il semontra plus effront que jamais : lancien bouffon prouvait maintenantle besoin de rire aux dpens dautrui. Il aimait courir la gueuse dunefaon plus rpugnante quauparavant et, grce lui, de nouveaux caba-rets souvrirent dans notre district. On lui attribuait une fortune de centmille roubles, ou peu sen faut, et bientt beaucoup de gens se trouvrentses dbiteurs, en change de solides garanties. Dans les derniers temps, ilstait ratatin, commenait perdre lgalit dhumeur et le contrle desoi-mme ; incapable de se concentrer, il tomba dans une sorte dhbtudeet senivra de plus en plus. Sans Grigori, qui avait aussi beaucoup vieilliet qui le surveillait parfois comme un mentor, lexistence de Fiodor Pav-lovitch et t hrisse de difficults. Larrive dAliocha influa sur sonmoral, et des souvenirs, qui dormaient depuis longtemps, se rveillrentdans lme de ce vieillard prmatur : Sais-tu, rptait-il son fils enlobservant, que tu ressembles la possde ? Cest ainsi quil appelaitsa seconde femme. Ce fut Grigori qui indiqua Aliocha la tombe de la possde . Il le conduisit au cimetire, lui montra dans un coin loignune dalle en fonte, modeste, mais dcente, o taient gravs le nom, lacondition, lge de la dfunte, avec la date de sa mort ; en bas figurait unquatrain, comme on en lit frquemment sur la tombe des gens de classemoyenne. Chose tonnante, cette dalle tait luvre de Grigori. Cest luiqui lavait place, ses frais, sur la tombe de la pauvre possde , aprsavoir souvent importun son matre par ses allusions ; celui-ci tait en-fin parti pour Odessa, en haussant les paules sur les tombes et sur tousses souvenirs. Devant la tombe de sa mre, Aliocha ne montra aucunemotion particulire ; il prta loreille au grave rcit que fit Grigori delrection de la dalle, se recueillit quelques instants et se retira sans avoirprononc une parole. Depuis, de toute lanne peut-tre, il ne retournapas au cimetire. Mais cet pisode produisit sur Fiodor Pavlovitch un ef-

    24

  • Les frres Karamazov Chapitre IV

    fet fort original. Il prit mille roubles et les porta au monastre pour lerepos de lme de sa femme, non pas de la seconde, la possde , maisde la premire, celle qui le rossait. Le mme soir, il senivra et dblatracontre les moines en prsence dAliocha. Ctait en effet un esprit fort,qui navait peut-tre jamais mis le moindre cierge devant une image. Lessentiments et la pense de pareils individus ont parfois des lans aussibrusques qutranges.

    Jai dj dit quil stait fort ratatin. Sa physionomie portait alorsles traces rvlatrices de lexistence quil avait mene. Aux pochettes quipendaient sous ses petits yeux toujours effronts, mfiants, malicieux, auxrides profondes qui sillonnaient son visage gras, venait sajouter, sousson menton pointu, une pomme dAdam charnue, qui lui donnait un airhideusement sensuel. Joignez-y une large bouche de carnassier, aux lvresbouffies, o apparaissaient les dbris noirtres de ses dents pourries, etqui rpandait de la salive chaque fois quil prenait la parole. Au reste, ilaimait plaisanter sur sa figure, bien quelle lui plt, surtout son nez, pastrs grand, mais fort mince et recourb. Un vrai nez romain, disait-il ;avec ma pomme dAdam, je ressemble un patricien de la dcadence. Il sen montrait fier.

    Quelque temps aprs avoir dcouvert la tombe de sa mre, Aliochalui dclara tout coup quil voulait entrer au monastre o les moinestaient disposs ladmettre comme novice. Il ajouta que ctait son pluscher dsir et quil implorait son consentement paternel. Le vieillard savaitdj que le starets Zosime avait produit sur son doux garon uneimpression particulire.

    Ce starets est assurment le plus honnte de nos moines, dclara-t-ilaprs avoir cout Aliocha dans un silence pensif, mais sans se montrersurpris de sa demande. Hum ! Voil o tu veux aller, mon doux garon ! moiti ivre, il eut un sourire divrogne empreint de ruse et de finesse. Hum ! Je prvoyais que tu en arriverais l ! Eh bien, soit ! Tu as deux milleroubles, ce sera ta dot ; quant moi, mon ange, je ne tabandonnerai ja-mais et je verserai pour toi ce quil faut si on le demande ; sinon inutilenest-ce pas, de nous engager ? Il ne te faut pas plus dargent que de grain un canari Hum ! Je connais, sais-tu, auprs dun certain monastre unhameau habit exclusivement par les pouses des moines , comme on

    25

  • Les frres Karamazov Chapitre IV

    les appelle, il y en a une trentaine, je crois Je lai visit, cest intressanten son genre, a rompt la monotonie. Par malheur, on ny trouve que desRusses, pas une Franaise. On pourrait en avoir, ce ne sont pas les fondsqui manquent. Quand elles le sauront, elles viendront. Ici, il ny a pasde femmes, mais deux cents moines. Ils jenent consciencieusement, jenconviens Hum ! Ainsi, tu veux entrer en religion ? Tu me fais de la peine,Aliocha, vraiment, je mtais attach toi Du reste, voil une bonne oc-casion : prie pour nous autres, pcheurs la conscience charge. Je mesuis souvent demand : qui priera un jour pour moi ? Mon cher garon,je suis tout fait stupide cet gard, tu en doutes, peut-tre ? Tout fait.Vois-tu, malgr ma btise, je rflchis parfois ; je pense que les diablesme traneront bien sr avec leurs crocs, aprs ma mort. Et je me dis :do viennent-ils, ces crocs ? en quoi sont-ils ? en fer ? O les forge-t-on ?Auraient-ils une fabrique ? Les religieux, par exemple, sont persuads quelenfer a un plafond. Je veux bien, quant moi, croire lenfer, mais unenfer sans plafond : cest plus dlicat, plus clair, comme chez les luth-riens. Au fond, me diras-tu, quimporte quil y ait ou non un plafond ?Voil le hic ! Sil ny a pas de plafond, il ny a pas de crocs ; mais alorsqui me tranerait ? et si lon ne me tranait pas, o serait la justice, en cemonde ? Il faudrait les inventer, ces crocs, pour moi spcialement, pourmoi seul. Si tu savais, Aliocha, quel hont je suis !

    Il ny a pas de crocs l-bas, profra Aliocha voix basse, en regar-dant srieusement son pre.

    Ah ! il ny a que des ombres de crocs. Je sais, je sais. Cest ainsiquun Franais dcrivait lenfer :

    Jai vu lombre dun cocheri, avec lombre dune brosse,Froait lombre dun carrosse .Do sais-tu, mon cher, quil ny a pas de crocs ? Une fois chez les

    moines, tu changeras de note. Au fait, pars, va dmler la vrit et reviensme renseigner, je partirai plus tranquillement pour lautre monde quandje saurai ce qui sy passe. Ce sera plus convenable pour toi dtre chez

    3. En franais dans le texte russe. Ces vers sont tirs dune parodie du VI chant delnide par les frres Perrault (1643).

    26

  • Les frres Karamazov Chapitre IV

    les moines que chez moi, vieil ivrogne, avec des filles bien que tu sois,comme un ange, au-dessus de tout cela. Il en sera peut-tre de mme l-bas, et si je te laisse aller, cest que je compte l-dessus. Tu nes pas sot.Ton ardeur steindra et tu reviendras guri. Pour moi, je tattendrai, carje sens que tu es le seul en ce monde qui ne me blme point, mon chergaron ; je ne peux pas ne pas le sentir !

    Et il se mit pleurnicher. Il tait sentimental. Oui, il tait mchant etsentimental.

    n

    27

  • CHAPITRE V

    Les startsy

    L figure peut-tre mon hros sous les traits dun plerveur malingre et extatique. Au contraire, Aliocha tait unjeune homme de dix-neuf ans bien fait de sa personne et d-bordant de sant. Il avait la taille lance, les cheveux chtains, le visagergulier quoique un peu allong, les joues vermeilles, les yeux gris fonc,brillants, grands ouverts, lair pensif et fort calme. On mobjectera quedes joues rouges nempchent pas dtre fanatique ou mystique ; or, il mesemble quAliocha tait plus que nimporte qui raliste. Certes il croyaitaux miracles, mais, mon sens, les miracles ne troubleront jamais le ra-liste, car ce ne sont pas eux qui linclinent croire. Un vritable raliste,sil est incrdule, trouve toujours en lui la force et la facult de ne pascroire mme au miracle, et si ce dernier se prsente comme un fait incon-testable, il doutera de ses sens plutt que dadmettre le fait ; sil ladmet,ce sera comme un fait naturel, mais inconnu de lui jusqualors. Chez leraliste, ce nest pas la foi qui nat du miracle, cest le miracle qui nat

    28

  • Les frres Karamazov Chapitre V

    de la foi. Si le raliste acquiert la foi, il lui faut, en vertu de son ralisme,admettre aussi le miracle. Laptre Thomas dclara quil ne croirait pasavant davoir vu ; ensuite il dit : mon Seigneur et mon Dieu ! tait-ce lemiracle qui lavait oblig croire ? Trs probablement que non ; il croyaitparce quil dsirait croire et peut-tre avait-il dj la foi entire dans lesreplis cachs de son cur, mme lorsquil dclarait : je ne croirai pasavant davoir vu .

    On dira sans doute quAliocha tait peu dvelopp, quil navait pasachev ses tudes. Ce dernier fait est exact, mais il serait fort injuste deninfrer quil tait obtus ou stupide. Je rpte ce que jai dj dit : il avaitchoisi cette voie uniquement parce quelle seule lattirait alors et quellereprsentait lascension idale vers la lumire de son me dgage des t-nbres. En outre, ce jeune homme tait bien de notre poque, cest--direloyal, avide de vrit, la cherchant avec foi, et une fois trouve, voulanty participer de toute la force de son me, voulant des ralisations imm-diates, et prt tout sacrifier cette fin, mme sa vie. Par malheur, cesjeunes gens ne comprennent pas quil est souvent bien facile de sacrifiersa vie, tandis que consacrer, par exemple, cinq ou six annes de sa bellejeunesse ltude et la science ne ft-ce que pour dcupler ses forcesafin de servir la vrit et datteindre le but quon sest assign cest lun sacrifice qui les dpasse. Aliocha navait fait que choisir la voie oppo-se toutes les autres, mais avec la mme soif de ralisation immdiate.Aussitt quil se fut convaincu, aprs de srieuses rflexions, que Dieu etlimmortalit existent, il se dit naturellement : Je veux vivre pour lim-mortalit, je nadmets pas de compromis. Pareillement, sil avait concluquil ny a ni Dieu ni immortalit, il serait devenu tout de suite athe etsocialiste (car le socialisme, ce nest pas seulement la question ouvrireou celle du quatrime tat, mais cest surtout la question de lathisme,de son incarnation contemporaine, la question de la tour de Babel, qui seconstruit sans Dieu, non pour atteindre les cieux de la terre, mais pourabaisser les cieux jusqu la terre). Il paraissait trange et impossible Aliocha de vivre comme auparavant. Il est dit : Si tu veux tre parfait,

    1. Jean, XX, 28.

    29

  • Les frres Karamazov Chapitre V

    donne tout ce que tu as et suis-moi. Aliocha se disait : Je ne peuxpas donner au lieu de tout deux roubles et au lieu de suis-moi al-ler seulement la messe. Parmi les souvenirs de sa petite enfance, il serappelait peut-tre notre monastre, o sa mre avait pu le mener aux of-fices. Peut-tre y eut-il linfluence des rayons obliques du soleil couchantdevant limage vers laquelle le tendait sa mre, la possde. Il arriva cheznous pensif, uniquement pour voir sil sagissait ici de tout ou seulementde deux roubles, et rencontra au monastre ce starets.

    Ctait le starets Zosime, comme je lai dj expliqu plus haut ; ilfaudrait dire ici quelques mots du rle jou par les startsy dans nos mo-nastres, et je regrette de navoir pas, dans ce domaine, toute la com-ptence ncessaire. Jessaierai pourtant de le faire grands traits. Lesspcialistes comptents assurent que linstitution des startsy fit son ap-parition dans les monastres russes une poque rcente, il y a moinsdun sicle, alors que, dans tout lOrient orthodoxe, surtout au Sina etau mont Athos, elle existe depuis bien plus de mille ans. On prtend queles startsy existaient en Russie dans des temps fort anciens, ou quils au-raient d exister, mais que, par suite des calamits qui survinrent, le jougtatar, les troubles, linterruption des anciennes relations avec lOrient,aprs la chute de Constantinople, cette institution se perdit parmi nouset les startsy disparurent. Elle fut ressuscite par lun des plus grandsasctes, Pasius Vlitchkovski, et par ses disciples, mais jusqu prsent,aprs un sicle, elle existe dans fort peu de monastres, et a mme, ou peusen faut, t en butte aux perscutions, comme une innovation inconnueen Russie. Elle florissait surtout dans le fameux ermitage de KozelskaaOptyne . Jignore quand et par qui elle fut implante dans notre monas-tre, mais il sy tait succd dj trois startsy, dont Zosime tait le der-nier. Il succombait presque la faiblesse et aux maladies, et on ne savaitpar qui le remplacer. Pour notre monastre, ctait l une grave question,car, jusqu prsent, rien ne lavait distingu ; il ne possdait ni reliquessaintes ni icnes miraculeuses ; les traditions glorieuses se rattachant notre histoire, les hauts faits historiques et les services rendus la pa-

    2. Matthieu, XIX, 21.3. Clbre monastre, situ dans la province de Kalouga.

    30

  • Les frres Karamazov Chapitre V

    trie lui manquaient galement. Il tait devenu florissant et fameux danstoute la Russie grce ses startsy, que les plerins venaient en foule voiret couter de tous les points du pays, des milliers de verstes. Quest-cequun starets ? Le starets, cest celui qui absorbe votre me et votre volontdans les siennes. Ayant choisi un starets, vous abdiquez votre volont etvous la lui remettez en toute obissance, avec une entire rsignation. Lepnitent subit volontairement cette preuve, ce dur apprentissage, danslespoir, aprs un long stage, de se vaincre lui-mme, de se dominer aupoint datteindre enfin, aprs avoir obi toute sa vie, la libert parfaite,cest--dire la libert vis--vis de soi-mme, et dviter le sort de ceuxqui ont vcu sans se trouver en eux-mmes. Cette invention, cest--direlinstitution des startsy, nest pas thorique, mais tire, en Orient, dunepratique millnaire. Les obligations envers le starets sont bien autre choseque lobissance habituelle qui a toujours exist galement dans lesmonastres russes. L-bas, la confession de tous les militants au staretsest perptuelle, et le lien qui rattache le confesseur au confess indis-soluble. On raconte que, dans les temps antiques du christianisme, unnovice, aprs avoir manqu un devoir prescrit par son starets, quitta lemonastre pour se rendre dans un autre pays, de Syrie en gypte. L, il ac-complit des actes sublimes et fut enfin jug digne de subir le martyre pourla foi. Quand lglise allait lenterrer en le rvrant dj comme un saint,et lorsque le diacre pronona : que les catchumnes sortent ! le cer-cueil qui contenait le corps du martyr fut enlev de sa place et projet horsdu temple trois fois de suite. On apprit enfin que ce saint martyr avait en-freint lobdience et quitt son starets ; que, par consquent, il ne pouvaittre pardonn sans le consentement de ce dernier, malgr sa vie sublime.Mais lorsque le starets, appel, leut dli de lobdience, on put lenterrersans difficult. Sans doute, ce nest quune ancienne lgende, mais voiciun fait rcent : un religieux faisait son salut au mont Athos, quil chris-sait de toute son me, comme un sanctuaire et une paisible retraite, quandson starets lui ordonna soudain de partir pour aller dabord Jrusalemsaluer les Lieux Saints, puis retourner dans le Nord, en Sibrie. Cest l-bas quest ta place, et non ici. Le moine, constern et dsol, alla trouverle patriarche de Constantinople et le supplia de le relever de lobdience,mais le chef de lglise lui rpondit que, non seulement lui, patriarche,

    31

  • Les frres Karamazov Chapitre V

    ne pouvait le dlier, mais quil ny avait aucun pouvoir au monde capablede le faire, except le starets dont il dpendait. On voit de la sorte que,dans certains cas, les startsy sont investis dune autorit sans bornes et in-comprhensible. Voil pourquoi, dans beaucoup de nos monastres, cetteinstitution fut dabord presque perscute. Pourtant le peuple tmoignatout de suite une grande vnration aux startsy. Cest ainsi que les petitesgens et les personnes les plus distingues venaient en foule se prosternerdevant les startsy de notre monastre et leur confessaient leurs doutes,leurs pchs, leurs souffrances, implorant conseils et directives. Ce quevoyant, les adversaires des startsy leur reprochaient, parmi dautres ac-cusations, davilir arbitrairement le sacrement de la confession, bien queles confidences ininterrompues du novice ou dun lac au starets naientnullement le caractre dun sacrement. Quoi quil en soit, linstitution desstartsy sest maintenue, et elle simplante peu peu dans les monastresrusses. Il est vrai que ce moyen prouv et dj millnaire de rgn-ration morale, qui fait passer lhomme de lesclavage la libert, en leperfectionnant, peut aussi devenir une arme deux tranchants : au lieude lhumilit et de lempire sur soi-mme, il peut dvelopper un orgueilsatanique et faire un esclave au lieu dun homme libre.

    Le starets Zosime avait soixante-cinq ans ; il descendait dune famillede propritaires ; dans sa jeunesse, il avait servi dans larme comme of-ficier au Caucase. Sans doute, Aliocha avait t frapp par un don parti-culier de son me ; il habitait la cellule mme du starets, qui laimait fortet ladmettait auprs de lui. Il faut noter quAliocha, vivant au monastre,ne stait encore li par aucun vu ; il pouvait aller o bon lui semblaitdes journes entires, et sil portait le froc, ctait volontairement, pourne se distinguer de personne au monastre. Peut-tre limagination juv-nile dAliocha avait-elle t trs impressionne par la force et la gloire quientouraient son starets comme une aurole. propos du starets Zosime,beaucoup racontaient qu force daccueillir depuis de nombreuses an-nes tous ceux qui venaient pancher leur cur, avides de ses conseils etde ses consolations, il avait, vers la fin, acquis une grande perspicacit. Aupremier coup dil jet sur un inconnu, il devinait pourquoi il tait venu,ce quil lui fallait et mme ce qui tourmentait sa conscience. Le pnitenttait surpris, confondu, parfois mme effray de se sentir pntr avant

    32

  • Les frres Karamazov Chapitre V

    davoir profr une parole. Aliocha avait remarqu que beaucoup de ceuxqui venaient pour la premire fois sentretenir en particulier avec le staretsentraient chez lui avec crainte et inquitude ; presque tous en sortaientradieux et le visage le plus morne sclairait de satisfaction. Ce qui le sur-prenait aussi, cest que le starets, loin dtre svre, paraissait mme en-jou. Les moines disaient de lui quil sattachait aux plus grands pcheurset les chrissait en proportion de leurs pchs. Mme vers la fin de sa vie,le starets comptait parmi les moines des ennemis et des envieux, maisleur nombre diminuait, bien quil comprt des personnalits importantesdu couvent, notamment un des plus anciens religieux, grand taciturne etjeneur extraordinaire. Nanmoins, la grande majorit tenait le parti dustarets Zosime, et beaucoup laimaient de tout leur cur, quelques-unslui taient mme attachs presque fanatiquement. Ceux-l disaient, mais voix basse, que ctait un saint, et, prvoyant sa fin prochaine, ils at-tendaient de prompts miracles qui rpandraient une grande gloire sur lemonastre. Alexi croyait aveuglment la force miraculeuse du starets,de mme quil croyait au rcit du cercueil projet hors de lglise. Parmiles gens qui amenaient au starets des enfants ou des parents malades pourquil leur impost les mains ou dt une prire leur intention, Aliocha envoyait beaucoup revenir bientt, parfois le lendemain, pour le remercier genoux davoir guri leurs malades. Y avait-il gurison, ou seulementamlioration naturelle de leur tat ? Aliocha ne se posait mme pas laquestion, car il croyait aveuglment la force spirituelle de son matreet considrait la gloire de celui-ci comme son propre triomphe. Son curbattait, son visage rayonnait, surtout lorsque le starets sortait vers la fouledes plerins qui lattendaient aux portes de lermitage, gens du peuple ve-nus de tous les points de la Russie pour le voir et recevoir sa bndiction.Ils se prosternaient devant lui, pleuraient, baisaient ses pieds et la placeo il se tenait, en poussant des cris ; les femmes lui tendaient leurs en-fants, on amenait des possdes. Le starets leur parlait, faisait une courteprire, leur donnait sa bndiction, puis les congdiait. Dans les dernierstemps, la maladie lavait tellement affaibli que cest peine sil pouvaitquitter sa cellule, et les plerins attendaient parfois sa sortie des jour-nes entires. Aliocha ne se demandait nullement pourquoi ils laimaienttant, pourquoi ils se prosternaient devant lui avec des larmes dattendris-

    33

  • Les frres Karamazov Chapitre V

    sement. Il comprenait parfaitement que lme rsigne du simple peuplerusse, ployant sous le travail et le chagrin, mais surtout sous linjustice etle pch continuels le sien et celui du monde ne connat pas de plusgrand besoin, de plus douce consolation que de trouver un sanctuaire ouun saint, de tomber genoux, de ladorer : Si le pch, le mensonge, latentation sont notre partage, il y a pourtant quelque part au monde untre saint et sublime ; il possde la vrit, il la connat ; donc, elle descen-dra un jour jusqu nous et rgnera sur la terre entire, comme il a tpromis. Aliocha savait que le peuple sent et mme raisonne ainsi et quele starets ft prcisment ce saint, ce dpositaire de la vrit divine auxyeux du peuple, il en tait persuad autant que ces paysans et ces femmesmalades qui lui tendaient leurs enfants. La conviction que le starets, aprssa mort, procurerait une gloire extraordinaire au monastre rgnait dansson me plus forte peut-tre que chez les moines. Depuis quelque temps,son cur schauffait toujours davantage la flamme dun profond en-thousiasme intrieur. Il ntait nullement troubl en voyant dans le staretsun individu isol : Peu importe ; il a dans son cur le mystre de la r-novation pour tous, cette puissance qui instaurera enfin la justice sur laterre ; alors tous seront saints, tous saimeront les uns les autres ; il nyaura plus ni riches, ni pauvres, ni levs, ni humilis ; tous seront commeles enfants de Dieu et ce sera lavnement du rgne du Christ. Voil cedont rvait le cur dAliocha.

    Aliocha avait paru fortement impressionn par larrive de ses deuxfrres, quil ne connaissait pas du tout jusqualors. Il stait li davantageavec Dmitri, bien que celui-ci ft arriv plus tard. Quant Ivan, il sint-ressait beaucoup lui, mais les deux jeunes gens demeuraient trangerslun lautre, et pourtant deux mois staient couls pendant lesquelsils se voyaient assez souvent. Aliocha tait taciturne ; de plus, il parais-sait attendre on ne sait quoi, avoir honte de quelque chose ; bien quil etremarqu au dbut les regards curieux que lui jetait son frre, Ivan cessabientt de faire attention lui. Aliocha en prouva quelque confusion.Il attribua lindiffrence de son frre lingalit de leur ge et de leurinstruction. Mais il avait une autre ide. Le peu dintrt que lui tmoi-gnait Ivan pouvait provenir dune cause quil ignorait. Celui-ci parais-sait absorb par quelque chose dimportant, comme sil visait un but

    34

  • Les frres Karamazov Chapitre V

    trs difficile, ce qui et expliqu sa distraction son gard. Alexi se de-manda galement sil ny avait pas l le mpris dun athe savant pourun pauvre novice. Il ne pouvait soffenser de ce mpris, sil existait, maisil attendait avec une vague alarme, que lui-mme ne sexpliquait pas, lemoment o son frre voudrait se rapprocher de lui. Dmitri parlait dIvanavec le plus profond respect, dun ton pntr. Il raconta Aliocha lesdtails de laffaire importante qui avait troitement rapproch les deuxans. Lenthousiasme avec lequel Dmitri parlait dIvan impressionnaitdautant plus Aliocha que, compar son frre, Dmitri tait presque unignorant ; le contraste de leur personnalit et de leurs caractres tait sivif quon et difficilement imagin deux tres aussi dissemblables.

    Cest alors queut lieu lentrevue, ou plutt la runion, dans la celluledu starets, de tous les membres de cette famille mal assortie, runion quiexera une influence extraordinaire sur Aliocha. Le prtexte qui la mo-tiva tait en ralit mensonger. Le dsaccord entre Dmitri et son pre ausujet de lhritage de sa mre atteignait alors son comble. Les rapportsstaient envenims au point de devenir insupportables. Ce fut FiodorPavlovitch qui suggra, en plaisantant, de se runir tous dans la cellule dustarets Zosime ; sans recourir son intervention, on pourrait sentendreplus dcemment, la dignit et la personne du starets tant capables dim-poser la rconciliation. Dmitri, qui navait jamais t chez lui et ne lavaitjamais vu, pensa quon voulait leffrayer de cette faon ; mais comme lui-mme se reprochait secrtement maintes sorties fort brusques dans saquerelle avec son pre, il accepta le dfi. Il faut noter quil ne demeu-rait pas, comme Ivan, chez son pre, mais lautre bout de la ville. PiotrAlexandrovitch Mioussov, qui sjournait alors parmi nous, saccrocha cette ide. Libral la mode des annes quarante et cinquante, libre pen-seur et athe, il prit cette affaire une part extraordinaire, par ennui, peut-tre, ou pour se divertir. Il lui prit soudain fantaisie de voir le couvent etle saint . Comme son ancien procs avec le monastre durait encore le litige avait pour objet la dlimitation de leurs terres et certains droitsde pche et de coupe il sempressa de profiter de cette occasion, sousle prtexte de sentendre avec le Pre Abb pour terminer cette affaire lamiable. Un visiteur anim de si bonnes intentions pouvait tre reu aumonastre avec plus dgards quun simple curieux. Ces considrations

    35

  • Les frres Karamazov Chapitre V

    firent quon insista auprs du starets, qui, depuis quelque temps, ne quit-tait plus sa cellule et refusait mme, cause de sa maladie, de recevoir lessimples visiteurs. Il donna son consentement et un jour fut fix : Quima charg de dcider entre eux ? dclara-t-il seulement Aliocha avecun sourire.

    lannonce de cette runion, Aliocha se montra trs troubl. Si quel-quun des adversaires aux prises pouvait prendre cette entrevue au s-rieux, ctait assurment son frre Dmitri, et lui seul ; les autres vien-draient dans des intentions frivoles et peut-tre offensantes pour le sta-rets. Aliocha le comprenait fort bien. Son frre Ivan et Mioussov sy ren-draient pousss par la curiosit, et son pre pour faire le bouffon ; touten gardant le silence, il connaissait fond le personnage, car, je le rpte,ce garon ntait pas aussi naf que tous le croyaient. Il attendait avecanxit le jour fix. Sans doute, il avait fort cur de voir cesser enfinle dsaccord dans sa famille, mais il se proccupait surtout du starets ; iltremblait pour lui, pour sa gloire, redoutant les offenses, particulirementles fines railleries de Mioussov et les rticences de lrudit Ivan. Il voulaitmme tenter de prvenir le starets, de lui parler au sujet de ces visiteursventuels, mais il rflchit et se tut. la veille du jour fix, il fit dire Dmitri quil laimait beaucoup et attendait de lui lexcution de sa pro-messe. Dmitri, qui chercha en vain se souvenir davoir promis quelquechose, lui rpondit par lettre quil ferait tout pour viter une bassesse ;quoique plein de respect pour le starets et pour Ivan, il voyait l un pigeou une indigne comdie. Cependant, javalerai plutt ma langue que demanquer de respect au saint homme que tu vnres , disait Dmitri enterminant sa lettre. Aliocha nen fut gure rconfort.

    n

    36

  • II

    Livre IIUne runion dplace

    37

  • CHAPITRE I

    Larrive au monastre

    I beau temps de fin daot, chaud et clair. Lentrevueavec le starets avait t fixe tout de suite aprs la dernire messe, onze heures et demie. Nos visiteurs arrivrent vers la fin de lof-fice, dans deux quipages. Le premier, une lgante calche attele dedeux chevaux de prix, tait occup par Piotr Alexandrovitch Mioussovet un parent loign, Piotr Fomitch Kalganov. Ce jeune homme de vingtans se prparait entrer luniversit. Mioussov, dont il tait lhte, luiproposait de lemmener Zurich ou Ina, pour y parfaire ses tudes ;mais il navait pas encore pris de dcision. Pensif et distrait, il avait le vi-sage agrable, une constitution robuste, la taille plutt leve et le regardtrangement fixe, ce qui est le propre des gens distraits ; il vous regardaitparfois longtemps sans vous voir. Taciturne et quelque peu emprunt, illui arrivait seulement en tte tte de se montrer tout coup loquace,vhment, joyeux, riant de Dieu sait quoi ; mais son imagination ntaitquun feu de paille, aussi vite allum quteint. Il tait toujours bien mis

    38

  • Les frres Karamazov Chapitre I

    et mme avec recherche. Dj possesseur dune certaine fortune, il avaitencore de belles esprances. Il entretenait avec Aliocha des relations ami-cales.

    Fiodor Pavlovitch et son fils avaient pris place dans un landau delouage fort dlabr, mais spacieux, attel de deux vieux chevaux pom-mels qui suivaient la calche distance respectueuse. Dmitri avait tprvenu la veille de lheure du rendez-vous, mais il tait en retard. Lesvisiteurs laissrent leurs voitures prs de lenceinte, lhtellerie, et fran-chirent pied les portes du monastre. Sauf Fiodor Pavlovitch, aucundeux navait jamais vu de monastre, et Mioussov ntait pas entr dansune glise depuis trente ans. Il regardait avec une certaine curiosit, enprenant un air dgag. Mais part lglise et les dpendances, dailleursfort banales, lintrieur du monastre noffrait rien son esprit obser-vateur. Les derniers fidles sortis de lglise se dcouvraient en se si-gnant. Parmi le bas peuple se trouvaient des gens dun rang plus lev :deux ou trois dames, un vieux gnral, tous descendus lhtellerie. Desmendiants entourrent nos visiteurs, mais personne ne leur fit laumne.Seul Kalganov tira dix kopeks de son porte-monnaie et, gn Dieu saitpourquoi, les glissa rapidement une bonne femme, en murmurant : Partagez-les. Aucun de ses compagnons ne lui fit dobservation, cequi eut pour rsultat daccrotre sa confusion.

    Chose trange : on aurait vraiment d les attendre et mme leur t-moigner quelques gards ; lun deux venait de faire don de mille roubles,lautre tait un propritaire fort riche, qui tenait les moines plus ou moinssous sa dpendance en ce qui concerne la pche, suivant la tournure queprendrait le procs ; pourtant, aucune personnalit officielle ne se trou-vait l pour les recevoir. Mioussov contemplait dun air distrait les pierrestombales dissmines autour de lglise et voulut faire la remarque queles occupants de ces tombes avaient d payer fort cher le droit dtre en-terrs en un lieu aussi saint , mais il garda le silence : son ironie delibral faisait place lirritation.

    qui diable sadresser, dans cette ptaudire ? Il faudrait le savoir,car le temps passe , murmura-t-il comme part soi.

    Soudain vint eux un personnage dune soixantaine dannes, enample vtement dt, dpourvu de cheveux mais dou dun regard

    39

  • Les frres Karamazov Chapitre I

    tendre. Le chapeau la main, il se prsenta en zzayant comme le propri-taire foncier Maximov, de la province de Toula. Il prit cur lembarrasde ces messieurs.

    Le starets Zosime habite lermitage lcart, quatre cents pas dumonastre, il faut traverser le bosquet

    Je le sais, rpondit Fiodor Pavlovitch, mais nous ne nous souvenonspas bien du chemin, depuis si longtemps.

    Prenez cette porte, puis tout droit par le bosquet. Permettez-moi devous accompagner moi-mme je par ici, par ici

    Ils quittrent lenceinte, sengagrent dans le bois. Le propritaireMaximov marchait, ou plutt courait leur ct en les examinant tousavec une curiosit gnante. Il carquillait les yeux.

    Voyez-vous, nous allons chez ce starets pour une affaire personnelle,dclara froidement Mioussov ; nous avons, pour ainsi dire, obtenu uneaudience de ce personnage ; aussi, malgr notre gratitude, nous ne vousproposons pas dentrer avec nous.

    Je lai dj vu Un chevalier parfait , rpondit le hobereau. Qui est ce chevalier ? demanda Mioussov. Le starets, le fameux starets la gloire et lhonneur du monastre,

    Zosime. Ce starets-l, voyez-vous Son bavardage fut interrompu par un moine en cuculle, de petite taille,

    ple et dfait, qui rejoignit le groupe. Fiodor Pavlovitch et Mioussov sar-rtrent. Le moine les salua avec une grande politesse et leur dit :

    Messieurs, le Pre Abb vous invite tous djeuner aprs votre vi-site lermitage. Cest pour une heure exactement. Vous aussi, fit-il Maximov.

    Jirai, scria Fiodor Pavlovitch, ravi de linvitation, je naurai gardedy manquer. Vous savez que nous avons tous promis de nous conduiredcemment Et vous, Piotr Alexandrovitch, viendrez-vous ?

    Certainement. Pourquoi suis-je ici, sinon pour observer leursusages ? Une seule chose membarrasse, Fiodor Pavlovitch, cest de metrouver en votre compagnie.

    Oui, Dmitri Fiodorovitch nest pas encore l.

    1. En franais dans le texte russe.

    40

  • Les frres Karamazov Chapitre I

    Il ferait bien de ne pas venir du tout ; croyez-vous que cela mamuse,votre histoire et vous par-dessus le march ? Nous viendrons djeu-ner ; remerciez le Pre Abb, dit-il au moine.

    Pardon, je dois vous conduire chez le starets, rpondit celui-ci. Dans ce cas, je vais directement chez le Pre Abb, oui, je men vais

    pendant ce temps chez le Pre Abb, gazouilla Maximov. Le Pre Abb est trs occup en ce moment, mais ce sera comme

    vous voudrez fit le moine, perplexe. Quel crampon que ce vieux ! observa Mioussov, lorsque Maximov

    fut retourn au monastre. Il ressemble von Sohn , pronona tout coup Fiodor Pavlovitch. Cest tout ce que vous trouvez dire En quoi ressemble-t-il von

    Sohn ? Vous-mme, lavez-vous vu ? Jai vu sa photographie. Bien que les traits ne soient pas identiques,

    il y a quelque chose dindfinissable. Cest tout fait le sosie de von Sohn.Je le reconnais rien qu la physionomie.

    Cest possible, vous vous y connaissez. Toutefois, Fiodor Pavlovitch,vous venez de rappeler que nous avons promis de nous conduire dcem-ment ; souvenez-vous-en. Je vous le dis, surveillez-vous. Si vous commen-cez faire le bouffon, je ne veux pas quon me mette dans le mme panierque vous. Voyez quel homme cest, dit-il en sadressant au moine ; jaipeur daller avec lui chez des gens convenables.

    Un ple sourire, non dpourvu de ruse, apparut sur les lvres ex-sangues du moine, qui pourtant ne rpondit rien, laissant voir clairementquil se taisait par conscience de sa propre dignit. Mioussov frona en-core davantage le sourcil.

    Oh ! que le diable les emporte tous, ces gens lextrieur faonnpar les sicles, dont le fond nest que charlatanisme et absurdit ! sedisait-il en lui-mme.

    Voici lermitage, nous sommes arrivs, cria Fiodor Pavlovitch qui semit faire de grands signes de croix devant les saints, peints au-dessus et ct du portail. Chacun vit comme il lui plat, insinua-t-il ; et le pro-verbe russe dit avec raison : moine dun autre ordre, point nim-

    2. On verra plus loin de quel personnage il sagit.

    41

  • Les frres Karamazov Chapitre I

    pose ta rgle . Il y a ici vingt-cinq bons Pres qui font leur salut en secontemplant les uns les autres et en mangeant des choux. Ce qui me sur-prend cest quaucune femme ne franchisse ce portail. Cependant, jai en-tendu dire que le starets recevait des dames ; est-ce exact ? demanda-t-ilau moine.

    Les femmes du peuple lattendent l-bas, prs de la galerie ; tenez,en voici dassises par terre. Pour les dames de la socit, on a amnagdeux chambres dans la galerie mme, mais en dehors de lenceinte ; cesont ces fentres que vous voyez l ; le starets sy rend par un passageintrieur, quand sa sant le lui permet. Il y a en ce moment une dameKhokhlakov, propritaire Kharkhov, qui veut le consulter pour sa filleatteinte de consomption. Il a d lui promettre de venir, bien que ces der-niers temps il soit trs faible et ne se montre gure.

    Il y a donc lermitage une porte entrebille du ct des dames.Honni soit qui mal y pense, mon pre ! Au mont Athos, vous devez lesavoir, non seulement les visites fminines ne sont pas admises, mais onne tolre aucune femme ni femelle, ni poule, ni dinde, ni gnisse.

    Fiodor Pavlovitch, je vous laisse, on va vous mettre la porte, cestmoi qui vous le prdis.

    En quoi est-ce que je vous gne, Piotr Alexandrovitch ? Regardezdonc, sexclama-t-il soudain, une fois lenceinte franchie, regardez dansquelle valle de roses ils habitent.

    Effectivement, bien quil ny et pas alors de roses, on apercevait uneprofusion de fleurs dautomne, magnifiques et rares. Une main expri-mente devait en prendre soin. Il y avait des parterres autour des gliseset entre les tombes. Des fleurs aussi entouraient la maisonnette en bois,un rez-de-chausse prcd dune galerie, o se trouvait la cellule du sta-rets.

    En tait-il de mme du temps du prcdent starets, Barsanuphe ?On dit quil naimait pas llgance, quil semportait et battait mme lesdames coups de canne ? senquit Fiodor Pavlovitch en montant le per-ron.

    Si le starets Barsanuphe paraissait parfois avoir perdu la raison, onraconte aussi bien des sottises sur son compte ; il na jamais battu per-sonne coups de canne, rpondit le moine Maintenant, messieurs, une

    42

  • Les frres Karamazov Chapitre I

    minute, je vais vous annoncer. Fiodor Pavlovitch, pour la dernire fois, rappelez-vous nos condi-

    tions. Comportez-vous bien, sinon gare vous ! murmura encore une foisMioussov.

    Je voudrais bien savoir ce qui vous meut pareillement, insinuaFiodor Pavlovitch, railleur ; ce sont vos pchs qui vous effraient ? On ditque rien quau regard il devine qui il a affaire. Mais comment pouvez-vous faire un tel cas de leur opinion, vous, un Parisien, un progressiste ?Vous me stupfiez, vraiment !

    Mioussov neut pas le loisir de rpondre ce sarcasme, car on les priadentrer. Il prouva une lgre irritation. Eh bien ! je le sais davance,nerv comme je suis, je vais discuter, mchauffer mabaisser, moi etmes ides , se dit-il.

    n

    43

  • CHAPITRE II

    Un vieux bouffon

    I en mme temps que le starets qui, ds leurarrive, tait sorti de sa chambre coucher. Ils avaient t prc-ds dans la cellule par deux religieux de lermitage ; lun tait lePre bibliothcaire, lautre le Pre Pasius, maladif, malgr son ge peuavanc, mais rudit, ce quon disait. Il sy trouvait encore un jeunehomme en redingote, qui paraissait g de vingt-deux ans. Ctait un an-cien lve du sminaire, futur thologien, que protgeait le monastre.Il avait la taille assez leve, le visage frais, les pommettes saillantes, depetits yeux bruns et vifs. Son visage exprimait la dfrence, mais sans ob-squiosit. Il ne fit pas de salut aux visiteurs, se considrant, non commeleur gal, mais comme un subalterne, et demeura debout pendant toutelentrevue.

    Le starets Zosime parut, en compagnie dun novice et dAliocha. Lesreligieux se levrent, lui firent une profonde rvrence, les doigts tou-chant la terre, reurent sa bndiction et lui baisrent la main. chacun

    44

  • Les frres Karamazov Chapitre II

    deux, le starets rpondit par une rvrence pareille, les doigts touchant laterre, leur demandant son tour leur bndiction. Cette crmonie, em-preinte dun grand srieux et nayant rien de ltiquette banale, respiraitune sorte dmotion. Cependant Mioussov, qui se tenait en avant de sescompagnons, la crut prmdite. Quelles que fussent ses ides, la simplepolitesse exigeait quil sapprocht du starets pour recevoir sa bndic-tion, sinon pour lui baiser la main. Il sy tait dcid la veille, mais lesrvrences et les baisers des moines changrent sa rsolution. Il fit unervrence grave et digne, en homme du monde, et alla sasseoir. FiodorPavlovitch fit la mme chose, contrefaisant cette fois-ci Mioussov commeun singe. Le salut dIvan Fiodorovitch fut des plus courtois, mais lui aussitint ses bras le long des hanches. Quant Kalganov, telle tait sa confu-sion quil oublia mme de saluer. Le starets laissa retomber sa main prte les bnir et les invita tous sasseoir. Le sang vint aux joues dAliocha ;il avait honte ; ses mauvais pressentiments se ralisaient.

    Le starets prit place sur un petit divan de cuir meuble fort ancien et fit asseoir ses htes en face de lui, sur quatre chaises dacajou, re-couvertes dun cuir fort us. Les religieux sinstallrent de ct, lun laporte, lautre la fentre. Le sminariste, Aliocha et le novice restrentdebout. La cellule ntait gure vaste et avait lair fane. Elle ne contenaitque quelques meubles et objets grossiers, pauvres, le strict ncessaire :deux pots de fleurs la fentre ; dans un angle, de nombreuses icnes,dont lune reprsentait une Vierge de grandes dimensions, peinte proba-blement longtemps avant le Raskol ; une lampe brlait devant elle. Nonloin, deux autres icnes aux revtements tincelants, puis deux chru-bins sculpts, de petits ufs en porcelaine, un crucifix en ivoire, avec uneMater dolorosa qui ltreignait, et quelques gravures trangres, reproduc-tions de grands peintres italiens des sicles passs. Auprs de ces uvresde prix stalaient des lithographies russes lusage du peuple, portraitsde saints, de martyrs, de prlats, qui se vendent quelques kopeks danstoutes les foires. Mioussov jeta un coup dil rapide sur cette imagerie,puis examina le starets. Il se croyait le regard pntrant, faiblesse excu-

    1. Schisme provoqu dans lglise russe, au milieu du XVII sicle, par les rformes dupatriarche Nicon.

    45

  • Les frres Karamazov Chapitre II

    sable, si lon considre quil avait dj cinquante ans, ge o un homme dumonde intelligent et riche se prend davantage au srieux, parfois mme son insu.

    Ds labord, le starets lui dplut. Il y avait effectivement dans sa fi-gure quelque chose qui et paru choquant bien dautres qu Mioussov.Ctait un petit homme vot, les jambes trs faibles, g de soixante-cinqans seulement, mais qui paraissait dix ans de plus, cause de sa maladie.Tout son visage, dailleurs fort sec, tait sillonn de petites rides, surtoutautour des yeux, quil avait clairs, pas trs grands, vifs et brillants commedeux points lumineux. Il ne lui restait que quelques touffes de cheveuxgris sur les tempes ; sa barbe, petite et clairseme, finissait en pointe ; leslvres, minces comme deux lanires, souriaient frquemment ; le nez aigurappelait un oiseau.

    Selon toute apparence, une me malveillante, mesquine, prsomp-tueuse , pensa Mioussov, qui se sentait fort mcontent de lui.

    Une petite horloge poids frappa douze coups ; cela rompit la glace. Cest lheure exacte, scria Fiodor Pavlovitch, et mon fils, Dmitri

    Fiodorovitch, qui nest pas encore l ! Je mexcuse pour lui, saint starets !(Aliocha tressaillit ces mots de saint starets .) Je suis toujours ponc-tuel, une minute prs, me rappelant que lexactitude est la politesse desrois.

    Vous ntes pas roi, que je sache, marmotta Mioussov, incapable dese contenir.

    Cest ma foi vrai. Et figurez-vous, Piotr Alexandrovitch, que je le sa-vais, ma parole ! Que voulez-vous, je parle toujours mal propos ! VotreRvrence, sexclama-t-il soudain dun ton pathtique, vous avez devantvous un vritable bouffon. Cest ma faon de me prsenter. Une vieillehabitude, hlas ! Si je hble parfois hors de saison, cest dessein, danslintention de faire rire et dtre agrable. Il faut tre agrable, nest-il pasvrai ? Il y a sept ans, jarrivai dans une petite ville pour de petites affaires,de compte demi avec de petits marchands. Nous allons chez lispravnik, qui nous avions quelque chose demander et que nous voulions invi-ter une collation. Lispravnik parat ; ctait un homme de haute taille,gros, blond et morose, les individus les plus dangereux en pareil cas, carla bile les tourmente. Je laborde avec laisance dun homme du monde :

    46

  • Les frres Karamazov Chapitre II

    Monsieur lispravnik , fis-je, vous serez, pour ainsi dire, notre Naprav-nik ! Quel Napravnik ? dit-il. Je vis immdiatement que a ne prenaitpas, quil demeurait grave ; je mobstinai : Jai voulu plaisanter, rendretout le monde gai, car M. Napravnik est un chef dorchestre connu ; or,pour lharmonie de notre entreprise, il nous faut justement une sorte dechef dorchestre. Lexplication et la comparaison taient raisonnables,nest-ce pas ? Pardon, dit-il, je suis ispravnik et je ne permets pas quonfasse des calembours sur ma profession. Il nous tourna le dos. Je courusaprs lui en criant : Oui, oui, vous tes ispravnik et non Napravnik. Non, rpliqua-t-il, vous lavez dit, je suis Napravnik. Figurez-vous quecela fit manquer notre affaire ! Je nen fais jamais dautres. Je me causedu tort par mon amabilit ! Une fois, il y a bien des annes, je disais un personnage important : Votre pouse est une femme chatouilleuse ,dans le sens de lhonneur, des qualits morales, pour ainsi dire, quoi ilme rpliqua : Vous lavez chatouille ? Je ne pus y tenir ; faisons lai-mable, pensai-je. Oui, dis-je, je lai chatouille ; mais alors ce fut lui quime chatouilla Il y a longtemps que cest arriv, aussi nai-je pas hontede le raconter ; cest toujours ainsi que je me fais du tort.

    Vous vous en faites en ce moment , murmura Mioussov avec d-got.

    Le starets les considrait en silence lun et lautre. Vraiment ! Figurez-vous que je le savais, Piotr Alexandrovitch, et

    mme, apprenez que je le pressentais, ce que je fais, ds que jouvris labouche, et mme, apprenez-le, je pressentais que vous men feriez le pre-mier la remarque. ces moments, quand je vois que ma plaisanterie nerussit pas, Votre Rvrence, mes joues commencent se desscher versles gencives, jai comme une convulsion ; cela remonte ma jeunesse,alors que, parasite chez les nobles, je gagnais mon pain par cette indus-trie. Je suis un bouffon authentique, inn, Votre Rvrence, la mme chosequun innocent ; je ne nie pas quun esprit impur habite peut-tre en moi,bien modeste en tout cas ; plus considrable, il se ft log ailleurs, seule-ment pas chez vous, Piotr Alexandrovitch, car vous ntes pas consid-

    2. Commissaire de police de district.3. Compositeur et chef dorchestre, dorigine tchque.

    47

  • Les frres Karamazov Chapitre II

    rable. En revanche, je crois, je crois en Dieu. Ces derniers temps javais desdoutes, mais maintenant jattends de sublimes paroles. Je ressemble auphilosophe Diderot, Votre Rvrence. Savez-vous, trs saint pre, commeil se prsenta chez le mtropolite Platon , sous limpratrice Catherine ?Il entre et dit demble : Il ny a point de Dieu. quoi le grand prlatrpond, le doigt lev : Linsens a dit en son cur : il ny a point deDieu ! Aussitt Diderot de se jeter ses pieds : Je crois, scrie-t-il, etje veux tre baptis. On le baptisa sur-le-champ. La princesse Dachkov fut la marraine, et Potemkine le parrain

    Fiodor Pavlovitch, cest intolrable ! Vous savez fort bien que vousmentez et que cette stupide anecdote est fausse ; pourquoi faire le ma-lin ? profra dune voix tremblante Mioussov, qui ne pouvait dj plus secontenir.

    Jai pressenti toute ma vie que ctait un mensonge ! sexclama Fio-dor Pavlovitch en semballant. En revanche, messieurs, je vais vous diretoute la vrit. minent starets, pardonnez-moi, jai invent la fin, le bap-tme de Diderot ; cela ne mtait jamais venu lesprit auparavant, je laiinvent pour donner du piquant. Si je fais le malin, Piotr Alexandrovitch,cest pour tre plus gentil. Au reste, parfois, je ne sais pas moi-mme pour-quoi. Quant Diderot, jai entendu raconter cela : Linsens a dit ,une vingtaine de fois dans ma jeunesse, par les propritaires fonciers dupays, quand jhabitais chez eux ; je lai entendu dire, Piotr Alexandrovitch, votre tante, Mavra Fominichna. Jusqu maintenant, tous sont persua-ds que limpie Diderot a fait visite au mtropolite Platon pour discuterde Dieu

    Mioussov stait lev, bout de patience, et comme hors de lui. Il taitfurieux et comprenait que sa fureur le rendait ridicule. Ce qui se passaitdans la cellule tait vraiment intolrable. Depuis quarante ou cinquanteans que des visiteurs sy runissaient ctait toujours avec la plus pro-fonde vnration. Presque tous ceux qui y taient admis comprenaientquon leur accordait une insigne faveur. Beaucoup, parmi eux, se met-

    4. Mtropolite de Moscou (1737-1812).5. Femme de lettres clbre, amie de Catherine II, prsidente de lAcadmie des Sciences

    (1743-1810).6. Clbre prince de Tauride, favori de Catherine II (1739-1790).

    48

  • Les frres Karamazov Chapitre II

    taient genoux et le demeuraient durant toute la visite. Des gens dunrang lev, des rudits et mme des libres penseurs, venus soit par cu-riosit, soit pour un autre motif, se faisaient un devoir de tmoigner austarets une profonde dfrence et de grands gards durant tout lentre-tien quil ft public ou priv dautant plus quil ntait pas questiondargent. Il ny avait que lamour et la bont, en prsence du repentiret de la soif de rsoudre un problme moral compliqu, une crise de lavie du cur. Aussi, les bouffonneries auxquelles