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  • Georges Bernanos

    LES GRANDS CIMETIÈRES

    SOUS LA LUNE

    1938

    bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

    https://ebooks-bnr.com/

  • Si je me sentais du goût pour la besogne quej’entreprends aujourd’hui, le courage me manque-rait probablement de la poursuivre, parce que jen’y croirais pas. Je ne crois qu’à ce qui me coûte.Je n’ai rien fait de passable en ce monde qui nem’ait d’abord paru inutile, inutile jusqu’au ridi-cule, inutile jusqu’au dégoût. Le démon de moncœur s’appelle – À quoi bon ?

    J’ai cru jadis au mépris. C’est un sentiment trèsscolaire et qui tourne vite à l’éloquence, comme lesang d’un hydropique tourne en eau. La lectureprématurée de Barrès m’avait donné là-dessusquelque illusion. Malheureusement le mépris deBarrès – ou du moins l’organe qui le sécrète – pa-raît souffrir d’une perpétuelle rétention. Pour at-teindre à l’amertume, un méprisant doit pousser

  • très loin la sonde. Ainsi le lecteur, à son insu, par-ticipe moins au sentiment lui-même qu’à la dou-leur de la miction. Paix au Barrès de Leurs fi-gures ! Celui que nous aimons est entré dans lamort avec un regard d’enfant fier, et son pauvresourire crispé de fille pauvre et noble qui ne trou-vera jamais de mari.

    Au seuil de ce livre, pourquoi le nom de Bar-rès ? Pourquoi à la première page du Soleil deSatan celui du gentil Toulet ? C’est qu’en cet ins-tant, comme en cet autre soir de septembre « pleind’une lumière immobile » j’hésite à franchir le pre-mier pas, le premier pas vers vous, ô visages voi-lés ! Car le premier pas franchi, je sais que je nem’arrêterai plus, que j’irai, vaille que vaille, jus-qu’au bout de ma tâche, à travers des jours et desjours si pareils entre eux que je ne les compte pas,qu’ils sont comme retranchés de ma vie. Et ils lesont en effet.

    Je ne suis pas un écrivain. La seule vue d’unefeuille de papier blanc me harasse l’âme. L’espèce

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  • de recueillement physique qu’impose un tel travailm’est si odieux que je l’évite autant que je puis.J’écris dans les cafés au risque de passer pour univrogne, et peut-être le serais-je en effet si les puis-santes Républiques ne frappaient de droits, impi-toyablement, les alcools consolateurs. À leur dé-faut, j’avale à longueur d’année ces cafés-crèmedouceâtres, avec une mouche dedans. J’écris surles tables de cafés parce que je ne saurais me pas-ser longtemps du visage et de la voix humainedont je crois avoir essayé de parler noblement.Libre aux malins, dans leur langage, de prétendreque « j’observe ». Je n’observe rien du tout. L’ob-servation ne mène pas à grand-chose. M. Bourgeta observé les gens du monde toute sa vie, et il n’enest pas moins resté fidèle à la première image ques’en était formée le petit répétiteur affamé de chicanglais. Ses ducs sentencieux ressemblent à desnotaires, et, quand il les veut naturels, il les faitbêtes comme des lévriers.

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  • J’écris dans les salles de cafés ainsi que j’écri-vais jadis dans les wagons de chemins de fer, pourne pas être dupe de créatures imaginaires, pour re-trouver, d’un regard jeté sur l’inconnu qui passe,la juste mesure de la joie ou de la douleur. Non,je ne suis pas écrivain. Si je l’étais, je n’eusse pasattendu la quarantaine pour publier mon premierlivre, car enfin vous penserez peut-être avec moiqu’à vingt ans j’aurais pu, comme un autre, écrireles romans de M. Pierre Frondaie. Je ne repoussed’ailleurs pas ce nom d’écrivain par une sorte desnobisme à rebours. J’honore un métier auquel mafemme et mes gosses doivent, après Dieu, de nepas mourir de faim. J’endure même humblementle ridicule de n’avoir encore que barbouillé d’encrecette face de l’injustice dont l’incessant outrage estle sel de ma vie. Toute vocation est un appel – vo-catus – et tout appel veut être transmis. Ceux quej’appelle ne sont évidemment pas nombreux, ils nechangeront rien aux affaires de ce monde. Maisc’est pour eux, c’est pour eux que je suis né.

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  • ***

    Compagnons inconnus, vieux frères, nous arri-verons ensemble, un jour, aux portes du royaumede Dieu. Troupe fourbue, troupe harassée, blanchede la poussière de nos routes, chers visages dursdont je n’ai pas su essuyer la sueur, regards qui ontvu le bien et le mal, rempli leur tâche, assumé lavie et la mort, ô regards qui ne se sont jamais ren-dus ! Ainsi vous retrouverai-je, vieux frères. Telsque mon enfance vous a rêvés. Car j’étais parti àvotre rencontre, j’accourais vers vous. Au premierdétour, j’aurais vu rougir les feux de vos éternelsbivouacs. Mon enfance n’appartenait qu’à vous.Peut-être, un certain jour, un jour que je sais, ai-je été digne de prendre la tête de votre troupe in-flexible. Dieu veuille que je ne revoie jamais leschemins où j’ai perdu vos traces, à l’heure oùl’adolescence étend ses ombres, où le suc de lamort, le long des veines, vient se mêler au sang du

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  • cœur ! Chemins du pays d’Artois, à l’extrême au-tomne, fauves et odorants comme des bêtes, sen-tiers pourrissants sous la pluie de novembre,grandes chevauchées des nuages, rumeurs du ciel,eaux mortes… J’arrivais, je poussais la grille,j’approchais du feu mes bottes rougies parl’averse. L’aube venait bien avant que fussent ren-trés dans le silence de l’âme, dans ses profondsrepaires, les personnages fabuleux encore à peineformés, embryons sans membres, Mouchette et Do-nissan, Cénabre, Chantal, et vous, vous seul demes créatures dont j’ai cru parfois distinguer le vi-sage, mais à qui je n’ai pas osé donner de nom– cher curé d’un Ambricourt imaginaire. Étiez-vous alors mes maîtres ? Aujourd’hui même, l’êtes-vous ? Oh ! je sais bien ce qu’a de vain ce retourvers le passé. Certes, ma vie est déjà pleine demorts. Mais le plus mort des morts est le petit gar-çon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’estlui qui reprendra sa place à la tête de ma vie,rassemblera mes pauvres années jusqu’à la der-nière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant

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  • la troupe en désordre, entrera le premier dans laMaison du Père. Après tout, j’aurais le droit deparler en son nom. Mais justement, on ne parlepas au nom de l’enfance, il faudrait parler son lan-gage. Et c’est ce langage oublié ; ce langage que jecherche de livre en livre, imbécile ! comme si un tellangage pouvait s’écrire, s’était jamais écrit. N’im-porte ! Il m’arrive parfois d’en retrouver quelqueaccent… et c’est cela qui vous fait prêter l’oreille,compagnons dispersés à travers le monde, qui parhasard ou par ennui avez ouvert un jour meslivres. Singulière idée que d’écrire pour ceux quidédaignent l’écriture ! Amère ironie de prétendrepersuader convaincre alors que ma certitude pro-fonde est que la part du monde encore susceptiblede rachat n’appartient qu’aux enfants, aux héroset aux martyrs.

    Palma de Majorque,janvier 1937.

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  • PREMIÈRE PARTIE

    I

    « J’ai juré de vous émouvoir, d’amitié oude colère, qu’importe ! » C’est ainsi que je par-lais jadis, au temps de la Grande Peur, il y asept longues années. À présent je ne me soucieplus beaucoup d’émouvoir, du moins de colère.La colère des imbéciles m’a toujours rempli detristesse, mais aujourd’hui elle m’épouvante-rait plutôt. Le monde entier retentit de cettecolère. Que voulez-vous ? Ils ne demandaientpas mieux que de ne rien comprendre, etmême ils se mettaient à plusieurs pour ça, carla dernière chose dont l’homme soit capableest d’être bête ou méchant tout seul, condition

  • mystérieuse réservée sans doute au damné. Necomprenant rien ils se rassemblaient d’eux-mêmes, non pas selon leurs affinités particu-lières, trop faibles, mais d’après la modestefonction qu’ils tenaient de la naissance ou duhasard et qui absorbait tout entière leur petitevie. Car les classes moyennes sont presqueseules à fournir le véritable imbécile, la su-périeure s’arrogeant le monopole d’un genrede sottise parfaitement inutilisable, d’une sot-tise de luxe, et l’inférieure ne réussissant quede grossières et parfois admirables ébauchesd’animalité.

    C’est une folle imprudence d’avoir déracinéles imbéciles, vérité qu’entrevoyait M. MauriceBarrès. Telle colonie d’imbéciles solidementfixée à son terroir natal, ainsi qu’un banc demoules au rocher, peut passer pour inoffensiveet même fournir à l’État, à l’industrie un ma-tériel précieux. L’imbécile est d’abord un êtred’habitude et de parti pris. Arraché à son mi-lieu il garde, entre ses deux valves étroitement

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  • closes, l’eau du lagon qui l’a nourri. Mais la viemoderne ne transporte pas seulement des im-béciles d’un lieu à l’autre, elle les brasse avecune sorte de fureur. La gigantesque machine,tournant à pleine puissance, les engouffre parmilliers, les sème à travers le monde, au gréde ses énormes caprices. Aucune autre sociétéque la nôtre n’a fait une si prodigieuse consom-mation de ces malheureux. Ainsi que Napoléonles « Marie-Louise » de la campagne deFrance, elle les dévore alors que leur coquilleest encore molle, elle ne les laisse même pasmûrir. Elle sait parfaitement que, avec l’âge etle degré d’expérience dont il est capable, l’im-bécile se fait une sagesse imbécile qui le ren-drait coriace.

    Je regrette de m’exprimer si naturellementpar images. Je souhaiterais de tout cœur faireces réflexions si simples en un langage simplecomme elles. Il est vrai qu’elles ne seraient pascomprises. Pour commencer d’entrevoir unevérité dont chaque jour nous apporte l’évi-

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  • dence, il faut un effort dont peu d’hommes sontaujourd’hui capables. Avouez donc que la sim-plicité vous rebute, qu’elle vous fait honte. Ceque vous appelez de ce nom est justement soncontraire. Vous êtes faciles, et non simples. Lesconsciences faciles sont aussi les plus com-pliquées. Pourquoi n’en serait-il pas de mêmedes intelligences ? Au cours des siècles, lesMaîtres, les Maîtres de notre espèce, nosMaîtres ont défriché les grandes avenues del’esprit qui vont d’une certitude à une autre, lesroutes royales. Que vous importent les routesroyales si la démarche de votre pensée estoblique ? Parfois le hasard vous fait tomberdedans, vous ne les reconnaissez plus. Ainsinotre cœur se serrait d’angoisse lorsqu’unenuit, sortant du labyrinthe des tranchées, noussentions tout à coup, sous nos semelles, le solencore ferme d’un des chemins de jadis, àpeine visible sous la moisissure d’herbes, lechemin plein de silence, le chemin mort quiavait autrefois retenti du pas des hommes.

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  • C’est vrai que la colère des imbéciles rem-plit le monde. Vous pouvez rire si vous voulez,elle n’épargnera rien, ni personne, elle est inca-pable de pardon. Évidemment les doctrinairesde droite ou de gauche, dont c’est le métier,continueront de classer les imbéciles, en dé-nombreront les espèces et les genres, défini-ront chaque groupe selon les passions, les inté-rêts des individus qui le composent, leur idéo-logie particulière. Pour de telles gens cela n’estqu’un jeu. Mais ces classifications répondentsi peu à la réalité que l’usage en réduit im-pitoyablement le nombre. Il est clair que lamultiplication des partis flatte d’abord la va-nité des imbéciles. Elle leur donne l’illusionde choisir. N’importe quel commis de magasinvous dira que le public appâté par les étalagesd’une exposition saisonnière, une fois rassasiéde marchandages et après avoir mis le person-nel sur les dents, défile au même comptoir.Nous avons vu naître et mourir un grandnombre de partis, car chaque journal d’opinion

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  • ne dispose guère d’un autre moyen pour re-tenir sa clientèle. Néanmoins la méfiance na-turelle aux imbéciles rend précaire cette mé-thode d’émiettement, le troupeau inquiet se re-forme sans cesse. Dès que les circonstances,et notamment les nécessités électorales,semblent imposer un système d’alliances, lesmalheureux oublient instantanément les dis-tinctions qu’ils n’avaient d’ailleurs jamais faitesqu’à grand-peine. Ils se divisent d’eux-mêmesen deux groupes, la difficile opération mentalequ’on leur propose étant ainsi réduite à l’ex-trême, puisqu’il ne s’agit plus que de pensercontre l’adversaire, ce qui permet d’utiliser sonprogramme marqué simplement du signe de lanégation. C’est pourquoi nous les avons vusn’accepter qu’à regret des désignations aussicomplexes que celles, par exemple, de roya-listes ou de républicains. Clérical ou anticléri-cal plaît mieux, les deux mots ne signifient riend’autre que « pour » ou « contre » les curés. Ilconvient d’ajouter que le préfixe « ami » n’ap-

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  • partient en propre à personne, car si l’hommede gauche est anticlérical, l’homme de droiteest anti-maçon, anti-dreyfusard.

    Les entrepreneurs de presse qui ont em-ployé ces slogans jusqu’à leur totale usure vou-dront sans doute me faire dire que je ne dis-tingue pas entre les idéologies, qu’elles m’ins-pirent un égal dégoût. Hélas ! je sais pourtantmieux que personne ce qu’un garçon de vingtans peut donner de lui, de la substance deson âme, à ces grossières créations de l’espritpartisan qui ressemblent à une véritable opi-nion comme certaines poches marines à unanimal – une ventouse pour sucer, une autrepour évacuer la bouche et l’anus – qui, mêmechez certains polypes, ne font qu’un. Mais àqui la jeunesse ne prodigue-t-elle pas son âme !Elle la jette parfois à pleines mains, dans lesbordels. Comme ces mouches chatoyantes, vê-tues d’azur et d’or, peintes avec plus de soinque les enluminures de missel, les premièresamours s’abattent autour des charniers.

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  • Que voulez-vous ? Je ne crois même pasau relatif bienfait des coalitions d’ignoranceet de parti pris. L’indispensable condition àremplir pour entrer réellement dans l’actionest de se connaître soi-même, d’avoir pris lajuste mesure de soi. Or tous ces gens-là ne serassemblent que pour mettre en commun lesquelques raisons qu’ils possèdent de se jugermeilleurs que les autres. Dès lors, qu’importela cause qu’ils prétendent servir ? Dieu sait,par exemple, ce que coûte au reste du mondele maigre cheptel bigot entretenu à grands fraispar une littérature spéciale, répandue à desmillions d’exemplaires sur toute la surface duglobe, et dont on voudra bien reconnaîtrequ’elle est faite pour décourager les incroyantsde bonne volonté. Je ne veux aucun mal auxbigots, je voudrais simplement que vous ne merebattiez pas les oreilles de leur prétendue naï-veté. Le premier prêtre venu, s’il est sincère,vous dira que nulle espèce n’est plus éloignéeque la leur de l’esprit d’enfance, de sa clair-

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  • voyance surnaturelle, de sa générosité. Ce sontdes combinards de la dévotion, et les gras cha-noines littéraires qui entonnent à ces larves lemiel butiné sur les bouquets spirituels ne sontpas non plus des ingénus.

    La colère des imbéciles remplit le monde.Il est tout de même facile de comprendre quela Providence qui les fit naturellement séden-taires avait ses raisons pour cela. Or vos trainsrapides, vos automobiles, vos avions les trans-portent avec la rapidité de l’éclair. Chaque pe-tite ville de France avait ses deux ou trois clansd’imbéciles dont les célèbres « Riz et Pru-neaux » de Tartarin sur les Alpes nous four-nissent un parfait exemple. Votre profonde er-reur est de croire que la bêtise est inoffensive,qu’il est au moins des formes inoffensives dela bêtise. La bêtise n’a pas plus de force vivequ’une caronade de 36, mais, une fois en mou-vement, elle défonce tout. Quoi ! nul de vouspourtant n’ignore de quoi est capable la hainepatiente et vigilante des médiocres, et vous en

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  • semez la graine aux quatre vents ! Car si lesmécaniques vous permettent d’échanger vosimbéciles non seulement de ville en ville, deprovince en province, mais de nation à nation,ou même de continent à continent, les démo-craties empruntent encore à ces malheureuxla matière de leurs prétendues opinions pu-bliques. Ainsi par les soins d’une Presse im-mense, travaillant jour et nuit sur quelquesthèmes sommaires, la rivalité des « Pruneauxet des Riz » prend une sorte de caractère uni-versel dont M. Alphonse Daudet ne s’était cer-tainement pas avisé.

    Mais qui lit aujourd’hui Tartarin sur lesAlpes ? Mieux vaut rappeler que le gentil poèteprovençal qu’éleva tant de fois au-dessus delui-même la consommation de la douleur, legénie de la sympathie, rassemble au fond d’unhôtel de montagne une douzaine d’imbéciles.Le glacier est là tout proche, suspendu dansl’immense azur. Personne n’y songe. Aprèsquelques jours de fausse cordialité, de mé-

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  • fiance et d’ennui, les pauvres diables trouventle moyen de satisfaire à la fois leur instinctgrégaire et la sourde rancune qui les travaille.Leur parti des Constipés exige, au dessert, lespruneaux. Celui des Dévoyants tient naturel-lement pour le riz. Dès lors, les querelles par-ticulières s’apaisent, l’accord se fait entre lesmembres de chacun des groupes rivaux. Onpeut très bien imaginer, dans la coulisse,l’amateur ingénieux et pervers, sans doutemarchand de riz ou de pruneaux, suggérantà ces misérables une mystique appropriée àl’état de leurs intestins. Mais le personnage estinutile. La bêtise n’invente rien, elle fait admi-rablement servir à ses fins, à ses fins de bê-tise, tout ce que le hasard lui apporte, et par unphénomène, hélas ! beaucoup plus mystérieuxencore, vous la verrez se mettre d’elle-même àla mesure des hommes, des circonstances oudes doctrines, qui provoquent sa monstrueusefaculté d’abêtissement. Napoléon se vantait àSainte-Hélène d’avoir tiré parti des imbéciles.

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  • Ce sont les imbéciles qui finalement ont tiréparti de Napoléon. Non pas seulement, commevous pourriez le croire, parce qu’ils sont de-venus bonapartistes. Car la religion du GrandHomme, accordée peu à peu au goût des dé-mocraties, a fait ce patriotisme niais qui agitencore si puissamment sur leurs glandes, pa-triotisme que n’ont jamais connu les aïeux, etdont la cordiale insolence, à fonds de haine, dedoute et d’envie, s’exprime, bien qu’avec uneinégale fortune, dans les chansons de Dérou-lède et dans les poèmes de guerre de M. PaulClaudel.

    Ça vous embête de m’écouter parler si long-temps des imbéciles ? Eh bien, il m’en coûte,à moi, d’en parler ! Mais il faut d’abord queje vous persuade d’une chose : c’est que vousn’aurez pas raison des imbéciles par le fer oupar le feu. Car je répète qu’ils n’ont inventé nile fer, ni le feu, ni les gaz, mais ils utilisent par-faitement tout ce qui les dispense du seul ef-fort dont ils sont réellement incapables, celui

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  • de penser par eux-mêmes. Ils aimeront mieuxtuer que penser, voilà le malheur ! Et justementvous les fournissez de mécaniques ! La méca-nique est faite pour eux. En attendant la ma-chine à penser qu’ils attendent, qu’ils exigent,qui va venir, ils se contenteront très bien de lamachine à tuer, elle leur va même comme ungant. Nous avons industrialisé la guerre pour lamettre à leur portée. Elle est à leur portée, eneffet.

    Sinon je vous mets au défi de m’expliquercomment, par quel miracle, il est devenu sifacile de faire avec n’importe quel boutiquier,clerc d’agent de change, avocat ou curé, unsoldat ? Ici comme en Allemagne, en Angle-terre comme au Japon. C’est très simple : voustendez votre tablier, et il tombe un héros de-dans. Je ne blasphémerai pas les morts. Mais lemonde a connu un temps où la vocation mili-taire était la plus honorée après celle du prêtre,et ne lui cédait qu’à peine en dignité, c’est toutde même étrange que votre civilisation capi-

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  • taliste, qui ne passe pas pour encourager l’es-prit de sacrifice, dispose, en pleine primautéde l’économique, d’autant d’hommes de guerreque ses usines peuvent fournir d’uniformes…

    Des hommes de guerre comme on n’en asûrement jamais vu. Vous les prenez, au bu-reau, à l’atelier, bien tranquilles. Vous leur don-nez un billet pour l’Enfer avec le timbre dubureau de recrutement, et des godillots neufs,généralement perméables. Le dernier encou-ragement, le suprême salut de la patrie, leurvient sous les espèces du hargneux coup d’œilde l’adjudant rengagé affecté au magasin d’ha-billement et qui les traite de cons. Là-dessusils se hâtent vers la gare un peu saouls, maisanxieux à l’idée de manquer le train pour l’En-fer, exactement comme s’ils allaient dîner enfamille, un dimanche, à Bois-Colombes ou àViroflay. Ils descendront cette fois à la stationEnfer, voilà tout. Un an, deux ans, quatre ans,le temps qu’il faudra, jusqu’à l’expiration dubillet circulaire délivré par le gouvernement, ils

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  • parcourront ce pays sous une pluie de fonted’acier, attentifs à ne pas manger sans per-mission le chocolat des vivres de réserve, ousoucieux de faucher à un copain le paquet depansement qui leur manque. Le jour de l’at-taque, avec une balle dans le ventre, ils trottentcomme des perdreaux jusqu’au poste de se-cours, se couchent tout suants sur le brancardet se réveillent à l’hôpital d’où ils sortent unpeu plus tard aussi docilement qu’ils y sontentrés, avec une bourrade paternelle de M. leMajor, un bon vieux… Puis ils retournent versl’Enfer, dans un wagon sans vitres, ruminantde gare en gare le vin aigre et le camembertou épelant à la lueur du quinquet la feuille deroute couverte de signes mystérieux et pas dutout sûrs d’être en règle. Le jour de la Vic-toire… Eh bien, le jour de la victoire, ils es-pèrent rentrer chez eux !

    À la vérité, ils n’y rentrent point pour laraison fameuse que « l’Armistice n’est pas laPaix », et qu’il faut leur laisser le temps de

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  • s’en rendre compte. Le délai d’un an a paruconvenable. Huit jours eussent suffi. Huit jourseussent suffi pour prouver aux soldats de lagrande guerre qu’une victoire est une chose àregarder de loin, comme la fille du colonel oula tombe de l’Empereur, aux Invalides ; qu’unvainqueur, s’il veut vivre pénard, n’a qu’àrendre ses galons de vainqueur. Ils sont doncretournés à l’usine, au bureau, toujours bientranquilles. Quelques-uns ont même eu lachance de trouver dans leur pantalon d’avant-guerre une douzaine de tickets de leur gargote,de la gargote de jadis, à vingt sous le repas.Mais le nouveau gargotier n’en a pas voulu.

    ***

    Vous me direz que ces gens-là étaient dessaints. Non, je vous assure, ce n’étaient pasdes saints. C’étaient des résignés. Il y a danstout homme une énorme capacité de résigna-

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  • tion, l’homme est naturellement résigné. C’estd’ailleurs pourquoi il dure. Car vous pensezbien qu’autrement l’animal logicien n’aurait pusupporter d’être le jouet des choses. Voilà desmillénaires que le dernier d’entre eux se seraitbrisé la tête contre les murs de sa caverne,en reniant son âme. Les saints ne se résignentpas, du moins au sens où l’entend le monde.S’ils souffrent en silence les injustices donts’émeuvent les médiocres, c’est pour mieux re-tourner contre l’Injustice, contre son visaged’airain, toutes les forces de leur grande âme.Les colères, filles du désespoir, rampent et setordent comme des vers. La prière est, ensomme, la seule révolte qui se tienne debout.

    L’homme est naturellement résigné.L’homme moderne plus que les autres en rai-son de l’extrême solitude où le laisse une so-ciété qui ne connaît plus guère entre les êtresque les rapports d’argent. Mais nous aurionstort de croire que cette résignation en fait unanimal inoffensif. Elle concentre en lui des poi-

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  • sons qui le rendent disponible le moment venupour toute espèce de violence. Le peuple desdémocraties n’est qu’une foule, une foule per-pétuellement tenue en haleine par l’Orateur in-visible, les voix venues de tous les coins de laterre, les voix qui la prennent aux entrailles,d’autant plus puissantes sur ses nerfs qu’elless’appliquent à parler le langage même de sesdésirs, de ses haines, de ses terreurs. Il est vraique les démocraties parlementaires, plus exci-tées, manquent de tempérament. Les dictato-riales, elles, ont le feu au ventre. Les démocra-ties impériales sont des démocraties en rut.

    ***

    La colère des imbéciles remplit le monde.Dans leur colère, l’idée de rédemption les tra-vaille, car elle fait le fond de toute espérancehumaine. C’est le même instinct qui a jeté l’Eu-rope sur l’Asie au temps des Croisades. Mais en

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  • ce temps-là l’Europe était chrétienne, les imbé-ciles appartenaient à la chrétienté. Or un chré-tien peut être ceci ou cela, une brute, un idiot,ou un fou, il ne peut pas être tout à fait unimbécile. Je parle des chrétiens nés chrétiens,des chrétiens d’état, des chrétiens de chrétien-té. Bref, des chrétiens nés en pleine terre chré-tienne, et qui grandissent libres, consommentl’une après l’autre, sous le soleil ou l’averse,toutes les saisons de leur vie. Dieu me garde deles comparer à ces cornichons sans sève queles curés font pousser dans des petits pots, àl’abri des courants d’air !

    Pour un chrétien de chrétienté, l’Évangilen’est pas seulement une anthologie dont on litun morceau chaque dimanche dans son livrede messe, et à laquelle il est permis de préférerle Jardin des âmes pieuses du P. Prudent, ou lesPetites Fleurs dévotes du chanoine Boudin.L’Évangile informe les lois, les mœurs, lespeines et jusqu’aux plaisirs, car l’humble espoirde l’homme, ainsi que le fruit des entrailles, y

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  • est béni. Vous pouvez faire là-dessus les plai-santeries que vous voudrez. Je ne sais pasgrand-chose d’utile, mais je sais ce que c’estque l’espérance du Royaume de Dieu, et çan’est pas rien, parole d’honneur ! Vous ne mecroyez pas ? Tant pis ! Peut-être cette espé-rance reviendra-t-elle visiter son peuple ?Peut-être la respirerons-nous tous, un jour,tous ensemble, un matin des jours, avec le mielde l’aube. Vous ne vous en souciez pas ?Qu’importe ! Ceux qui refuseront alors de l’ac-cueillir dans leur cœur la reconnaîtront dumoins à ce signe : les hommes qui détournentaujourd’hui les yeux sur votre passage, ou ri-canent lorsque vous leur avez tourné le dos,viendront droit vers vous, avec un regardd’homme. À ce signe, je le répète, vous saurezque votre temps n’est plus.

    ***

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  • Les imbéciles sont travaillés par l’idée derédemption. Évidemment si vous interrogez lepremier venu d’entre eux, il vous répondraqu’une telle imagination n’a jamais effleuré sapensée, ou même qu’il ne sait pas très exac-tement ce que vous voulez dire. Car un im-bécile ne dispose d’aucun instrument mentallui permettant de rentrer en lui-même, il n’ex-plore que la surface de son être. Mais quoi !parce qu’un nègre, avec sa misérable houe, nefait qu’égratigner le sol, juste assez pour qu’ypousse un peu de mil, la terre n’en n’est pasmoins riche et capable d’une autre moisson.D’ailleurs que savez-vous d’un médiocre aussilongtemps que vous ne l’avez pas observé par-mi d’autres médiocres de sa race, dans la com-munion de la joie, de la haine, du plaisir oude l’horreur ? Il est vrai que chaque médiocri-té paraît solidement défendue contre toute mé-diocrité d’une autre espèce. Mais les immensesefforts des démocraties ont fini par briser l’obs-tacle. Vous avez réussi ce coup prodigieux, ce

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  • coup unique : vous avez détruit la sécurité desmédiocres. Elle paraissait pourtant inséparablede la médiocrité, sa substance même. Pour êtremédiocre, néanmoins, on n’est pas forcémentun abruti. Vous avez commencé par abrutir lesimbéciles. Vaguement conscients de ce qui leurmanque, et de l’irrésistible courant qui les en-traîne vers d’insondables destins, ils s’enfer-maient dans leurs habitudes, héréditaires ouacquises, ainsi que l’Américain fameux quifranchissait les cataractes du Niagara dans untonneau. Vous avez brisé le tonneau, et lesmalheureux voient filer les deux rives avec larapidité de l’éclair.

    Sans doute, un notaire de Landerneau, il y adeux siècles, ne croyait pas sa ville natale plusdurable que Carthage ou Memphis, mais autrain où vont les choses, il s’y sentira demain àpeu près aussi en sûreté que dans un lit dres-sé en plein vent sur une place publique. Certes,le mythe du Progrès a bien servi les démocra-ties. Et il a fallu un siècle ou deux pour que

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  • l’imbécile, dressé depuis tant de générationsà l’immobilité, vît dans ce mythe autre chosequ’une hypothèse excitante, un jeu de l’esprit.L’imbécile est sédentaire, mais il a toujours luvolontiers les récits d’explorateurs. Imaginezun de ces voyageurs en chambre qui s’aper-çoit tout à coup que le plancher bouge. Il sejette à la fenêtre, l’ouvre, cherche la maisond’en face, reçoit en pleine figure l’écume sif-flante, et découvre qu’il est parti. Le mot « dé-part » ne convient guère ici, d’ailleurs. Car sile regard de l’homme moderne ne peut plus seposer sur rien de fixe – cause insigne du malde mer – le pauvre diable n’a pas l’impressiond’aller quelque part. Je veux dire que ses em-bêtements sont toujours les mêmes, bien quemultipliés en apparence, grâce à un effet deperspective. Aucune autre manière vraimentnouvelle de faire l’amour, aucune nouvelle ma-nière de crever.

    Tout cela est simple, très simple. Demaince sera plus simple encore. Si simple qu’on ne

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  • pourra plus rien écrire d’intelligible sur le mal-heur des hommes dont les causes immédiatesdécourageront l’analyse. Les premiers symp-tômes d’une maladie mortelle fournissent auprofesseur le sujet de brillantes leçons, maistoutes les maladies mortelles présentent lemême phénomène ultime, l’arrêt du cœur. Iln’y a pas grand-chose à dire là-dessus. Votresociété ne mourra pas autrement. Vous discu-terez encore des « pourquoi » et des « com-ment » et déjà les artères ne battront plus.L’image me semble juste, car la réforme desinstitutions vient trop tard lorsque la déceptiondes peuples est devenue irréparable, lorsque lecœur des peuples est brisé.

    ***

    Je sais qu’un tel langage a de quoi fairesourire les entrepreneurs de réalisme politique.Qu’est-ce que c’est qu’un cœur de peuple ? Où

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  • le place-t-on ? Les doctrinaires du réalisme po-litique ont un faible pour Machiavel. Faute demieux, les doctrinaires du réalisme politiqueont mis Machiavel à la mode. C’est bien la der-nière imprudence qu’auraient dû se permettreles disciples de Machiavel. Vous voyez d’ici cetricheur qui avant de s’asseoir à la table de jeufait hommage à ses partenaires d’un petit traitéde sa façon sur l’art de tricher, avec une dédi-cace flatteuse pour chacun de ces messieurs ?Machiavel n’écrivait qu’à l’adresse d’un certainnombre d’initiés. Les doctrinaires du réalismepolitique parlent au public. Après eux, dejeunes Français, pleins d’innocence et de gen-tillesse, répètent leurs axiomes d’un fracassantcynisme, dont se scandalisent et s’atten-drissent leurs bonnes mères. La guerre d’Es-pagne, après celle d’Abyssinie, vient de fournirainsi l’occasion d’innombrables professions defoi d’immoralisme national capables de fairese retourner dans leurs tombes Jules César,Louis XI, Bismarck et Cecil Rhodes. Mais Jules

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  • César, Louis XI, Bismarck et Cecil Rhodes n’au-raient nullement souhaité chaque matin l’ap-probation compromettante du pion réalistesuivi de sa classe. Un véritable élève de Ma-chiavel commencerait par faire pendre ces ra-doteurs.

    Ne touchez pas aux imbéciles ! Voilà ce quel’Ange eût pu écrire en lettres d’or au frontondu Monde moderne, si ce monde avait unange. Pour déchaîner la colère des imbéciles,il suffit de les mettre en contradiction aveceux-mêmes, et les démocraties impériales, àl’apogée de leur richesse et de leur puissance,ne pouvaient refuser de courir ce risque. Ellesl’ont couru. Le mythe du Progrès était sansdoute le seul en qui ces millions d’hommespussent communier, le seul qui satisfît à la foisleur cupidité, leur moralisme sommaire et levieil instinct de justice légué par les aïeux. Ilest certain qu’un patron verrier qui, au tempsde M. Guizot, et si l’on s’en rapporte à d’ir-récusables statistiques, décimait systématique-

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  • ment, pour les besoins de son commerce, desarrondissements entiers, devait avoir commechacun de nous, ses crises de dépression. On abeau se serrer le cou dans une cravate de sa-tin, porter à la boutonnière une rosette largecomme une soucoupe et dîner aux Tuileries,n’importe ! il y a des jours où on se sent del’âme. Oh ! bien entendu, les arrière-petits-filsde ces gens-là sont aujourd’hui des garçonstrès bien, du modèle en cours, nets, sportifs,plus ou moins apparentés. Beaucoup d’entreeux se proclament royalistes et parlent desécus de l’aïeul avec le mouvement de mentonvainqueur d’un descendant de Godefroy deBouillon affirmant ses droits sur le royaumede Jérusalem. Sacrés petits farceurs ! Leur ex-cuse est celle-ci : le sens social leur manque.De qui l’auraient-ils hérité ? Les crimes de l’oront d’ailleurs un caractère abstrait. Ou peut-être y a-t-il une vertu de l’or ? Les victimes del’or encombrent l’histoire, mais leurs restes nedégagent aucune odeur.

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  • Il est permis de rapprocher ce fait d’unepropriété bien connue des sels du métal ma-gique, qui préviennent les effets de la pourri-ture. Qu’un vacher dont les méninges sont enbouillie tue deux bergerettes après les avoirviolées, la chronique retient son nom, fait dece nom une épithète infâme, un nom maudit.Au lieu que ces « Messieurs du Commerce deNantes », les Grands Trafiquants d’esclaves,comme les appelle avec respect M. le sénateurde la Guadeloupe, ont pu remplir des char-niers, toute cette viande noire n’exhale à tra-vers les siècles qu’un léger parfum de verveineet de tabac d’Espagne. « Les capitaines né-griers semblent avoir été des gens de nobleprestance – poursuit l’honorable sénateur. Ilsportent perruque comme à la cour, l’épée aucôté, les souliers à boucle d’argent, des bro-deries sur le costume, des chemises à jabot,des poignets de dentelles. » « Un tel négoce– conclut le journaliste – ne déshonorait nul-lement ceux qui le pratiquaient, ou ceux qui

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  • le subventionnaient. Qui donc parmi les finan-ciers ou les bourgeois aisés n’était négrier, peuou prou ? Les armateurs qui finançaient ceslointaines et coûteuses expéditions divisaientle capital engagé en un certain nombre departs, et ces parts, dont l’intérêt le plus sou-vent était énorme, constituaient pour tous lespères de famille un placement extrêmementrecherché. »

    Soucieux de mériter la confiance de cespères de famille, les capitaines négriers s’ac-quittaient scrupuleusement de leurs devoirs,comme le prouve assez le récit suivant em-prunté, parmi beaucoup d’autres témoignagesde même qualité, à un intéressant ouvragedont Candide rendait compte, le 25 juillet1935 :

    Hier, à huit heures, nous amarrâmes les nègresles plus fautifs aux quatre membres, et couchés surle ventre dessus le pont, et nous les fîmes fouet-ter. En outre, nous leur fîmes des scarifications

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  • sur les fesses pour mieux leur faire ressentir leursfautes. Après leur avoir mis leurs fesses en sangpar les coups de fouet et les scarifications, nousleur mîmes de la poudre à tirer, du jus de citron,de la saumure, du piment tout pilé et brassé en-semble avec une autre drogue que le chirurgien mitet nous leur en frottâmes les fesses pour empêcherque la gangrène n’y soit mise et de plus pour quecela leur eût cuit sur leurs fesses, gouvernant tou-jours au plus près du vent, l’amure à bâbord.

    Nous trouvons ici en passant un bonexemple de la prudente discrétion de la sociétéd’autrefois, lorsqu’elle se trouvait dans la né-cessité de proposer des cas de conscience auximbéciles. La presse italienne se donne au-jourd’hui beaucoup de mal pour justifier auxyeux de ces derniers la destruction massive,par l’ypérite, du matériel abyssin. Toute cettemystique de la force décourage les imbécilesparce qu’elle leur impose une concentrationd’esprit fatigante. Bref, elle prétend les forcer

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  • à se placer au point de vue de M. Mussolini.L’attitude de ce dernier en face du public denotre pays est d’ailleurs curieuse à observer.M. Mussolini est un solide ouvrier, et il aime lagloire. Sur la foi des manuels il pense aussi quele peuple français a plus qu’un autre peuplele sens de la justice, le respect de la faiblesseet du malheur. Devant ces villages où les dé-fenseurs ont réussi à détruire toute vie, mêmecelle des rongeurs ou des insectes, il se re-tourne vers les descendants de ces Messieursdu Commerce de Nantes, venus avec leursdames, leurs demoiselles et les garçons quipréparent Centrale. Il est d’abord un peurouge, je suppose, puis il s’anime, il parle de lagrandeur qui depuis que le monde est mondepèse de tout son poids sur les épaules des mi-sérables, de la Puissance et de l’Empire. Lesbraves bourgeois se regardent entre eux, trèsgênés. Pourquoi M. Mussolini nous a-t-il ame-nés là ? Ces paysages sont encore plus tristesque le cimetière Montmartre, et mon épouse

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  • est impressionnable à cause de sa tension. Cen’est vraiment pas le moment d’aligner desphrases à propos d’une simple affaire denègres. Nos ancêtres ont fait eux aussi, commece monsieur, fortune dans les nègres, et ils nese croyaient pas obligés, pour autant, d’éla-borer une philosophie. L’affaire rapporte-t-ellevraiment, oui ou non ?

    ***

    L’idée de grandeur n’a jamais rassuré laconscience des imbéciles. La grandeur est unperpétuel dépassement, et les médiocres nedisposent probablement d’aucune image quileur permette de se représenter son irrésistibleélan (c’est pourquoi ils ne la conçoivent quemorte et comme pétrifiée, dans l’immobilité del’Histoire). Mais l’idée du Progrès leur apportel’espèce de pain dont ils ont besoin. La gran-deur impose de grandes servitudes. Au lieu

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  • que le progrès va de lui-même où l’entraînela masse des expériences accumulées. Il suffitdonc de ne lui opposer d’autre résistance quecelle de son propre poids. C’est le genre de col-laboration du chien crevé avec le fleuve qu’ildescend au fil de l’eau. Lorsque après un der-nier inventaire l’ancien maître verrier calculaitle chiffre exact des bénéfices, il devait bienavoir tout de même une pensée pour le mo-derne collaborateur qui achevait de cracher sespoumons dans la cendre du foyer, entre le chatgaleux qui somnole et le berceau où hurle unavorton à tête de vieillard. L’auteur de Stan-dards rappelle le mot célèbre du patron amé-ricain au journaliste qui vient de visiter l’usineet trinque avec son hôte avant de reprendre letrain. Tout à coup le journaliste se frappe lefront : « À quoi diable employez-vous les vieuxouvriers ? demande-t-il.

    Aucun de ceux que j’ai vus ne paraît avoirdépassé la cinquantaine… » L’autre hésite unmoment, vide son verre : « Prenez un cigare,

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  • dit-il, et, tout en fumant, nous irons faire untour au cimetière. »

    Le maître verrier, lui aussi, devait parfoisfaire un tour au cimetière. Et à défaut d’y priercar les bourgeois de ce temps-là étaient touslibres penseurs – il est très possible qu’il s’ytînt convenablement, ou même qu’il s’y re-cueillît. Pourquoi pas ? J’écris cela sans rire.Les gens qui ne me connaissent guère metiennent assez souvent pour un énergumène,un pamphlétaire. Je répète une fois de plusqu’un polémiste est amusant jusqu’à la ving-tième année, tolérable jusqu’à la trentième, as-sommant vers la cinquantaine, et obscène au-delà. Les démangeaisons polémistes chez levieillard me paraissent une des formes de l’éro-tisme. L’énergumène s’excite à froid, commedit le peuple. Loin de m’exciter, je passe montemps à essayer de comprendre, unique re-mède contre l’espèce de délire hystérique oùfinissent par tomber les malheureux qui nepeuvent faire un pas sans se prendre le pied

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  • dans une injustice soigneusement cachée sousl’herbe, ainsi qu’une chausse-trappe. J’essaiede comprendre. Je crois que je m’efforce d’ai-mer. Il est vrai que je ne suis pas ce qu’on ap-pelle un optimiste. L’optimisme m’est toujoursapparu comme l’alibi sournois des égoïstes,soucieux de dissimuler leur chronique satisfac-tion d’eux-mêmes. Ils sont optimistes pour sedispenser d’avoir pitié des hommes, de leurmalheur.

    On imagine très bien la page qu’eût inspiréeà Proudhon, par exemple, la phrase de l’Amé-ricain. Je ne crois pas cette phrase si impi-toyable qu’elle en a l’air. Il y aurait d’ailleurstant à dire de la pitié ! Les esprits délicatsjugent volontiers de la profondeur de ce senti-ment aux convulsions qu’il provoque chez cer-tains apitoyés. Or ces convulsions exprimentune révolte contre la douleur assez dangereusepour le patient, car elle confondrait aisémentdans la même horreur la souffrance et le sou-tirant. Nous avons tous connu de ces femmes

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  • nerveuses qui ne peuvent voir une bestioleblessée sans l’écraser aussitôt avec des gri-maces de dégoût peu flatteuses pour l’animalqui probablement n’eût pas demandé mieuxque d’aller guérir tranquille au fond de sontrou. Certaines contradictions de l’histoire mo-derne se sont éclairées à mes yeux dès que j’aibien voulu tenir compte d’un fait qui d’ailleurscrève les yeux : l’homme de ce temps a le cœurdur et la tripe sensible. Comme après le Délugela terre appartiendra peut-être demain auxmonstres mous.

    ***

    Il est donc permis de croire que certainesnatures se défendent d’instinct contre la pitiépar une juste méfiance d’elles-mêmes, de labrutalité de leurs réactions. Les imbéciles ontaccepté docilement, depuis des siècles, l’ensei-gnement traditionnel de l’Église sur des ques-

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  • tions qui, à la vérité, leur apparaissaientcomme insolubles. Que la Souffrance ait, ounon, une valeur expiatoire, qu’elle puissemême être aimée, qu’importe là-dessus l’opi-nion d’un petit nombre d’originaux, puisque lebon sens, comme l’Église, tolère que les gensraisonnables la fuient par tous les moyens ?Certes aucun imbécile n’eût songé jadis à nierle caractère universel de la Douleur, mais ladouleur universelle était discrète. Aujourd’huielle dispose, pour se faire entendre, des mêmespuissants moyens que la joie, ou la haine. Lesmêmes types qui réduisaient peu à peu systé-matiquement, les relations de famille au pointde s’en tenir à l’échange indispensable desfaire-part de naissance, de mariage ou de dé-cès, dans le but de ménager leurs minces ré-serves de sensibilité affective, ne peuvent plusouvrir un journal ni tourner le bouton de leurradio sans apprendre des catastrophes. Il estclair que pour échapper à une telle obsession,il ne suffit plus à ces malheureux d’entendre

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  • une fois par semaine, à la grand-messe, d’uneoreille distraite, l’homélie sur la souffranced’un brave chanoine bien nourri, avec lequelils découperont un peu plus tard le gigot do-minical. Les imbéciles se sont donc résolumentattaqués au problème de la douleur comme àcelui de la pauvreté. C’est à la science qu’ilappartient de vaincre la douleur, pense l’im-bécile dans sa logique inflexible, et l’écono-miste se chargera de la misère, mais en atten-dant soulevons contre ces deux fléaux l’opi-nion publique à laquelle chacun sait que rienne résiste sur la terre ou dans les cieux. Ho-norer le pauvre ? Ce n’est pas d’honneur quele pauvre a besoin, mais que vous le débarras-siez de la pauvreté. Le pauvre se sent si pauvrequ’il n’oserait même pas coudre à son reversgraisseux la plus humble décoration, et vouslui parlez d’honneur ! Honorer le pauvre ? Etpourquoi pas les poux de la pauvreté ? Ces rê-veries d’Orient étaient sans malice au tempsde Jésus-Christ qui d’ailleurs n’a jamais été un

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  • homme d’action. Si Jésus-Christ vivait de nosjours, il devrait se faire une situation, commetout le monde, et n’eût-il qu’à diriger une mo-deste usine, force lui serait bien de com-prendre que la Société moderne, en exaltant ladignité de l’argent comme en notant d’infamiela pauvreté, remplit son rôle à l’égard du misé-rable.

    L’homme est né d’abord orgueilleux etl’amour-propre toujours béant est plus affaméque le ventre. Un militaire ne se trouve-t-il pasassez payé de risques mortels par une médaillede laiton ? Chaque fois que vous portez at-teinte au prestige de la richesse, vous rehaus-sez d’autant le pauvre à ses propres yeux. Sapauvreté lui fait moins honte, il l’endure, ettelle est sa folie qu’il finirait peut-être par l’ai-mer. Or la société a besoin, pour sa machi-nerie, de pauvres qui aient de l’amour-propre.L’humiliation lui en rabat un bien plus grandnombre que la faim et de meilleure espèce, decelle qui rue aux brancards, mais tire jusqu’au

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  • dernier souffle. Ils tirent comme leurs pareilsmeurent à la guerre, non tant par goût de mou-rir que pour ne pas rougir devant les copains,ou encore pour embêter l’adjudant. Si vous neles tenez pas en haleine, talonnés par le pro-priétaire, l’épicier, le concierge, sous la per-pétuelle menace du déshonneur attaché à lacondition de clochard, de vagabond, ils ne ces-seront peut-être pas de travailler, mais ils tra-vailleront moins, ou ils voudront travailler àleur manière, ils ne respecteront plus les ma-chines. Un nageur fatigué qui sent sous lui unfond de cinq cents mètres tire sa coupe avecplus d’ardeur que s’il égratigne des orteils uneplage de sable fin. Et remarquez vous-mêmequ’au temps où les méthodes de l’économielibérale avaient leur entière valeur éducative,leur pleine efficacité, avant la déplorable in-vention des syndicats, le véritable ouvrier,l’ouvrier formé par vos soins, restait si profon-dément convaincu d’avoir à racheter chaquejour par son travail le déshonneur de sa pau-

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  • vreté que, vieux ou malade, il fuyait avec uneégale horreur l’hospice ou l’hôpital, moins parattachement à la liberté que par honte – hontede « ne pouvoir plus se suffire », comme il di-sait dans son admirable langage.

    La colère des imbéciles remplie le monde.Elle est sans doute moins à craindre que leurpitié. L’attitude la plus inoffensive de l’imbécileen face de la douleur ou de la misère est cellede l’indifférence imbécile. Malheur à vous si,la boîte à outils sur le dos, il dirige ses mainsmaladroites, ses cruelles mains vers ces char-nières du monde ! Mais il a déjà fini de tâter,il vient de tirer de la boîte à outils une pairede cisailles énormes. En homme pratique, ilcroit volontiers que la douleur comme la pau-vreté n’est qu’un vide, un manque, enfin rien.Il s’étonne qu’elles lui résistent. Le pauvre n’estdonc pas simplement, par exemple, le citoyenauquel il ne manque qu’un compte en banquepour ressembler au premier venu ! Certes, il ya des pauvres de cette espèce, d’ailleurs bien

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  • moins nombreux qu’on ne l’imagine, car la vieéconomique du monde est justement fausséepar les pauvres devenus riches, qui sont defaux riches, gardant au sein de la richesse lesvices de la pauvreté. Encore ces pauvres-làn’étaient-ils sans doute pas plus de vraispauvres qu’ils ne sont de vrais riches – unerace bâtarde. Mais quel crédit voulez-vousqu’accorde à de telles subtilités le même imbé-cile dont la plus chère illusion est que les in-dividus ne se distinguent entre eux, de peupleà peuple, qu’en raison du mauvais tour qu’onleur a joué de leur apprendre des langues dif-férentes, et qui attendent la réconciliation uni-verselle du développement des institutions dé-mocratiques et de l’enseignement de l’espéran-to ? Comment lui ferez-vous entendre qu’il y aun peuple des Pauvres, et que la tradition de cepeuple-là est la plus ancienne de toutes les tra-ditions du monde ? Un peuple de pauvres, nonmoins sans doute irréductible que le peuplejuif ? On peut traiter avec ce peuple, on ne le

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  • fondra pas dans la masse. Vaille que vaille, ilfaudra lui laisser ses lois, ses usages et cetteexpérience si originale de la vie dont vous nepouvez rien faire, vous autres. Une expériencequi ressemble à celle de l’enfance, à la foisnaïve et compliquée, une sagesse maladroite etaussi pure que l’art des vieux imagiers.

    Encore un coup, il ne s’agit pas d’enrichirles pauvres, car l’or entier de vos mines ne sau-rait probablement y suffire. Vous ne réussiriezd’ailleurs qu’à multiplier les faux riches. Nulleforce au monde n’arrêtera l’or dans son perpé-tuel écoulement, ne rassemblera en un seul lacd’or les millions de ruisseaux par où s’échappe,plus insaisissable que le mercure, votre métalenchanté. Il ne s’agit pas d’enrichir le pauvre,il s’agit de l’honorer, ou plutôt de lui rendrel’honneur. Le fort ni le faible ne peuvent évi-demment vivre sans honneur, mais le faiblea plus besoin d’honneur qu’un autre. Cettemaxime n’a d’ailleurs rien d’étrange, il est dan-gereux de laisser s’avilir les faibles, la pourri-

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  • ture des faibles est un poison pour les forts.Jusqu’où seraient tombées les femmes – vosfemmes – si d’un commun accord, au cours dessiècles, disposant des moyens de vous les as-servir corps et âme, vous ne vous étiez pru-demment décidés à les respecter ? Vous res-pectez la femme ou l’enfant, et il ne viendrait àl’esprit d’aucun d’entre vous de considérer leurfaiblesse ainsi qu’une infirmité un peu hon-teuse, à peine avouable. Si les mœurs l’ont ain-si emporté sur la violence, pourquoi ne verrait-on pas céder à son tour l’ignoble prestige del’argent ? Oui, l’honneur de l’argent serait peude chose si vous ne lui apportiez votre sour-noise complicité.

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    « Mais n’en a-t-il pas toujours été de mêmeau cours des siècles ? » Dites plutôt que si leshommes d’argent ont souvent disposé des pro-

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  • fits du pouvoir, ce pouvoir n’a jamais paru légi-time à personne, il n’y a jamais eu, il n’y aurajamais une légitimité de l’Argent. Dès qu’onl’interroge il se cache, il se terre, il disparaîtsous la terre. Même aujourd’hui sa situationauprès de la société qu’il contrôle ne diffèrepas beaucoup de celle du valet de ferme quicouche avec sa maîtresse, veuve et mûre. Il en-caisse les bénéfices, mais il appelle en publicson amante « not’dame », et il lui parle cas-quette à la main. On fait des triomphes auxreines de beauté, aux stars de cinéma. Vousn’imaginez pas l’un des Rockefeller accueilli àla gare du Nord par les applaudissements desmêmes personnes ardentes qui se pressent au-tour de M. Tino Rossi. Il est indifférent à cesdernières de donner par leurs indiscrets trans-ports l’impression qu’elles ont envie de ce pe-tit Corse à la voix d’ambre. Mais elles rougi-raient de montrer cet empressement à M. Ford,fût-il aussi beau que M. Robert Taylor. L’argentest maître, soit. Cependant, il n’a même pas de

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  • représentant attitré, comme une simple puis-sance de troisième ordre, il ne figure pas dansles cortèges en grand uniforme. Vous y voyezle Juge, en rouge et peau de lapin, le Militairechamarré comme un Suisse de cathédrale, ceSuisse lui-même, ouvrant la route au Prélatviolet, le Gendarme, le Préfet, l’Académicienqui lui ressemble, les Députés en habit noir.Vous n’y voyez pas le Riche – bien qu’il fasseles frais de la fête, et qu’il ait pourtant lesmoyens de mettre beaucoup de plumes à sonchapeau.

    M. Ch. Maurras a trouvé un jour une paroleruisselante de grandeur et de dignité humaine.« Ce qui m’étonne, ce n’est pas le désordre,c’est l’ordre. » Ce qui devrait nous remplir aus-si d’étonnement, c’est que, même en ce mondequi lui appartient, l’argent semble toujoursavoir honte de lui-même. M. Roosevelt rappe-lait dernièrement qu’un quart de la fortuneaméricaine se trouve entre les mains desoixante familles, qui d’ailleurs, par le jeu des

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  • alliances, se réduisent à une vingtaine. Cer-tains de ces hommes, auxquels on ne voitmême pas un galon sur la manche, disposentde huit milliards. Oh ! je sais bien… Nos jeunesréalistes de droite vont rigoler : « Les deuxcents familles ! Hi ! Hi ! Hi ! » Eh bien, oui, mongros ! J’ignore s’il existe un Pays Réel, commeles docteurs qui vous ensemencent cherchentà le faire croire. Mais il existe, à coup sûr,une fortune réelle de la France. Cette fortuneréelle devrait assurer notre crédit. Or, vous sa-vez parfaitement qu’il n’en est rien. Cinquantemilliards divisés en pièces de cent sous et quireposent au fond des bas de laine sont abso-lument impuissants à balancer l’influence d’unseul milliard rapidement mobilisable, et quimanœuvre les changes selon les principes de laguerre napoléonienne. « Qu’importe le nombredes régiments que l’ennemi vous oppose, pour-vu que vous vous trouviez toujours le plus fortlà où il est le plus faible ? » Et si les écus de

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  • cinq livres sont d’une mobilisation difficile, quedire des champs, des forêts ?

    Il n’est donc pas absurde de prétendre quela richesse réelle d’une nation, si énormequ’elle paraisse au regard du capital détenupar un petit nombre de particuliers, n’est nulle-ment à l’abri des entreprises de ces derniers. Jecrois partager sur ce point l’opinion de M. Ch.Maurras, qui a étudié bien avant moi le mé-canisme de la conquête juive. Pourquoi diablevoudriez-vous que les ploutocrates françaisn’aient pas adopté les méthodes de gens aux-quels ils ont marié leurs filles ? Jeunes réa-listes, je sais que de telles considérations netroublent nullement vos nuits innocentes. Quevous importent les champs, les vignes ? « Voilàle franc qui dégringole. Veine ! Le ministère vatomber. » Malheureusement, le problème ne sepose pas exactement comme vous le pensez.Ce n’est pas pour le franc que j’ai peur, mespauvres garçons, c’est pour vous, le franc fini-

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  • ra toujours par récupérer sa valeur, cette va-leur correspondra tôt ou tard à la place quela France occupe dans le monde, au besoinque le monde a de mon pays. L’ennemi le saitbien. L’ennemi attend seulement l’heure où sesconseillers financiers cligneront de l’œil, en si-lence, vers les conseillers militaires. Alors…Alors le franc remontera peu à peu la pente,mes enfants, mais ce ne sera nullement parles mêmes moyens qui servent aujourd’hui à lalui faire descendre. Vous le revaloriserez avecvotre sang, imbéciles.

    J’avoue que la vie des agents de change de-viendrait un drame eschylien si ces messieurscroyaient échanger entre eux, au comptant ouà terme, non des fafiots, mais des hommes. Ilne faut pas que la vie d’un agent de change soitun drame eschylien. Le peuple, lui, n’en a pasmoins toujours vaguement pensé que le mincefilet de métal précieux prenait sa source dansles cimetières, puis s’enfonçait parfois on ne

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  • sait où, pour sourdre de nouveau, un beau jour,dans d’autres cimetières, des cimetières frais.Que voulez-vous ? Le peuple réagit autrementque nous au mystère de l’Argent, la lecture deséconomistes n’a pas faussé son instinct. Il estnaturel qu’il soit surtout sensible à la cruau-té du dieu couleur de lune, qui fait supporteraux pauvres diables tout le poids de ses dé-ceptions sentimentales. Nous savons, en effet,que le Prince du Monde cache sous sa cuirasseune blessure inavouable, qu’il se ronge en soncœur étincelant de passer pour un imbécile au-près des vrais maîtres et seigneurs qu’il brû-lerait de séduire. Les flatteurs qu’il invite à satable, bien que grassement rétribués, glissentles couverts dans leurs poches, tandis que lesesclaves crachent discrètement dans les plats.Avouez qu’il n’y a pas de quoi donner à ce mo-narque une grande estime de lui-même.

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  • Car si l’Argent ne sollicite pas encore lareconnaissance publique de sa souveraineté,ce n’est pas tant par astuce et prudence quepar une insurmontable timidité. Ceux quiéchappent à son empire connaissent sa force,à un liard près. Il ignore tout de la leur. LesSaints et les Héros savent ce qu’il pense, et ilne se fait absolument aucune idée de ce quepeuvent bien penser de lui, au juste, les Saintset les Héros.

    Il est certain que le seul amour de l’argentn’a jamais fait que des maniaques, des obsédésque la société connaît à peine qui geignent etpourrissent dans les régions ténébreuses, ainsique des champignons de Paris. L’avarice n’estpas une passion, mais un vice. Le monde n’estpas au vicieux, comme se l’imaginent les chas-tetés torturées. Le monde est au Risque. Il y alà de quoi faire éclater de rire les Sages dontla morale est celle de l’épargne. Mais s’ils nerisquent rien eux-mêmes, ils vivent du risque

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  • des autres. Il arrive aussi, grâce à Dieu, qu’ilsen meurent. Tel ingénieur obscur décide brus-quement, à l’ahurissement de ses proches, qu’ilfabriquera désormais un oiseau mécanique, telcoureur cycliste, à l’heure du vermouth, pariede piloter une si curieuse machine, et il nefaut pas plus de trente ans pour que les Épar-gnants reçoivent sur la tête, tombant du ciel,des bombes de mille kilos. Le Monde est aurisque. Le Monde sera demain à qui risquerale plus, prendra plus fermement son risque.Si j’avais le temps, je vous mettrais volontiersen garde contre une illusion chère aux dévots.Les dévots croient volontiers qu’une humanitésans Dieu, comme ils disent, sombrera dansl’excès de la débauche – pour parler toujoursleur langage. – Ils attendent un nouveau Bas-Empire. On peut croire qu’ils seront déçus. Lapart pourrissante de l’Empire, c’était cet amasde hauts fonctionnaires pillards, bêtes cy-niques à fond de jobarderie, la gueule ouverte àtoutes les suppurations de l’Afrique et de l’Asie,

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  • les lèvres collées à l’égout collecteur de cesdeux continents. Il en est du raffinement deces brutes comme de la plupart des traditionsde collège. Depuis des siècles, les cuistres pro-posent à l’admiration du jeune Français des Pé-trone ou des Lucullus légendaires sortant desbains de vapeur pour se faire étriller par deséphèbes. À y bien réfléchir, si ces gens-là se la-vaient tant, c’est qu’ils puaient. Le nard et lesbaumes ruisselaient en vain sur les plaies hon-teuses dont parlent Juvénal et Lucien. J’ajouteque, même sains, des malheureux assezgoinfres pour s’étendre afin de mieux se rem-plir et qui une fois remplis se vidaient commedes outres, leurs gros doigts bagués d’or aufond de la gorge, sans seulement prendre lapeine de se mettre sur leur séant, devaientavoir à la fin du repas bien besoin de se dé-crasser… Il est vrai qu’ils habitaient des villassomptueuses. Certes, je n’ai jamais aimél’homme romain ! Il m’a fallu néanmoins beau-coup d’années pour que commence à m’appa-

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  • raître non point seulement sa grossièreté tropéclatante, mais une certaine niaiserie pro-fonde. Je ne parle pas des prodigalités colos-sales, imbéciles, les murènes engraissées d’es-claves, les langues de rossignol, les perles dis-soutes dans le Falerne et tant d’autres galé-jades aussi bêtes, dont la vulgarité rebuteraitjusqu’à la Canebière. Je pense à d’autres diver-tissements prétendus diaboliques, qui l’étaientpeut-être, dont les pions blanchis ne s’entre-tiennent qu’à voix basse, mais qui ont l’aird’avoir été rêvés par des collégiens solitaires.Tous ces empereurs à grosse bedaine manifes-taient beaucoup de bonne volonté dans le mal.Il leur manquait, pour être réellement pervers,une certaine qualité humaine. Ne se damne pasqui veut. Ne partage pas qui veut le pain et levin de la perdition. – Que dire ? – Nul ne peutoffenser Dieu cruellement qui ne porte en luide quoi l’aimer et le servir. Or qu’ont affaireavec Dieu de tels salauds ? Suétone n’a peint,en somme, que des rois nègres. Que nous im-

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  • porte le vieux Tibère pataugeant dans sa bai-gnoire et tendant à la bouche des nouveau-nésle lambeau par quoi, jadis, il fut un homme ?Des milliers de débauchés septuagénaires,éperonnés par les furies de l’impuissance, fontde tels rêves. – Mais Tibère ne les a pas seule-ment rêvés. – J’en conviens. Je doute mêmequ’il les ait rêvés. Ces étranges pratiques ontdû lui être suggérées par quelque pourvoyeuse,ou encore par quelque concubine, brûlant dese venger d’abjectes et harassantes servitudes,en se payant la tête du Maître du Monde. Aprèstout, ce Maître du Monde ne risquait rien, pasmême la correctionnelle.

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    J’admire les idiots cultivés, enflés deculture, dévorés par les livres comme par despoux, et qui affirment, le petit doigt en l’air,qu’il ne se passe rien de nouveau, que tout s’est

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  • vu. Qu’en savent-ils ? L’avènement du Christ aété un fait nouveau. La déchristianisation dumonde en serait un autre. Il est clair que per-sonne n’a jamais observé ce second phéno-mène, ne peut se faire une idée de ses consé-quences. Je regarde avec beaucoup plus destupeur encore les catholiques que la lecture,même distraite, de l’Évangile ne semble pas in-citer à réfléchir sur le caractère chaque jourplus pathétique d’une lutte qu’annonce pour-tant une parole bien surprenante, qu’on n’avaitjamais entendue, qui fût d’ailleurs restée, jadis,parfaitement inintelligible : « Vous ne pouvezservir Dieu et l’Argent. » Oh ! je les connais. Si,par miracle, ma réflexion chagrine l’un d’entreeux, il courra chez son directeur qui lui répon-dra paisiblement, au nom d’innombrables ca-suistes, que ce conseil ne s’adresse qu’aux par-faits, qu’il ne saurait par conséquent troublerles propriétaires. J’en tombe volontiers d’ac-cord. Je me permettrai donc d’écrire avec unemajuscule le mot « Argent ». Vous ne pouvez

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  • servir Dieu et l’Argent. La Puissance de l’Ar-gent s’oppose à la Puissance de Dieu.

    C’est, direz-vous, une de ces vues méta-physiques dont les réalistes n’ont nul souci :Pardon. Exprimez-vous donc autrement, dansvotre langage, que m’importe ! L’Antiquité aconnu les Riches. Beaucoup d’hommes y ontsouffert d’une injuste répartition des biens, del’égoïsme, de la rapacité, de l’orgueil desRiches, bien qu’on ne pense pas assez peut-être à ces milliers de laboureurs, pâtres, ber-gers, pêcheurs ou chasseurs auxquels la mé-diocrité des moyens de communication per-mettait de vivre pauvres et libres dans leurs so-litudes inaccessibles. Qu’on réfléchisse à ce faitimmense : les écumeurs étaient alors fonction-naires, ils devaient humblement prendre leurtour derrière le général conquérant, faire leurprofit du butin laissé par les militaires – et Dieusait ce qu’étaient les militaires de Rome, avantque les peuples nobles d’Occident aient four-ni à cette tribu de boucs constructeurs et ju-

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  • ristes de véritables chefs de guerre, des sol-dats. Bref, en ces temps lointains les hommesd’argent exploitaient le monde au hasard d’ex-péditions fructueuses, ils ne l’organisaient pas.Qu’ont de commun entre eux, je vous le de-mande, les pirates plus ou moins consulaires,acharnés à remplir vivement leurs coffres, puisrevenant jouir de ces biens mal acquis, finis-sant par crever de débauche, et tel milliardairepuritain, mélancolique et dyspeptique, capablede faire osciller d’un clin d’œil, d’une signaturetracée avec un stylo de cent vingt francs, l’im-mense fardeau de la misère universelle ? Quedire ? Un traitant du dix-huitième siècle eûtété bien incapable d’imaginer ce dernier typed’homme, il lui eût paru absurde, et il l’est eneffet, il est le produit hybride, maintenant fixé,de plusieurs espèces très différentes. Vous al-lez répétant comme des perroquets qu’il est is-su de la civilisation capitaliste. Non pas, c’estlui qui l’a faite. Évidemment, il ne s’agit pointde plan concerté. C’est un phénomène d’adap-

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  • tation, de défense. Le mauvais riche d’autre-fois, le riche jouisseur et scandaleux, fanfaron,prodigue, ennemi de l’effort, avait presque à luiseul reçu le choc du christianisme, son irrésis-tible élan. Sans doute eût-il réussi à subsisterdans ce monde chrétien, il n’y eût pas prospé-ré. Il n’y prospérait pas.

    Les hommes du moyen âge n’étaient pasassez vertueux pour dédaigner l’argent, maisils méprisaient les hommes d’argent. Ils épar-gnaient un temps le juif parce que le juif drainel’or, comme un abcès de fixation draine le pus.Le moment venu, ils vidaient le juif, exacte-ment ainsi que le chirurgien vide l’abcès. Jen’approuve pas cette méthode, je prétendssimplement qu’elle n’était pas en contradictionavec la doctrine de l’Église touchant le prêt àintérêt ou l’usure. À défaut d’abolir le système,on le notait d’infamie. Autre chose est de to-lérer la prostitution, autre chose de déifier lesprostituées comme l’a fait maintes fois jadisla canaille méditerranéenne, chez qui la vente

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  • du bétail parfumé a toujours été l’industrie na-tionale. Il est clair qu’au temps où les enfantspouvaient impunément reconduire à coups detrognons de choux, jusqu’au ghetto, le plusopulent capitaliste porteur de l’insigne jaune,l’Argent manquait du prestige moral nécessaireà ses desseins.

    La Chrétienté n’a pas éliminé le Riche, nienrichi le Pauvre, car elle ne s’est jamais pro-posé pour but l’abolition du péché originel. Elleeût retardé indéfiniment l’asservissement dumonde à l’Argent, maintenu la hiérarchie desgrandeurs humaines, maintenu l’Honneur.Grâce à la même loi mystérieuse qui pourvoitd’une fourrure protectrice les races animalestransplantées des régions tempérées aux ré-gions polaires, le Riche dans un climat si dé-favorable à son espèce a fini par acquérir unerésistance prodigieuse, une prodigieuse vita-lité. Il lui a fallu transformer patiemment dudedans, avec les conditions économiques, les

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  • lois, les mœurs, la morale même. Il serait exa-géré de prétendre qu’il a provoqué la révolu-tion intellectuelle dont est sortie la science ex-périmentale, mais dès les premiers succès decette dernière, il lui a prêté son appui, orien-té ses recherches. Il a par exemple, sinon créé,du moins exploité cette foudroyante conquêtede l’espace et du temps par la mécanique,conquête qui ne sert réellement que ses en-treprises, a fait de l’ancien usurier rivé à soncomptoir le maître anonyme de l’épargne etdu travail humain. Sous ces coups furieux, lachrétienté a péri, l’Église chancelle. Que tentercontre une puissance qui contrôle le Progrèsmoderne, dont elle a créé le mythe, tient l’hu-manité sous la menace des guerres, qu’elle estseule capable de financer, de la guerre deve-nue comme une des formes normales de l’ac-tivité économique, soit qu’on la prépare, soitqu’on la fasse ?

    De telles vues sont généralement désa-gréables aux gens de droite. On se demande

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  • pourquoi. Le moindre petit commerçant regar-dera comme un ennemi dangereux de la so-ciété l’innocent poivrot qui vient de boire sapaie de la semaine, et murmure : « Mort auxvaches ! » en passant près du sergent de ville,histoire de prouver qu’il est un homme libre.Mais le même patenté s’estimera solidaire deM. de Rothschild ou de M. Rockefeller, et, aufond, l’imbécile en est flatté. On peut donner àce curieux phénomène un grand nombre d’ex-plications psychologiques. Il est certain quechez la plupart de nos contemporains la dis-tinction du possédant et du non-possédant finitpar tenir lieu de toutes les autres. Le possédantse voit lui-même comme un mouton guetté parle loup. Mais aux yeux du pauvre diable, lemouton devient un requin affamé qui s’apprêteà gober une ablette. La gueule sanglante quis’ouvre à l’horizon les mettra d’accord en lesdévorant tous ensemble.

    Une telle obsession morbide, née de lapeur, modifie profondément les rapports so-

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  • ciaux. Et, par exemple, la politesse n’exprimeplus un état de l’âme, une conception de la vie.Elle tend à devenir un ensemble de rites, dontle sens originel échappe, la succession, dansun certain ordre, de grimaces, hochements detête, gloussements variés, sourires standard –réservés à une catégorie de citoyens dressésà la même gymnastique. Les chiens ont entreeux de ces façons – entre eux seulement, carvous verrez rarement cet animal flairer le der-rière d’un chat ou d’un mouton. Ainsi mescontemporains ne gesticulent d’une certainemanière qu’en présence des gens de leurclasse.

    J’habitais, au temps de ma jeunesse, unevieille chère maison dans les arbres, un minus-cule hameau du pays d’Artois, plein d’un mur-mure de feuillage et d’eau vive. La vieille mai-son ne m’appartient plus, qu’importe ! Pour-vu que les propriétaires la traitent bien ! Pour-vu qu’ils ne lui fassent pas de mal, qu’elle soit

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  • leur amie, non leur chose !… N’importe ! N’im-porte ! Chaque lundi, les gens venaient à l’au-mône, comme on dit là-bas. Ils venaient par-fois de loin, d’autres villages, mais je lesconnaissais presque tous par leur nom. C’étaitune clientèle très sûre. Ils s’obligeaient mêmeentre eux : « Je suis venu aussi pour un tel,qui a ses rhumatisques. » Lorsqu’il s’en étaitprésenté plus de cent, mon père disait : « Sa-pristi ! les affaires reprennent !… » Oui, oui,je sais bien, ces souvenirs n’ont aucun intérêtpour vous, pardonnez-moi. Je voulais seule-ment vous faire comprendre qu’on m’a élevédans le respect des vieilles gens, possédants,ou non-possédants, des vieilles dames surtout,préjugé dont les hideuses follettes septuagé-naires d’aujourd’hui n’ont pu me guérir. Ehbien ! en ce temps-là, je devais parler auxvieux mendiants la casquette à la main, et ilstrouvaient la chose aussi naturelle que moi,ils n’en étaient nullement émus. C’étaient desgens de l’ancienne France, c’étaient des gens

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  • qui savaient vivre, et s’ils sentaient un peu fortla pipe ou la prise, ils ne puaient pas la bou-tique, ils n’avaient pas ces têtes de boutiquiers,de sacristains, d’huissiers, des têtes qui ontl’air d’avoir poussé dans les caves. Ils ressem-blaient beaucoup plus à Vauban, à Turenne, àdes Valois, à des Bourbons, qu’à M. PhilippeHenriot par exemple – ou à n’importe quelbourgeois bien-pensant… Je ne vous apprendsrien ? Vous êtes du même avis que mot ? Tantmieux. Les jeunes gens que je croise chaquejour dans la rue seraient capables de parlerspontanément à un vieil ouvrier chapeau bas ?Parfait. Je l’admets, j’admets même que le vieilouvrier ne croira pas qu’on se paie sa figure.C’est donc que les choses vont moins mal queje ne pensais, le prestige de l’argent s’effondre.Quel bonheur ! Car votre distinction entre lepeuple front national et le peuple front popu-laire ne valait rien. Elle ne valait rien pour uneraison très simple, à la portée du plus fana-tique lecteur du Jour ou de l’Humanité, à la

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  • portée même d’un concierge opulent du quar-tier Monceau, affilié au C. S. A. R. par dévotionà la propriété immobilière. On ne classe pasd’après leurs opinions politiques ou socialesdes gens que le jeu naturel de conditions éco-nomiques absurdes met dans l’impossibilitéabsolue d’en choisir une. Quoi ! Les compé-tences ne s’accordent entre elles que pour dé-clarer gravement que nous tournons dans uncercle vicieux, et ceux qui au lieu d’observer laronde de loin tournent à toute vitesse, se déci-deraient posément, calmement, après avoir pe-sé les raisons des uns et des autres, résolu lescontradictions dont vous ne venez pas à bout :« Mais ces gens-là n’ont pas besoin d’opinionpolitique ! » – évidemment. Ils ne ressenti-raient pas ce besoin, je suppose, en temps deprospérité. Mais les affaires de ce monde vontmal, je ne vous le fais pas dire. Et ce monde-là n’a tout de même pas été organisé par eux,pour eux, non ? Vous déplorez que la Révo-lution ait été jadis manquée. À qui la faute ?

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  • Que le peuple ait suivi de mauvais bergers.Où étaient les bons ? Devait-il se ranger der-rière M. Cavaignac ou M. Thiers ? « Ensembleet quand vous voudrez, disait le comte deChambord, nous reprendrons le grand mouve-ment de 89. » J’ai des raisons de croire quecette parole a été entendue d’un jeune princefrançais. Si elle se réalisait un jour – plaiseà Dieu ! – le sol serait-il si ferme sous vospas ? Vous me dites : « Nous allons sauver laFrance ! » Bon. Très bien. Le malheur est quevous n’avez pas encore réussi, il vous sauvervous-mêmes, fâcheux augure ! « On compteparmi nous beaucoup d’hommes estimables. »Oui. Les gens du peuple pourront les rencon-trer au cercle, au bureau, parfois à l’église, ouaux ventes de charité. Il n’est pas facile d’or-ganiser ces rencontres, je me demande si ellesseraient d’ailleurs utiles. La main sur le cœur,on ne tire généralement pas grand profit devos conversations. À la première cuillerée depotage, vous convenez que tout va mal, et au

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  • dessert, sauf votre respect, vous vous engueu-lez comme des charretiers. Il est parfaitementexact que le peuple vous connaît mal. Qu’im-porte ! Cette connaissance ne saurait mettrefin à ses perplexités, si l’on songe que desFrançais aussi divers que, par exemple, Dru-mont, Lyautey ou Clemenceau ont porté lemême jugement, resté jusqu’ici sans appel, survos partis et sur vos hommes.

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    Je puis parler ainsi tranquillement, sans of-fenser personne. Je ne dois rien aux partis dedroite, et ils ne me doivent rien non plus. Ilest vrai que de 1908 à 1914, j’ai appartenuaux Camelots du Roi. En ces temps révolus,M. Maurras écrivait dans son style ce que jeviens d’écrire – hélas ! – dans le mien. La si-tuation de M. Maurras à l’égard des organisa-tions bien-pensantes de l’époque – qui ne s’ap-

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  • pelaient pas encore nationale – était précisé-ment celle où nous voyons aujourd’hui. M. lecolonel de La Rocque – on ne peut pas sele rappeler sans mélancolie. Nous n’étions pasdes gens de droite. Le cercle d’études socialesque nous avions fondé portait le nom de CercleProudhon, affichait ce patronage scandaleux.Nous formions des vœux pour le syndicalismenaissant. Nous préférions courir les chancesd’une révolution ouvrière que compromettre lamonarchie avec une classe demeurée depuisun siècle parfaitement étrangère à la traditiondes aïeux, au sens profond de notre histoire, etdont l’égoïsme, la sottise et la cupidité avaientréussi à établir une espèce de servage plusinhumain que celui jadis aboli par nos rois.Lorsque les deux Chambres unanimes approu-vaient la répression brutale des grèves parM. Clemenceau, l’idée ne nous serait pas ve-nue de nous allier, au nom l’ordre, avec cevieux radical réactionnaire contre les ouvriersfrançais. Nous comprenions très bien qu’un

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  • jeune prince moderne traiterait plus aisémentavec les chefs du prolétariat, même extré-mistes, qu’avec des sociétés anonymes et desbanques. Vous me direz que le prolétariat n’apas de chefs mais seulement des exploiteurs etdes meneurs. Le problème était justement delui donner des chefs, assurés que nous étionspar avance qu’il n’irait pas respectueusementles demander à M. Waldeck-Rousseau ou àM. Tardieu, qu’il ne les choisirait pas parmi desrenégats du type de M. Hervé ou de M. Doriot.À la Santé, où nous faisions des séjours, nouspartagions fraternellement nos provisions avecles terrassiers, nous chantions ensemble tourà tour : Vive Henri IV ou l’Internationale. Dru-mont vivait encore à ce moment-là, et il n’y apas une ligne de ce livre qu’il ne pourrait signerde sa main, de sa noble main, si du moins jeméritais cet honneur. J’ai donc le droit de rireau nez des étourdis qui m’accuseraient d’avoirchangé. Ce sont eux qui ont changé. Je neles reconnais plus. Ils peuvent d’ailleurs chan-

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  • ger sans risque, les témoins irrécusables sontpresque tous sous la terre, et Dieu sait s’ils lesfont parler, les morts ! Quel bruit de volière !

    Il y a une bourgeoisie de gauche et unebourgeoisie de droite. Il n’y a pas de peuple degauche ou de peuple de droite, il n’y a qu’unpeuple. Tous les efforts que vous ferez pour luiimposer du dehors une classification conçuepar les doctrinaires politiques n’aboutiront qu’àcréer dans sa masse des courants et contre-courants dont profitent les aventuriers. L’idéeque je me fais du peuple ne m’est nullementinspirée par un sentiment démocratique. Ladémocratie est une invention d’intellectuels,au même titre, après tout, que la monarchie deM. Joseph de Maistre. La monarchie ne sauraitvivre de thèses ou de synthèses. Non par goût,non par choix, mais par vocation profonde,ou, si vous préférez, par nécessité, elle n’a ja-mais le temps de définir le peuple, elle doitle prendre tel qu’il est. Elle ne peut rien sans

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  • lui. Je crois, j’écrirais presque je crains, qu’ilne puisse rien sans elle. La Monarchie négo-cie avec les autres classes qui, par la complexi-té des intérêts qu’elles défendent et qui dé-bordent le cadre national, seront toujours, enquelque mesure, des États dans l’État. Vous medirez qu’elle l’oublie parfois. Alors elle meurt.Elle peut perdre la faveur des autres classes, illui reste la ressource de les opposer les unesaux autres, de manœuvrer. Les besoins dupeuple sont trop simples, d’un caractère tropconcret, d’une nécessité trop pressante. Ilexige du travail, du pain et un honneur qui luiressemble, aussi dépouillé que possible de toutraffinement psychologique, un honneur quiressemble à son travail et à son pain. Les no-taires, huissier, avocats qui ont fait la révolu-tion de 1793 s’imaginaient qu’on pouvait re-mettre indéfiniment la réalisation d’un pro-gramme aussi réduit. Ils croyaient qu’unpeuple, un vrai peuple, un peuple formé parmilles ans d’histoire peut être mis au frais dans

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  • la cave, en attendant mieux. « Occupons-nousdes élites, on verra plus tard. » Plus tard, ilétait trop tard. Dans la nouvelle maisonconstruite selon les plans du législateur ro-main, aucune place n’avait été prévue pour lepeuple de l’ancienne France, il eût fallu tout je-ter bas. Ce fait n’a rien de surprenant. L’archi-tecte libéral ne s’était pas plus préoccupé deloger son prolétariat que l’architecte romain,ses esclaves. Seulement les esclaves ne for-maient qu’un ramas d’ilotes de toutes langues,de toutes nations, de toutes classes, une partd’humanité sacrifiée, avilie, leur misérable tri-bu était une œuvre des hommes. Au lieu que laSociété moderne laisse se détruire lentement,au fond de sa cave, une admirable création dela nature et de l’histoire. Vous pouvez naturel-lement avoir une autre opinion que la mienne,je ne crois pas que la monarchie eût laissése déformer si gravement l’honnête visage demon pays. Nous avons eu des rois égoïstes,ambitieux, frivoles, quelques-uns méchants, je

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  • doute qu’une famille de princes français eûtmanqué de sens national au point de permettrequ’une poignée de bourgeois ou de petits-bour-geois, d’hommes d’affaires ou d’intellectuels,jacassant et gesticulant à l’avant-scène, pré-tendissent tenir le rôle de la France, tandis quenotre vieux peuple, si fier, si sage, si sensible,devenait peu à peu cette masse anonyme quis’appelle : un prolétariat.

    En parlant ainsi je ne crois pas trahir laclasse à laquelle j’appartiens, car je n’appar-tiens à aucune classe, je me moque des classes,et d’ailleurs il n’y a plus de classes. À quoireconnaît-on un Français de première classe ?À son compte en banque ? À son diplôme debachelier ? À sa patente ? À la Légion d’hon-neur ? Oh ! je ne suis pas anarchiste ! Je trouveparfaitement convenable que l’État recrute sesfonctionnaires parmi les braves potaches ducollège ou du lycée. Où les prendrait-il ? La si-tuation de ces messieurs ne me paraît d’ailleurspas enviable. Croyez que si j’en avais le

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  • moyen, je ne penserais pas faire une grande fa-veur à un maréchal de village qui chante au feude sa forge, en le transformant par un coup debaguette magique en percepteur. Néanmoins,j’admets volontiers que ces gens-là soient trai-tés avec plus d’égards que le maréchal ou moi-même, parce que la discipline facilite le travail,épargne le temps de celui qui commande et decelui qui obéit. Lorsque vous vous trouvez de-vant un guichet, au bureau de poste, j’espèreque vous ne discutez jamais avec le préposé,vous attendez modestement qu’il se souviennede vous, à moins que vous ne vous permettiezd’attirer son attention par une petite toux dis-crète. Si le préposé interprète cette attitudeainsi qu’un hommage rendu à son intelligenceet à ses vertus ; que voulez-vous, il a tort.Notre classe moyenne commet un peu lamême erreur. Parce qu’elle fournit la plupartdes agents de surveillance ou de contrôle, ellese prend volontiers pour une aristocratie na-tionale, croit compter dans ses rangs plus de

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  • chefs. Non pas plus de chefs – plus de fonction-naires, ce n’est pas la même chose. Lorsquej’écris qu’il n’y a plus de classes, remarquez-le, j’interprète le sentiment commun. Il n’y aplus de classes, parce que le peuple n’est pasune classe, au sens exact du mot, et les classessupérieures se sont peu à peu fondues en uneseule à laquelle vous avez donné précisémentce nom de classe moyenne. Une classe ditemoyenne n’est pas non plus une classe, encoremoins une aristocratie. Elle ne saurait mêmepas fournir les premiers éléments de cette der-nière. Rien n’est plus éloigné que son espritde l’esprit aristocratique. Ou pourrait la définirainsi : l’ensemble des citoyens convenable-ment instruits, aptes à toute besogne, inter-changeables. La même définition convientd’ailleurs parfaitement à ce que vous appelezdémocratie. La démocratie est l’état natureldes citoyens aptes à tout. Dès qu’ils sont ennombre, ils s’agglomèrent et forment une dé-mocratie. Le mécanisme du suffrage universel

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  • leur convient à merveille, parce qu’il est lo-gique que ces citoyens interchangeables fi-nissent par s’en remettre au vote pour déciderce qu’ils seront chacun. Ils pourraient aussibien employer le procédé de la courte paille.Il n’y a pas de démocratie populaire, une vé-ritable démocratie du peuple est inconcevable.L’homme du peuple, n’étant pas apte à tout,ne saurait parler que de ce qu’il connaît, ilcomprend parfaitement que l’élection f