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B ERNARD C AMPICHE E DITEUR Asa Lanova Les Heures nues

Les Heures nues - Campiche · craindre, puisque tu sais que tout renaît avec le jour! Toi, si attentive, en ces heures nues que tellement tu redoutes, au cri d’un premier oiseau

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B E R N A R D C A M P I C H E E D I T E U R

Asa Lanova

Les Heuresnues

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CET OUVRAGE A BÉNÉFICIÉ

D’UNE AIDE À LA PUBLICATION ACCORDÉE PAR

« LES HEURES NUES »,DEUX CENT QUATRE-VINGT-CINQUIÈME OUVRAGE

PUBLIÉ PAR BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR,A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LES COLLABORATIONS DE

MARIE-CLAUDE SCHOENDORFF, DANIELA SPRING ET JULIE WEIDMANN

COUVERTURE ET MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHE

COUVERTURE : PHILIPPE PACHE, LAUSANNE

PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR : PHILIPPE PACHE, LAUSANNE

PHOTOGRAVURE : BERTRAND LAUBER, COLOR+, PRILLY,& CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLY

IMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE LA SOURCE D’OR,À CLERMONT-FERRAND

(OUVRAGE IMPRIMÉ EN FRANCE)

ISBN 978-2-88241-286-7TOUS DROITS RÉSERVÉS

© 2011 BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR

GRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE

WWW.CAMPICHE.CH

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À Maurice Béjart

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Le jour où il est né,Une étoile dansait dans le ciel.

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Vous brûlerez ce que vous avez aimé,Vous adorerez ce que vous brûliez.

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D A N S les tâtonnements de l’aube, en cesinstants où, en aveugle, je navigue entre songe etréalité, fidèlement elles sont là, petites vigies dont jedevine, dans la quasi-obscurité de la chambre, lessilhouettes immobiles sur l’édredon, aux aguetsqu’elles sont du moindre de mes mouvements, sus -pendues à mon souffle, bien que feignant la som -nolence, captant mon humeur avant même que j’enprenne conscience. Et, au fur et à mesure que s’inten -sifie la lueur qui palpite en rais inégaux entre lesrainures des persiennes entrouvertes, me revien nent àl’esprit les fragments de rêves qui, de nuit en nuit– oh ! cet instant fatal de trois heures du matin, quin’appartient plus à la nuit et pas encore à l’aube, etqui, je le sais depuis mon adolescence, sera celui où,dans la plus absolue des solitudes, je m’endormiraipour toujours ! –, me font me dresser sur le lit, ensueur, aux prises avec les réminiscences d’un passé

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hanté de visages d’hommes. Et ces visages, que deconnivence avec l’onirisme me masque une pénombretrompeuse, me brouillant ainsi des traits qui dèslors me sont à la fois familiers et inconnus, sontimmanquablement mêlés à quelque événementtragique de ma vie. Alors, pendant que lentement sedissipe un malaise que je peine à analyser, uneimpitoyable lucidité me revient, la conscience de ceque sournoisement je sais se rapprocher de moi, cetétat qui m’est encore vague et sur lequel je m’entête àne pas vouloir mettre un nom, me sentant néanmoinsglisser vers une contrée où seules m’accompagnent lespulsations de plus en plus désordonnées de moncœur. Me dérobant à cette évidence, m’astreignant àdédaigner les signes avant-coureurs qui cernent moncorps, je tente de me raccrocher au «dur désir dedurer», demeuré intact en moi. En fait, et si vraimentil le faut, je veux vieillir vaillamment. Mais je merefuse à n’être plus qu’une femme qui renonce à enêtre une. Pourtant, si mon visage est à peu près intact,mon corps ne cesse de lutter, et je ne suis pas certainede l’emporter sur le Temps. Mais les prunelles lumi -nescentes qui président à chacun de mes réveilsm’éloi gnent pour un temps d’un désenchantementpar ailleurs contraire à ma nature. «Mais non, sem -blent-elles me dire, ces prunelles où parmi la prase sediluent d’insondables paillettes d’or. Tu n’as rien àcraindre, puisque tu sais que tout renaît avec le jour !Toi, si attentive, en ces heures nues que tellement turedoutes, au cri d’un premier oiseau dont tu te piquesde mieux que nous savoir tirer augure… Toi, sicurieuse du pas qui doucement retentit sur le gravierdu jardin, et que tu attribues à une fouine attardée,ou à ce long matou noir à la voix éraillée et que,

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malgré notre désapprobation, tu t’évertues à vouloirapprivoiser… Toi, si impatiente, aussi, de découvrirune fois de plus, à l’est, cet embrasement, variableselon la saison, mais face auquel, sans restriction, tut’extasies en le voyant qui plus ou moins intensémentse mire dans le frémissement d’un lac aux dunesminuscules…» Alors, sachant que, presque inau -dible, un cri pareil à celui de la jeune orfraie desténèbres me répondra, je tends la main vers cespelages d’une douceur sans rivale : l’un, celui deSmoke la bien-nommée, ne paraissant d’un veloursnoir uni que pour mieux dissimuler une robe decendre qui se révèle sous la caresse à contresens ;l’autre, somptueusement angora en dépit d’originesde gouttière savoyarde, d’un gris qui vire au bleu dePerse au gré de la lumière et sur lequel tranche unpetit mufle d’un rose irrésis tiblement saumoné. «Va-t-elle bientôt se lever ?», puis-je décrypter dans cesregards où se devine, chez Mitsou la bleue, l’impa -tience ludique, lorsque s’écarteront les persiennes, dedécouvrir, prisonnier des rideaux aux ramages indigo,ma couleur de prédilection, quelque insecte qui,infailliblement, après moult bonds et contorsions decette persane d’emprunt, tantôt tenant de l’écureuil,tantôt de la chenille velue, finira entre des caninesde Dracula miniature. La moindre contrariété paraîtfaire pâlir son étroit petit visage, d’un bleu alors siindéfinissable que, subitement dilatée, la pupillel’emporte sur les reflets aurifères de ses yeux. Je merésous enfin à me lever, pour le ravissement de deuxodalisques qui, après un bâillement qui largementrévèle un palais couleur d’églantine, ainsi que, denuance identique parmi les deux arcs de crocsd’opaline, une langue dont ma peau connaît la

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rugosité des papilles, se roulent sur les motifsdécolorés du tapis marocain, offrant à ma vue despanses impudiques, l’une, si floconneuse que labrosse en demeure immanquablement prisonnière,l’autre, un brin replète et trahissant d’incontrôlablespulsions de chapardeuse. Mais il arrive, avant cesondoiements sur les arabesques arabes, que soudainelles se lancent dans une danse à deux temps et quiparfois inexplicablement s’accélère, les pattes dedevant et leurs pelotes armées de redoutablesaiguilles à la gaine d’une pâleur translucide piéti -nant, martelant la peau de mouton destinée à cetusage sur l’édredon, l’œil perdu dans l’instinctivecélébration du giron maternel, cependant que mon te,de ces gosiers subitement emplis d’un ruissel lementde perles, un ronronnement d’extase. Et moi, sanscesser de les observer, en quête des antiquescharentaises que pourtant je sais avoir été, au fil desnuits, poussées sous le lit par une patte espiègle, enmaugréant pour la forme je me penche pour attraperces loques écossaises que je dissimule à mes raresvisiteurs. Mais, à ce moment-là, une dou leur sourdes’enracine à mes reins, qui ne doit rien, celle-ci, à lafougue amoureuse. « Au fait, ne puis-je m’empêcherde me demander à chaque fois, à quand remonte-t-elledonc, l’intrusion du dernier en date dans ma vie ?Était-ce jadis ou naguère ? » Et, brouillée depuistoujours avec le Temps, dans le doute d’un repèreque finalement je préfère laisser dans le vague, je medis que, de toute façon, repensant à ce dernier en datequi fit long feu dans mon lit, il est fort avanta -geusement remplacé par les deux odalisques quiveillent sur des nuits où trop souvent Hypnos mefausse compagnie.

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Le claquement des persiennes contre la façade dela maison m’éloigne de ces vaines considérations. Etle miracle se renouvelle, cette renaissance qui chaquejour me réconcilie avec la vie, avec un horizon dont lepremier oiseau m’a d’ores et déjà annoncé la couleur :d’une clarté exaltante avec le chant du merle, d’ungris d’argent ou de plomb avec le rauque appel de lacorneille, tandis que le pépiement insistant de lasittelle prédit l’une de ces pluies qui à plaisirmétamorphosent les odeurs. Je m’émerveille toutautant des pigeons et de leurs langoureux garga ris -mes, de l’inconsolable tourterelle à collier, de sessanglots annonciateurs d’un printemps encore fragile,de son envol trop lent qui rase les lourdes, suavesjacinthes bleues de mars, mais qui, hélas, sans mercila livre aux assauts du long matou noir qui, voici prèsde deux années, me séduisit par un soir d’été ! Pour cequi est du ros signol, il appartient aussi bien à l’étéqu’à l’hiver, et ses trilles vertigineux, contrairement àla légende, ne sont pas plus de la nuit que du pleinjour. Les lents encerclements de l’épervier, au-dessusd’un toit dont l’absence d’auvent témoigne d’ancien -nes nostalgies provençales de son bâtisseur, ne vont enréalité de pair, avant la grande canicule, qu’avec leschaleurs qui la précèdent, et où, de ce cri perlé quiressemble à celui du faucon, il frappe d’immobilitémerles et mésanges apeurés. Quant au geai au rireimpertinent et aux plumes alaires fléchées de bleu, ilest indis sociable, parmi les brumes matinalesd’octobre, des drupes à l’écale vert-de-gris du noyer.Le ramier, lui, avec son roucoulement sur cinq notes,dont la première, accentuée, alors qu’il semble ravalerla dernière, gonfle son gosier d’un rouge sombre, ne semanifeste que le printemps venu, nichant alors au

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sommet du grand thuya qui ombrage le jardin, et jepuis alors, entre les branchages à l’âcre senteur,distinguer son corps d’un gris-bleu irisé. Ainsi lesoiseaux demeurent-ils pour moi non seulement lesannonciateurs des saisons, mais aussi les auguresd’événements que j’ai appris à interpréter, et quirarement m’ont trompée. Mais ne sont-ils pas surtoutles messagers du ciel, les auxiliaires des dieux? «Aucou de chaque homme, nous avons accroché sonoiseau», est-il dit dans le Coran.

Passant à la hâte un kimono aux idéogrammesd’un bleu que je m’obstine à vouloir méditerranéen,je ne puis m’empêcher de jeter un coup d’œilinquisiteur au miroir de la coiffeuse. Et les yeuxbattus par l’insomnie que j’y aperçois, la bouche tropsouvent privée du rire spontané et qu’accusent àprésent des commissures un peu tombantes que je nepuis plus ignorer, la chevelure en désordre où nesubsiste qu’un fade reflet de henné que le soleil neparvient pas à ranimer, me replongent dans la hantisede ce que de toutes parts je sens me cerner. «Jadis ounaguère ?» Le doute me traverse à nouveau, avec, desurcroît, ce qui en réalité n’est autre qu’une insidieuseinquiétude : «Et si ce fameux dernier en date étaitvraiment l’ultime de ma vie ?»

J’adresse au miroir un sourire de défi à cette idée,me barricadant derrière la si commode croyance endes incarnations successives. Mais, malgré tout, mepoursuit au fil des heures la sensation que, devenueinférieure à tout ce qui m’entoure, j’ai la presquecertitude qu’une certaine médiocrité me guette, meprivant peut-être à jamais de toute joie émerveillée,de ces sensations troubles qui font que, envers etcontre tout, l’on se sent bougrement vivant. Ainsi

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l’obsession de l’amour charnel, qui n’a cessé de metarauder, et cette fièvre de l’attente et des battementsde cœur accélérés, et ce cri d’émoi qui maintenantdemeure paralysé dans ma gorge… Mais encore laroutine d’immanquablement souffrir et de malgré soidonner dans la lamentable maladresse amoureuse…Et pourtant, et sans en être encore consciente, ai-jepeut-être atteint l’âge où l’on cesse d’être une véri -table femme? Celui où l’on ne peut plus que rêver àl’inaccessible !

Mais, comme chaque matin à la même heure, unjappement me rappelle à l’ordre de l’autre côté de laparoi. Remettant à plus tard ce genre de réflexionmétaphysique, je gagne, jouxtant la mienne, unechambre d’amis qui jusqu’à présent n’en accueillitaucun. Et là, se prélassant sur la couette matelasséed’un lit qu’elle a choisi d’occuper de tout son longen diagonale, de ses babines de satin sépiaretroussées elle me sourit, ma renarde du désert –l’une de ces bêtes de meutes viscéralement hantéespar l’immi nence de leur mort. Celle-ci, dont lesascendances bédouines furent mâtinées, du moins jele présume d’après son apparence, d’un chasseureuropéen de passage. Une extase, à laquelle personnejamais n’assista, s’empare de nous deux lorsque jem’allonge à ses côtés. « Tu as bien dormi, Narde, maNarde rien qu’à moi ? Tu as fait de jolis rêves de tessables lointains ? » De bruyants bâillements merépondent, des grognements d’ogresse quidéclenchent mon rire et témoignent, entre elle etmoi, d’une tendre complicité de près de douzeannées. Et contemplant, encerclés d’un large trait dekohol, ses yeux et leurs reflets d’agate, m’efforçantd’ignorer leur brillance maintenant bleuie par la

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taie du temps, je m’empare de la patte qu’avecmaladresse on me tend, d’un blanc beige, de mêmeque la robe tout entière, hor mis les ocelles fauvespar-ci par-là coquettement dispersés, assorti auxsentes sablonneuses où elle naquit. Des sentes où jela recueillis par une nuit d’août, hurlant de douleur,une patte de devant brisée par des vandales. Nousrestons ainsi un instant enlacées, soudées l’une àl’autre par toutes ces années où remonte notrerencontre, elle, peu à peu devenue mon ombre,comme moi peu à peu je suis devenue la sienne.Parfois je lui parle arabe, guettant une réaction deses oreilles dont une seule, à la nubilité, condescen -dit à se dresser, convaincue que le léger tressail -lement qui me répond relève de plus ou moinsinconscientes réminiscences. Et la maudite interro -gation de ressurgir en moi : « Et si, elle aussi, étaitvérita blement la toute dernière bâtarde de ma vie ? »Mais, pire que cette crainte-là, celle d’invo lon tai -rement lui fausser compagnie la première, trahissantalors la fidélité que je lui voue, finit par l’emporter.De cette façon se perpétue en moi la même angoisseavec chacune des bêtes qui partagent ma thébaïde :celle de la maladie ou de l’accident qui les arrache -raient à ma tendresse, mais, plus grave encore, dansma fin subite, celle de faillir à l’allégeance quej’estime leur devoir.

Bientôt, cahin-caha, nous descendons l’escalier dechêne qui conduit au rez-de-chaussée, elle, gênée parla fracture dont les séquelles se sont aggravées avecl’âge ; moi, plutôt que par des charentaises distenduespar l’usure et dont la semelle claque disgracieusementsur le chêne, entravée par la douleur qui depuis peume mord la cheville.

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Évitant la cuisine aux pots de grès bleu – le bleu,la plus profonde des couleurs, que les Anciensd’Égypte considéraient comme celle de la Vérité ! –,ignorant le remue-ménage dont je ne sais que tropla provenance gloutonne autour du réfrigérateur, jetraverse le salon aux relents de résine et de feu de bois,et ouvre toute grande la porte-fenêtre qui accède aujardin. Alors, oubliant sa claudication, elle s’élance,ma bâtarde des bas-fonds alexandrins, le poil hérissépar une fureur d’aboiements à vous déchirer le plusrobuste des tympans, se précipitant, en bousculant aupassage les lauriers-tins à l’effluve de miel hivernal,vers la haie de charmilles qui borde un sentier où,désagréablement surpris, un promeneur matinalsursaute : «La sale bête ! » Combien de fois, drapéedans la dignité du kimono méditerranéen, n’ai-je pasravalé ma colère à cette insulte de béotien ! Aprèsquoi, sans plus me préoccuper de lui, jetant toutde même un regard de désapprobation à Narde,que d’ailleurs elle sait être, la mâtine, de purecomposition, j’obéis au rituel quotidien auquel pourrien au monde je ne renoncerais, m’aventurant dansl’escalier de pierraille qui débouche sur un pré où, enété, tristement couchée, l’herbe dénonce la mal -adresse de ma faux. Déjà les trois corneilles qui, dematin en matin, sur le toit de bambou de la pergola,me réclament à criaillements discordants leurpitance, détournent l’attention de Narde d’un sentierdont manifestement elle se croit la gardienne, lafaisant revenir sur ses pas et se rapprocher de moi, larobe toujours en bataille, mais les babines chiffonnéesen un sourire de regret hypocrite. C’est l’instant où,de la paume, palpant l’écorce du griottier desséchéque je ne puis me résoudre à abattre, je le contemple,

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ce jardin, que même aveugle et sourde je pourraisparcourir en tous sens, tant il est partie intégrante demoi, reflet de mon âme, résonance de mes heuresclaires comme de celles où je flanche. Sera-t-il ledernier, ce jardin, qui est celui de mon enfance et quede jour en jour j’entretiens, ou un autre me guette-t-il en tapinois, lamen tablement exigu, dûmentclôturé, parcouru par des ombres voûtées… Mais unjardin appartient-il au fond à celui qui l’aime ? Si,par quelque fatale malédiction, il me fallait lequitter, je l’emporterais dans mon cœur, et sonombre, ses odeurs me suivraient, tandis que luiretiendrait mon ombre couchée sur le pré, enlacée autronc de son plus vieil arbre. Aussi, à l’idée dedevoir le perdre, ce jardin, je me dis, non sans la pré -somp tueuse conviction que je parviendrais à y cou -per, qu’il faudrait me tordre le cou pour m’arracher àce que je considère comme étant mon tout dernierunivers ! Mais, si je devais le perdre sans recourspossible, ce jardin, il est un endroit, l’uni que, auquelje puis songer sans désespérance : le Désert. Ce désertoù je tenterais de me reconstruire un semblantd’existence, sans plus même la pos session de la bête– qui d’ailleurs ne se possède pas vraiment –, reniantce que je fus, hormis un certain souvenir, celui demon unique amour-passion, jusqu’au jour où, la têtebrouillée par l’abstinence, sans plus de force nid’espérance, mais avec une sagesse acquise à forced’ascétisme, j’irais, marchant sans autre repère quecelui de n’en plus avoir, jusqu’à ce que, brûlée par lesoleil, exténuée par la soif et la faim, je trépasse encontemplant une ultime fois ces dunes qui recèlenttant d’ossements auxquels peu à peu s’intégreraientles miens.

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Les heures où je flanche… Des heures qui peut-être ne se représenteront plus de la même manière etque, par conséquent, je l’ai appris à mes dépens, etquelle qu’en soit la couleur, il faut savoir vivre sansrévolte. Il ne s’agit en aucun cas d’une volonté dedénigrement de l’angoisse, mais d’une acceptationsereine du moment présentement vécu.

Bien que fendillée, creusée par le dessèchement,l’écorce du griottier ne tarde guère à réagir sous mapaume, ses quelques larmes de résine, d’un or bru -nâtre, paraissant vouloir me transmettre un message,me signifier que sa fin proche n’est qu’apparence, queses racines, elles, détiennent encore la force derenaître d’une autre façon – dans le surgeon grêle,l’éclosion inhabituelle de fleurs sauvages aux entoursde son tronc. La sensation bientôt se fait si intenseque, ne pouvant m’éloigner de l’arbre, je m’assois,proche de lui, sur la large pierre plate qui, à cetendroit, nivelle une terre gorgée de souvenirs, dontcelui d’une main chère entre toutes, celle-là même demon grand-père qui, voici bien des années, planta cegriottier. Et l’espèce de connivence que je partageavec cette pierre et son empreinte lointaine est au fildu temps devenue un rituel auquel je m’astreinsmême au cœur de l’hiver, alors que, sans autrevêtement que le kimono aux idéogrammes, je mets àl’épreuve l’endurance de mon corps. Mais, à ce défi, semêle le désir d’une communion entre le froid et moi.Un froid que, depuis mon exil de quatre ans àAlexandrie – un exil que j’appelle ma «campagned’Égypte» –, je recher che avec volupté, me rappelantla terrible torpeur d’août, dans le sixième étageproche de la mer où j’écrivais avec obstination, tandisque suant sang et eau sous le tournoiement

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sporadique d’un venti lateur je sentais mon cœur quis’emballait, s’affolait de ses pulsations inégales,anxieuses, tel un tam-tam épuisé.

Souvent, assise sur cette pierre aux odeurs d’hu -mus, une flèche fauve me dépasse avec un petitgrognement sauvage, «mmrrrr ! », tel un météore,qui derrière elle laisse un sillage imaginaire, avantde disparaître derrière la haie de charmilles en unfrois sement de feuillages. Djûna la rousse, chattefantasque et tyrannique, adoratrice du feu et d’unelune à son plein, chasseuse impitoyable de phalènes,elle aussi rescapée de ces «hahabs» (terrains vagues)alexan drins où se dissimule, parmi les ordures, leserpent venimeux.

Le froid, celui que, à présent, je continue derechercher, et qui n’a aucune emprise délétère surmon corps, est en réalité une forme d’ascèse. Ascèsepareille à celle de l’écriture, et qui, paradoxalement,rejoint ma conception de l’érotisme. Mais, que ce soitdans la belle froidure d’hiver ou la chaleur naissanted’une aube d’été, assise sur cette pierre une idée peu àpeu s’empare de moi tout entière, la grande obsessionqui guide ma vie, qui en est le point cardinal. Je nepuis alors m’empêcher de tourner la tête du côté de lamaison où, entre les tortueuses arabesques d’une pas -si flore envahissante, deux persiennes en perma nencemi-closes maintiennent, de surcroît filtrée par deuxrideaux de saphir, une pénombre propice à la redou -table, la salvatrice, « chambre aux mots». Délaissantalors le griottier, parcourant en vitesse ce jardin quej’arroserai au crépuscule du soir, sans oublier, en août,d’irriguer la rigole qui encercle le pied des tomates, etcelle que je creuse autour des rosiers plantés ensouvenir de ma mère, allumant ainsi, du jet de mon

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arrosoir d’aluminium, des arcs-en-ciel auxquels,malgré moi, au cœur de l’été, se prendront leséphémères, je regagne la maison. Ma journéecommence, son horaire quasi militaire et qu’aucunhomme, jamais, ne parvint à longtemps supporter.Mais il est vrai que toujours j’ai eu le génied’empoisonner toute existence à deux, quitte, une foisl’élu du moment parti avec armes et bagages, à ensouffrir de mille regrets… La cuisine aux pots degrès m’attend, avec l’odeur régénératrice du café, lechanteau de pain mordu à pleines dents, et la fringalebruyante de ces sept félins que, de haute lutte, lessauvant ainsi de la boulette de viande fourrée destrychnine, ou de la balle d’un policier noctambule, jeramenai eux aussi de ma «campagne d’Égypte».Quatre mâles voleurs et chicaneurs, et trois femellesau caractère lunatique. Il me faut alors user d’uneautorité qui ne fait que piètre effet pour parvenir àtranquillement m’attabler, résistant à l’assaut depattes et de petites gueules quémandeuses. «Vousarrive-t-il de faire autre chose que de cajoler cesbestioles ?», me demande l’un de mes plus prochesvoisins, qui ignore tout de la « chambre aux mots».Ce même voisin qui, sous un prétexte quelconque,après avoir gauchement secoué les grelots quiremplacent la sonnette défaillante, pénètre dans lehall d’entrée, l’œil en coulisse, cherchant mani feste -ment à découvrir, dissimulé derrière l’une de mestentures orientales, quelque éphèbe à la barbe nonencore bleuissante. Il en est invariablement pour sapeine, l’imbécile, débarquant à contretemps, troptard ou… trop tôt ? Mais je ne sais que trop combien,plutôt que d’admettre ce « trop tard» qui metourmente, que l’accalmie actuelle de mon cœur et de

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ma chair n’est en réalité qu’une forme d’attente demon subconscient, et que, bientôt, à l’improviste,rejaillira ce tumulte indéfinissable de l’âme et dessens, et se remettra à flamber le brasier à la foisrédempteur et dévastateur qu’est la rencontre d’unhomme dont l’essence répondra à la mienne. Uneessence qui, du moins je le crois, porte la couleur del’infini, ce bleu impalpable n’appartenant peut-êtrequ’au songe, mais dont la seule idée me trouble enprofondeur. Qui sera-t-il, celui qui, pour l’instant,n’est que vision d’un très éventuel avenir, fan tas -magories et perceptions floues, et qui pourtant,bientôt, je le pressens, fruit d’une trop longueattente, se muera en obsession? Ce que je sais, enrevanche, c’est que par l’une de ces coïncidencesourdies par le destin, s’il franchit le seuil de mathébaïde, cet homme-là, avant même que je lereconnaisse, Narde flairera en lui l’usurpateur futur,celui qui lui volera une partie du temps qu’elle estimelui appartenir ; mais, et je m’en apercevrai à la subitealtération de son regard d’ambre brun, redouteraaussi, au plus fort de l’état amoureux, et pour mel’avoir vu vivre tant de fois, l’inévitable souffrancequ’engendre tout irraisonnable empor tement ! – tan -dis que bien souvent, et sans en avoir réellement euconscience, je ne faisais que me jouer la comédie del’amour ! Comédie, malgré tout, reconnaissable à lasoif de bête malade, au dégoût de toute nourriture, àl’éclat nouveau du regard, à la modification desexhalaisons les plus secrètes, à l’inexorable dé pos -session de soi-même, enfin, qui fait que toute chosen’est plus vue qu’à travers le prisme du visageprétendument aimé. Alors s’emparera de moi, je lesais, la hantise de la perte ou de la trahison, ou,

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préférable encore, la décision de la rupture volontaire,afin que ne se dégrade pas le redoutable amour-passion – ou plutôt ce que, dans mon âpreaujourd’hui, je veux prendre comme tel, ne l’ayant envérité vécu, et je n’en suis que trop consciente, qu’uneseule et unique fois. L’amour-passion qui, de toutemanière, porte en son acmé le germe de sa propredestruction…

L’écriture est bel et bien le point cardinal de monexistence. Ainsi, cette discipline quasi militaire etque personne ne supporta longtemps est-elle dans sesmoindres instants organisée en fonction de l’heure,presque invariablement la même où, non sans unfrisson d’appréhension, j’ouvre la porte fatidique. Lachambre est en constance plongée dans une pénombrepropice au recueillement – l’écriture, de même que ladanse et l’amour, n’est-elle pas une forme de prière,une transfiguration de la réalité, qui en fait tomberles masques ? –, pénombre qui, selon le temps, zèbrede clairs-obscurs les rideaux de cotonnade indigo.Les portraits qui dominent ma table de travailn’en ressortent que mieux, tantôt s’animant de façonbienveillante, tantôt demeurant d’une froideurcommunicative. Assise à cette table qu’éclaire, tami -sée par son abat-jour vert olive, la lampe de bureauqu’entourent mes précieux sulfures bleus, il m’arrivede me détourner de ces témoins intimidants quim’encerclent, de volontairement ignorer l’œil myopeet cependant perçant de ce Georges Belmont, que j’aitoujours appelé «Maestro», alors que résonnent enmoi les paroles de suspicion qu’il m’adressait autemps de la Joie : « Méfiez-vous, mon enfant, je lis envous à livre ouvert !» L’expression de Durrell persiste à

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m’échapper, à la fois triste et ironique, pour moiindissociable de ces mots qui m’obsèdent: «On ne faitl’amour que pour se confirmer sa propre solitude!»Ou bien encore, toujours de lui, ceux qui m’atteignentavec tout autant de cruauté: «L’écri vain, le plussolitaire de tous les animaux!» Burgess, lui, cecolosse, fronce le sourcil, et je ne sais si la lippe de salèvre inférieure témoigne de la distraction ou de ladérision. Mais des traits de Miller se dégagent labonté, l’innocence qui transparaissent dans la plupartde ses livres et qui si bien s’apparentent à la magique,merveilleuse naïveté de ses aquarelles. «Toujours vifet joyeux» était sa devise. Cher Henry, qui, sansjamais s’y être rendu, plutôt que de trépasser comme ille fit à Pacific Palisades, eût aimé se désintégrer dansla lumière du Tibet…

Arc-boutée sur mes feuillets bleus, le stylo ensuspens, il me faut surmonter mon intimidation pourignorer ces regards qui avec plus ou moins d’amabilitéme toisent. Alors, comme l’a dit Henry, je cherche àdanser à l’intérieur de moi-même, afin d’éveiller lesforces vives qui sommeillent en moi, et bravementje débouche l’encrier à étiquette violette. Le tempspasse, beaucoup de temps, cramponnée que je suis à cesgraffiti que je veux violets, mais qui, fraîchementtracés, brièvement s’apparient à la pourpre.

Souvent, bien trop souvent, il arrive que cesgraffiti, avant même que de virer au violet, avecnervosité chiffonnés finissent dans une corbeilled’osier la plupart du temps pleine à déborder. Pourmoi, l’écrit ne peut s’accomplir sans ce passage par ladestruction. Mais je n’en persiste pas moins à pour -suivre cette traversée d’une immensité obscure etnue, cramponnée à ses intransigeantes règles d’or,

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seul élément tangible dans tant d’immatérialité.Consciente que je suis que, sans cette voie malgrétout dangereuse, depuis longtemps je serais morte.Écrire ou n’être plus qu’une survivante cernée parla folie – elle qui me guette, la garce, depuisl’adolescence ! Et puis, l’écrit n’est peut-être aprèstout qu’une volonté désespérée de posséder ce quel’on ne peut atteindre. La hantise, aussi, de ne pasparvenir à mettre en mots ce qui nous fascine, nousdépasse au point que la description nous en échappe,ou demeure tellement au-dessous du bouleversementque provoque en nous une vision quelle qu’elle soit– comme fut pour moi l’impossibilité obsessionnellede décrire en profondeur cette ville d’Alexandriedont le cœur, durant ces quatre ans où je m’yenracinai, persista à m’échapper. Et sans doute est-ceen définitive de cette sorte de traque éperdue quenaît une force douloureuse et cependant féconde.Mais, en dépit de tout cela, jamais ne fut remise enquestion la nécessité viscérale qu’est pour moi laquête des mots. Et c’est pourquoi, à un certainmoment de ma vie, et bien que sachant les difficultésde toutes sortes que cela entraînerait, je décidai de neplus rien faire d’au tre que d’écrire, quitte à ne plusexister que par procuration. Et, pour cela, il m’a fallula construire, ma solitude, l’assumer surtout, avectous les pièges que cela engendre. Et puis, j’ai apprisà l’aimer, à la cultiver, à la prolonger même hors dela chambre pénombreuse. Le jardin fut fréquemmentmon exutoire, la contemplation de l’arbre aimé, cellede l’oiseau dont un petit bruissement d’ailes révèle laprésence, parmi les deux grands buis qui se touchentl’un l’autre, et où, à mon passage entre leursbranchages à l’amère exhalaison, subitement

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dérangée, l’épeire se réfugie dans la nacelle que luitisse aussitôt sa toile irisée. Me fascinent aussi leslibellules et les éphémères qui, au crépuscule du soir,malen con treusement se prennent parfois au prismedu ruissellement d’eau de mon arrosoir, les fourmiset leur accouplement funèbre, l’abeille qui,gourmande de son pollen, peuple la vigne vierged’une fébrilité communicative, tandis que merles etgrives, bientôt, lorsqu’elles auront viré au violet,s’abattront sur ses baies. Quant à ceux desprofondeurs, aux regards aveugles face à la lumièresoudaine, je ne puis les déranger, avec ma bêche, sansun sentiment de profanation, et ce sentiment, à lavue des blessures boursouflées des vers de terre, mereplonge dans mes apitoiements de gamine chétive.Et puis il y a la terre, la grande consolatrice. Cetteterre que j’aime creuser à mains nues, à m’enbarbouiller le visage et le corps, telle une commu -nion qui, en définitive, n’est qu’une initiation à latoute dernière. Mais il y a encore, fondamentale,l’importance du lieu où j’écris. Cette maison, que jeveux être ma toute dernière et ne cesse d’aménager,et sur laquelle je veille, attentive à sa respiration, àses soupirs, ses craquements qui, la nuit, parfois mefont croire à quelque pas appar tenant au passé – et jesais qu’en réalité il en va ainsi –, à ses taches demoisissure, aux crevasses de ses murs, aux grince -ments nocturnes de ses contrevents, au passage d’untrain, vers une heure du matin, qui me rappellecelui, à Alexandrie, dont le sifflement, animant mesnuits blanches d’alors, me détournait de macontemplation des paquebots, au large, en attente deleur accostage dans l’étroit chenal du port. Qu’elleest fragile l’adéquation entre le lieu et l’écrit où ce

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dernier prend naissance ! Aussi, la hantise de devoirbrutalement en changer me poursuit-elle jusquedans le rêve, celui qui, à la pique du jour, traverse unsemblant de sommeil qui ne me délivre querarement de mes obsessions. Comment partager toutcela avec un homme, en dépit du désir secret,inavoué, que j’en ai ? Ne plus pouvoir vivre sans cethomme, ni partager mon existence avec lui ! Laconscience de cette évidence plus encore m’enfoncedans ma satanée, ma maudite solitude ! Maiscomment vivre sans aimer, sans ne plus pouvoiraimer ? N’est-ce pas la mort lente avant terme !

«…Méfiez-vous, mon enfant, je lis en vous àlivre ouvert…» Suspicieux, ou plutôt trop lucideMaestro, qui me prêta toujours, et souvent non à tort,des amours qu’il pressentait néfastes à mon évolution.Et aujourd’hui qu’est révolu le temps de la Joie à sescôtés, tandis que, dans cette petite chambre lointaineoù, affaibli, il semble feindre un sommeil pareilaux insondables profondeurs d’une eau glauque, ildemeure le grand témoin, le guide de mon existence,celui qui, dès notre première rencontre, me marquad’une empreinte indélébile. Dans quelle contréeétrange se trouve-t-il, le dormeur de cette petitechambre, sans doute la dernière, où il n’appartientplus tout à fait au monde des vivants, et pas encore àl’autre. Je crois quant à moi que lentement, trèslentement parmi ces eaux profondes, il remonte lecours de sa vie, émergeant parfois de son sommeilavec une lucidité qui éphémèrement le réapparenteau monde. Il lui arrive, en ces moments-là, me dit-on,de se mettre à parler anglais. Se croit-il alors dans ceDublin qu’il adorait, ou à Big Sur, en conversationavec Miller ou jouant joyeusement au tennis avec lui ?

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Un Miller dont il devait un jour me confier que,parmi ses grands interlocuteurs, il restait endéfinitive le seul à avoir résisté à la fuite du temps età l’analyse.

«Le ciel n’était encorequ’une grande pâleursur la face de l’ombre, et la terre et la merétaient au creux de l’ombredes montagnes d’odeurs –Le temps n’était encoreQu’une grande pâleurEt les formes étaientDes lignes de chaleurDans le ventre de l’ombre, quand le vent se levaLes yeux pleins de semencesEt les paumes creuséesPar la chaleur et l’ombre.»Les poèmes de Georges sont en permanence sur

ma table de travail, lus et relus avec le mêmebouleversement. Aussi m’est-il, à présent, biendouloureux de raccorder leur beauté à ce profonddormeur dans son lit d’hôpital.

Mais la solitude n’est pas seulement ce périlleuxface à face avec soi-même. C’est encore l’âpre ap pren -tissage du mutisme, tout d’abord inconscient,sournois, et qui lentement s’installe en soi, peu à peuvous entrave la gorge et bientôt vous fait éluder toutetentative de dialogue, quel qu’il soit. J’ai mis beau -coup de temps à comprendre à quel point je m’étaismoi-même condamnée à me taire. Devenue une tai -seuse comme l’était mon grand-père, lorsque, penchésur son établi, il cachait les peines que lui infligeaitma grand-mère volage. Mais, taiseuse je ne le suis en

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aucun cas avec les bêtes, avec lesquelles, de toutemanière, je communique de façon occulte, par uneextraordinaire transmission de pensées ou parun langage qu’elles et moi nous sommes seules àcomprendre. Il y a aussi les dialogues silencieux quej’entretiens avec des ombres appartenant au passé, etc’est là, sans aucun doute, plutôt que sur le feuilletbleu, que s’articulent certains mots. Jusqu’où irai-jeainsi, moi qui déjà redoute l’appel téléphonique aupoint de perpétuellement débrancher l’appareil, quine réponds plus que rarement à qui secoue les grelotsde ma porte d’entrée. Il m’arrive de rire – d’un rirenerveux – à l’idée de l’étonnement, voire de la désap -probation vexée de ceux qui, en vain, cherchentencore à m’arracher à cet état – celui d’une quasi-somnambule.

Il peut néanmoins se produire que, sur une im -pul sion, je sois subitement atteinte d’une logorrhéeque pourtant je sais maladive. Je me précipite alorssur le téléphone, pour la surprise quelque peustupéfaite de ceux qui malgré tout me sont restésfidèles, ceux qui savent de quel bois je suis faite etl’ont accepté. Il se peut également, et sans crier gare,lors d’une de mes rares sorties, que se déclenche undialogue entre un inconnu et moi. Mais, pour quevraiment se noue la conversation, il faut que préa -lablement se soit établi entre nous une sorte de chocélectrique, une forme de reconnaissance iden tique àcelle que l’on éprouve à la vue d’un lieu que l’oncroyait n’avoir jamais vu. Ainsi en ira-t-il, je lepressens, avec cet homme de mes fantasmagories,auquel, toujours sans en connaître la véritable raison,je persiste à prêter une aura bleue, et qui surgira de jene sais encore quelles nues. Qu’adviendra-t-il, alors,

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de ce ressassement obscur de la pensée d’où s’orga -nisent les mots ? Car, si ce n’est pas à la table qu’ilsjaillissent, c’est bien dans le monologue organiquequi jour et nuit se poursuit, obsédant, persécuteur,qu’ils prennent naissance. Je crois foncièrement quel’amour, du moins ce que je m’obstine à prendre pourtel, est néfaste à l’écriture, sauf s’il demeure, magni -fié, dans un imaginaire que rien ne peut égaler. Etpourtant, et quel paradoxe, je sais qu’il en est leferment – celui de l’amour aveuglant, toujours à veniret qui en définitive n’en est que le désir. Douleurannihilante que celle de ce désir ! Comme est fina -lement douloureuse l’attirance de la chair. Avec, telleune fête vertigineuse, la jouissance qui fait pleurer.Mais je crois aussi qu’un amour subit, imprévisible,peut modifier le cours d’un livre en friche. Celadevient un autre écrit, nanti d’un autre ton. Alors lacassure me semble ir réparable, ou alors fichtrementdifficile à transposer. Il faut dès lors choisir entrel’éblouissement qu’est l’état amoureux, ou l’ingratrenoncement à ce dernier. Et cependant, la seule idéede cet homme à l’aura bleue me poursuit, et contra -dictoirement son attente, même s’il doit n’appartenirqu’à l’imaginaire, agit en moi telle une forme derenaissance. Néanmoins, il me faut bien admettreque, parfois, je me sens à l’étroit dans le carcan dediscipline qu’est devenu mon quotidien ; son inva -riable déroulement qui me structure le corps etl’esprit et qui empêche peut-être la rêverie inhi -bitrice, mais engendre, si je ne m’en méfie pas, unennui destructeur. Chaque jour, à la même heure,cette même table tachée d’encre violette et où depetites gaines de griffes félines se mêlent à mondésordre de papier bleu… et la page inachevée, ou

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carrément vierge certains après-midi, qui fait sourdreà mes tempes une mauvaise suée… Et, durant cetemps, ma vie qui s’écoule, ce qu’il en reste du moins,prisonnière que je suis d’une trop longue distan -ciation d’avec le monde. Mais, malgré tout, c’est cecarcan qui me tient en vie, et je sais combien le briseraurait tôt fait de m’anéantir.

Le noyer de mon enfance n’est bientôt plus qu’unsquelette gigantesque où déjà s’incruste la mousse.Depuis quelque deux années, sans parvenir à vrai -ment y croire – lui que, petite fille, je pensaisimmortel –, j’ai assisté à son déclin. Au fil des jours,été comme hiver, assise sur la pierre plate du pré, j’aiobservé, incrédule, ses ramages qui s’éclaircissaient,ses drupes qui se raréfiaient, de plus en plus malin -gres. Mais, en dépit de ces symptômes contre lesquelsje savais ne rien pouvoir, je n’ai cessé de croire à sonencore possible résurrection. Pourtant, quelque chosede sournois me disait que, en réalité, il s’agissait d’unprésage, d’un avertissement néfaste que je ne pouvais,ou ne voulais accepter comme tel. La mort d’un arbren’est-elle pas le signe de la fin d’un cycle, quel qu’ilsoit ? Je crois profondément aux messages que nousadresse la nature, tout comme je crois aux augures desoiseaux. Alors, comment ai-je pu ignorer la présencequotidienne de la corneille qui, immobile du haut desramures desséchées du noyer, m’épiait, dans lachambre aux mots, à travers les rideaux indigo? Etpuis, me refusant à un malheur possible, j’ai vouluocculter ces avertissements, jusqu’à ce petit matingris de novembre où quelque chose en moi s’est défi -nitivement brisé. Un petit matin qui, un jour,

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guidera mes pas sur une certaine plage d’Ostende, enquête de « ses » cendres, ou dans quelque autre lieuultérieurement décidé, pour un ultime pèlerinage.Mais, avant que ne s’incruste en mon âme cet obscurpressentiment, je cultivais le même refus, en somme,que face à l’innommable signe que de toutes parts jesens me cerner. Mes cheveux, mes os, sont peut-êtredéjà en train de blanchir ? Mais qu’importe, endéfinitive, le muscle qui peu à peu perd de savivacité, la raideur d’une cheville, les reins qui ne seploient plus qu’avec un certain effort, pourvu queperdure l’émerveillement, une fois les miasmes de lanuit dissipés, qui s’empare de moi à la naissance dujour. Et le bonheur renouvelé à la vue de la fleurenfantée par la nuit, l’enchan tement ébahi face à lafolle multiplicité des lianes de la passiflore, celui quim’enivre à la métamorphose des odeurs par temps depluie ou de canicule, ou encore le cri d’un premieroiseau dont la silhouette se découpe parmi la lueurlaiteuse qui à l’aube semble rattacher le lac au ciel, etqui n’ap partient plus aux ténèbres et pas encore aujour, et celle, presque inaudible, de la plaintemélancoli que de l’arbre blessé. Et puis, qui necessera de m’arracher à mes rares instants d’amer -tume, cet or, dans le regard du chat, dont l’espèced’arrière-sourire maugrebin qu’accompagne certainpetit cri chevroté me signale la présence du merleimprudent. Le temps m’est-il vraiment déjà comptéoù, peut-être, la jouissance de fouler la terre de mespieds nus me sera refusée ? Et l’idée de ce refus,certains matins, après le cérémonial de la pierre, meprécipite dans de durs labeurs, le bois scié, entassé enfagots, les sécateurs huilés, la hache effilée, la faucilleaiguisée, la terre rudement bêchée en vue des semis

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de printemps ou d’automne, les outils lavés à lafontaine et celle-ci nettoyée, brossée jusqu’à ce quesoit claire son eau, où je sais que viendront, en s’ymirant, boire les oiseaux matineux. Ces travauxingrats, et parfois superflus, pour simplementm’assurer que, envers et contre tout, je demeure laterrienne assoiffée de vie. « Le dur désir de durer »me tient donc sur mes gardes, cette rage d’existerqui, malgré tous mes naufrages, me suivra jusqu’autrépas. Malgré, aussi, que je me refuse à admettre, etqui me tient tout autant sur mes gardes, la peur dene plus rencontrer, dans le regard de homme, le refletparticulier qu’est le trouble sexuel. Jadis etnaguère… Je continue donc d’hésiter quant à ladurée qui s’écoula entre ce qui fut, et ce qui n’estplus, ou peut-être est encore à venir. Qu’est-ildevenu, le jeune homme qui, sous un orage d’août,voulut me faire l’amour dans la terre détrempée ? Cemême jeune homme qui fit aussi long feu dans moncœur que dans mon lit. Je me suis néanmoins pliée àson désir non pour l’attrait de ses étreintes, maispour l’étrange communion qui, dans un sillonboueux, nous imbriqua l’un dans l’autre. Et, malgrémoi, longtemps j’ai gardé dans la gorge le goût decette salive juvénile, le souvenir de l’odeur de buis deces aisselles en sueur, et celui de nos semences mêléesaux exhalaisons de la terre sous l’orage. Mais ce fut làencore, de ma part, et j’en eus honte par la suite, lacomédie de l’amour que trop souvent je me suisjouée à moi-même, sans en être vraiment dupe, pourle seul oubli de l’angoisse, sans doute, que provoqueen moi le trop éphémère orgasme. Pourtant l’amourfou ne me fut pas refusé, mais il me fit si peur que jele sabrai au plus fort de sa flamme. Et, aujourd’hui

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que se profile mon propre déclin, sans l’avoir encorerencontré, déjà je suis fidèle à cet homme « bleu »qui – et je me raccroche à cette idée –momentanément prendra le relais de Celui auquel jesuis liée pour la vie, et sans pour autant que je luisois infidèle – et que m’importe s’il devaitn’appartenir qu’au songe. Serait-ce de nouveau leterrible, l’inconscient be soin de souf frir, qui meporte vers les amours impossibles ? Ou serait-ceencore et toujours le vieux démon charnel qui nes’éteindra qu’avec moi ? Comme une nécessitéd’avoir à m’immerger dans la douleur d’une absencesans visage ? Mais, imaginaire ou non, l’amour pourmoi relève du sacré. De même que la musique deMahler, la voix de Kathleen Ferrier, le prélude deTristan et Isolde, certain concerto de Mozart. Les« servantes au grand cœur » qui m’ont élevée, et quiaujourd’hui « dorment leur sommeil sous unehumble pelouse », m’ont, chacune à sa manière,légué cette faculté – grâce ou malé diction ? – defollement m’éprendre de qui m’est, ou plutôt nem’est pas, destiné. Le paradis ou l’enfer à la portée.L’amour-passion, mon obsession ! Mais ne sais-je pas,pourtant, que pour que celui-ci demeure sans dégoûtil faut que la mort l’achève à son zénith !

Il m’apparut pour la première fois par uncrépuscule de juin, tandis que déjà l’ombreestompait la silhouette du vieux chêne dont le tronc,tordu par les nœuds telluriques, surplombe un ravinet sa rivière, repaire de renards et de fouines. L’heureoù le chant du merle s’espace afin que mieuxjaillissent des futaies les roulades de ce magicienqu’est le rossignol.

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Je m’apprêtais, comme chaque soir à la brune, àarroser les capucines et les volubilis qui s’entrelacentà la vigne vierge escaladant la façade nord de lamaison, lorsque, derrière la haie d’aubépines quijouxte mon jardin, je distinguai une longue formenoire tapie sous les feuillages, si immobile que toutd’abord je crus qu’il s’agissait d’une ombre. Et puis,malgré la distance, entre deux paupières mi-closesj’aperçus, d’un vert luminescent, des yeux quim’observaient avec méfiance. Et, au fond de ces yeux,je remarquai une lueur de peur qui me parut venir detrès loin. J’allais m’approcher de l’aubépine quand uninstinct m’arrêta. Des ondes d’une intensité singu -lière passaient entre la bête et moi, telle une sorted’appel réciproque. À n’en pas douter j’avais en facede moi un véritable chat sauvage. Et aussitôt, endépit des innombrables difficultés d’approche à venir,je sus qu’allaient s’établir entre la bête et moi desrapports passionnels. J’eus alors la maladresse, moiqui pourtant suis rompue à l’apprivoisement animal,d’ébaucher un geste de la main dans sa direction.Immédiatement il eut un sursaut de tout son corpssquelettique, l’échine hérissée, un éclair de colèredans les prunelles, et, malgré le sourire engageantque je lui adressai, il disparut à toute allure du côtédu ravin, comme happé par la tombée des ténèbres.J’avais néanmoins eu le temps de remarquer, au boutdes pattes filiformes, quatre petits sabots d’uneblancheur et d’une forme identiques.

Renonçant à mon arrosage, j’allai m’asseoir sur leperron de granit, désemparée par ce regard où perçaitune sorte de haine à l’égard de l’humain, et restai àl’écoute de ce rossignol qui, par les sentimentsexaltants qu’il provoque, m’a toujours fait penser au

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lien entre l’amour et la mort. D’où venait-il donc,ce chat comme engendré par le ravin et sa riviè -re zigzagante ? Quelle maltraitance, ou quelle trahi -son, l’avait rendu aussi manifestement hostile à l’hom -me? Sa solitude était si évidente que je ne pusm’empêcher de la comparer à celle qui me maintientprisonnière de l’univers que, au fil des ans, et malgrémoi, je me suis tissé.

Il faisait nuit tandis que j’entrai dans la maison.Malgré la chaleur, j’allumai ce feu qui pour moi resteun rituel quotidien, et dont les flammes, chez le chat,provoquent d’énigmatiques apparitions. Un effluvede tilleul et de menthe poivrée me parvenait des fenê -tres grandes ouvertes, quand j’aperçus, éclairé par lalampe à pétrole, mon visage dans le miroir du salon.Le reflet de ces traits de recluse repliée sur elle-mêmedepuis tant de temps me fut insupportable etm’amena les larmes aux yeux. Le visage d’une presquemorte à force de mal vivre… Seule, la pensée de lachambre aux mots me restitua un semblant de séré -nité. Aimer ou écrire… Avais-je encore le pouvoir dechoisir ? Souffrir pour écrire, ou pour ce feu dévas ta -teur qu’est l’amour-passion, le seul auquel j’aietoujours aspiré ? Au fond de moi, je savais que,jusqu’à mon souffle dernier, je serais tiraillée entre cesdeux formes d’absolu.

Mais venait l’instant que de soir en soir j’ap pré -hende. Celui du repas en solitaire sur la loggia. Cetunique couvert dressé sur la petite table de métalindigo ! Je n’ai pas, moi, comme l’avait un certainSatan dans sa jeunesse, le pouvoir imaginaire d’endresser un second, à seule fin de me croire en train dedîner avec Wagner… Alors, entourée de ma meuteféline, le regard perdu sur les corolles en boutons du

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laurier-tin que je distinguais à la lueur des étoiles,j’expédiai mon repas, indifférente à ce que j’avalais,ne prenant en réalité plaisir qu’à ce chianti qui pourun instant me falsifie la réalité. Mais, ce soir-là, uneidée me poursuivait : celle d’un long chat noir auxreins de danseur de fandango. J’étais convaincue qu’ilreviendrait, que, loin de n’être qu’un hasard, notrerencontre en laissait présager d’innombrables autres.Bhakti, je l’appellerai Bhakti. Un nom indissociablede l’un des souvenirs les plus sacrés de ma vie, à toutjamais lié à Satan – «…le même flot de vie qui courtdans mes veines nuit et jour en une danse rythmée àtravers le monde…».

Narde faisait les cent pas le long de la haie quiborde « son » sentier, aux aguets, prête à vociférer àla vue du premier passant qui immanquablementsur sau terait en maugréant. Mon repas terminé, lajoue congestionnée par le vin, comme chaque soir jefis le tour de ce jardin dont je connais par cœurchaque dénivellation et chaque pierre, chaquebranchage épineux, chaque fourmilière et chaquevieux nid d’oiseau ayant résisté aux vents d’hiver,attentive, parmi les deux gros buis que je me refuse àtailler, aux presque imperceptibles pépiements quiprécèdent le sommeil des passereaux. Une fois deplus, l’odeur de la menthe poivrée me prit à la gorge,me rappelant celle de l’intimité amoureuse. Cela neme passerait décidément jamais, cette obsession del’étreinte, ce feu qui couve dans ma chair et nedemande qu’à s’embraser ? Ce feu qui, la nuit, metient trop souvent en éveil, me faisant, en sueur,m’entortiller dans mes draps, me plongeant dans lerêve érotique ou dans la songerie délétère, sousle regard critique des deux petites vigies que

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manifestement dérangent mon agitation et ma façonde rallumer d’heure en heure une veilleuse qui lesfait cligner des prunelles !

Ce soir-là, une fois couchée, une préoccupationd’une autre nature me tint en éveil. Un appel muetqui semblait monter du ravin et de sa rivière, et quime fit me relever pour aller déposer sous la haied’aubépines un bol de lait et de la viande. Bhakti…Je m’endormis en pensant à lui, à cette noblenervosité de ses reins, à ses yeux qui m’interpellaienten même temps qu’ils me rejetaient… Les AnciensÉgyptiens affirmaient que les dieux ont créé les rêvespour indiquer à l’homme la Voie à suivre lorsqu’il nepeut encore voir l’Avenir… Or, cette nuit-là, je rêvaid’un grand chat couleur de ténèbres et dont la têtelentement se métamorphosait en un visage d’hommeà la beauté diabolique et aux yeux d’un bleuincomparable. Un bleu sur lequel jamais la Gueusen’aurait de prise. Et pourtant…

C’était devenu un rituel entre nous. Chaque soir,à l’instant où la pénombre commençait à grignoter lefeuillage du vieux chêne, il surgissait du ravin enrampant presque et, se terrant sous l’aubépine,sursautant au moindre bruit, m’observait à la déro -bée. Il me fallut plusieurs semaines pour parvenir à cequ’il ne s’enfuie pas lorsque je déposais la nourritureprès de lui. Plusieurs semaines afin qu’il acceptât monapproche sans feuler ni se hérisser de tout son poilsouillé de terre et où restaient accrochées desbrindilles d’herbes sèches. Dans son regard, la peurpersistait, mais les lueurs aurifères de ses prunellespeu à peu s’adoucissaient en ma présence. Malgré sa

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faim évidente, jamais il ne se jetait sur la nourriture,en permanence inquiet, prêt à déguerpir à la moindrealerte. Bhakti… Il connaissait à présent son nom,dressant les oreilles quand je l’appelais de la voixparticulière que je ne destinais qu’à lui. Vint alors lastratégie inverse. La gamelle non plus déposée sousl’aubépine, mais de plus en plus près de ma haie decharmilles. Et pourtant, lorsqu’il s’approchait de lanourriture, reluisait toujours la même angoisse dansson regard, et, à la seule attitude de ses reins, je lesavais prêt à filer au plus petit bruissement.D’ailleurs, si par malheur un passant s’aventuraitdans le chemin, la panique s’emparait aussitôt de lui,le faisant regagner l’aubépine et s’aplatir sous lefeuillage jusqu’à presque devenir invisible. Étais-jedonc le seul être qu’il admît ? Et puis, un soir – c’étaiten août –, alors que j’avais tardé à préparer son repas,en ouvrant la porte je le découvris sur le perron degranit, couché sur le paillasson. Stupéfaite, ce fut moicette fois-ci qui esquissai un mouvement de recul.Alors, lentement, lui parlant avec encore plus dedouceur que d’ordinaire, je déposai la gamelle près dupaillasson, ni trop près ni trop loin de lui. Mais,tendant la main pour esquisser une caresse, j’eusaussitôt droit à un fulgurant coup de griffe. Il nequitta pourtant pas le perron. Un pacte s’était doncscellé entre nous, dont de rudes manifestationsallaient néanmoins se multiplier : griffures et mor -sures marquant mes avant-bras, mais dont je savaisqu’elles n’étaient que préludes à une relation quasipassionnelle entre lui et moi. Jusqu’au jour où, avecmoult précautions, je parvins à carrément lui caresserla nuque. Je crus tout d’abord qu’il allait s’enfuir,dans ses yeux une lueur hésita entre colère et

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acceptation, et ce fut l’acceptation qui l’emporta. Jesus alors que nous n’allions plus nous quitter. Uneétrange odeur émanait de lui, celle de ses expéditionsde chasseur averti. Odeur de sang caillé, de plumesde volatiles et de peaux de rongeurs. Une odeur demeur tre et de luttes noctambules. Nos amoursétaient clandestines, jamais, et fort curieusement, mameute égyptienne ne nous surprit. Seul le voisin quimine de rien ne cesse de m’épier contemplait dederrière sa haie nos frôlements, écoutait mes chucho -tements de séduction avec la même condes cen dancedésapprobatrice que lorsqu’il décou vre sur ma porte,à côté des grelots remplaçant la sonnette moribonde,un nouvel arrangement de ces gris-gris dont je mesuis toquée depuis ma campagne d’Égypte. Et Bhakti,bizarrement, devenu presque indifférent à ce balourdqu’il tolérait à distance respectable, de déguster sonrepas avec délicatesse, son petit mufle plissé de plaisiren humant la chair fraîche des sardines. Il arrivaitcependant que, à l’heure habi tuelle de notre rendez-vous, je reste en plan avec ma gamelle. Aussitôtinquiète, je l’appelais doucement, allant et venantentre l’aubépine et la charmille. Parfois, lasséed’attendre en vain, je mettais mon unique couvert surla table indigo, mangeais à toute vitesse et, renonçantà mon cérémonial noctambule du jardin, meprécipitais à nouveau sur le perron. Alors, bientôt,surgissant du ravin avec cet arrière-sourire qui mebouleverse, il arrivait tout ruisselant d’ombre, sonpoil nouvel lement lustré, ses reins devenus moinsétiques. Il exigeait à présent des caresses avant dedéguster ces sardines dont son mufle satiné de noirconservait l’odeur, se roulant sur le dos, memordillant les mains, s’agrippant à mes chevilles de

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ses pattes chaussées de ses quatre identiques sabotsblancs. C’était alors une extase réciproque et d’oùd’étranges élans de sexualité n’étaient pas absents.Mais je restais l’unique être humain qu’il acceptât, ilme le prouva à plus d’une reprise. Notre pacte étaitvéritablement scellé, rien, désormais, ne pourrait plusnous séparer.

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