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Société d'histoire moderne et contemporaine (France). Bulletin de la Société d'histoire moderne. 1999. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Les Historiens et La Sociologie de Pierre Bourdieu (SHMC 1999 )

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« Les historiens et la sociologie de Pierre Bourdieu », Bulletin de la SHMC, (1999) n o 3/4, p. 4-27 (plus comptes rendus).Textes peu connus - et donc à faire connaître - comprenant un débat avec Bourdieu.Remerciements sincères à Gallica (source) et au Bulletin de la Société d'histoire moderne et contemporaine.

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Société d'histoire moderne et contemporaine (France). Bulletin de la Société d'histoire moderne. 1999.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Page 2: Les Historiens et La Sociologie de Pierre Bourdieu (SHMC 1999 )

Les historiens et la sociologie

de Pierre Bourdieu

Comptes rendus :

Culture et société. Religions. Ordre

et désordres. Populations et familles.

Guerre et société. Russie - U.R.S.S.

Histoire et mémoire. Amériques

1999/3 & 4

Supplément à la Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, tome 4

SOCIÉTÉ D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

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Le BULLETIN

delà SMC.

1999/3 & 4

LES HISTORIENS ET LA SOCIOLOGIE

DE PIERRE BOURDIEU

• Alain CORBIN, Introduction : les formes de l'emprunt. p. 4

• Ariette FARGE, « Dire les choses du monde social ». p. 5

• Christophe PROCHASSON, Histoire politique et sciences sociales. p. 10

• Christophe CHARLE, Histoire sociale et sociologie : un itinéraire. p. 12

• Réponses : débat avec Pierre BOURDIEU édité par Etienne ANHEIM. p. 16

COMPTES RENDUS p. 28

Culture et sociétéMarc BARATIN et Christian JACOB, Le Pouvoir des bibliothèques. La

mémoire des livres en Occident (Dominique Varry) ; Claudine HA-

ROCHE et Jean-Claude VATTN, La considération (Anne Vincent-

BufEault) ; Dominique POULOT, Musée, nation, patrimoine : 1789-1815

(Christine Le Bozec) ; Aleida ASSMANN, Construction de la mémoire

nationale. Une brève histoire de l'idée allemande de Bildung (Jean-Yves

Guiomar) ; Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PÉZERAT et Danièle

POUBËAN, Ces bonnes lettres. Une correspondance familiale au xnf siècle

(Anne Vincent-BufEault) ; Isabelle POUTRIN, Le xnâ siècle, science, po-

litique et tradition (Sophie-Anne Leterrier) ; Bernadette BENSAUDE-

VTNCENT et Anne RASMUSSEN, La science populaire dans la presse et

l'édition (xnâ et XXesiècles) (Olivier Faure) ; Laurent BARTDON, L'ima-

ginaire scientifique de Viollet-le-Duc (Dominique Poulot) ; Marie-Claire

ROBIC, Anne-Marie BRIEND et Mechtild ROSSLER, Géographes faceau monde. L'Union géographique internationale et les Congrès internatio-naux de géographie, Paul CLAVAL et André-Louis SANGUIN, La Géo-

graphie française à l'époque classique (Dominique Lejeune) ; Michel

CASSAN et Jean BOUTER, Les imprimés limousins, 1788-1799 (Vin-cent Milliôt) ; Jean-Yves MOLLIER, Le Commerce de la librairie en

France au XIXe siècle 1789-1914 (Michel Leymarie) ; Gilles ROUET,L'Invention de l'école (Philippe Savoie) ; Jean-Paul VISSE, La questionscolaire 1975-1984, évolution et permanence (Pierre Albertini) ; JacquesGANDOULY, Pédagogie et enseignement en Allemagne de 1800 à 1945

(Gilbert Nicolas) ; Alain CLAVEN, Histoire de la Gazette de Lausanne.

Page 5: Les Historiens et La Sociologie de Pierre Bourdieu (SHMC 1999 )

Le temps du colonel, 1874-1917 (Christophe Prochasson) ; Catherine

POMEYROLS, Les intellectuels québécois: formation et engagements,1919-1939 (Jacques Portes) ;; Emmanuelle LOYER, Le Théâtre citoyende Jean Vilar, une utopie d'après-guerre (Patricia Devaux) ; Jean-Pierre

RIOUX et Jean-François SJRINELLI, Histoire culturelle de la France

t. 4: Le temps des masses. Le vingtième siècle (Christophe Prochasson).

ReligionsRoberto RUSCONI, Storia e figure délïApocalisse fra '500 e '600 (Jean-Michel Sallmann); Michel VOVELLE, Les âmes du purgatoire ou le

travail du deuil (Régis Bertrand) ; Visages de l'hérétique, Siècles (Gilles

Deregnaucourt) ; Henry PHILLIPS, Church and culture in seventeenth-

century (Marc Venard) ; Gabriel AUDISIO, Les Français d'hier t. 2 : Des

croyants (XV-XD? siècle) (Michel Cassan) ; Marie-Ange DUVTGNACQ-

GLESSGEN, L'ordre de la Visitation à Paris aux xvif et xmif siècles

(Gilles Deregnaucourt) ; Philippe BOUTRY et Dominique JULIA, Reine

au Mont Auxois. Le culte et le pèlerinage de sainte Reine des origines ànos jours (Philippe Martin).

Ordre et désordresBenoît GARNOT, L'infrajudiciaire du Moyen Âge à l'époque contempo-raine (Nicole Dyonet) ; Benoît GARNOT, Juges, notaires et policiersdélinquants, XTSf-xx*siècle (Nicole Dyonet) ; Claire DOLAN, Le notaire,la famille et h. ville (Aix-en-Provence à la fin du xvf siècle) (Élie

Pélaquier) ; Catharina LIS et Hugo SOLY, Disordered Lives. Eighteenih-

Century Familles and their Unrul Relatives (Jean Quéniart).

Populations et famillesKristin Elizabeth GAGER; Blood Ties and Fictive Ties : Adoption and

Family Life in Early Modem France (Denise Turrel) ; Bernard LEPETTT,Maroula SÎNARELLIS, Alexahdra LACLAU et Anne VÂRET-VLTU, Atlas

de la Révolution française (Marcel Lachiver) ; Catherine PÉLISSJJER, Lavie privée des notables lyonnais (XIXesiècle) (Anne-Marie Sohn) ; Anne-Marie MOULIN, L'aventure de la vaccination (Olivier Faure) ; Geneviève

HELLER, Le poids des ans. Une histoire de la vieillesse en Suisseromande (Jean-Pierre Gutton).

Guerre et sociétéAriette FARGE, Les Fatigues de la guerre (Catherine Clémens-Denys) ;André CORVISTJER, La guerre, Essais historiques. (Michèle Fogel) ;

Sophie DELAPORTE, Les gueules cassées : les blessés, de la face de laGrande Guerre (Olivier Faure).

Russie — U.R.S.S.

Francme-Dominique OECHTENHAN, La Russie entre en Europe. Eli-sabeth et la Succession d'Autriche (1740-1750) (Marc Belissa) ; Jean-

Jacques MARTE, Les Peuples déportés de l'Union Soviétique (Taline Ter

Minassian).

Histoire et mémoirePatrice GROULX, Pièges de la mémoire, Dollard des Ormeaux lesAmérindiens et nous (Jean-Clément Martin) ; Jean-Clément MARTIN et

Page 6: Les Historiens et La Sociologie de Pierre Bourdieu (SHMC 1999 )

Charles SUAUD, Le Puy-du-Fou en Vendée. L'histoire mise en scène

(Philippe Dujardin) ; Sylvie LINDEPERG, Les écrans de l'ombre — La

Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944-1969) (Daniel

Lindenberg).

AmériquesDavid MONTGOMERY, Citizen Worker : The Expérience of Workers in

the United States with Democracy and the Free Market during the

Nineteenth Century (Pierre Gervais) ; John MAJOR, Prize Possession :

The United States and the Panama Canal, 1903-1979 (Pierre Gervais) ;

André KASPI, Kennedy, Les 1 000 jours d'un Président (Jacques Portes) ;

Philippe PRÉVOST, La France et le Canada. D'une après-guerre à l'autre

(1918-1944) (Catherine Pomeyrols) ; Robert M. LEVTNE, Father of the

Poor ? Vargas and his Era (Jacky Buffet).

LIVRES REÇUS p. 101

Vffi DE LA SOCffiTÉ p. 107

INFORMATIONS p. 111

PROCHAINES RÉUNIONS DE LA S.H.M.C. p. 112

ENCORE DISPONIBLES :

Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

— Sciences et sociabilités (xvjf-xx* s.) ; Sur la « crise » de l'histoire... : 1997/

— Entre pouvoirs locaux et pouvoirs centraux : figures d'intermédiaires ; Les

manuels universitaires : enjeux et usages : 1998/3-4.

Commandes au seçrétariat-S.H.M.C, c/o C.H.E.V.S., 44 rue du Four, 75006 Paris.

60 F l'exemplaire, franco de port.

Page 7: Les Historiens et La Sociologie de Pierre Bourdieu (SHMC 1999 )

LES HISTORIENS

ET LA SOCIOLOGIE

DE PIERRE BOURDIEU

Table-rondede la S.H.M.C.,le 6 mars 1999.

Introduction: les formes de l'emprunt

Alain CORBIN

Chargé par les membres du bureau de la Société d'Histoire Moderne et Contempo-raine de rassembler en quelques mots les interrogations des historiens concernant la

légitimité et les procédures de l'éventuelle utilisation de « la pensée de Pierre Bourdieu »,Alain Corbin, qui ne se sent pas la compétence d'un épistémologue, entend s'en tenir àdes réflexions simples.

— Malgré toutes les interrogations (cf. Jean-Paul Sartre, Roland Barthes, MichelFoucault et Pierre Bourdieu lui-même) sur la possibilité même de construire une

biographie et, ici, particulièrement, une biographie intellectuelle, on peut se demandersi la manière de poser en bloc une « pensée de Pierre Bourdieu » n'est pas réductrice ets'il ne conviendrait pas mieux d'adopter une perspective dynamique.

— Quelle est la spécificité de cette pensée, aujourd'hui si prégnante ? Alain Corbin

interroge Pierre Bourdieu sur ce qui relève de l'emprunt, de la référence et du transfertdans l'élaboration de son oeuvre. À quels penseurs se réfère-t-on indirectement en

s'inspirant de Pierre Bourdieu, dans la mesure où celui-ci a pu réaménager leurs apportset les intégrer à ses constructions intellectuelles ?

— La «pensée de Pierre Bourdieu », ainsi précisée, est-elle simplement instrumen-talisable par l'historien, et si oui, sous quelle forme? Plus précisément: est-elle

1) fragmentable ? Peut-on se référer à tel ou tel texte de cet auteur sans prendre en

compte l'ensemble de l'oeuvre ? 2) Est-elle combinable sans grandes précautions avec

d'autres systèmes de pensée, par simple juxtaposition ou bien sa cohérence s'impose-t-eïle au point d'exclure toute démarche ouvertement combinatoire ? En bref, l'historien

peut-il légitimement s'autoriser de Pierre Bourdieu en se référant à un seul de ses

ouvrages ou a un seul moment de l'élaboration de sa pensée, en fonction de son propreobjet de recherche ? Peut-il mêler indistinctement les citations extraites de cette oeuvreà celles tirées de textes d'autres philosophes ou d'autres sociologues ?

— Quelles formes d'utilité l'historien peut-il attendre de l'imprégnation de la«pensée de Pierre Bourdieu » ? Ce qui conduit à mettre en question la validité d'unedémarche de sociologie rétrospective ; ou plutôt, à se demander quelles sont les

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1999-N°s 3-4 5

précautions nécessaires pour qui entend éviter l'anachronisme — notamment psycho-

logique— que risque d'induire ce transfert temporel. Alain Corbin, convaincu de

l'historicité des systèmes de représentations et d'appréciation, souligne, à ce propos, le

danger de postuler l'identité des centres d'intérêt, au fd des décennies. Que penser de la

démarche qui consiste à poser des questions à des hommes disparus que ne se les sont

jamais posées ? Comment éviter de plaquer artificiellement des systèmes intellectuels sur

le passé, tout en construisant des objets, des ensembles d'interrogations qui révèlent de

l'inaperçu?—Alain Corbin interroge enfin Pierre Bourdieu^sur le risque de fermeture, de

circularité, voire de tautologie, que pourrait comporter une utilisation trop stricte ou

trop étroite de sa pensée.

«Dire les choses du monde social»

Ariette FARGE

C'est, en dix-huitièmiste que je propose ici quelques notations qui entrent en

écho avec le travail de Pierre Bourdieu, cette oeuvre dont régulièrement j'ai prisconnaissance avec la plus grande attention depuis longtemps, marquée par elle et

par l'ampleur de sa démarche. Ces notations peuvent surprendre ; elle sont là parce

que lire puis écrire sur cette oeuvre a quelque chose d'intime. Ce n'est pas « faire des

effets théoriques » avec la pensée d'un autre, c'est s'approprier modestement quelquechose pour avancer dans la connaissance comme dans l'éthique. En 1995, à l'Institut

d'Études Pénitentiaires de Vaucresson, Pierre Bourdieu avait présidé une journée quicélébrait lé vingtième anniversaire de la sortie du livre Surveiller et Punir de Michel

Foucault. En conclusion, il disait ces mots que je n'ai pas oubliés : « Qu'est-ce quefaire palier un auteur ? et comment avoir avec lui un rapport défétichisé ? » Si nous

lisons Michel Foucault, ajoutait-il, c'est pour fabriquer davantage, faire quelque chose

avec, « c'est bien trop souvent que ceux qui le font, le font pour faire des effets oudes communications ». Puis en le regrettant, il énonçait: «Les textes ne sont paslus. Les contemporains iie se lisent pas entre eux, tant sont intenses les forces denon réception d'une oeuvre. Il faut absolument rendre l'auteur actif. »

C'est de cette «activité», reçue de ses livres, que je veux parler, même si jeprends ici le risque que l'auteur ne s'y reconnaisse pas à part entière, puisque jem'apprête à fonctionner entre ses écrits et certains trajets personnels qui me

préoccupèrent et me préoccupent encore.Cela se fera en quatre points éclatés : le corps comme lieu politique et lieu du

politique ; la parole et son statut ; qu'est-ce qu'avoir pour tâche de « dire les chosesdu monde social ? » ; la domination masculine.

1. Lé corps comme lieu politique, comme lieu du politique

Dans les Méditations pascaliennes, parues en 1997, Pierre Bourdieu écrit cette

phrase qui, pour l'historien, peut résonner largement et l'inviter à un certain typed'historicité ou de narration historique. « Nous apprenons par corps. L'ordre social

s'inscrit dans les corps à travers cette confrontation permanente... qui fait une grandeplace à l'affectivité, et, plus précisément, aux transactions affectives avec l'environ-nement social ». Plus loin, il souhaite que soit faite l'analyse de la présence au

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6 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

monde, de ce corps mis en danger dans le monde, en historicisant et sa présence etsa situation. Il est évident que cette affirmation déplace une histoire traditionnelledes corps dans laquelle la discipline historique, par moments, n'a fait qu'apercevoirson apparence, sa vêture, ses coutumes et ses gestes sans remarquer que dans lessituations historiques les plus précaires, le corps et ses « transactions » physiques etaffectives avec l'environnement social et économique sont essentiels à historiciser.

Au xvnf siècle, le corps du sujet du roi sur lequel se fonde l'ensemble de lapolitique monarchique est sollicité par l'appareil monarchique d'établir une fusiontotale avec la personne royale. Chaque Te Deùm, chaque entrée royale, chaque édit

rappelle ce corps du sujet avalé par l'autorité monarchique, faisant corps avec lui,ne pouvant réclamer aucun interstice entre la magnificence de sa lumière et lapauvreté de sa situation. En étudiant les multiples incidents, aléas, disgrâces etdétresses des plus pauvres, on s'aperçoit que le corps du sujet est bien autre chose

que l'émanation de ce rêve idéal. Il est le lieu politique par excellence (celui sur

lequel s'appuie le Roi) qui agit et réagit aux situations politiques et économiques.Continûment sollicité par le travail, les guerres, les fléaux, les disettes mais aussi lesfêtes pour rendre grâce à Dieu et au Roi, le corps est le lieu sur lequel joue le

politique ; il est encore le lieu qui s'interpose au politique dans sa ferveur commedans sa fragilité. En ce siècle des Lumières les affects (indifférence, surprise, effroi,larmes, enthousiasmes) sont fabriqués par le champ social et politique qui sollicitele corps sans aucune médiation.

Le corps est le lieu même que les classes ordinaires ou pauvres offrent en

premier à la sujétion monarchique (qui propose une fusion idéale qui n'a que peu àvoir avec la réalité). Les individus hommes et femmes n'ont que ce corps comme

capital pour subir, répondre, être au coeur de l'honneur, lutter, et ils en font un lieusur lequel s'inscrit le politique. L'heure n'est pas encore à la docilité des corps, ce

qui donne au xvm* siècle une couleur très particulière et un autre type d'intensité

que celui d'aujourd'hui, où le corps n'est pas directement exposé au politique (encoreque...).

L'histoire du corps ainsi entendue, c'est-à-dire dans sa sollicitation par le Roi etdans là multiplicité de ses réponses, qui pourtant le met souvent à nu, ne peut être

entreprise que dans la compréhension historique du lien qui s'organise entre la gestesociale et l'apparat politique, dans l'histoire de Incorporation acceptée ou refuséede cet apparat, dans des moments précis d'histoires où l'on s'aperçoit aisément queles pratiques du corps sont des attitudes particulières d'appréhension du social et du

politique. Comme le dit P. Bourdieu, « le corps prend le monde au sérieux ». Affrontéau risque de l'émotion et des bouleversements de la scène sociale, il acquiert des

postures qui sont ouverture au monde, refus, au monde, interaction avec les structures

qui lui sont imposées.On ne peut, par exemple, pas bien comprendre l'aspect subversif et réglé du

mouvement des convulsionnaires de Saint-Médard entre 1730 et 1750 sans

comprendre la place et l'instance des corps dans les types de réalité et d'habitude dela vie du xvnr* siècle où la gestuelle, la corporéité, l'intensité des passions sont un

socle, une grammaire sur lesquelles s'inscrit et se désinscrit le fait historique.Dans ce même siècle, il existe des temps et des mouvements où les corps ne

font pas communauté et où les individus sujets du Roi acceptent et incorporentvaille que vaille les partages inégaux en consentant aux exclusions et aux hiérarchi-sations inégalitaires.

Ainsi peut-on dire que des injonctions concrètes, définissables et historicisablesont été enjointes à l'ensemble des corps-sujets du Roi. Mais l'étonnant sans doute dece siècle tient à la possible labilité des corps qui, dans une réelle extériorisation deses passions, offre à la monarchie en quête de fusion avec ses sujets une radicalitépolitique évidente dans laquelle le Roi sait mal lire.

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De même, se souvient-on, en janvier 1757, au lendemain de l'attentat de Damiens

contre Louis XV, comment enquêteurs, inspecteurs et intendants de la France entière

ont parcouru la France pour connaître l'état de l'opinion vis-à-vis de cet acte régicide,état interrogé et entrevu par des questions posées sur l'attitude des corps paysans au

moment de l'annonce de la nouvelle : larmes, arrêt du travail, exclamations, indiffé-

rence.

2. Les paroles captées

Dans la Misère du monde publiée eh 1993, elles se veulent indicatrices des

niveaux très sédimentés des types de souffrance sociale et politique. Amenées à se

dire par un protocole de questions, elles fabriquent l'événement. Comme en histoire,la parole recueillie dans les archives judiciaires est un type d'événement particulierdont là faible intensité ne peut empêcher le sens ni les innombrables interactions

avec d'autres attitudes ou mouvements collectifs.En histoire, travailler sur le peu, sur l'ordinaire à partir de mots dits dans les

témoignages en archives est une façon de dessiner des situations ou des déchirures

qui trouent le temps. Pour, comme le disait Roland Barthes « ne pas faire du récit

historique un récit plan qui conjuguerait sans étonnement et sans conviction la mortet la vie », les paroles sont une effraction dans la trame du réel, celle qui fait histoire

si l'on Veut bien s'en donner le souci.

3. Avoir pour tâche de dire lès choses du monde social

Comme le sociologue, l'historien détient aussi cette tâche : elle est d'autant pluscomplexe qu'à certains moments, on lui demande entre journalisme, média et monde

judiciaire d'intervenir tel un juge, garant de la stricte vérité. Dire les choses dumonde social devient alors en être l'arbitre, celui sur lequel vont reposer loi et vérité,ce qui forcément fait problème.

Or que se passe-t-il pour l'historien quand il doit affirmer que « les choses dumonde social » sont d'une absolue complexité, difficiles à penser, et qu'elles sontfaites du discours et de réalités infiniment décalées, pas toujours conciliables. Les

questions à lui posées ressemblent le plus souvent à des sondages d'opinion où il setrouve soumis d'entrer dans les systèmes les plus simplistes du positivisme ou deseffets de la linéarité, pour énoncer une vérité qui conforterait l'air du temps, celuide la dénonciation par exemple ou de la mise en question de types de convictionaussi symboliques qu'extrêmement importantes pour l'équihbre d'une nation.

En ce sens, la réflexion de P: Bourdieu sur les média permet à l'historien deréfléchir à son tour aux risques encourus par ce farouche devoir de mémoire quis'empare de chacun et de tous, sans que personne naît le temps d'étudier et d'analyserce qu'est dans un peuple, et le long d'une histoire, le travafl de la mémoire. On ne

peut confondre la muséographie par exemple avec la nécessaire capacité à imaginerenfin un avenir qui serait figurable grâce à un travail de mémoire prenant prise surl'actualité et sur le devenir.

Comment désenfendre pour le réentendre autrement un univers dont vous dites

qu'il «va trop bien de soi » pour être réellement critiqué, éloigné de soi, se tenirhors des certitudes apprises et des certitudes trop vite dites. L'historien, dès lors,doit s'efforcer de ne pas renier l'univers sensible qu'il étudie ainsi que l'infinie

complexité des inflexions ressenties par un monde social paupérisé qui n'est pasorganisé selon les mêmes schèmes de perception et de domination que ceux

appartenant au monde scolastique du savant ou des élites. Parfois, souvent, la

proximfté intellectuelle étant loin d'être au rendez-vous entre le savant et son objet(et ce n'est pas un reproche), le savant ne s'aperçoit même pas de la distance

présente et plaque son dominant savoir sur des réalités autrement dominées qu'il nelé croit.'

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8 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

4. La domination masculine

• Une fois passé, et Pierre Bourdieu me permettra certainement ce trait d'humeur,le léger déplaisir de voir un homme s'avancer sur le terrain miné et malmené del'histoire des femmes et magistralement ramasser la mise, tandis que les historiennesdes femmes ont tant de mal à convaincre et à se faire entendre, il fallait bien, entoute honnêteté et avidité, se plonger dans ce dernier livre, et réfléchir calmementau fait que si les femmes ont tant milité, travaillé, réfléchi, produit en histoire desfemmes, avançant dans la théorisation de leur concept, c'était bien aussi pour queles hommes se sentent concernés et que quelque chose du savoir masculin soitébranlé par leurs propos et leurs recherches. Ainsi comment refuser que vous ayezchoisi ce sujet qui par ailleurs court depuis longtemps dans nombreux de vos livres,même s'il fallut bien se rendre à l'évidence que leurs travaux ne prirent pas uneplace majeure dans votre démonstration ni vos notes.

Comment ne pas être honnête jusqu'au bout et ne pas dire que le seul fait d'êtreune femme ici pour parler de ce livre sur la domination masculine, fait que pourceux qui me lisent quelque chose déjà est joué. On m'attend quelque part, et pasforcément dans les endroits les plus amènes, étant données les polémiques quisuivirent votre ouvrage. J'assume ici quatre postures : être féministe ; être historiennedes femmes ; être une femme en position de domination puisqu'on m'a invitée àm'exprimer ; être une femme, donc une dominée. Dans cet équilibre un peu instable,parfois déchirant, je tente d'assumer une position qui est mienne, sans être représen-tative.

• Une des questions inhérentes à ce livre, comme à l'ensemble de l'histoire desfemmes, est d'une importance fondamentale. En effet, comment est-il possible queles effets de domination de l'homme sur la femme soient sans cesse rejoués, recréés,à des temps différents et cela: même lorsque les uns comme les autres ont prisconscience de cette posture si prégnante. Face à ce problème d'une domination quiirait si facilement de soi qu'elle traverserait même les embûches apposées contreelle,^ l'histoire serait-elle à son corps défendant face à un invariant, cette notion quipour elle représente l'inverse de son approche intellectuelle.

À cela, Pierre Bourdieu paradoxalement répond par l'histoire : l'éternisation d'unprocessus en histoire n'est autre, avance-t-il que le produit d'un travail historiqued eternisation. Cette approche est une mise en mouvement, et non le constat d'unestagnation. H est des mots qui déplacent les schèmes et interrogent la réalité : pourmoi, celui A'eternisation qui peut, en outre, s'appliquer à d'autres processus sociaux,contient les possibilités de ses transformations et les traces ou les marques de sespersistances. C'est une notion que l'historien peut emprunter pour travailler sur leschemins -et les modes d'action •qui, sous couvert de changement, reconduisent desscènes, non identiques mais à l'identique.

Ainsi l'histoire d'une certaine perpétuation serait aussi importante à faire quecelle des ruptures et des transformations. De plus, dans l'histoire des transformations,il faudrait retrouver les systèmes et les discours qui exigent l'obligation de perpétua-tion pour imposer des situations ne modifiant pas l'ensemble de l'ordre établi.

• À nouveau, La Domination masculine interpelle le corps : « La forme dedomination opère dans l'obscurité des corps », dans .eelle.de l'homme comme danscelle de la femme. L'homme se voit dépouillé du féminin inhérent à sa personne etse trouve incrusté par un fantôme : celui de la femme dévalorisée. Elle, conscienteou non de la : domination, laisse voir dans son corps les marques de consentementau jeu subtil de .l'attrait codifié entre les deux partenaires. Le corps intériorise lesfonctions et joue sensiblement sur ce passage obligé domination/consentement à ladomination. Bien entendu, on peut opposer à ce schéma de Pierre Bourdieu lamultiplicité des chemins de traverses empruntés par hommes et femmes pourdétourner le parcours obligé de la domination. Et l'histoire des femmes, dès qu'elle

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. 1999 - Nos 3-4 9

l'a pu, dans tous les domaines (le savoir, l'éducation, le pouvoir, etc.) a tenté de

montrer non un progrès linéaire mais des moments d'histoire ou encore des motifs

et des dispositifs dans lesquels les femmes parvenaient à faire mouvoir un autre typede réalité, bien que toujours marqué au coin de l'inégalité. La violence des femmes

par exemple est Un sujet saisissant qui offre à l'étude bien des surprises. Tandis queles sociétés sont généralement aux prises avec la violence sur les femmes, la violence

des femmes est un moteur d'histoire incomparable. Et bien des sociétés, malheureu-

sement, savent excellemment jouer de ces deux types de comportement, laissant

ressortir avec indignation la frayeur que leur procurent les femmes en colère.• Un mot sur le titre, et l'emploi du mot domination :

Pierre Bourdieu, contre toutes les précautions intellectuelles d'usage à l'heure

actuelle, maintient ce terme qui claque haut et fort, rappelle le vocabulaire marxiste.

Cette non euphémisation est, pour l'ensemble de mes travaux, une aide précieuse :

lorsqu'on travaille sur les attitudes populaires au xvme siècle, dans l'attention la plusvive à ce qu'elles possèdent de compétence et de savoir, on doit en même temps

s'inquiéter de ne pas sombrer dans un esthétisme populiste qui ne serait pas de

mise. Et si, comme il est souligné dans les Méditations pascaliennes (p. 20) le langagedes adolescents des ghettos noirs de Harlem porte en lui « des analyses théoriquesaussi raffinées que les discours des étudiants de Harward », il n'empêche, est-il dit

que ce langage reste dépourvu de valeur sur les marchés économiques et les entretiens

d'embauché. Compétent, inventif, il ne peut dépasser la domination qui lui est

imposée. Les dominés, par leur culture propre, ne peuvent rehausser leur position :

la violence culturelle et symbolique les conduit ailleurs.

Ainsi m'est-il apparu que le mot domination si connoté dans les polémiques quientourent l'oeuvre de Pierre Bourdieu à cause du déterminisme qu'il impose, est aussi

un outil, non figé, un mode de réflexion dont les infinies composantes dépassent

largement l'aspect que l'on croit figé de sa définition.• Il n'en reste pas moins que la Domination masculine est un livre implacable,

un livre extrêmement souffrant à lire pour les femmes comme pour les hommes quisemblent enchaînés corps et âme à un destin mélancolique où les rôles sont

définitivement établis. Les jeux, même les plus agréables, de la relation homme-

femme (la séduction, les modes incorporés d'une certaine production du plaisir d'être

ensemble) semblent être agis par la houle incontournable des marques fortes de la

soumission et de la domination. Les hommes, dans de fréquentes souffrances,

s'imposeraient une virilité qu'ils ne désirent pas tout à fait. Les femmes qui ont des

armes pour se défendre, dit Pierre Bourdieu n'ont que de faibles armes puisque « lesarmes des faibles sont toujours de faibles armes ».

Mais si les femmes ont des armes, mêmes faibles, elles peuvent sans doute les

exercer à propos d'autres sujets que ceux de la relation masculin/féminin. Et ce faitamène à des mouvements nouveaux et nombre d'imprévisibilités qui sans doute

entraînent d'autres types d'interaction, contournant l'implacable prescription symbo-lique et réelle de la domination masculine.

D'aûleurs, Pierre Bourdieu, en fin de parcours suspend le cours de son chemin,à la démonstration insistante pour écrire quelques pages surprenantes et superbesque critiques et détracteurs semblent n'avoir pas même perçues. Le voici, isolant

soudain avec lyrisme un espace possible et doux, qu'il appelle « l'univers enchantédes relations amoureuses » où apparaissent dans la nudité du vocabulaire l'extraor-

dinaire bouleversement des âmes féminines et masculines quand elles se rencontrent.Dans ces pages.(115 à 119), Pierre Bourdieu laisse de côté tout appareillage

scientifique et, en relief, il laisse apparaître la mise en suspens des rapports de force

homme/femme, et met en scène avec quelqu'émotion (si j'ai bien compris) la trêve

possible et miraculeuse où l'amour devient le premier.

Page 13: Les Historiens et La Sociologie de Pierre Bourdieu (SHMC 1999 )

10 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Ces pages .m'ont énormément frappée.1) d'abord parce que je veux y croire ;

. 2) d'autre part parce que j'aimerai en souligner l'importance, non seulementpour leur contenu, mais pour ce qu'elles signifient méthodologiquement. Qu'unsociologue aussi rigoureux, réputé, théorique que Pierre Bourdieu se permette de

quitter les rives de la scientificité pure et dure pour aborder une île, celle de l'amourentre homme et femme, c'est pour moi le signe que quelque chose se déplace enfindans l'académisme qui s'est toujours déclaré froid, objectif et absent de tout affect.

Quand Pierre Bourdieu explique qu'il faut arracher ce sentiment amoureux auxeaux froides du calcul pour laisser l'émerveillement étreindre l'espace des habituels

rapports de force, une brèche s'ouvre, un espace considérable se déchire, et le

sociologue donne en ces quelques pages une "grande permission : celle de déchirerun certain académisme. C'est une respiration intense ; je l'ai prise pour telle;beaucoup d'autres sans doute (si tant est qu'ils aient pris la peine d'entendre ces

pages) peuvent s'emparer de ce morceau « enchanté » pour créer intellectuellement,et peut-être figurer l'avenir avec d'autres mots, d'autres perspectives et d'insolitesmouvements de pensée.

Histoire politique et sciences sociales

Christophe PROCHASSON

Je me sens dans l'impossibilité de faire état dans le détail de l'apport de la

sociologie de Pierre Bourdieu à ma pratique d'historien dans mi temps aussi bref. Je

pense d'ailleurs qu'il y aurait un peu d'indécence et beaucoup de ridicule à déroulerle fil des usages-d'une sociologie devant son auteur sans rendre compte avec précisiondes pratiques réelles sur un terrain choisi. Il me suffira de dire ici que j'ai le

sentiment, comme bien d'autres historiens, d'avoir trouvé dans les sciences socialesen général, et dans la sociologie de Bourdieu en particulier, bien des outillagesconceptuels dont il-me serait impossible de me passer aujourd'hui : non seulementdes concepts d'ailleurs, mais aussi des prescriptions, des remarques en passant, des

encouragements à faire ou à ne point faire... L'usagé sauvage de Pierre Bourdieun'est peut être pas le moins inutile pour un historien, plus soumis qu'il est que toutautre praticien des sciences sociales aux impératifs du bricolage. Procéder ainsi

permet aussi de s'affranchir d'une polarité aussi sotte — dont les responsables sontd'ailleurs peut-être dans, les deux camps — que celle qui oppose ceux qui sont pourà ceux qui sont contre la sociologie selon Bourdieu. Cette façon de faire et de penserréveille ainsi de mauvais démons qui avaient présidé aux échanges intellectuelsd'autrefois et qu'on croyait avoir vaincus.

Mon intervention voudrait attirer l'attention sur un phénomène important pourlequel je souhaiterais suggérer quelques explications sans être tout à fait certain

qu'elles soient lés seules possibles. Depuis quelques années, il est fait grand cas d'uncertain « retour de l'histoire politique » qui suscite chez moi les plus grandesinterrogations. Mais peu importe ici. Ce qui me frappe beaucoup dans les oeuvres etdans les propositions méthodologiques de certains historiens affichant ce constat està quel point ils cultivent non seulement une ignorance des principaux concepts issusde la sociologie de Bourdieu mais, qui. plus est, une agressivité à l'égard de tous lestravaux qui travaillent sur la politique en y ayant recours. Je crois en effet que s'ilest un renouveau authentique de l'histoire politique, celui-ci se situe tout autant dansle sillage de la sociologie historique de la politique qui emprunte ses schémas à

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1999-N°s 3-4 11

Bourdieu que chez quelques industriels du manuel de l'histoire politique de la France

contemporaine. Il est clair d'ailleurs que s'il est aujourd'hui des controverses de belle

tenue ce sont celles qui opposent la politologie inspirée de Bourdieu à d'autres

approches politologiques voire aux courants ancrés dans la philosophie politique.Mais on ne peut ignorer toute une tradition d'histoire historisante, très présente

dans l'histoire politique universitaire, qui réduit les sciences sociales dans leur

ensemble à l'état d'un discours inutile et vain. Quelques pistes peuvent être évoquées

pour tenter de rendre compte de pareil phénomène, les unes externes, les autresinternes :

1) Au début du siècle, les choses avaient mal commencé, comme en témoignenotamment la discussion bien connue qui avait opposé François Simiand à Charles

Seignobos. Depuis lors, l'histoire politique (que je distingue de la sociologie historiquede la politique et des approches relevant plus au moins de la philosophie politique)entretint en France des relations difficiles avec les sciences sociales. Celle-ci me

paraît depuis longtemps dominée par une façon de faire qui affirme l'autonomie del'instance politique et sa préséance. Elle protège ainsi une espèce de mystère quifonde en partie la légitimité des acteurs de la politique et celle de leurs historiens.Tenter de dissiper le secret de la politique (le secret de l'État qui est un secret

d'État), en dégageant des procédures et des mécanismes invisibles, n'est-ce pas en

quelque sorte trahir ? Prêter aux acteurs des intentions qu'ils ne reconnaissent pas,n'est-ce pas faire preuve de présomption et de vulgarité ? L'internalisme moniste del'histoire politique la fait se tenir à l'écart de tout apport de la sociologie, ce qui lui

permet d'ailleurs de connaître un certain succès public puisqu'elle ne décale pas les

réponses par rapport aux questions émanant des acteurs de la politique. L'histoire

politique s'ancre ainsi davantage dans une tradition de pédagogie d'État, d'essayismevoire de journalisme que dans une tradition savante.

2) En conséquence, cette tradition historiographique a développé des « habitudes

professionnelles » qui ont interdit à ses auteurs de pratiquer des investissements

théoriques lourds (cela peut être dans la philosophie politique comme dans la

sociologie de Pierre Bourdieu). Happés par d'autres investissements ou d'autres

exigences professionnelles, ils ne manifestent souvent des auteurs extérieurs à leur

discipline qu'une connaissance superficielle voire tout à fait inexacte, caricaturant ou

simplifiant à outrance concepts ou analyses. Les exemples en sont très nombreux.

3) Ainsi se développe un fort antiintellectualisme qui oppose la pratique empi-rique de l'histoire (la sérieuse) aux finasseries sociologiques qui relèveraient de la

métaphysîque, comme on en taxait parfois la sociologie de Durkheim à la fin dusiècle dernier. Dans cette configuration, le champ universitaire tend à ressembler au

champ politique. Les catégories de l'ami et de l'ennemi en nourrissent la dynamiquepropre. Des camps se dessinent et se figent. On y dénonce les trahisons ou on

encourage des alliances. La polémique l'emporte sur la controverse. Les échangesintellectuels sont rendus de plus en plus difficiles. De part et d'autres, le libre

développement de la pensée est bridé par des logiques partisanes.4) Au-delà de cette dimension proprement politique de la réception, même

négative, d'une oeuvre, il convient peut-être de mettre en évidence quelques raisons

qui' rendent plus difficiles qu'on ne l'imagine le passage d'une sociologie aussimodélisée que celle de Pierre Bourdieu, à l'histoire. Deux obstacles (que je ne faisicï que signaler) me semblent s'élever contre ce mouvement : le premier tient à la

placé de l'historicité dans son oeuvre de sociologue ; le second, beaucoup plustechnique, relève de l'état des sources qu'utilisent les historiens qui les éloignerudement de la liberté, d'ailleurs bien relative, dont dispose le sociologue dans laconduite de son travail. Chacun d'eux mériterait un fort long développement. La

question de l'adaptabilité de modèles sociologiques à des situations historiquesdifférentes est ancienne. Elle demeure, au-delà des importations efficaces de la

sociologie de Bourdieu à des analyses historiques couvrant des périodes reculées.

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12 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

5) U me faut enfin faire Une dernière remarque. Pierre Bourdieu n'est pas sansignorer que la vie intellectuelle, <ou même sans brandir ce grand mot pour en troquerun plus humble, la vie universitaire, comprend aussi de la stratégie et, pour toutdire, de la politique. La rencontre qui nous réunit aujourd'hui me donne l'occasiondé le lui dire. Nous fumes plusieurs historiens, pour qui les sciences sociales ne sontpoint infréquentables, à avoir été déconcertés par la violente attaque qui fut publiéepar les Actes de la recherche en sciences sociales, il'y a quelques années. Dans uneinterview, BourdieU s'en prenait avec brutalité à « l'histoire »/ comme si celle-ciconstituait un massif disciplinaire unique, comme si la « communauté des historiens »existait au-delà de quelques habitudes professionnelles derrière lesquelles se nichaientdes diversités essentielles. Cette attaque en règle, globalisante, injuste et ignorantedes pratiques diversifiées voire antagonistes, tendait à accréditer l'idée que les deuxdisciplines, histoire et sociologie, se trouvaient en état de rivalité, au lieu de setrouver en situation de coopération et d'interdépendance. Elle renforçait les tendancesantiintellectualistès qui minent sournoissement la discipline. Bref, cet interview nerendit point service à ceux qui tentent de faire de l'histoire autre chose qu'unechronique des choses passées et qui ne vouent pas aux gémonies la sociologie dePierre Bourdieu. Ce fut là un mauvais coup pour tous ceux qui tentent de faire de

Interdisciplinarité autre chose qu'une paresseuse clause de style : une pratique.

Histoire sociale et sociologie:un itinéraire

Christophe CHÂRLE

Ma pratique d'historien social entretient avec la sociologie de Pierre Bourdieudes rapports qui sont assez différents de ceux des autres participants à la table rondepour trois raisons :

1) Avant dé rencontrer Pierre Bourdieu (en 1971), je n'avais lu que Les héritierset La Reproduction, soit lés deux livres qui ont le plus d'impact « grand public » dansces arihëès-là rnais qui, pour moi, ont moins compté que les ouvrages et articlesultérieurs. Ces derniers je les ai d'abord « écoutés » à travers les cours et séminaires(suivis à l'École normale supérieure ou à l'E.H.E.S.S.) où ils étaient présentés ou misen action dans la reprise critique d'autres chercheurs invités. Ce rapport non livresquea été enrichi par des discussions directes avec Pierre Bourdieu et des annotationscritiques de beaucoup de mes textes qu'il a bien voulu lire où relire avant publication.

2) À côté de cette relation intense que peu de chercheurs de disciplines et de

génération aussi différentes peuvent avoir dans notre société académique si spéciali-sée et clivée par les barrières statutaires, a beaucoup compté aussi pour monorientation vers l'histoire sociale la collaboration avec d'autres chercheurs, historiensou non qui avaient subi la même imprégnation. Le passage d'une pratique individuelleà une pratique collective (avec lectures réciproques) en était beaucoup facilité. Cetterelation est, là aussi je crois, plutôt rare dans notre métier d'historien plutôtindividualiste.

3) Cette forme d'apprentissage médiéval ou, pour reprendre une référence his-toriquement plus fondée, de formation type séminaire allemand du xrxe siècle, a bienentendu été complétée par la lecture des travaux de Pierre Bourdieu. Mais il s'agit

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1999- Nos 3-4. 13

d'une lecture active et en situation, telle qu'il la souhaite, je crois, si j'ai bien luRaisons pratiques et Méditations pascaliennes et non cette pratique qui m'agace chezles bourdieusiens de la dernière heure, celle de la citation légitimante du maître. Le

rapport lettré à une oeuvre sociologique comme la sienne, il l'a dit mieux que moi età plusieurs reprises, est une trahison parce qu'elle plaqué le concept sur le problèmeà résoudre sans faire l'effort réel de réappropriation propre à chaque situation

d'enquête ou thème de recherche. Or c'est ce travail de réappropriation, plus difficile

pour les historiens que pour les autres spécialistes de sciences sociales du fait des

particularités de leurs sources, qui est l'obstacle préalable à surmonter et l'origine debien des malentendus tout au long de l'histoire compliquée des rapports entrel'histoire et la sociologie.

Si j'ai particulièrement été sensible à l'influence des méthodes et conceptsproposés par Pierre Bourdieu, ce n'est pas seulement pour les raisons biographiquescontingentes qui ont fait croiser durablement nos routes, c'est sans doute parce quej'avais le sentiment que les unes et les autres correspondaient exactement aux

problèmes que l'histoire sociale commençait à se poser quand je m'y suis consacré.D'autant plus que mes thèmes de recherche étaient très parallèles, en changeant les

époques, à ceux que Pierre Bourdieu abordait, au même moment. Au début desannées 70, l'histoire sociale était en train de s'affranchir de la tutelle de l'histoire

économique qui avait abouti aux fameuses thèses modèle Labrousse. Mais elles'affranchissait aussi de la tyrannie de ce que j'ai appelé ailleurs le macro-social 1,c'est-à-dire le fait de ne considérer comme acteurs sociaux importants que les

groupes statistiquement visibles et de n'appréhender que les relations sociales entreces types de groupe. S'ouvraient alors toutes les enquêtes de biographies collectives,d'abord sur les élites ou les intellectuels, puis sur d'autres groupes moins privilégiésmais appréhendés à l'échelle la plus fine possible. Or c'est le moment aussi où PierreBourdieu et ses collaborateurs entreprenaient des enquêtes similaires sur la société

contemporaine: sur le patronat (première publication en 1978), les évêques, lesélèves des grandes écoles, les artistes, les écrivains, les universitaires, etc. 2.

Dans la plupart des prosopographies des historiens de l'époque contemporaine— je pense que le reproche vaut aussi pour l'histoire moderne — réside le risqued'un nouveau positivisme collectionneur ou le piège de la monographie non reliéeaux autres travaux. C'est l'utilité majeure pour l'historien d'une théorie des champscomme espace d'action et de lutte et de positionnement des individus dont on

compare las profils sous un rapport et du concept d'habitus pour relier entre eux les

,1. C. CHARLE,«Macro-histoiresociale et micro-histoiresociale. Quelquesréflexionssur l'évolutiondesméthodesen histoire sociale depuis dix ans », dans C.Charle (éd.)Histoiresociale,histoireglobale?,Paris,Éd. dé la M.S.H., 1993,p. 45-57.

2. P. BOURDIEUet M. de SAINT-MARTIN,«Le patronat », Actesde la rechercheen sciencessociales,1978,20-21,p. 3-82et «La sainte famille.L'épiscopatfrançais dans le champ du pouvoir», ibid., 1982,44-45,p. 2-53,«Agrégationet ségrégation.Le champ des grandesécoles et le champ du pouvoir»,ibid.,1987,69, p. 2-50; P. BOURDIEU,«L'invention de la vie d'artiste », Actes de la rechercheen sciencessociales,2, 1975,p. 67-93; «La production de la croyance: contribution à une économie des bienssymboliques», ibid., 13, 1977,p. 3-43; «L'ontologiepolitique de Martin Heidegger», ibid., 5-6, 1975,p. 109-156,«Le champ scientifique», ibid., 2-3, 1976, p. 88-104, «Les catégories de l'entendementprofessoral», ibid., 3, 1975,p. 68-93. Une partie de ces travaux et articles ont été repris et refondusdans des ouvragesbien connus (La noblessed'État, Paris, Minuit, 1989,Les Règlesde l'art, Paris, LeSeuil, 1992, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984) mais, historiquement, ce sont ces premièrespublicationsqui ont nourri mon propre travail qui abordait pour d'autres époques en parallèle ou peuaprèsdoethèmes similaires (cf., respectivement,LesÉlitesde la République(1880-1900),Paris, Fayard,1987,La crise littéraireà l'époquedu naturalisme,Paris, Pens, 1979 et Naissancedes «intellectuels»(1880-1900),Paris, Minuit, 1990et «Le champ universitaire parisien à la fin du xrx°siècle »,Actesdela rechercheen sciencessociales,47-48, 1983,p. 77-89,développédans La Républiquedes universitaires(1870-1940),Paris, Le Seuil, 1994).

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14 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

détails biographiques collectés et leur donner un sens à la fois génétique (trajectoire)et explicatif, prédictif d'un certain nombre de prises de position et d'évolutions

potentielles. On peut regretter, à cet égard, que bien des historiens des élites n'aient

pas plus souvent confronté leurs résultats à ceux de la sociologie, ni tenté de

comparer les fonctionnements des champs qu'ils repéraient sans .aller jusqu'au boutde la démarche. Je pense, en particulier, à l'enquête pionnière sur les notables duGrand Empire dirigée par Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret qui n'a pasdépassé la statistique descriptive d'un côté et la collection de biographies singulièresde l'autre.

Le second intérêt de l'éclairage sociologique pour l'histoire sociale du xrxe siècle,c'est le questionnaire rétrospectif que l'un pose à l'autre mais, en sens inverse

également, le questionnaire critique que l'historien peut poser au sociologue.1) Questionnaire rétrospectif : quand j'ai entamé mon travail sur les élites de la

troisième République, j'avais devant moi comme travail pionnier la thèse d'A.-J.

Tudesq sur les notables de la monarchie de Juillet 3. La comparaison descendanteallait de soi surtout parce que le regard historique restait influencé par le livre

classique de Daniel Halévy, La fin des notables. Pourtant ce qui a été plus importantpour moi et m'a fait voir certains manques des questionnements traditionnels demes prédécesseurs, c'est la théorie du capital culturel développée à ce moment parP. Bourdieu et dont il avait esquissé une transposition sur le xrxe siècle en s'emparantdu cas Flaubert en réaction, lui-même contre la biographie empathique de Sartreintitulée L'idiot de la famille 4. Or, quand on analyse le livre de Tudesq on voit qu'ilne s'interroge guère sur l'importance des études, de la formation, des filières d'étudedans la structuration des élites de la Monarchie de Juillet. Si l'on réintroduit cettedimension et qu'on la construit comme un problème de sociologie historique (quellessont les relations entre capital économique, capital scolaire, capital social, etc. selonles périodes du XIXesiècle ?), on peut comprendre à la fois les limites des explicationsévolutionnistes traditionnelles (il y a toujours des notables après la fin des notables,mais c'est le fondement de leur légitimité qui a changé) et concevoir de manière pluscomplexe la société bourgeoise du premier xrx? siècle comme lutte entre diversesfractions de la classe dominante alliées à diverses fractions des classes dominées 5.Une thèse inédite de Yannick Le Marec sur les capacités à Nantes sous la Monarchiecensitaire en fait la démonstration précise en prolongeant le modèle que j'avaisesquissédans ma thèse et dans mon Histoire sociale 6.

2) Questionnaire critique adressé au sociologue : l'historien est l'homme de la

nuance et du détail, si bien que beaucoup d'historiens rejettent a priori la sociologiepour sa tendance modélisatrice ou théoriciste. Mais, au-delà de ce jeu de rôles un

peu éculé entre disciplines, oh rencontre un problème épistémologique véritable:comment concilier la théorisation ex post et les catégorisations indigènes des acteursdu temps? A-t-on véritablement le droit, en sens inverse, de déhistoriciser certains

concepts pour en faire des quasi-universaux transpériodes ? Pour prendre des

Nexemples tirés de l'oeuvre de Pierre Bourdieu, n'est-il pas dangereux de généraliser le

conflit des facultés, défini par Kant à partir de l'université prussienne de la fin duXVIIIesiècle, à d'autres systèmes universitaires que le système allemand dont l'histoire

3. A.-J.TUDESQ,Lesgrands notablesen France (1840-1849),Paris, P.U.F., 1964,2 vol.4. P. BOURDIEU,«L'inventionde la vie d'artiste », art. cit.5. C'est ce que j'ai esquissé dans le premier chapitre des Élites de la République et repris et

développédans Histoiresocialede la France au XIXesiècle,Paris, Le Seuil, 1991et plus récemment dans«Les élites étatiques en France, XD^-XX5 siècles», dans Bruno Théret (éd.), L'Etat : le souverain, lafinanceet le social, Paris, La Découverte,1995,p. 106-154.

6. YannickLE MAREC,Le Tempsdes capacités.Du savoir du pouvoir, les diplômésà Nantes souslamonarchiecensitaire,thèse Universitéde Nantes 1997,sous la dir. de Jean-ClémentMartin, 4 vol.

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— même si elle possède des racines communes médiévales avec le système français— a fortement divergé par la suite ? Parle-t-on des mêmes facultés et du même typede conflit bien qu'on soit apparemment, dans les deux cas, devant deux champsuniversitaires traversés par des conflits majeurs ?

De même, est-il licite de parler de noblesse d'État alors que, pour les époquesoù la noblesse est une catégorie juridique et sociale avérée, les historiens — et les

contemporains — ont bien du mal à se mettre d'accord sur le sens et les limites dela notion 7? Comment articuler les spécificités des histoires singulières des champsnationaux ou infranationaux, quand la nation n'existe pas encore, dans une théorie

générale dés champs qui n'écrase pas trop les médiations singulières produites parl'histoire des diverses institutions productrices de ces champs, etc. Personnellement,

j'ai tâché de résoudre ces difficultés du jeu entre universel et particulier, historiqueet transhistorique, national et transnational, notions indigènes et notions savantes,

concepts émergents et concepts figés par des subterfuges typographiques ou linguis-tiques : guillemets permettant de différencier « intellectuels » et intellectuels, mise encontraste de termes génériques et de termes autochtones (Bildungsbùrgertum, profes-sionals, intellectuels d'État, bourgeoisie de robe) pour concilier souplesse d'usage,historicité et possibilité malgré tout de mise en série généralisante et de comparaisonexplicative 8.

•Dans ce dialogue constructif entre histoire sociale et sociologie, on retrouve ainsimoins le débat sans issue qui opposa au début du siècle Simiand et Seignobos queles racines, trop oubliées aujourd'hui, des démarches comparatives de Marc BlochouFérnand Braudel. L'impasse actuelle de « l'histoire en miettes » et de la réductiondes objets d'étude sous la double influence des contraintes académiques (la « collo-

quite », la course à l'article et le passage de l'ancienne à la nouvelle thèse) et de

l'ethnologisme dominant et du « tout-culturel » comme paradigmes de l'histoiresociale conduit à la perte du souci généralisateur de notre pratique historienne. Pourrevenir à notre point de départ, l'anti-labroussisirie au début salutaire a poussé le

pendule si loin qu'on est revenu aux pires défauts de l'érudition positiviste sans âmeni boussole, parfois enrobée dans le faux-chic théorique purement cosmétique. Danscette conjoncture intellectuelle, négative de mon point de vue, la discipline historiquea plus que jamais besoin de reprendre de la hauteur et de l'ambition en se confrontantà une pensée exigente comme celle de Pierre Bourdieu qui n'a jamais renoncé àtenir les deux bouts de la chaîne de la science sociale : une réflexion théorique enconfrontation permanente avec de nouveaux objets empiriques étudiés directement.Dans un article qui a fait date chez les historiens parce qu'il ne les épargnait guère,en vertu du principe qui aime bien châtie bien 9, Pierre Bourdieu s'en prenait aux

sociologues sans enquêtes et aux historiens sans archives, il faudrait tout autant seprémunir contre les historiens sans théorie et les théoriciens sans histoire.

7. Pierre BOURDIEUs'expliquesur ce point dans «Sur les rapports entre l'histoire et la sociologieen France et en Allemagne»,Actesde la rechercheen sciencessociales,106-107,mars 1995,p. 118.

8. C. CHARLE,« Intellectuels, Bildungsbùrgertumet professions au xrx* siècle. Essai de bilanhistoriographiquecomparé (France, Allemagne)», Actesde là rechercheen sciencessociales, 106-107,mars 1995,p. 85-95; Lesintellectuelsen Europeau XIXesiècle,essai d'histoire comparée, Paris, Le Seuil,1996; «La bourgeoisie de robe en France au xrx*siècle», Le Mouvementsocial, n°181, octobre-décembre1997,p. 52-72.

9. «Sur les rapports entre l'histoireet la sociologieen France et en Allemagne»,art. cit., p. 108-122.

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16 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Réponses: Débat avec Pierre BOURDIEU

Édité par Etienne ANHEIM*

Pierre Bourdieu : Ce qui a été dit a été très amical, parfois trop amical ... et j'auraispeut-être réagi plus efficacement si j'avais été plus mis en question. Je vais essayerde rassembler assez brièvement les problèmes, qui sont aussi les attentes et les

inquiétudes, les réserves et les objections d'une communauté de scientifiques. Jechoisirai délibérément de privilégier les questions les plus générales et en un sensles plus banales, celles qui me paraissent « d'intérêt général », c'est-à-dire propres àintéresser le plus largement là communauté des historiens, en laissant de côté

beaucoup de questions qui m'intéresseraient personnellement, mais que j'aurail'occasion de discuter avec ceux (où celle) qui me les ont posées.

Premier point, la question des changements à l'intérieur de mon travail : est-ce

qu'il y a une « pensée Bourdieu » comme il y a une « pensée Mao », fixée une fois

pour toutes ? Évidemment, mes adversaires voudraient le faire croire... En général,cette « pensée Bourdieu » est réduite à quelques mots-clés, souvent des titres delivres, trop bons en un sens, qui ont exercé sur la réception de mon travail un effetde clôture : il y a le mot «reproduction», souvent très mal compris — je veux

simplement dire que le système scolaire apporte, dans une certaine mesure, unecontribution à la reproduction — ; il y a le mot « distinction », qui est compris de

façon catastrophique, comme si les conduites humaines avaient pour principe larecherche de la distinction, alors que ce n'est même pas vrai des intellectuels — et

pourtant c'est ce qui s'en rapproche le plus... Ces mots fonctionnent comme des

slogans, surtout dans la bouche de ceux qui veulent réduire ma pensée à une « penséeMao » (et qui, bien souvent, sont d'anciens maos !).

Les concepts, les idées, les schèmes de pensée sont des principes d'action

scientifique, souvent pratiques. Ceux que j'ai essayé de forger, même les conceptsapparemment les plus abstraits, comme la notion d'habitus, de champ, de capitalculturel, sont dés expressions synthétiques et synoptiques qui condensent des pro-grammes de recherches, des orientations scientifiques. Prenons la notion de champ :dans mon séminaire, on ne parle jamais de champ, on met en pratique ce qui est

impliqué dans ce concept. Deux normaliens sont venus me voir fi y a une vingtained'années : ils voulaient étudier l'E.N.S. sur le modèle de mes études antérieures surl'université. Je leur ai expliqué qu'on ne peut pas étudier l'École Normale sans lamettre en relation avec l'ensemble des grandes écoles et des universités, ce qui estune application toute simple de la notion de champ. Penser en termes de champ,c'est faire l'hypothèse qu'il se pourrait qu'il y ait dans la relation entre l'ÉcoleNormale et les autres grandes écoles beaucoup plus d'informations sur ce qu'estl'École Normale que dans l'étude la plus exhaustive de la seule École Normaleconsidérée en elle-même et pour elle-même.

C'est un problème tout à fait fondamental, qui devrait inquiéter les historiens.Robert Darnton a ainsi trouvé un matériau historique magnifique à Neufchâtel, avecles archives d'éditeurs qui, du fait de la censure qui pesait sur le royaume de France,publiaient à la fois des romans erotiques et des romans politiques, et il a construitune partie de son oeuvre sur ce corpus, sans toujours, assez s'interroger cependantsur les limites inscrites dans le matériau historique. Un sociologue aurait tout desuite dit : « attention, comment cet objet "préconstruit" est-il construit, quelles sont

* Le caractère oral des propos a été largement conservé.

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les limites d'interprétation qui sont inscrites dans la délimitation de ce corpus ? ».On aurait pu envisager par exemple une analyse de l'espace des éditeurs pris dansson ensemble, en faisant un effort théorique, au risque de sembler négliger les faits,

pour dessiner le bâtiment au sein duquel le hasard historique de la conservation dessources a découpé une petite fenêtre. S'il est vrai que le phénomène dont on traite aété produit à l'intérieur d'un champ, on risque, faute de s'interroger sur la structure

globale à l'intérieur de laquelle on a découpé cet objet, de perdre l'essentiel du

pouvoir explicatif et interprétatif.Il faut être à la fois très respectueux des concepts, et en même temps avoir

beaucoup de liberté à leur égard, et c'est pourquoi je suis particulièrement irrité

quand on me présente comme théoricien terroriste, le couteau théorique entre lesdents. J'essaye d'enseigner par la pratique, par l'exemple, une liberté respectueuse à

l'égard des concepts — mais pour avoir cette liberté, il faut bien les connaître, etc'est pourquoi il serait souhaitable que les historiens soient dotés d'une culture

théorique plus approfondie. Beaucoup d'historiens de ma génération déplorent, aussi

parce qu'ils sont modestes, de n'avoir reçu que tardivement, sur le mode deî'autodidaxie, la culture théorique qui est constitutive du métier d'historien.

Pour en finir avec ce premier point, je dirai que mon travail n'a pas cessé

d'évoluer, de changer. Je ne fais pas, à la manière des althussériens, ces formidables

autocritiques qui permettent de commettre d'abord des erreurs qui vous rendent

célèbres, et puis des autocritiques qui redoublent votre célébrité, Sans rien changersur; l'essentiel, puisqu'on continue à répéter et les erreurs et les autocritiques. Enrevanche je fais des corrections, constamment. Ce qui est souvent perçu comme

répétition, je sais quant à moi que c'est un travail de correction, et je sais aussi la

peine que me coûtent parfois de tout petits déplacements, selon moi extrêmement

importants. Prenons la notion de champ, telle que je l'ai présentée au départ dansl'article évoqué par Daniel Roche 1: pratiquement, je ne dirais plus rien de ce quej'ai écrit dans ce texte, presque tout y est faux ; mais sans lui, je n'aurais pas écritles autres. Une grande part de mon travail a consisté à corriger ce texte. Autre article

important pour cette notion de champ, le commentaire d'un passage de Max Webersur les agents religieux : j'ai essayé de montrer qu'on pouvait en faire une lecture« interactionniste », mais qu'elle ne suffit pas. Il faut prendre en compte nonseulement les interactions réelles, mais aussi la structure de l'espace à l'intérieur

duquel les agents interagissent, la forme des interactions réelles étant déterminée parla structure invisible du champ. Ce texte, paru dans les Archives Européennes de

Sociologie\est une rupture, ou plutôt un progrès, par rapport à « Champ intellectuelet projet créateur », où j'avais encore une vision interactionniste, alors que je croyaisavoir tout compris.

Il y a donc, il me semble, des progrès dans mon travail, et je me suis interrogésur ce qui m'autorisait à parler de progrès, et sur les instruments que je pouvaisdonner aux gens, en particulier aux jeunes, pour essayer de progresser. Il y a un

progrès du côté du savoir qu'on acquiert par les instruments qu'on utilise. Par

exemple, quand j'ai commencé à travailler sur les grandes écoles, je ne savais même

pas ce qu'était le Conseil d'État : j'ai été amené, pour comprendre ce qui se passaitdans les grandes écoles, à travailler sur l'espace des institutions et des grands corps(et sur son histoire). Mais il y a aussi un progrès, à mon avis plus important, ducôté de la connaissance des instruments de connaissance, progrès qui est Hé auxeffets de la réflexivité, en particulier de la réflexivité historique. Une part considérabledes progrès que j'ai fait dans mon travail a été rendue possible par une certaine

1. «Champintellectuel et projet créateur », Les Tempsmodernes,«Problèmesdu structuralisme »,n°246,novembre 1966,p. 865-906.

2. «Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber», Archiveseuropéennesdesociologie,XH, 1, 1971,p. 3-21.

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manière d'utiliser l'histoire, en particulier l'histoire de la vie intellectuelle. Par

exemple, le fait d'avoir une vision historique relativement fine des débats autour des

rapports entre science et religion au xrxe siècle, et de voir que les sciences socialessont nées dans ce débat, et presque de ce débat, m'a amené à prendre des distancesà l'égard des présupposés implicites de la discipline dont je fais partie, disciplinegrosso modo antireligieuse. Or il se trouve qu'on est renforcé dans l'enfermement surses propres présupposés par le fait que les présupposés opposés se perpétuent : onfait l'économie d'un retour réflexif sur les fondements sociaux de ces oppositions etdes antipathies intellectuelles qui s'y engendrent. Ce retour ne rend pas pour autant

plus indulgent pour les faux débats imposés, tout au contraire ; il rend plus conscientdes présupposés, qu'on peut engager dans les débats avec les gens qui ont des

présupposés différents. ..'.-.*C'est une chose importante et je crois que les historiens, que je lis avec beaucoup

plus de plaisir que les sociologues, ne font cependant pas assez usage de la réflexivité

historique, et se contentent de dire qu'il faut éviter l'anachronisme, alors qu'ilspourraient se servir de leur culture historique pour interroger leurs concepts histo-

riques. Durkheim dit à peu près que « l'inconscient, c'est l'histoire », et il veut dire

par là que notre inconscient est le produit oublié ou refoulé de l'histoire collective

(et pas seulement individuelle, comme chez Freud). Un des inconscients — nous enavons peut-être plusieurs — avec lesquels nous avons à nous battre quand noustravaillons scientifiquement, est ce que l'histoire a déposé dans nos cerveaux, commedes sédiments, concepts, problèmes, automatismes de langage et de pensée. Seul parconséquent un usage réflexif de l'histoire peut nous donner de la liberté à l'égard de

l'histoire, nous donner quelques chances de ne pas véhiculer des concepts plombéspar leur historicité. J'ai déjà fait allusion au souci que nous devons avoir de ne pasnous laisser imposer les débats du moment : l'historicisation des concepts est un des

instruments de défense les plus puissants contre les effets de l'immersion dans un

champ scientifique historiquement daté et socialement déterminé. Sous peine d'êtreles jouets de notre inconscient académique, il nous faut traquer, par la recherche

historique, les racines historiques de toutes les habitudes de pensée, tous les schèmes

ciassificatoires, toutes les problématiques, que nous devons à l'histoire de l'institution

académique dont nous Sommes le produit, à ses structures organisàtionnelles (parexemple la division et la hiérarchie entre les disciplines ou les modes de transmissionen vigueur), les exercices qu'elle impose, les. techniques de travail intellectuel qu'elleinculque (comme le plan en trois points). Il faut essayer de déterminer comment cescontraintes se retraduisent dans dès dispositions intellectuelles, des manières per-manentes de penser, ou de présenter ses pensées, des habitus intellectuels très liés àla nation (ce que l'on appelait autrefois le « caractère national » et qui, pour lesintellectuels au moins, dépend pour une grande part du système scolaire).

Deuxième question, le problème des références et des sources. Je vais peut-êtrevous surprendre, mais je pense que je suis en fait un auteur éclectique, mais un

éclectique réfléchi. Il n'y a pas du tout d'antinomie entre le fait de prendre de toutes

parts, de Marx à Durkheim en passant par Weber, et le fait d'avoir une ambition de

cohérence théorique, ce qui est l'ambition de toute science. Il faut bien rappeler celaen passant, contre les rappels à l'ordre du postmodernisme, qui condamne commetotalitaire l'ambition scientifique de totaliser. Être «éclectique», cela ne veut pasdire prendre n'importe quoi ; il s'agit aussi, le mot le dit, de choisir; de prendre,mais de manière sélective. Soit l'exemple d'Elias : selon moi, Norbert Elias est parfois« sur-lu » par les historiens, parce qu'ils ne voient pas qu'Elias est un penseurtypiquement éclectique, qui a pris à la fois à Max Weber, à là tradition de

l'épistémologie néo-kantienne comme Cassirer, ainsi qu'à la tradition durkheimiennedont il était complètement imbibé. Beaucoup d'idées qui sont mises au crédit d'Eliasdans sa singularité sont tirées de tel ou tel de ces auteurs (une bonne part, et sans

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doute la plus importante, de l'oeuvre d'Elias, n'est qu'un commentaire oit mm-

illustration de la fameuse phrase de Weber sur l'État comme détenteur àa monopolede la violence légitime), de même que nombre d'idées dont on me anédïte peras-eotêtre rapportées à leur origine, Marx, Durkheim, Weber ou Wùauss. Il y a teês peu

d'analyses paraissant sous ma signature qui ne soient pas imputables à l'un on â

l'autre, ce qui ne veut pas dire que je n'ai rien fait. Parmi les mérites que je

m'attribue; â. y a le fait que, armé de ia sociologie de la sociologie, je m'interroge

toujours sur les oppositions sociales qui sont derrière les conflits théoriques, les

champs étant polarisés, un certain nombre de couples d'oppositions 'épistémologiques

reposent sur des oppositions sociales. En reprenant la notion bachelaidienne de

couple épistémologique pour la rapporter aux conditions sociales dams lesquels mes

couples fonctionnent, on comprend pourquoi la pensée scientifique ele-noênne s'or-

ganise autour d'oppositions polaires entre notions antagonistes appaxemmaiït ïmcnm-

ciliables. Vient alors la question de savoir si elles sont inconciliables intrinsèquement,sur le plan purement théorique, ou si elles le sont seulement parce qu'elles sont

tenues par des gens socialement inconciliables. Par exemple FapposMan entre Maux

et Weber, qui a tant servi dans les cours de sociologie, est une opposition grandementartificielle, et rien n'interdit de cumuler leurs apports ; même chose avec Durid^eùn

et Weber. Weber lui-même dit qu'il se considère dans une certaine mesure coHnnie

marxiste. Il faut essayer d'opérer l'intégration conceptuelle que réalise toute science

avancée.

Troisième ensemble de questions : le problème de savoir s'il est possible de

fragmenter ou non mon travail et de le combiner avec d'autres, quand on est

historien. On présente parfois ma sociologie comme un bloc insécable, une penséetotale et un peu totalitaire, présentant la réalité elle-même comme insécable et totale,,

auto-reproductive, éternelle — à quoi on oppose une autre vision, héraditéeiiDe»sensible au changement historique, selon laquelle tout change tout le temps. CES

fausses alternatives scolaires du type Parménide/Héraclite ont malheuieuseiiieiit des

effets dans la recherche, en particulier sur les jeunes gens qui se croient oMïgÉs de

choisir entre des choses tout à fait conciliables. Les débats posés en ces termes n'ont

aucun sens : un peu comme la plupart des questions de sondage, ils sont à

proprementr parler sans objet. Cette idée de systématicité, de cohérence, dntunolntîlé

parfaite du système est une illusion produite en grande partie par la réception. Je

suis mal placé pour "faire la sociologie de la réception de mon propre travail, piirce

que •c'est tjop douloureux pour que je puisse avoir une attitude mdïfiB&tenite,,nasâs SI

est vrai qu'une bonne part de ce qui circule à ce propos est le proAiît d'une

construction sociale collective, pour une part inconsciente, un véritable artefact, qpî

pourrait n'être rien d'autre qu'un système de défense. U est vrai que je chahute^, parmon. travail, des dichotomies inconscientes sur lesquelles repose la pensée commune—: infrastructure/superstructure par exemple — ce que les gens détestent. Mais tes

malentendus spontanés et, en un sens inévitables, lorsqu'une pensée est percute sefonles schèmes de pensée qu'elle met en question, n'expliquent pas tout Ils sont

redoublés — je dois'le dire — par l'action délibérée de forces sociales qui ont ente

autres leurs racines chez les historiens (du côté du Débat notamment), et quitravaillent systématiquement, sur le mode de la campagne de dénigrement organisée.

.C'est à cause de cette vision, malheureusement trop répandue, de ma penséecomme totale, voire totalitaire, éternelle, que se pose la question de la coaftpatibflitê :est-ce vraiment tout ou rien, est-ce qu'il faut choisir Bourdieu contre tout le reste,est-ce que c'est compatible avec Foucault, etc. ? C'est une question qui me paraîtpresque offensante : je suis éclectique et j'appelle à un usage éclectique de montravail -— ce qui ne veut pas dire que je suis content qu'on fasse n'importe quoi dece que je fais. Il y a aussi des contraintes qui sont inhérentes à une construction

théorique : si vous voulez utiliser la notion de champ, il y des conditions de mise en

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oeuvre, cela ne peut pas devenir un simple équivalent de « domaine », au sens anglaisà&field.

Revenons maintenant à la question de l'anachronisme, qui a été évoquée tout àl'heure. Dans le chapitre des Méditations Pascaliennes consacré à Baudelaire, je mesers d'un texte de Baudelaire lui-même pour mettre en question la lecture anachro-

nique de ses oeuvres. Nous avons de Baudelaire une compréhension illusoire parcequ'il est en train de construire le champ dont nous sommes les produits, ce qui fait

que nous avons dans l'esprit les structures cognitives qu'il travaille à construire, et

que nous trouvons évidentes- des choses qui ont été très difficiles à construire. Je

pense que l'« immersion » dans l'objet, que j'ai connue et pratiquée comme ethno-

logue, et l'historicisation radicale des oeuvres sont tout à fait nécessaires — ce quipose la question de l'usage des concepts indigènes. Souvent les concepts indigènesvalent mieux que l'anachronisme, alors que les historiens ont tendance à employersans réflexion préalable, pour des périodes auxquelles ils sont tout à fait inadaptés,des concepts contemporains, comme « pouvoir », « artiste » ou « intellectuel ». Il fauthistoriciser non seulement l'objet, mais les instruments de construction de l'objet,alors que souvent les historiens ne sont pas portés à appliquer à leurs instrumentsde pensée la vigilance historique qu'ils appliquent à leurs objets de pensée.

Mais, autre problème, avec des grilles de lecture à prétention universaliste, ne

risque-t-on pas de forcer le matériel ? La notion de champ pose effectivement un

problème : il n'y a pas « champ » partout. On peut par exemple se demander si auVe siècle avant notre ère, à Athènes, il y avait un champ philosophique, ou si lesuniversités médiévales constituent un champ universitaire... La question doit être

posée, et il ne s'agit pas de plaquer un système conceptuel d'où on déduirait tous lesfonctionnements et tous les comportements. Le concept est un système méthodiqued'interrogation : je vais interroger la relation entre les choses dont je suppose qu'ellesfont partie du même champ. Les concepts ne sont que des instruments pour faire

surgir les questions qu'on pourrait ne pas poser, ils sont des instruments deconstruction d'objet. L'histoire comme la sociologie, c'est-à-dire les sciences socialesen général, ont à se poser le problème de la construction d'objet avant toutes choses.

Dernière objection:.est-ce qu'il n'y a pas un effet de fermeture lié à une ambition

théorique « systématique » ? On peut retourner la question : comment peut-^on fairede la science si on n'a pas d'ambition de systématicité, qui est une condition de

falsifiabihté, pour reprendre le concept de Popper ? Ce n'est pas chercher à échapperà la critique mais au contraire se rendre vulnérable : en chaque point du système,l'ensemble peut être contesté. :.•

Enfin, j'ai parlé tout à l'heure d' «historicisme». Je pense qu'il n'y a pas decontradiction entre le fait de professer un historicisme radical et le fait de prétendreà la scientificité, c'est encore une fausse alternative théorique, orchestrée en parti-culier par les philosophes de l'histoire : c'est un faux problème, et le fait que lessciences soient le produit de l'histoire ne compromet en rien leur scientificité. Il fautse: libérer de l'anxiété du relativisme, de cet historicisme qui serait la mort del'histoire. L'historicisation du travail historique n'est pas du tout un instrument dedestruction de la science historique, au contraire : elle est peut-être l'instrument

scientifique qui permet d'échapper autant que faire se peut au relativisme historique.Si ce soupçon de relativisme est aussi puissant, c'est qu'il y a beaucoup de gens quiont intérêt à discréditer des sciences qui sont dangereuses pour l'ordre établi. Noussommes des Ambroise Paré qui disséquons des cadavres — et le relativisme histo-

rique, lorsqu'il conduit à un nihilisme anti-scientifique, comme aujourd'hui avecnombre de philosophes post-modernes, est une arme de combat d'allure modernistedans la lutte que la pensée conservatrice n'a pas cessé d'opposer à la science sociale,et tout spécialement à la sociologie. '

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Daniel Roche : Avant de passer la parole à la salle, je voudrais dire trois choses.Tout d'abord rappeler que nous sommes conscients de l'importance des objets quinous rassemblent, depuis l'enseignement et la culture en passant par la parole, voiretoute l'histoire des représentations, et chacun d'entre nous ici peut apporter son

capital d'expérience dans la rencontre. Ensuite, nous Sommes aussi conscients qu'uncertain nombre des concepts que nous avons puisés dans les oeuvres de Bourdieunous ont été extrêmement utiles, et finalement la question principale qu'ils permettentd'aborder à chaque instant, c'est celle du transfert des concepts et de la continuitédes problèmes. Comment s'opèrent ces grands déplacements que tous les historiens,

quelle que soit leur période, rencontrent ? Enfin, il reste l'interrogation sur lesdifférences entre nos disciplines. Il est certain que le développement et la transfor-mation de l'histoire depuis une trentaine d'années ne se sont pas faits selon lesmêmes filières que ceux de la sociologie. Nous avons étendu extraordinairementnotre problématique, mais plutôt par une espèce d'effet d'accumulation, de série de

questions qui s'étendaient et rebondissaient, alors que la sociologie intégrait progres-sivement une dynamique théorique beaucoup plus complexe sur la compréhensiondu système de relations sociales. Si l'on tient compte de notre différence de formation,qui est fondamentale, et qui est peut-être aussi liée à notre absence de formation

théorique réelle dans le cadre de nos études historiques, se pose alors la question denotre capacité à nous approprier les notions qui nous sont transmises. Il n'est passûr que ce soit toujours cette intense réflexivité historique à laquelle nous sommesconviés qui sôit à l'oeuvre dans la manière dont nous utilisons le «champ» ou

quelque autre formule. Je n'en prendrais qu'un exemple, qui sera ma questionpersonnelle à Pierre Bourdieu. C'est le problème de la domination symbolique : la

logique des processus structurels, qui peut être lisible en termes de domination, nedoit-elle pas être aussi lisible non plus dans une relation verticale de contraintes,mais par quantité d'autres mécanismes et d'autres relations qui sont plus horizontales,et dont la présence est manifestée par les erreurs et les discontinuités de l'histoire,l'« espace de la vie fragile » analysé par Ariette Farge ?

Philippe Minard : Je voudrais faire quatre observations. Je suis d'accord avec ce

que vous avez dit sur la faiblesse de l'enseignement de l'histoire de l'histoire dans laformation des historiens, et la faiblesse de l'enseignement théorique en général dans

l'apprentissage du métier d'historien. C'est vrai que la conscience critique de l'héritagehistoriographique nous vient sur le tard. Vous auriez même pu dire que cela secombine souvent avec une certaine candeur ou une certaine naïveté, liées en partieà la. parcellisation de nos travaux : bien souvent nous sommes portés à penser queles phénomènes commencent au moment où nous avons choisi de les étudier.

Mais faut-il dire les historiens, /'histoire ? Il faut bien sûr faire la part de ce quiest commun à toute la discipline, mais il y a des différences internes chez les

historiens, l'histoire n'est pas quelque chose d'unifié, et il y a des luttes dans lemonde des historiens, et non pas une seule façon de faire de l'histoire.

Comme historien, le principal apport de Bourdieu et de la sociologie est à mes

yeux la question de' lobjectivation, contre la naturalisation des catégories. On voit

aujourd'hui les heureux effets de la dénaturalisation des concepts sociaux ou statis-

tiques, et les historiens sont maintenant beaucoup moins naïfs dans l'utilisation des

catégories. Nous avons aussi appris à lutter contre notre propre enfermement

scolastique. Pendant longtemps, le regard des historiens, comme celui des intellec-tuels, sur le peuple a été celui d'une sorte de disculpation d'un péché originel : celuide n'être pas du peuple (pour certains en tous cas). U y a un jeu entre populisme etélitismè qui relève de l'enfermement scolastique. Nous avons appris à lutter contrenos propres préjugés sociaux, ainsi que contre la pure et simple inversion des

préjugés sociaux, qui aboutit à la même chose. L'enfermement scolastique semanifeste par exemple encore quand les historiens examinent la paysannerie et que

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leur position de citadins leur fait attribuer à ce monde un certain nombre de

caractéristiques d'immuabilité, de stabilité, d'incapacité à bouger :'c'est là le produitde nos lunettes déformantes. Je me' sens donc un historien assez « bourdieusien »,au sens où je défendrais parmi les historiens ce genre de positions, Sur l'objectivationet ses effets heuristiques — ce que j'ai appris en lisant Pierre Bourdieu mais aussidans un séminaire d'historiens, celui de Daniel Roche et Jean-Claude Perrot.

Je voudrais maintenant revenir à la sociologie que vous présentez parfois commeun art martial. Le débat est difficile parce que vous nous dites que vous faites la

sociologie de la sociologie, et que nous devons faire l'histoire de l'histoire : d'accord!Mais le problème est que le sociologue sait toujours les raisons cachées qu'ont sesinterlocuteurs de dire ce qu'ils disent sans savoir pourquoi ils le disent. Cela me

gêne parce que cela donne au dit sociologue une position d'extériorité et de surplombpermanente dans le débat, ce qui le vicie. J'aimerais avoir votre sentiment là-dessus.

Le quatrième point est une question. Votre travail sociologique nous permet de

prendre conscience, y compris dans notre vie personnelle, du poids des déterminismessociaux, des déterminations non sues qui nous font nous mouvoir, mais commentdans cette prise de conscience des contraintes y a-t-il un espace pour la liberté ?Votre sociologie m'incite à un grand pessimisme les jours où je suis un peu déprimé...Certains disaient « on a raison de se révolter ». La question pour l'historien quiexamine lés révoltes, mouvements populaires ou révolutions est de se demandercomment on a pu se révolter. Dans les concepts d'analyse des contraintes sociales

que vous proposez, comment penser l'insoumission, comment penser la rébellion outout simplement la liberté, comment penser l'échappatoire à la domination ? Est-ce

que cela procède de l'introduction d'une deuxième balle dans le jeu des joueurs defootball?

Annie Lacroix-Riz : Je voudrais d'abord faire une remarque sur les raisons pourlesquelles vous êtes là. Vous êtes pour Un certain nombre d'entre nous, en tous cas

pour moi, quelqu'un de central parce que vous avez dit, mais aussi parce que vousouvrez une espèce d'échappatoire dans un monde dominé par une pensée convenue,figée. En histoire sociale par exemple, les rapports sociaux ont aujourd'hui tendanceà se transformer un peu trop en problèmes de direction de ressources humaines.Vous permettez dès lors de contester ce genre de conformisme réducteur. Je voudraisdire deux mots enfin sur ce qu'a évoqué Mme Farge, à propos du rôle des médias.Je suis d'accord, et pas d'accord à la fois, avec cette idée, que les médias nousdicteraient nos champs d'intervention. C'est faire du monde des historiens et de celuides médias deux mondes entièrement séparés, le monde des médias ayant autoritésur celui des historiens. Je pense que les choses sont plus complexes, les médias

ayant dés conseillers historiques qui oeuvrent dans un sens ou un autre, et quiinterdisent le débat à d'autres historiens. Le problème n'est pas seulement celui dela pression des médias: ceux-ci n'auraient pas imposé le débat sur Caluire parexemple si un certain nombre d'historiens ne leur avaient pas ouvert la voie. Lerésultat est que souvent les débats sont malheureusement souvent instillés de

l'extérieur, par des coups de colère d'historiens étrangers, qui ont droit à une pagedu Monde pour expliquer qu'on ne traite pas en France du fascisme comme il faut,ou de la Deuxième Guerre mondiale... Au moins, il semble qu'en sociologie, la

profession discute plus.

Pascal Briois : Pour reprendre ce que disait Philippe Minard tout à l'heure, je medemandais si dans votre pensée il n'y a pas une historicisation beaucoup plus grandequ'avant à partir de votre travail sur les Règles de l'art : il me semble qu'il y a là untournant de votre pensée. Deuxième point, je voudrais aborder le problème del'histoire des sciences, où la question de la réflexivité est posée notamment par l'école

d'Edimbourg. J'aurais voulu justement connaître votre sentiment sur cette question,

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illustrée par l'affrontement entre Alan Sokal et Bruno Latour, qui a contribué à

décrédibiliser l'historicisation.

Pierre Bourdieu : H est évident qu'on ne peut pas parler des historiens en général.La discipline constitue un champ, avec des enjeux, des luttes, des oppositions, dont

il faut faire la sociologie ; il faut aussi analyser la position de ce sous-champdisciplinaire.dans l'ensemble du champ des sciences sociales: ce serait un travail

très difficile, très important et d'une grande urgence scientifique. Rêvons un peu : si

j'avais du pouvoir sur l'attribution des crédits à l'échelle européenne en particulier,ce serait un programme de recherche que je financerais en priorité absolue... Hfaudrait considérer les sciences sociales dans leur ensemble, à l'échelle européenne,évidemment en rapport avec les États-Unis. Cela poserait aussi le problème de la

position des champs intellectuels nationaux à l'intérieur de leurs champs du pouvoirrespectifs : la position du Doktor allemand n'est pas la même que celle du professeurfrançais, oU du scholar américain. Il y aurait là un travail d'histoire comparée,structurale. Ce serait une priorité parce qu'une part considérable des présupposésque nous engageons dans notre travail est liée à la position que nous occupons dansces différents champs emboîtés. Ce serait un formidable instrument de critiquescientifique, fourni par la science elle-même. Que signifie socialement l'emprunt d'un

concept ou d'un problème — je pense à toutes ces problématiques qui nous viennent

d'outre-atlantique ? Il y a, dans les champs scientifiques, des effets de dominationinternationale analogues à ceux que Pascale Casanova a mis en lumière, pour le

champ littéraire, dans son livre, La République mondiale des lettres.

Ce sont des questions qu'il faut se poser quand on choisit un sujet : quandj'étudie tel objet, est-ce que je suis «libre» de mon choix ? Une des voies de la

liberté, c'est la connaissance des déterminismes. La science, en nous donnant laconnaissance des lois scientifiques, nous donne les moyens de les transgresser, demême qu'on sait faire des avions parce qu'on connaît la loi de la chute des corps.Plus on connaît, les lois du champ, plus on a de chances d'échapper à ces lois. Je

pense qu'aujourd'hui les disciplines universitaires françaises sont en grand danger desubir les effets de toutes sortes de forces extérieures, relayées par les forces du

champ journalistique. En toute bonne foi, des gens vaguement frottés d'économie

peuvent vous ressasser des choses qui ont été produites par les think-tanks américainset leurs.multiples relais, comme l'a montré Keith Dixon dans les Évangêlistes du

marché, exemple de travail historico-sociologique qui donne de la liberté par rapportaux déterminismes des champs.

Pour révenir à la question de la liberté — dans le travail scientifique et ailleurs —,je ne me perçois pas du tout comme collaborant aux forces que je décris, et si jedonne l'apparence du contraire, c'est peut-être parce que je pousse plus loin la leçond'anatomie, en portant le scalpel sur des choses qui traditionnellement sont laisséesà l'écart. Les intellectuels, qui se sentent nécessairement libres, ne supportent pasd'être pris pour objet : du coup, ils perçoivent comme atteinte déterministe à leurliberté toute tentative pour déterminer les déterminations dont ils sont l'objet. Celadit, la sociologie du champ mondial des sciences sociales serait un instrument trèspuissant de connaissance de soi, donc de liberté : avoir la simple idée de champ estdéjà important, savoir que l'on est situé quelque part dans ce champ, en tant quediscipline et spécialité, qu'il y a des hiérarchies entre ces disciplines qui ne sont pasles: mêmes selon les nations, selon les moments, et qui affectent les pratiques, leschoix d'objets, de méthodes, de problèmes, est encore plus important. La sociologiede la science est de ce point de vue une spécialité capitale, qui occupe une placetout à fait à part dans l'univers des spécialités. Comme la sociologie de la sociologie,qui n'est pas une spécialité de la sociologie parmi d'autres, mais un des instruments

privilégiés de la scientificité, la sociologie et l'histoire de la science ne sont pas des

disciplines parmi d'autres : elles sont l'instrument par excellence de la réflexivité, que

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tout historien et sociologue devrait connaître et pratiquer. Si j'avais ce pouvoirabsolu, arbitraire et extraordinaire de faire les programmes à l'intention du secon-daire, j'y inscrirais l'histoire sociale des sciences — je dis bien « sociale », je pourraisparler d'histoire tout court, mais il y a encore des gens qui font de l'histoire qui n'estpas sociale, de l'histoire « des idées », et même de « l'histoire des idées politiques »...

Un dernier mot, toujours à propos de la « théorie » et des « théoriciens » parmilesquels on veut à tout prix me ranger. Si vous regardez les Actes de la Recherche enSciences Sociales, vous verrez qu'il n'y est jamais question de théorie tout court:nous ne parlons jamais que d'objets précis, dans lesquels sont investies des interro-gations théoriques qui peuvent dépasser largement le cas singulier considéré. Lescritères explicites de sélection des articles sont toujours doubles : un objet empiriquenouveau, quelque chose qui contribue au progrès de la connaissance, et un enjeuthéorique dépassant le cas particulier. Je rappelle cela, qui me paraît très important,parce que je ne voudrais pas que ceux qui ne connaissent mon travail que par lestitres de mes livres s'imaginent que je suis un simple fourbisseur de concepts. Pasdu tout, je me vis comme un empiriste, comme un historien — historien voulantdire empiriste, « enquêteur », étymologiquement. Le dualisme théorie/empirie faitclasser du côté de la théorie quiconque ne se contente pas de rester au ras desréalités historiques.

Etienne Anheim : Je voudrais reprendre la question de l'utilisation de Bourdieupour l'historien, non sous l'angle de la désapprobation, mais sous celui de la« traduction », du passage d'une discipline à une autre, et des problèmes querencontre l'historien dans l'usage de certains des concepts que vous avez élaborés.Quand on utilise un concept tiré de votre travail, on engage en même temps d'autresprésupposés, et ce sur deux terrains, qui ne sont pas seulement sociologiques et

historiques.. Premier terrain, l'anthropologie, puisqu'on voit- bien que vous tenez à toujours

rappeler votre double spécialité, sociologue et anthropologue. Or la pratique quevous avez de l'anthropologie peut parfois inspirer à l'historien de la méfiance. Prenonsl'exemple des premières pages du chapitre sur lés Berbères dans La dominationmasculine, où vous faites valoir que vous avez choisi cette société parce que plusqu'une autre, elle aurait conservé ce que vous appelez un « socle méditerranéen » de

croyances et de culture. J'ai le sentiment de retrouver ici la parenté avec l'anthropo-logie structuraliste héritée de Lévi-Strauss, pour laquelle, au fond, l'objet principalest la conservation d'une société dans son intégrité originelle, sans finalements'interroger beaucoup sur tout ce que l'histoire a pu apporter comme transformationset renouvellements.

Cela pose deux problèmes : d'une part, cela a tendance à « absolutiser » les

perspectives de l'historien. En utilisant vos concepts — c'est là un problème d'usage,contre lequel vous mettiez vous-même en garde tout à l'heure — on peut parfoisavoir tendance à faire passer pour intemporelles des choses qui ne le sont pas. Vous

évoquiez à l'instant la notion de capital, et en particulier de capital culturel: c'est

pour l'historien une notion très problématique, qui mériterait d'être plus discutée ausein de la communauté scientifique, en particulier pour les périodes médiévale etmoderne. D'autre part, la pensée du changement proposée par cette approcheanthropologique semble celle que vous exposez dans les Règles de l'art, sur la questionde la.genèse des champs. Il y a le risque ici de se heurter à ce que les anthropologuesappellent l'évolutionnismé. Je ne connais pas votre position à ce sujet, mais lorsquel'historien pose le problème en terme de « genèse de champs », il a tendance à penserqu'on part d'un grand champ englobant (celui des sociétés primitives des anthropo-logues lévi-straùssiens), et que ce champ va se diviser, se complexifier, les fonctionsvont sans cesse aller en s'autonomisant. On retrouve donc ici une difficulté fonda-mentale des sciences sociales : comment penser un développement historique qui ne

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soit pas sur ce modèle évolutionniste, qui en dernier lieu reste imprégné de

téléologie?Deuxième terrain, l'épistémologie : il y a dans votre travail une certaine concep-

tion de Tépistémologie, qui passe chez l'historien lorsqu'il utilise vos concepts. Ce

que vous avez dit tout à l'heure sur la systématicité qui fait la science en proposantla possibilité de falsifier est important, et je regrette que vous n'ayez pas développé

plus longuement l'idée lancée tout à l'heure que la science, quoique prise dans

l'histoire, peut cependant mettre au jour des vérités qui ne sont pas relatives.

J'aimerais savoir comment vous vous expliquez sur cette question, car votre lecture— peut-être cela pourra-t-il vous rassurer — ne donne pas du tout le sentiment quevous êtes un relativiste, au contraire. Le statut de la vérité dans vos travaux sembleau contraire extrêmement «dur» : au fond, je ne sais pas quelle différence vous

faites entre la vérité dans les sciences sociales et la vérité dans les sciences dures.

Ensuite, est-ce que vous faites une différence entre la vérité produite par l'historien,et celle du sociologue ? La question de la vérité est tout à fait centrale, et ce n'est

pas par hasard qu'elle est au coeur des débats actuels, aussi bien sur les camps deconcentration et le négationnisme que dans l'affaire Sokal.

A vous lire, la réponse me fait défaut pour le moment, et ce défaut a parfois uncoût dans le champ historique. En reprenant les Méditations Pascaliennes, on peutconstater que sur deux cents ouvrages en bibliographie, il n'y a que deux ouvragesd'épistémblogie, Popper et Bachelard, ce qui fait donc très peu. Vous consacrez une

place finalement assez mince à l'explicitation épistémologique elle-même, ce quiévacue en grande partie la question du passage d'un régime de vérité à un autre. Onvoit bien, sous-jacehte, l'utilisation de Kuhn ou de Popper, mais vous vous en

expliquez rarement — où alors je n'ai pas lu les bons articles... Or en laissant decôté cette question, c'est tout une interrogation sur la nature du changement, de la

singularité, du nouveau, qui est écartée, ce qui pose problème pour l'historien. Je nesuis pas en train de faire i'apologie de la liberté, de l'ineffable, du créateur, bref duretour du sujet et de l'individualisme méthodologique. Je veux simplement essayerdé poser la question, pour l'historien, du passage d'une sociologie essentiellement

synchrpnique à une pratique qui est diachronique, puisque l'objet de l'historien estlà transformation dans le temps d'une société.

Tout à l'heure, vous avez parlé du problème des déterminismes et de la liberté.En tant

1que contemporain, je comprends bien votre réponse sur la libération par la

connaissance des déterminismes : c'est le point de vue du sociologue aujourd'hui, etla société dont il parle est aussi celle à laquelle il s'adresse. Mais pour l'historien quia affaire à des sociétés mortes, ignorantes des sciences sociales et donc de leurs

propres déterminismes, comment rendre compte des luttes des hommes, des fractionsde liberté surgies dans l'histoire, qui se sont « sédimentées » à travers le temps, selon

l'expression de Cornélius Castoriadis, et qui sont aussi l'objet du travail de l'historien ?

Pierre Bourdieu : Si je voulais répondre sérieusement, on serait là jusqu'à minuit...Ce n'est pas du tout pour jeter la dérision sur la question, au contraire. Beaucoupdes choses que vous me reprochez de ne pas avoir traité, je les ai traitées dans desarticles que vous pouvez ne pas connaître, en particulier l'article auquel je pensaisquand je parlais d'échapper à l'alternative de l'historicisme et du rationalisme, quis'appelle « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrèsde la raisoïi » 3. J'ai essayé de montrer que cette alternative, qui a été orchestrée

3. «La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison »,Sociologieet sociétés (Montréal), VII, 1, mai 1975,p. 91-118; aussi, «Le champ scientifique»,Actesdela rechercheen sciencessociales,2-3, juin 1976,p. 88-104.

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pendant tout le XIXesiècle en particulier par les philosophes, peut être dépassée et

que l'on est fondé à parler d'un historicisme rationaliste. S'il y a des propositionsqui sont susceptibles d'être universellement reconnues, à un moment donné du

temps, c'est qu'il existe des univers sociaux qui sont organisés de telle manière queles lois de ce qu'on appelle la raison y sont imposées par des contraintes sociales.

L'exemple par excellence est le champ scientifique : celui qui entre dans un champscientifique autonome doit payer un droit d'entrée, être détenteur d'un capitalscientifique, c'est-à-dire maîtriser personnellement le capital scientifique collective-ment accumulé dans et par le champ. Paradoxalement, plus le champ dans lequelvous êtes inséré est scientifiquement avancé, plus il faut être capitaliste pour êtrerévolutionnaire... C'est ce qui fait que la science avance : si vous voulez renverserune théorie physique aujourd'hui, il faut avoir un énorme capital, qui n'est pas à la

portée du petit physicien amateur de sous-préfecture (alors qu'en sciences sociales,on peut encore avoir l'illusion de faire des révolutions sans capital). Il faudrait

argumenter plus en détail pour rendre raison du paradoxe d'une micro-société

historique, le champ scientifique, qui produit des vérités arrachées à l'histoire, parcequ'elle fonctionne selon des lois historiques qui sanctionnent en fait les manquementsà ce qui est considéré à ce moment du temps comme la raison. Contre un usagesauvage de la sociologie de la science, qui conduit à un nihilisme scientifique, jeprétends qu'il est possible, sans sortir des limites de la raison historique, sans

invoquer une transcendance, sans faire surgir un deus ex machina, comme chez

Habermas, pour qui la Raison est inscrite dans les structures de langage, de montrer

que la raison, tout en ayant une histoire, n'est pas réductible à l'histoire, et celanotamment parce qu'elle peut tirer de la connaissance de son histoire des instruments

pour contrôler les effets de sa propre historicité, parce qu'elle peut se soumettre elle-

même, en permanence, à l'épreuve de l'historicisation scientifique.Quant à la question de la synchronie et de la diachronie, c'est un vieux topos

qu'on voit resurgir ici, même dans une réflexion assez sophistiquée et élaborée, sousla forme « vous qui êtes du côté du synchronique, vous ne nous aidez pas beaucoupà comprendre le changement »... La sociologie n'est pas plus cantonnée du côté du

synchronique que l'histoire du côté du diachronique. Je ne veux pas laisser dire ça,surtout en présence d'historiens qui n'ont que trop tendance à le croire. Tout mon

travail, depuis au moins Homo academicus, vise à construire des modèles à la fois

du fonctionnement et du changement. Un champ contient à la fois le principe de ce

qui s'y passe, et le principe de ce qu'il va devenir. Une bonne analyse de champ doit

donner les moyens d'anticiper les transformations de la structure de ce champ et les

trajectoires sociales qui s'y déroulent, avec une possibilité de prévision statistique.Elle doit permettre de prévoir des évolutions globales des structures et des trajectoiresindividuelles, statistiques. Connaître la structure, c'est connaître le devenir probablede la structure, et de la distribution des propriétés qui définissent la structure. Cela

a l'air encore plus déterministe puisque ça englobe le changement lui-même. Maisce n'est pas tout : dans un champ, il y a ce que j'appelle, en commun avec Foucault,un « espace des possibles », À chaque moment, chacun de nous est face à cet espacedes possibles, que nous découvrons par le fait d'être dans un champ. Être historien

aujourd'hui, c'est, selon la métaphore sartrienne, faire lever, comme des perdrix, des

possibles bien déterminés, qui ne sont pas ceux qu'aurait vu surgir devant lui un

jeune historien des années 50. Il y a des sujets qui n'auraient pas intéressé Seignobos,ni Braudel, ni Duby, et qui vont se lever sous vos yeux. Ils seront le produit de la

relation entre ce que vous êtes — votre habitus —, et un état du champ de la

recherche. Dans cet espace, tout n'est pas prédéterminé... Il n'y a pas un Dieu malin

qui distribue les sujets à l'avance ! Certes, si vous reprenez une collection des trois

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grandes revues des années 50, Les Temps Modernes, La Pensée, Esprit, vous vous

apercevrez qu'à l'échelle d'un an, on trouve à peu près les mêmes sujets dans les

trois... Là, on a vraiment l'impression d'un Dieu méchant qui distribue les sujets de

dissertation, et c'est ce à quoi nous devons échapper. C'est l'essentiel de ce que je

voulais dire aujourd'hui : il faut faire de l'histoire pour ne pas faire la dissertation

du Dieu méchant...

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COMPTES-RENDUS. COMPTES-RENDUS. COMPTES-RENDUS.

Culture et société

Marc BARATINet Christian JACOB(dir.), Le Pouvoir des bibliothèques. La mémoire deslivres en Occident, Paris, Albin Michel, 1996, 338 p., 140 F.

Le propos de l'ouvrage n'est pas de faire une histoire des bibliothèques. Rappelonsqu'il paraît alors qu'une monumentale Histoire des bibliothèques françaises en quatrevolumes vient d'être donnée au public, et que des tentatives similaires se font jour dansdifférents pays. Il se veut plutôt essai d'archéologie de la bibliothèque publique contem-

poraine, s'intéressant à l'émergence des grands concepts et des problématiques qui sontencore aujourd'hui les siennes : « l'ordre, la complétude et la sélection, la perte et l'oubli,la transmission, les politiques de la mémoire... »

Après une préface de Christian Jacob, il s'articule en trois grandes parties : del'ordre de livres à la carte des savoirs : utopies et inquiétudes ; bibliothèques et société :les politiques de la mémoire ; la transmission, la perte et l'oubli.

La première partie s'ouvre par un texte de Bruno Latour qui met l'accent sur lanotion de réseau : la bibliothèque ne doit pas être considérée comme un monument ouune forteresse, contrairement à la vision des quatre tours de Tolbiac qu'on a longuementet complaisamment présentée au public. Elle est plutôt un aiguillage pour des fluxd'information de toute nature, le noeud d'un vaste réseau qui rassemble et réduit de

l'information, avant de la dispatcher et de l'amplifier. Son recours à la comparaisonavec un « centre de calcul » peut paraître iconoclaste à certains, elle n'en est pas moinsdémonstrative. Ce faisant, il pointé un des aspects sur lequels les promoteurs du projetB.N.F. ont insisté, en liant Tolbiac à de multiples collections de province par le biaisdes « pôles associés», et en dématérialisant le livre par le recours aux nouvelles

technologies (numérisation et réseaux de toutes sortes).Les contributions de Christian Jacob sur la Bibliothèque d'Alexandrie, de David

McKitterick sur le langage de la bibliographie dans les bibliothèques des tempsmodernes, et de Salvatore Settis sur la bibliothèque Warburg, nous font passer de

l'Antiquité au XXesiècle tout en montrant comment les bibliothèques ont, de tout temps,constitué des ensembles dont l'organisation interne a toujours voulu refléter une

organisation idéalisée des savoirs, par le biais de classifications complexes dont chacune,tout en s'appliquant au rangement des volumes sur les rayonnages, voulait refléter une

conception de la connaissance dans sa totalité. Résumés et compilations des textes

alexandrins, émergence des classifications et de la science bibliographique de Gesner à

Dewey, organisation sans cesse remise sur le métier de la bibliothèque d'Aby Warburgpour « que les livres demeurent un ensemble de pensée vivante », participent bien de lamême quête millénaire. Cette ambition d'organiser la connaissance se retrouve, en

miniature, dans les Loci communes des humanistes étudiés par Ann Blair. Cette fois-ci,c'est au niveau du volume, dans un format maniable, que se condense la connaissance

encyclopédique organisée par le rédacteur. Roger Laufer clôt cette section par un texteintitulé « Nouveaux outils, nouveaux problèmes », dans lequel il s'interroge sur lesmutations qu'engendreront les nouvelles technologies pour le lecteur, et en particuliersur les potentialités de l'hypertexte.

La seconde partie s'ouvre par une étude d'Anthony Grafton consacrée à la naissanced'une bibliothèque humaniste, celle de Ferrare. Relisant le De politia litteraria de

Decembrio, qui d'une certaine manière préfigura YAdvis de Naudé, en particulier parses conseils techniques, il rappelle combien les bibliothèques humanistes cherchaient àse rattacher aux grandes bibliothèques antiques, se voulaient choisies en privilégiant les

classiques et « les livres qu'on ne va pas lire, mais relire », mais aussi lieux de critique

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des textes. Il souligne enfin combien ces bibliothèques étaient lieux de sodiaWIitÉ jwnrles courtisans, de lectures communes et de joutes oratoires. Bans « Le jstwcoe,, 1k

bibliothèque et la dédicace », Roger Chartier rappeËe comment, â partir dm ssf aèdoe;,

la «Bibliothèque du Roy» devenant publique et servant la renommée du monarquedoit être distinguée des collections personnelles des souverains. H s'attache ensuite »

montrer comment le fait d'offrir et de dédier un ouvrage au prince consfïtae,, pmssrl'auteur ou le libraire qui le présente, à la fois un acte de soumission et une recherchede protection. Comme le montrent maints frontispices, l'acte d'offrande, â genoux

parfois accompagné d'une lecture à haute voix, participe de la publication de l'ouvrage.Il contribue à faire du dédicataire l'inspirateur et l'auteur premier du Une offert

Cependant, la dédicace acceptée engage le récipiendaire, qui se doit d'assurer protection,rétribution et grâces à son donateur. Les deux textes suivants, de Paul Nelles et JacquesRevel concernent deux auteurs majeurs : Juste Lipse et Gabriel Naudé. Dans son Debïbliothecis, Juste Lipse veut persuader son dédicataire, Charles de Cray dkic d'Aradbol

de constituer une bibliothèque. Pour le convaincre, il écrit une véritable histoire des

bibliothèques de l'Antiquité, et évoque longuement celle d'Alexandrie. Son propos m'est

cependant pas uniquement celui d'un historien, puisqu'il débouche sur des propcâtâmsde ce que doit être la bibliothèque publique moderne vouée à l'érudition. Juste Lipse a

inspiré Gabriel Naudé, évoqué par Jacques Revel. L'Advis pour dresser une bibliotheque,de 1627, passe souvent pour le premier traité de bibliothéconomie moderne. Ce faisant,,on oublie un peu vite qu'il a eu des devanciers et des concurrents, et qu'il me fait qne

reprendre des notions et des techniques qui avaient déjà cours en son temps. JacipesRevel insiste sur le rôle alors essentiel des grandes bibliothèques privées, et surtoutt des

cercles de sociabilité intellectuelle et des réseaux internationaux érudîlCs dont des

étaient le centre. Depuis cette communication est parue la thèse de Robert BauDD[faDl1,

consacrée à Naudé, à laquelle on peut cependant reprocher de ne pas ooninontor le

discours naudéen à la réalité des bibliothèques du temps, à commencer par oele die de

Thou.La troisième partie de l'ouvrage insiste sur le rôle crucial des bibliothèques dans la

transmission, comme dans la perte des connaissances. Marc Baratin y montre oammenltla genèse et le développement de la grammaire sont liés au sort même des bibliotliièqpes

antiques. Luciano Canfora évoque le processus de la perte de certains testes giéoo-romains, et souligne combien a été important pour la transmission le rôle des Mfei»-

thèques privées. Il montre également quelles répercussions l'habitude antique de canser-ver les textes en codices (rouleaux) de cinq livres a pu avoir pour leur perte ou leur

sauvegarde. Évoquant pour sa part le Haut Moyen-Âge, de Cassiodore à Gerbert» Kenoe

Riche souligne la part importante jouée par le livre dans la Renaissance carolmgïeiname,tant dans les bibliothèques monastiques que dans celles des princes. Ce faisant» il insiste

sur le, rôle majeur des écoles et du lien maître-disciple pour la conservation et la

transmission des textes. Quant au xyiii6 siècle de Jean-Marie Goulemot, il est parcouru!

de tensions contradictoires entre d'une part accumulation et recherche d'exhaustMlê,dont l'Encyclopédie est l'archétype, et d'autre part réduction et épuration telles que L'Am

2440 ou Angola histoire indienne ont pu les évoquer en les poussant à l'extrême.

Un post-scriptum dû à Anne et Patrick Poirier, et intitulé « Mnêmosyne » clôt

l|ouvrage. Jouant sur la typographie, la mise en page et le corps des caractères, il se

présente comme des notes de fouilles d'un, archéologue du futur ayant travaillé à la

découverte des derniers vestiges de la « Grande bibliothèque »... manière de nous

ramener aux vicissitudes de la vie terrestre où tout a une fin.

; Ces,quelques lignes ne rendent que bien imparfaitement compte de la richesse etde la variété de ce bouquet de contributions, qui balaient et la longue durée et lesdivers champs du savoir. Il était salutaire de rappeler qu'une bibliothèque ne se réduit

': 1: Robert DAMOEN,Bibliothèque et état. Naissance d'une raison politique dans la Fmnce du X¥tt'siècle,Paris, P.U.F., 1995, 316p.

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pas à une architecture, même controversée, mais qu'elle est aussi le lieu de multiplesenjeux qui traversent les temporalités, du plus lointain passé à l'avenir le plus incertain.C'est bien ce que soulignait Christian Jacob dans la préface de cet ouvrage, qui d'unecertaine manière est une pierre de la nouvelle Bibliothèque nationale de France : « Lieude mémoire nationale, espace de conservation du patrimoine intellectuel, littéraire et

artistique, une bibliothèque est aussi le théâtre d'une alchimie complexe où, sous l'effetde la lecture, de l'écriture et de leur interaction, se libèrent les forces, les mouvementsde la pensée. Elle est un lieu de dialogue avec le passé, de création et d'innovation, etla conservation n'a de sens que comme ferment des savoirs et moteur des connaissances,au service de la collectivité toute entière ».

Dominique VARRY

Claudine HAROCHEet Jean-Claude VATIN (dir.), La considération, Paris, Desclée de

Brouwer, 1998, 275 p., 155 F.

La considération apparaît comme un échangeur subtil des sensibilités et des

comportements à la lecture des contributions de sociologues, d'anthropologues, de

juristes, de spécialistes des sciences politiques et d'historiens qui constituent cet ouvrage.Moins étudiée que la politesse, la courtoisie ou l'honneur dont elle croise le champd'exercice, la considération voisine plutôt avec la reconnaissance, la dignité et le respect,sentiments subtils et états mouvants qui deviennent parfois des revendications socialesou politiques. C'est ce qui confère à ces interrogations croisées leur pertinence et

engagent les historiens à les partager.Les questions essentielles furent posées au XVIIIesiècle par Adam Smith ou Jean-

Jacques Rousseau qui n'en firent ni un droit politique ni un droit juridique mais un

sentiment qu'on éprouve, un devoir qu'il faut rendre.Pour les historiens qui oiit contribué à cette approche, la considération apparaît

comme une forme de la vie sociale particulièrement sensible aux changements socio-

politiques. Elle est révélatrice et appelle à des relations nouvelles entre histoire dessensibilités et politique. Fait social total, comme le dit Pierre Ansart, la considérationest autant facteur d'ordre que moyen de légitimer la critiqué sociale. La fin de l'Ancien

Régime, de la société d'ordres et de privilèges> ouvre la question de la considération au

nom du principe d'égalité. La considération devient Une grille de lecture de la Révolution

française. Alan Forrest montre à quel point la disparition dès 1789 des privilèges sociauxet des considérations de naissance fut évidente pour tous les constituants proclamantles droits imprescriptibles de l'homme. Se pose en revanche la question des bornes dela citoyenneté : citoyen passif, puis, avec la guerre, étranger auxquels toute considérationest refusée. Durant la Terreur, le tutoiement, la fraternité républicaine, le ton démocra-

tique devienne une norme sociale qui rend suspect qui ne s'y conforme pas car il

menace la dignité du citoyen dans la vie quotidienne, c'est-à-dire ce que le peuple à la

fierté d'avoir conquis. Poussant l'enquête sous la Restauration, Pierre Ansart montre à

quel point l'époque flotte, incertaine, entre aristocratie et démocratie. Cette incertitudemême semble la capacité des groupes sociaux à se mobiliser pour la conquête de la

considération. De nouveaux talents le disputent à la noblesse. Ce sont les ingénieurs,les industriels, les banquiers. Les femmes romantiques ne veulent pas demeurer en

reste. Les ouvriers revendiquent eux aussi une place dans la société. Ils constituent avec

les industriels la classe utile, contrairement aux ministres et aux riches propriétairesdéclare Saint Simon qui fait alors scandale.

La médiéviste Daniela Romagnoli, en étudiant l'envers de la considération, c'est-à-dire l'infamie, châtiment exemplaire au xvn" siècle et sa disparition à l'époque des

Lumières, insiste néanmoins sur l'importance de prendre en compte les apports de

l'anthropologie et de la sociologie pour comprendre ses permanences. Car pour cernerla considération, il importe d'aller aux extrêmes : excès d'honneur ou d'indignité. Trop

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de considération conduit à faire obstacle au mouvement, à fossiliser les institutions.

Pour les citoyens peu considérés ou déconsidérés, portant les stigmates de la honte de

soi, la réponse n'est pas uniquement psychologique : elle passe par le collectif, le lien

social réinventé à partir de la prise en compte de l'hétérogène nous disent les sociologues

Philippe d'Iribarne et Vincent de Gaulejac. Les approches comparatives qui éclairent le

rapport entre citoyenneté et considération se révèlent fécondes. Les rapports entre

pouvoir civil et religieux, les formes de civilité, illustrent les problématiques spécifiquesde chaque pays. Ces études mettent l'accent sur certaines assimilations critiques comme

celle de la considération avec le respect, le droit à la différence et la prise en compte

juridique de l'identité.À cet égard, si la revendication, la-prise de parole pour obtenir la considération est

accès à la légitimité d'exister, elle ne requiert pas forcément une assignation identitaire

ou une réponse juridique.« Sa définition, ses conditions d'exercice; les règles qui les gouvernent, abstraites,

générales, souvent imprécises, doivent peut-être le demeurer pour mieux garantir,

paradoxalement, les fonctionnements démocratiques », écrit Claudine Haroche. Ainsi le

réclament les sentiments moraux, objets anthropologiques et politiques fondamentaux.

Les historiens, qui connaissent l'art de manier des logiques floues, les notions mouvantes

avec la palette des sciences sociales vont trouver dans cette approche pluridiscipUnairematière à inspiration. En témoignent ceux qui ont participé à ce recueil.

Anne VINCENT-BUFFAULT

Dominique POULOT,Musée, nation, patrimoine: 1789-1815, Paris, Gallimard, «Biblio-

thèque des Histoires », 1997, 406 p., 150 F.

Dans cet ouvrage, Dominique Poulot a décidé de présenter une synthèse d'un débat

vieux de plus de deux siècles, à savoir celui concernant une création dont l'idée était,

certes, déjà dans l'air, celle du musée : institution accélérée puis concrétisée parl'événement révolutionnaire. Cette naissance muséale n'alla pas sans contradictions,heurts ni; affrontements : recensements civiques et volonté iconoclaste accompagnèrentces réflexions puis ces réalisations.

Dé fait, le musée est fils des Lumières et de la volonté de la Révolution françaisede construire une mémoire pour la postérité. Mais le chemin à parcourir pour y parvenirfut plein d'embûches et sinueux. En revanche, le patrimoine, que cette nouvelle

institution®présentait, fut rapidement considéré comme une immense richesse dont la

nation se voulut gérante et garante. Ce sont ces dix années révolutionnaires, essentielles,

que l'auteur a choisi de présenter. Il montre comment, malgré de fortes contradictions,des discussions et de vives oppositions parfois, la France met en place, grâce à son

patrimoine, un héritage qu'elle intègre dans le cours de son histoire. Mais une histoire

qu'elle veut orienter vers toujours plus de progrès, et l'auteur insiste sur la façon dont

elle décide de présenter, d'exposer, de dévoiler, de reconnaître donc ce dernier, c'est-à-dire d'accepter en l'intégrant son passé. Ce travail s'organise en quatre parties, chacune

subdivisée en trois chapitres.Après une riche introduction rappelant le long débat historiographique concernant

la question du vandalisme, les positions diverses et les oppositions, la première partie :«Le sens de l'héritage et l'âge de la critique» traite de la marche vers le musée. En

effet, si la naissance de ce dernier est liée à la Révolution française, il n'est pasmagiquement sorti d'un chapeau. Nous savons que le xvaf siècle ne fut pas exempt de

préoccupations touchant les oeuvres d'art, leur sort, leur destin, voire leur propriété,D. Poubt le rappelle longuement. De même, ce siècle des Lumières fut aussi celui du

classement de l'ordonnancement, du rangement et de la cohérence affichée. Ainsi,dresser des listes, des catalogues, réorganiser un passé, inventorier en pensant à l'avenir,telle, était déjà la préoccupation de Gaignières (mort en 1715). Si son travail ne retint

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pas immédiatement l'attention, en revanche, il inspira largement le xvmf siècle. Paral-

lèlement, D. Poulot montre combien en Italie, la tentative muséale à la gloire du Prince

s'affirmait, devançant dans ce domaine le royaume de France. L'auteur insiste sur lacésure que représente l'avant et l'après Esprit des Lois. Mais il faut attendre 1779 etl'initiative de d'Angiviller pour que l'idée d'un Muséum prenne un caractère officiel. Undébat tumultueux, chaotique occupe ainsi toute la période pré-révolutionnaire. Nombrede projets se croisent, se contredisent ; la réflexion, que l'auteur qualifie d'« inter-minable » sur ce musée idéal, était encore en cours en 1789. Et si les rivalités entreadministration officielle et initiatives privées avaient freiné le processus, globalement,l'idée d'un héritage culturel existait, même si D. Poulot constate « un défaut d'investis-sement sur "le patrimoine" à l'issue de l'Ancien Régime». «Le vandalisme et les

politiques de conservation » constitue l'objet de la seconde partie. Inventorier, protéger,conserver (tout ?), distribuer : c'est à ce moment que se met en place une politique du« patrimoine », investissant tout en laïcisant de nouveaux lieux, tels les églises, que lanation s'approprie comme héritage et qu'elle constitue en mémoire avec — chose

signifiante — la volonté d'un État garant de ce dernier. Deux moments, 1790 et l'après-10 Août rythment le temps de l'appropriation. L'auteur montre alors les hésitations entreles tentations d'un vandalisme purificateur et celles d'une conservation comme moyenpolitique et civique : nous retrouvons le fameux couple infernal de la Révolution

française qui inventorie, décrit, administre, s'oriente vers une professionnalisation de la

conservation, tout en lorgnant vers certaines formes d'iconoclasme. Et malgré cettedouble tentation, la préoccupation muséale demeura une véritable « obsession pédago-gique » que défendit l'abbé Grégoire et que concrétisa définitivement Chaptal aprèsBénezech, parachevant de fait un vieux centralisme. Ils offraient à l'État un « rôle

d'organisateur et d'enrichisseur » de musées. Ceci n'excluait en rien la contradictionentre deux volontés, l'une de conservation et l'autre, iconoclaste envers le passé.L'iconoclasme, lorsqu'il existe, est décrit comme un « rite d'instauration » souvent feutré,mais jamais comme une stratégie affirmée et radicale. Le paradoxe, sur lequel insiste

l'auteur, tient au fait que cette nouvelle institution fit « entrer au musée la plupart des

oeuvres, parfois privées de leur référence », tout en montrant aussi que « l'art est un

produit du génie universel » ainsi « l'iconoclasme révolutionnaire se distingue là de lahaine habituelle des images ». D. Poulot conclut cette partie en rappelant l'insistance et

l'importance du discours sur le vandalisme, montrant ainsi à quel point l'événement

occupa le monde intellectuel. Ainsi se posait un « nouveau rapport à l'héritage » qui

risquait d'aplanir les conflits tout en accroissant l'émulation artistique.L'idée de conservation muséale montrée comme acceptée, D. Poulot aborde sa

troisième partie « L'invention du musée et les stratégies de l'utilité ». Nous y suivons le

célèbre débat Roland / Le Brun, puis, après la création administrative du Louvres,l'auteur nous rappelle un autre débat concernant la nécessité ou pas de créer desmusées en province, et les problèmes posés de locaux, de crédits, de distribution, de

répartition, d'envois de l'État et de conservation. Ce réseau muséal établi, le 1erseptembre1801, connut certes quelques échecs, mais constate D. Poulot, la tradition patrimonialeétait désormais ancrée. Une querelle parallèle accompagna l'ouverture de l'ensemble de

ces musées, dénonçant ces derniers comme un «conservatoire stérile». Telle fut la

position du plus connu des adversaires, Quatremère de Quincy, qui ne comprenait de

contempler une oeuvre qu'« in situ ». Cette polémique l'opposa à Alexandre Lenoir

pendant un quart de siècle. Et c'est justement Lenoir que nous retrouvons dans les deux

premiers chapitres de la quatrième partie, « La culture du passé et les imaginaires de

l'authenticité ». D. Poulot y rappelle sa vie, ses desseins, ses réalisations, son parcoursaux Petits Augustins. Comment Lenoir reconstruisait l'histoire en y classant « par âgeet par date » les oeuvres et monuments. Puis l'auteur nous conduit, dans un dernier

chapitre, à effectuer une visite guidée et commentée dans les musées naissants. Nous ysuivons les voyageurs étrangers qui s'étonnent et s'émerveillent des facilités pour accéderaux musées, de la liberté de visite et des possibilités de parcours offertes à l'intérieurde ces lieux. L'auteur y montre une « sensibilité nouvelle » en train de naître. Dans sa

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conclusion, il explique comment l'organisation muséale, malgré les débats sur sa

pertinence, a mis à la disposition d'une « humanité régénérée » un patrimoine universel.

Sur ce socle se fonde plus tard la politique,de Guizot, dont il rappelle les initiatives.«En cela, 1789 a dessiné pour longtemps la forme française du patrimoine, tout à lafois laïc et universel, égalitaire et démocratique ».

Grâce aux nombreuses notes renvoyant à une bibliographie variée, cette synthèse,par sa manière nouvelle d'investir le sujet, permet à ceux qui découvrent la question de

pouvoir l'embrasser dans son ensemble, d'y trouver d'essentielles informations. Quantaux autres, ils peuvent faire le point sur l'état actuel de la question. De fait, par larichesse de son travail, D. Poulot nous invite à désirer en savoir encore plus.

Christine LE BOZEC

Aleida ASSMANN,Construction de la mémoire nationale. Une brève histoire de l'idéeallemande de Bïldung, Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l'Homme, 1994,128 p., 95 F.

« Au cours du xvnr' siècle, écrit A. Assmann, la Bïldung se constitua en un termeintraduisible désignant une invention et une institution foncièrement allemandes. » Cetteinstitution a une préhistoire : la rhétorique dans la cité grecque comme art de la miseen scène de soi ; l'anthropologie de la formation de l'individu par lui-même chez les

grands hommes à la Renaissance ; la doctrine de l'imago Dei — l'homme, « monnaie deDieu » (saint Augustin) — dont la Réforme a hérité, et qui aboutit à l'idée que Bildung= Umbildung, transformation « de l'homme qui s'appuie sur l'image de Dieu placée enlui ».

Au cours du xmf siècle, cette notion a été sécularisée et d'une transformationradicale on est passé au projet d'une croissance progressive, dominée par l'idée de non-achèvement et de plasticité de l'homme qui mobilise ses ressources propres, le langageet le savoir. Selon Aleida Assmann, Herder joue un rôle essentiel dans cette sécularisa-tion de la Bildung, en procédant à une « nationalisation de la culture ». C'est égalementpar lui que la Bildund devient une Volksbildung — éducation du peuple. Ce processusest mis en oeuvre à un moment clef de l'histoire allemande, où l'Allemagne passe de lasociété ancienne des états et des corporations à la société bourgeoise moderne. La

Bildung est un élément clef de l'architecture de cette société moderne, au croisementdu mouvement d'homogénéisation de la société et du besoin de distinction des individus.

Autant*dire — ce qui semble largement inaperçu des protagonistes du temps — quela Bildung est une notion parfaitement contradictoire, apte à recevoir des contenus detoute sorte. On en a un exemple dans un projet que soumet à Goethe en 1808 un hautfonctionnaire bavarois de l'instruction, Niethammer (l'un des grands correspondants de

Hegel), celui de la Nécessité d'un « livre national » comme base de la Bildung générale deh. nation. Goethe s'y intéresse et pense qu'un tel livre doit être exhaustif, formateur

(bildend), représentatif et monumental. Les modèles de ce « livre national » sont la Bibleet Homère. Le projet n'aboutira pas, mais l'idée aura une postérité chez les nationalistesallemands du début du XXesiècle.

Il n'est pas étonnant que la contradiction ait vite éclaté et que d'un travail formateurde l'individu le xixe soit passé à une pédagogie nationale imposant des modèlesd'identification. On en retrouve les effets dans les monuments nationaux tels que le

Walhalla, conçu dès 1807 et inauguré en 1842, mais surtout le Kyffhaùser édifié en

Thuringe par les associations de soldats allemands (1892-1897) et le monument de

Leipzig (1895-1913) commémorant la bataille des Nations. Illustrations du caractèreétouffant de ce qui est venu à la place d'un travail émancipateur (aussi ces monumentssont-ils moins une mise en oeuvre de la Bildung que sa négation). Le livre d'A. Assmannest l'histoire de cet étouffement d'où émerge, à peu près seule, la figure de Nietszche,critique féroce de cette construction d'une âme allemande asservie.

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L'auteur insiste sur le caractère étroitement bourgeois de l'entreprise, soulignant

que restent en dehors « tous les groupes en marge du cosmos social du XIXesiècle :nobles et officiers, prêtres et artistes, ouvriers et paysans ». Voilà qui laisse beaucoupde monde de côté, de sorte que « la formation sociale de la bourgeoisie et son épinedorsale, l'idée de Bildung, n'ont pas l'universalité à laquelle elles prétendent ». La Bildungcoupe alors la bourgeoisie du prolétariat, elle devient la garantie d'un statut, un brevet

d'appartenance sociale à l'État-fonctionnaire. :Malgré les efforts de réélaboration du

concept par Troeltsch, Haecker, Curtius ou, récemment, Gadamer, la Bildung ne seremet pas de ses fourvoiements intellectuels et esthétiques qu'analyse A. Assmann.

L'éviction des militaires du champ de la Bildung pose une question. En plein siècledes Lumières bourgeoises, Frédéric II place à la tête de l'Allemagne moderne une Prussedont les cadres supérieurs militaires et civils excluent tout roturier. Et incontestable-

ment, de Marwitz, l'ami de Rahel Varnagen, à Bismarck, en passant par Gneisenau,

Clausewitz, etc., il est difficile d'ignorer que les bâtisseurs de l'Etat prussien sont parmiles plus intéressants de l'Allemagne moderne. Que leur héritage ait sombré dans le

déshonneur de la Wehrmacht au service du nazisme, que la Bildung, comme le montre

l'auteur, ait trouvé son ultime accomplissement à Auschwitz, tout cela ne saurait le

faire oublier. Dès lors, on incline à penser que la Bildung pourrait avoir été édifiée en

concurrence aux idéaux miUtaires prussiens, mais une concurrence subreptice, voire

honteuse, par une bourgeoisie insuffisamment audacieuse et fière pour revendiquerhautement ses propres valeurs sociales (cela fait penser à ce qu'écrit Fritz Stern, dans

Politique et désespoir, sur l'abandon silencieux de la religion par les Allemands au

XIXesiècle) et pour comprendre qu'elles étaient incompatibles avec l'existence du Reich.

La Prusse frédéricienne posait un défi que la bourgeoisie allemande n'a pas su relever

ni même voir clairement. Aleida Assmann ne pose pas le problème du rapport de la

Bildung, concept bourgeois, et des valeurs prussiennes. Il me semble pourtant qu'un tel

rapprochement permettrait de mieux comprendre l'affaissement de la Bildung dans un

Reich triomphaliste et le stupéfiant déchaînement de la violence des classes dirigeantesau xxe siècle. L'idéal prussien, déjà déstabilisé par le Bismarck de 1871-1890, allait être

totalement dévoyé par Guillaume U. La Bïldung était dès lors vouée à périr sous les

coups de militaires inspirés par la vengeance et par la haine des Juifs qui, A. Assmann

le souligne, furent parmi les plus talentueux constructeurs et défenseurs de la Bildung.Celle-ci se révélerait alors n'avoir été qu'un instrument culturel bâtard, aux fondements

intellectuels mal assurés, un projet spectaculaire, si ce n'est publicitaire.

Jean-Yves GUIOMAR

Cécile DAUPHIN,Pierrette LEBRUN-PÉZERATet Danièle POUBLAN,Ces bonnes lettres. Une

correspondance familiale au XIXesiècle, Paris, Albin Michel, 1995, 396 p.

Ce livre déplace le regard généralement porté sur les correspondances familiales. Il

participe d'un vaste chantier sur les correspondances au XKe siècle qui a permis de

dessiner sa cartographie, de mesurer sa nature et son volume, de déterminer ses flux et

ses règles d'écriture '. Il s'agit là de prendre à bras le corps la lecture d'une correspon-dance particulière. Conservée par la famille Froissait, elle s'étend de la Révolution à la

Grande guerre. Un coup de projecteur est particulièrement porté sur les ascendants

Duménil dans la seconde moitié du XIXesiècle. En présentant cet ensemble de textes

comme un objet historiquement construit avant même l'intervention des chercheuses,ces dernières nous invitent à suivre l'opération d'écriture, de réception, de premierrangement, puis de conservation patrimoniale, et de publication partielle comme une

véritable entreprise d'édification familiale.

1. La Correspondance.Les usages de la lettre au XIXesiècle, sous la direction de Roger Chartier,Paris, Fayard, 1991.

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Sans dénier la saveur et l'effet d'étrangeté de telles sources, elles distinguentplusieurs approches : l'histoire de la famille et du terreau social d'où surgit cette

correspondance, la raison de sa conservation, l'élaboration d'un mémorial privé. L'atten-tion donnée à ce processus de redécouverte d'une correspondance bourgeoise ordinaire

s'accompagne d'une étude fine des règles de la grammaire sociale qui préside à l'activitéde correspondance. Cette réflexivité sur la constitution d'un objet où se joue notrefascination de l'intimité passée engage les trois historiennes à refuser la « chirurgieesthétique » qui consiste à-sélectionner les passages les plus piquants des lettres, ou le

replâtrage aux fins de reconstituer les péripéties d'une histoire familiale. Délivrées del'illusion d'une fraîcheur originelle qui jaillirait des lettres, les auteures nous guidentavec raison et sensibilité dans les bribes de dialogues qui tissent le réseau familial. Ellesnous invitent à considérer la correspondance, non comme un réservoir d'informations,mais comme une pratique qui vaut en elle-même, un acte où l'échange de nouvellesn'est que secondaire. Prime l'écriture comme lien rituellement renoué où « le pacteépistolaire » est sans cesse réaffirmé. La démonstration est convaincante : la mise enscène de l'écriture dans la lettre même, le rappel des règles de la convenance (mesure,clarté, conformité) parfois bousculées pour mieux créer le naturel, tout concourt à fairede la correspondance familiale un rituel domestique. Ce livre la définit comme un genreen soi qui permet de « cultiver une rhétorique de l'attachement familial et de fabriquerun univers autarcique ». Chacun s'y reconnaît pour peu qu'il y participe. Rédacteurs etdestinataires sont multiples au point qu'il faille inscrire des clauses d'intimité pours'adresser seulement à l'amie, au conjoint et limiter ainsi le cercle des lecteurs. Mais lacélébration du groupe familial reste la fonction dominante. Femmes et hommes y jouentchacun leurs rôles. La mise en scène féminine figure de multiples espaces habités, où

surgissent les enfants, où pressent les occupations. Les femmes de la classe de loisircourent après le temps et écrivent là où le devoir et les réjouissances les appellent. Leshommes s'installent à leur bureau ou dans un lieu calme et n'ont pas à justifier que le

temps leur manque puisqu'il est employé à des tâches dignes ou productives.JJ faut dire que l'écriture féminine domine, tant par son volume, par sa fréquence

que par son efficacité. Car la correspondance des Duménil entre 1857 et 1873 est

marquée par un événement. Caroline Duménil, élevée au Jardin des Plantes, dans lemilieu du Muséum, épouse un industriel alsacien Charles Mertzdorff et meurt à 26 anslaissant deux enfants. Félicité, la mère de Caroline entame alors une véritable stratégieépistolaire pour convaincre Eugénie, l'amie d'enfance de sa fille, de remplacer cettedernière auprès du veuf et des deux orphelines. Par un jeu subtil d'identification, ellevainc peu à peu la prudence de la jeune femme. Le rituel d'intégration épistolaire,jouant de rfeut le clavier sentimental, social et familial est tellement efficace qu'Eugéniequitte son cher Jardin des Plantes pour l'Alsace des Mertzdorff.

On voit d'autant mieux comment ce circuit d'intimité qu'est la correspondanceparvient à domestiquer l'espace extérieur, à s'approprier l'histoire traversée par la

famille, mais permet aussi de veiller à sa prospérité, à sa continuité. Cet ouvrage devientdès lors une référence pour qui se penche sur ce type de sources et étudie la viefamiliale bourgeoise au XIXesiècle.

' Anne VINCENT-BUFFAULT

Isabelle POUTRIN(dir.), Le XIXesiècle, science, politique et tradition, Paris, Berger-Levrault,1995, 534 p., 480 F.

« Le XIXesiècle, science, politique et tradition » n'est ni un livre d'histoire générale,ni une synthèse : Alain Corbin déclare d'ailleurs en introduction que celle-ci relèveraitde la supercherie. Les auteurs de ce volume se proposent plutôt d'apporter au lecteurdes éléments de réflexion sur « le siècle des savants et des penseurs, et non celui despeintres, romanciers et des poètes », supposé bien connu. Très bien illustré, comprenant

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des encarts de textes originaux judicieusement sélectionnés, ce livre combine un projetoriginal et une présentation séduisante. Intéressant par la mosaïque de réflexions etd'illustrations qu'il propose, il ne peut cependant que décevoir celui qui y cherche unevision d'ensemble de ce « grand siècle » de la modernité.

Les chapitres en sont des articles très savants et synthétiques, mais supposantconnus tous les éléments de fait. Un tel parti-pris, très étranger aux habitudes positivesdu métier d'historien, donne parfois l'impression d'un certain arbitraire à force d'abs-traction, et rend même difficilement compréhensibles certains points, en particulier tels

développements concernant l'anthropologie, ou les « philosophies socialistes », fauted'une contextualisatiôn plus précise. S'il comporte un index, le livre ne propose du resteni chronologies, ni notices.

L'ouvrage se divise en deux parties, subdivisées chacune en trois sections : « L'ins-titution du discours scientifique » (l'évolution humaine ; la terre apprivoisée ; corps et

esprit) et « Penser la société » (usages de l'histoire ; pouvoirs et contestations ; le religieuxdans le siècle). La première moitié, consacrée à la science, ne propose aucune réflexion

générale sur ce qu'elle est, sur la hiérarchie des sciences et leur institution (académique,scolaire, sociale). Privilégiant les sciences de l'homme et de la société, elle accorde

cependant à certaines d'entre elles une place très limitée (la psychologie « spiritualiste »,la médecine, la sociologie, l'économie politique).

Une grande place est donnée en revanche, dans la seconde partie, aux usages de

l'histoire, mais à nouveau, aucun article ne s'attache à rendre intelligible la place donnéeau xixe siècle à l'histoire comme nouveau paradigme. La deuxième section, plus synthé-tique, qui évoque à la fois la liberté, la nation, le socialisme, et les combats menés parles femmes et par les abolitionnistes, sous des rubriques apparemment plus classiques,apporte beaucoup d'éléments et d'interprétations novateurs. La troisième section estessentiellement une réflexion sur la laïcisation, qui ne fait aucune place au traditiona-lisme religieux, mais traite longuement des « religions républicaines » (positivismes,laïcité, libre-pensée).

Chacun de ces chapitres fournit une contribution savante, documentée, synthétique,à la question qu'il traite. Mais le recueil ne justifie pas assez les choix opérés dans son

objet comme dans son découpage.

Sophie-Anne LETERRIER

Bernadette BENSAUDE-VINCENTet Anne RASMUSSEN(dir.), La science populaire dans h

presse et l'édition (XIXeet XXesiècles), Paris, C.N.R.S. Éditions, 1997, 299 p.

Rejetant de son titre lés termes de vulgarisation ou de popularisation qui supposentqu'il existe une science unique préexistante qui serait ensuite traduite dans des langagesplus ou moins efficaces, les études rassemblées par B. Bensaude-Vincent et AnneRasmussen montrent bien que les deux phénomènes sont synchrones et que la sciences'invente aussi en s'écrivant. Plus qu'avec le seul développement de la science, l'étudede cette littérature doit être analysée dans le cadre de l'histoire de l'imprimé et de ses

usages telle que l'illustre par exemple R. Charrier. L'alphabétisation, l'organisation de

l'édition, le profil des scripteurs, l'utilisateur des techniques, les modes et les lieux de

lecture sont les multiples ingrédients qui modifient une histoire de la science populairesingulièrement complexe. Ainsi, l'essor et l'organisation d'une édition puissante bonmarché et tout entière tournée vers le profit et la commercialisation joue un rôle

essentiel dans le destin de la littérature scientifique populaire. En revanche, les relationssont souvent complexes. Ainsi, si le faible niveau de l'alphabétisation peut contribuer à

expliquer le naufrage rapide de La Ratura, revue italienne, il n'empêche pas que fleurisseau Portugal et au Brésil une littérature scientifique populaire dynamique qui sert surtoutà constituer et à institutionnaliser une communauté scientifique nationale.

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Les stratégies commerciales des journaux et des éditems expliquent MSE souventles caractéristiques et les diversités de cette littérature. Après l'ère des éditeurs militantset des libraires savants vient à partir des années 1850, celles des éditeurs commerciauxAux petits ouvrages austères des premiers succèdent des livres accrocheurs mais bonmarché, largement illustrés grâce aux techniques nouvelles, le meilleur exemple est

donné par Hachette qui lance en 1864 sa « Bibliothèque des merveilles » cranfiée à un

rédacteur en chef qui répartit le travail entre des auteurs de plus em plus spécialisés(écrivains mineurs savants peu connus) dont naîtront plus tarai le» vulganisations

professionnels puis les journalistes scientifiques.À partir des années 1890 pourtant, le petit ouvrage de science dédime, arasaisIle

message scientifique migre de plus en plus largement dans la presse rit les périodiques.Ce changement de support qui accélère la recherche d'un public de plus en plus largese traduit par une transformation des messages. De plus en plus bref, pratique et axésur l'image, développant les récits de voyages, l'article scientifique présanlte de plus enplus la science comme une aventure pleine de péripéties. En ne refusant pas l'anthropomorphisme et la facilité, il s'aligne sur le sensationnalisme des aulnes articles quil'entourent. Même la vulgarisation médicale n'hésite pas à employer une iconographiequi préfère faire voir que faire comprendre et fait plus appel aux sentiments troubles

qu'à l'intelligence de ses lecteurs. La même littérature cache mal son ideologie polula_tionniste, antigermanique, revancharde et pudibonde. En Italie, symétriquement LaNatura périt sans doute d'un anticléricalisme et d'un positisme provocateur dans unpays fortement lié au catholicisme.

La science populaire perd ainsi largement le caractère éducatif et moralisateur apila caractérise jusqu'au milieu ou à la fin du XIXesiècle. En Grande-Bretagne et auxÉtats-Unis surtout, la vulgarisation scientifique prend un caractère missionaire et

calque ses méthodes sur celle des prédicateurs des sectes dissidentes. Revues et petitslivrets bon marché mettent en scène des conférences de savants itinérants. Il s'agit deconvertir le peuple à la science en même temps qu'à la piété. Dans un cadre moinsempreint de religiosité, le message scientifique est lié aux offensives moralisatrices et« civilisatrices ». Par exemple, l'astronomie est présentée comme une science qui élève

l'âme et peut contribuer à fonder un idéalisme philosophique. Le magazine allemandDie Natur tente d'établir un compromis entre ses ambitions morales et quasi religieuseset un,enseignement pratique des sciences expérimentales. Son successeur Kosmos hésiteentre le respect « romantique » de la nature et la volonté « scientiste » de la dominer.

On aurait pourtant tort de faire de la science populaire un instrument d'asservis-sement ou de prise en main des classes populaires par les classes dirigeantes, Cetttelittérature rencontre les aspirations de groupes militants pour l'émancipation dta peuplepar la science et par la culture, comme les ouvriers regroupés autour du journal L'atelierdans la première moitié du XIXesiècle. Par la suite, on pressent que cette littérature metouche pas seulement l'individu isolé et livré poings et pieds liés à la culture de massemais qu'elle est relayée par de nombreuses associations d'amis de la natare («mparticulier en Allemagne). Plus généralement; la pérennité de ce genre littéraire^, qaidlque soit sa forme, est le signe qu'il correspond à un mouvement de fond qui n'est pastotalement artificiel ni créé ex nihilo. Ce n'est pas le moindre mérite de ce lîmre qped'attirer l'attention sur ce fait et d'en renouveler la vision.

Olivier FÂORM

Laurent BARIDON,L'imaginaire scientifique de Viollet-le-Duc, Paris, L'Harmattan, Coleé--tion «Villes, histoire, culture, société », 1996, 293 p.

Cette thèse se présente sous la forme quelque peu déconcertante d'un dicttGBMiMrede 20 entrées, d'Anatomie à Philologie, certaines attendues (Dessin, Dictionnaire, Evolu-tionnisme, Organicisme), et d'autres moins (Chalet). C'est qu'il ne s'agit pas d'uun

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38 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

dictionnaire de l'oeuvre de Viollet-le-Duc mais d'un essai sur ses « structures secrètes ».Sa forme, si elle permet des usages différenciés, de la simple initiation à l'usage plus

spécialisé (mais le catalogue publié par la Réunion des Musées Nationaux en 1980demeure indispensable, car bibliographie et annexes sont ici assez sommaires), amène

toutefois des redites d'un article à l'autre, notamment dans la référence obligée à la

biographie de Viollet-le-Duc, ou la mention des influences qu'il a subies; Enfin l'intro-

duction aurait dû procurer un fil directeur; au Heu de résumer les différentes notions

évoquées, en reprenant parfois littéralement leurs développements.

Quelques citations de Viollet-le-Duc judicieusement fournies par Baridon au hasard

des entrées permettent de réviser rapidement ce classique du « grand siècle » (c'est-à-

dire, comme on sait, le XIXe).L'une, très célèbre, caractérise le dessinateur que notre

temps se plaît surtout à saluer : « Lé dessin, enseigné comme il devrait l'être, est le

meilleur moyen de développer l'intelligence et de former le jugement, car on apprendainsi à voir, et voir c'est savoir » (Histoire d'un dessinateur). Reprenant les analyses de

F. Boudon, Baridon montre le lien étroit entre dessin et écriture dans la production

didactique de Viollet-le-Duc et la qualité de narration qui fit son succès de vulgarisateur ;il rappelle aussi ses engagements de réformateur (contrarié) de l'enseignement. Le

Dictionnaire de l'architecture, à l'article « Profil » peint l'archéologue, historien de l'art et

inventeur de la « restauration » ; « en décomposant un édifice du XVesiècle, on peut yretrouver le développement de ce que ceux du xne donnent en germe, et, en présentantune suite d'exemples choisis entre ces deux époques extrêmes, on ne saurait, en aucun

point, marquer une interruption. De même, dans l'ordre de la création, l'anatomie

comparée présente, dans la succession des êtres organisés, une échelle dont les degréssont à peine sensibles, et qui nous conduit, sans soubresauts, du reptile jusqu'àl'homme». Cette profession de foi, insiste justement Baridon, illustre l'organicisme,notion-clef de l'imaginaire de Viollet-le-Duc qui inspire sa restauration sur le mode des

reconstitutions d'un Cuvier, ou encore l'évolutionnisme de son Histoire de l'habitation

humaine. H faut y ajouter un imaginaire cosmique qui croit à l'existence d'une forme

primordiale et universelle à la base de toutes les compositions naturelles, et dont

l'architecture doit évidemment s'inspirer : « Depuis la montagne jusqu'au cristal le plus

menu, depuis le lichen jusqu'au chêne de nos forêts, depuis le polype jusqu'à l'homme :

tout dans la création terrestre possède le style, c'est-à-dire l'harmonie parfaite entre le

résultat et les moyens employés pour l'obtenir ». À ce déterminisme du milieu, à cette

« mésologie poétique » que Baridon réconnaît à l'oeuvre chez son héros, répond un essai

de lecture du réseau discursif où circulent lès thèmes, les images, les analogies propresà son génie.

Viollet-le-Duc appelle une telle démarche, qui a mobilisé un encyclopédisme dont

sa bibliothèque porte la trace : plus de 2 000 numéros, dont 600 consacrés aux arts,

entendons l'architecture et l'archéologie, car la peinture est peu présente sauf par la

perspective et dans ses rapports avec l'architecture. L'histoire représente près du quartdes ouvrages, essentiellement dans son rôle d'auxiliaire de l'archéologue, mais aussi,

après le traumatisme de 1870, pour sa réflexion sur la situation contemporaine. L'histoire

littéraire, la linguistique et la littérature (des générations antérieures plutôt) sont

présentes, et les sciences forment le quatrième grand centre d'intérêt, avec surtout les

sciences naturelles et la nouvelle « anthropologie », dans des ouvrages de (bonne)

vulgarisation.Lancé sur la trace de ces immenses lectures, Baridon ne produit pas une généalogie

des concepts, ni ne démontre d'enchaînements déterminants : il pratique une attention

flottante, en quelque sorte, afin de « mettre en lumière certaines déviations irration-

nelles ». Le propos n'est pas sans évoquer celui d'un Philippe Murray dans un ouvrage

brillant, et conduit à relever par exemple l'usage du mythe aryen dans l'explicationethnique de l'architecture. Certains articles esquissent ainsi un tableau de l'imaginaire

scientifique du dix-neuvième siècle à travers ses principaux représentants — sans que

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1999 - Noe 3-4 »

l'on puisse toujours se rendre compte si certains ont réellement influencé Violet le Ducou s'ils sont cités au titre d'obsessions communes â l'époque : ainsi pour Zola.

François Loyer, qui dresse en préface une excellente fortune critique de Violet-le-

Duc au xxe siècle, souligne qu'il fut explorateur à la manière des personnages de JulesVerne et que ce dictionnaire répond à une pensée protéiforme De fait, ce bilan critiqueest d'une grande richesse qui, à partir d'une connaissance approfondie de Violet-le-ducet de l'historiographie récente, dessine un personnage complexe et appelle â soin

approfondissement.

Dominique Poulot

Marie-Claire ROBIC,Anne-Marie BRIENDet Mechtild ROSSIER (dir.), Geographes face eaumonde. L'Union géographique internationale et les Congrès internationaux de géogra-phie, Paris, L'Harmattan, 1996, 464 p.

Paul CLAVÀLet André-Louis SANGUIN(dir.), La Géographie française à l'époque classique(1918-1968), Paris, L'Harmattan, 1996, 346 p., 190 F.

La Commission « Histoire de la pensée géographique » de ITUnâoii géographiquesinternationale (U.G.I.) avait publié il y a un quart de siècle un tirés interresant welcomeintitulé La Géographie à travers un siècle de Congrès nationmix. H fat décidé lorsz An

congres de Sydney (1984) de l'actualiser. Voici le résultat, très différent dm volume de1972 et notablement du projet de 1984, comme le soulignent Philippe danssa préface et Marie-Claire Robic dans son introduction : une liste de collaborateursmoins internationale qu'il avait été prévu initialement, resserrée sur l'équipe de recherche«Histoire et épistémologie de la géographie » du Centre de Géohistoire de Paris, unbutbutcentré sur l'instrument de travail, etc.

Lé premier Congrès international de géographie s'est tenu à Anvers en. 1871 undemi-siècle plus tard, en 1922, l'Union géographique internationale d'abord réservéeaux nations alliées et associées dans la victoire de la Grande Guerre,, naquit Chue

représente le projet d'une telle organisation scientifique internationale : commenta-t-elle pris le relais des congrès de géographie organisés au XIXesiècle par les Sociétésde Géographie, comment fonctionne-t-elle, qui y est effectivement représenté,, qodte aété la dynamique scientifique de l'Union, à travers congrès et commissions ? A-t-elleimpulser la recherche géographique, organiser durablement des coopérationsfiques, innever en matière théorique ou technique, comment a-t-elle affronté les grandestensions du xxe siècle? Telles sont les principales questions que se sont proies les

auteurs, et auxquelles il est en général répondu avec conscience, culture et souci «falecteur. Certaines contributions sont en anglais, les titres sont en deux langues,, et tarai

recueil de résumés en anglais figure en fin d'ouvrage, les tableaux et planisphères sontnombreux et bien faits. Le plan général de l'ouvrage a permis un efficace regroupementdes contributions ; toutefois, on peut regretter, non pas tant la classique hêtêrogéneitéde ce genre d'ouvrage collectif, mais la maigreur des informations apportées par certains

auteurs : il aurait été'possible de repasser sans dommages sous la barre des 400 pages,,.De même, le lecteur distingue aisément deux catégories de bibliographies —

PhilippePinchemél dit dans sa présentation « la partie bibliographique est très développée!» — ::celle qui est le fait des organes de l'U.G.I. est à juste titre très développée, la bibliographiedes livres sur la géographie est certes fatalement fort sélective, mais on a eu douze ans

pour l'établir et elle est parfois schématique de curieuse façon : ainsi, aider le lecteur àse documenter sur les Sociétés de Géographie est judicieux et indispensable, le Mire enne citant qu'une thèse de ET cycle sur la société de Paris sans donner articles et thèsed'État sur l'ensemble des sociétés mondiales n'est pas correct (en français dans le texte),

L'épistémologie de la géographie a fait ces dernières années de gros pitres,notamment grâce à Paul Claval qui, dans le second titre analysé, codirîge avec Amâfê»

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40 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Louis Sanguin un fort ouvrage, collectif lui aussi, ouvert par deux belles photos de MaxSorre et Jean Gottmann, sur un âge classique qui est abondamment explicité et justifié.Ce livre est le résultat d'un colloque de 1992 organisé par la Commission d'épistémologieet d'histoire de la géographie du Comité national français de géographie et par lelaboratoire Espace et Culture de l'Université de Paris-Sorbonne. Quatre partiesordonnent le propos : contexte et traits majeurs, personnalités et écoles, géographierégionale, enfin la diversification de la géographie française.

Ce demi-siècle concerne une petite communauté scientifique, une école géogra-

phique qui apparaissait dans le monde entier comme un modèle et qui s'illustranotamment par la publication de la Géographie universelle (1927-1948). Cette géographieest dominée longtemps par la monographie régionale, genre considéré comme le sommet

des oeuvres géographiques, la géographie générale prenant progressivement le relais

jusqu'au tournant de 1968. Mais cette science géographique fort orthodoxe marginalisaun Jacques Ancel, un André Siegfried, un Jean Gottmann, et encore un Éric Dardel...

Entièrement aux mains des Vidaliens de la première génération, la géographie

française de l'entre-deux-guerres doit beaucoup à l'École des Annales : on aurait pu ici

solliciter quelque contribution qui aurait permis d'aller plus loin. On aurait pu montrer

des rencontres : l'oeuvre de Vidal ne procède-t-elle pas, ainsi, tout entière d'une volonté

d'émanciper la géographie du culte de l'écrit pour en faire une science des choses vuessur le terrain, fondée sur le regard substitué à la lecture en tant qu'instrument privilégiéd'acquisition des connaissances ? H faudra bien un jour que les géographes s'aperçoivent

que la « nouvelle histoire » appartient à l'histoire et est objet d'histoire. La géographie

française de l'entre-deux-guerres est présentée par Michel Chevalier dans ses traits

institutionnels. L'essentiel, ce sont le système des certificats de licence, entré définitive-

ment en vigueur en 1920, la création de la licence, de l'agrégation et des assistants de

géographie pendant l'Occupation, et enfin, dans les années suivant la Libération, le

gonflement rapide du nombre des postes d'enseignement et des effectifs étudiants. Une

correction au propos de l'auteur, toutefois : Max Sorre n'illustre pas vraimenent l'irrup-tion de l'ordre primaire, mais plutôt celle de l'École normale supérieure de Saint-Cloud.

En effet, unique « cloutier » à avoir suivi l'enseignement du maître, professeur de

géographie à la faculté de Lille pendant neuf ans, puis doyen, recteur, et enfin seulement

directeur de l'Enseignement primaire, il fut également sept ans secrétaire de la Société

de Géographie de Lille (1923-1930), y faisant la plupart des comptes rendus, y introdui-

sant la géographie vidalienne, et il eut pour secrétaire adjoint Pierre Deffontaines.Dans une deuxième intervention, Marie-Claire Robic traite excellement du problème

de la sortie de la tour d'ivoire. Les « tentations de l'action » qui écartent des « vertus de

la chaire » s'appellent mobilisation de la Grande Guerre, urbanisme et reconstruction,

engagement de géographes comme Jean Brunhes et Raoul Blanchard en faveur du

redressement économique du pays. La science désintéressée se heurte au désir de

rationaliser, notatnment l'espace, et le lecteur dispose de notations fines sur « géogra-

phier sous le régime de Vichy ». Il apprend ensuite beaucoup sur le Guide de l'étudianten géographie publié en 1942 par André Cholley et sur les premières remises en cause

épistémologiques de l'immédiat après-guerre. Cinq pages de dense bibliographie termi-

nent cette contribution.Une solide mise au point synthétique, nourrie d'exemples nés dans le Sud-Ouest,

est fournie par Robert Marconis — devenu depuis le colloque président de l'Associationdes professeurs d'histoire et de géographie — sur les relations entre la géographie et

l'histoire. Trois communications terminent la première partie : il faut retenir surtoutcelle qui traite des rapports avec l'Allemagne et les géographes allemands.

La deuxième partie concerne personnalités et écoles, quatre géographes (JeanBrunhes, Camille Vallaux, André Meynier et surtout Raoul Blanchard, qui a droit à trois

interventions) et une école, celle de Lyon, illustrée par Maurice Zimmermann et André

Allix.

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1999 - Nos 3-4 41

La géographie française place, entre 1920 et 1960, l'analyse régionale au coeur deses préoccupations, la thèse régionale devenant un rite de passage long et difficile, et latroisième partie est consacrée au «temps de la géographie régionale ». Un véritablearticle de Paul Claval fait d'abord la synthèse générale, « continuité et mutations ».

Extrayons les idées les plus originales. Les jeunes chercheurs lancés dans l'aventure dela géographie régionale manquaient initialement de modèles stricto sensu (le fameuxTableau de la géographie de la France n'en était pas un), les géographes hésitent presquetous entre les certitudes bien balisées du cadre naturel et la région historique, ce quipose naturellement la question de l'échelle, ils sont souvent sensibles aux spécialisationsagricoles, monoculture ou système de culture, il est exceptionnel qu'ils s'attachent, dansle cadre de leur thèse tout au moins, à dés régions purement industrielles : en France,

jusqu'aux années 1940, les études régionales portent surtout sur des espaces à dominanterurale et où l'agriculture donne le ton, même si elle rapporte parfois moins que lesactivités de transformation. P. Claval est sensible aux exceptions, dans ce dernier

domaine, comme dans celui-ci : au sein de la Géographie universelle et d'autres ouvrages,certains auteurs pensent en termes d'organisation de l'espace (cf. A. Demangeon et lesIles Britanniques, P. Monbeig et les Paulistes). À noter aussi que certains géographessont attentifs aux composantes régionales de la vie culturelle ou sociale, tels ceux quitravaillent dans le monde tropical et sont sensibles aux faits ethniques (cf. Pierre

Gourou) et que les chercheurs français ne négligent pas les différences religieuses.Enfin, zone d'ombre encore, ce qui a trait à la structure sociale des régions étudiées.Comme l'accent a été souvent mis sur les campagnes, la composition de la populationdes bourgs et des villes, où la diversité des professions et des statuts est plus grande,est souvent passée sous silence. Il faut attendre, pour la voir abordée de front, les

enquêtes sur les rayons fonciers, dans les années 1950 : on y découvre le rôle des lignéesaristocratiques ou bourgeoises.

La géographie régionale à travers l'enseignement d'André Cholley, appelé parEmmanuel de Martonne pour enseigner la géographie régionale à la Sorbonne en 1927,lors de la retraite de Lucien Gallois, est remarquablement analysée par Pierre George.Michel Cabouret traite ensuite de l'influence de Georges Chabot, successeur en 1945 de

Cholley : des préoccupations épistémologiques assez nouvelles, en effet.La quatrième partie envisage la diversification de la géographie française. La

géographie politique est fort minoritaire en France, malgré l'écho inévitable des modi-fications territoriales et frontalières issues des traités de 1919-1920: on ne peut citer

que Jacques Ancel (l'homme des Balkans, dont Peuples et nations vient d'être réédité

par le Comité des Travaux historiques et scientifiques, C.T.H.S., dans sa collection«Formât », contribution commune de P.-Y. Péchoux et M. Sivignon), Yves-Marie Goblet

(contribution de G. Parker) et André Siegfried, tandis que, tout en assurant uncontinuum entre la période d'avant 1945 et le présent, Jean Gottmann (1915-1994,contribution d'A.-L. Sanguin) a maintenu pratiquement seul le flambeau pendant la«traversée du désert » de la géographie politique en France de 1945 à 1975. Deuxième

piste de la quatrième partie, la géographie tropicale (une communication générale deM. Solotareff, une autre consacrée à Pierre Monbeig), puis dernière piste — ou plutôtécheveau d'itinéraires — les « nouveaux domaines » sont des évocations des campagneset des villes (en miroir, P. Claval), de la banlieue vue par les géographes (Elisée Reclus,Albert Demangeon, René Clozier et le Pierre George de 1950, tous quatre étudiés parJ.-L. Tissier), de la géographie économique (P. Claval, encore) et enfin de la notion de

peuplement chez Pierre Deffontaines (1894-1978) et dans la collection « Géographiehumaine », publiée par Gallimard entre 1933 et 1972.

Ce,volume est d'une belle cohérence et d'une forte tenue; on pourra toutefois

regretter que les maîtres d'oeuvre n'aient pas contrôlé totalement les copies remises :l'un des auteurs, par ailleurs excellent sur le fond, se cite lui-même treize fois dans lesréférences bibliographiques. Il ne m'appartient pas de dire s'il s'agit de l'ordre de la

superstitution, mais je dois affirmer que c'est du domaine de l'exagération !

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42 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Il se retiendra surtout un apport d'ensemble considérable et les belles contributionscitées plus haut. Cette lecture pourra être complétée par celles d'historiens et de

géographes comme Jean-Pierre Daviet '(chapitre « territoires de la société industrielle »),

de Roland Schwab 2, Jean-François Chanet 3, Alain Leménorel, Marcel Roncayolo 5,Georges Dupeux

6 et Jean-Pierre Houssel 7.

Dominique LEJEUNE

Michel CASSANet Jean BOUTIER(dir.), Les imprimés limousins, 1788-1799, Limoges,P.U.L.I.M., 1994, 734 p.

Cet ouvrage est né d'une enquête sur les imprimés de l'époque révolutionnaire,parus dans les limites de trois départements, la Haute-Vienne, la Creuse et la Corrèze.Grâce à l'inventaire d'une production imprimée que stimulent les changements politiqueset l'évolution de la demande administrative, grâce à la prise en compte, en amont, descadres déjà existants — quoique modestes — d'un « Ancien Régime typographique »

provincial, ce livre montre comment un espace régional situé dans cette France du« retard culturel » et d'un fort analphabétisme, intègre un espace politique nationalcorrélativement à son entrée plus franche dans la « galaxie Gutenberg ». Le premiertemps de ce fort volume, constitué de six contributions allant de l'évocation desconditions de production et de diffusion à l'étude des usages et des consommations tantau xvme siècle que sous la Révolution, met en perspective le corpus d'imprimésrassemblés et édités dans la seconde partie de l'ouvrage.

Le répertoire bibliographique qui est proposé dans cette seconde partie représenteun instrument de travail assez remarquable, mariant rigueur de sa confection à la

lisibilité, à la commodité attendues par les chercheurs. Quelques 2 117 notices sont

inégalement réparties entre la Haute-Vienne (969 notices), la Corrèze (688) et la Creuse

(460), lanterne rouge. La production recensée souligne ainsi les disparités des adminis-trations qui passent commande, les taux variables d'alphabétisation, la volonté plus oumoins affirmée d'inflencer l'opinion publique par l'imprimé sont ici en cause. Leclassement des imprimés s'opère' ensuite selon un cadre commun : un premier ensemble,de loin le plus important, associe cette production aux pouvoirs centraux (comités,ministères, assemblées...), à leurs relais institutionnels dans la province ou aux nouvellesadministrations locales qui en usent pour répercuter les décisions prises, pour informer ;un second ensemble renvoie aux instances collectives de l'opinion publique (sociétéspolitiques, sociétés savantes, adresses diverses, presse...).et aux publications individuelles

d'auteurs-citoyens. Le déséquilibre témoigne d'emblée de l'impulsion essentielle donnée

par la demande administrative dans cette floraison révolutionnaire de l'imprimé ; il

signale aussi la relative atonie de l'opinion publique en Limousin, reflet des limites de

l'alphabétisation comme de l'étroitesse numérique, de la timidité des élites citadineslocales (Michel Cassan). Chaque notice offre une description bibliographique rigoureuse

1. J.-P. DAVIET,La sociétéindustrielleen France (1814-1914),Paris, Seuil, coll. «Points », 1997.2. R. SCHWAB,De la cellulerurale à la région.L'Alsace,1825-1960Strasbourg, Ophiys, 1980.3. J.-Fr. CHANET,L'écolerépublicaineet lespetitespatries, Paris, Aubier, 1996.4. A. LEMÉNOREL,L'impossiblerévolution industrielle? Économie et sociologieminières en Basse-

Normandie,1800-1914,Caen, Cahier des Annalesde Normandie,n° 21, 1998.5. M. RONCAYOLO,«Le paysage du savant », dans P. NORA(dir.) Les Lieuxde mémoire,Gallimard,

1984-1992,3 tomes en 7 vol.. H, 1 p. 487-528,et L'imaginairede Marseille,port, ville,pôle, Marseille,Chambre de commerce et d'industrie, 1990.

6. G. DUPEUX,Aspectsde l'histoire sociale et politique du Loir-et-Cher,1848-1914,Paris-La Haye,Mouton, 1962.

7. J.-P.HOUSSEL,LeRoannais et le Haut-Beaujolais.Unespaceà l'écartdes métropoles,Lyon,Pressesuniversitairesde Lyon, 1978.

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1999 - N°s 3-4 43

de l'ouvrage considéré, la cote des exemplaires consultés, l'indexation des titres «»

fonction de leur instance de production, explicitant si nécessaire le titae d'une brève

analyse du contenu.Les. matériaux rassemblés, la qualité de leur présentation méritaient. â eux seuls

de signaler l'ouvrage à l'attention des historiens ; il le mérite d'autant plus que loin dese cantonner à un « art du catalogue » pratiqué avec brio, ce livre propose,-en contreune analyse de la présence du livre en Limousin entre XVIIIesiècle et Révolution,insistant une fois de plus sur l'articulation nécessaire entre l'événement créateur » et

les lentes inflexions du long terme, ainsi que le rappelle Daniel Roche dans sa préfaceJean Boutier replace d'abord l'édition limousine des Lumières dans une économie de

l'imprimé à l'échelle du royaume, soulignant par là son caractère routinier mampÉ parla prédominance des ouvrages religieux et scolaires, des livres populaires» des travauxde ville et autres imprimés utilitaires. Si la commande administrative et religieusedétermine le mouvement des presses régionales, le réseau des libraires témoigne d'unecertaine ouverture montrant que le public local, étroit, parfois très classique, voire

étriqué dans ses consommations (Louis Pérouas), incite néanmoins à s'aprovisionnerà Paris, à Toulouse, un peu moins à Lyon, et hors du royaume, ouvrant une nouvellefois la question des circulations clandestines de l'imprimé. Ni tout à fait monobibique,ni parfaitement « anémié » en raison du monopole parisien, ce paysage est ébranlé parla Révolution. C'est d'abord l'appareil productif qui enregistre la secousse, qui tente de

se développer pour répondre aux nouveaux besoins, tant en amont avec la mobilisationdes ressources papetières (Martine Tandeau de Marsac, Raymonde Georget), quoi avalavec la multiplication d'ateliers typographiques : on passe de cinq ateliers fonctionnantdans deux villes en 1789 (Limoges et Tulle) à quinze dans sept villes en 1799 (PaulD'Hollander). Le cas creusois (Noël Landou) illustre la naissance, en liaison avec unnouveau découpage administratif, d'une imprimerie locale investie par des honnanaes

neufs, liés à la Franc-Maçonnerie mais distincts des anciennes dynasties des gens dm

livre, qui font de l'imprimerie une activité avant tout spéculative. Incontestablement;cette expansion favorise globalement la pénétration de l'imprimé dans les villes et dansles campagnes limousines. Michel Cassan en évoque le rôle pour l'affirmation symboliquedes institutions nouvelles en quête de légitimité ; il note aussi la fragilité de cette

économie dépendante des impressions commandées par les administrations dêparteine!»-tales comme d'un marché trop étroit. Le petit nombre d'imprimés liés au cornus«opinion publique », l'adaptation inexistante des procédures typographiques de mise en

page aux compétences d'un public peu lettré, soulignent enfin les limites socio-culturellesde cette ouverture.

La postface de Frédéric Barbier prolonge la perspective tracée en développant rame

réflexion générale sur les liens entre révolution politique, avènement d'une « civilisationde l'information » et émergence d'une « logique industrielle » dans le monde de Inna-

primé. C'est, au total, un ensemble cohérent d'analyses complémentaires et non simple-ment juxtaposées qui nous est donné à lire ; il dépasse la simple étudie rêgionale de

l'histoire des imprimés pour inviter à prendre en considération à partir d'une baie

étude de cas, des rythmes, des nuances et des articulations dans l'essor et l'évolution. de

«l'Ancien Régime typographique ».

Vincent BIBLUOI

Jean-Yves MOIXIER(dir.), Le Commerce de la librairie en France au XIXesiècle 1789-1914,

Paris, LM.E.C. Éditions/Éditions de la Maison des Sciences de l*Homme, 199?,

45Pp., 280F.

L'Histoire de l'édition française, publiée en 1984 et 1986, puis le colloque de Lyonen 1993 sur L'Europe et le livre. Réseaux et pratiques du négoce de librairie, XVIe-XIXe

siècles, avaient été des étapes importantes dans l'étude du monde du livre, Le Commeree

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de la librairie en France au XIXesiècle 1789-1914, publié sous la direction de Jean-Yves

Mollier, est issu d'un colloque qui s'est tenu en novembre 1996 sous l'égide du Centred'histoire culturelle des sociétés contemporaines de l'université de Versailles-Saint-

Quentin-en-Yvelines, avec le concours notamment du C.N.L., de l'I.M.E.C. et de l'Uniondes Libraires de France.

. Alors que les travaux antérieurs s'étaient attachés à l'analyse de la production, dela diffusion et de la réception des imprimés, l'objet du Commerce de la librairie étudie,

plus précisément, le monde de la librairie entendu au sens restreint de commerce dedétail. Le commerce de la librairie, auquel la Révolution avait accordé la liberté, fut

longtemps hmité par le système du brevet, instauré le 5 février 1810, qui visait àcontrôler les publications ; ce commerce demeura encadré jusqu'au décret du 10 sep-tembre 1870, qui abrogea le système antérieur ; enfin la loi du 29 juillet 1881 sur laliberté de la presse entraîna une multiplication des points de vente.

C'est donc la question de la médiation entre le livre et le public qui est ici visée,« l'avant-dernière étape de la réception du livre par le lecteur consommateur », ainsi

que le précise le promoteur du volume en préambule à la quarantaine d'études menées

par des historiens, des sociologues, des littéraires, des philosophes et des libraires. La

première qualité de cet ouvrage réside dans la cohérence et dans la lisibilité de

l'ensemble, partagé en six sections : tout d'abord un état des lieux permet d'établir la

géographie de la librairie française au XIXesiècle ; puis sont étudiées les pratiquescommerciales et l'organisation de la profession ; ensuite les analyses concernant la

librairie populaire et la librairie spécialisée font apparaître « des réalités hétérogènes,contrastées : le livre de propagande, celui d'éducation, le manuel scolaire, le livre illustré

et le livre destiné aux couches les plus défavorisées de la population » ; enfin la quatrièmepartie consacrée à la librairie dans l'espace international s'attache à montrer comment

la librairie française se nourrit de ses échanges avec l'étranger ; les deux dernières

parties constituent deux ouvertures : l'une traite dans une perspective sociologique des

libraires d'aujourd'hui et de demain, l'autre fait place aux libraires dans la littérature.

Le « Tour de France » de la librairie réalisé dans la première partie commence parParis : Sabine Juratic, après avoir rappelé que Paris est l'une des capitales du livre dans

l'Europe du XVIIIesiècle, montre qu'à côté de la communauté des libraires à qui

appartient le droit de vendre des livres existent d'autres groupes professionnels, ceux

des merciers et des colporteurs notamment (ces derniers sont environ 120 en 1780) ; le

nombre des libraires se réduit avant la Révolution, passant de 220 environ dans les

années 1740 à 170 dans les années 1780, la plupart implantés sur la rive gauche de la

Seine et autour du Palais, dans les quartiers de Saint-Benoît, Saint-André-des-Arts et de

la Cité. L'étude de la librairie d'un nouveau venu, François Morin, implanté au Palais-

Royal permet de mettre en évidence « la variété des activités et l'imbrication étroiteentre les fonctions de libraire; de distributeur et d'éditeur ainsi que le rôle du commerced'occasion » et l'importance des réseaux de circulation du livre. S'appuyant sur les

recensements effectués chaque année par Sébastien Bottin dans ses Almanachs du

Commerce et de l'Industrie/Marie-Claïre Boscq cerne la localisation des libraires parisiensde 1815 à 1848: le nombre le plus élevé d'établissements recensés dans la périodes'élève à 550 en 1846 et l'Est parisien est sensiblement plus faible que l'Ouest ; le

11e arrondissement qui regroupe alors les quatre quartiers du Luxembourg, de l'Écolede Médecine, de la Sorbonne et du Palais de Justice distance de très loin tous les autres

arrondissements ; ainsi se trouve montré le caractère éphémère du déplacement ébauché

précédemment de la rive gauche à la rive droite.La Franche-Comté qu'étudie Michel Vernus voit le poids écrasant de Besançon,

centre culturel et universitaire de 50 000 habitants. La librairie comtoise, qui se présentecomme le relais de l'édition parisienne mais qui expose également des petits livres de

colportage, des livres de piété et des almanachs ne devant rien à la capitale, est un

édifice fragile et les libraires sont contraints à la pluri-activité. Lyon est l'objet de deux

études, l'une porte sur la période antérieure à 1870, l'autre sur la période qui court

jusqu'en 1900 ; à Lyon, comme le montre Dominique Varry, la Révolution constitue une

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période sanglante de règlements de compte dans le monde des imprimeurs-libraires quiconstituent une aristocratie jusqu'en 1880 ; les ateliers et les boutiques se multiplient etde nouveaux venus, non-lyonnais, s'installent. Face à une concurrence parisienne qui vacroissant, la production majoritaire des Lyonnais semble demeurer celle du livre

religieux. Laure Pabot montre que les trois quarts des libraires lyonnais, qui pratiquenteux aussi une pluri-activité, sont implantés sur la Presqu'île entre Rhône et Saône, lecoeur historique de la cité ; le quartier de la place Bellecour voit se développer unnouveau pôle pour la librairie religieuse et classique. L'enquête réalisée en 1869 auprèsdes libraires lyonnais prouve leur attachement au régime des brevets et leur caractèreconservateur face au nouveau capitalisme d'édition et à son centralisme. Plus au Suden Ardèche, les librairies-imprimeries paraissent être des lieux d'échange, de sociabilitéet de diffusion de formes reconnues du savoir, alors que les librairies de la Drôme, quine vivent que du commerce du livre, répondent volontiers à la demande de romans ets'attachent à une pratique libre de la lecture, celle qui s'effectue dans les cabinets delecture attenant à leurs librairies.

L'étude de Françoise Taliano-des Garets portant sur le cas de la librairie bordelaisecorrobore avec précision les acquis antérieurs de l'Histoire de l'édition française : àBordeaux comme dans le reste du pays, le développement est très rapide à partir desannées 1850 (1853 est une année record) ; les points de vente se multiplient, constituantsouvent une activité d'appoint pour les papetiers, les épiciers et les cafés. Comme

l'indique l'auteur, la spécificité bordelaise réside dans le port « qui lui permet d'entretenirdes relations très lointaines dans le domaine du livre : Antilles, Amérique du Sud,Europe du Nord, Maghreb, péninsule ibérique ». À Saintes au xixe siècle, la librairie

passe « du stade de l'artisanat à celui du commerce de détail » ; ici comme ailleurs en

France, la séparation des activités de production et de vente s'effectue au milieu dusiècle ; la polyvalence permet de faire vivre les libraires qui vendent ou louent d'aborddes romans. En Bretagne où se créent également de nouvelles librairies, la part du livre

religieux recule et se développe une production spécifique, celle de l'imprimé en languebretonne.

Dans sa contribution sur la diffusion de rimprimerie en Eure-et-Loir, FrédéricBarbier souligne que si les années 1820 sont toujours dans la logique de la librairied'Ancien Régime, la décennie 1840, le second Empire, puis l'installation de la Républiquevoient se développer les réseaux sédentaires de diffusion de livres ; après 1875 chute le«grand colportage » qui diffuse une production où domine le livre religieux. Partout,écrit F. Barbier, « la conjonction de la presse à très grand tirage et de la voie ferrée

permet la construction de réseaux de diffusion très denses, appuyés sur les librairies,mais auSsi sur les marchands de journaux et sur les revendeurs itinérants » ; ainsi se

développe un mouvement d'acculturation républicaine. Gilles Ragache confirme quedans l'Eure, à côté de quelques libraires-imprimeurs, se constitue un réseau de pointsde vente de livres qui n'auraient de libraires que le nom. À Clamecy, en revanche, les

libraires, qui sont des personnalités en vue, ne conjuguent pas leur commerce avecd'autres activités. Le constat fait sur la librairie nivernaise est assez rare pour être

souligné : la pluri-activité des librairies est chose commune en France au xixe siècle.La deuxième partie conduit à étudier aussi bien les ventes au rabais organisées en

Australie, en Nouvelle-Zélande ou aux États-Unis que l'envoi d'office, généralisé à la findu XIXesiècle. Élizabeth Parinet note que le nombre de libraires passe de plus de 7 000à 5 000 entre 1880 et 1910 ; cette diminution est sans doute l'effet de la guerre des prixentre de nouveaux concurrents et les professionnels confrontés à une révolution des

pratiques commerciales ; c'est à Lyon en 1891 qu'est créé le Syndicat national de la

Librairie, entraînant la naissance du Syndicat des Éditeurs.Dans la troisième partie — « Librairie populaire et librairie spécialisée » —, Sophie

Grandjean revient sur la librairie Fayard, qui pratique le prix le plus bas possible etdiffuse ouvrages de vulgarisation et romans populaires, faisant du livre un produit deconsommation populaire. Jean-Yves Mollier montre la librairie du trottoir en action àla Belle Époque et il dégage la figure de Léon Hayard, « l'employeur des camelots »,

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dont les publications antidreyfusardes (400 000 exemplaires de sa Réponse de tous lesFrançais à Zola) dépassèrent largement le tirage de la fameuse Lettre à la France. Lesrépublicains et les catholiques étudiés par Isabelle Olivero usent des mêmes armes pourleur propagande : brochures, tracts, opuscules, almanachs voisinent avec la formenouvelle de la collection. Philippe Marchand met en évidence la grande croissance dumarché des livres classiques dans le département du Nord au XIXesiècle ainsi que laconcurrence que se livrent les libraires quand Michel Manson prouve le dynamisme dela librairie d'éducation dans le premier tiers du siècle : 859 libraires^ produisent plus de3 000 titres.

La section consacrée à la librairie dans l'espace international apporte de nouvellesconnaissances aux études antérieures de l'Histoire de l'édition française ; comme on ne

peut ici entrer dans le détail des contributions sur l'Espagne, la Belgique, la Suisse etle Canada, on se bornera à signaler la lutte de Buloz, le directeur de la Revue des DeuxMondes, contre la contrefaçon belge qu'étudie Thomas Loué ainsi que les exportationsde livres français au XIXesiècle, objet de la contribution d'Olivier Godechot et JacquesMarseille qui montrent que la langue française perd alors sa prééminence : à partir desannées 1880-1890, les tonnes de livres expédiées vers les pays francophones l'emportentsur celles à destination des pays non francophones.

Chantai Horrelou-Lafarge et Monique Segré mesurent la place du libraire dans le

champ économique et social : sur les 25 000 points de vente, qui comprennent les

grandes surfaces dont la part est croissante, on ne compte que 2 000 librairies tradition-

nelles, c'est-à-dire dont 40 % du chiffre d'affaires est constitué par la vente de livres, et

que 200 à 400 bonnes ou moyennes librairies (de 8 000 à 30 000 titres en stock). PourMichel Chaffanjon, qui dresse un panorama de la profession de 1900 à nos jours, «lelibraire est de son temps » et les réseaux de librairie participent pleinement « au servicede développement économique et culturel de la France au XXesiècle ».

La dernière partie du volume est consacrée aux libraires dans la littérature. Jacques-Rémi Dahan s'intéresse aux rapports de Charles Nodier et de son éditeur Nicolas

Delangle, « dupe consentante » de son auteur. Alain Pages s'interroge sur la quasi-inexistence de personnages de libraires ou d'éditeurs dans l'oeuvre de Zola alors quel'auteur de Germinal connaissait bien le monde de la librairie depuis son entrée chezHachette en 1862. Enfin, Elyana Raïtcheva étudie trois figures de bibliomanes auXIXesiècle chez Flaubert, Nodier et Asselineau et la concupiscence de la possession du

livre, ce qu'Asselineau nomme du joli mot de Ubricité. Cette dernière contribution quiconstitue une ultime ouverture sur le monde de la fiction rend, selon Jean-Yves Mollier

qui conclut ce bel ensemble « optimiste pour l'avenir de ce médium culturel car lesautoroutes de l'information ne remplaceront pas le contact personnel, physique, sensueldu lecteur avec le livre ».

Michel LEYMAROE

Gilles ROUET,L'Invention de l'école, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 300 p.,180 F.

La monographie de Gilles Rouet, tirée d'une thèse refondue et allégée de sesannexes statistiques et cartographiques, pose quelques questions importantes pourl'histoire de la scolarisation primaire, et pour celle de toute forme de scolarisation. Maisc'est surtout par sa démarche, ses sources, sa méthode, que ce travail mérite attention.

Le cadre de l'étude est celui du nord de la Champagne (les départements de laMarne et des Ardennes) élargi aux Ardennes belges. La période, 1820-1850, tourneautour d'un des moments-charnières de l'histoire du primaire : le ministère Guizot

(ponctué par la loi de 1833, et par une grande et fameuse enquête sur l'enseignementprimaire, dont l'auteur a exploité les résultats locaux), qui, un demi-siècle avant Jules

Ferry, jette les bases d'un réseau scolaire cohérent et homogène, et marque l'amorce

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d'un véritable engagement financier et pédagogique de l'État. La Champagne est loin deconstituer un terrain moyen — il n'en existe d'ailleurs pas en la matière : terre

précocement alphabétisée, scolarisée et déchristianisée, elle constitue certainement unlieu privilégié pour rechercher une préfiguration de l'école républicaine.

Gilles Rouet détaille la façon dont, au cours de ces trois décennies, les écoles de la

Champagne, ensemble disparate sous la Restauration, s'approchent d'un modèle« idéal », conforme aux prescriptions de la loi Guizot : le réseau scolaire s'étoffe, lemaître d'école devient « l'instituteur », il se professionnalise et se notabilise, pendantque la maison d'école devient « l'école », lieu institutionnel reconnu. Cette évolution est

découpée en thèmes : le contrôle (comités de notables et inspection), l'organisation(formes scolaires et méthodes pédagogiques), les instituteurs (origines, recrutement,carrières, traitements et condition). Les deux derniers chapitres traitent plus brièvementdes autres acteurs (enfants, parents et ecclésiastiques), de l'espace (les locaux), (desemplois) du temps, des punitions et des objets (livres).

Le propos de G. Rouet s'organise autour de deux points forts : l'examen du rôle descomités de notables, et l'analyse des biographies, carrières, pratiques et conditionssociales des instituteurs.

L'auteur a pris la peine de plonger dans les archives des comités locaux et

supérieurs. On le suit avec beaucoup d'intérêt dans son exploration, qui marie le

qualitatif (une collection de citations et de petites études de cas) et la quantification desthèmes traités lors des réunions des comités, et qui lui permet d'apprécier le degréd'engagement des représentants des communautés (fréquence des réunions, intérêt pourles questions pédagogiques, soutien à l'école et à l'instituteur), d'examiner le glissementdes rapports de force, concernant la capacité d'intervention du curé par exemple, et demettre le doigt sur le dessaisissement progressif des notables locaux par le comitésupérieur> et des inspecteurs gratuits par l'inspecteur départementale. La mise en oeuvredes mesures normalisatrices de la loi Guizot passe par cette centralisation et cetteprofessionnalisation du contrôle. Rouet s'attache néanmoins à montrer que l'existencedes comités locaux, par nature engagés dans la vie des communautés mais dotés d'unstatut officiel, prépare cette prise de distance.

On reste un peu sceptique, ou au moins sur sa faim, devant la propension del'auteur à chercher dans l'activité des comités locaux la marque d'une «demandesociale » d'éducation et d'instruction. L'expression elle-même, qui revient régulièrementau fil de l'ouvrage, semble être — pas seulement dans ce livre — une commodité deplume plus qu'un phénomène nettement identifié. On peut se demander si elle est bienadaptée à un monde de petites communautés rurales. De façon moins pointilleuse, faut-il considérer que la démonstration d'un engagement parental, ou « social », est achevéedès que celui des notables est établi ? La mention de quelques pétitions parentalesn'emporte pas non plus la conviction. Il faudrait étayer par d'autres sources ce quidemeure une intuition et une hypothèse de travail ouvertement annoncée. L'auteurattribue généreusement aux familles des stratégies personnelles de réussite, ou met enparallèle développement scolaire et changements sociaux liés à rindustrialisation. Or,s'il établit assez clairement, à l'occasion, l'utilitarisme des familles dans leur rapport àl'école, s'il présente avec justesse la prise en charge par les communes de la rémunérationdes instituteurs comme l'indice d'un accord autour de l'école, s'il souligne par ailleursle succès des cours d'adultes, rien de ce qu'il présente ne permet de faire de la«demande sociale » un facteur majeur de l'évolution de l'école vers le modèle décrit. Iln'est pas indifférent, néanmoins, de lire — c'est plutôt rare — une histoire de l'école oùles familles et les communautés n'ont pas le rôle du mort, où le peuple n'est pasdépouillé de toute capacité d'initiative et de choix.

À propos des instituteurs, il est intéressant de voir l'auteur bousculer un misérabi-lisme^trop convenu, même si certains de ses arguments peuvent se discuter. La plupartdes instituteurs viennent de la région, qui est productrice nette. Cela prouve certes quela condition d'instituteur est assez acceptable pour permettre le recrutement, mais pasforcément qu'elle constitue une promotion sociale. Par ailleurs, on adhère volontiers à

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l'idée selon laquelle la reconnaissance progressive d'une dignité propre à la fonctiond'instituteur (Rouet s'appuie en partie sur l'argumentaire des plaintes parentales pourl'établir) entre aussi dans les attraits de la profession, mais on est rassuré de trouverdes estimations chiffrées; qui situent le revenu total moyen de l'instituteur champenoisde 1833 à 532 francs, soit un peu en dessous du seuil retenu par Falloux en 1850, avecune amplitude de variation de un à cinq. La pratique d'une autre activité professionnelle(dont les revenus estimés sont inclus dans l'estimation mentionnée) apparaît commecaractéristique d'instituteurs plutôt anciens, mal notés, à la tête d'écoles peu fréquentéset donc en situation précaire. Une génération plus jeune, mieux formée, tire tous sesrevenus de son traitement d'instituteur, qui implique souvent une activité communaleou communautaire annexe. Un des apports de cet ouvrage réside certainement dans lamise en valeur de ce phénomène de génération dans l'évolution profonde que subitalors la profession depuis un modèle archaïque, celui de l'ancien régime, dominé par larétribution parentale et une tarification en fonction de la compétence transmise (lire ouécrire), vers une nouvelle pratique, où la part du traitement fixe devient prépondéranteet la prise en charge de plus en plus collective. Dans certaines communes, ce glissementest couronné par la gratuité généralisée, dont G. Rouet note qu'elle débouche naturel-lement sur l'idée d'obligation. La nouvelle génération des maîtres d'écoles, sortie en

partie des écoles normales, s'impose d'abord en ville avec la brève flambée de la méthodemutuelle. C'est elle qui modifie profondément le statut de l'instituteur dans le sens dela professionnalisation et de la « fonctionnarisation » (le choix de ce terme n'est peut-être pas non plus un exemple de précision), dont le signe le plus patent est la prise en

charge des retraites, qui devient systématique en 1852, quand les instituteurs sontsoumis à la retenue du vingtième appliquée aux fonctionnaires de l'Université.

H est toujours tentant de mettre en lumière un moment décisif dans un mouvement

long. En matière de scolarité primaire, on sait bien que les lois fondamentales neconstituent pas, en particulier dans un grand nord-est de la France, une rupturequantitative. Gilles Rouet présente ici un dossier solide, qui confirme pour la Champagnel'importance quantitative, mais aussi qualitative, de la période de la Monarchie deJuillet, tout en minimisant en quelque sorte la responsabilité de l'État, et de Guizot,dans le chemin parcouru, et en mettant en valeur le rôle des communautés et de la

population. Par nature, l'histoire de l'instruction primaire progresse beaucoup par les

monographies. Celle-ci est convaincante par le cadre d'analyse choisi, par les documentsexploités, par le souffle que lui confèrent des intuitions fécondes. On n'en aura quemoins de remords à confesser quelque scepticisme à l'égard d'une partie de son

augmentation. Ainsi qu'une certaine perplexité devant la notion d'« invention de l'école »et le curieux va-et-vient entre réalités et représentations où Gilles Rouet inscrit cettenotion, qui lui a donné, il est vrai, matière à un beau titre.

Philippe SAVOIE

Jean-Paul VISSE, La question scolaire 1975-1984, évolution et permanence, Villeneuve-

d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, 537 p., 190 F.

L'épais ouvrage de Jean-Paul Visse contient, disons-le toute de suite, une étudeclaire et informée de la crise scolaire des' années 1981-1984, c'est-à-dire du grandmouvement politique suscité par lé projet de loi Savary visant à intégrer l'enseignementprivé dans un service public « unifié ». Cette affaire, qui s'inscrit dans l'histoire de la« guerre scolaire » opposant depuis plus d'un siècle enseignement public et enseignementprivé et qui a par ailleurs puissamment contribué à la chute du gouvernement Mauroy(juillet 1984), n'était nulle part racontée avec autant de précision. Rien qu'à ce titre, celivre est appelé à rendre des services.

L'auteur rappelle l'ancienneté et l'épaisseur du contentieux entre les deux écolescomme le traumatisme durable créé dans le camp laïque par la loi Debré de 1959 (on

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oublie trop souvent qu'une pétition demandant l'abrogation de la loi recueillit onze

millions de signatures en 1960 et que, la même année, 400 000 personnes se jurèrent àVincennes de tout mettre en oeuvre pour revenir au statu quo). Il étudie séparément les

différents acteurs de cette histoire compliquée : du côté des laïques, le C.N.A.L. (Comiténational d'action laïque, dont le secrétaire général est Michel Bouchareissas), le syndi-calisme enseignant, la Ligne de l'enseignement, les associations de parents d'élèves, la

franc-maçonnerie, les partis de gauche. Dans le camp d'en face, l'épiscopat (et lechanoine Guiberteau, secrétaire général de l'enseignement catholique), les parents d'élèvedu privé (l'U.N.A.P.E.L. dont le président est alors Pierre Daniel), les syndicatsd'« enseignants libres », l'Association parlementaire pour la liberté de l'enseignement. Il

rappelle la position modérée de la plupart des Français en 1981 (les passions anticléri-cales se sont éteintes, la « querelle scolaire » est devenue marginale à l'intérieure de la« question scolaire », l'opinion se soucie surtout de la détérioration objective de l'ensei-

gnement public). Il retrace ensuite, sous une forme classiquement narrative (p. 313-

487), l'histoire de la loi Savary jusqu'à son abandon final, dans les jours sombres de

juin-juillet 1984. Il évoque enfin la remise en ordre chevénementiste de 1984-1985.Ce travail se signale fondamentalement par son sérieux, sa modération et sa clarté.

Sur un sujet encore brûlant, Jean-Michel Visse parvient à faire le point avec précision(dans une polémique finalement très juridique, de minuscules ambiguïtés de vocabulaire

prennent des proportions considérables) et lucidité (on sent bien quelquefois que soncoeur penche à gauche mais il n'hésite pas à critiquer le sectarisme final d'un Pierre

Maurois). Il éclaire certains aspects obscurs de la querelle, et en particulier l'oppositionà l'intérieur du camp clérical entre modérés (responsables d'associations et évêques) etultras (la plupart des ténors politiques de droite, dont Jacques Chirac qui semble avoir

perdu dans cette affaire plusieurs occasions de se taire). Il souligne aussi des aspectspeu connus ou paradoxaux de la sociologie protestataire (ainsi apprend-on que la

plupart des manifestants yersaillais du 4 mars 1984 étaient des parents d'élèves du

public !).Cela dit, l'entreprise a aussi ses limites : l'histoire écrite ici est trop souvent trop

exclusivement politique pour rendre compte de tous les enjeux de l'affaire (l'auteur,journaliste de formation, est manifestement plus à l'aise dans la chronique et là revuede presse que dans l'histoire culturelle). Par ailleurs, le découpage chronologiqued'ensemble pourrait être contesté : le point de départ de 1975 (réforme Haby) n'est pasd'une évidence absolue pour ce qui est de la « querelle scolaire » stricto sensu. Il eûtmieux valu commencer en 1959, voire remonter à Vichy (qui est en la matière

l'inspiratrice de la plupart des réformes de la IVe et de la Ve République). Enfin, on

peut s'étôwier que, dans une trame narrative généralement claire, le 10 mai 1981 n'aitpas été choisi comme charnière !

Cela dit, redisons-le, l'ouvrage est globalement fort commode : le texte est agréable-ment hiérarchisé et il est accompagné de très utiles annexes (index, chronologie, dossier

photographique).

Pierre ALBERTINI

Jacques GANDOULY,Pédagogie et enseignement en Allemagne de 1800 à 1945, Strasbourg,Presses Universitaires de Strasbourg, 1997, 421 p., 150 F.

Depuis l'ouvrage de Maurice Cauvin, paru en 1970, peu de livres en langue françaiseont traité de l'enseignement allemand à l'époque contemporaine. L'ouvrage de JacquesGandouly, couvrant un siècle et demi, suscite donc, d'emblée, l'intérêt du spécialiste.

Dans la première partie, la plus courte (34 p.), à travers l'évocation de la périodeallant de l'Aufklàrung au Romantisme, Jacques Gandouly met en valeur le modèleallemand de la Bildung, formation générale accessible à tout homme pour Pestalozzi,idéal de formation de soi pour Humboldt, le mérite de ce dernier était d'avoir participé

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à des réalisations concrètes en Prusse. Même si la forme de cette première partiedemeure classique avec la présentation successive de grandes figures: Pestalozzi,Humboldt, Fichte, Hegel, Schleiermacher et Herbart, son intérêt est aussi de mesurerles résistances sociales de la noblesse et de la bourgeoisie aux changements, à partirdes années 1820. L'échec de la Révolution de 1848 donne lieu à des passages fortintéressants sur le recul de l'idéal de la Bïldung, réduite à une vision utilitariste etmatérielle. On peut regretter que d'autres régions de l'Allemagne, telle la Saxe, ne soient

pas évoquées.La longue deuxième partie (122 p.), consacrée à la période 1890-1914, évoque les

différents degrés de l'enseignement public, principalement en Prusse. La période wilhel-minienne est marquée, entre autres, par le débat sur l'idée d'école unique (Einheitschuk),sur la neutralité confessionnelle et la gratuité de l'école.

Sous le règne de Guillaume II, l'enseignement secondaire voit le recul des humanitéset la modernisation des programmes. En dehors de la diversification des établissements,l'évolution du secondaire nourrit également de nombreux débats et suscite l'intervention

personnelle de l'Empereur (Conférence sur l'École de 1890). Jacques Gandouly, là

encore, aborde peu les autres États allemands. L'Université allemande de l'époquewilhelminienne jouit d'un prestige international et est marquée par la dérive antilibéraleet nationaliste. L'augmentation des étudiants, la présence importante des étrangersconstituent autant de traits marquants qui accompagnent la diversification horizontaledes établissements universitaires.

La culture estudiantine complète le tableau brossé par Jacques Gandouly. On

retiendra, entre autres, les pages tout à fait passionnantes sur les corporations, sur lemouvement en faveur deTauto-administration étudiante (A.ST.A. : comités générauxétudiants) sur les rapports entre l'armée et l'institution scolaire, trait spécifique del'histoire prusso-allemandé, avant 1914. Au cours de cette période, des voix s'élèvent

pour dénoncer les carences de l'enseignement en Allemagne, témoignages du sentimentd'une crise générale de la Bildung. Le mouvement du réformisme pédagogique tente de

répondre à la crise. Jacques Gandouly n'examine pas tous les courants de la Reformpâ-dagogïk mais choisit d'étudier la naissance du mouvement à partir de la Kunsterzie-

hungsbewegung (Mouvement d'éducation par l'Art), des internats de campagne(Landeniehungsheime) qui mettent l'accent sur la vie communautaire, le troisièmecourant éducatif étant celui de l'école active (Arbeitsschulbewegung), qui se conjugueavec les influences du système stôgd Scandinave.

La République de Weimar, objet de la troisième partie, se révèle être une périodeextrêmement fertile. La Conférence du Reich sUr l'École (juillet 1920), véritables États

généraux de l'Éducation, ne parvient pas à définir un idéal commun. Sous Weimar,

l'enseignement de la pédagogie s'émancipe lentement de la philosophie et devient une

discipline universitaire. Jacques Gandouly présente les grands courants théoriques,montrant la richesse de la réflexion sur l'éducation au cours de la période. Cependant,les multiples rencontres et congrès pédagogiques, en particulier en Prusse, témoignentégalement de la récupération du réformisme par le pouvoir (Congrès de Weimar de

1926) et de l'introduction de nouvelles formules telles que «frontières ou limites del'éducation » qui deviennent, pour les responsables politiques, la justification d'uneréduction budgétaire en matière d'éducation, surtout après 1930.

L'un des faits marquants est la loi sur l'enseignement primaire du 24 avril 1920,

qui fait de l'école primaire (Grundschule) l'école obligatoire pour tous les enfants de 6à 10 ans. Dans le secondaire, malgré les déclarations officielles sur l'unité, dans les faits,une douzaine de types d'établissements subsistent. Parmi les changements, on note le

développement de l'enseignement féminin (40 % des bacheliers sont des filles en 1931).L'évolution démographique représente un autre élément capital de l'histoire scolaire.

L'augmentation du nombre des diplômés coïncide avec la saturation du marché du

travail, cristallisant le débat sur la question de la valeur des diplômes. Sous la

République de Weimar, le monde universitaire aspire à des réformes, dont témoigne lacréation de l'association du Deutsches Studenwerk (1929), l'apparition d'un nouveau type

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d'étudiant salarié (Werkstudent) et les universités populaires (Volkshochschulbewegung),mais, à partir de 1927-28, les nationaux-socialistes commencent à enregistrer les

premiers succès dans les organes représentatifs.Jacques Gandouly sort de l'oubli des tentatives éducatives à vocation politique (celle

du socialiste Fritz Karsen, celle du juif Martin Buber), ces expériences illustrant le

pluralisme éducatif de Weimar. L'auteur consacre, en outre, neuf pages à la Waldorf-schule de l'autodidacte Rudolf Steiner, seule vraie réussite d'éducation et de pédagogiealternatives.

Dans la longue dernière partie, consacrée au Troisième Reich (134 p.), J. Gandoulymontre que, s'il n'y a pas continuité entre la Reformpedagogik et le national-socialisme,il existe certaines affinités qui expliquent la facilité entre laquelle les dirigeants deTroisième Reich ont pu instrumentaliser et manipuler les idéologèmes, tout particuliè-rement celui de la Gemeinschaft en tant que contre-modèle allemand/raciste de la sociétéoccidentale.

La « révolution nationale », voulue par le national-socialisme, est avant tout une« révolution de l'éducation ». L'action de l'État, selon Hitler, doit s'organiser autour dedeux grands axes : d'une part, l'hygiène raciale (Rassenhygiene), d'autre part, l'éducationou la formation des capacités mentales et morales, l'accent étant mis sur « l'éducationdu caractère », le savoir scientifique n'étant placé qu'en troisième position. La guerre,surtout à partir de 1941-42, provoque un allégement de la scolarité et l'exclusiondéfinitive des enfants juifs des « écoles allemandes ». La « nazification » de l'enseigne-ment supérieur, marquée par l'épuration du personnel enseignant et l'exclusion desétudiants juifs et communistes, est le résultat d'un double processus : d'une part la

pression exercée d'en bas par les étudiants, d'autre part, un travail législatif en

profondeur qui fixe les règles d'un nouvel ordre intellectuel. L'enseignement supérieurconnaît une baisse de niveau, dont témoignent la baisse du nombre des habilitations etla dispersion des activités de recherche.

Le dernier chapitre s'intéresse à la formation idéologique à l'époque hitlérienne.. Jacques Gandouly tente d'expliquer les raisons de la séduction de la Hitlerjugend, fondéeen 1926. Son aspect social doublé d'une modernité technique, les effets du chômage, lacrise des débouchés universitaires, le désir d'échapper à la tutelle des parents expliquentla facilité avec laquelle les dirigeants nazis ont pu mettre au pas les autres mouvementsde jeunesse. Cependant, les études sur la Alltagskultur ont montré l'existence de contre-cultures (« Les Pirates de l'EdelweiB » de la région de la Ruhr, les « meutes » issues des

quartiers ouvriers de Leipzig, le mouvement Swing de Hambourg), relativisant l'empriseéducative de la Jeunesse hitlérienne.

Si on peut regretter le nombre important de « coquilles », ce travail, qui a le méritede traiter une période large, est dense, clairement structuré et s'appuie sur une

bibliographie en langue allemande extrêmement abondante. Jacques Gandouly livre un

ouvrage indispensable à tout spécialiste de l'Allemagne ou historien de l'enseignement.

Gilbert NICOLAS

Alain CLAVIEN,Histoire de la Gazette de Lausanne. Le temps du colonel, 1874-1917, s.l.,'

Éditions de l'Aire, 1997, 355 p.

Alain Clavien avait publié en 1993 un livre important Les Helvétistes. Intellectuels et

politiques en Suisse romande au début du siècle. Il y brossait le tableau d'une droiteintellectuelle radicale, nationaliste et xénophobe, organisée autour de revues {La VoileLatine puis Les Feuillets) et de quelques hommes, critiques et écrivains souvent brillants,comme Gonzague de Reynold ou Robert de Traz.

C'est un tout autre milieu que Clavien présente dans son dernier ouvrage. On yretrouve toutes les qualités de sérieux et de rigueur propre à un historien suisse quiconnaît bien l'historiographie européenne mais le sujet choisi est sensiblement moins

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épicé. Il est. vrai qu'on ne peut réserver au traitement historique les seuls extrêmes,marginaux, minorités dont il y a toujours plus à dire que les majorités, surtout lorsqueces dernières paraissent ternes, juste milieux, trop sages sans doute comme ce fut lecas de la Gazette de Lausanne et de son rédacteur en chef le prudent Edouard Secretan.Peut-être faut-il reconnaître derrière le livre d'Alain Clavien comme une évocationdésenchantée de la vie politique et intellectuelle helvétique au début du siècle: «LaSuisse romande, constate l'auteur, reste cloisonnée par un esprit de clocher et desrivalités cantonales [...] » (p. 227).

Au regard des nations voisines, qui attirent toujours l'attention des élites helvétiquescependant si soucieuses d'indépendance nationale, tout est ici sous-dimensionné. Lau-sanne, elle-même, « est une petite ville » (p. 255) qui n'offre qu'un nombre très limitédé lecteurs. Si durant la période considérée, et surtout pendant les années 1890, laGazette de Lausanne connut un essor impressionnant, celui-ci ne fit passer le quotidienque d'un tirage de 4 000 exemplaires environ vers 1874, lorsque Secretan prit les rennesd'un périodique créé à la fin du XVIIIesiècle (1798-1804), à 10 000 exemplaires environà la veille de la Première guerre mondiale. Profitant de la censure qui pesait sur la

presse des pays belligérants, à l'instar du Journal de Genève, mais moins que ce dernier

qu'elle avait pourtant dominé pendant l'avant-guerre, la Gazette atteint les 20 000

exemplaires dans les années 1920.À cette échelle donc, tout est plus petit. Les budgets d'abord, réduits, n'autorisent

qu'un nombre très limité de salariés à plein temps (5 ou 6). Les membres du Conseild'administration qui préside aux destinées du titre font en outre preuve d'une frilosité,pour ne pas dire d'une ladrerie, qui handicapent indéniablement l'expansion du journal.Les ambitions elles-mêmes sont petites, en dépit de l'activité déployée par Secretan,plus audacieux, plus imaginatif, que la plupart des membres de son Conseil d'adminis-tration. Ses propositions réussissent parfois à bousculer les petites craintes : il obtientainsi au bout de quelques années la fin de l'anonymat des articles (régime habituel àl'ensemble de la presse helvétique), la création d'un supplément culturel le dimanche,l'intégration de tel ou tel collaborateur. Mais le journal reste d'aspect étonnammentaustère: du texte en colonnes, jusqu'en 1914, sans la moindre illustration, sans lamoindre fantaisie typographique et sans faits divers ou presque, toujours susceptiblesde heurter un lectorat dont dépendent les revenus des actionnaires.

Le journal est ainsi modéré en tout et il faut convenir que l'histoire de la modérationest moins appétissante que celle de l'excès. Les scandales, quand il y en a, sont eux-mêmes aussi petits, modérés, pourrait'On dire, souvent vite éteints, avec la volonté den'effaroucher personne, et surtout pas les lecteurs qui sont d'abord des abonnés, lesmembres d'une famille. Clavien a beau signaler que la Gazette de Lausanne vécut une

profonde transformation avec l'arrivée d'Edouard Secretan qui en fit une feuille d'opinionet pas seulement de bon ton, la polémique, surtout après 1892, reste bien sage.Convenons que la vie politique suisse a connu un processus de civilisation des moeursplus achevé que dans la plupart des autres pays européens. Le clivage qui oppose lesradicaux au pouvoir aux libéraux-conservateurs parmi lesquels Secretan et la Gazetttede Lausanne se rangent, a des traductions moins violentes que n'en ont les heurts de

partis en France ou en Allemagne, pour prendre des deux pays vers lesquels les Suissesregardent le plus complaisamment.

L'un des grands apports de l'étude d'Alain Clavien est sans doute dans cette analyseen creux de la vie politique normale en Suisse qui tranche si vivement avec ce qu'ilnous avait présenté dans son précédent ouvrage et qu'ont mis également en évidenced'autres historiens suisses comme Hans-Ulrich Jost ou Diana Le Dinh. Avec Secretan,la Gazette de Lausanne est en effet devenu l'organe du parti libéral-conservateur vaudoiset donc un acteur politique à part entière. Secretan n'est pas seulement un journaliste :il est aussi un homme politique non seulement parce que ses articles de la Gazettejouent un rôle important dans la vie politique vaudoise et même au-delà (le lectorat dela Gazette de Lausanne s'étend de plus en plus sur l'ensemble du territoire helvétique)mais également parce que ce fils de pasteur, né en 1848, est un élu du Conseil national

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et que son grade de colonel, commandant une division de 1895 à 1907, lui confère uneautorité particulière.

La politique de la Gazette est donc libérale. Vraiment libérale, d'un libéralisme prisdans toutes ses dimensions : hostilité aux emprises de l'État, bien sûr, au rachat deschemins de fer, par exemple, qu'obtinrent pourtant les radicaux au pouvoir, ou à l'impôtprogressif sur le revenu auquel il fallut pourtant bien se soumettre pendant la Première

guerre mondiale. Ce journal de classes moyennes manifeste aussi les plus grandespréventions contre les lois sociales et s'inquiète naturellement du développement, même

limité, du mouvement ouvrier et du parti socialiste. Seul le philosophe Charles Secretan

y défend pendant plusieurs années, jusqu'en 1893, les principes d'un vague solidarismechrétien qui sait mesurer la peine des ouvriers. Mais l'audace n'ira pas au-delà.

Il convient tout autant d'apprécier ce libéralisme conservateur, mais sans conces-

sion, à l'aune de prises de position moins convenues. En matière de politique interna-

tionale, chapitre sur lequel s'exprime dans une rubrique spéciale et très lue, une autrehaute figure du journalisme helvétique en la personne d'Albert Bonnard, des choix sefont parfois plus audacieux. Ainsi en va-t-il de la défense de Ferrer, fusillé en 1909, oude celle de Dreyfus en faveur de qui le journal et son « colonel » se prononcentnettement (à partir de 1902, la Gazette de Lausanne accueillit même régulièrement desarticles du Colonel Picquart engagé dans une campagne en faveur de la réhabilitationde Dreyfus). On ne s'étonnera donc pas de voir se manifester les plus grandes préventionsà l'encontre de tous les mouvements xénophobes qui se développent en Suisse au débutdu siècle et, plus particulièrement, une grande méfiance suscitée par le nationalismedes helvétistes. Cette culture politique n'est pas celle de la Gazette de Lausanne, quis'appuie sur un libéralisme optimiste allant à l'encontre des déplorations décadentistesd'une extrême-droite intellectuelle helvétique trop marquée par ses lectures de L'Action

française. Ce libéralisme se manifeste aussi en matière culturelle : la Gazette resteouverte à l'expression du pluralisme même si ses critiques attirés, comme le célèbre

Philippe Godet, l'ami de Secretan, représente plutôt la vieille garde littéraire, le bon

ton, le respect des conventions, garants de l'ordre nécessaire à une petite ville commeLausanne.

Le dernier chapitre du livre d'Alain Clavien (auquel je reprocherai de n'avoir paseu plus... d'audace dans le plan qui est par trop chronologique et tend ainsi à noyer ses

lignes de force) est tout particulièrement intéressant. Il évoque la vie politique helvétiquependant la Première guerre mondiale, sujet sur lequel les études sont encore extrême-ment rares. Il y montre comment les tropismes allemands ou français ont créé denouvelles lignes de fractures qui ont véritablement mis en péril l'unité nationale. C'estsans douter J^ première fois (culture de guerre oblige !) que la violence atteint de telsseuils dans les polémiques journalistiques. Ne demanda-t-on point que l'on fusillât

Secretan, parti dans une campagne de dénonciation de la germanophilie de certainsofficiers suisses ? La disparition de Secretan en 1917 contribua à éteindre cette flambée.Même la guerre ne parvint pas à allumer durablement les passions. Il n'est pasimpossible que l'entre-deux-guerres fut marqué par d'autres comportements, quand lacrise du libéralisme soumit la sage Gazette de Lausanne aux séductions des régimesautoritaires.

Christophe PROCHASSON

Catherine POMEYROLS,Les intellectuels québécois : formation et engagements, 1919-1939,Paris, L'Harmattan, 1996, 537 p., 180 F.

Ce livre, directement issu d'une thèse, traite d'un sujet original en France, et parbien des côtés au Québec ; l'auteur utilise une méthode historique forgée par RenéRémond et Jean-François Sirinelli pour l'étude des intellectuels et l'applique à la société

québécoise de l'entre-deux-guerres, tout en s'appuyant sur des sources nombreuses et

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variées, étudiées sur place. C. Pomeyrols tient à dissiper l'illusion de la modernité quientoure certains intellectuels du Québec en montrant comment ils se rattachent à unmouvement de droite ou d'extrême-droite très présent en France et dans d'autres paysà l'époque. Une telle approche est nécessaire et vient plus facilement d'un chercheurétranger que d'un Québécois, qui ignore souvent l'importance de tels liens internatio-naux. Le travail est divisé en cinq grands chapitres : histoire des idées, histoire desintellectuels, formation scolaire, formation idéologique, engagements.

Après une bonne présentation de rhistoriographie québécoise et de l'importance duchanoine Groulx, C. Pomeyrols se concentre sur 23 intellectuels dont elle suit la carrièredepuis l'école jusqu'à leurs attitudes au moment de la guerre. Ce choix guidé parl'existence d'archives et de documents, comme par l'impossibilité de toute exhaustivitéest bien conduit, puisqu'on retrouve des gens comme André Laurendeau, Jean Bruchési,Roger Duhamel, Jean-Louis Gagnon ou Georgés-Émile Làpalme, qui ont tous joué unrôle important. On peut regretter qu'une liste récapitulative ne soit pas fournie dans letexte, pour éviter d'aller aux annexes où l'on trouve leurs notices biographiques.

À partir de ce groupe C. Pomeyrols décrit judicieusement une génération. Ellemontre le caractère très homogène et conservateur de leur formation : ils sont touspassés par des collèges classiques •— semblables aux lycées français antérieurs auxréformes dé 1902 — qui ont imposé un filtre idéologique catholique et ultramontain,anti-révolutionnaire et suspect à l'égard de la démocratie. L'accès aux livres est contrôléétroitement et rares sont ceux qui parviennent à sortir de ce moule. Les nombreuxséjours en France, en Belgique, en Italie ou en Suisse ne modifient guère cette formationpuisqu'ils se déroulent uniquement dans des milieux et des institutions de mêmetendance ; en revanche, ces étudiants perçoivent le décalage qu'il existe entre leurQuébec et la France dans beaucoup de domaines : présence d'une gauche, contestationde ces valeurs. Mais ces collèges sont aussi des lieux de sociabilité avec les clubs et lesrevues, qui suscitent amitiés et liens idéologiques étroits.

C. Pomeyrols présente également le milieu intellectuel dominé par le chanoineGroulx, maître a penser et grand ordonnateur de cette jeunesse. La revue VActionfrançaise n'est pas parente que par le nom de son homonyme de France et l'organisationJeune Canada, dont ces jeunes sont presque tous membres, constitue la jeune garde deGroulx. La plupart de ces intellectuels baignent dans une admiration pour le fascismeitalien et même le nazisme dont la radicalité les séduit d'autant plus qu'ilss'accompagnent d'un nationalisme exacerbé qui éveille bien des échos dans une géné-ration marquée par Groulx. Aussi n'est-il pas surprenant que ces jeunes soient vigoureu-sement antisémites (p. 268), mais on peut se demander si C. Pomeyrols, à force d'établirdes parentés avec l'Europe, né sous-estime pas la profondeur de ces convictions. Sansdoute, n'y a-t-il eu aucune violence antijuive au Québec, mais que de brutalité dans lesmots et dans certaines attitudes. Bien sûr, ceux de ces intellectuels qui iront enAllemagne à la fin des années 1930 sont-ils totalement étrangers à la militarisation dupays ou au culte du chef ; ils sont en cela des Américains du Nord, ce qui les protègede dérives excessives, sans diminuer l'ardeur de leurs convictions. D'ailleurs, alors queC. Pomeyrols insiste sur les séjours en Europe des uns et des autres, sur les liensimportants entre les « Actions françaises », elle est fort peu explicite sur l'influenceprécise de la réalité américaine sur ces hommes (p. 345) : vont-ils en vacances auxÉtats-Unis, vont-ils voir des films américains — qui occupent la quasi-totalité des salles— écoutent-ils la radio ? Cela aurait pu donner un autre éclairage. Les séjours en Francesont particulièrement bien étudiés et celui de André Laurendeau montre à quel point ilconserve une action militante pour faire aboutir son projet de Laurentie, comment iladmire certaines méthodes de gauche, sans jamais varier sur le plan idéologique. Dansce dernier chapitre, sur l'Engagement, C. Pomeyrols fait également fort bien le pointsur l'essor du nationalisme dans ce groupe, qui conduit, en raison du substrat idéolo-gique, à une admiration pour le corporatisme mussolinien et surtout salazariste. Oncomprend que ces intellectuels aient été tous pétainistes, refusant une guerre qu'ilsvoyaient comme britannique, bien que quelques divisions soient apparues à ce moment.

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Dans sa conclusion, l'auteur critique à juste titre une tendance québécoise à vouloirs'isoler des influences extérieures et elle insiste au contraire sur l'étroite parenté quiunit ces intellectuels aux courants de pensée qui traversent l'Europe ; elle interprètetoutefois mal la phrase de André Bélanger (p. 447) qui souligne cet isolement, sans le

reprendre à son propre compte.Ce livre est tout à fait intéressant, agréable à lire en dépit d'une présentation

médiocre, et il apporte beaucoup à l'étude des intellectuels au Québec et ailleurs.Catherine Pomeyrols tire le meilleur parti de sa méthode importée, même si on peutlui reprocher de ne pas assez en sortir; il aurait peut-être fallu montrer mieux

l'importance sociale de ces mouvements, leur influence sur un peuple qu'ils méprisentet leur impuissance relative à communiquer avec des Québécois souvent américanisés

par le milieu dans lequel ils vivent. On doit aussi regretter que le livre n'ait pas été

publié au Québec, où il aurait contribué au débat et à l'avancement des recherches.

Jacques PORTES

Emmanuelle LOYER,Le Théâtre citoyen de Jean Vilar, une utopie d'après-guerre, Paris,P.U.F1, 1997, 252 p., 148 F.

Lorsqu'à l'été 1951, un décret nomme Jean Vilar directeur du T.N.P., il désigne au

grand public un metteur en scène de 39 ans, jusque-là «l'homme des petits théâtresconfidentiels et des auteurs d'avant-garde et méconnus ». Emmanuelle Loyer montrecomment l'homme est devenu un véritable mythe, pour les amateurs de théâtre comme

pour ceux, de manière plus large, pour qui le T.N.P. a aussi été un projet de société.Mai 1968 avait marqué le début d'une période d'oubli de cette aventure ou du moinsd'effacement dans les mémoires. Les années 90, commémoration du cinquantenaired'Avignon oblige, ont renouvelé le mythe vilarien — quasiment jusqu'à la canonisation.Si l'auteur espère que l'explication historique des premières années du T.N.P. permettrapeut-être à un secteur théâtral aujourd'hui déclinant, en crise, selon elle, de tirer une

leçon pour l'avenir, cette étude ne se place pas dans l'optique théâtrale mais se réclamede l'histoire culturelle.

Belle formule que celle sous laquelle elle place ce livre, tiré de sa thèse. « Il fautcroire que l'histoire d'une époque s'écrit autant avec ses utopies qu'avec ses réalisations. »Cette utopie est retracée dans ses trois dimensions fondamentales : les rapports entre leT.N.P., seiyice public, et l'État ; entre le T.N.P., entreprise d'éducation populaire, et le

public ; entre le T.N.P., théâtre civique, et la cité.

L'apport de l'auteur est de replacer le T.N.P. dans son contexte historique, bénéfi-ciant de toutes les recherches récentes en histoire culturelle sur les années 1950,contexte qui seul autorise à en dégager l'originalité. L'État, mécène sous la royauté,grand ordonnateur de fêtes civiques sous la Révolution Française, ne s'est guèrepréoccupé d'intervenir dans le théâtre avant le Front Populaire. La création du T.N.P.en 1920 pour Firmin Gémier a été rendue possible par l'unanimisme de l'après-GrandeGuerre mais n'a pas, tenu ses promesses en matière de théâtre populaire. Le Front

Populaire, Vichy même, qui se fait le chantre du Cartel et la Libération, sont des

périodes de rapports fastes entre l'État et le théâtre. Au début des années 1950, lethéâtre est un vecteur de la culture populaire qui annonce l'installation d'une démocratieculturelle et sociale, promise dans la constitution de 1946. La création de Centres

dramatiques nationaux dynamiques suscite la volonté de relancer l'activité du T.N.P.

Cependant, lorsque Jeanne Laurent pressent Jean Vilar pour la direction du T.N.P.,en 1951, elle ne lui facilite pas la tâche à venir. Elle lui propose certes un outilpassionnant, alors que la conjoncture n'est pas facile pour les artistes, mais qui faitquand même hésiter celui qui connaît de francs succès au Festival d'Avignon. Il auraitd'ailleurs été intéressant d'évoquer les premières mises en scène de Jean Vilar, déjàrévélatrices de sa personnalité. En 1943, l'écrivain Jean Schlumberger, dont Vilar mettait

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en scène une pièce, notait déjà dans ses carnets personnels qu'il avait eu l'impression« d'un type sincèrement dévoué à son art ».

Le contrat qui lie Jean Vilar au T.N.P. est peu différent de celui des précédentsdirecteurs qui ont fait au T.N.P. des matinées scolaires et des opérettes. De plus, Jeanne

Laurent, qui lui promettait des améliorations, n'est plus en fonction dès 1952.Emmanuelle Loyer met bien en évidence le rôle joué par la personnalité de Jean

Vilar, dans le quotidien, pour surmonter les difficultés financières et faire de l'entreprisecommerciale du T.N.P. un service public à son idée, plus qu'à celle d'un État tatillon ;le forçant à assurer son devoir culturel et à exercer pleinement sa mission de transmis-sion d'un civisme laïc et républicain. Elle dresse alors l'étonnant portrait d'un directeur,patron autoritaire, paternaliste, préoccupé de toutes les petites économies possibles. Sile fils de petits boutiquiers a parfaitement réussi à stabiliser une entreprise envers

laquelle l'État, même avec un ministre de la culture favorable comme André Malraux,sera toujours très chiche, on doit savoir, pour comprendre son obstination, que sonidéal est l'héritage d'un demi-siècle de réflexion.

D'abord dans le domaine de l'éducation populaire, qui voulait transmettre au peuplela culture universelle des Lumières, sans que ce peuple soit forcément ouvrier, ce queSartre reproche à Vilar en 1955. Les intellectuels dreyfusards estimaient possible une

pédagogie du civisme où le théâtre tenait une place de première importance. Le T.N.P.bénéficie du soutien sans faille et de la logistique de ses réseaux. Dans la société desannées 1950, encore marquée par la pénurie du temps de guerre, les classes moyennesse révoltent contre la difficulté d'accès aux biens culturels. Jean Vilar répond à cettedemande nouvelle en privilégiant en toutes circonstances un public de travailleurssalariés, qui doit pouvoir rentrer tôt chez lui et manger à peu de frais sur place. LeT.N.P. met au point une nouvelle démarche commerciale s'appuyant sur les associations,les comités d'entreprise récemment créés, prospectant des formules d'abonnement et defidélisation grâce à des événements spéciaux comme les Nuits et les Week-Ends, le toutà des prix défiant toute concurrence. On peut souligner que Jean Vilar met en applicationdes principes déjà largement définis dans les milieux de l'éducation populaire. (Travailet Culture par exemple).

L'esthétique est renouvelée dans le même esprit : la salle à l'italienne, qui reflète lesdivisions de classe, est honnie. Si Chaillot ne correspond guère à l'idéal, le jeu hors ducadre de scène permet d'y remédier. Le décor simplifié, les lumières et la symboliquedes couleurs des costumes constituent un style nouveau, alors en pleine opposition avecles ors du boulevard. Vilar se situe dans l'héritage de Jacques Copeau, le créateur du

Vieux-Colombier, et de ses recherches formalistes sur le tréteau nu, sur le dépoussiéragedes classiques, mais il en rejette l'isolement par rapport au grand public, et le

mysticisme. Il se réfère aussi à Firmir Gémier et à sa vocation populaire, en connaissantheureusement plus de succès, et surtout à Charles Dullin, dont il a été l'élève.

Le T.N.P. n'est pas seulement une aventure théâtrale et l'aspect le plus original de

l'ouvrage est l'évocation détaillée de l'atmosphère politique. Le T.N.P. subit les consé-

quences de l'évolution des relations internationales. Au coeur de la guerre froide, entre1952 et 1954, Jean Vilar se débat dans les difficultés financières, affronte l'hostilité ducomité à Avignon et l'indifférence de l'État, est en même temps accusé de crypto-communisme. De nombreuses convergences apparaissent entre les thèmes traités commecelui de la paix, l'attention portée au public populaire et les pratiques communistes enmatière de théâtre. Toutefois Vilar défendra jalousement la neutralité politique du T.N.P.et c'est plutôt pendant les années de la guerre d'Algérie, durant lesquelles il doit faireface aux critiques non plus de ses ennemis, mais de ses anciens amis de gauche, lesfervents nouveaux convertis à Brecht et à la revue Théâtre populaire, que son répertoirese politise nettement.

Lorsque Vilar décide de ne plus renouveler son contrat, en 1963, on se perd en

conjectures sur les raisons. Faible soutien de Malraux à un personnage gênant dans sa

critique de l'État ? Difficultés financières dues à la crise de croissance sans que lasubvention n'augmente ? Banalisation d'un système bien rodé ?

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Ce qui reste du T.N.P. aujourd'hui, c'est un modèle moderne de gestion du théâtre

public, en particulier dans la constitution d'un public dans les zones éloignées dumonde théâtral. Il faut bien avouer, en revanche, que l'exigence austère d'un spectacledépouillé, transmettant la culture classique et libératrice au peuple ébloui a largementvolé en éclat avec le relativisme culturel des années 1960.

Patricia DEVAUX

Jean-Pierre Rioux et Jean-François SIRINELLI(dir.), Histoire culturelle de la France, t. 4 :Le temps des masses. Le vingtième siècle, par Jean-Pierre Rioux et Jean-FrançoisSirinelli, Paris, Seuil, « L'univers historique », 1998, 403 p., 340 F.

L'Histoire culturelle de la France est publiée dans une collection et chez un éditeur

prestigieux. Certains ouvrages, qu'on les loue ou les répudie, qui y furent édités marquentune ligne sensible dans l'histoire de l'histoire des trente dernières années. Tous défendentdes thèses originales nourries de sources et de bibliographies minutieusement élaborées.Ce dernier volume de l'Histoire culturelle de la France prend donc ici une place à part.Illustré d'une très riche et très belle iconographie, l'ouvrage s'apparente en effet

davantage à une synthèse de seconde main, sans apport original, ni en terme d'infor-

mations, ni même d'un point de vue problématique. Il ne se distingue guère du derniermanuel d'histoire culturelle disponible publié par Pascale Goetschel et Emmanuelle

Loyer, qui remplit au demeurant tout à fait convenablement sa fonction. On aurait puattendre un peu plus d'un livre publié dans la collection « L'Univers historique ».

Même éditorialement déplacé, un manuel, lorsqu'il est bon, a droit à tous les éloges.On aurait bien pu se consoler de cette petite tricherie avec le genre si l'on avait trouvédans cet ouvrage toutes les qualités de l'excellente mise au point : bibliographie à jour,discussion des thèses en présence, sérénité idéologique du propos, richesse et nouveautédes informations utilisables par les étudiants dans leurs travaux universitaires, etc. Lesdeux auteurs se placent d'ailleurs inégalement face au genre manuel. Les chapitresrédigés par Jean-Pierre Rioux sont plus riches d'informations concrètes que ceux prisen charge par Jean-François Sirinelli, mais souffrent malheureusement cruellementd'une volonté démonstrative que la conclusion, assumée par les deux auteurs, révèletoute nue. Déplorant, avec plus ou moins de netteté, la « crise des valeurs républi-caines », les auteurs en appellent à leur nécessaire restauration, seule susceptible derétablir une culture française en voie de désagrégation depuis une vingtaine d'années.

Pourquoi pas ? Le débat vaut peut-être la peine d'être conduit. Mais pas nécessairementsur ce ton,"«t pas dans un livre d'histoire, dont on est en droit d'attendre autre chose.Si l'histoire doit bien servir à armer nos réflexions contemporaines, elle n'a pas à setransformer en morale. C'est ce qu'une telle façon de faire l'histoire culturelle peut, ici,nous amener à redouter.

C'est d'ailleurs à ce niveau qu'il faut poser une deuxième question à cet ouvrage.Quelle est la conception sous-jacente à une histoire culturelle de la France ? Sans

évoquer une nouvelle fois les controverses s'opposant dans la délimitation et la légiti-mation d'une telle histoire (dont une excellente livraison de la Revue germaniquerappelait récemment l'ancienneté et la durée notamment autour de la Kulturgeschichtedéfendue au début du siècle par Karl Lamprecht), on ne peut manquer de poser cette

question générale au projet même d'histoire culturelle de la France, d'autant plussensible pour la période contemporaine. Il s'agit moins, comme on le ht dans ce livre,de définir des « appellations contrôlées » ou des « bornages », qui ne renvoient qu'à des

aspects territoriaux de la discipline, que de fonder des façons de faire et d'établir desquestionnaires. On peut soutenir sans grand mal que tout, peu ou prou, est en mesurede relever de l'histoire culturelle. Les controverses pertinentes n'apparaissent qu'aumoment de traiter le matériau que l'on s'est donné.

Lés deux auteurs — et, selon moi, à raison — ont tenté d'embrasser large. Leurfaire remarquer quelques oublis notoires, qu'ils eurent pu pourtant éviter avec un peu

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plus de patience bibliographique, ne relèverait que du jeu mesquin de la critiqueronchonne (mais, tout de même, rien ou presque, sur la science, qui, décidément,éprouve quelque maL à acquérir le statut de patrimoine culturel en dépit des récents

développements en France de l'histoire culturelle des sciences !). Leur projet sembledonc bien avoir été de construire une histoire culturelle de la France, c'est-à-dire de ne

point s'en tenir à l'énoncé des productions culturelles françaises. Us ont tenu à élargirle champ d'observation, à intégrer l'histoire de pratiques culturelles et l'analyse devaleurs communes à toute une société.

Cette façon de procéder, tout à fait judicieuse, a pourtant dérivé pour des raisonstout à la fois techniques et idéologiques. L'histoire culturelle de la France finit par sediluer dans l'ambigu projet d'une histoire de la culture française, autrement dit, d'unehistoire des valeurs nationales ou prétendues telles. Se télescopent ainsi une histoire

politique, d'ailleurs assez convenue car limitée aux « grandes idées » dominantes, et unehistoire culturelle, réduite aux élites, et, comme il se doit, aux intellectuels, dont le livrevient souvent proposer une nouvelle fois l'histoire, comme si les dernières années nenous avaient pas suffisamment abreuvés du genre. On ne peut ainsi manquer d'être

frappé par une chronologie directement héritée d'une histoire politique par le haut, etne s'adaptant qu'artificiellement aux mouvements de l'histoire culturelle. Pourquoi dèslors affirmer, à juste titre au demeurant, qu'il « faut se garder d'aligner les rythmes duculturel sur ceux du politique » (p. 216), si l'organisation générale du livre est mouléesur les séquences classiques de la plus traditionnelle des histoires de la politique ? En

quoi l'année 1962 fait-elle sens dans l'histoire de la culture (c'est-à-dire d'une matièreaussi hétéroclite que les sciences, la musique, la presse, le cinéma, l'architecture, etc.) ?

S'interroger sur le bien fondé du genre constitué par l'histoire d'une culture nationale,et, pour préciser les choses, par celle d'une espèce de quintessence, qui, en quelquesorte, viendrait résumer celle-ci, traduisant ses « forces » et ses « faiblesses », ses« qualités » et ses « défauts », ses « réussites » comme ses « échecs » (on abuse parfoisun peu trop de l'expression « riches heures »), voire son « progrès », sa « décadence »ou sa « renaissance », même si ces termes chargés d'une conception datée de l'histoire,ne sont pas toujours employés explicitement, revient à mettre en doute l'échelle choisie

pour comprendre cette histoire et s'arrêter sur les soubassements intellectuels et

politiques ayant présidé aux choix.

Que l'on fasse des choix n'est pas bien diabolique ! Quel historien n'en fait pas?Mais ceux-là qui nous sont proposés me semblent doublement discutables. D'abord

parce que sous prétexte de « mémoire collective », notion plastique et paresseuse s'il enest, les auteurs laissent à l'écart une part considérable de travaux publiés ayant mis enlumière d'autres oeuvres que celles sanctionnées par une postérité toujours oublieuse.Les deux auteurs réduisent aussi trop souvent l'histoire des productions culturelles àl'histoire des oeuvres légitimes, au sens étroit du terme : les prix Goncourt et les prixNobel, les salons de peinture, les « grands » artistes célébrés par le système culturel(terme que je préfère à « écosystème » qui naturalise beaucoup trop les phénomènes, àl'instar d'ailleurs d'autres métaphores dont on fait parfois une consommation abusivevenant masquer l'explication minutieuse des faits observés), ou ceux à qui la culture demasse (qui fait bien plus que « poindre dans l'entre-deux-guerres » — p. 147) a permisd'assurer la fortune. .

Cette histoire culturelle de la France est une histoire républicaine et nationale.Comme s'il y avait lien de cause à effet, bien peu de cas est fait des travaux étrangers(et notamment de ceux publiés aux États-Unis, incroyablement absents de la bibliogra-phie, alors même que cette historiographie est aujourd'hui l'une des plus vigoureuses).De même et de façon concomitante, très peu de place est faite, dans cette histoire dela culture française, à l'analyse des apports culturels de l'étranger. Comme si la culturenationale était close sur elle-même, au-delà de quelques symboles, mais si vite assimilés,d'Apollinaire à Picasso, de Bunuel à Khaled. L'autre critique à porter aux choix est

qu'ils sont moins commandés par une logique intellectuelle que par une idéologie. Lalecture faite des dernières années de notre siècle est à cet égard remarquablement

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orientée par les principes de la défense républicaine, partant de l'idée, ô combiendiscutable, que l'idée nationale y reste « toujours de nature démocratique » (p. 297). Àl'encontre de ce que soutiennent les deux auteurs, qui se satisfont encore trop de lasanction du temps qui coule, signifiant par là-même que l'histoire des historiens n'a

qu'à venir baptiser les vérités et les choix opérés par les générations qui se succèdent,la difficulté dont souffre l'histoire du temps présent ne réside pas dans cette proximité-là.

On peut, pour finir, s'interroger sur le public visé par ce livre à deux voix, d'ailleurs

distinctes, même s'il leur arrive de se chevaucher, voire de se répéter. Le retour sur lesvertus éducatives et morales de la République au début du chapitre 7 était-il bien utile,alors même que les quelques excellentes pages consacrées à la foule en début d'ouvrageauraient mérité de plus amples développements ? Trop superficiel pour les historiens

professionnels auxquels il n'offre que des vues très générales et parfois bien discutables,le livre est trop allusif pour un public d'étudiants, qui dispose d'ailleurs d'autres ouvragesplus maniables et plus abordables, ou pour l'honnête homme désireux de se cultiver surla culture. Si les historiens de la culture veulent montrer l'utilité et la singularité deleur intervention dans l'histoire de disciplines ou de pratiques intellectuelles qui leurétaient jusque-là interdites (histoire des arts, musique comprise, histoire des sciences,histoire de la philosophie ou des sciences sociales, etc.), ils doivent faire beaucoup plusqu'élaborer un catalogue des oeuvres en s'en tenant, sans les interroger davantage, aux

catégories léguées par ces disciplines constituées, plus que défendre et illustrer la

République au travers des grands hommes de culture, plus que développer des consi-dérations épistémologiques trop vagues. Us se doivent, en revanche, de restituer lecircuit de la production culturelle, de sa naissance à sa diffusion, et d'en établir le

système de significations synchroniques et diachroniques, évitant ainsi tout mode

d'explication culturaliste « par l'époque ». Ni le genre, ni le format du livre qui nous est

proposé ne permettait sans doute de relever pareil défi et d'éviter les pièges des « grandessynthèses » qui, il faut vivement le souhaiter, n'épuiseront pas l'avenir de l'éditionsavante en histoire.

Christophe PROCHASSON

Religions

Roberto RUSCONI(dir.), Storia e figure dell'Apocalisse fra '500 e '600, Atti del 4° Congressointernazionale di studi giochimiti, San Giovanni in Fiore, 14-17 settembre 1994,Rome, Ed. Viella, 1996.

Le dernier livre de la Bible chrétienne a suscité de nombreuses controverses dès

l'Antiquité. Il reflète l'état d'esprit des premières communautés chrétiennes qui atten-daient la fin du monde, la Parousie et le Jugement Dernier. C'est saint Augustin qui,dans sa Cité de Dieu, rompit avec le millénarisme. S'il admet que la fin du monde

prédite par saint Jean doit bien arriver, il la renvoie à un avenir très lointain et, pourlui, l'Apocalypse ne doit pas servir à relire l'histoire du monde. Elle n'est que lamanifestation de la lutte du bien et du mal à l'intérieur de l'Église et dans le coeur desfidèles. Cette interprétation demeura majoritaire dans l'histoire de l'Église mais elle

n'empêcha pas la résurgence périodique des courants millénaristes et apocalyptiques,en particulier pendant les périodes de crise. Au XIIesiècle, la renaissance des études

bibliques rendit possible une exégèse de l'Apocalypse. Joachim de Flore s'en chargea.Pour l'abbé cistercien, l'Apocalypse est le livre suprême de la Bible, la clé de laconnaissance. Il établit une concordance entre l'Ancien et le Nouveau Testament etdéfinit trois âges du monde correspondant aux trois personnes de la Trinité. Le dernier

âge, celui de l'Esprit Saint, était à venir et il l'interpréta comme le royaume millénaireannoncé par saint Jean, cette longue période de bonheur et de paix qui devait précéderle retour du Christ, la résurrection des morts et le Jugement Dernier. Le courant

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« spirituel » connut un réel succès lors de la crise religieuse de la fin du Moyen Âge.On connaît moins l'influence des idées joachimites aux XVIeet XVIIesiècles. C'est surcette histoire que le colloque organisé en 1994 par le Centre international d'Étudesjoachimites a voulu faire le point.

Les actes regroupent une vingtaine de communications qui allient les tentatives desynthèse et lés études de cas. Reprenant l'étude où M. Reeves l'avait laissée à la fin duMoyen Âge (The influence of Prophecy in the Later Middle Ages. A Study in Joachimism,Oxford, 1969, livre fondamental), Bernard McGinn présente les différentes exégèses deJoachim de Flore au XVIesiècle, nombreuses surtout dans la polémique entre Réforméset Catholiques, les premiers accusant la Papauté d'être l'Antéchrist de l'Apocalypse. Ledébut du XVIesiècle constitue d'ailleurs un point culminant du millénarisme avec lamontée sur le trône impérial de Charles Quint en qui beaucoup virent le monarque du

royaume millénaire, la révolte luthérienne traversée, surtout dans ses courants les plusradieux, par les tensions apocalyptiques, et la découverte et l'évangélisation des nouveauxmondes vécue par ses promoteurs comme un préalable à la fin du monde. Dans lesmilieux populaires, la diffusion de livrets imprimés colportant horoscopes et prophétiesdéclencha la grande panique de 1524, quand une partie de l'Europe crut à un nouveau

Déluge universel. Si Calvin fut peu sensible, à la différence de Luther, au prophétisme,il présenta volontiers son combat contre le catholicisme en termes apocalyptiques.Millénarisme et apocalypse sont donc encore bien présents dans la culture du xvie siècle.On peut cependant regretter l'absence de toute référence à leur regain pendant les

guerres de religion en France, mis en évidence par les travaux récents de Denis Crouzet.Au XVIIesiècle, ces thèmes sont encore porteurs, en particulier dans les milieux scienti-

fiques où la vision millénariste se traduit par la volonté de créer un monde parfait(comme chez Newton). Mais les Églises officielles s'en éloignent de plus en plus, pourprivilégier l'interprétation historique et le rationalisme (Grotius chez les protestants,Bossuet chez les catholiques).

Au bout du compte, voilà un ouvrage précieux, riche en érudition et en bibliogra-phie, éclairant certains aspects méconnus de la culture de l'époque moderne. Il faut

signaler l'excellente synthèse de Cesare Vasoli et quelques pages consacrées à un

hommage à Raoul Manselli, décédé en 1984, qui fut le spécialiste italien du mouvementfranciscain et du millénarisme qui l'imprégna fortement.

Jean-Michel SALLMANN

Michel VOVELLE,Les âmes du purgatoire ou le travail du deuil, Paris, Gallimard, « Le

temps des images », 1996, 319 p, ill., 170 F.

Gaby et Michel Vovelle avaient introduit en 1970 l'iconographie « purgatoriale »

parmi les nouveaux documents de l'histoiren grâce à un ouvrage pionnier, Vision de lamort et de l'au-delà en Provence d'après les autels des âmes du Purgatoires (x^-xx" siècles).Michel Vovelle revient vingt-cinq ans plus tard sur ce grand sujet, en un des premiersvolumes d'une collection nouvelle, dirigée par F. Lissarague et J.-Cl. Schmitt, qui a pourvocation de lier intimement une iconographie abondante à Un texte qui est pourl'essentiel son commentaire. Cet excellent principe aurait dû néanmoins avoir pourcorollaire une subordination des documentalistes et maquettistes aux indications del'auteur qui ne paraît pas avoir été entièrement acquise. Le recadrage des clichés coupeou élimine parfois des détails sur lesquels M. Vovelle attire l'attention et certaines desoeuvres qu'il décrit ont été apparemment jugées indignes de la reproduction.

Cette enquête de longue durée, élargie à l'échelle de l'Europe catholique et à d'autressupports que les tableaux des autels — statuaire, gravures voire films — constitue une« recherche sur traces aujourd'hui subsistantes ». Elle achève de mettre en évidencel'originalité évolutive d'une représentation de l'au-delà à la fois dogmatiquement et

iconographiquement caractéristique du catholicisme, dont elle précise les débuts médié-

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vaux, confirme l'apogée tridentin, et suit les mutations à l'époque contemporaine,jusqu'au constat de « l'épuisement de l'imaginaire du purgatoire » au XXesiècle.

Le purgatoire est initialement une vérité de foi qui résulte d'une réflexion théolo-

gique progressive, interprétant de rares indices scriptuaires et des récits d'apparitions,définissant aussi un jugement individuel sitôt après la mort. Entre la date de naissancedu mot selon J. Le Goff (1170) et la fin du xnf siècle, le purgatoire reste « un imaginairesans image ». Ses représentations se cherchent au XIVeet se multiplient au XVesiècle àtravers les fresques, les panneaux de retable, la gravure. À travers elles, le purgatoire,qui est un état des âmes, s'impose peu à peu comme un « troisième lieu » chtonien àla fin du Moyen âge. Bien qu'elle se dégage mal encore de l'iconographie du jugementdernier, l'image précise aussi la hiérarchie des intercesseurs qui interviennent à lacroisée de l'espace et du temps pour arracher des âmes aux flammes de cet enfer

temporaire ; elle suggère aussi les modalités d'intervention des vivants pour la rémissiondes morts selon le dogme de la Commission des saints — et en premier lieu les messes

pour les morts.S'il est rejeté par les Réformes, et donc exclu de l'Europe protestante, le purgatoire

connaît aux temps tridentins une codification qui tend à enserrer ses représentationsdans un « imaginaire contrôlé » qu'annonce dès 1580 le Purgatoire du Tintoret (Pinaco-thèque de Parme), avec la tripartition verticale du tableau et la présence dans l'espaceintermédiaire entre le purgatoire enflammé et la cour céleste d'anges transportantchacun une âme. À l'âge des « grands renfermements », ce pseudo-enfer emprisonne lesâmes en peine, pour un temps nullement définissable par les mortels mais qui estmesuré pour chacune lors de son jugement individuel et qui peut être modulé par lesdemandes d'intercession des vivants. Il devient alors, selon M. Vovelle, « le moyen de

répondre aux angoisses individuelles, de gérer le travail du deuil en proposant auxhommes les règles de cohabitation pacifiée avec leurs morts ». L'on peut ajouter qu'auterme de cet échange solidaire, l'âme passée au ciel est susceptible d'aider à son tourles vivants. Mais seules quelques régions, comme le Mezzogiorno, semblent avoir explicitépar des ex-voto ce recours aux âmes délivrées.

Le xrxe siècle s'avère « un grand siècle du purgatoire », en des tableaux, puis desstatues, mais aussi des vitraux et des images pieuses où la cour céleste tend cependantà se restreindre. Son apport spécifique pourrait davantage, me semble-t-il, résider dansle développement des grandes mutuelles purgatoriales fondées sur le principe desréseaux de correspondants locaux et l'échange postal direct avec le fidèle, dont l'exemple-type est l'association fondée à La Chapelle-Montligeon par l'abbé Buguet. La débâcle de

l'iconographie purgatoriale s'amorce en France avec l'hécatombe de la guerre de 1914-1918, qui provoque de profondes modifications des autels du purgatoire par ajout ou

surimposition de mémoriaux épigraphiques ou statuaires des soldats morts au front. LeXXesiècle marque l'épuisement d'une iconographie avec laquelle la hiérarchie catholiqueprend ouvertement ses distances, rendant l'effacement des images du purgatoire inéluc-table dans les lieux de culte où leur ancienneté ou leur qualité esthétique ne leur confèrepas une valeur patrimoniale. Si l'on suit bien l'idée maîtresse de M. Vovelle, le déclin

iconographique du purgatoire pourrait dès lors marquer l'amenuisement de son rôledans le travail du deuil, non seulement auprès des catégories religieusement détachées— qui paraissent alors s'efforcer d'accomplir cette convalescence de l'affect à travers lenouveau « culte des morts » dont le support est le tombeau —, comme auprès des

populations restées fidèles. Sans doute faudrait-il tenir compte pour ces dernières — etpour les prêtres qui en sont issus — des mutations entraînées par la diffusion duliguorisme et en particulier l'évolution de la prédication qui, selon Th. A. Kselman,développerait à partir de la fin du siècle le thème des « retrouvailles » familiales au ciel,lesquelles impliquent une rapide « purgation » des péchés.

L'une des grandes qualités de ce beau livre est de contribuer à raffinement de la

critique de cette source non écrite, qu'il situe entre un discours écrit multiforme, quidepuis les mises en forme théologiques jusqu'aux catéchismes précède l'iconographie,la déborde ou lui survit partiellement, et d'autres traces plus ténues de la diffusion du

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dogme. Ainsi les célébrations de messes des morts demandées dans les testaments, queM. Vovelle à également étudiées, les bassins des Âmes du purgatoire de la France d'oc,analysés par M. Fournie (qui perdurent à l'époque moderne en des sites dépourvusd'iconographie), ou bien les prières et célébration du lundi, ce « jour des âmes » quifait actuellement l'objet de recherches de M.-A. Polo de Beaulieu.

De plus, le besoin de voir ou de faire voir par l'oeuvre d'art le sort de la plupart desâmes dans l'au-delà qui fonde l'iconogrpahie du purgatoire s'avère fort inégalementrépandu à travers la catholicité. L'ouest de la France paraît ne l'avoir guère ressenti, sil'on en juge par les travaux d'A. Croix et M. Mesnard. La Provence est en contrepointun des sites où l'imaginaire du purgatoire a eu du xvie au xrxe siècle de multiplestraductions. La Galice se caractérise par la multiplicité des retables, mais aussi desoratoires de chemin et plusieurs régions d'Italie par des chapelles spécifiques. Il n'est

guère certain que de la géographie différentielle de ces vestiges l'on puisse aisémentinférer des variations d'intensité de la ferveur envers le soulagement des « pauvresâmes » et le témoin inocographique pourrait être a priori l'indice d'un consensus

dévotipnnel aussi bien que l'adjuvant de pratiques qui réclament un support visuel pourêtre mieux assurées. C'est là une des spécificités ambiguës de la source iconographique.

Ce livre dense et alerte, par lequel M. Vovelle renoue avec l'histoire de la mort etl'étude du temps long, achève de réintroduire dans le champ historique une des

représentations majeures de l'au-delà, tout en contribuant à une définition du statut

historique de l'image religieuse.

Régis BERTRAND

«Visages de l'hérétique ». Siècles. Cahiers de Centre d'Histoire des Entreprises et des

Communautés, 2, Université Biaise Pascal, Clermont-Ferrand II, 1995, 96 p.

Le n° 2 de cette jeune revue, d'un format inhabituel et .— disons-le — déconcertant(17 x 17 cm), animé par Bernard Dompnier, rassemble six communications prononcéeslors d'une journée d'étude organisée par le C.H.E.C. le 8 avril 1995 autour du thème del'hérésie. Au vrai, les articles privilégient l'hérétique plutôt que l'hérésie, ce qui permetà la problématique de dépasser le cadre clos de l'histoire des idées et de se situer dansune perspective plus globale. Une autre préoccupation des auteurs fut aussi de considérerles hérésies en terme de représentations : quels sont les traits et les figures successivesou récurrentes qui leur sont reconnus? Dans cette perspective, l'hérésie n'existe quelorsqu'elle est désignée comme telle et que des individus, qui ne se pensent pashérétiques, sont suspectés, dénoncés, nommés et répertoriés comme tels. Cela nécessiteaussi, par conséquent, une attention (qui ne soit pas celle des théologiens de professionou celle, trop positiviste, des sciences sociales) à « l'aune de l'orthodoxie » (B. Dompnier)à partir de laquelle l'hérétique est désigné. Enfin, le troisième axe programmatiqueinscrit le thème de l'hérésie et des hérétiques dans une perspective plus large : celle del'histoire des identités, de leurs genèses, de leurs éléments constitutifs et de leurs avatars.Une telle volonté a contribué à privilégier le xvie siècle (3 communications sur 6),période qui voit les ruptures confessionnelles et les constructions identitaires se consti-tuer d'une façon irréversible et inédite, jusqu'alors en Europe, qui voit aussi se déclinerde multiples façons les éléments constitutifs d'une définition de l'hérétique au sein des

régulations complexes qui s'établissent alors entre dogme, foi, ecclésiologie, institutionset pouvoirs. On lira donc avec intérêt les contributions d'Aline Goosens, Être hérétiqueà la Renaissance dans les Pays-Bas, d'Anne Kempa sur L'attitude du parlement aixois faceà ses membres protestants (1550-1572) et de Thierry Wanegffelen, Vers l'hérésie : débatsur la grâce et la. construction confessionnelle en France au XVIesiècle. Mais ces problé-matiques exigeaient, en contrepoint, que l'on scrutât la longue durée : Danièle Auserve-Berranger définit avec précision Hérésie et orthodoxie dans le monde grec, des originesdu christianisme à Irénée : C. Brouwer observe les accusations d'hérésie à l'encontre de

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la dialectique au xf siècle (Roscelin de Compiège, nominaliste ou hérétique) ; enfinBernard Dompnier observe Les marques de l'hérésie dans l'iconographie du xvif siècle.

On permettra au recenseur d'insister, par intérêt personnel, sur la pertinence des

analyses d'Aline Goosens relatives au processus de définition de l'hérésie dans les Pays-Bas de Charles-Quint : elle montre en effet parfaitement que les édits et « placards » de

l'empereur ne consistaient pas seulement à établir une simple répression religieuse de

comportements personnels et collectifs, dont certains n'étaient pas nouveaux, mais

davantage à « moraliser » et soumettre toute une population, réduire à merci toutes lesdéviances (il est significatif d'observer que les anabaptistes étaient alors les pluspoursuivis, ce que l'auteur méconnaît un peu) ; dans les années 1540 en particulier, unedouble approche, à la fois canonique et civile, se conjugua ainsi dans la réflexion deCharles-Quint et de son entourage législatif dans une perspective d'absolutisme etd'établissement d'une monarchie théocratique universelle ; désormais l'hérétique étaitdéfini comme tel par le droit canon (son crime était attentatoire à la pureté de la foi)et par l'idéologie de l'absolutisme (le même crime était de lèse-majesté, dont la

conception était large) ; il était condamné sous les deux termes de droit : pour hérésieau sens canonique (et donc relevant des juridictions ecclésiastiques) et comme trans-

gresseur de la loi, fauteur de troubles de l'ordre public (et donc relevant des juridictionsciviles). L'auteur ne dit pas assez — et ce point est essentiel — que Charles-Quint, danssa démarche centralisatrice et absolutiste, parvint dans le même temps à ménager les

sensibilités, autonomies et autres « franchises » locales des Pays-Bas qui étaient sa terrenatale^ On regrettera donc que la démonstration ne soit pas poursuivie jusqu'aux dix

premières années du règne de Philippe LT.Ce dernier renouvela les « placards » de son

père et recommanda aux Conseils de justice, par l'édit du 20 août 1556, d'appliquersans défaillance leurs prescriptions. Ni les « grands », ni les « bonnes villes » des Pays-Bas ne s'en émurent particulièrement. Mais à partir de 1559, la lutte contre l'hérésie etla centralisation royale prirent la dimension particulière que l'on sait (menace d'inqui-sition, réorganisation diocésaine, mise en place d'une « consulte » dominée par Gran-

velle, fin des convocations des États généraux...), bafouant largement les intérêts, lessensibilités et les particularismes locaux. L'épreuve de force avec les « grands »

commença et devint vive en 1563-1564. Le comte d'Egmont fut dépêché à Madrid, maisn'obtint pas de concessions sur la question de l'introduction de l'inquisition. Au moisde novembre 1565 arrivèrent à Bruxelles les fameuses lettres datées du Bois de Ségovieles 17 et 20 octobre. Le roi refusait de changer quoi que ce soit aux édits contre l'hérésieet proclamait l'inquisition nécessaire. On connaît la suite.

Gilles DEREGNAUCOURT

Henry PHILLIPS,Church and culture in seventeenth-century France, Cambridge UniversityPress, 1997, 334 p., £ 40.00.

L'auteur, qui a déjà publié des ouvrages sur le théâtre français du XVIIesiècle et surRacine, est assurément un bon connaisseur des aspects intellectuels et littéraires duGrand Siècle. Mais ses vues sur l'Église sont de seconde main, et souvent un peu floues.Qu'entend-il par the Church ? C'est tantôt le pape, tantôt les évêques, ou le clergé, voireles :jésuites ; en tout cas presque toujours une force contraignante qui prétend àl'uniformité ou, pour employer le vocabulaire d'H. Phillips, et constitue un « espace »distinct de la société, quel que soit l'angle sous lequel on l'envisage (ces angles étanteux-mêmes autant d'espaces).

Sous le titre « les espaces de la croyance », l'on trouve un exposé très classique dela réforme catholique en France : la réforme du clergé, les milieux dévots, la répressionde la religion populaire, à partir d'une bibliographie assez à jour. Mais ce n'est quebeaucoup plus loin que, sous le titre « les espaces d'hostilité : la croyance », apparaîtrontles jansénistes et les protestants, dont il aura bien fallu faire souvent mention précédem-

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ment ; leur étude est puisée à bonne source, mais peut-on les englober ensemble souscette catégorie d'hostilité ? D'autant qu'on a déjà rencontré un chapitre sur « les espacesde dissension » ?

Mais revenons aux chapitres qui présentent les rapports entre l'Église (catholique)et la culture. Voici d'abord les «espaces de représentation», c'est-à-dire les arts

plastiques et l'image, la littérature et le théâtre ; sur celui-ci, et en particulier sur lestatut du comédien, l'auteur fait une bonne mise au point. En revanche, il est sur unterrain moins assuré quand il traite des « espaces d'éducation » ; Dire, par exemple, quel'Église (encore une fois, de quoi parle-t-on ?) « a le monopole de l'éducation auXVIIesiècle » est inexact, ou du moins appelle bien des nuances ; et l'auteur minimise àl'excès la nouveauté de Saint-Cyr. En revanche, on apprécie la façon dont il rend comptedu problème que posait l'usage des langues anciennes et des auteurs païens pour formerles jeunes chrétiens.

Dans le chapitre sur les « Dissensions », il n'est question, comme je l'ai dit, que de

querelles internes à l'Église catholique. La querelle des réguliers, à peine évoquée, dontoii ne dit pas qu'elle est un des points de départ du jansénisme. Le gallicanisme, luiaussi quelque peu en porte-à-faux. Le débat sur la Tradition et l'autorité des Pères, etles remous causés par la critique biblique de Richard Simon sont exposés de façonintéressante, mais on s'étonne de n'y pas trouver mentionnés les travaux de BrunoNeveu et de François Laplanche. Cependant, la foi chrétienne (et pas seulement

catholique) est maintenant affrontée à des mises en question plus fondamentales : lecartésianisme, l'émergence de la science moderne et finalement l'athéisme ou le déisme.En trois chapitres solides, mais malheureusement disjoints, Henry Phillips montrecomment la culture savante est en train de s'affranchir des références chrétiennes. Ici,ce n'est pas véritablement « l'Église » qui intervient, car à part quelques religieux commeMersenne et Malebranche, et Pascal, elle est largement dépassée ou marginalisée. Du

reste, l'auteur semble en être conscient car certains développements, notamment dansle chapitre 6 intitulé « les espaces de discussion », fonctionnent pour eux-mêmes, sans

plus s'occuper de la religion.: En somme, voici un livre qui peut rendre de grands services, même au lecteur

français à qui il fera connaître nombre d'ouvrages anglo-saxons. Dans ses meilleurs

morceaux, il remplacera Paul Hazard (dont la Crise de la conscience européenne n'estmême pas citée, bien que l'approche soit souvent semblable). Mais on nous permettrade juger bien inutile la coquetterie (ou l'indigence) qui a fait user en toute occasion dumot space, pour désigner indifféremment un domaine, un groupe, un courant, une idée,etc. Disons donc que son ouvrage est un « espace lisible ».

Marc VENARD

Gabriel AUDISIO,Les Français d'hier t. 2 : Des croyants (xV-xix1

siècle), Paris, ArmandColin, 1996, 460 p., 185 F.

À l'origine de cet ouvrage, explique Gabriel Audisio dans son propos liminaire,réside un constat que chacun a pu effectuer : l'évanouissement quasi général de laculture chrétienne. En cette fin de xxe siècle, les références chrétiennes deviennent peuà peu inintelligibles aux jeunes adultes et à des pans entiers de la société qui parailleurs, y compris pour les croyants, prend ses distances avec les directives de l'Église-institution. Les enquêtes d'opinion attestent ce double éloignement spirituel et moraldes contemporains vis-à-vis de l'Église catholique et des références religieuses hier suessans être apprises sont désormais inconnues du plus grand nombre.

Prenant acte de ces faits et de l'étrangeté que revêtent actuellement les croyanceschrétiennes dans le pays, l'auteur a décidé de ramasser en une synthèse la gerbe destravaux consacrés à cette question par une historiographie prolifique. Thèses, monogra-phies parfois inédites, pièces de première main trouvées dans les archives ou glanées

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au fil de la lecture des livres dits de raison rédigés aux xvi-xvine siècles par des

régnicoles ou des étrangers, attentifs aux coutumes religieuses des Français, tout fait

miel pour G. Audisio qui a conçu son ouvrage dans le prolongement et en écho à un

précédent volume intitulé Les Français d'hier. Des paysans, xv-xix*siècles. C'est que pourlui, la société d'alors est par essence rurale, villageoise, paysanne et religieuse. Et cette

société, sinon en tout cas cette culture est pour l'auteur, à l'agonie (Introduction :

«l'agonie d'une culture») et il entreprend l'espace d'un livre de la faire revivre. La

plume n'est pas trempée dans une encre nostalgique, même si elle paraît frémissante

de connivences* pas seulement livresques, pour ces Français d'hier dont certaines

pratiques religieuses sont si proches de celles en honneur dans le pays jusqu'aux années

1960.Le texte se déploie sur deux registres : le temps long des xv-xvine siècles attentif

aux structures, aux lentes mutations comportementales, aux mentalités généralementaffectées d'une forte inertie devant toute sollicitation et le temps court, articulé sur

l'événement, ici la conjoncture des xvi-xDCesiècles. Dans ce cadre chronologique,G. Audisio a privilégié les xvi-xvine siècles, en particulier, le temps de la Contre-Réforme

catholique, un pléonasme qu'il justifie (p. 372) et un choix qui le conduit à traiter de

façon individualisée les réformés, objet du chapitre XII. Juifs et musulmans, toujourstrès minoritaires dans le royaume et jamais au centre d'une politique royale comme ce

fut le cas en Espagne ont été écartés de cette investigation du peuple chrétien conduitedans la France des Valois et des Bourbons, entre Réforme et Révolution.

Le premier chapitre est un véritable sésame pour quiconque est en délicatesse avecles aspects dogmatiques du christianisme et du catholicisme. D'une facture proche decelle d'un lexique, mais articulé autour d'une réflexion, il permet de se familiariser avecles sources du dogme, les voies essentielles du salut et les aspects principaux de

l'ecclésiologie catholique.•Muni de ce viatique, le lecteur peut aborder les chapitres II et LTIqui présentent

les structures de l'Église de France, le cadre de ses rapports le souverain depuis leconcordat de Bologne, le système bénéficiai, d'une étonnante plasticité puisqu'il estconciliable avec un recrutement de prélats dignes, la place des dîmes dans la rémuné-ration et la richesse du clergé. Tous les aspects fondamentaux du premier ordre, le seulà disposer durant tout l'Ancien Régime d'une organisation représentative autorisée —

l'Assemblée générale — sont analysés avant d'aborder les hommes qui peuplent l'insti-tution. Ces « Messieurs du Clergé » (chapitre IV) sont saisis selon leur rang, depuisl'épiscopat au recrutement quasi exclusivement aristocratique au xvuf siècle jusqu'à la

«piétaille "4es clercs » (chapitre V), sans omettre les chanoines, dévalorisés par lesdécisions tridentines plus attentives à la pastorale aupèrs des fidèles et des « hérétiques »

qu'à l'étude et aux chants sacrés et ces communautés de prêtres filleuls innombrablesau XVIesiècle, surtout dans les zones montagneuses.'Les chapitres VJ.-XI constituent le coeur de l'ouvrage. Ils traitent des relations des

fidèles avec les clercs entre la Réforme et le reflux du XVIIIesiècle. G.A. détaille d'abordla paroisse, ses édifices et ses lieux pétris de significations religieuses et identitairestelles que l'église, la chapelle, le presbytère, le cimetière, avant d'analyser le magistèreclérical. Au temps des hautes eaux de la Contre-Réforme, il est porté par la catéchèse,la prédication, le contrôle du théâtre religieux qui viennent s'ajouter avec une vigueurinaccoutumée à la sacramentalisation déjà ancienne des rites de passage. La fréquen-tation des sacrements d'entretien tels que la pénitence et l'eucharistie, ajoutés auxsacrements reçus une seule fois concourt au renforcement du rôle du prêtre. Lacléricalisation du catholicisme admise au XVIIesiècle et au début du XVIIIesiècle, est demoins en moins acceptée à la fin du siècle, en liaison probable avec une extension dela privatisation de l'existence qui s'accommodait mal de la confession. Il est d'autres

registres de la vie religieuse des fidèles que les clercs essayèrent de contrôler: lasociabilité confraternelle, les processions ; de nouvelles attitudes religieuses telles quelbraison ou la dévotion eucharistique qu'ils voulurent inculquer ; des actes immémoriaux

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comme la vénération des statues et des reliques qu'ils voulurent éradiquer. La religionfamilière fut l'objet d'un important travail de redifinition, d'épuration mené par des

prêtres rappelés, après le Concile de Trente, dans leur position d'interprètes du divin,de médiateurs du sacré, d'intermédiaires entre Dieu et les hommes. Forts de leurs

certitudes et de leurs pouvoirs, certains qualifièrent de superstitions des rites ancestraux,de tout temps respectés par des hommes et des femmes guidés par une pensée magiqueet Usant l'univers hors de la rationalité faiblement diffuse avant le xrxe siècle.

Une tension extrêmement vive caractérisa la liaison entre clercs et fidèles sur ce

point au cours des xvn-xvrae siècles et l'on s'attendait à rencontrer ce découpage dans

l'ouvrage. En fait G.A. a rompu avec le déroulement traditionnel de l'histoire religieusedes xvn-xvnf siècles, plaçant dans un chapitre particulier les faits marquants de l'histoire

de la Contre-Réforme et de la Réforme catholique. Le choix surprend au premier abord

puisque maintes inflexions de la piété des fidèles sont à mettre au crédit ou au débit de

l'entreprise acculturante conduite par les clercs passés dans les séminaires ou membres

des instituts religieux fondés au « Siècle des Saints ». Dans un second temps elle se

révèle acceptable et même d'une richesse méthodologique en brisant une présentation

peut-être trop finaliste. Le parti pris de G.A. ménage plusieurs entrées au livre : une

approche thématique du fait religieux catholique et une lecture chronologique des

orientations et des acteurs majeurs de la Contre-Réforme. Au total, la même réalité est

appréhendée sous deux angles différents, l'un privilégiant la paroisse, territoire d'appli-cation des nouvelles options religieuses, l'autre brossant les cercles élitaires qui l'impul-sèrent.

G.A. a donné un livre bilan, une Vulgate sur les croyants d'hier ou plutôt d'avant-

hier, serait-on tenté d'écrire, à condition que le terme soit entendu sans la moindre

connotation péjorative. Car le livre est pour l'essentiel consacré à la période antérieure

à 1789. Il n'y a guère qu'une trentaine de pages pour les années postérieures à 1789, en

englobant le développement relatif à l'intégration des réformés dans la France républi-caine. Discret sur le XIXesiècle, l'ouvrage est une mine pour les xvi-xvnf siècles avec

un contenu beaucoup plus ample que ne le suggère le titre. Non seulement, le livre

traité des croyances et. des attitudes religieuses des fidèles, mais également des cadres

de l'Église et du clergé et aucun aspect de la religion vécue n'est omis. Le choix annoncé

au début du livre, d'un traitement du sujet de manière concrète, en étant attentif aux

pratiques, aux gestes, à la religion incarnée plus qu'à la spiritualité, est parfaitementatteint.

Ajoutons que le style est toujours clair, les fautes rarissimes, à l'exception de

patronymes légèrement écorchés (p. 287 : Froechlé-Chopart au lieu de M.-H. Froeschlé-

Chopard ; p. 301 : E. Balmas au lieu de E. Belmàs) et qu'un index des matières clôt le

livre pourvu de cartes certes connues mais bien choisies, d'illustrations judicieuses et

d'annexés (calendrier religieux, agricole et liturgique).Bref, en filant la métaphore que ce livre appelle, l'on peut dire que l'auteur a rempli

la mission qu'il s'était fixé et qu'il donne à tous, néophytes ou non, une somme sur

l'histoire des croyants du royaume de France, à une époque, les xvi-xvme siècles, où

l'éloquence de la chaire, évoquée par la gravure de la couverture, faisait se presser les

fidèles dans les églises.

Michel CASSAN

Marie-Ange DUVIGNACQ-GLESSGEN,L'ordre de la Visitation à Paris aux XVIIeet XVIIIesiècles,

Paris, Éd. du Cerf, 1994, 350 p., 225 F.

Le livre de Marie-Ange Duvignacq-Glessgen est l'édition de sa thèse de l'École des

chartes consacrée aux monastères parisiens de la Visitation créés en 1619, 1626 et 1660,

respectivement rue Saint-Antoine, au faubourg Saint-Jacques et rue du Bac. La première

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partie de l'ouvrage évoque précisément l'histoire de leur fondation. En dépit de lavolonté affichée de saint François de Sales de voir fleurir immédiatement dans la

capitale l'ordre qu'il venait de créer et de tirer le meilleur profit de cette implantationparisienne, les premières initiatives se heurtèrent à bien des difficultés, essentiellementfinancières, entre 1613 et 1619. Mais l'ordre, qui correspondait aux aspirations des élitesdévotes du Siècle des saints, aux idéaux et à la spiritualité séduisants de saint Françoiset de sainte Jeanne-Françoise de Chantai, profita ensuite d'une dynamique telle que lesautres fondations se succédèrent : celles de 1626 et de 1660, sans parler du monastèrede Chaillot créé en 1651 à l'initiative de la maison de la rue Saint-Antoine, que M.-A-Duvignacq-Glessgen exclut un peu arbitrairement de son étude. C'est aussi à uneintéressante approche de l'occupation de l'espace parisien et de ses périphéries par lesordres religieux de la Contre-Réforme que le lecteur est invité. Une telle réflexion estassez neuve. La vie religieuse des maisons de la Visitation à Paris est ensuite envisagée,dans son organisation générale, confrontée scrupuleusement aux textes constitutifs de

l'ordre, dans la sociologie, les réalités et les représentations de l'entrée en religion, dansla vie quotidienne des visitandines et dans l'encadrement clérical de leur ordre. L'auteur

souligne l'engouement des débuts, le caractère élitiste du recrutement des religieuses duchoeur (même si des difficultés d'ordre méthodologique gênent la démonstration), le

rythme allègre du recrutement jusqu'aux alentours de 1750, le bon maintien jusqu'à la

Révolution, au moins dans la maison de la rue Saint-Antoine, ce qui confirme desobservations déjà faites de la vitalité de la vocation religieuse à Paris au siècle desLumières. Les analyses sont, de ce point de vue, souvent nuancées et sereines et seulun esprit chagrin pourrait faire à M.-A. Duvignacq-Glessgen le procès de céder aux

présupposés et aux jugements de valeur dans ses réflexions relatives à l'épineuse questionde la vocation religieuse. Une troisième partie scrute de façon classique mais avec uneréelle pertinence le temporel des couvents des visitandines parisiennes. La démarchedont se débarrassent trop facilement bien des études du même type, fait apparaître,dans Une perspective conjoncturelle intéressante et au prix de diverses précautionsméthodologiques bienvenues, la modestie des revenus, l'assurance des premières années,les difficultés matérielles dans la longue durée et le poids trop lourd de l'entretien desbâtiments, en dépit d'efforts gestionnaires estimables. Le livre s'achève sur une étudedu rayonnement social et religieux : fondations, actions itinérantes, manifestations de lasolidarité visitandine, stratégie des fêtes en l'honneur des promoteurs les plus fameux,des protecteurs illustres ou des reliques vénérées, influence au sein de l'ordre lui-mêmeou dans la diffusion de la dévotion au Sacré-Coeur de Jésus, même si, de ce point devue, les visitandines parisiennes furent en retrait par rapport à leurs consoeurs de

province. Ât* total, ce livre enrichit de façon significative notre connaissance desmonastères parisiens aux xvn8 et xvnf siècles, dont l'historiographie récente n'est pas siriche.

Gilles DEREGNAUCOURT

Philippe BOUTRYet Dominique JULIA(dir.), Reine au Mont Auxois. Le culte et le pèlerinage-de sainte Reine des-origines à nos jours, Paris, Éd. du Cerf, 1997, 448 p., 250 F.

L'ouvrage dirigé par Philippe Boutry et Dominique Julia est l'aboutissement d'une

remarquable enquête menée par une équipe dans le cadre du Centre d'AnthropologieReligieuse Européenne. Selon sa Passio, sainte Reine aurait été martyrisée sous le règnede l'empereur Maximin à Alésia. Là, les archéologues ont mis au jour les restes d'unmausolée (IVesiècle) et d'une basilique (fin Ve- début vf siècle), témoins de l'antiquitéde ce culte. Le premier temps fort de cette dévotion se situe dans la seconde moitié duKesiècle avec la translation des reliques de la sainte dans le monastère bénédictin de

Flavigny par l'abbé Égil (866) et la rédaction d'un recueil de miracles. La légende de lasainte se diffuse alors par le biais des maisons de l'ordre de Saint Benoît, avant d'êtretotalement assimilée par les vies de saints.

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À la fin du XVIesiècle, le pèlerinage connaît une renaissance qui s'affirme trèsnettement au siècle suivant. Grâce à des curés comme le père Cadiou, le centre de la

piété des fidèles est alors Alise, sur les lieux du martyr, où une source aux vertusmiraculeuses attire les foules de malades, en particulier les syphilitiques. L'autorisationdonnée aux Cordeliers de gérer le pèlerinage (1644), l'arrivée d'une relique de la sainte

apportée d'Osnabruck (1648) et la fondation d'un hôpital à l'instigation de la Compagniedu Saint Sacrement (1659) permettent de mieux sacraliser et d'encadrer la dévotion.Immédiatement, des conflits éclatent entre Alise et Flavigny, où les Bénédictins assurentdétenir la totalité du corps de la sainte. Des intérêts matériels sont bien sûr en jeu,mais ce sont aussi deux approches de la vie religieuse qui s'affrontent, les Cordeliersétant: sans doute plus sensibles que les Bénédictins à une pastorale fondée sur lerenouveau des pèlerinages. Malgré cette lutte, qui dure plusieurs années, le sanctuaired'Alise prospère grâce au soutien de dévots, bourguignons ou parisiens, et à la protectiond'Anne d'Autriche. Les foules, en particulier le 7 septembre, se précipitent alors vers lasainte colline qui aurait accueilli plus de 60 000 personnes en 1670. En Bourgogne, unemultitude de statues et les représentations théâtrales de sa Passion, dont nous connais-sons cinq versions pour la seconde moitié du siècle, montrent l'enracinement du cultede sainte Reine. En France, les livrets de colportage et les images pieuses diffusent sonhistoire et vantent ses vertus. Des confréries, comme celle d'Autun (fondée en 1560) oucelle de la paroisse Saint-Eustache de Paris (fondée en 1604), favorisent la piété qui luiest rendue. Les confrères parisiens, par exemple, commandent, vers 1620, un cycle de13 toiles conservées aujourd'hui à Alise.

Une société composite gravite autour du lieu saint. Il y a d'abord le village d'Alise

qui connaît une nette croissance de sa population puisqu'il passe de 104 feux en 1658à 186 en 1686. À cette date, le bourg compte 40 hôtelleries, deux marchands de drap,une trentaine d'échoppes d'artisans, 15 tourneurs de chapelets. En 1730, un foyer sur

cinq vit encore directement de la venue des pèlerins. Cette prospérité et la présence defoules pèlerines attirent malandrins et voleurs qui, certaines années, écument leschemins et les abords du sanctuaire.. Des colporteurs sillonnant les campagnes, desartisans réalisant leur tour de France ou des pauvres à la recherche d'une aide matérielle

passent aussi par Alise pour profiter des structures d'accueil existantes. Mais la majoritédes visiteurs, sont de pieux marcheurs à la recherche d'une guérison ou d'un lieu de

prière. Us sont mal connus mais quelques noms émergent des brouillards de l'histoirecomme celui de Gilles Caillotin qui vient de Reims en 1732. L'étude de l'originegéographique des gens accueillis à l'hôpital montre que si les bourguignons sont les

plus nombreux, les fidèles se recrutent essentiellement dans le Nord de la France, 12%venant d'He-de-France. Beaucoup espèrent qu'un bain dans la fontaine miraculeuse

apaisera leurs douleurs, d'autres croient plus aux vertus thermales de cette eau. Ceux

qui ne peuvent se rendre à Alise se font expédier des bouteilles remplies du précieuxliquide ; en 1713, plus de 40 000 bouteilles sont envoyées, en particulier vers Paris.

À partir des années 1730-1750, le pèlerinage connaît un lent déclin, évolutioncommune à la plupart des sanctuaires pendant le Siècle des Lumières. La lecture des

registres de l'hôpital permet de mieux appréhender cette baisse de la fréquentation:dans la secondé moitié du xvn6

siècle, 295 personnes, en moyenne, étaient reçues tousles ans, chiffre qui passe à 88 vers 1768-1770; l'aire de recrutement des fidèles serestreint et tend à se limiter à la Bourgogne. Une critique savante se développe aumême moment. Les attaques portent sur l'authenticité des reliques, la nature de l'eaubue par les pèlerins et le caractère légendaire de la Passion qui serait une simple

transposition de l'histoire de sainte Marguerite d'Antioche.La période révolutionnaire simplifie la géographie pèlerine en supprimant l'abbaye

de Flavigny, le monastère des Cordeliers et en faisant disparaître la relique venued'Osnabruck. À partir du XIXesiècle, des prêtres, comme l'abbé Tridon ou l'abbé Loisier,

multiplient les initiatives pour redonner vie au pèlerinage. Après la Seconde Guerre

Mondiale, l'abbé Jovignot lui donne une nouvelle impulsion en rénovant totalement les

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lieux où se déroulent les scènes de la Passion de sainte Reine qui sont toujours jouéespar les habitants d'Alise.

S'appuyant sur une très riche iconographie et une cartographie très explicite,l'ouvrage dirigé par Philippe Boutry et Dominique Julia inscrit donc le culte de sainteReine dans la longue durée et insiste sur la diversité des approches à mener pourétudier un pèlerinage. Cette vaste fresque de la vie religieuse illustre parfaitement les

propos d'Alphonse Dupront qui affirmait (art. « Pèlerinage », in Dictionnaire des Reli-

gions) que le fait pèlerin est « l'un des temps fort de l'expérience religieuse collective etindividuelle ».

Philippe MARTIN

Ordre et désordres

Benoît GARNOT(dir.), L'infrajudiciaire du Moyen Âge à l'époque contemporaine, Dijon,Éditions Universitaires de Dijon, « Publications de l'Université de Bourgogne »,1996, 477 p., 200 F.

Le livre présenté par B. Garnot est le troisième d'une série dont l'existence est liéeà la tenue d'un colloque organisé tous les deux ans à Dijon à l'initiative du Centred'études historiques sur la criminalité et les déviances, dépendant de l'Université de

Bourgogne. Depuis 1991 le C.E.H. publie des actes unifiés par un thème généralementtrès large, conçu en fonction des travaux et des orientations les plus récentes concernantl'histoire de la criminalité.

Les 31 communications proposées les 4 et 5 octobre 1995 traitent de l'infrajudiciaire,s'attaquant ainsi à un des plus irritants problèmes que connaissent les familiers desarchives judiciaires contemporaines ou plus anciennes. L'ensemble des textes est or-donné en quatre sections. La première (L'ampleur de l'infrajudiciaire) aborde frontale-ment les interrogations majeures : celles de la définition et de la mesure. L'infrajudiciaireest-il une catégorie en tous points comparable à l'infradroit des juristes, c'est-à-dire àdes pratiques ayant des effets juridiques sans pour autant se référer aux textes d'une loiou d'un règlement? Faut-il circonscrire l'infrajudiciaire au domaine public et à des

pratiques gestuelles et orales ? Le domaine de l'infrajudiciaire n'est-il pas, par excellence,celui des biens symboliques, de l'honneur ? N'y a-t-il pas selon les époques et les régionsde fortes variations des limites de l'infrajudiciaire et, si c'est le cas, comment alors en

prendre la mesure, la question délicate des sources étant supposée résolue ?- Plus exploratoires, les sections 2 et 3 s'efforcent d'inventorier à partir d'analyses de

cas concrets. Les occasions de l'infrajudiciaire (4 textes) et les Institutions non judiciairesde l'infrajudiciaire (12 textes). Rétrécissant le champ de l'examen, la dernière sectionrassemble 9 études relatives aux modalités privées de l'infrajudiciaire. Autant d'exemples(dont la majorité porte sur la période moderne) qui permettent d'illustrer quelques-unsdes traits les plus constants de l'infrajudiciaire : l'accord des parties sur des bases aussi

positives que peuvent l'être des bases financières ; la volonté des parties de préserverl'honneur des personnes et la cohésion des familles ou des groupes professionnels ; lavolonté de privilégier l'intérêt de là communauté plutôt que celui de la société.

Dans sa conclusion générale, B. Garnot dégage les points sur lesquels les interve-nants semblent s'accorder. 1) L'infrajudiciaire ne va pas sans l'existence du judiciaireparce qu'il occupe la place laissée libre par celui-ci. Toutefois l'infrajudiciaire neconcerne pas tous les écarts aux normes qui ne sont pas réglés par les tribunaux. 2) Lesacteurs de l'infrajudiciaire, les personnages chargés d'établir ou de garantir les arbi-

trages, peuvent appartenir à des groupes sociaux variés mais ont tous en commund'exercer une sorte de magistrature d'influence grâce à des compétences particulièresvenant, de leurs études, de leurs pratiques professionnelles, de leur prestige, de leur âge.< Finalement, avec le recul que permet la publication ordonnée des communications,

débats et conclusion, le lecteur est amené à une réflexion d'ensemble dont les deux axes

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pourraient être les suivants. Si l'existence de l'infrajudiciaire est une constante du MoyenAge à nos jours, seules font historiquement problèmes ses fluctuations dans le temps etdans ses points d'application. Ainsi que l'ont fait remarquer plusieurs intervenants,notamment lors des débats, la première variable est la force du judiciaire. Lorsque celle-ci devient plus efficace (par exemple en France après 1670) rinfrajudiciaire se diversifieet se multiplie en vue de solutions modulées moins redoutables que celles que l'onobtiendrait avec le judiciaire. Si l'infrajudiciaire s'inscrit dans un écart, ce pourrait êtrecelui qui, à une époque donnée et dans une société donnée, sépare le judiciaire de l'idée

subjective et coutumière du juste et de l'injuste.Ce n'est donc pas un des moindres mérites de cette publication que de fournir des

éléments pour la clarification d'une question propre non seulement aux historiens de lacriminalité et du droit mais aussi à tous les spécialistes d'histoire sociale.

Nicole DYONET

Benoît GARNOT(dir.), Juges, notaires et policiers délinquants, xiV-xx* siècle, Dijon, ÉditionsUniversitaires de Dijon, « Publications de l'Université de Bourgogne », 1997, 205 p.,100 F.

Depuis près de dix ans, Benoît Garnot ouvre régulièrement des chantiers nouveauxet rassemble des équipes pour des ouvrages centrés sur des thèmes précis et inattendus.Livres et colloques de Dijon, se consacrent pourtant au même sujet : l'histoire judiciairesous tous ses aspects et à toutes les époques. C'est encore l'objet de ce dernier volume

qui réunit une douzaine d'auteurs majoritairement historiens mais aussi sociologues ouhistoriens du droit.

Juges, notaires et policiers ont en commun le devoir de garantir aux gens honnêtesle respect de la bonne justice, la régularité de relations pacifiques stables et légalesentre les personnes, la protection des faibles, enfin. Du moins est-ce ce qu'on pourraitposer aujourd'hui comme principe.

En introduisant la temporalité, en abordant le thème par les défaillances au regardde ces missions théoriques, les auteurs permettent un constat à partir duquel le lecteur

peut dégager quelques conclusions.Le constat, c'est l'exceptionnelle pauvreté des sources pour traiter d'un tel sujet. Les

habituelles explications des lacunes archivistiques (destructions par le feu, l'eau, négli-gence des conservateurs, etc.) entrent moins en ligne de compte que la volonté ancienneet tenace du secret; Le cas le plus

1manifeste est évidemment celui-de la police dont lesentorses à la légalité ne sont guère mieux connues sous le régime d'une démocratielibérale contemporaine qu'aux siècles précédents. Si la création récente (années 1980)de l'Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure témoigne d'une volonté

d'ouverture, il faut reconnaître avec J.-M. Bessette que la nomenclature de l'I.N.S.E.E.

qui, dans sa présentation des statistiques de la criminalité légale, réunit sous une même

rubrique (au moins pour la période étudiée, 1963-1978) armée et police, ne favorise pasune connaissance claire de la profession.

Ce silence volontairement entretenu peut toutefois être rompu de temps en tempspar le bruit du scandale et c'est l'occasion pour l'historien de saisir les différences selonles époques, de situer les affaires dans leur contexte général et plus particulièrementdans le contexte politique dont, par nature, elles dépendent étroitement.

Par le rappel fréquent et répété (du xrxe au xxe siècle) du scandale de l'affaireGiroux (président à mortier du parlement de Bourgogne mais aussi meurtrier en 1638),les magistrats veulent montrer la justice dans sa fonction intemporelle dans sa capacitéde toujours juger les criminels quels qu'ils soient. La succession de 3 études met enévidence les composantes variables de l'image du bon magistrat selon les périodes.D'Aguesseau le jansénisant en fixe le modèle austère, sobre et grave dans ses mercurialesdu xvnf siècle (B. Garnot) ; la Révolution Française prétend répondre à la demande

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d'un juge, homme de bien, de justice et d'ordre (F. Fortuné) ; le xnf siècle est l'époquedes « magistrats en majesté » (J.-C. Farcy).

Les affaires rassemblées dans la seconde partie de l'ouvrage, consacrée aux mauvais

juges, montrent à quel point le contrôle de l'activité des officiers de justice a dépendu,des derniers siècles du Moyen Âge à la fin de la période moderne au moins, du politique.Devant; les excès de pouvoirs des officiers locaux du Lyonnais des xtv* et XVesiècles, lesadministrés n'ont une chance d'être entendus par le tribunal suprême du roi que si

l'autorité du souverain a pu tirer profit de la concurrence établie par la coexistence des

juridictions privées et royales. Dans le cas contraire, les juges fautifs sont traités avec

indulgence (N. Gonthier). Même jeu de la rivalité des pouvoirs à Besançon au début du

xvne (P. Desalle), dans le diocèse d'Autun (E. Wenzel) en 1654. Jusqu'à la veille de la

Révolution, lès juges subalternes sont plus facilement dénoncés que les autres (H. Fiant)et il est d'autant plus facile d'obtenir d'eux l'abandon de leur office que leur tâche est

de peu d'importance.À la période contemporaine, lorsque le pouvoir doit compter avec une opinion

publique moins contrôlée, servie et façonnée à la fois par une presse plus libre, le

traitement sévère réservé au policier meurtrier (par exemple) vise au même but. Le cas

présenté par J.-M. Berlière montre comment le régime républicain encore mal assuré

de la décennie 1870-1880, décide de ne faire preuve d'aucune faiblesse. Les juges, au

vu du caractère aggravant constitué par la profession de l'accusé dans l'affaire Prévost

(policier meurtrier et dépeceur de ses Victimes), se prononcent pour la peine de mort.

Le président Jules Grévy refuse « une grâce qui aurait, du fait des anciennes fonctions

dé'Prévost, fait crier à l'injustice dans une opinion publique hostile à la police »,Tout aussi politiques mais dans un sens plus large, les affaires de notaires et de

policiers spécialisés pour lesquelles le seuil de tolérance des infractions est modifié dans

le sens de l'indulgence, au nom du bien commun.Les notaires, contraints par le respect de formulaires rigides, au sein d'une profes^

siori organisée par des statuts et règlements aussi rigoureux que minutieux, restent sousla haute surveillance de leur communauté prête à les réprimander à la moindre incartade

(M. Petitjean). Toutefois, s'ils se livrent, contrairement à la loi, à des accommodements

privés en matière criminelle, ils ne sont guère dénoncés comme fautifs (C. Clément) aumoins sous l'Ancien Régime. La raison bien connue des historiens de la Franceméridionale est confirmée ici pour la Bourgogne. La morale commune et le droit canon

qui préfère l'accommodement au scandale du procès, joints à un intérêt bien comprisdes justiciables, font que ces comportements ne sont guère poursuivis.

De même l'on fait preuve au xxe siècle de compréhension à l'égard des inévitables

tentations auxquelles les policiers de la très spéciale brigade des stupéfiants (créée en'

1.914) som^ exposés (I. Charras). Les policiers compromis ne manquent pas mais la

presse elle-même se montre souvent circonspecte et seules quelques affaires émergentde temps en temps. Les sanctions judiciaires sont rares et l'intégrité morale du personnelest plutôt attendue de la formation et de la spécialisation des agents.

Ce recueil de contributions diverses et stimulantes vient à son heure puisque sa

publication a devancé de quelques mois le colloque organisé par l'Association françaisepour l'histoire de la justice (à Paris les 5 et 6 décembre 1997) qui a examiné, à son

tour, la façon dont on juge les juges, de l'Ancien Régime à la création du Conseil

Supérieur de la Magistrature.

Nicole DYONET

Claire DOLAN,Le notaire, la famille et la ville (Aix-en-Provence à la fin du XVIesiècle),

Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998, « Histoire notariale », 410 p., 200 F.

La boutique du notaire est «l'un des meilleurs points d'observation de la société

d'Ancien Régime » écrit Claire Dolan dans l'introduction de son ouvrage, où elle observeavec passion la gigantesque production écrite des tabellions aixois de la fin du XVIesiècle :

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20 à 25 notaires produisant chacun, entre 1554 et 1575, de 500 à 1 000 actes par an.Au fil des chapitres, le notaire y apparaît successivement comme le pourvoyeur dessources les plus aptes à dessiner une image concrète et nuancée de la famille urbaine,un baromètre de la vie collective de la capitale provençale et l'objet très humain d'une

saga exemplaire. Partie pour sonder les solidarités familiales à l'aide des méthodes les

plus sérielles, l'auteur s'est très vite confrontée à la nécessité de débrouiller l'écheveaud'un réseau beaucoup plus vaste, mêlant relations individuelles et collectives au seind'un système d'appartenance bousculé par les changements et les conflits de la deuxièmemoitié du XVIesiècle. D'où une construction à plusieurs étages dont chacun enrichit et

précise le précédent.Une analyse systématique des testaments et des contrats de mariage montre le

notaire attentif à traduire avec fidélité les volontés de ses clients, tout en donnant à ses« écritures » des formes juridiques qui les rendent inattaquables et en respectant la

place de chacun dans la société par l'usage des épithètes d'honneur qui lui sont dues.H insère dans les actes un formulaire religieux dont le choix, pour l'essentiel, lui

incombe, et paraît donc sans rapport direct avec la sensibilité religieuse du testateur.Du ressort du client est la disposition des légats et surtout l'institution d'héritier, raisond'être du testament. C'est à travers elle que se manifestent le mieux les sous-entendusde la pratique testamentaire. Le jeu des substitutions, largement utilisé par toutes lescouches de la société, répond au besoin d'assurer que l'héritage ne sorte pas de la

famille, tout en ne préjugeant en rien des transformations possibles de celle-ci : confier

par exemple l'héritage à la veuve, avec substitution en faveur de l'enfant qu'elledésignera, ou à un des enfants avec substitution aux autres. Toutes ces dispositionstendent à installer une figure focale, « modèle de toutes les relations de pouvoir », celledu père. Lui seul désigne le ou les héritier(s) universel(s), négocie les alliances, garantitla dot de sa fille ou la part de patrimoine qu'il entend céder à son fils, reçoit la dot desa belle-fille dont il assure la gestion, loge et nourrit le ménage de l'héritier, parfoismême celui d'un fils ou d'une fille dotée, planifie l'éducation des enfants et, le moment

venu, les pourvoit en charges et en honneurs. Donneur d'identité, il continue d'être

présent dans bien des actes après son décès, puisque ses successeurs font le plussouvent élection de sépulture auprès de lui. Pourtant, cette paternité universelle a

quelque chose de mythique et de fragile dans la mesure où 40 % des Aixois testent sansenfant et où plus de la moitié des pères sont déjà décédés lors du contrat de mariagede leur enfant. Les orphelins sont nombreux et c'est bien souvent un parâtre, ou lamère seule, qui joue le rôle paternel. Aussi l'image du père sert-elle peut-être avant toutà « nommer des relations de pouvoir » d'où le père réel est le plus souvent absent ouen situation de présence transitoire, mais dans lesquelles l'honneur et les biens sont

toujours présents. Il faut s'armer d'une loupe pour distinguer, à travers ce modèle rigide,la placé des femmes. Soumises à l'autorité du père, du mari et parfois du fils (ou encoredu maître, présent jusque dans le contrat de mariage des servantes), on ne peut lesentendre qu'au travers des quelques affaires qu'elles conduisent, avec l'autorisation deleur mari ou à l'occasion de leur veuvage, et surtout dans leurs dispositions testamen-taires : plus personnalisées que celles des hommes, celles-ci portent sur des objets précistransmis le plus souvent à d'autres femmes (filles, mère, servantes). On rencontre encoreles femmes dans les conflits et elles se font souvent remarquer jusque, dans la rue parleur violence verbale, seule contrepartie possible à la violence masculine. Les jeunes deleur côté ne peuvent être entendus qu'à travers le filtre des organisations festives.Jouissant d'une autonomie factice, la troupe de l'Abbé de Ville et la basoche, parrainéespar la municipalité et le parlement, « jouent en quelque sorte au jeu de la société » en

incarnant, à l'occasion de la Fête-Dieu, des rapports similaires à ceux que les groupesde pouvoir adultes entretiennent entre eux. Ainsi, devenir roi de la basoche est pourtout jeune notaire l'occasion de tester la réussite sociale de sa famille.

La deuxième partie traite du monde des notaires, pris comme exemple d'unearticulation possible entre la famille et le champ social : formation du notaire, peuspécifique, parce qu'identique à celle des futurs procureurs ; organisation collective du

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notariat provençal dans le cadre d'une corporation surtout active à préserver le caractère

patrimonial des écritures notariées face aux prétentions de la royauté. L'espoir des

notaires réside surtout dans l'existence d'un solide réseau familial, particulièrement bien

analysé par l'auteur qui parvient à y déceler plusieurs modèles d'émergence sociale,dont elle donne des exemples illustrés par des généalogies étendues, et sur la confrérie

des Cinq-Plaies, lieu de dévotion et de ralliement des marchands et des juristes.Le point culminant du livre est la troisième partie, où Claire Dolan fait vivre trois

générations de la famille Hugoleni. Cette étude de micro-histoire est particulièrementréussie parce qu'elle éclaire tout ce qui précède, en donnant chair aux institutions et

aux modèles, tout en montrant comment ceux qui les vivent doivent en permanence les

réinventer ou les interpréter en fonction de besoins et d'événements particuliers. Deux

personnages resteront dans la mémoire du lecteur comme des cas exemplaires : André

Hugoleni, seul notaire resté à Aix pendant la peste de 1580, dont il mourra après avoir

longuement parcouru les rues de la ville afin de recueillir les testaments des habitants,et son fils Abel, dont les neuf testaments, fruits d'une volonté têtue d'ajuster au mieux

ses dispositions à l'évolution d'un cycle familial particulièrement complexe, sont habi-

lement traitées comme autant de photographies de famille.Des trois institutions évoquées dans le titre de cet ouvrage, sans doute la ville est-

elle celle qui apparaît la plus floue. Le livre de Claire Dolan étudie surtout la classe

moyenne de la société aixoise et ne rencontre qu'épisodiquement artisans et travailleurs

d'une part, nobles et gens d'église d'autre part. Mais l'auteur, qui a examiné ces couches

sociales dans d'autres ouvrages, a choisi de se concentrer ici sur la mise au jour des

rapports complexes qui existent entre la famille et le notariat. Au-delà de l'immense

apport des analyses séparées qu'elle conduit à propos de ces deux institutions, l'illustra-

tion de la manière dont les notaires mettent en application pour eux-mêmes les conceptset les formes juridiques qu'ils manient quotidiennement pour les autres, est incontesta-

blement la grande réussite de ce livre.

Élie PÉLAQUIER

Catharina Lis et Hugo SOLY, Disordered Lives. Eighteenth-Century Families and theirUnrul Relatives, Cambridge, Polity Press, 1996, 230 p., £ 39.5 (traduit en anglais parAléxander Brown).

Ce livre, dont les auteurs sont tous deux professeurs à l'Université libre de Bruxelles,s'inscrit dans le courant historiographique suscité naguère par les thèses de MichelFoucault : fondé sur les quatre exemples de Bruges, Gand, Anvers et Bruxelles, ilconstate aux Pays-Bas autrichiens, comme dans d'autres pays voisins, une progression,au XVUT5siècle, de l'enfermement à la demande des familles, dont l'agent essentiel, danscette région de puissants patriciats urbains, est non pas l'État, mais l'autorité locale.Mesuré plus précisément à Anvers — mais les autres villes suivent une évolutionsimilaire — le phénomène s'amplifie fortement entre 1770 et 1790, où il concerne entre

2,5 %. et 4% des familles. S'interroger sur les raisons qui, en amont de la décision,motivent l'enfermement, et aux fonctions que celui-ci est supposé remplir, telle est

l'interrogation centrale de l'ouvrage.^n se focalisant d'abord sur les demandeurs et ceux qu'ils souhaitent voir enfermer,

les auteurs précisent d'emblée l'extension et les modalités sociales du phénomène. Le

fort accroissement des demandes de prise en charge des frais d'enfermement par les

autorités — à Anvers moins de 20 % des cas avant 1770, les 2/3 entre 1770 et 1790 (sur,il est vrai, de petits effectifs) montre que l'inflation vient des milieux modestes. Les3/4 des'demandes sont intra-familiales ; elles concernent le conjoint, ou les enfants. On

invoque assez souvent la folie, ou la tentative de suicide (à Bruxelles dans 10% des

cas) qui en serait un indice, que la désacralisation rend plus facilement utilisable (c'esten 1752 qu'a heu à Bruxelles le dernier traitement infamant réservé au corps d'un

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suicidé); mais 70 à 75% concernent des personnes jugées parfaitement responsables.Les griefs avancés — mais les auteurs, justement méfiants, soulignent combien la

rhétorique des demandeurs, par tactique, reproduit le discours que les destinataires dela demande souhaitent entendre —-se regroupent sous 5 rubriques principales : paresse,prodigalité (que craignent des autorités qui y voient un risque de développement de la

mendicité), intempérance (dans 10 à 15 % des demandes), immoralité, caractère violent.Certes l'argumentaire varie selon le milieu social concerné : une femme qui demande

l'enfermement de son mari insiste chez les gens aisés sur les mauvais traitements subis,

invoque la folie du conjoint, qui permet de garder la face, le droit au respect mutuel,là où les plus modestes parlent de prodigalité, de paresse et d'intempérance. Mais, dans

tous les cas, il s'agit là d'attitudes, de traits de caractère qui ne sont pas punissables en

eux-mêmes: la prostitution n'est elle-même punissable que lorsqu'elle est cause d'unscandai public. Gomment, donc, comprendre ces demandes, et leur prise en considéra-tion par ceuxLlà même qui doivent faire respecter la loi ?

Pour interpréter cette crise, les auteurs partent en premier lieu de considérations

économiques et sociale. L'inflation des demandes d'enfermement issues des milieuxmodestes est d'abord le résultat d'une prolétarisation accélérée des milieux populaires,liée aux nouvelles formes de l'activité textile (comme l'industrie cotonnière à Anvers) oùles ouvriers ne sont plus protégés par le carcan de guildes en déclin. Les couches

moyennes sont elles-mêmes menacées. Cette population précarisée connaît une chutede son pouvoir d'achat, obligeant chacun à redoubler de travail pour assurer la surviedu groupe familial : dans ce contexte, ivrognes, paresseux et prodigues divers deviennent

insupportables à leur entourage.Très heureusement, cette crise sociale est alors fortement étudiée sous l'angle de

ses conséquences culturelles et morales. L'image du père — censé assurer pour l'essentielle gagne pain de la famille — est brouillée au fur et à mesure que s'accroît la part dansle revenu familial du travail de la femme et celui de plus en plus nécessaire des enfants ;son autorité s'en trouve de fait atteinte, et fortement altérée si pour une raison ou une

autre il ne travaille pas ou pas suffisamment lui-même. Le manque de ressources retarde

l'âge au mariage, rend plus tardive et plus difficile l'indépendance des jeunes, alors

qu'en Brabant comme en Flandres plus de la moitié de la population urbaine a moinsde 25 ans. Ce blocage est lui-même source de tensions entre ces jeunes adultes et leurs

parents. Il encourage les relations sexuelles hors mariage (à Gand, la proportion des

conceptions pré-maritales passe de 15 % vers 1760 à 45% vers 1800), que facilite —

conséquence ou cause à la fois — le recul de l'influence du clergé. La dégradation des

rapports sociaux atteint aussi dans les milieux populaires les relations de voisinage:60% des demandes à Anvers, 75% à Bruges font état de l'exaspération des voisinsdevant le comportement de celui dont on démande l'enfermement. La précarisationéconomique dégrade à la fois les repères moraux, l'autorité, les liens familiaux commeceux de la sociabilité quotidienne du quartier, où se mesure, dans le regard des voisins,l'honneur d'une famille.

Quelle est, face à cette situation, l'attitude des autorités chargées de maintenir

l'ordre, mais qui ne peuvent le faire seules? En premier lieu, pénaliser un certainnombre d'attitudes et de comportements, utiliser simultanément la carotte et le bâton ;à Gand, à Anvers, la mendicité est dans les dernières décennies du siècle strictement

interdite, les fonds charitables centralisés, la sélection des individus et des familles

dignes de recevoir des aides systématisée. De nombreux jeux sont interdits dans la rue ;à Gand les huit foires paroissiales sont réduites à une seule ; à Anvers, la suppressiondu Carnaval en 1780 provoque une véritable émeute. Les tavernes sont surveillées : la

bourgeoisie déplore d'ailleurs volontiers l'éloignement des services religieux auquel incitela multiplication des cabarets, l'absentéisme du lundi, et souhaite accroître la disciplineau travail.

Cette lutte pour la moralisation s'accompagne chez les responsables d'une réflexionsur l'institution pénitentiaire et ses finalités. Les autorités locales en ont encore jusqu'en1770 à une conception très traditionnelle, et très dure dans l'application. Mais les

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demandeurs souhaitent surtout; quant à eux, que l'enfermement serve de leçon : il ne

s'agit souvent que d'amender, par un séjour de quelques semaines ou de quelques mois,un paresseux, un ivrogne ou un gaspilleur qu'on pense amener à résipiscence. En

revanche, sous l'influence de Kaunitz, marqué par la lecture de Beccaria, le gouverne-ment central, à partir de 1764, cherche quant à lui à persuader les municipalités quel'enfermement doit être le lieu de la rééducation de l'individu. Cette conceptionréformatrice séduit davantage lorsque le président des États de Flandre soutient que larééducation des prisonniers, en accroissant la main-d'oeuvre disponible, serait susceptiblepar un effet de concurrence de peser sur les salaires. En 1772 est construite près deBruxelles une nouvelle maison de correction, où peuvent être envoyés des individus quin'ont commis aucun délit : les autorités ont ainsi le moyen d'agir préventivement surles fauteurs de trouble potentiels, et font même parfois pression sur les proches pourqu'ils fassent la demande qui déclenchera la décision. Le pénitencier provincial de Gand,avant Howard (qui le visita, à demi fini, en 1778) avant le « panopticon » de Bentbain,est l'illustration des nouvelles conceptions en matière de redressement, caractérisées parune réglementation stricte de tous les instants de la vie, censée redonner le sens de la

discipline sociale, et une gamme très précisément tarifée des punitions comme des

récompenses, destinée à rendre le goût de l'effort.Ce livre on l'aura compris, a pour le lecteur français l'intérêt supplémentaire de

concerner une aire géographique aux traditions municipales particulièrement vîvaces,au moment où, précisément, elles perdent de leur efficacité, alors que l'État ne s'ysubstitue qu'incomplètement, comme le montre l'accueil fait aux réformes de Joseph ILLes transformations économiques fragilisent l'ensemble d'un système économique, socialet culturel. Ce livre est passionnant, parce qu'il en a poussé l'analyse sous tous ces

aspects.

Jean QUÉNMRT

Populations et familles

Kristin Elizabeth GAGER,Blood Ties and Fictive Ties : Adoption and Family Ufe in EarfyModem France, Princeton, Princeton University Press, 1996, 197 p.

Là question des liens de filiation élective (par opposition à la parenté par le sangou le mariage) est au coeur de notre société contemporaine: le nombre croissant defamilles recomposées et d'adoptions lointaines dessine de plus en plus des réseaux de

parentés choisies 1. En contraste avec cette évolution récente, la tradition culturelle dela France a longtemps insisté sur la consanguinité dans la définition de la parenté : c'estainsi que l'adoption disparaît du droit français à la fin du Moyen Âge. Cependant, ainsi

que l'avait montré Jean-Pierre Gutton 2, la pratique a largement survécu au droit.

Rapport entre la loi — qui exprime la norme culturelle dominante — et les formes

différentes de la pratique populaire, rôle respectifs du sang et du choix dans la

construction des liens familiaux, c'est-à-dire la façon dont une société construit ses

catégories de parenté : ces questions, Kristin E. Gager les pose à partir d'une enquêtedans les archives notariales parisiennes. De là mi-xvf siècle à la fin du xvne siècle, ellea exploré les archives d'une vingtaine de notaires, à la clientèle composée d'artisans et

marchands, et repéré 82 contrats d'adoption. Le plan alterne des aspects juridiques ouihstitutiorinels (les lois concernant l'adoption, la mise en place de l'assistance aux

orphelins et enfants trouvés dans les hôpitaux parisiens) et des études précises, à partirdé l'échantillon constitué par les contrats retrouvés, des deux catégories d'adoption :

1. Voir Agnès FINE(dir.), Adoptions: ethnologiedes parentés choisies, Paris, Éd. de la Maison desSciences de l'Homme, 1998.

2. Jean-Pierre GUTTON,Histoire de l'adoption en France, Paris, Publisud, 1993.

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celle des enfants « donnés » par accords entre particuliers, et celle des enfants aban-

donnés à la Couche et à l'Hôtel-Dieu.Qui adopte et pourquoi ? Les adoptants sont le plus souvent des couples sans

enfant : le premier motif, explicite, est de pallier le manque de descendant, dû moins à

la stérilité qu'à la forte mortalité infantile. De cette adoption, les parents attendent donc

des satisfactions affectives, mais aussi un renforcement de la capacité de travail de la

maisonnée, une aide dans leur vieillesse, et le plus souvent un. héritier. Sur ce point,K.E. Gager analyse précisément le mécanisme juridique (donation entre vifs ou testa-

ment) par lequel, en l'absence de disposition spécifique dans la coutume de Paris, les

parents adoptifs choisissent de transmettre tout ou partie de leurs biens à l'héritier

qu'ils ont choisi. Un tiers des adoptants sont des femmes seules (célibataires, veuves,ou séparées) qui adoptent en général des filles. On découvre ici un modèle familial tout

à fait original, centré sur la relation mère/fille, à une époque où la famille se définit de

plus en plus en termes patriarcaux, dans les traités juridiques, religieux et moraux.

Les enfants adoptés comprennent davantage de filles (deux tiers) que de garçons.La grande majorité des accords entre particuliers s'effectue à l'intérieur de la parenté,

spirituelle ou consanguine : on adopte un filleul, un neveu, un petit-fils. Les adoptionshors de la parenté se font également dans un milieu proche, parmi dès voisins, des

amis ou des coreligionnaires. Du côté de la famille naturelle, le don d'enfant sembleavoir pour origine le plus souvent la misère, jointe à la mort d'un des deux parents : il

apparaît comme un substitut à l'abandon. Les familles adoptives appartiennent au

milieu des maîtres artisans et marchands, c'est-à-dire au niveau économique immédia-

tement supérieur à celui des parents naturels.En épilogue, l'auteur rappelle l'enthousiasme des débuts de la Révolution en faveur

de l'adoption, synonyme de brassage social. Après ces projets révolutionnaires qui ne

furent jamais promulgués, le Code civil rétablit l'adoption, mais seulement pour les

enfants majeurs.À travers cette enquête dans le milieu des artisans parisiens, K.E. Gager dessine

avec finesse un schéma alternatif de famille au sein de laquelle les liens de filiation sont« fictifs », c'est-à-dire choisis. Mais cette configuration familiale ne reste-t-elle pas

marginale ? L'auteur a fait le choix de ne pas tenter d'étude quantitative. Elle fournittoutefois quelques données chiffrées, grâce auxquelles on peut constater que le nombred'enfants des hôpitaux ayant eu la chance d'être adoptés est infime: en 1670, par

exemple, 4 adoptions pour 400 enfants apportés à l'Hôpital des Enfants trouvés. Au

total cependant, à une époque où la réglementation de l'Église et celle de l'État

construisent de plus en plus un modèle familial fondé sur les liens du sang et le

sacrement de mariage — norme qui est celle des classes supérieures et en particulierde la noblesse, attachée à l'idéal de reproduction biologique —, cette pratique populairede parenté adoptive constitue une part significative de l'histoire de la famille.

Denise TURREL

Bernard LEPEtrr, Maroula SINARELLIS,Alexandra LACLAUet Anne VARET-VITTJ(dir.), Atlasde la Révolution française, t. 8, Population, Paris, Éd. de l'E.H.E.S.S., 1995, 92 p.,120 F.

La publication de l'atlas de la Révolution française se poursuit avec un volumeconsacré à la population. On connaît la valeur de l'édition qui, par ses qualitésgraphiques, la qualité du trait, l'emploi judicieux de la couleur, assure une haute tenueà tous les volumes déjà publiés. Celui-ci ne fait pas exception.

Le sujet est traité d'une façon très large, en gros des années 1720-1740 aux années

1820-1830, ce qui permet de solides comparaisons avec les structures d'Ancien Régime.La rupture de 1790 poussait les administrateurs de la France nouvelle à vouloir toutconnaître ; d'où cette multiplication des enquêtes, cet essai de définition des catégories,

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cette soif de savoir et de contrôler, du moins en apparence. Car, en réalité et les auteurs

le soulignent bien, aucune enquête ne se raccorde correctement avec la précédentetoutes souffrent de l'imprécision, toutes comportent d'énormes lacunes. On ne retrouve

pas la solidité massive des anciens registres paroissiaux, ni même des enquêtes desintendants. Mais on se préoccupe de questions nouvelles. Que sont la ville, le bourg, le

village ; comment définir la population dispersée ?Tout est donc analysé : le mouvement de la population, correctement connu depuis

1740 grâce à l'enquête Henry, avec ses pièges du sous-enregistrement des décès, piège

qui se referme dans la période 1790-1815 quand il s'agit d'évaluer les pertes militaires ;on s'arrête aujourd'hui à 1 300 000 morts, dont 270 000 qu'il faudrait mettre au comptede la Vendée et 20 000 guillotinés. De ce point de vue, entre Chaunu et Lebrun, et leurs

épigones, les auteurs choisissent une voie « raisonnable », mais on sent que le débatn'est toujours pas clos.

Je dois dire que quelques cartes ou histogrammes m'ont surpris. On connaissait la

répartition sociale de l'émigration, on savait évidemment qu'elle n'avait pas seulement

touché les nobles ; mais je ne m'attendais pas, dans toutes les catégories, à trouver si

peu de femmes, à voir un sud-est de la France si profondément marqué par la désertion,

pas plus que je ne m'attendais, dans les anciens pays de droit écrit, à trouver de façonaussi importante la survivance de la transmission des biens à un seul héritier, et jusqu'à

l'époque contemporaine, pays de vignoble mis à part.Les deux cartes hors texte sont riches d'enseignement. Le recensement de 1806 a

permis de cartographier la géographie du peuplement avant toutes les grandes transfor-mations du xrxe siècle. On y lit, bien sûr, les fortes densités de la façade océanique, de

l'Alsace, en un mince liseré, des limagnes de Clermont, d'Issoire et de Brioude, beaucoupmoins de Taxe rhodanien, Lyon mis à part. Mais, en plus des hautes montagnes et des

landes, une France déjà vide apparaît, sorte de losange dont les pointes sont à Reims,

Orléans, Saint-Étienne et Dijon.La seconde carte hors texte, véritable nouveauté, montre comment se répartissent

villes, bourgs et villages de plus de mille habitants agglomérés. Cette fois c'est la

Bretagne, le Perche, le Centre-Ouest qui paraissent vides de villes, traduction de la forte

dispersion de l'habitat qui ne permet pas aux grosses paroisses rurales de percer. Au

contraire, les grandes vallées, la Provence, le Languedoc se dégagent. Cette fois le vide

se fait entre Limoges et Clermont, aussi bien que sur les grands causses. Cartes très

riches dont il faudra se souvenir dans toute étude régionale.Mais tout n'emporte pas l'adhésion. Si les graphiques, les histogrammes se lisent

d'un seul coup d'oeil, si on remarque bien le sens d'une évolution, le manque de données

chiffrées Se fait cruellement sentir car on ne peut mesurer les variations ; les histo-

grammes construits par écart à la moyenne sont, de ce point de vue, parlants, mais

largement inutiles. On sent que les auteurs ont voulu frapper par le trait, par la couleur,mais il faut s'en contenter. On ne fait pas de différence entre un croquis qu'on proposeà un élève de seconde, et ce qu'un lecteur un peu plus au fait des questions traitées

pourrait attendre. Manque de place, dira-t-on, peut-être ; mais un outil n'est utile quesi on peut s'en servir pour fabriquer d'autres objets.

H faut compter aussi avec l'innovation et le jargon qui plaisent visiblement à

certains collaborateurs. J'ai cherché en vain à comprendre ce que voulait dire la figurede la. page 21 qui traite de l'opinion publique et de la mendicité ; la légende a obscurci

encore plus mon entendement : « ce graphique ne correspond donc qu'à la représentationde l'espace des variables, mis en correspondance avec celui de trois axes factoriels ». Je

pensais jusqu'à maintenant qu'on écrivait pour être compris ; le même type de remarque

s'applique à la page 55.Comme on ne peut réduire la Révolution à un simple conflit de générations, l'auteur

qui étudie la diffusion du contrôle des naissances opte pour l'observation des indicesdu moment. Incontestablement, toutes les ruptures se produisent en 1790 ou, du moins,les accélérations si les ruptures sont antérieures. L'approche est bonne, scientifiquementjuste, mais le parti retenu peut cacher d'autres comportements qui n'apparaissent pas

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avec ce mode d'analyse. Les femmes fécondes de 1790-1799 n'ont pas toutes le même

âge, et le phénomène de génération aurait dû être couplé au phénomène du moment.D'ailleurs il est curieux de noter cet attachement unique à la fécondité du moment alors

que, p. 71, en annexe, on redonne pour la France entière des taux par génération de1740 à 1819, taux que tout le monde connaît puisqu'ils sont tirés d'un que sais-je ? paruen 1979, réédité en 1993. C'est la comparaison des deux séries d'indices qui aurait été

intéressante, pas le choix arbitraire de l'une d'elles.De même, l'abaissement de l'âge des femmes au mariage, si net à partir de 1790,

ne reçoit pas d'explication satisfaisante : c'est peut être parce qu'elles sont capables demaîtriser leur fécondité que les femmes n'hésitent pas à se marier plus jeunes puisque,malgré une durée de vie conjugale plus longue que celle de leur mère, elles saventdésormais comment avoir moins d'enfants en dissociant plaisir et reproduction.

Ainsi donc ce volume donne l'impression de manquer d'unité, de constituer unfourre-tout où chacun avait des chutes à caser. Mais il sera utile car il faut reconnaître

qu'en ce domaine il n'existait aucune synthèse.

Marcel LACHIVER

Catherine PÉLISSIER,La vie privée des notables lyonnais (XIXesiècle), Lyon, Éditions

lyonnaises d'art et d'histoire, 1996, 220 p.

C. Pélissier nous donne dans cet ouvrage une vision très abrégée d'une thèsed'Université soutenue en 1993 ' et consacrée à la vie privée des notables lyonnais, nobleset bourgeois mêlés, que l'auteur désigne aussi sous les vocables de « patriciat » oud'« élites ». Elle peint dans une première partie « le cadre de vie bourgeois » — mêmesi les nobles en leur quartier d'Ainay ne sont pas oubliés — avec ses « lieux de vie »,

quartiers et habitations, « son mode de vie bourgeois », du budget à là domesticité sansoublier la nouvelle gestion du temps. Ce sont là des sujets rodés qu'ont abordés, voici

déjà longtemps, Marguerite Perrot et J.-P. Chaline. L'auteur rattache au cadre de viel'éducation qui aurait tout aussi bien pris place dans la seconde partie même si l'accentest mis ici sur l'instruction, avec beaucoup de monographies d'institutions privées, etnon l'éducation familiale. Le second volet, en effet, de cette étude est consacré à la

famille, au mariage tout d'abord puis à la vie quotidienne, aux relations avec la parentèle,une place importante étant accordée aux femmes et à la mort.

Cette recherche de l'intimité repose sur une enquête fondée essentiellement, et à

juste titre, sur les archives privées : correspondances et journaux intimes, nécrologies et

faire-part, photographies et livres de famille, complétés par les annuaires et les biogra-phies. C. Pélissier a ainsi constitué un fichier de 540 familles dont elle tente de scruterla vie privée des années 1830 à 1914. L'auteur a su retrouver cette littérature du moi,susciter la confiance de leurs propriétaires mais hélas faute de place, nous ignoronstout de sa quête. H faut même attendre la page 197 pour que l'auteur s'interroge sur la« représentativité » d'un corpus biaisé par le hasard des découvertes et dont la descrip-tion a été limitéà la thèse manuscrite. Quiplus est, les archives familiales sont difficilesà manier. L'auteur en est consciente qui dès l'introduction, montre leurs lacunes etleurs limites, leur caractère allusif et répétitif. Elle reconnaît avec Michelle Perrot queces sources sont en apparence seulement « les documents

"vrais

"du privé »2. Malheu-

reusement, cette vigilante critique n'apparaît pas dans le développement de la thèse.Non seulement journaux et lettres sont cités sans l'ombre d'une réserve mais à égalitéavec des nécrologies et des biographies publiées, fort souvent hagiographiques et donc

sujettes à caution. Non point qu'elles soient inutilisables mais les trésors qu'elles recèlent

1. Soutenue à l'Universitéde LyonH, elle comportait initialement 1223pages.2. Histoirede la vieprivée, t. IV, Paris, Pion, p. 10.

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éventuellement doivent être confrontés à d'autres sources pour être incontestables. Lescitations, abondantes et souvent intéressantes, ne sont d'ailleurs pas toujours précises :la date des faits relatés, le nom des protagonistes, la référence parfois font défaut.Avouons notre perplexité face à des Marie ou Christine inconnues, dont l'anonymat est

peut-être exigé par les héritiers mais encore faut-il le dire aux lecteurs. De mêine,l'auteur a exagérément privilégié quelques familles. Les journaux intimes de Paul Bracde la Ferrière et de Fanny Tresca-Payen pour ne citer que deux des acteurs majeurs dece travail, sont tout à fait remarquables mais ne peuvent à eux seuls nous renseignersur les sensibilités d'un milieu. Enfin, la décision de se limiter aux archives privées poseun problème.

C. Pélissier le dit avec franchise : elle a refusé de consulter les documents fiscauxet notariaux. Elle avoue à l'occasion ses lacunes : elle n'a pas « entrepris la consultation

systématique des testaments », elle reconnaît que la « clientèle » du lycée de filles desBrotteaux « reste à étudier ». Le rejet des sources sérielles, il est vrai plus rébarbatives

que les journaux intimes, est assumé mais conduit à un travail plus littéraire qu'histo-rique. Faute d'inventaires après décès, nous n'avons aucune idée de l'aménagementintérieur des habitations. En l'absence des testaments et successions, la volonté desdéfunts reste floue comme leur vision de la mort. On ignore tout également des contratsde mariage qui auraient permis de pondérer, peut-être, des affirmations sans preuvessur la forte endogamie ou le rôle limité des « calculs réfléchis » dans le choix du

conjoint. Le poids des mariages entre cousins ou des renchaînements d'alliances ne

peut également être appréhendé. Les fortunes surtout font défaut qui auraient permisde situer les familles étudiées. Sans être fanatique de la quantification, il faut avouer

que la totale absence de donnée chiffrée ne laisse d'être gênante. Il est des remarquesfort pertinentes mais dont on ne sait si elles valent pour 10 % ou 40 % de réchantillonchoisi. Une étude exhaustive des 540 familles retenues était-elle impossible ou troplourde ? À tout le moins, une plongée dans les archives de l'enregistrement aurait

permis de trouver de nombreux renseignements sur l'adresse, la fortune, les dots, ladescendance. Bref, les choix méthodologiques fragilisent les apports de ce travail.

Or, si cette étude apporte peu à notre connaissance du cadre de vie, de la gestionou de l'instruction, elle est intéressante pour le couple, la place des femmes, lessentiments familiaux. Elle décèle des inflexions qui semblent aller dans le même sensque d'autres études consacrées à la vie privée : intimité croissante entre époux commeentre parents et enfants, percée de l'amour conjugal. Loin d'un Code civil inégalitaire,C Pélissier sait nous présenter des couples partageant les soucis comme les responsa-bilités domestiques, éducatives et financières. Elle affirme ainsi que ses Lyonnaises nesont pi les»« cervelles d'oiseau » et les « sottes » qu'avait cru découvrir Eugène Weberni ces bourgeoises du Nord, coupées du monde masculin et étrangères à leur mari.Nous partageons volontiers ses conclusions qui semblent remettre en cause le travaild'une Bpnnie Smith, peut-être plus construction discursive que reflet de la réalité. Bref,à, Lyon, les femmes de la bourgeoisie et de la noblesse sont, certes, exclues du travail,et certaines en souffrent, mais, pour le reste, elles sont à l'unisson de leurs pères et

compagnons. Ces avancées nous font d'autant regretter la perte de substance liée àl'édition et à l'impressionisme de la démarche.

Anne-Marie SOHN

Anne-Marie MOULIN(dir.), L'aventure de la vaccination, Paris, Fayard, collection « Penserla médecine », 1996, 498 p.

Dirigée par Mirko Grmek et Bernardino Fantini, financée par les FondationsMérieux (Lyon) et Jeantet (Genève), la collection « Penser la médecine » à l'ambition depromouvoir une histoire de la médecine qui associe l'analyse sociologique à la réflexion

épistémologique. Après Aux origines du cerveau moderne de Jacques Gasser (1995),l'ouvrage dirigé par Anne-Marie Moulin remplit très largement ce contrat.

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Rédigé par plus de trente auteurs différents par leur langue, leur formation et les

objets dont ils ont à traiter, le livre réussit à garder une grande cohérence grâce à la

fidélité de tous aux objectifs définis par le maître d'oeuvre de l'entreprise. Pourtant,contrairement à beaucoup d'autres, ce livre ne s'attache pas seulement à la vaccination

antivariolique ou antirabique mais il couvre toutes (ou presque toutes) les opérationsde vaccination des procédés de variolisation chinois aux plus récentes recherches contre

le SIDA en passant par les vaccinations contre la grippe, la poliomyélite. Un livre quiétend son objet sur le monde entier et une période de plus de deux siècles.

Le terme d'aventure, retenu comme titre général sent un peu l'histoire sainte des

sciences, faite de récits émerveillés de réussites passées, toutes plus belles les unes queles autres. Pourtant, il faut prendre l'expression dans son sens premier. L'aventure est

avant tout une suite de mystères de péripéties, de dangers, d'erreurs, bref, tout le

contraire d'un chemin rectiligne des ténèbres jusqu'à la lumière. Certes, les articles

consacrés à Jenner, partiellement redondants, ne rompent qu'imparfaitement avec le

schéma hagiographique et les tentations de la reconstruction a posteriori. En revanche,les articles consacrées aux démarches pastoriennes ne cachent pas les mécomptes, les

hardiesses voire les emprunts cachés de Pasteur à d'autres chercheurs et les risques pris

par ceux qu'il a vaccinés.L'autre point d'ancrage du livre est d'associer les choix scientifiques avec les choix

culturels et politiques. Ainsi, la vaccinologie (le terme est inventé en 1977 par Jonas

Salk) désigne l'étude et l'application de tout ce qui est nécessaire pour une vaccination

efficace. Aussi la vaccination associe le laboratoire, l'industrie pharmaceutique, la

politique. Son destin dépend des relations entre les citoyens et le pouvoir, des concep-tions du corps ; des croyances religieuses, des structures sociales.

Face à ce programme d'histoire totale, le livre privilégie quand même les aspects

scientifiques purs, faute de nombreuses études sur les autres domaines. Certes, les

articles consacrés aux sources non européennes de la vaccination (la variolisation en

Chine), aux transferts et synthèses entre traditions et univers culturels en Extrême-

Orient au xrxe siècle et dans l'Iran contemporain sont passionnants même s'ils sont

curieusement dispersés dans l'ouvrage. Ils montrent à l'évidence combien les expériencesde variolisation spontanée ont pu jouer un rôle favorable au développement de la

vaccination à l'occidentale, alors que la situation politique pouvait rendre suspecte une

entreprise menée par les colonisateurs. Dispersées aussi, les allusions aux problèmesculturels que l'on trouve face à la variolisation au xvnf siècle, comme aux vaccinations

contemporaines dans l'Occident d'aujourd'hui. On y voit très bien que l'opposition ne

traduit pas un obscurantisme tenace mais qu'elle peut s'inspirer des tendances de la

médecine la plus moderne. Les victoires des antibiotiques, les développements de

l'immunologie ont en effet, surtout dans les années 1950-1980, entraîné un certain recul

dé la préoccupation vaccinale. L'historien de la société reste un peu plus déçu par la

faible place accordée aux enjeux économiques, sauf dans la période la plus contempo-raine. Même regret aussi de ne pas lire une synthèse sur les malentendus suscités parla vaccination jennerienne dans la France ou l'Europe du siècle dernier sous la plumede quelque historien spécialiste.

L'histoire des démarches scientifiques telle qu'elle est retracée ici présente de fort

nombreuses qualités. La clarté n'est pas la moindre. Après avoir lu ce livre, les amateurs

que sont les historiens classiques en matière de médecine, irriteront moins leurs

collègues d'histoire des sciences. Ils ne confondront plus les bactéries, les virus et les

parasites. Les bactéries qui se multiplient artificiellement sans difficultés majeures et

qui sont les plus fragiles devant la démarche vaccinale. Les virus, entités infectieusesconstituées de molécules d'acide nucléique enveloppées de protéines qui ne vivent quedans une cellule et ne se multiplient qu'ira vivo chez l'animal sont plus difficiles à

combattre par la vaccination. Le processus ne devient globalement efficace qu'après la

maîtrise des cultures cellules qui n'intervient guère que dans les années 1950 (poliomyé-lite). Les relations symbiotiques que les parasites entretiennent avec leur hôte les

rendent encore plus résistants aux stratégies immunisantes. Les raisons n'en sont pas

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seulement techniques. Domaine réservé de la médecine tropicale anglaise, la parasito-logie a négligé la bactériologie et l'immunologie pour s'orienter en priorité vers lessciences naturelles, la lutte contre les vecteurs et la chimiothérapie. Faute de connaîtreces distinctions fondamentales, l'historien ne peut comprendre les inégalités dansl'histoire des différentes vaccinations.

Savant, précis et presque complet, clair et pédagogique, ce gros livre comble unvide, apporte énormément d'éléments mais il est surtout un modèle d'une approcheglobale qui lie science et. société, médecine et culture. Très éclairant à ce titre leremarquable article de David Napier, où il analyse le rôle des langages (le langagemilitariste en particulier) dans les orientations de la science apparemment la plusimperméable au contexte extérieur.

Olivier FAURE

Geneviève HELLER(dir.), Le poids des ans. Une histoire de la vieillesse en Suisse romande,Lausanne, Société d'histoire de la Suisse romande et Éditions d'en bas, 1994, 167 p.

Les études rassemblées ici se rapportent essentiellement aux cantons de Genève, duValais, de Vaud entre la fin du Moyen Âge et notre temps. Elles entendent apporter deséléments pour une histoire de la vieillesse en insistant sur deux thèmes : les moyensmis en place pour assurer la subsistance des vieillards ; la définition de la vieillesse. Lessources utilisées ne surprennent pas l'historien français : registres d'état civil, actesnotariés, recensements, documents judiciaires, inventaires après décès, textes législatifset délibérations politiques, archives hospitalières, enquêtes orales.

Les études qui portent sur la fin du Moyen Âge et l'époque moderne sont particu-lièrement riches. Elles montrent que l'âge de la vieillesse est souvent placé à 60 ans,mais... que l'essentiel est ailleurs. Famille et patrimoine sont en effet liés au travail etau revenu des membres de la lignée. La vieillesse est donc essentiellement l'incapacitéphysique et psychique à assurer sa fonction. Lorsque cet âge arrive, la situation duvieillard varie beaucoup en fonction de son niveau social. D'autres questions essentiellessont posées pour ces périodes anciennes. Les rapports grands-parents-petits-enfants enValais conduisent à s'interroger sur les liens affectifs. De même l'histoire du suicide desvieillards à Genève aux xvne et xvrne siècles montre comment le drame intervient lorsquele vieillard a le sentiment de ne plus répondre à la norme sociale. Au travers de cesanalyses on lit la croissance de l'individualisme, comme celle de l'intolérance à la

décrépitude* On relèvera aussi l'intérêt des notations sur des adoptions, des donations,des contrats d'association entre personne âgées et jeunes, avec cependant ici unefaiblesse de l'analyse juridique de ces phénomènes. Le dilemme vieillard pris en chargepar la famille ou placé dans une institution, la rareté des pensions de retraite sont bienexposés, particulièrement pour Genève.

• Pour les XIXeet XXesiècles les communications mettent l'accent sur l'importance dela mémoire des personnes âgées comme source historique et sur les modifications desparcours de vie au cours du XXesiècle en fonction de l'allongement de l'espérance devie, de l'octroi d'une pension de retraite, mais encore des restructurations économiqueset du poids de la solitude, surtout féminine. On y lit aussi l'histoire de la prévoyancepour la vieillesse. A partir des années 1870, lois et règlements cantonaux relatifs auxpensions et aux caisses de retraite bénéficient à plusieurs catégories sociales. Mais laquestion est vite posée au niveau fédéral. En 1925, un article constitutionnel consacréà un régime d'assurance vieillesse et invalidité est voté. Le texte fondamental résulte dela votation de juillet 1947 par laquelle le peuple suisse accepte à une importantemajoritéla loi sur TA.V.S. (Assurance vieillesse et survivants) qui était proposée depuisla fin du XIXesiècle. Deux contributions s'intéressent à l'histoire des asiles de vieillards.Elles disent leur spécialisation croissante, y compris sur le plan social, et offrentd'intéressants aperçus sur l'histoire du travail des vieillards.

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82 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Intelligemment illustré, ce petit livre sera utile à condition de ne le prendre quepour ce que ses auteurs revendiquent : un bilan provisoire. La bibliographie, assez

mince, ne fait sans doute pas assez de place à la production des revues et, en particulier,à leurs numéros thématiques.

Jean-Pierre GUTTON

Guerre et société

Ariette FARGE,Les Fatigues de la guerre, Paris, Gallimard, 1996, 124 p.

Avec ce petit livre, A. Farge propose une approche très originale de la guerre auxvnr' siècle. En s'appuyant sur une série de tableaux de Watteau sur le thème de la vie

militaire, et sur des mémoires manuscrits de la Bibliothèque de l'Arsenal, dont de largesextraits sont reproduits dans les pages 97-124, l'auteur approche au plus près lemécanisme déshumanisant de la guerre à travers son principal acteur : le soldat. Quatre

gravures de Watteau organisent l'ouvrage, en suivant les rythmes constitutifs de la vie

militaire, considérée dans sa routine dénuée de la gloire et de l'éclat des batailles. La

première : « Recrue allant joindre le régiment » permet à l'auteur d'évoquer (p. 19-37)les abus du recrutement, la souffrance du déracinement des hommes levés par la milice,

méprisés par les officiers pour qui leur vie ne vaut rien. La désertion qui en résulte etla transformation de l'opinion publique face au déserteur sont également rattachés à cethème. Ces pages n'apportent rien de vraiment nouveau sur ces questions déjà traitées

par les historiens de la société militaire, mais elles donnent à voir tout autrement la

gravure de Watteau. A. Farge nous fait ainsi comprendre et toucher du doigt la douleurinfinie de ces recrues perdues sur une route sans fin, sans espoir dans un paysageimmensément inhumain.

Le chapitre ouvert par la seconde gravure : « l'armée et le camp volant » (p. 39-63),commence par rappeler l'anormalité de la guerre, volontiers oubliée par l'Histoire quise contente d'organiser les temps par ses récurrences. L'auteur souligne ensuite l'ambi-valence du statut de la guerre dans l'opinion publique au XVIIIesiècle : la fascination dela gloire, et de la victoire jouent encore alors que le pacifisme gagne, mais le soldat quine recueille pas les lauriers de la première fait les frais du second, méprisé pour sesdésordres et les horreurs dont il accable les civils. Le camp volant de Watteau sublimecet engrenage de misère et de violence qui accable le soldat. À travers le calme apparentd'une scène d'étape à peine débraillée. A. Farge attire notre attention sur la figurecentrale d'une femme allaitant un enfant et y voit l'intrusion volontaire par le peintredu symbole premier de la vie, de l'existence normale, et de là la dénonciation del'absurdité insupportable de la guerre, qui éloigne définitivement les soldats de la vie,

qui les engloutit dans un univers de fatigues et de mort d'où ils ne reviendront plus.(Ici, un léger reproche à l'éditeur : pourquoi avoir choisi ce format ridiculement petitqui oblige à reproduire cette gravure en double page, rendant quasi impossible la visionde cette partie centrale essentielle, à moins de briser la reliure ?).

Le troisième chapitre : « Fatigues et tristesses » (p. 65-81) s'ouvre par des citationsde mémoires d'officiers et de soldats, rendant compte du dégoût devant les carnages,les atrocités perpétrées par des troupes incontrôlables, l'horreur des hôpitaux et l'im-mense incommunicabilité entre ces hommes englués dans la guerre et les milieux

parisiens qui oublient volontiers ces combats sans gloire et sans profit, qui se déroulentloin du territoire français. La gravure des fatigues de la guerre en montrant une petitetroupe chargée de butin qui s'éloigne d'un village en flammes évoque légèrement ce

thème, D'après, la lecture d'A. Farge, sa dimension tragique est hors de ce décor, dansla présence à peine perceptible d'une femme et d'un enfant sur un âne dont la fonctionest la même que la femme allaitante du camp volant, c'est-à-dire rappeler par leur

présence vitale, l'inutilité des souffrances infligées par la guerre et le désespoir de lacondition du soldat.

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La quatrième gravure, « Sans titre », tirée d'une série de planches de caractères,

représente Un soldat à pied, accompagnant une femme et un enfant sur un âne fourbu.A. Farge montre ici comme Watteau a donné à la figure centrale d'un soldat au regardintense une existence et une réalité que l'opinion publique méprisante ou oublieuse luidénie. Mais cette présence contraste avec la mélancolie énigmatique du regard de la

femme, dérivant en des contrées imaginaires loin de la guerre.A. Farge propose donc une lecture approfondie de Watteau, refuse de se contenter

de l'apparente légèreté et délicatesse du trait, pour y voir une dénonciation radicale dela guerre. Plus efficaces qu'une représentation sanglante et facile des horreurs ducombat, les tableaux de Watteau, en dépit de leur tranquillité anecdotique, dressent un

réquisitoire sévère contre l'inutilité, l'absurdité de la guerre, la souffrance de soldats

perdus, oubliés.À l'évidence le regard pictural de Watteau et le regard historique d'A. Farge se

répondent : l'un comme l'autre restent attentifs aux êtres que la guerre ou une histoire

trop déréalisée ignorent superbement. Par là, l'auteur renoue avec cette attention auxhumbles qui caractérisait déjà ses ouvrages sur la vie du peuple parisien (Vivre dans larue à Paris au xvine siècle, 1979 ; Le cours ordinaire des choses, 1994).

Ce parti-pris de l'auteur peut agacer, comme son style, volontairement répétitif.Gênante aussi cette utilisation d'un Watteau marqué par l'abîme de la période 1709-1711, pour décrire le regard du xsmf siècle postérieur sur la guerre. U reste que ce petitlivre qui tranche avec les études magistrales de l'histoire militaire masculine d'A.Corvisier à F. Cardini en passant par la florissante école anglo-saxonne, a l'immensemérite de rappeler que la guerre, même civilisée, disciplinée et rationalisée du xvmesiècle se fait avec des hommes qui souffrent et meurent sans savoir vraiment pourquoi.

Catherine CLEMENS-DENYS

André CORVISIER,La guerre, Essais historiques, Paris, 1995, P.U.F., « Histoires », 423 p.,198 F.

À la demande de Pierre Chaunu, André Corvisier a entrepris ces Essais comme la

poursuite d'une oeuvre entièrement consacrée à ce qu'il définit lui-même comme un«désenclavement de l'histoire militaire » (p. 6). Qu'il hésite à choisir, pour expliquer ce

désenclavement, entre l'effet de la pratique des guerres de masse et celui de l'évolution

démocratique, qu'il récuse catégoriquement (p. 111) l'idée d'une influence décisive desAnnales — 8e qui explique sans doute l'absence de toute référence à Georges Duby —

la cause est entendue : l'étude de la guerre se doit désormais d'englober individualitéset. événements-limites dans celle des sociétés. Avec ce paradoxe que la guerre est laseule activité humaine qui se donne toujours comme moyen, et parfois comme but, ladestruction collective des hommes : cette présence des morts, lointains ou proches, larend toujours difficile à penser.

Pour surmonter au mieux cette difficulté et assurer une présentation équilibrée desfaits, dont il avoue qu'elle a par moment représenté « une contrainte pénible » (p. 63).A;Corvisier a mené une lecture oblique, répartie en 7 thèmes, de séries d'exemples —de l'Ancien Testament à la guerre du Golfe, du Japon à l'empire aztèque — pris duDictionnaire d'Art et d'Histoire militaires (1988) et de l'Histoire militaire de la France,4 vol., P.U.F., (1992-1994) dont il avait assuré la direction. Cette lecture est enrichie durecours aux ouvrages des polémologues, de l'après Seconde Guerre mondiale jusqu'auxrécents travaux de la Commission Internationale d'Histoire Militaire dont il est présidentd'honneur.

i En insistant sur les rapports différenciés que les groupes humains entretiennentavec la violence, la douleur et la mort, le premier chapitre permet de compléter l'exposédes définitions classiques de la guerre proposées dans l'introduction: elle y apparaîtcomme un phénomène collectif, organisé, réfléchi et justifié vis-à-vis des humains et de

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leurs représentations ; fait de société, elle en reçoit les règles — excitation, canalisationet appréciation de la violence, nécessaires à l'accomplissement du but recherché ; elleen reçoit aussi les moyens matériels, en particulier les armes dont la diversité et la

complémentarité engagent une hiérarchisation, dont un art militaire. C'est du rapportentre ce dernier et la connaissance qu'il est ensuite question dans une sorte de« catalogue » (p. 111) des savoirs et des savoirs-faire classés suivant les quatre éléments,puis les quatre dimensions, et la recherche de leur maîtrise. Cette présentation permetd'échapper au dilemne inutile à l'historien, sinon au citoyen, de la guerre créatrice oudestructrice : André Corvisier propose d'y voir à la fois un aiguillon et un frein lié aucaractère limité des buts militaires assignés à cette recherche.

Le chapitre 3 met en relation les ressources mobilisables et mobilisées suivant lesnécessités et le degré d'intensité des conflits. Y entrent la configuration de l'espace —

nature, morphologie, étendue, la quantité des hommes relativisée par la répartition du

peuplement — avec l'opposition historiquement variable entre ville et campagne, les

possibilités de pourvoir à l'entretien des combattants, la technique militaire qui décidede la composition des armées. Pour aboutir à la comparaison entre la destruction descombattants, vainqueurs et vaincus, et celle des civils, témoins ou cibles partielles, quivient en commentaire de tableaux des pertes humaines du XVIIeà la fin du xxe siècle

(p. 170, 172, 173).Les relations de la guerre avec l'État, qui « ne peut se concevoir sans recours au

principe même de la puissance des armées et aux moyens qu'offre la force militairemise au service de l'ordre, de la sécurité et de la justice » (p. 187) occupent le centre de

l'ouvrage. On y retrouve les questions familières aux médiévistes et aux modernistes : le

passage de l'usage dispersé des armes, qu'il soit féodal, corporatif ou particulier, à lareconnaissance d'un monopole, avec ses modes d'organisation, ses modalités de finan-cement et d'approvisionnement, avec ses conséquences sur la production agricole et

industrielle, qu'elle soit privée, privilégiée ou étatique. C'est ici l'occasion de faire une

critique nuancée de la notion de « révolution militaire » appliquée au XVIIesiècle

européen. Particulièrement éclairante est l'étude de la fonction prévisionnelle exercée

par le souverain quelle que soit la forme de la souveraineté, aussi bien dans l'adoptionde nouvelles armes que dans la préparation du territoire en vue de guerres futures,offensives ou défensives, que dans la formation des armées. Il est seulement dommageque le passage consacré à la frontière se limite à l'exposé des choix techniques : lestravaux de Daniel Nordman — en particulier, avec Jacques Revel, dans Histoire de la

France, t. 1, L'Espace français, Paris, 1989, p. 33-169 — suggèrent en effet qu'il estdifficile de ne pas mettre ces choix en relation avec les questions de perception et de

conception du territoire ainsi, que de pratique politique. En complément de ce chapitre,André Corvisier montre comment l'organisation socio-politique conditionne les défini-tions de ceux qui peuvent ou doivent porter les armes, et par moment, de ceux quipeuvent ou doivent mourir —: la fameuse opposition entre « guerre guerroyable » et« guerre mortelle », la disponibilité de certaines régions à fournir des mercenaires ainsi

que la désignation de ceux qui ont la responsabilité d'assurer le commandement généralou particulier. Ainsi, •et même si on peut discuter la notion de société primitive en

général et en particulier appliquée à la société féodale, se développe une réflexion surles liens entre formes de société et formes de guerre sur laquelle je reviendrai. En sens

inverse, sont étudiées les occasions de mobilité sociale provoquées par la guerre enfaisant le point sur le débat noblesse/roture dans l'armée française de l'Ancien Régimeet en rappelant les effets de la Première Guerre mondiale sur la condition des femmes.Puis interviennent les « facteurs moraux », classés en motivations culturelles et reli-

gieuses, justifications et oppositions théoriques, comportements guerriers — de l'oublide soi au meurtre de l'autre, et civils — de la fuite à la résistance.

Après ces coupes thématiques dans les institutions et les cultures confrontées à la

pratique guerrière, le dernier chapitre revient aux définitions initiales de la guerrecomme forme de relations entre États, ces derniers étant à considérer suivant leurdiversité et en particulier suivant le type de relations que les gouvernants entretiennent

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avec les gouvernés. C'est ici qu'André Corvisier rend compte de la réflexion contempo-raine : « Aujourd'hui la politique maîtrise moins la guerre que lors des grands déchire-ments mondiaux, mais ce ne sont plus les mêmes guerres » (p. 392). Sous l'effet de lamondialisation et de la démocratisation, la guerre a perdu ses formes reconnues pourse jouer dans une opinion soumise à la médiatisation : la violence est devenue anomique.

De cet état des lieux je ne discuterai pas pour des raisons d'incompétence — nonplus que de savoir si la dénatalité « fragilise les sociétés occidentales face à la violence »

(p. 62), cette fois parce qu'il y a là, pour le moins, matière à opinion — mais, tel quel,il a l'intérêt de remettre en perspective ce qui me semble être, pour des historiens,l'apport principal du livre d'André Corvisier et qui se retrouve de chapitre en chapitre :une typologie des guerres. Les variations sur l'échelle temporelle, les variations surl'échelle spatiale, les variations dans l'organisation des sociétés constituent l'armaturede cette typologie. À travers la multitude des faits se dégage une manière de penser laguerre en nommant ses formes dans leurs caractéristiques et leurs possibles conjonc-tions : à la vieille distinction classique entre l'offensive et la défensive viennent s'ajouterguerres endémiques, guerres entre États et guerres de masse, limitées, contenues,incontrôlées. Sans qu'il soit possible d'envisager une quelconque progression : en cettefin du XXesiècle, la forme endémique des guerres de crise des xvie-xvne siècles retrouvetoute son actualité.

Michèle FOGEL

Sophie DELAPORTE,Les gueules cassées : les blessés de la face de la Grande Guerre, Paris,Noésis, 1996, 231p.

Sujet tragique mais beau sujet que celui qu'aborde ce livre. En eux-mêmes, les 10à 15 000 blessés de la face méritaient bien un livre d'histoire tel celui-ci qui fasse revivreleur calvaire depuis le moment de leur blessure jusqu'au très difficile retour à une

impossible vie normale. Ramassés plus ou moins tardivement sur le champ de bataille,transporté dans des conditions périlleuses au milieu des tirs et des coudes de boyaux,le blessé de la face atteint les formations sanitaires de l'avant où il est sommairementpansé, parfois malencontreusement trachéotomisê avant de gagner l'ambulance chirur-gicale de l'arrière où ont lieu les premières interventions chirurgicales, pas toujoursheureuses. Pour les rescapés, vient ensuite le Centre spécialisé de l'avant, comme celuid'Amiens, -qui opère les parties molles. Officiellement reconnues en mars 1918, cesinstitutions existent déjà de fait dans certains hôpitaux avant cette date. Après encorequelques jours d'un éprouvant voyage en train sanitaire, le blessé atteint l'un des quinzecentres spécialisés de l'arrière, eux aussi largement organisés à l'initiative des chefs deservice. C'est là que l'on tente greffes et poses de prothèses grâce à des techniques auxrésultats plus souvent saisissants que convaincants.

Après la description précise de ce chemin de croix, le livre tente, de suivre le destinultérieur de ces mutilés si particuliers. La tâche était ici bien difficile, tant à cause dela rareté des témoignages que par la difficulté à appréhender historiquement desprocessus psychologiques. Aussi, la deuxième partie qui traite de la découverte dumutilé par lui-même, puis par sa famille et par le monde extérieur est-elle la plusdécevante car elle ne peut dépasser les généralités où les cas d'espèce. Avec la descriptiondé l'Union des blessés de la face, créée en 1921, on retrouve un terrain mieux baliségrâce à l'existence d'un bulletin régulier, qui fournit la substance des cinquante dernièrespages du livre. On regrette néanmoins de ne pas connaître le nombre des adhérents àl'associajion, de mal comprendre ses spécificités par rapport aux autres organisationsd'anciens combattants. Ainsi, le culte du chef, le respect de la hiérarchie peuventparaître étonnants de la part de ceux qui auraient tant à reprocher aux chefs. Enfin, lerôle de groupe de pression que joue l'association et son président député n'est passystématiquement analysé.

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Laissant parfois sur sa faim en matière d'informations brutes, le livre pêche surtout

par le manque de mise en perspective de son sujet. Au-delà de la tragique odyssée deceux qui en sont •victimes, la blessure, de la face pose au moins deux problèmeshistoriques. Dans quelle mesure la multiplication de ce genre de blessure a accentué le

processus de spécialisation médicale, suscité des innovations thérapeutiques et instauréun mode d'exercice associant O.R.L., chirurgiens et stomatologistes ? Sur ce plan onaurait aussi aimé des analyses infirmant, modifiant ou confirmant celles que PatricePinell a émises à propos de la lutte contre le cancer à la même période. Hélas, rienn'est dit de ces questions et le livre de Pinell est ignoré. Plus concrètement etmodestement, le lecteur aimerait savoir qui sont ces chirurgiens dont on nous parle sisouvent : quelle a été leur formation, leur carrière antérieure ? H apparaît aussi dommageque l'auteur ne pose pas la question de savoir si l'apparition massive des mutilés modifie

l'image du handicap et le statut du handicapé dans la société. Ici aussi existent destravaux qui, utilisés, auraient permis de mieux prendre en compte toutes les dimensionsd'un sujet dont l'intérêt déborde ses frontières apparentes. Si il est bon que se développeune histoire renouvelée de la guerre, il n'est pas souhaitable qu'elle se replie sur elle-même et ignore les travaux des voisins.

Olivier FAURE

Russie — U.R.S.S.

Francine-Dominique LIECHTENHAN,La Russie entre en Europe. Élizabeth et la Successiond'Autriche (1740-1750), Paris, C.N.R.S. Éditions, coll. « Histoire », 1997, 247 p.

L'ouvrage de Francine-Dominique Liechtenhan est un exemple d'un genre tout àfait rare dans la production historiographique de ces dernières années : ce que l'on

pourrait appeler — en modifiant quelque peu l'expression d'Emmanuel Le Roy Ladurie

qui préface l'ouvrage — une « micro-histoire diplomatique ». En effet, l'auteur — quianalyse des, correspondances diplomatiques parfois inédites en Occident (l'auteur utilisenotamment des documents tirés des archives.de l'ex-R.D.A.) — s'intéresse simultanémentaux structures politiques curiales particulières de la Russie et aux événements diplo-matiques souvent déterminés par les premières.

Cet ouvrage présente donc deux facettes. La première est une histoire diplomatiquedétaillée qui cherche à comprendre les méandres tortueux de la décision dans une

époque où la personnalité des ambassadeurs, les coteries, les cabales et les intrigues,possèdent une influence peut-être plus déterminantes qu'aujourd'hui sur la politiqueextérieure. L'auteur s'attache ici à pénétrer la raison du revirement des alliances de laRussie : en 1740, la France et la Prusse paraissent posséder une influence sans limitessur le gouvernement de la tsarine Élizabeth, mais celle-ci en vient à intervenir du côtéde l'Autriche et de l'Angleterre dans la guerre de Succession d'Autriche. La période1748-1750 s'avère décisive pour « l'établissement d'un nouveau système européen issud'une révolution diplomatique et d'un retour aux grandes coalitions au sein desquellesl'empire des tsars trouve enfin sa place » (p. 12). « L'entrée » de la Russie en Europe esten effet un événement capital pour comprendre les alignements politiques de ladeuxième moitié du xvnf siècle. Les journalistes et les « publicistes » de l'époque l'ontd'ailleurs bien compris : ainsi Nicolas-Simon-Henri Linguet considère-t-il que l'apparitionde la Russie sur la scène européenne initie un jeu à cinq (France, Angleterre, Autriche,Prusse, Russie) beaucoup plus instable que l'ancienne « balance » des puissances. Cettemutation est préparée par les années 1740-1748 pendant lesquelles « Saint-Pétersbourgdevient la microstructure du théâtre de l'Europe, un spectacle du monde avec son

système social, intellectuel et son envergure cosmopolite régis par le droit des gens»(p. 12).

'.-.-'La deuxième facette.de cet ouvrage est une approche particulière de l'histoire de lasociété de cour. En effet, la structure curiale de Saint-Pétersbourg est très différente

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des structures versaillaises telles qu'elles ont été décrites dans l'ouvrage d'Emmanuel Le

Roy Ladurie sur Saint-Simon 1. La cour impériale de Russie est caractérisée par unestructure « horizontale » dans laquelle il ne se construit pas seulement des coteriesautour de l'héritier présomptif (du fait du flou entourant les règles de dévolution de lacouronne) mais aussi des clans autour des amants de la reine, comme autour desambassadeurs en poste. Cette structure particulière est l'une des causes qui expliquentles écarts importants entre les politiques déterminées dans les cabinets des souverainset la manière dont elles sont appliquées sur le terrain par les diplomates : l'auteur parleà ce propos d'une « comédie d'improvisation » et apporte ici une contribution intéres-sante à l'histoire de la prise de décision diplomatique sous l'Ancien Régime.

Le travail de Francine-Dominique Liechtenhan renoue avec une certaine traditionérudite de l'histoire diplomatique, mais il la renouvelle par son approche de la décisionpolitique dans le milieu curial. Certains pourront trouver que la description des intriguesdes ambassadeurs en poste à Saint-Pétersbourg rend parfois cette « micro-histoire »fastidieuse; ou qu'à trop vouloir « personnaliser » la décision en politique extérieure, onfinisse par en perdre les déterminations socio-économiques. Ce serait pourtant faire unmauvais procès à cet ouvrage.

Marc BELISSA

Jean-Jacques MARIE,Les Peuples déportés de l'Union Soviétique, Bruxelles, Éd. Complexe,« Questions au xxe », 1995, 205 p.

L'ouvrage de Jean-Jacques Marie constitue une utile et courageuse mise au pointsur un aspect longtemps occulté de l'histoire de l'U.R.S.S. : la déportation de peuplesentiers pendant la période stalinienne, nationalités littéralement exilées et transplantées,au nom d'une conception géographique pour le moins volontariste et d'impératifsdouteux en partie liés au contexte créé par l'invasion allemande pendant la SecondeGuerre mondiale. Comme le souligne de façon pertinente l'introduction de l'ouvrage,« l'explosion de l'U.R.S.S. a remis à l'ordre du jour l'histoire des déportations de 1943-1944 (sans parler des transferts de peuples antérieurs) car elles ont été accompagnéesde manipulations multiples (modifications de frontières, transfert de propriété, coloni-sation, etc.) aux conséquences plus actuelles que jamais » (p. 11). Ces déportations«planifiées » par Staline et exécutées par Beria révèlent en effet un autre aspect cyniquede la politique soviétique des nationalités, marquant au fer rouge le paysage des«poudrières » nationales de l'ex-Union Soviétique, particulièrement au Caucase, enTranscaucasie et en Crimée. « Ainsi, l'effet de mine à retardement des déportationsstaliniennes se manifeste aux quatre coins de l'ex-Union Soviétique » (p. 16).

Basé en grande partie sur les travaux, les documents et les témoignages publiés enrusse par l'historien N. Bougaï (Il faut les déporter, Moscou, 1992) et sur l'ouvraged'Alexandre Nekritch (Les Peuples Punis, Paris, Maspero, 1979), ce petit livre retraceavec véhémence et engagement l'histoire des déportations et des peuples déportés enU.R.S.S. : Tatars de Crimée, Tchétchènes-Ingouches, Karatchaïs, Kalmouks, Baltes,Polonais, Allemands, etc. ont été les victimes successives auxquelles Staline infligea letriste statut de « peuples punis ». Déportés vers des zones de « peuplements spéciaux »en Asie centrale et en Sibérie orientale dans les conditions effroyables qui transparaissentici au travers des nombreux témoignages publiés, ces peuples déracinés revendiquentdepuis leur réhabilitation (après 1956) jusqu'à aujourd'hui, un « droit au retour » renduvolontairement difficile par d'infinies barrières bureaucratiques.; Malgré l'ouverture relative des archives soviétiques, il n'est pas possible selon Jean-Jacques*Marie de connaître exactement les causes de ce phénomène qu'il n'hésite pas

"1. E. LEROYLADURIE,Saint-Simon ou le systèmede la Cour, Paris, Fayard, 1997.

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par ailleurs à comparer à un « second Goulag» (en 1946, un rapport de la Sécuritéd'État établit à 2,5 millions la statistique officielle des personnes assignées en « peuple-ments spéciaux»). L'accusation officielle portée par le régime soviétique, celle d'unecollaboration avec l'ennemi au moment où l'avance allemande atteignait les portes duCaucase, ne peut résister selon l'auteur à une véritable analyse historique, et fait oublier

que dans ce domaine, les dirigeants soviétiques avaient déjà expérimenté quelquesprécédents: les déportations de masse ont commencé en effet dès la collectivisation

agraire en 1929-1930 et ont pris un caractère ethnique dès la première moitié desannées 30 avec la déportation des Finnois de la région de Leningrad, des Polonais issusdes régions frontalières de l'Ukraine soviétique et enfin des Coréens, suspectés parStaline d'être dans l'Extrême-Orient soviétique les agents de l'impérialisme japonais. De

plus, les déportations reprendront après la Seconde Guerre mondiale, touchant cette

fois, sous une forme partielle, les Baltes, les Ukrainiens, les Moldaves, les Grecs dulittoral de la Mer noire, les Géorgiens et enfin les Juifs exilés au printemps 1953 au finfond de la Sibérie orientale après l'assourdissant « complot des blouses blanches ». La

première vague de déportations frappe tout d'abord de manière caractéristique des

peuples suspectés d'entretenir des « liens » à l'étranger « soit directs (Finnois, Polonais,Coréens, Tatars, Grecs, Allemands, etc.) soit indirects (peuples de langue turque ou de

religion islamique) » (p. 22). On peut supposer qu'il s'agit alors d'une série de mesures

expéditives répondant à un souci géostratégique de « nettoyage des frontières ». Maisdans le contexte de la guerre, de la rupture du pacte germano-soviétique et de l'invasion

allemande, les déportations constituent les éléments d'une prophylaxie obscure parlaquelle le régime cherche et trouve des « traîtres » et des « responsables ». Ainsi en est-il des « Allemands de la Volga » dont la présence en Russie remontait aux initiatives

prises par Catherine II en faveur de la colonisation. « Les premières semaines de la

guerre sont catastrophiques : quoiqu'averti de l'invasion allemande, Staline n'a pas placél'Armée Rouge en état de défense, sa passivité et celle du haut commandement le

premier jour de la guerre entraînent la destruction au sol de près de 1 200 avions

soviétiques, de centaines de chars et de canons et donnent à la Luftwaffe la maîtrise del'air. Près de deux millions de soldats soviétiques sont capturés en trois mois. Lesarmées allemandes se ruent sur Leningrad (...), sur Moscou (...), sur Kiev, prise le19 septembre après une manoeuvre d'encerclement stupide imposée par Staline à ses

propres troupes, qui livre aux nazis près d'un demi-million de prisonniers. Il faut trouverdes boucs émissaires à punir et des saboteurs à dénoncer. Les Allemands soviétiquessont tout désignés pour jouer les deux rôles à la fois » (p. 42). En exécutant fidèle, Beriaest l'homme qui supervise les opérations, fixe les quotas et les contingents de populationsdéportées selon les régions « d'accueil » (Kazakhstan, territoire de Krasnoiarsk, Novos-sibirk, territoire de l'Altaï et région d'Omsk). « Staline approuve sans barguigner. Lesmêmes autorités qui n'ont, face à l'avance foudroyante des armées allemandes prisaucune mesure d'évacuation de la population civile de Leningrad, aucune mesure pourconstituer des stocks alimentaires en prévision d'un siège éventuel, ne perdent pas uneseconde pour organiser le déplacement de près de 100 000 suspects pour raisons

ethniques » (p. 44). La déportation pose également des difficultés d'ordre «.technique»(transport, lieux d'accueil, travail) clairement perceptibles à travers les rapports officiels,les uns précisant que tels « colons spéciaux » dans la région d'Arkhangelsk sont

incapables de travailler « faute de chaussures », les autres alignant des statistiques d'une

précision ahurissante donnant ainsi involontairement la mesure de l'hécatombe humainequi se déroule dans les convois mêmes de la déportation. Sur place, les « colons

spéciaux» sont confinés dans l'isolement le plus total comme en témoigne un rescapéqui se rappelle avoir dû signer un engagement très précis : « je m'engage à ne pasm'éloigner de plus de sept kilomètres ». Pourquoi ? interroge l'auteur. Tout simplement« parce que le village le plus proche est à huit kilomètres » (p* 50).

La déportation des Karatchaïs et des Kalmouks annonce une série de mesures

punitives prises à l'encontre des peuples du Nord-Caucase suspectés d'avoir collaboréavec les Allemands pendant la courte période de l'été 1942 au cours de laquelle la

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Werhmacht parvint à atteindre les contreforts septentrionaux du Caucase. L'objectifprincipal de cette offensive était, on le sait, Bakou et ses puits de pétrole. Sur le terrain,la propagande allemande s'emploie évidemment à utiliser le ressentiment des popula-tions fortement éprouvées par la collectivisation à l'égard du régime soviétique, ensuscitant la création de divers Comités Nationaux qui promettaient la libération des

peuples du Caucase. La politique minoritaire appliquée par la Werhmacht est néanmoinséphémère : dès janvier 1943, la contre-offensive soviétique sur le front caucasien signel'arrêt de mort des Kalmouks, déportés en masse vers l'Altaï, Krasnoiarsk, Omsk etNovissibirsk. Diabolisés par la propagande stalinienne, les Kalmouks sont déportés sansle moindre ravitaillement, et le long des convois, ne bénéficient d'aucune aide de la partdes populations locales. Un témoin raconte en effet : « au début, les gens se cachaient

quand ils nous voyaient passer ; on leur avait dit que les Kalmouks mangeaient lesenfants » (p. 64).

En janvier 1944, la déportation d'un demi-million de Tchétchènes-Ingouches »constitue l'une des vagues les plus importantes de la déportation. Pour Staline, il s'agitavant tout, malgré le motif toujours avancé d'une « collaboration » avec l'ennemi, de

régler définitivement le sort de ces populations qui, traditionnellement hostiles àl'envahisseur russe, avaient été les seules à résister activement au régime soviétiquependant les premières années de la collectivisation agraire. Beria et ses acolytes mettentdonc en oeuvre un plan de déportations, élaboré à l'unité près, concernant cette fois lesTchétchènes, les Ingouches et les Balkars. Le « perfectionnement » et la bureaucratisa-tion des méthodes de la déportation atteignent alors leur comble. Jean-Jacques Mariecite par exemple le rapport d'un certain Milstein, responsable du N.K.V.D., sur leséconomies de wagons, de planches, de seaux et de poêles réalisées lors de cette

déportation. « L'expérience du transport des Karatchaïs et des Kalmouks nous a donnéla possibilité de prendre quelques mesures qui ont permis de réduire les besoins enconvois et de diminuer le nombre des trajets à effectuer. Nous avons installé dans

chaque wagon à bestiaux de 40 à 45 personnes, et, comme nous les avons installéesavec leurs bagages personnels, nous avons économisé un nombre important de wagons(...) soit au total 37 548 planches, 11 834 seaux et 3 500 poêles » (p. 82). Autre opérationd'envergure, la déportation des Tatars de Crimée commence au printemps 1944 surl'initiative de Beria qui adresse à Staline le rapport suivant : « en 1941, plus de 20 000Tatars ont déserté l'Armée Rouge et trahi la Patrie en se mettant au service desAllemands et en combattant l'arme à la main, l'Armée Rouge. Compte tenu des actesde trahison des Tatars de Crimée contre le peuple soviétique et constatant qu'il n'estpas désirable que les Tatars de Crimée continuent à vivre dans une région frontalièrede l'Union ^Soviétique, le N.K.V.D. de l'U.R.S.S. soumet à votre examen un projet dedécision du Comité d'État à la Défense sur l'expulsion de tous les Tatars hors duterritoire de la Crimée » (p. 99). Cette proposition dont on notera l'argumentationfallacieuse — la Crimée n'ayant pas de frontières avec l'extérieur de l'U.R.S.S. —

aboutira à la déportation de plus de 200 000 Tatars vers l'Ouzbékistan, bientôt suivied'une vague plus restreinte concernant un contingent formé par les Grecs, les Arméniens,et les Bulgares de Crimée. Après le XXecongrès, alors que les peuples punis ont étésuccessivement réhabilités, le retour des Tatars de Crimée a été volontairement entravépar les autorités soviétiques, soucieuses selon Sakharov, de préserver des souvenirssordides du passé cette région vouée aux loisirs de la nomenklatura.

En Transcaucasie, Staline s'attaque enfin en juillet 1944 aux Turcs-Meskhètes, auxKurdes et aux Khemchines (Arméniens convertis à l'Islam) des régions frontalières dela Géorgie à cause de leur proximité avec la Turquie. Cette vague de déportationsembarque également les Lazes, assimilés par erreur à un peuple « turc ». Après 1946,les déportations concernent également des partisans et des « émigrés politiques » qui,réfugiés en U.R.S.S. après avoir activement soutenu sa cause, furent éloignés avec lesmêmes méthodes. Ce fut le cas par exemple des Kurdes réfugiés en U.R.S.S. après lafin de l'éphémère expérience de la République de Mahabad en Iran (1946), ou encoredes communistes grecs arrivés en U.R.S.S. après la fin de la guerre civile en Grèce.

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90 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Le transfert massif des populations en un temps relativement limité, a eu des

conséquences immenses, aujourd'hui encore perceptibles, sur les « terres d'aCcueil » en

particulier dans les républiques d'Asie centrale (Ouzbékistan, Kazakhstan, Kirghizie). À

l'époque des déportations, « jamais les autorités du parti et du gouvernement desterritoires d'accueil n'ont été préalablement averties de l'arrivée massive d'un contingentde gens déplacés » (p. 129). Cette constatation en dit long sur les conditions matérielleset d'hébergement qui prévalent dans les « peuplements spéciaux»... Les conditions

psychologiques ne sont pas meilleures car « l'accueil » des populations locales est biensouvent conditionné par une propagande qui s'emploie à démontrer aux populationskazakhes, ouzbèkes et kirghizes que les arrivants sont des collaborateurs et des traîtres.

Enfin, l'arrivée de ce flot de populations déportées a profondément modifié sur placeles structures démographiques et ethniques car dans certaines régions les populationsautochtones se trouvent soudain en position de « minoritaires ». Les paysagesconnaissent également des transformations sensibles, chaque peuple déporté apportantavec lui un savoir-faire spécifique, une pratique agricole particulière, reliquats de

spécificité culturelle chez des populations pourtant en voie d'acculturation rapide. « LesCoréens déportés ont réagi, eux, en développant en Ouzbékistan la culture du riz ; dansla banlieue de Tachkent les Allemands ont créé des vergers, des jardins fruitiers ; lescommunistes grecs installés là à partir de 1948 se sont transformés en maçons et enmenuisiers et ont créé des faubourgs grecs> les Tatars ont construit leurs maisons et

repris leur élevage » (p. 132). On l'aura compris, ce petit livre de Jean-Jacques Marieconstitue une lecture stimulante susceptible d'orienter le grand public comme les

spécialistes vers une réflexion plus globale — et, pourquoi pas, comparatiste ? — surles phénomènes de la déportation et du travail forcé au XXesiècle.

Taline TER MINASSIAN

Histoire et mémoire

Patrice GROULX,Pièges de la mémoire, Dollard des Ormeaux les Amérindiens et nous,. Hull

(Québec), Éditions Vents d'Ouests, 1998, 436 p.

En 1660, un combat met aux prises 700 Iroquois, 40 Hurons, 4 Algonquins et17 Français. Les Français, les Algonquins et une partie des Hurons meurent, les Iroquois,vainqueurs, abandonnent cependant les assauts qu'ils portaient jusque-là contre lacolonie française. Cette bataille, dite du Long-Sault, est devenue par la suite l'un desévénements fondamentaux dans la constitution de l'identité québécoise, si bien quel'auteur a pu répertorier plus de 250 récits de ce combat écrits entre 1660 et 1997. Cet

épisode est l'ume des clés de l'identité québécoise, enracinée dans ses rapports avec lesAmérindiens — dans le livre Amérindiens et Euroaméricains sont préférés à IndiensAutochtones ou Blancs pour éviter toute connotation équivoque ou problématique. Il

s'agit de se déprendre des pièges de la mémoire en montrant, simplement si l'on peutdire, les différentes transformations subies par les récits nés de cette bataille au fil desannées.

Il est possible de résumer, suivant fidèlement le livre, les étapes pendant lesquellesla bataille est structurée, mise au centre de l'idendité québécoise, enfin critiquée, tandis

qu'un personnage Dollard, sieur des Ormeaux, passe progressivement au premier planet devient un héros éponyme. Les faits eux-mêmes sont presque aussitôt l'objet de

quelques récits, aux objectifs variés, peu avérés, toujours marqués par des a priori quiclassent les protagonistes sur une échelle de valeurs (les Iroquois étant au plus bas). Lerécit d'un sulpicien intégrant la bataille dans l'histoire de Montréal donne à la batailleune importance centrale dans le destin de toute la colonie. La structure héroïque figeles appréciations portées sur les Amérindiens, rangés du côté de la nature, marqués parleur goût de la trahison. Cette leçon initiale semble tomber dans l'oubli pendant plusd'un siècle et demi, avant d'être reprise par un érudit, qui l'utilise dans le combat que

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mènent alors les Français contre la puissance coloniale anglaise. Dollard devient

l'exemple des Français fondateurs. Dans les années 1850, face aux menaces nouvellesentraînées par la révolution industrielle, le clergé se saisit du héros québécois, pourcréer un panthéon historique, dans lequel celui-ci incarné l'intransigeance devantl'ennemi et l'acceptation du sacrifice. Dollard justifie les valeurs chrétiennes telles quedes hommes et des femmes d'exception se chargent de les maintenir. À la fin du XLX*siècle et au début du xxe, notamment alors sous l'impulsion de l'abbé Groulx, person-nalité essentielle, la bataille devient même l'occasion de commémorations populaires et

religieuses, rassemblant des foules sur les lieux, supposés, du combat, ce,pour défendreautant la religion catholique que la langue française. Pourtant, progressivement, les

critiques vont réclamer des vérifications historiques ou archéologiques, insister sur lescontradictions des sources, et engager le Québec dans une petite guerre historiogra-phique de trente ans, jusque dans les années 1960. En 1966, une petite bombe ébranleun monument dédié à Dollard ! Par la suite, l'histoire critique prend le pas sur les récitsfondateurs.

Une telle histoire de la mémoire n'est pas pour étonner. Dollard des Ormeaux estun lieu de la mémoire ayant cristallisé peu à peu des significations différentes, dont lesvariations sont liées aux conditions de chaque époque, et dont le tout forme un ensembleinextricable où s'enchevêtrent « mythe » et histoire, idéologie et attente sociale. Mêmesles périodisations qui scandent cette histoire ne provoquent pas de surprise pour unlecteur connaissant l'évolution des mémoires historiques de l'Ouest, si bien que les luttescontre les Anglais, contre la civilisation industrielle et la perte des « racines », les liensavec l'Action française, les accusations portées contre les volontés d'entreprendre unehistoire universitaire, pourraient être exactement transposées à propos des guerres deVendée sans beaucoup de difficultés. L'originalité vient de la signification spécifiquementcanadienne, qui fait de cette bataille et des récits qu'elle a suscités l'occasion d'affirmerune identité québécoise, véritablement française, en mettant les Amérindiens dans une

position toujours subalterne — ceci même dans l'historiographie « critique » qui insiste

toujours sur la pérennité française résistant aux Anglais, alors que les Amérindiens sontvoués à la disparition. Même si leur longue survie, leur développement et la naissanced'une historiographie propre ont fini par changer la donne.

Cette histoire, intéressante en soi, est manifestement un acte militant pour l'auteur,qui, en conclusion, plaide pour une reconnaissance à parité des revendications histo-

riques des communautés amérindiennes et euroaméricaines, et pour la reconnaissance

que chacune est le produit « de leurs idéologies et de leur imaginaire historique ».Pourtant le lecteur français qui comprend bien les intentions de l'acteur et qui nemésestime pas les enjeux d'une telle mise en évidence des schémas historiques anté-rieurs, denjeure un peu sur sa faim puisqu'il ne comprend pas bien, par exemple, quela été le soutien manifeste des Québécois aux auteurs catholiques des années 1890-1930.H s'étonne aussi de l'absence de références utiles à tous les travaux qui organisent laréflexion collective sur les rapports entre histoire et mémoire. Il regrette enfin que cette

présentaion « généalogique » soit estimée suffisante pour critiquer la création d'un objethistorique, sans suffisamment interpréter les enjeux des ajouts ou des discontinuités

légués par chaque époque, sans non plus tenter un bilan de l'oeuvre des historiens

scientifiques. Ces regrets limités mis à part, le livre est sympathique par son objectif etsqn écriture alerte etrejoint tous les travaux sur les légendaires mémoriels.

Jean-Clément MARTIN

Jean-Clément MARTINet Charles SUAUD,Le Puy-du-Fou en Vendée. L'histoire mise en

scène, Paris, L'Harmattan, 1996, 229 p., 120 F.

Suite à l'article paru en 1992 dans les Actes de la Recherche en Sciences Sociales(n° 93), Jean-Clément Martin et Charles Suaud nous livrent l'ensemble des matériaux deleur enquête et le produit intégral de leurs analyses. En huit chapitres ils donnent accès

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92 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

au dispositif du spectacle, à sa matrice historique, traitent du scénario et de la

mobilisation du noyau fondateur, étudient le quotidien des représentations et la mise

en oeuvre du principe communautariste, mettent en exergue les fonctions politiques de

l'entreprise, rapportent celle-ci au contexte des opérations mémorielles contemporaines.Mais il faut leur être gré, en tout premier lieu, d'avoir traité du geste même de leur

recherche et de ses conditions sociales de réception. Un double enjeu est ainsi désigné,

dès l'introduction de l'ouvrage. Le premier a trait à la relation de l'observateur à l'objetd'observation. Le second a trait à la relation entre visée et méthode de recherche.

Sùus le premier aspect, le travail ressortit à une lutte décrite comme lutte d'impo-sition du terrain académique comme lieu légitime de production intellectuelle. En

d'autres termes, l'ouvrage rend compte de la « conquête d'un terrain », celui de la

production universitaire dans un contexte de monopole, monopole de la « doxa »

produite par les érùdits locaux. On comprend, à la lecture, que le combat a été âpre et

que les polémiques ne sont sans doute pas closes. On disposera désormais, à ce titre,d'une passionnante étude de cas sur la relation de l'acteur à l'analyste comme relation

structurelle de malentendu.Sous le second aspect, le travail est défini par une visée, visée anti-localiste qui

assigne à une manifestation conçue comme « type-idéal » une portée interprétative

générale concernant les principes de la mobilisation sociale ou encore l'articulation

contemporaine d'un espace social et d'un espace symbolique. Cette visée est servie parune démarche à la fois historique et sociologique et par une méthode qualifiée de

compréhensive. Compréhensive, assurent les auteurs, en ce qu'elle postule « le caractère

objectivable de toute entreprise humaine » tout en faisant place à la subjectivité, au

rapport « vécu » des acteurs à l'événement. A cette démarche et cette méthode est

opposé le point de vue « réductionniste » de ceux qui, tel Michel Vovelle, stigmatisentle « passéoscope » à caractère contre-révolutionnaire du Puy-du-Fou. Ce cadre d'analyse

évoqué, il nous semble possible de dégager trois types de leçons de la lecture de

l'ouvrage.'La première, préparée de longue date par les enquêtes de Jean-Clément Martin,

porte sur les conditions de possibilité de l'entreprise puyfolaise et de son étonnant

succès. Conditions qui ont rapport à la qualité des incorporations familiales du récit

vendéen, aux positions économiques et politiques des notables qui patronnent l'opéra-tion, à l'ingénieuse mobilisation des micro-réseaux locaux, à la rémanence de l'idéologie

communautariste, à l'effet de conjoncture du bicentenaire de la Révolution. Conditions

qui, également, ont trait aux propriétés d'un bâtiment et d'un site relativement « désaf-

fecté » au regard d'autres lieux de là Vendée militaire idéologiquement saturés.

La seconde leçon a trait à ce qui est nommé dans le texte « prouesse de magiesociale ». Prouesse et magie dont il faut demander la raison à différentes propriétés de

l'opération : sa démesure qui subjugue ; l'emprise charismatique du héros fondateur ; le

défi dé l'exigence ascétique : on ne transige pas avec le principe du bénévolat. C'est

aussi demander raison des propriétés paradoxales de son administration : combinaisondu régime ascétique et du régime entrepreneurial dans la gestion des affaires, de la

hiérarchie et de la décentralisation dans la conduite des personnes, des moments

particulariste et universaliste dans la promotion de la Cause. C'est encore approcher le

caractère utopique de l'invention d'un espace social : utopique dans sa prétention holiste

et totalisante, utopique dans sa capacité à opérer sur le temps. Temps de l'exhumation-

perpétuation des gestes et des objets, temps dénié de l'entropie (la lassitude est interdite),

temps inversé de la mobilisation estivale, temps suturé du lointain passé et de la

modernité technologique, temps exalté de l'auto-commémoration.La troisième leçon, qui n'est pas la moins neuve, a trait aux conditions de

désenchantement de l'opération. Désenchantement qui ne tient pas seulement aux effets

d'érosion et d'altération du temps. Mais qui tient au succès même d'une entreprise dont

le caractère rapidement composite met en forte tension l'espace de gratuité chevale-

resque et de foi communautaire qu'incarne le spectacle et ce qui tend, par ailleurs, à

l'ordinaire marchand d'un parc de loisirs. Désenchantement, plus sournois peut-être,

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qui atteint le leader charismatique lui-même dès lors que le particularisme vendéen

entrave ses prétentions à la carrière politique nationale.Faut-il introduire une réserve dans ce compte-rendu ? Elle sera de méthode. Aussi

louable que soit l'intention des auteurs de marier histoire et sociologie, aussi heureux

qu'ait été leur travail à quatre mains, on nous permettra d'interroger la méthode

compréhensive qu'ils mettent en oeuvre. On peut questionner sa définition même et

spécialement sa prétention à l'objectivation de toute expérience humaine. Mais on la

questionnera surtout du point de vue de sa compatibilité avec la démarche historique.Celle-ci n'est-elle pas, structurellement, astreinte à l'explication ? Faut-il s'étonner, voire

s'indigner, dès lors, du dépit ou même du ressentiment d'acteurs « pris au piège » du

travail de « dévoilement » historien ?

Philippe DUJARDIN

Sylvie LINDEPERG,Les écrans de l'ombre — La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma

français {1944-1969), Paris, Éditions du C.N.R.S., 1997, 443 p.

Après un grand nombre d'ouvrages consacrés au cinéma français sous

l'« occupation », « sous Vichy », « sous Pétain », ou au cinéma de la Résistance, voici un

livre qui prend le sujet dans une durée plus longue, qui est avant tout celle de la« mémoire » (des guerres de mémoire). La thèse de Sylvie Lindeperg part méthodologi-quemerit, selon ses propres déclarations, de concepts empruntés à Pierre Bourdieu (le

concept de « champ » comme résultat d'un rapport de forces) et à Michel de Certeau

(l'« opération cinématographique » comme résultat de l'interaction entre une place — le

métier, l'histoire du temps présent —, et la construction d'un récit). Mais on peutestimer que sa démarche n'a pas besoin de ces légitimations prestigieuses. Car il s'agit

pour l'essentiel de repérer comment l'événement sera constamment remodelé et repenséen fonction des conjonctures politico-intellectuelles, ce qui est le problème clef de toute

historiographie digne de ce nom. Et non de relire l'histoire avec nos lunettes d'au-

jourd'hui, comme ce fut la tendance des années 70, et singulièrement lorsqu'il s'agissaitde dénoncer la soumission du cinéma français aux oukazes nazis ou à l'idéologie de laRévolution Nationale. Aujourd'hui la « mise en intrigue » des faits (Ricoeur, Veyne),retient désormais l'attention des chercheurs, autant que des faits tant de fois prouvés et

racontés. Le présent livre en est une passionnante illustration.Ainsi les années 1944-1948 voient la construction d'un mythe héroïque que l'on

peut à bon droit appeler « gaullo-communiste » avec ce que cela suppose comme

compromis et arrière-pensées de la part des différents acteurs. Des films comme Labataille du rail (de René Clément) sont exemplaires de cette période, dont beaucoup des

professionnels sont des anciens de la Résistance cinématographique (du « Comité de

libération du cinéma français », ayant adhéré plus ou moins tardivement à cette

organisation). Cette période voit la main-mise des partis (le P.CF. en tout premier lieu)et des services de propagande patriotique officiels (rôle du Service Cinématographiquede l'Armée) qui contribuent à imposer l'image d'une France unanimement résistante,conduisant au tournage de ce que S. Lindeperg appelle à bon droit des « fables

historiques ». C'est ainsi qu'au mépris de toute vérité, la gendarmerie et la police des

années noires sont représentées comme... des pépinières de résistants. Mais le vent

tourne vite dans de telles périodes : dès la fin de 1946 des films comme Patrie ou Les

portes de la nuit (de Marcel Carné) ne rencontrent, au mieux que l'indifférence. Maisun des plus beaux apports de l'auteur concerne sans conteste la relecture des oeuvres

cinématographiques « dans le rétroviseur de l'histoire », c'est-à-dire à la lumière du« champ » d'une nouvelle conjoncture. Ainsi La grande illusion (de Jean Renoir) qui en

1937 avait été un film « de gauche », pacifiste, antiraciste, est-il passé dix ans après,lorsqu'il entame une nouvelle carrière auprès du public français, pour une oeuvre

cocardière, nostalgique des distinctions sociales, sans oublier un petit parfum d'antisé-

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mitisme. C'est que l'heure est à une tentative de réconciliation des frères ennemis : c'est

le « pétaino-gaullisme » qu'illustre un film comme Le père tranquille; avec Noël-Noël

(contemporaine, ne l'oublions pas de la fameuse théorie de T« épée et du bouclier »,

exposée par le colonel Rémy... mais aussitôt désavouée par le Général De Gaulle). H ya affrontement culture de résistance contre « culture de guerre froide» (cf. « L'affaire

Guitry » en 1948). La Manon de Clouzotj Nous sommes tous des assassins de Cayatte,etc. l'avaient illustré. Puis c'est la période de latence ; les années 50 sont dominées parune volonté d'oubli (voir évidemment Le syndrome de Vichy d'Henry Rousso).

En 1958, le Général revient au pouvoir, son règne qui couvre tout le reste de là

période étudiée par Sylvie Lindeperg, marque un retour en force des déchirements de

la Deuxième Guerre mondiale dans le cinéma français. Mais lé traitement en est expédiéen soixante-dix pages (sur 400), ce qui déséquilibre l'ouvrage. Le meilleur moment, très

brillant, on le trouvera dans les pages consacrées au millésime 1959 : « Nouvelle Vague »

et... Nouvelle République ; Le retour de l'enchantement et la « grandeur de la France »

vont de pair. L'« irrespect conservateur » des comédies sur les années noires triomphe.Les Cahiers du cinéma, qui finiront dix ans après par soutenir inconditionnellement les

émeutiers de Mai, Commencent alors par accompagner la volonté de réintégrer la

Résistance dans une histoire irénique, qui n'exclut pas une certaine touche de vulgarité

(rappelons certains titres, qui se passent de tout commentaire : Babette s'en va-t-en

guerre, Le Corniaud, sans oublier On a perdu la septième compagnie et ses — trop —

nombreux « remakes »). Il y a là de quoi nourrir une réflexion sur certaines ambiguïtésde la volonté gaullienne de recréer une France innocente par la magie du Verbe. Lelivre de S. Lindeperg se ferme avec Le chagrin et la pitié et ses mésaventures. C'est là

qu'une autre histoire, tout aussi tumultueuse, et qu'elle écrira peut-être, commence.

Daniel LINDENBERG

Amériques

David MONTGOMERY,Citizen Worker : The Expérience of Workers in the United States with

Democracy and the Free Market during the Nineteenth Century, Cambridge, Cam-

bridge University Press, 1993, 189p., 21$95.

David Montgomery, l'un des pionniers de la nouvelle histoire du travail aux États-

Unis dans les années soixante, continue infatigablement à tenter de comprendrecomment et pourquoi le mouvement ouvrier américain a pu subir l'affaiblissement et la

marginalisation que l'on sait à la fin du dix-neuvième siècle, dans un pays où les

pratiques politiques démocratiques étaient aussi ancrées, anciennes et vivaces. Ce volume

est donc à replacer dans une suite d'ouvrages, de Beyond Equality, publié en 1967, au

récent Fall of the House of Labor (1987) en passant par Workers' Control in IndustrialAmerica (1979). Tous partent peu ou prou du même constat, celui d'un mouvementouvrier puissant politiquement et ayant pleinement pris conscience de lui-même vers

1870, et qui subit pourtant une véritable déroute politico-légale après 1880. Ici,

Montgomery repend cette histoire plus en amont; décrivant comment les travailleursont obtenu la destruction des formes préindustrieHes de subordination qui existaient

encore aux États-Unis vers 1800, en particulier le droit coutumier régissant les rapportsentre maîtres et serviteurs, et aussi, bien sûr, l'esclavage institutionnel. En revanche,l'échec est total dès qu'il s'agit de mettre en place des mécanismes de régulation du

marché libre, en particulier sur le plan social (législation sociale, formes diversesd'assistance publique); tout au plus le mouvement ouvrier parvient-il vers la fin du

siècle à satisfaire des revendications de « cadre de vie» dans le cadre des politiquesurbaines (un thème répris tout récemment, et de manière beaucoup plus provocatrice,par Dan Rodgers). À l'inverse, les employeurs et les élites en général parviennent à

imposer leur propre cadre politico-légal, permettant de « policer » les travailleurs salariésdans la perspective de l'économie de marché libre industriel.

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1999 - N°s 3-4 95

L'auteur est un historien chevronné, et l'on ne s'étonnera pas de l'abondance —

voire de la surabondance — des références à des sources primaires aussi bien quesecondaires (avec, tout de même, quelques coquilles, absences et erreurs de citation iciet là en ce qui concerne ces dernières). Certaines thèses à la mode, comme celles quiusent et abusent de la notion de discours et en font la seule réalité, sont critiquées,souvent avec pertinence. Le caractère multiforme du débat politique autour de la

question ouvrière aux États-Unis au dix-neuvième siècle est parfaitement rendu dansdes développements qui accumulent les vignettes comme à plaisir, des efforts de laSociété new-yorkaise de prévention du paupérisme à partir de 1817 aux débats sur lalimitation de la journée de travail en Caroline du Sud après la Guerre de Sécession, en

passant par la grande parade du Club social-révolutionnaire de Chicago en 1878... au

point que l'argument de Montgomery, tel que nous l'avons résumé plus haut, est

beaucoup plus clairement présenté dans le résumé en tête d'ouvrage, que l'on imagineaimablement fourni par les Presses de Cambridge à l'usage du critique pressé, que dansle corps de celui-ci.

Car en définitive, ce foisonnement de détails concrets n'aboutit à aucune conclusion

d'ensemble, ce qui laisse quelque peu le lecteur sur sa faim. L'on referme les 162 pagesde ce catalogue de l'action politique ouvrière avec l'impression très nette que la questioncentrale du livre — en quoi la vie politique démocratique a-t-elle pu interagir avec lemouvement ouvrier américain — reste toujours sans véritable réponse. Quelques pro-messes d'études comparatives, faites en introduction, frisent même la tromperie sur lamarchandise, puisque le reste du livre ne fait que rarement référence à l'histoire dumouvement ouvrier européen. Certes, Montgomery accumule les exemples d'actionsouvrières contre les anciennes formes de sujétion, de tentatives patronales de policesociale, et d'échecs politiques du mouvement ouvrier dans le dernier tiers du siècle.Mais décrire n'est pas expliquer, et l'impression générale est celle d'un processus confus,à la fois parce que ses causes demeurent obscures et parce que l'univocité de catégoriescomme « travailleurs », « économie de marché », ou « action politique », employées pourle décrire d'un bout à l'autre du siècle, est fort loin d'aller de soi. Ainsi, le phénomènepeut-être le plus nettement exposé par l'auteur — la propension des employeurs àmettre en place des mécanismes de « police sociale » — s'explique difficilement par les

exigences économiques du capitalisme industriel (celui-ci peut fort bien se passer detout paternalisme patronal), et ne recouvre pas non plus forcément les mêmes objectifsen 1840 et en 1890. Parallèlement, les « travailleurs » luttant contre le droit coutumierde 1820 et les « travailleurs » candidats locaux aux élections des années 1890 partagentcertes un objectif de résistance aux exigences des « élites », mais à ce niveau de

généralité, n'est-ce-pas vrai de tout groupe de travailleurs face à toute élite, des originesà nos jour^ ? Et ne serait-il pas fécond d'explorer ce qui différencie diachroniquementcette lutte de classes — en termes d'objectifs, de tactiques, de discours, de modes defonctionnement économiques, etc. ? Bref, l'absence de cadre théorique général quantaux causes profondes et aux modalités exactes de la transition au capitalisme industrieln'est pas compensée par l'accumulation de références érudites, au contraire. Aprèstrente ans de travail de la nouvelle histoire ouvrière américaine, nos connaissances ontcertes progressé, mais notre compréhension, elle, a tout l'air de faire du surplace. Assez

étrangement d'ailleurs, et peut-être symboliquement, Montgomery lui-même n'a pas jugéutile de terminer son travail par une conclusion générale.

Pierre GERVAIS

John MAJOR,Prize Possession : The United States and the Panama Canal, 1903-1979,Cambridge, Cambridge University Press, 1993, 432 p.

Voici un étrange travail : comment autant d'informations inédites, puisées à dessources originales, ont-elles pu être aussi mal exploitées ? L'objectif affiché dans la

préface (mais entièrement absent d'une courte introduction limitée à des généralités sur

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les raisons de l'intervention américaine contre Noriega en 1989) est de fournir une

analyse historique de la façon dont les États-Unis ont géré et défendu le Canal de

Panama, ainsi que de l'influence du canal sur les relations entre les États-Unis et

Panama, à partir des seuls documents administratifs américains, les documents pana-méens étant apparemment trop difficiles à obtenir. Major définit cinq sujets d'enquête ;la structure administrative de la zone du canal, la gestion des employés, les lienscommerciaux de la zone avec Panama, les relations politiques de Panama avec Was-

hington, et les problèmes liés à la défense du canal.

Après deux chapitres introductifs retraçant l'histoire des relations américano-colom-biennes autour du canal jusqu'en 1903, et la création de Panama et de la Zoneaméricaine en 1903-1904, le récit est découpé en deux périodes, 1904-1929 et 1929-

1955, sans justification d'ailleurs. Dans chacun de ces deux chapitres, notre auteur

prend ses cinq questions une à une et rapporte pour chacune l'ensemble des décisionset déclarations administratives qu'il a pu recueillir dans les archives, en suivantstrictement l'ordre chronologique. Impossible donc d'avoir une vue d'ensemble à un

moment donné ; les décisions de l'administration militaire lors de la Première Guerre

mondiale, par exemple, sont relatées à cinq endroits différents à l'intérieur du chapitresur 1904-1929.

Mais impossible également de parler de synthèse sur chaque question, puisqueMajor s'en tient strictement à ses sources officielles sans jamais leur fournir de contexte.L'étude de l'administration du canal, par exemple, omet entièrement la compagnie d'État

qui gère et le canal et le chemin de fer parallèle. Or tout indique que cette compagnie

gestionnaire au statut pour le moins étrange était au coeur d'un vaste système de

corruption : entre autres exemples, le directeur du budget de la compagnie était

également auditeur, et se contrôlait donc lui-même ! Fallait-il vraiment s'en tenir auxdéclarations d'officiels pas forcément désintéressés ? Et il y aurait une étude passion-nante à mener sur la façon dont l'activité commerciale de la zone a pu continuer à

échapper au gouvernement fédéral, grâce à une collusion inexpliquée entre les respon-sables militaires et les gestionnaires civils.

Les autres analyses sont tout aussi insuffisantes ; Major décrit un système de gestiondu travail fondé sur deux principes potentiellement contradictoires, l'un nationaliste

(Américains contre étrangers), l'autre raciste («blancs » contre «noirs»), mais ignorecette contradiction (que faire des noirs américains ?) et n'analyse ni les résultats

concrets, ni l'arrière-plan idéologique de ce système. Les rapports commerciaux avec

Panama sont narrés sans une seule tentative d'étude chiffrée des comptes du canal, ou

de Panama. Les interventions constantes des États-Unis dans les affaires intérieures de

Panama sont attribuées à un impérialisme que l'auteur semble considérer commestructurel et ne nécessitant pas d'explication ; volte-faces et incertitudes américaines nesont pas commentées, comme si elles étaient le résultat du hasard et non de désaccords

profonds. La révélation de la faiblesse des défenses du canal ne conduit pas à l'analysede sa valeur stratégique réelle.

Aucun lien n'est fait non plus avec des débats historiques actuels, latino-américains

(rôle de l'État, racisme) ou américain (gestion d'entreprise, histoire diplomatique), et il

n'y a pas d'analyse historiographique (sauf pour le rôle de Bunau-Varilla dans le traitéde 1903, découverte déjà publiée ailleurs par Major). Ce long catalogue de citations etde décisions, travail d'érudition certes utilisable par le spécialiste, est encore loin de« l'histoire globale de l'administration américaine du canal » promise par la jaquette.Mais il soulève par implication des questions passionnantes dans l'esprit du lecteur

attentif, et pourra peut-être au moins inciter des chercheurs à se pencher sur le cas de

cette compagnie, qui a apparemment réussi à importer les méthodes des « barons

pillards » des chemins de fer américains jusqu'en plein vingtième siècle, envers et contretout l'appareil de l'État américain contemporain, et avec l'appui des dirigeants du paysqu'elle maintenait sous tutelle...

Pierre GERVAIS

Page 100: Les Historiens et La Sociologie de Pierre Bourdieu (SHMC 1999 )

1999 - Nm 3-4 91

André; KASPI,Kennedy, Les 1 000 Jours d'un Président, Paris, Armand CnMra,,« BiBgjta-

phies », 1993, 310 p.

En 1978, A. Kaspi a publié une solide biographie de John F. Kennedy ; il récidive

quinze ans plus tard, prouvant que son intérêt pour ce président n'a pas diminué et

justifiant un livre plus fourni par la quantité d'ouvrages écrits sur le même personnagedepuis. Dans l'ensemble, ce nouvel ouvrage est bien documenté et très clair ; il reprend

partiellement le plan de celui qui l'a précédé. La politique étrangère, les nnesuaressociales

puis les problèmes politiques sont successivement étudiés, pour laisser dans les derniers

chapitres place à l'assassinat, aux révélations récentes sur la vie privée et au mythe. CES

divers aspects sont traités avec précision et, à chaque fois, avec un rappel des conditionsantérieures afin de faire bien apparaître l'action spécifique du président. Celuiqui sert

tenu au courant de l'historiographie américaine ne trouve dans ces développements rirai

de très nouveau, sinon quelques détails, pittoresques ou chronologiques» maïs d'autresen tireront profit.

Sur les événements qui ont donné lieu à des révisions historiographiques récentes— comme la crise des missiles de Cuba d'octobre 1962 —, A. Kaspi tient compte de

celles-ci, moins pour modifier son interprétation que pour la nuancer ; l'image de grandemaîtrise du président ayant été pour le moins écornée par le dévoilement précis de la

crise. Sur les périodes antérieures, l'explication est plus convenue ; ainsi, le rappel des

liens entre les États-Unis et Cuba ne fait-il pas une distinction très clame entre Amériquelatine et zone caraïbe et l'amendement Platt, qui organise le protectorat américain sur

la grande île n'est pas de 1903, mais de 1901 (p. 97). Ainsi, le survol de la période dela ségrégation reprend une explication sommaire de la clause du grand-père (p. 186)),,

qui n'exclut pas du vote les descendants de ceux qui ne pouvaient voter, mais permetde leur imposer diverses mesures discriminatoires. Au sujet de la guerre du Viet-Namle tournant de la bataille de Ap Bac de janvier 1963 n'est pas signalé (p. 150). Il me

s'agit là toutefois que de vétilles, mais qu'il est bon de signaler dans la mesure ou

beaucoup de lecteurs se serviront de ce livre pour parfaire leurs connaissances surl'histoire américaine.

Pour l'essentiel, la personnalité et le rôle du président assassiné sont montrés avec

l'a fermeté et le sens historique propres à l'auteur. Kennedy était finalement un

personnage complexe, qui apparaît sous les nuages du mythe. En politique étrangère,,les positions anti-communistes du président sont clairement montrées, qui expliquentsa politique militaire ou son action dans les différentes parties du monde, chacun d'ellesétant évoquée l'une après l'autre, montrant la nouveauté (Afrique) ou la continuité(Moyen-Orient). Les jeunes hommes du Corps de la Paix jouent ainsi un rôle dans ce

contexte de guerre froide, même s'ils tirent de leur expérience un épanouissementpersonnel — qui n'est pas évoqué dans le livre —. La politique allemande, marquée parun solide réalisme apparaît bien, à la suite de l'édification du mur de Berlin à partird'août 1961 : rien n'étant possible, sinon une protestation formelle et bien orchestrée.

L'incontestable responsabilité de Kennedy dans l'engagement vietnamien est nnontrêe

sans ambage, en dépit des très nombreuses controverses sur ce sujet. Dans le domaineintérieur, le rôle relativement timide de Kennedy est explicité, tant dans le domaine derelations inter-raciales, que dans celui de la législation sociale, sans que puisse être

éclairci totalement son tournant libéral de 1963, qui fournit le tremplin que son

successeur pourra mettre à profit pour faire voter un imposant programme législatif.Les limites de son action économique apparaissent également, soulignées par l'ignorancedu président dans ce domaine ; il est d'ailleurs difficile d'évaluer l'impact exact des

grandes politiques économique lancées à ce moment.

Ce^bilan en demi-teinte a longtemps été masqué par l'assassinat du président. A.

Kaspi, qui a étudié minutieusement ces aspects, nous fournit un état de la questionaussi complet que possible sur ce sujet, sans qu'il prétende pouvoir apporter une réponsedéfinitive. Il semble bien, en effet, que la vérité sur le drame du 22 novembre 1963 ne

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98 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

sera jamais connue avec certitude, même si les dernières études sur Lee Harvey Oswald

semblent confirmer la conclusion de la commission Warren. ;

C'est le mythe Kennedy qui explique également le succès durable du personnage.Sur ce sujet également, un point complet est fait, nourri des récentes révélations sur

les moeurs du président et le rôle de la famille Kennedy; c'est en effet le père du

président qui a initié le mouvement, sachant mettre en scène son fils et ce dernier a su

utiliser à merveille la presse, les journalistes et la télévision, masquant ses infirmités ou

ses faiblesses avec un talent consommé. Sans avoir véritablement innové, John Kennedya mieux tiré parti des médias que ces prédécesseurs ; il a initié la construction de son

image grâce à une apparente disponibilité et à des apparitions nombreuses et étudiées.

La leçon ne sera pas perdue pour ses successeurs.Cette nouvelle biographie de A. Kaspi est bien écrite, sur un mode narratif classique.

La force du mythe liée à la nostalgie des années 1960 explique l'intérêt maintenu envers

l'ancien président des États-Unis ; au moment du trentième anniversaire de la mort de

ce dernier, un tel livre fait le point fermement, mieux que n'aurait pu le faire un

journaliste simplement tenté par la célébration.

Jacques PORTES

Philippe PRÉVOST,La France et le Canada. D'une après-guerre à l'autre (1918-1944), Saint-

Boniface, Éditions du Blé, 1994, 490 p.

Cet ouvrage s'insère dans un champ déjà défriché, qui est celui des relations franco-

canadiennes, il traite deux thèmes principaux— les relations culturelles et économiques

— et la période de la guerre. Il est tiré d'une thèse soutenue à Paris IV en 1994, sous

la direction de J. Ganiage, Claude Fohlen et Jacques Portes étant membres du jury.Cette thèse repose sur un dépouillement d'archives diplomatiques et de papiers person-nels et apporte des éléments de connaissance nouveaux dans les domaines abordés, quel'auteur déclare vouloir analyser « sans a priori » (p. 42).

Le lecteur est d'abord surpris par des bizarreries de forme : introductions en 3 lignes

(p. 140, 216), tricéphalité du plan sans grand lien entre les différentes parties, conclusion

de la première partie sur les relations culturelles par la description des oeuvres d'art de

la légation d'Ottawa.Les sources sont uniquement diplomatiques et françaises (sauf une source britan-

nique), on cherche en vain des archives du Canada, où l'auteur ne s'est manifestement

pas rendu (l'Annuaire de l'Université de Montréal aurait été utile pour analyser l'Institut

scientifique, signalons qu'il se trouve à la bibliothèque... de la Sorbonne). Cette lacune

est d'autant moins compréhensible qu'elle n'est pas justifiée, puisque l'on cherche aussi

en vain, dans la présentation générale et dans l'introduction, présentation des sources,limites du sujet, problématique, historiographie et analyse des enjeux.

Une véritable problématique est d'ailleurs quasiment absente de l'ouvrage, puisquel'auteur semble vouloir démontrer que, malgré l'absence de relations politiques, des

relations existent et ceci grâce à l'initiative d'individus ou d'organismes privés — dont

il n'a pas consulté les sources canadiennes — ce qui tombe à point, puisque c'est le

sujet du livre. L'auteur constate, décrit, compile et raconte sans expliquer, n'apporte pasde réflexion de fond nouvelle; s'arrête bien avant lé concept et ne comprend pas, parce

qu'il n'a pas cherché à le faire, les débats et les enjeux qui sous-tendent les faits décrits.

Des renseignements manquent sur des acteurs (signalons à l'auteur et à son

directeur de thèse que Ch; Charle a dirigé des dictionnaires biographiques), dont

l'idéologie et les motivations ne sont pas analysées, les jugements des témoins étantsouvent approuvés sans discussion.

On ne trouve pas à plus de cinq reprises une relativisation des sources, car l'auteuroublie leur caractère partiel et les survalorise au point de ne pas se rendre compte de

sa métonymie et d'aboutir à des naïvetés (sur le cinéma français, p. 98) et une tautologie :

le lobby canadophile s'intéresse au Canada et réciproquement pour la France.

Page 102: Les Historiens et La Sociologie de Pierre Bourdieu (SHMC 1999 )

1999 - N°s 3-4 99

La conclusion générale parle du destin, du rien qui dans la vie des peuples « emportela décision, comme l'arrivée de Blûcher à Waterloo ou celle des taxis de la Marne », on

y trouve des réflexions dignes d'un néophyte découvrant la poudre : le Canada est

devenu une grande puissance « qui eût pu imaginer cela un quart de siècle aupara-vant ! », « Là encore, quel changement ! » et pour finir un plaidoyer en faveur d'une

politique canadienne, face à la future Europe allemande et à l'hégémonie américaine. Il

ne manque même pas à cette conclusion le mythe du pays blanc sans passé colonial, le

Canada ayant été un « pays colonisé mais jamais colonisateur », sauf « la conquête de

l'Ouest sur les métis et celle du grand Nord sur les Inuit », Chipewyan, Cris, Iroquoiens,

Algonquins, Montagnais, Hurons, etc. apprécieront.Encore plus remarquables dans cet ouvrage sont les parti-pris, la partialité et les

jugements de valeur de l'auteur et l'on comprend mieux l'absence de critique des

sources : au moins 25 « malheureusement », la « persécution » des catholiques des

années 1880 est « une page honteuse de l'histoire de France » (p. 44), « la situation était

désespérée, le cinéma étant devenu la chasse gardée des Américains » (p. 100), « lesvaillants défenseurs de droits du français » (p. 159), le « retard » pris par l'armement

français (p. 285) etc. L'auteur distribue mérites et excuses, déplore, condamne et

approuve. Parmi les fleurons de ce livre, on trouve une condamnation de l'attitude

gaUophobe de Pie XI, qui fait preuve d'une « hostilité sournoise à l'égard de la France »

(p. 156), mais comprend ensuite son «erreur», revient sur son «entêtement» et sa« hargne » contre l'Action française et clôt cette « triste querelle » ; on apprend aussi

que Sept est un hebdomadaire « d'extrême gauche » (p. 193) ; on oublie d'apprendre quele cardinal Villeneuve a fait partie de l'équipe de l'Action française québécoise et a

donné son imprimatur à une publication nationaliste et antisémite en 1936. Enfin le

chapitre 1 de la IIIe partie réfute en 8 pages (car M. Prévost donne des leçons d'histoire)les historiens qui « s'obstinent à nier qu'il y ait eu réellement accord entre Pétain et

Churchill » (p. 320).La bibliographie est logiquement à l'avenant du contenu, l'ancien camelot du roi

Robert Rumilly est cité à de nombreuses reprises ; Bruchési, Groulx, Aron, Auphan,Bainville, Bardoux, Goyau, Écrits de Pétain présentés par Isorni... inclus dans les

ouvrages ; les travaux des spécialistes québécois ignorés, l'auteur reproduisant la vulgate

historiographique misérabiliste du paùvre-petit-pays-lâchement-abandonné-par-la-France,dramatiquement séparé de sa mère patrie.

Que la publication d'un tel travail ait été souhaitée par un jury universitaire (4e de

couverture) achèvera de plonger l'hypothétique lecteur dans un abîme de perplexité.

. Catherine POMEYROLS

Robert M. LEVINE, Father of the Poor ? Vargas and his Era, Cambridge, Cambridge'.' University Press, 1998, 193 p., £ 12.95.

L'ouvrage de Robert M. Levine met en scène un personnage-clé de la vie politiquebrésilienne — Getulio Vargas — tour à tour sénateur, député, ministre, gouverneur,chef d'État révolutionnaire, président par intérim et président élu. Vargas est entré dans

l'histoire du Brésil par le coup d'État de 1930, qui met fin à la république des oligarchies.En 1937, alors que son mandat arrive à son terme, il déclenche un nouveau coup d'État

qui instaure YEstado Novo. Il est déposé en 1945, mais retrouve légalement la magistra-ture suprême en 1950 et l'assume jusqu'en août 1954, date à laquelle il met fin à ses

jours. Son nom est associé à l'industrialisation et à la mise en place d'une législationsociale moderne. Adulé, mais aussi honni (notamment lors de l'affaire de l'attentat

contre 'Lacerda), il constitue une figure de référence incontournable pour qui veut

comprendre le Brésil moderne, mais aussi pour l'homme de la rue et d'une manière

générale, pour les abusés du développement qui ont persisté à voir en lui « celui quis'est toujours rappelé d'eux », même si l'histoire est plus nuancée.

Page 103: Les Historiens et La Sociologie de Pierre Bourdieu (SHMC 1999 )

100 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

C'est pourquoi l'ouvrage de Robert M. Levine est centré sur l'analyse des transfor-

mations enregistrées par le Brésil entre 1930 et 1954. Dans quelle mesure Vargas a-t-il

marqué son temps? Comment Vargas a-t-il influencé l'évolution de la vie politiquebrésilienne ? Le bilan de son passage au pouvoir est-il à la hauteur des sentiments qu'ila suscités ? Pourquoi certains disent de lui qu'il est le « père des pauvres », mais

également, et de manière ironique, la « mère des riches ». L'auteur reprend chronologi-

quement les grandes étapes de cette histoire, et sur la base de sources privées (le journalde Vargas) et d'études antérieures, il brosse un portrait du personnage.

Plus qu'un représentant des pauvres, Vargas est présenté comme un homme de

l'ordre, désireux de promouvoir une citoyenneté inscrite dans un projet fortement

encadré par l'État. Les manquements aux droits de l'homme les plus élémentaires ont

été fréquents sous son administration, l'auteur relatant même l'existence de camps pourles opposants politiques dans lesquels les pratiques les plus sordides étaient monnaie

courante. Seules les élites ont pu véritablement bénéficier d'une véritable citoyenneté.Concernant les transformations économiques, l'auteur met en évidence un double

mouvement : l'affirmation de l'urbanisation soutenue par l'industrialisation, mais égale-ment, la polarisation des activités dans les États déjà les plus riches, à savoir le Centre-

Sud et plus particulièrement les villes de Sâo Paulo et Rio de Janeiro. L'administration

Vargas est ici critiquée dans son incapacité à avoir recherché un réel développement

pour l'ensemble du pays. De même, sur le plan social, la reproduction des privilèges et

l'absence de mobilité sociale ascendante constituent des constantes de la période Vargas.Le bilan en terme de partage du revenu est catastrophique. À la fin de l'administration

Vargas, le Brésil était parmi les pays les plus inégalitaires. Les mesures adoptées en

matière de politique éducative et de santé publique sont restées bien en deçà des

besoins réels du pays, et la structure concentrée de la terre n'a fait l'objet d'aucune

réforme, maintenant en l'état un système particulièrement injuste. L'auteur insiste

notamment sur la présence encore très forte des représentants de l'oligarchie dans les

arcanes du pouvoir, reconnaissant par là le caractère partial du coup d'État de 1930.

Enfin, dans l'exercice de la politique, Vargas a largement personnalisé le pouvoir en

recourant à bien des reprises aux décrets et en n'hésitant pas à brandir le spectre de la

menace communiste pour justifier des transgressions à l'ordre constitutionnel, notam-

ment lors du coup d'État de 1937. Ses sympathies pour le régime hitlérien et ses

relations avec ses représentants sont également rappelées.Pourtant, le règne de Vargas ne peut être non plus assimilé à la poursuite de la

politique de la république oligarchique. C'est là sans doute que l'ouvrage est le moins

convaincant car il ne donne pas d'interprétation permettant d'appréhender dans un

même schéma le maintien des structures héritées de la Première République et la

montée en puissance, quoique de manière insuffisante, de signes évidents de modernité.

Plus exactement, les termes qui reviennent pour caractériser cet état des choses sont :

corporatisme et populisme... des concepts souvent limités, aux contours flous ou trop

larges. En fait, l'auteur n'appréhende les transformations de la période qu'à travers

Vargas et ne fait pas d'analyse de l'État et des classes comme on les trouve par exemplechez l'historien Boris Fausto (A Revoluçâo de 1930 : historiografia e historia, Brasiliense,

Sâo Paulo, 1974) ou le sociologue Luciano Martins {Pouvoir et développement écono-

mique : formation et évolution des structures politiques au Brésil, Anthropos, Paris 1976).Mais ce n'était là sans doute pas l'objectif de l'ouvrage.

Principalement préoccupé à cerner la personnalité de Vargas, l'ouvrage apporte une

foule d'informations sur un personnage difficile à saisir et qui prête à toutes les

interprétations. Il se termine sur une chronologie, des extraits de discours de Vargas ou

de témoignages le concernant, et une intéressante revue de photos de l'époque.

Jacky BUFFET

Page 104: Les Historiens et La Sociologie de Pierre Bourdieu (SHMC 1999 )

1999 - Nos 3-4 101

LIVRES REÇUS. LIVRES REÇUS. LIVRES REÇUS. LIVRES REÇUS.

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BOISJean-Pierre, L'Europe à l'époque moderne.Origines,utopies et réalités de l'idéed'Europe,xvi'-xvuf siècles, Paris, Armand Colin, «U »,1999,352p., 142F.

BONNANTGeorges, Le livre genevoissous l'AncienRégime,Genève,Droz, 1999,362p., prix nonind.

BOROUMANDLadan, La guerre des principes. Lesassembléesrévolutionnairesface aux droits del'hommeet à la souverainetéde la nation, mai1789-juillet 1794, Paris, Éditions del'E.H.E.S.S., 1999,583p., 200F.

BRUNETMichel,Lespouvoirs au village.Aspectsdela vie quotidiennedans le Roussillondu xvm'siècle, Canet, Libres del Trabucaire, 1998,223p., 110F.

CAPOTStéphane, Justice et religionen Languedocau temps de l'Édit de Nantes. La chambre de

l'Êdit de Castres(tS79-ÎS79), Fans»Écefe 4»Chartes, 1998,427p- prix monind.

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102 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

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DUERRHans-Peter,Nudité et pudeur. Lemytheduprocessus civilisateur, Paris, Éditions de laM.S.H., 1999,472p., 220FF.

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GRIFFTNLarry J., Van def LINDENMarcel (dir.),New methods for Social History, Cambridge,Cambridge University Press, «Internationalreview of Social History Suppléments, 1999,165p., £ 12.95.

KRIEGEL-VALRIMONTMaurice, Mémoires rebelles,Paris, Odile Jacob, 1999,264p., 140F.

MOMBEIXOGianni (dir.), La correspondanced'Al-bert Bailly, Aoste, Académie Saint-Anselme,1999,2 vol.

MONTCHRESTTENAntoine de, Traictéde l'OEcono-mie politique, éd. par F. Billacois, Genève,Droz, 1999,452p.

SUSMTLCHJohann Peter, L'ordre divin dans leschangements de l'espèce humaine, démontrépar la naissance, la mort et la propagationdecelle-ci.Texte intégral de l'édition de 1741,traduit et annonté par Jean-MarcRohrbasser,Paris, I.N.E.D., 1998,CXXTV-358p., 260F.

5. Revues et périodiques

Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest,tome 106,n° 1,année 1999: «Desanimaux etdes hommes. Économie et sociétés rurales enFrance (xr,-xrxe siècles), Rennes, P.U.R.,120F.

Cahiersd'histoire.Revued'histoire critique, n° 73,4etrimestre 1998: «Sur les élites », 90F. (64Bd Blanqui, 75013Paris).

Cahiersd'histoire.Revued'histoire critique, n° 74,Vtrimestre 1999: «La terre et les paysansaux xyrr,-xvnfîsiècles en France et en Angle-terre», 90F.

Histoire et défense. Les cahiers de Montpellier,n°34-11, 1997: «Centre de recherches desÉcoles de Coëtquidan».

Historein.A reviewof thé past and others stories,vol. 1, 1999, Athènes, Nefeli Publishers. An-nual publication of the Culturel and Intellec-tual History Society, 210p. (I.S.S.N. 1108-3441).

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1999 - Nm 3-4 107

VIE DE LA SOCIÉTÉ. VIE DE LA SOCIÉTÉ. VIE DE LA SOCIÉTÉ.

Séance du 7 novembre 1998 : journées des concours

La terre et les paysans, France et Grande-Bretagne, xvn*-x*nr* siècles.

La séance a réuni plus de 400 participants dans l'amphithéâtre Richelieu de laSorbonne, à Paris Les contributions ont été publiées dans le Bulletin 1999/1 & 2,

Séance du 6 mars 1999

Assemblée générale annuelle de la S.H.M.C.

Sociétaires présents: ANHEIME., BAYONN., BONZONA., BOUILLONJ., BRIAN.EE,BROUARDCh., BRUNETJ.-P., CABANTOUSA., CHABAUDG., OOQUERYN., CORBMA-, COULANTJ., CROQL., DOUKIC., DUMAJ., DUPRATA., FOURCAUTA.,GAYOTG., GEORGEJ,GUTPII., HAMON PH.,IKEHATAJ., JESSENNEJ.-P., JULIAD., LACROIX-RIZA., LAZAR MMARGAIRAZD., MILLIOTV., MINARO Ph.,MONNIERR., MORAISA., MORIEUX MOROEUXR.,MORINEAUM., MOULAUJ., PECOUTG., PENTELR., PERROTJ.-C., PONTYJ., PROCHAS-

soNCh., Du REAUE., ROCHED., ROUSSELIERN., Roux A, RUHLMANNJ., SANSONR.,SERIUN., THEISV., TONNESSONK., VENARDM., WACHEB. En outre, 70 autres personnesont participé à la table-ronde qui suivait TA.G.

Excusés : KASPIA., MARTINJ.-C, MILZAP., MORELM.-F., SOHNA-M., SOLCHANYJ., TER-RIERD. Le débat est publié dans ce numéro.

Rapport d'activité

présenté pour le bureau par Philippe MINARD

1. La'S.H.M.C. affiche aujourd'hui une bonne santé, et je puis vous annoncerdeux bonnes nouvelles. Tout d'abord, le coût de l'adhésion s'allège, puisque chaquesociétaire peut désormais déduire sa cotisation-abonnement de sa déclaration desrevenus pour 50 % de son montant. Ce qui fait que la Revue et ses deux supplémentssemestriels vous reviennent en fait à 187,50 F ! Ce qui fait de la Revue non seulementla deuxième revue d'histoire française par son tirage, mais aussi la moins coûteuse...Qu'on se le dise !

La seconde bonne nouvelle concerne l'augmentation de la pagination. En 1993,nous avons publié 702 pages pour la Revue, plus 200 pages pour le Bulletin ; en

1998, les chiffres sont passés respectivement à 880 et 320 pages, pour des tarifs à

peu près équivalents.2. La révision de nos listes de sociétaires et d'abonnés conduit aux chiffres

suivants, à la date du 1erjanvier 1999 : la société compte 472 membres (individuelsuniquement), dont 70 à l'étranger. La Revue a par ailleurs 1 469 abonnés (essentiel-lement des institutions), dont un petit millier à l'étranger. Soit une diffusion annuelletotale payée d'environ 1 900 exemplaires, pour un tirage qui oscille autour de 2 200

exemplaires, compte tenu des ventes à l'unité qui s'ajoutent aux abonnements.

Cependant, la faiblesse de notre infrastructure administrative rend de plus en

plus lourde notre tâche. Je regrette que le secrétariat administratif (un emploi à mi-

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108 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

temps) connaisse encore quelques dysfonctionnements et je présente nos excuses auxsociétaires qui auraient eu des retards à déplorer. Le bureau réfléchit aux moyensde renforcer le secrétariat. Cela dépendra notamment des aides et subventions quenous pourrons obtenir.

3. Les activités de la S.H.M.C. ont connu ces dernières années un recentrage, etnous avons adopté un nouveau rythme de croisière, autour des deux temps forts quesont la journée des concours et la table-ronde associée à l'Assemblée Généraleannuelle. L'une et l'autre alimentent le Bulletin, devenu le supplément semestriel dela Revue.

Nous avons fait le choix de privilégier ce qui fait l'originalité et l'attrait de laS.H.M.C. : d'une part, la rencontre entre modernistes et contemporanéistes, par-delàune coupure académique quelque peu sclérosante, pour aller aussi à contre-courantd'une tendance générale au morcellement des savoirs ; d'autre part, la possibilitéd'une réflexion collective sur les pratiques de l'histoire et du métier d'enseignant-chercheur en histoire. L'écho nouveau, et très favorable, rencontré par les débats quenous avons organisés récemment, en particulier auprès de la jeune génération, nousinvite à poursuivre dans cette voie. C'est sans doute aussi que, finalement, il est peude lieux dans l'université où la parole soit assez libre pour qu'on ne craigne pasd'assumer très cordialement débats et désaccords. La S.H.M.C. n'est plus le lieu de

pouvoir académique qu'elle était il y a quarante ans encore, et personnellement, jem'en félicite ! Parce qu'elle redevient ainsi un lieu de véritable confrontation intellec-tuelle...

À tous, et à tous ceux qui nous rejoignent chaque année, un grand merci pourvotre activité et votre confiance.

Rapport financier au 31 décembre 1998

présenté par Philippe HAMON, trésorier et Vincent MILLIOT, trésorier adjoint

Exercice 1998

A. Recettes

— Cotisations : 121 636,96 F— Cotisations sur années antérieures : 48 882,29 F— Vente de numéros isolés : 45 554,73 F— Abonnements : 463 673,44 F— Abonnements sur années antérieures : 49 228,78 F— Remboursement T.V.A. : néant— Subvention : néant

Total des recettes : 728 962,20 F

B. Dépenses

— Gestion : 193 598,97 F— Publications : 551 148,02 F

Total des dépenses : 744 746,99 F

C. Résultat de l'exercice

— Recettes : 728 962,20 F— Dépenses : 744 746,99 F

Soit un solde négatif de 15 770,79 F

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1999 - NQS 3-4 109

— Sur le C.C.P. de la société, au 31-12-1998 : 88 645,80 F— En portefeuille de S.I.C.A.V. monétaires et obligataires (montant actualisé) :386 170,80 F

Remarques :— Les rentrées des cotisations demeurent satisfaisantes tout en se tassant légèrementcette année, mais ce phénomène est largement compensé par l'amélioration des rentréesau titre des abonnements. Les efforts accomplis pour obtenir la régularisation desarriérés de cotisations ou d'abonnements produisent leurs résultats ; ces efforts seront

poursuivis car ils sont indispensables au bon équilibre financier de la revue.— Les arriérés du remboursement de la T.V.A. par l'administration fiscale s'accumulent

toujours et portent sur environ 70 000 F pour les années 1994 à 1998. La situationdevrait normalement être régularisée cette année.— Cette année encore, nous devons déplorer l'absence de subvention de la Ville deParis. La réorientation de la politique de la Ville en ce domaine ne nous laisse pas detrès grands espoirs pour l'avenir. Cette situation nous a conduit pour le prochain budgetà déposer une demande d'aide à la publication auprès du C.N.R.S. (pour un montantde 50 000 F) et auprès du Service juridique et technique de l'information, attaché auPremier ministre, qui cherche à favoriser l'expansion de la presse française à l'étranger(pour un montant de 20 000 F). U faut se souvenir que 50 % du tirage de la R.H.M.C.est vendu à l'étranger (avec comme points forts les pays de l'Union européenne,l'Amérique du Nord, l'Asie extrême-orientale et comme points faibles l'Afrique, l'Amé-

rique latine, les pays de l'ancien « bloc de l'Est »).— Au bilan, malgré la non récupération de certaines recettes comme les rembourse-ments de T.V.A., la gestion plus serrée de cette année et la baisse prévue des dépenses(nous n'avons financé que deux bulletins en 1998 contre trois en 1997) nous ont permisd'effacer presque totalement le déficit apparu l'année dernière. Le déficit résiduel decette année peut être facilement absorbé grâce à l'excellente tenue de notre portefeuillede S.I.C.A.V. Si nous pouvons espérer à l'avenir une hausse des recettes (remboursementde la T.V.A., subventions...), nous devons maintenir notre vigilance sur les rentrées decotisations et d'abonnements ; nous devons également chercher à élargir l'audience dela revue afin de susciter de nouvelles adhésions à notre société et de nouveauxabonnements à la R.H.M.C.

Projet de budget pour 1999

A. Recettes

— Cotisations : 130 000 F— Cotisations années antérieures : 40 000 F— Vente de numéros isolés : 40 000 F— Abonnements : 440 000 F— Remboursement T.V.A. 1998 : 15 000 F— Rappel T.V.A. 1994-1997 : 50 000 F— Subvention : ?

Total des recettes : 715 000 F

B. Dépenses

— Gestion : 200 000 F— Publications : 520 000 F

Total des dépenses : 720 000 F

Soit un solde très légèrement négatif de 5 000 F.

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Mais le projet de budget est peut-être excessivement pessimiste puisque nous n'avons

pris en compte aucune subvention...

Scrutin

Scrutin du 6 mars 1999 pour le renouvellementdu tiers sortant du Conseil d'administration

Huit sièges étaient à pourvoir.Votants 97Bulletins nuls 0

Suffrages exprimés 83

Ont obtenu :

Jean-Jacques BECKER 81Anne BONZON 92Christine MANIGAND 70Jean-Clément MARTIN 86

Philippe, MINARD 95Frédéric MORET 69Michel MORINEAU 82Daniel ROCHE 92

Nouveaux sociétaires :

Annie ANTOINE,maître de conférences en histoire moderne à l'université de Rennes-2.Nathalie BAYON,étudiante à Paris.Katia BEGHIN,maître de conférences en histoire moderne à l'université de Tours.Anne BONZON,maître de conférences en histoire moderne à l'université Lille-3.Lauren CLAVIER,enseignant à Saint-Denis.Olivier DAUTRESME,A.M.N. en histoire moderne à l'université Grenoble-2.Nicole DYONNET,maître de conférences en histoire moderne à l'université d'Orléans.Guillaume GARNER,agrégé enseignant à Lillebonne, doctorant en histoire moderne àParis-VII.Thibault KLINGER,élève de l'E.N.S. Ulm.Nicolas LAUNOIS,A.M.N. en histoire contemporaine à l'université de Nantes.Christine LE BOZEC, maître de conférences en histoire moderne à l'université deRouen.Frédéric MORET,maître de conférences en histoire contemporaine à l'université deMarne-la-Vallée.Renaud MORIEUX, élève de l'E.N.S. Fontenay-Saint-Cloud, doctorant en histoiremoderne à l'université de Rouen.

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1999 - Nos 3-4 111

INFORMATIONS. INFORMATIONS. INFORMATIONS.

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L'assemblée générale annuelle aura lieu à Paris en mars 2000.

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