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L' INTELLIGENCE Pourquoi traiter de l’intelligence ? A notre surprise cette question a, depuis assez longtemps déjà, disparu du programme de philosophie pour les candidats au baccalauréat littéraire, or c’est une question clé pour l’étude de l’homme, pour le comparer avec l’animal c’est-à-dire le caractériser dans son rapport avec l’animalité ; sans s’être intéressé à cette question de l’intelligence, il est difficile d’aborder celle du langage, celle de la culture et des civilisations. Croit-on avoir traité de l’intelligence parce qu’on a traité de la raison et de la vérité ? Certes, les deux notions de raison et d’intelligence ne sont pas sans lien, mais l’une a été posée d’emblée sur le plan philosophique et métaphysique, l’autre doit l’être d’abord sur le plan psychologique. Il est étonnant que cet aspect soit escamoté au moment où les sciences humaines sont le plus envahissantes. Cet éclairage est aujourd’hui absolument nécessaire pour que l’anthropologie ait un sens ; sans lui on risque de prendre dans la confusion des positions sur l’éducation et sur celles du matérialisme et de la spiritualité. I - L’ INTELLIGENCE EST-ELLE LE PROPRE DE L'HOMME ?

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L' INTELLIGENCE

Pourquoi traiter de l’intelligence ? A notre surprisecette question a, depuis assez longtemps déjà, disparudu programme de philosophie pour les candidats aubaccalauréat littéraire, or c’est une question clé pourl’étude de l’homme, pour le comparer avec l’animalc’est-à-dire le caractériser dans son rapport avecl’animalité ; sans s’être intéressé à cette question del’intelligence, il est difficile d’aborder celle du langage,celle de la culture et des civilisations. Croit-on avoirtraité de l’intelligence parce qu’on a traité de la raisonet de la vérité ? Certes, les deux notions de raison etd’intelligence ne sont pas sans lien, mais l’une a étéposée d’emblée sur le plan philosophique etmétaphysique, l’autre doit l’être d’abord sur le planpsychologique. Il est étonnant que cet aspect soitescamoté au moment où les sciences humaines sont leplus envahissantes. Cet éclairage est aujourd’huiabsolument nécessaire pour que l’anthropologie ait unsens ; sans lui on risque de prendre dans la confusiondes positions sur l’éducation et sur celles dumatérialisme et de la spiritualité.

I - L’ INTELLIGENCE EST-ELLE LE PROPREDE L'HOMME ?

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Un texte célèbre du Discours de la méthode nousmontre bien l’intérêt qu’il y a à élucider la question :

« Et je m’étais ici particulièrement arrêté à faire voirque s’il y avait de telles machines qui eussent lesorganes et la figure extérieure d’un singe ou de quelqueautre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyenpour reconnaître qu’elle ne serait pas en tout de mêmenature que ces animaux ; au lieu que s’il y en avait quieussent la ressemblance de nos corps et imitassentautant nos actions que moralement il serait possible,nous aurions toujours deux moyens très certains pourreconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vraishommes ; dont le premier qu’elles ne pourraient jamaisuser de paroles ni d’autres signes en les composant,comme nous faisons pour déclarer aux autres nospensées (…) ; et le second est que, bien qu’elles fissentplusieurs choses aussi bien et peut-être mieux qu’aucunde nous, elles manqueraient infailliblement en quelquesautres, par lesquelles on découvrirait qu’ellesn’agiraient par connaissance, mais par la disposition deleurs organes : car, au lieu que la raison est uninstrument universel qui peut servir en toutes sortes derencontres, ces organes ont besoin de quelqueparticulière disposition pour chaque action particulière ;d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y enait assez de divers en une machine pour la faire agir entoutes les occurrences de la vie de même façon quenotre raison nous fait agir.(extrait de la 5ème partie duDiscours de la méthode)

Comme on le voit Descartes caractérise icil’homme par le langage et par son comportement assezsouple pour être capable de s’adapter aux diversescirconstances de la vie, c’est-à-dire par deux facultés

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qui relèvent de la connaissance et en témoignent. Ilrefuse de telles facultés aux animaux, car alors il luifaudrait admettre qu’ils ont un « je pense », c’est-à-direune âme ; il nous semble bien que c’est à juste titre queles empiristes ont contesté cette conception mécanistede l’animal qui nous paraît aujourd’hui bienétonnante ! Pourtant il ne faut pas oublier de mettretoutes ces positions dans leur contexte historique :Descartes, et les empiristes qui contestent saphilosophie, vivent à l’époque de la mécaniquenaissante : assez normalement toute explication qui seveut scientifique se réfère à la mécanique ; aujourd’huion traite plutôt les question d’adaptations biologiquesen termes de chimie … ou d’informatique, en ce sens ladiscussion, en son fond, n’a pas vieilli et pourtant il n’ya pas (pas encore !) de Déclaration des droits del’Ordinateur. L’étude de l’intelligence, telle qu’elle seprésente aujourd’hui grâce à la psychologie animale età la psychologie de l’enfant, devrait pouvoir permettrede mieux poser le problème des rapports de l’homme àl’animalité.

II - L’INTELLIGENCE ANIMALE.

La psychologie animale existe depuis l’Antiquitécomme en témoignent les jeux du cirque, grandspectacle public de l’Antiquité romaine, et le traité deLa Guérinière sur le dressage des chevaux pour leschamps de bataille montre également qu’on n’ignoraitpas, en pratique, le réflexe conditionné dont on doit lathéorie à Pavlov ; mais ce n’est qu’au 19ème siècle quela psychologie animale devient scientifique et utilise

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systématiquement la méthode expérimentale, à l’aide detests créant une situation telle que l’animal doit trouverle moyen de déjouer un obstacle qui l’empêched’atteindre ce qu’il désire, généralement une friandisemalaisément accessible. Par exemple dans le test(épreuve) du labyrinthe, lorsque le rat au centre d’unlabyrinthe circulaire perçoit du fromage à l’extérieur,en parcourant l’arrondi tantôt il est plus procheapparemment de ce qu’il désire, tantôt il s’en éloigneapparemment, bien que sa démarche en fait l’enrapproche. Naturellement pour qu’il y ait vraiment unproblème à résoudre, il faut que le test soit adapté à lanature de l’animal, à savoir à sa taille et à ses moyensde perception. La complexité de la situation et larapidité de solution permettent d’évaluer l’intelligencede l’animal. Ainsi, un chien dans une cage dont la porteest ouverte du coté opposé à l’objet désiré résout assezrapidement le problème de l’atteindre en commençantpar s’en éloigner ; une poule n’y parvient pas, même siau lieu d’une cage on utilise un long grillage nonfermé : on la voit alors, après s’être heurtée au grillage,s’éloigner comme pour le contourner, puis revenirpour se rapprocher des grains qu’elle sait être de l’autrecoté, repartir dans l’autre sens mais sans accepter des’éloigner suffisamment : on comprend que lapsychologie de la forme ait défini l’intelligence commela faculté de faire des détours impliquant unerestructuration de la perception : le chien perçoit que,pour atteindre ce qu’il désire il faut s’en éloigner, lapoule non : l’attirance de ce qu’elle veut atteindredomine sa perception d’une rigidité dont elle ne peut sedégager.

Les expériences de W. Köhler sur l’intelligence dessinges sont significatives à cet égard.

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Le singe est dans une cage où est suspendue unebanane non directement accessible, et où « traîne » unbâton ; dans un premier temps l’animal s’efforced’attraper la banane, ne pouvant y parvenir, il sedistrait en jouant avec le bâton, au cours du jeu, setrouvant sous la banane, le chimpanzé ou l’orang-outans’aperçoit brusquement qu’il a là, en quelque sorte, lemoyen de prolonger son bras, il tape alors sur labanane et la fait tomber. L’intelligence étant variableselon les espèces, certains d’entre eux lâchent le bâtonet recommencent à s’étirer en vain pour atteindre labanane. Konrad Lorenz remarque que le singe rhésusne se comporte pas comme l’anthropoïde et nous décritl’un de ceux-ci : il « s’assied tranquillement dans uncoin et parcourt du regard les dispositifs expérimentaux(…) Lui aussi « essaie » plusieurs solutions ; on le voità son regard qui passe inlassablement d’un élément dudispositif à l’autre (…) Le singe est placé devant leproblème suivant : placer une caisse qui se trouve dansun angle de la pièce sous une banane suspendue auplafond par un fil dans l’angle opposé, afin d’attraperle fruit. L’animal, désemparé, commence par parcourirdu regard la diagonale qui va de la caisse, à gauche eten bas, à la banane, à droite et en haut. » Dans unpremier temps, il se met en colère parce qu’il ne trouvepas la solution, puis essaie de se distraire, mais en vain.« Mais la question ne le laisse pas en repos ; il seretourne vers le dispositif expérimental. A cesmoments-là, ses regards commencent à décrire un autreitinéraire : ils vont à la caisse, de là au point qui setrouve juste en dessous de la banane, remonte versl’objectif qui les attire, redescendent à la verticale sur leplancher et retournent enfin à la caisse. C’est alors quesurvient l’idée qui délivre l’animal en lui apportant lasolution du problème ; le contentement se lit sur levisage de l’orang-outan qui se précipite vers la caisse

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en faisant des culbutes de joie, la porte sous la bananequ’il attrape enfin ». Lorenz commente ainsi cetterelation d’une expérience filmée : « Nous ne pouvonspas savoir ce qu’il ressent mais ce que nous pouvonsaffirmer avec une quasi-certitude, c’est que dans sonensemble, le processus est analogue à celui qu’en nous,nous appelons « pensée ». Personnellement, je suispersuadé qu’il procède exactement de la même manièreque moi, autrement dit que dans un espace« représenté », c’est-à-dire conçu dans son systèmenerveux central suivant un schéma inné, il pousse unecaisse également « représentée » et qu’il se représentequ’il monte sur cette caisse et atteint la banane »(« L’envers du miroir » éditions Flammarion 1976 p.p.176 et 177)

III - L’INTELLIGENCE COMME FACULTE DERESTRUCTURER LA PERCEPTION.

La psychologie de la Forme en vient à considérer quetout acte d’intelligence est ainsi une restructuration dela perception ; par exemple elle explique ainsi que nousrésolvions des problèmes de géométrie. Considérons,écrit Paul Guillaume, comment on démontre que lestrois hauteurs d’un triangle ABC sont bissectrices desangles du triangle DEF obtenu en joignant les pieds deces hauteurs.

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« La plupart des sujets cherchent à comparer entre euxdes angles en relation possible avec les angles ABE etADE et voient facilement dans la figure l’égalité desangles ABE et ACF » (angles complémentaires del’angle BAC, respectivement dans les trianglesrectangles formés par les hauteurs menées). Soit Ol’intersection de ces trois hauteurs. Il suffiraitmaintenant de prouver que les angles ODF =OBF etque ODE=OCE. « Il y a une difficulté , mise enévidence par les échecs » : il faut s’appuyer sur lespropriétés des quadrilatères inscriptibles qui fontapparaître que ces angles sous tendent respectivementle même arc. « Ces quadrilatères existent objectivementdans la figure : aucune construction de ligne nouvellen’est nécessaire ; mais ils sont d’abord invisibles et enquelque sorte « camouflés ». Ils ne deviennentapparents que par un remaniement structural. » (PaulGuillaume « La psychologie de la Forme » chapitreVII) Quelque convaincante que soit la démonstrationsur le plan psychologique, nous ne sommes pasconvaincus que ce « remaniement structural » soitsuffisant pour résoudre un tel problème, car laperception géométrique, quoique particulièrement

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favorable à la thèse de la psychologie de la forme, n’estpas suffisante pour justifier ce remaniement : pourl’effectuer encore faut-il admettre le principe logique« deux quantités égales à une même troisième sontégales entre elles », or la psychologie génétique nousmontre que ce principe n’est pas inné, mais acquis parl’enfant au cours de l’évolution de son intelligence. Etpeut-être le rôle pédagogique de la géométrie est-ild’accélérer le passage à cette forme autre del’intelligence.

IV - LA PSYCHOLOGIE GENETIQUE : DEUXFORMES D’ INTELLIGENCE CHEZL’HOMME.

L'erreur de l'empirisme Lorsque la philosophie empiriste et la psychologiede la forme établissent un rapport entre la perception etl’intelligence, elles présupposent une perceptionenfantine semblable à la perception adulte, commed’ailleurs une perception animale semblable à laperception humaine, d’où leur embarras en ce quiconcerne « la raison des bêtes ». Or l’étude de lanaissance de l’intelligence chez l’enfant montre que ceprésupposé implicite est totalement erroné. « L’univers initial -écrit Jean Piaget- est unmonde sans objets, ne consistant qu’en « tableaux »mouvants et inconsistants, qui apparaissent puis serésorbent totalement, soit sans retour, soit enréapparaissant sous une forme modifiée ouanalogue » ; le moi du nourrisson est un flux desensations qui ne sont rapportées à rien, elles sont

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simplement vécues. Au cours des deux premièresannées le développement enfantin construit uneintelligence purement sensorimotrice. L’observation del’enfant pendant les premiers mois témoigne de sesefforts pour coordonner ses mouvements et sesinformations sensorielles ; la première coordinationconcerne la succion et la préhension volontaire ce quine peut nous étonner puisque c’est ce qui correspond àla nécessité de se nourrir ! La coordination de la vueet de la préhension est relativement tardive, or, sanselle, l’enfant ne peut avoir aucune notion de l’objet etcette coordination ne suffit pas pour qu’il ait la notionde conservation de l’objet : « Vers 5-7 mois, quandl’enfant va saisir un objet et qu’on le recouvre d’un linge ou qu’on le fait passer derrière un écran, l’enfantretire simplement sa main déjà tendue ou, s’il s’agitd’un objet d’intérêt comme le biberon, il se met àpleurer et à hurler de déception : il réagit donc commesi l’objet s’était résorbé. » ( Piaget « La psychologie del’enfant » P.U.F Grands textes p.20 édition 1966) ; unpeu plus tard il soulèvera le linge pour trouver l’objet :il a donc pris enfin conscience de l’existence de l’objetet de sa conservation indépendamment de laperception. Les efforts qu’il fait encore à 1/1 an 1½ pour passer un objet à travers les barreaux de sonparc, par exemple, montrent qu’il ignore qu’un objet est consistant. (voir Piaget « La naissance del’intelligence chez l’enfant » observations 162 et 163par exemple) Le tout petit ne peut avoir une notion d’objetsemblable à la nôtre car il n’a pas non plus la mêmenotion de l’espace : lorsqu’on cache un objet à droitede l’enfant en A il le recherche et le trouve, mais si,sous ses yeux, on déplace l’objet et on le cache enB à sa gauche, alors qu’il l’a vu disparaître en B,

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souvent il le cherche à sa droite, en A « comme sila position de l’objet dépendait des actionsantérieurement réussies (…) » ; dans ce comportementl’enfant projette la séquence antérieure, d’une manièrequasiment magique, sans tenir aucun compte de latrajectoire de l’objet. Ce n’est que vers 9-10 moisque « l’objet est recherché par contre en fonction deses seuls déplacements (…) le schème de l’objetpermanent est solidaire de toute l’organisation spatio-temporelle de l’univers pratique, ainsi naturellementque de sa structuration causale» (Piaget « Psychologiede l’enfant » édition PUF « Grands textes » 2006 p.20-21). Et Piaget remarque en note que, d’après les travauxde H. Grutier, les petits chats «passent par les mêmesstades mais aboutissent à un début de permanence dès3 mois. Le petit de l’homme , sur ce point commesur bien d’autres, est donc en retard sur celui del’animal, mais ce retard témoigne d’assimilations pluspoussées puisque dans la suite le premier parvient àdépasser largement le second ». Il est difficile de direà quel moment des six stades de la petite enfanceapparaît l’intelligence mais les psychologues, nous ditPiaget, s’accordent pour estimer qu’elle existe chez lebébé entre 12 et 18 mois et, ajoute-t-il, les stadesprécédents la préparent manifestement. Si on définit unacte d’intelligence par la poursuite d’un but posé dès ledépart avec recherche des moyens appropriés pourl’atteindre, on ne peut dénier l’intelligence auxvertébrés. Mais s’agit-il du même type d’intelligenceque celle de l’homme ? Il semble qu’au 18ème siècle, seul Rousseau aitsaisit la différence entre cette intelligencesensorimotrice qui installe le sujet dans un universbiologique et l’intelligence humaine impliquée par lelangage : n’écrit-il pas « les idées générales ne peuvent

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s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide des mots, etl’entendement ne les saisit que par des propositions ;c’est une des raisons pourquoi les animaux ne sauraientformer de telles idées, ni jamais acquérir laperfectibilité qui en dépend » ; nous sommes donc loinde l’habituelle thèse empiriste qui considère le langagecomme « traduction » de l’objet perçu en mot, lesphrases, quant à elles, traduisant des rapportsobjectivement perçus ; l’entendement, comme le voitbien Rousseau, saisit une phrase c’est-à-dire une idée etle sens des mots dans les phrases peut être infinimentvariable ; cela ne se produit pas dans l’univers pratiquedu monde animal. « Quand un singe va sans hésiterd’une noix à une autre, pense-t-on qu’il ait l’idée générale de cette sorte de fruit et qu’il compare sonarchétype à ces deux individu ? Non sans doute maisla vue d’une de ces noix rappelle à sa mémoire lessensations qu’il a reçues de l’autre et ses yeux modifiésd’une certaine manière annoncent à son goût lamodification qu’il va recevoir. Toute idée générale estpurement intellectuelle » (Discours sur l’origine del’inégalité parmi les hommes ; 1ère partie) Les travaux de Piaget confirment que les acquisitionssensorimotrices ne constituent pas « l’intelligenceréfléchie », celle qui passe par le langage et permet « aupetit de l’homme … (de) dépasser largement » celui del’animal : « Une fois développés les principauxschèmes sensorimoteurs et élaborée, à partir de 1an1/2à 2ans, la fonction sémiotique (langage), on pourraits’attendre à ce que celle-ci suffise à permettre uneintériorisation directe et rapide des actions enopérations (…) Or il faut attendre jusqu’à 7 et 8 anspour que cette conquête se réalise.» (ibidem p.89) Ainsise trouve démentie la thèse imaginée par la philosophieempiriste selon laquelle le mot renvoie à l’image

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perçue et en représente l’idée. Nous venons de voir quela perception du bébé n’est pas celle del’adulte puisqu’elle se construit à partir dudéveloppement sensoriel et moteur des deux premièresannées ; mais ce qui est ainsi construit est un mondepurement empirique, vraisemblablement du même typeque celui acquis par beaucoup de vertébrés : c’est unereprésentation mentale syncrétique c’est-à-dire un toutnon analysé qui s’impose comme reconnaissable parles sens. Ce type de représentation permet à l’animal dereconnaître ses proies et ses prédateurs sans avoir à lesindividualiser : il a donc valeur biologique, maisstrictement biologique. En revanche la notion d’objet,telle qu’elle est traitée par l’intelligence verbale à samaturité est différente (Rousseau l’a bien senti) : lelangage permet l’analyse (et à partir d’elle la synthèse),on peut donc parler à son sujet d’intelligence réfléchie ;cela signifie que cette représentation verbale ne restepas au stade syncrétique, c’est-à-dire à la représentationglobale utilitaire perçue par un sujet.

Les deux niveaux du stade préopératoire En effet on voit l’intelligence enfantine, entre 2 et7-8 ans, passer des acquisitions purementsensorimotrices aux formes de la pensée verbale maiselle n’atteint pas pour autant à la pensée logique(opératoire), caractérisée par la réversibilité desopérations. Ainsi la permanence de l’objet, acquise surle plan de la perception vers 5-7 mois, ne signifie paspour l’enfant la conservation de sa matière : quand ontransvase de l’eau d’un verre A dans un verre B pluseffilé (ou un autre C plus large), si on demande àl’enfant, qui a vu le transvasement « Y a-t-il autantd’eau en A qu’en B (ou en C) ? » il répond, après avoir

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comparé le verre B à un verre témoin A1 qu’il y en aplus en B « parce que ça monte plus haut » ; il se fiedonc simplement à sa perception globale : il s’agit biende ce que Piaget appelle le stade syncrétique ; un peuplus tard on le verra hésiter dans son jugement entenant compte des deux aspects de la perception : « il yen a plus parce que c’est plus haut, mais le verre estplus étroit », dit l’enfant, mettant côte à côte d’ailleursle verre en question avec le verre témoin. Ce processusde compensation perceptive qui témoigne de l’analysede la perception, prépare la notion d’identité mais n’enest pas encore l’acquisition car c’est en se détachant detelles perceptions que l’enfant peut enfin affirmerl’identité : « mais c’est le même » ; il est donc arrivéalors à la notion de conservation, le contenu étantconsidéré indépendamment du contenant dans lequel ilapparaît. En l’absence de conservation les opérationslogiques, caractérisées par leur réversibilité, sontimpossibles. (Une épreuve de même type peut êtreeffectuée avec deux séries de perles en bois en nombreégal : jugés égaux tant que leurs alignements sontégaux, les deux ensembles seront jugés inégaux si,sans enlever la moindre perle, on fait varier, sous lesyeux de l’enfant, les écartements dans l’un des deuxensembles.) Il y a donc de 2 à 13/14 ans, un stadepréopératoire pendant lequel se développent desopérations concrètes qui font transition entre l’action etles structures logiques de sorte qu’il y a « trois niveauxà distinguer et non pas deux comme on le fait avecWallon lorsqu’on se borne à la succession de l’acte à lapensée » (« Psychologie de l’enfant p. 89 où Piaget faitréférence au titre d’un ouvrage de Wallon paru en1942). « Il faut en premier lieu considérer le fait qu’uneréussite en action ne se prolonge pas sans plus en une

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représentation adéquate. Dès 1 ½ à 2 ans, l’enfant estdonc en possession d’un groupe pratique dedéplacements qui lui permet de s’y retrouver, avecretours et détours dans son appartement ou sonjardin. » Mais pas de se représenter ce trajet avec desobjets miniatures. En second lieu on constate « lepassage d’un état où tout est centré sur le corps etl’action propres à un état de décentration dans lequelceux-ci sont situés en leurs relations objectives parrapport à l’ensemble des objets et des évènementsrepérés dans l’univers. Or cette décentration déjàlaborieuse sur le plan de l’action est bien plus difficileencore sur le plan de la représentation » : ainsi unenfant qui saura désigner sa main droite et sa maingauche mettra 2 ou 3 ans à comprendre que ce qu’il avu à droite sur un chemin à l’aller est à gauche auretour. De telles incapacités qui se comprennentmalaisément sur le plan logique s’expliquent par ce quePiaget appelle l’égocentrisme enfantin. L’enfanteffectue sur le plan de la pensée à partir de l’acquisitiondu langage le même parcours que celui effectué sur leplan sensorimoteur, remarque Piaget, mais celui-ci n’aduré que deux ans ! En troisième lieu, dès que lelangage permet « non seulement l’évocation maisencore et surtout la communication (…), l’univers de lareprésentation n’est plus exclusivement formé d’objets(ou de personnes objets) comme au niveausensorimoteur, mais également de sujets, à la foisextérieurs et analogues au moi, avec tout ce que cettesituation comporte de perspectives distinctes etmultiples ». Cette sortie de l’égocentrisme à la foisintellectuel et affectif est lente et tardive ; elle est unedes grandes découvertes de l’adolescence. « Le sujetparvient alors à se dégager du concret et à situer le réeldans un ensemble de transformations possibles (…)libération du concret au profit d’intérêts orientés vers

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l’inactuel et l’avenir (…) Mais si l’on a souvent décritcet essor affectif et social de l’adolescence, on n’a pastoujours compris que sa condition préalable etnécessaire était une transformation de la pensée rendantpossible le maniement des hypothèses et leraisonnement sur des propositions détachées de laconstatation concrète et actuelle ». (Psychologie del’enfant p. 123 ) De fait, Piaget nous donne ici del’adolescent une vue bien différente de celle donnéepar la psychanalyse !

Théories et pratiques . 1) La méthode globale d’apprentissage de la lecturecorrespond au premier stade de l’intelligence, stadesensorimoteur dans lequel joue une mémoiresyncrétique qui reconnaît des formes perçues sans lesanalyser ; la méthode alphabétique d’apprentissage dela lecture fournit les premiers instruments d’analyse etde synthèse propres au moment où l’enfant est capablede s’en servir : on peut donc reprocher, à juste titre, àla méthode globale de maintenir l’enfant troplongtemps au stade sensorimoteur et syncrétique surlequel s’appuie la méthode globale et c’est au détrimentdu développement ultérieur. Au 18ème siècle on aprésenté des « chevaux calculateurs » mais on n’ajamais pu s’assurer qu’ils avaient les notionsélémentaires de l’arithmétique, addition et soustraction ;tout laisse à penser qu’il s’agissait d’un bon numéro dedressage basé sur l’intelligence sensorimotrice qui jouenormalement dans la communication chez lesvertébrés. La méthode globale, elle aussi, est unnuméro de dressage de la mémoire dans lequel laréflexion n’intervient pas ; ainsi s’expliquent les fautesd’orthographe courantes que l’on trouve aujourd’hui,

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même chez les jeunes diplômés. Par exemple : « je teremercie de ton envoie » : le mot envoi, que lescripteur a simplement appris à reconnaître, n’est pasdistingué dans sa fonction de verbe et de substantif : ilest simplement « reconnu ». Cette pratique de lareconnaissance syncrétique se retrouve bienévidemment dans les fautes grammaticales : « montéléphone pourrais être coupé » « j’ai abusais de tagentillesse » ; il est évident que le scripteur écrit, si l’onpeut dire, à l’oreille, c’est-à-dire utilise un langage nonanalysé donc purement syncrétique. C’estl’apprentissage des règles de grammaire qui permet deprendre conscience de la langue, donc de ce que l’ondit ; mais on a veillé à rendre cet apprentissageimpossible en substituant la linguistique à lagrammaire. Par souci d’égalité ? Faut-il que leshommes soient égaux dans l’inconscience parce que lesconsciences ne peuvent être égales ? A ce point là,l’égalitarisme tourne au malthusianisme intellectuel. Laseule parade à ce « dysgraphisme » de culture c’est labonne vieille analyse grammaticale exercée à l’écrit quioblige à être conscient des règles à appliquer. 2) Dans la période préopératoire de 2 à 7/ 8 ans ily a prénotion de l’objet sur le plan sensorimoteur, maisabsence de conservations, comme nous venons de levoir. Ces acquisitions ne se font pas de manièreuniforme ainsi qu’on peut l’observer, soit par des testsbien adaptés, soit par l’attention apportée au langageenfantin spontané (Piaget utilise les deux méthodes, ladeuxième fournissant souvent l’hypothèse à vérifier).Ces conservations s’acquièrent progressivement entre7-8 ans et 12 ans : celle de la substance, du poids, puisenfin du volume. La perception n’est donc pas lemodèle dont l’idée ne serait qu’une simple copie et ilfaut tenir compte de cette réalité pour comprendre la

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tâche des enseignants : il ne s’agit pas, comme on lecroit souvent, de déverser dans les jeunes esprits desconnaissances et un système de conventions plus oumoins arbitraires mais, à l’occasion de la transmissiondu savoir acquis par notre civilisation, de formerl’intelligence à ce savoir en vue de s’appropriermentalement la forme d’esprit qui correspond à notreculture et de pouvoir même le prolonger dans la vieadulte. Il est évident qu’instituteurs et professeurs àtravers la discipline qu’ils enseignent ont une partconsidérable dans la maturation de l’intelligence. Unbon pédagogue ne l’a jamais ignoré, ne serait-ce que dufait qu’il tombe bien souvent sur des formulationsrévélatrices, comme celle de cet élève de 6ème qui,parlant de paléontologie, écrit : « Cuvier descendit danssa cave et y trouva des ossements d’animauxpréhistoriques.» Il y a là, évidemment une« transcription » de ce qu’il a entendu au cours ! 3) Le professeur de Lettres classiques nous dit quele Latin est formateur ; malheureusement on l’a supprimé au maximum avant d’avoir étudiéscientifiquement la manière dont il est formateur. Onpeut cependant remarquer que la première moitié du20ème siècle a fourni à la France de grands écrivains etque la deuxième moitié en est pauvre : entre les deux ledéclin de la culture classique dans notre éducationnationale n’y est sûrement pas étranger. D’aucuns nous disent que le latin et le grec doiventêtre supprimés parce qu’ils ne sont pas utiles : cetargument aurait pu jouer souvent contre certainesbranches des mathématiques qui sont aujourd’huicelles qui permettent les progrès les plus décisifs. Enfait on ne sait jamais ce qui un jour sera utile : Paretoutilise le grec et le latin grâce auxquels il s’est constituéun immense laboratoire de sociologie qui lui permet

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d’étudier la base psychosociologique du discourspolitique et la circulation des élites de quelques sièclesavant Jésus Christ aux années 1920. Bien sûr si on veutlimiter la sociologie à des problèmes de marchés,politique ou économique, une science, quelle qu’ellesoit, n’est pas utile : des techniques suffisent, commeen témoigne son étude du discours public. Mais il n’estpas du tout sûr qu’on puisse, aujourd’hui, être unpolitique compétent sans vision sociologique sérieuseet ample : la situation très perturbée du mondecontemporain en témoigne. En fait si on se borne àl’utile on se borne à l’animalité de l’intelligencehumaine; ainsi une éducation qui vise seulement àl’utilité n’indique à l’être humain que le chemin d’unerégression. L’égocentrisme : le point de vue particulier faitobstacle au point de vue universel Le grand obstacle à la formation logique résidedans l’égocentrisme : c’est une grande découverte dePiaget. La perception est biologiquement égocentrique,en cela elle constitue un handicap pour atteindre à laréversibilité qui est la marque des relations logiques.Le test « des frères » est très révélateur de la nonréversibilité à un certain âge : « Tu as des frères ?-Deux (Paul et Albert)- Paul a des frères ?-Non- Tu esson frère ?- Oui- Alors Paul a des frères ?- Non » Onlui explique alors la solution et il semblecomprendre. « Et ta sœur a des frères ?- Deux, un frèrePaul et un frère Albert (il s’oublie donc de nouveau) ».Sur la même page 73 Piaget donne des exemples allantd’enfants de 4 ½ ans à 9 1/2 (cf. « Le jugement et leraisonnement chez l’enfant »). On voit dans lesexemples donnés la difficulté des enfants à tenir

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compte des différences de points de vue et donc à êtrecapables de « décentration », aussi sont-ilsimperméables à ce que la logique appelle « relation » etc’est ce que Piaget entend par « égocentrismeenfantin ». Avec le langage, l’enfant accède à un typede rapport social qui le conduit à tenir compte du pointde vue d’autrui et à sortir de l’égocentrisme, mais celane se réalise que très progressivement : l’enfant ne voitpas que, s’il a un frère ce frère a donc un frère, parceque le mot frère est pris comme un absolu, ; il nesignifie pas une relation, puisque l’enfant ne se metguère à la place d’autrui : il a donc un frère comme il aun livre ou un ballon. Il est évident que la psychologiede l’enfant a découvert là un aspect de l’intelligenceque l’empirisme n’avait même pas soupçonné. Cette difficulté pour passer de la perception à lasaisie des relations se manifeste dans le maniement desconjonctions ; par exemple on donne une phrase àcompléter (enfants de 6/7 ans) : « un monsieur esttombé de sa bicyclette dans la rue parce que … » « parce qu’il était malade après et on l’a ramassé dansla rue » ; il y a inversion entre cause et conséquence,comme dans la phrase spontanée « Je suis allé au bainparce qu’après j’étais propre». Cela ne signifie pas,remarque Piaget, qu’il confond cause et conséquencemais il les maîtrise sur le plan sensorimoteur avant deles maîtriser sur le plan du langage. Bien souventd’ailleurs plutôt que la liaison logique l’enfant utilise lajuxtaposition (« et », « et pis » « alors ») et jusque vers10 ans le mot « donc » est peu utilisé spontanémentdans le langage enfantin, l’enfant n’éprouvant pas lebesoin de justifier parce qu’il sous-entend l’essentielcomme évident ; exemple dans les phrases àcompléter : « Paul dit que la route qui part de chez luidescend tout le temps pour aller à l’école et descend

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aussi tout le temps pour revenir. Jean dit que c’estimpossible parce que pour aller la route monte.» Jeanoppose donc le fait et non l’argument logique quiimplique la notion de « possible ».

Logique et socialisation. Sous entendre ce qui est évident est courant dansles explications entre enfants : pourquoi le dire puisquec’est évident ! (voir « Le langage et la pensée chezl’enfant ch. IV) C’est au point qu’on peut s’étonner queles enfants ne se plaignent jamais de n’avoir pascompris ce qu’un autre enfant leur dit ; peut-être est-ceparce que chacun projette sa propre pensée sur ce quilui est rapporté. Ce qui est évident n’a pas besoin depreuve, c’est dans les rapports avec autrui qu’il faut desjustifications. Aussi est-ce le contact avec autrui quiconduit l’intelligence à chercher des justificationslogiques ; le développement de l’esprit logique va depair avec la socialisation qui est, elle aussi, progressiveet tardive : en observant les jeux d’enfants, on constateque, longtemps, jouant ensemble apparemment, ilsjouent les uns à coté des autres plutôt qu’ensemble(voir Piaget « Le langage et la pensée chez l’enfant » enparticulier les deux premiers chapitres) ; l’âge oùapparaissent les jeux collectifs inaugure la socialisationmais n’inaugure pas immédiatement le besoin dejustification logique.

La socialisation comme vision mentale progressive Admettre des relations qui ne soient pas de typeégocentrique exige une évolution de l’intelligence quise détache du moi et accède à l’universel comme c’est

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le cas de la pensée logique. Psychiatres, Binet et Simonont mis empiriquement au point, en1901, le premiertest d’intelligence pour répartir, en fonction de leurspossibilités, les enfant déficients mentaux d’une maisonspécialisée ; constatant que ces déficients sont desintelligences en retard sur celle des enfants normaux, ilsont essayé et échelonné leur test d’après l’âged’enfants normaux (un test est considéré significatiflorsqu’il est réussi par 75% de la population statistiqueà laquelle il s’adresse). Le choix empirique de cesépreuves correspond bien aux travaux, pourtantultérieurs, de Piaget qui permettent d’ailleurs de leséclairer et de les confirmer. Par exemple le testcomporte la présentation de 3 gravures : à 3 ans,l’enfant répond par une énumération (« c’est unmonsieur, un enfant, une charrette », 3ème image « unmonsieur, un lit ») ; à 7 ans, par une description (« c’est un monsieur et un petit garçon qui traînent unevoiture », « un monsieur qui monte sur son lit pourvoir à la fenêtre ») ; réponse par interprétation à 15ans « c’est un malheureux qui déménage à la cloche debois », « c’est un prisonnier qui monte sur son grabatpour regarder dehors ». Manifestement, à travers cesréponses, on voit évoluer la socialisation de l’enfant :de la reconnaissance des personnes et des objets à ladescription de l’action, puis à la compréhension de leursituation.

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L’ INTELLIGENCE HUMAINE : UNPROCESSUS DYNAMIQUE

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Comme on le voit la théorie des idées innées nerésiste pas à la psychologie génétique qui porte surl’évolution et la formation de l’intelligence humaine,mais Piaget s’en prend surtout à l’empirisme classiquequi « considère la connaissance comme une sorte decopie du réel, l’intelligence étant alors censée tirer sonorigine de la perception seule (…) comme s’il n’existaitdans la vie mentale que les sensations et la raison … enoubliant l’action ! » C’est un biologiste qui écrit cela,mais la tradition empiriste ignore la biologie. « Pour cequi est des notions, la thèse minimale de l’empirismeest que leur contenu est tiré de la perception, leurforme consistant en un système d’abstractions et degénéralisations, sans structuration constructive, c’est-à-dire source de liaisons étrangères ou supérieures auxrelations fournies par la perception.» L’empirismeconsidère donc l’être humain comme subissant lemonde extérieur. L’observation montre qu’il n’en est rien : le petitde l’homme procède à une véritable constructionsensorimotrice, comme beaucoup de vertébrés, mais enoutre il procède aussi à des structurationsintellectuelles ; curieusement la notion de cause, tellequ’elle est décrite par Hume, correspond au stadesensorimoteur de la première année : l’enfant ayantconstaté qu’un évènement qui l’intéresse se produit à lasuite d’un autre, les relie dans le temps commeantécédent et conséquent et, s’il le peut, il essaie dereproduire l’un pour avoir l’autre; or il arrive que celien soit totalement factice, par exemple lorsquel’évènement est produit par un adulte dont l’enfant neperçoit pas l’intervention. Mais la succession suffit àl’enfant, (comme à Hume dans sa description de lanotion de cause ! voir cours supra) et cela le conduit à

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faire un geste dont il attend un résultat qui ne s’étaitproduit que fortuitement ; il témoigne en cela unepensée analogue à la pensée magique.(voir « Laconstruction du réel chez l’enfant » exemples decausalités par imitation : observation 161 et 162 etautres formes de phénoménisme magique observations163 et suivantes : Jacqueline (1an 6mois), assise dansun grand lit, voit son père frapper le bas du duvet alorsqu’il a mis un mouton (jouet) en haut, il fait ainsidescendre le mouton à petits coups. Jacqueline l’imiteavec succès. Son père met le mouton sur la table dechevet séparée du lit. Jacqueline ne s’en met pas moinsà frapper le duvet comme précédemment en regardantle mouton et tapant de plus en plus fort). On comprendpourquoi Piaget accorde une grande importance àdéterminer le moment où l’enfant est capable de sereprésenter la liaison mécanique des faits (par exemplefonctionnement du robinet ou de la bicyclette. Voir« Le langage et la pensée chez l’enfant » ch. IV testssur des enfants de 6 à 8 ans), car une bonnereprésentation causale ne se traduit pas par la simplesuccession, mais par la compréhension du rapportspatial des éléments. La psychologie de la Forme, dans la mesure où elleconsidère qu’il existe des « formes objectivementbonnes », tombe sous le coup d’une critique quelquepeu semblable à celle faite à l’empirisme carl’observation montre que, dès un certain stade des deuxpremières années, il y a recherche orientée de la part del’enfant, effort pour examiner une situation en vued’une solution, et même contrôle et correction deschèmes antérieurement construits, donc des formesqui se construisent et non des formes qui s’imposentobjectivement comme bonnes. Les formes, telles queles conçoit la gestalt, sont essentiellement irréversibles,

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alors que les opérations logiques, tout en constituantdes structures d’ensemble, sont essentiellementréversibles ( +n est exactement annulé par –n ) ; ainsi« il subsiste entre l’irréversibilité des adaptationsperceptives aux situations hic et nunc et lesconstructions réversibles propres aux conquêtes logicomathématiques de l’intelligence opératoire, une dualitéfondamentale d’orientation, tant au point de vuegénétique qu’à celui de leur destinée dans l’histoire dela pensée scientifique » (cf « Psychologie de l’enfant »p. 52). Ainsi la perception ne suffit pas à rendre compte del’intelligence humaine car le stade opératoire,proprement humain, dépasse nettement le stadeperceptif et ne peut donc l’expliquer, d’autant qu’ilparaît souvent s’opposer à lui. Paradoxalement lanotion traditionnelle d’objectivité fait obstacle à lacompréhension du développement de l’intelligencehumaine tant par la gestalt que par l’empirisme. Piaget, en biologiste qu’il est, pense l’intelligencedes premières années comme une activitéd’assimilation et d’accommodation au réel et quicoordonne et réorganise ses représentations, ce qui estle cas chez les vertébrés en général, semble-t-il. Certes,il reconnaît que ce qu’il appelle des schèmes sont desformes, mais pas des formes imposées par l’extérieurmais des formes dynamisées par l’activité du sujet quiconstruit ainsi ses propres schèmes successivement,d’où la notion de « stade » utilisée par Piaget : ce n’est pas la forme qui explique l’invention, dit-il, maisl’invention qui explique la forme. La peinturesurréaliste lui donne amplement raison, pour neprendre qu’un exemple parmi tant d’autres, elle qui ainventé une nouvelle manière de voir les couleurs.Mais une découverte scientifique est aussi une

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réorganisation des idées sous l’influence de la penséescientifique et des connaissances acquises etréorganisées par celui qui découvre. Ainsi s’expliquequ’il y ait possibilité d’invention avec une extension àdes domaines de plus en plus larges, de « formesgouvernant initialement le monde des perceptions ».Quelle limite existe-t-il à ce processus ? C’est laquestion posée par Piaget dans « L’épistémologiegénétique » édition P.U.F. collection « Que sais-je ?»L’aspect heureux de cette découverte du dynamisme del’intelligence c’est qu’elle n’est pas exposée à unvieillissement aussi prématuré que le corps : vous ladéveloppez en l’exerçant … dans le ou les domaines oùvous l’exercez. C’est un des grands facteurs dediversité entre les individus.

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Nous avons utilisé essentiellement : « L’envers du miroir » Konrad Lorentz (éditionFlammarion 1976) « La psychologie de la Forme » Paul Guillaume « La psychologie de l’enfant » Jean Piaget et BärbelInhelder (P.U.F. édition 2006) « La naissance de l’intelligence chez l’enfant » J. Piaget(édition de 1977 Delachaux et Niestlé) « La construction du réel chez l’enfant » Jean Piaget(3ème édition 1963 « « « « « « « « « Le langage et la pensée chez l’enfant » Jean Piaget (édition de 1966) « « « « « « « Le jugement et le raisonnement chez l’enfant »J.Piaget (édition de 1967) « « « « « « Jean Piaget, psychologue suisse (1896-1980) ,

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fondateur de l’épistémologie génétique, est l’auteurd’une œuvre considérable dont la partie expérimentalen’est pas rééditée aujourd’hui en français. Elle eûtpourtant été utile en ces temps de réformes hasardeusesde la pédagogie en France et on aurait pu comparer sesexpérimentations à celles de notre Institut PédagogiqueNational. « La psychologie de l’enfant », synthèsedemandée par les P.U.F. , est magistralement faite, maisde lecture quelque peu difficile pour qui n’a pu avoiraccès aux nombreux travaux, qu’elle ne peutévidemment exposer que succinctement dans le cadred’une synthèse. Les deux livres suivants de notre listetraitent uniquement du développement de l’intelligenceavant l’acquisition du langage et le second fait souventréférence à des observations décrites dans le premier enindiquant leur numéro. Piaget avertit qu’il ne faut pasprendre les âges indiqués (stades) avec une trop granderigueur car il y a des différences entre enfants qui netiennent pas seulement à l’intelligence proprement dite,mais à des différences de conditions affectives, sociales(et sans doute à la diversité des aptitudes.) Les autres ouvrages de Piaget traitent dudéveloppement de l’intelligence à partir de l’acquisitiondu langage.

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