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Au sujet des fondements de la théorie linguistique de Louis Hjelmslev Author(s): Colette Feuillard Source: La Linguistique, Vol. 36, Fasc. 1/2, Les introuvables d'André Martinet (2000), pp. 71-94 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30249305 . Accessed: 14/06/2014 10:17 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.73.17 on Sat, 14 Jun 2014 10:17:11 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Les introuvables d'André Martinet || Au sujet des fondements de la théorie linguistique de Louis Hjelmslev

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Au sujet des fondements de la théorie linguistique de Louis HjelmslevAuthor(s): Colette FeuillardSource: La Linguistique, Vol. 36, Fasc. 1/2, Les introuvables d'André Martinet (2000), pp. 71-94Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30249305 .

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AU SUJET DES FONDEMENTS DE LA THEORIE LINGUISTIQUE

DE LOUIS HJELMSLEV*

Cet article, qui a fait dicouvrir en France la glossematique, montre que sur de nombreux points les choix thioriques de Hjemslev itaient proches de ceux que l'on retrouve chez Martinet, en particulier dans Syntaxe geninrale (Paris, A. Colin, 1985): empirisme, bien que confu de manire partiellement diftrente par les deux auteurs, dimarche diductive, refus du postulat d'existence, caractxre arbitraire des concepts, soulignd par le principe de stipulation chez Marti- net. Nianmoins, ces choix thdoriques ont conduit a des applications difrentes. Partant de la dichotomie forme/substance posde par Saussure et considirant que la substance n'itait pas du domaine de la langue, Hjelmslev a ilabord une linguistiqueformelle, alors que Martinet, sou- cieux des faits linguistiques et de leur rapport a l'expirience a rdintroduit la substance et dive- loppi une linguistique fonctionnelle, fondle sur le rdalisme.

par Colette FEUILLARD

Universite Rene' Descartes, Paris V

Louis Hjelmslev nous expose, dans un livre d'une extraordinaire densite les principes de sa theorie linguistique A laquelle il a donne le nom de glossema- tique. On rend hommage A la profondeur et A l'acuite de sa pensee. On approuve ses efforts pour accentuer le caractere scientifique des recherches lin- guistiques. On apprecie la valeur de beaucoup de ses suggestions. Mais on se demande s'il est possible de suivre l'auteur lorsqu'il propose de faire complete- ment abstraction de la substance, phonique et semantique.

Lorsqu'on jette un regard reitrospectif sur les recherches lin- guistiques des annees qui ont separe les deux guerres, et que l'on cherche a degager ce en quoi elles manifestent leur originalit6 par rapport aux periodes anterieures, ce qui nous parait retenir surtout l'attention est l'importance accordee aux points de vue

* Texte publi6 dans BSL, 43, 1946, p. 19-42. R6impression dans les Republications Pau- let, Paris, 1968.

La Linguistique, vol. 36, fasc. 1-2/2000

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72 Epistimologie

structurel et fonctionnel. Il s'en faut que cette 6poque ait vu le

triomphe incontestei et generalis6 de ces points de vue. La linguis- tique a continue et continue encore A tre pratiqu&e selon les methodes traditionnelles et dans bien des domaines, la resistance, surtout passive il est vrai, aux nouvelles tendances est encore

considerable. Mais structuralisme et fonctionalisme n'ont cess6 de

marquer des points, mime dans les pays et dans les domaines ou% ils se sont heurtes A des preventions ou A une certaine ankylose de la pens'e. Il est encore des esprits, et parfois de bons esprits, qui s'imaginent pouvoir atteindre par l'observation la realit6 totale et integrale de l'objet &tudi6. Ils n'apergoivent pas qu'ils ne

peuvent jamais en saisir qu'un aspect, qui varie selon la fagon dont ils abordent cet objet. Ils ne voient pas que la premiere demarche d'une pensee scientifique qui veut mariter cette api- thete, est de definir precisement le point de vue selon lequel seront envisages les faits observables. Pour faire de la linguistique, il ne s'agit pas d'examiner les faits de parole ou de langue sans methode definie, ou selon une methode degagee au hasard qui variera d'un chercheur A un autre, mais de d&terminer tout d'abord un principe d'abstraction sui generis, un angle de vision

proprement linguistique qui, seul, permettra d'assurer d'une part l'unit6 interne de la science du langage, d'autre part l'autonomie definitive de cette science parmi les autres sciences de l'homme.

Nous n'avons pas l'intention d'insister longtemps ici sur le fait

que fonctionalisme et structuralisme ne sont pas des points de vue contradictoires, ni meme divergents. Disons seulement que la consideration d'un idiome comme une structure, ou mieux comme un complexe de structures, resulte directement d'un clas- sement des faits linguistiques oper6 sur la base de leur fonction.

La phonologie a 6te la premiere tentative de quelque enver-

gure pour ordonner, selon le principe autonome de la fonction

linguistique, la vaste categorie des faits phoniques ou d'expres- sion. Les deviations psychologistiques qui pourraient, jusqu'a un certain point, obscurcir le jugement qu'on peut porter sur elle, n'ont 6t6 que des crises passageres de croissance qui n'ont pas empach6 de donner, des 1931, dans le projet de terminologie standardise (TCLP 4), une definition strictement fonctionnelle du

phoneme. C'est d'elle que sont nees, par extension et par reac-

tion, toutes les diverses tendances de la pensee structuraliste dont nous pouvons aujourd'hui constater l'existence. La glossematique,

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Au sujet des fondements de la theorie linguistique de Louis Hjelmslev 73

dont Louis Hjelmslev' est le veritable createur, peut fort bien se presenter aujourd'hui comme une discipline originale, indeipen- dante de tout ce qui a pu etre fait avant elle, les travaux de Saus- sure mis A part. Il n'en reste pas moins qu'elle s'est tout d'abord manifestee comme la prise de position de quelques linguistes danois par rapport A la phonologie. Ceci resulte clairement d'un expose que l'on trouvera dans le Bulletin de la Socigti de linguistique de Copenhague (II, 1934, p. 13 et s.). Lorsqu'en 1935, au Congres de phonetique de Londres, MM. Hjelmslev et Uldall prtesenterent sur une scene internationale le resultat de leurs recherches dans le domaine de l'expression linguistique, ils s'abstinrent soigneuse- ment de marquer ce qui les rattachait ou les opposait A la

phonologie orthodoxe, desirant ainsi accentuer au maximum le caractere original de leur contribution. Mais les congressistes ne s'y tromperent pas, et d'ailleurs le terme de << phonematique >>, utilise alors par les deux linguistes danois pour designer la disci-

pline qu'ils preconisaient, ne pouvait laisser aucun doute sur ses

ant6c6dents. Un an plus tard, la phonematique avait vecu, ou plus exacte-

ment elle s'integrait sous le nom de ce6nmatique A une discipline plus large, la glossematique. A la ce6nmatique, etude des unit6s d'expression ou cinemes (de xsv64, <<vide >>) s'opposait la ple6rma- tique, etude des unites de contenu ou pldrimes (de 7r6Xpy~ << plein >). Ainsi se trouvaient 61imin6s tous les termes qui pouvaient rappeler le r61e qu'avait joue la phonologie dans la genese de la nouvelle doctrine. Et, de fait, rien n'etait plus justifiee que l'exclusive pro- noncee contre les termes de << phoneme >> et << phonematique >>, puisque, comme nous le verrons ci-dessous, Hjelmslev et ses disci- ples pretendent etudier les faits d'expression sans ref6rence aucune A leur substance phonique, de meme qu'ils envisagent les unites de contenu en faisant abstraction de la substance A laquelle ils corres- pondent, c'est-A-dire de leur signification.

Des l'e6t de 1936, on nous promettait la parution imminente d'un expose complet et definitif de la doctrine glossematique. Mais un certain nombre de circonstances, parmi lesquelles certainement le desir d'en mieux asseoir les bases theoriques, ont,

1. Dans ce nom, A la graphie si deroutante pour les Frangais, le h est muet, le j est un yod, et le v n'est pas a reproduire comme unf A l'allemande. Le premier e est ouvert et le second ferm6. Les Danois prononcent ['jdl 'msleu].

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74 Epistnmologie

jusqu'aux dernimres nouvelles, empech6 la parution de cet

ouvrage. Nous avions d^f longtemps nous contenter de communi- cations relativement succinctes et d'articles consacres le plus sou- vent a des aspects particuliers, de la doctrine2. Avec la brochure de Louis Hjelmslev intitulke Omkring sprogteoriens grundleggelse, parue en 1943 , nous avons le premier expose theorique de

quelque ampleur, sinon de la pratique glossematique, du moins des principes generaux sur lesquels elle se fonde. On regrettera seulement que la langue employee, le danois, empeche la large diffusion que meriterait l'ouvrage. Nous nous efforcerons, avant de prendre position, d'en resumer les traits principaux.

Le titre, tres ambitieux, est a lui seul tout un programme: il ne s'agit pas de fonder une theorie linguistique, mais la theorie linguistique. A ceux qui pourraient croire que la th6orie linguis- tique s'est, depuis longtemps, degag&e comme une science auto- nome, Hjelmslev repond immediatement que c'est li une illusion. La langue est naturellement pour l'homme un moyen et, non une fin. Et ceci explique que l'&tude des langues, n'ait 6te, pendant longtemps, qu'une discipline auxiliaire. La linguistique a pu sem- bler prendre rang parmi les sciences autonomes lorsqu'elle a

rompu les liens de vassalit6 qui la rattachaient a la philologie. Mais, nous dit Hjelmslev, sous sa forme genetique et compara- tive, elle s'est de nouveau asservie, cette fois a la science de la

prehistoire. Et, lors mime qu'il croit concentrer son attention sur la langue elle-mime, le linguiste n'en retient que les aspects peri- pheriques: physiologiques, psychologiques, logiques ou sociologi- ques, et ainsi lui echappe le veritable objet de son 'tude. La veri- table linguistique, celle que Hjelmslev veut fonder, est celle qui ne retiendra de la langue que ce qui lui appartient en propre, a savoir une structure sui generis. L'importance et la valeur de la

2. Cf. notamment, de Louis Hjelmslev, les travaux suivants: On the Principles of Phone- matics (Proceedings of the Second International Congress of Phonematic Sciences, 1935, p. 51-54) ; Accent, intonation, quantiti (Studi Baltici, VI, 137, p. 1-57); La syllabation en slave (Belidev Zbornik, 1937, p. 313-324); Neue Wege der Experimentalphonetik (Nordisk Tidsskrift for Tale og Stemme II, 1938, p. 154-194) ; Ofber die Beziehungen der Phonetik zur Sprachwissenschaft (Archiv fir vergleichende Phone- tik II, 1938, p. 129-134); The Syllabe as a Structural Unit (Proceedings of the Third International Congress of Phonematic Sciences, 1938, p. 266-272); Forme et substance linguistique (Bulletin du Cercle linguistique de Copenhague IV, 1937-1938, p. 3 et 4); Essai d'une thiorie des morphkmes (Actes du

IP Congris international de linguistes, 1938, p. 140-151); Notes sur les oppositions supprimables (TCLP VIII, 1939, p. 51-57) ; de J. H. Uldall, les deux articles suivants : The Phonematics of Danish (Proceedings of the Second I. C., 1935, p. 54-57) et On the Structural Interpretation of Diphthongs (Proceedings of the Third I. C., 1938, p. 272-276.

3. A Copenhague, chez Ejnard Munk-gaard, in-8xc, 116 p.

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Au sujet des fondements de la thiorie linguistique de Louis Hjelmslev 75

contribution linguistique A l'6dification des sciences humaines n'en seront pas diminuees, bien au contraire.

Le discr6dit dans lequel on tient, en gen6ral, les considera- tions de philosophie linguistique parait justifi6 du fait du carac- tere subjectif et a priori qu'ont assume jusqu'ici ces considerations. Il s'agit precisement de donner A la theorie linguistique A venir les bases objectives et scientifiques qui seules pourront entrainer la conviction.

La condition initiale et essentielle de l'6tablissement des scien- ces de l'homme est la verification de l'hypothese qu'a tout enchainement correspond un systeme qui en permet l'analyse et la r6duction en un nombre d6termine d'616ments combinables. En matiere linguistique, la constatation de l'existence de systemes phoniques, morphologiques et semantiques auxquels sont reducti- bles les e61ments de la chaine parlee n'est pas une nouveaut6, mais il s'agit maintenant d'epuiser toutes les consequences de cette constatation. C'est A ce prix qu'on peut esperer creer defini- tivement une science du langage.

A la base de sa theorie, Hjelmslev etablit trois exigences m6thodologiques pour l'ensemble desquelles il propose le nom de

principe d'empirisme (empiriprincip). Ces exigences sont, dans l'ordre, la non-contradiction, l'exhaustivite et la simplicite maxima. De ces trois exigences, la premiere l'emporte sur la seconde, et celle-ci sur la troisieme.

Ce serait une erreur de croire que l'emploi du terme << empi- risme >> doive entrainer un recours A des methodes inductives, c'est-A-dire un passage progressif du particulier au ge6nral. Ces

m6thodes, selon lesquelles on conclut du son isole au phoneme, du fait particulier A la categorie, ont 6t6 tres ge6nralement prati- quees jusqu'ici en linguistique. Elles ont l'inconvenient majeur d'aboutir A degager des concepts comme ceux de << genitif>>, << subjonctif>>, << passif>> dont on ne saurait, A l'heure actuelle, donner aucune definition ge6nrale, puisqu'ils correspondent d'une langue A l'autre, A des realites tres diff6rentes. A l'op6ration de synthese qu'entrainent en fait ces pratiques inductives, l'auteur oppose une analyse des veritables donnees d'experience, c'est-A- dire, en linguistique, du texte dans sa totalite. Cette analyse per- mettra de degager dans le texte des unites de moins en moins g6n6rales, jusqu'a ce qu'on aboutisse aux unites de base indisso- ciables. Pour designer ce proce6d Hjelmslev n'hesite pas A propo-

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76 Epistimologie

ser le terme de deduction avec une signification qui s'&carte sensi- blement de celle qu'on attribue generalement A ce mot.

Le terme de th6orie n'est pas congu par Hjelmslev comme

designant un systeme d'hypotheses qu'il faudrait abandonner au cas ou celles-ci se revdleraient ne pas correspondre aux donnees de 1'experience. La conception hjelmslkvienne de la theorie est tout autre. En elle-meme et une fois constitute, la theorie est par- faitement independante de toute experience; elle ne comporte aucun postulat d'existence; elle forme un systeme ferme qui per- met de determiner, par une operation purement deductive, les

possibilites qui resultent de propositions prealablement &tablies. Par ailleurs, ces propositions sont etablies par le theoricien sur la base de son experience anterieure, de telle fagon qu'elles remplis- sent les conditions qui permettront l'application de la theorie A certaines donn~es. La theorie est donc arbitraire dans ce sens que les donn~es d'experience ne sauraient la confirmer ou l'infirmer. Ne seront A retenir parmi elles que celles auxquelles peut s'appliquer la theorie. D'autre part, celle-ci est adaptee A son

objet dans ce sens que c'est l'examen prealable du plus grand nombre possible de donnees qui determinera le choix de proposi- tions initiales permettant l'utilisation la plus large de la theorie.

La theorie linguistique vise A l'atude des textes (sous la forme, si l'on veut, de chaines parlees). Il s'agit pour elle d'&tablir une methode permettant de donner, de n'importe quel texte soumis A l'attention du linguiste, une description non contradictoire et exhaustive. Cette methode doit permettre, d'autre part, de dega- ger le systeme qui se cache derriere l'enchainement que repr&- sente le texte &tudik, ou tout texte, deji compose ou A composer, dans la meme langue.

S'il desire que sa theorie linguistique soit universellement valable, le th6oricien devra prevoir toutes les possibilites linguisti- ques pensables, y compris celles qu'il n'a jamais observees ou qui n'ont jamais 6te decrites, et en tenir compte dans l'&tablissement de la th6orie. Sur ces bases, il determinera les traits que l'on retrouve dans tout ce qu'on s'accorde A appeler << langue >>. Il en tirera une deifinition de ce qu'on doit entendre par lA, et dlimi- tera ainsi le champ de ses &tudes. De cette definition, et au

moyen d'une methode strictement deductive, il tablira une pro- c'dure qui lui fournira les mat'riaux necessaires A la description des textes qui lui seront soumis et des systemes linguistiques cor-

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Au sujet des fondements de la thiorie linguistique de Louis Hjelmslev 77

respondants. La theorie ne pourra etre ni confirm&e, ni infirmie par l'examen de ces textes et de ces systemes. Elle sera valable dans tous les cas, A condition que la proceidure se revele non con- tradictoire et exhaustive.

Si, par l'application de la procedure, il est possible d'&tablir plusieurs proceides diff6rents permettant une description non con- tradictoire et exhaustive d'un texte ou d'un systeme donne, le pro- ced' choisi sera celui qui donnera la description la plus simple. Si

diff~rents procedes aboutissent A des risultats 6galement simples, sera choisi celui qui est lui-meme le moins compliqu&.

De toutes les theories linguistiques qui pourront etre etablies sur ces bases, celle-lA sera la meilleure qui se sera le plus approchee de l'ideal exprim6 dans le principe dit d'empirisme.

La theorie linguistique doit tre aussi peu metaphysique que possible, c'est-A-dire qu'elle devra contenir un minimum de pro- positions implicites. Elle doit definir les concepts qu'elle utilise, et les definitions doivenrt, autant que possible, ne faire intervenir que des concepts deji definis. On 6vitera les definitions << reelles >>, visant A 'puiser l'essence de l'objet, au profit de definitions << for- melles >> ayant pour but d'&tablir la notion relativement A d'autres

deji definies. Le but de cette methode est de remplacer les postu- lats soit par des definitions, soit par des theoremes formulks conditionnellement (si..., dans ce cas...).

L'analyse du texte &tant le premier but de la th6orie linguis- tique, le premier soin du theoricien doit tre de degager le prin- cipe de cette analyse. L'examen du problkme qui se pose ici

amine bien A reconnaitre qu'il ne s'agit nullement de partager un objet (ici le texte) en objets plus petits, et ainsi de suite, mais bien de degager les relations et les interdependances qui existent entre les parties du tout. On arrive A la conclusion que l'existence d'objets comme autre chose que des termes de relation est une

hypothese metaphysique dont la pensee scientifique a interet A se defaire pour considerer ce qu'un realisme na'f appelle des objets comme les points de croisement de faisceaux d'interdipendances et de relations.

Le theoricien determinera donc tout d'abord les diff6rents

types de rapports - rapports existants aussi bien dans le texte que dans le systeme. Ils sont de trois types: 1 / les dependances mutuelles ou interdipendances; 2 / les d pendances unilaterales oiN un terme presuppose un autre terme, mais non inversement,

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78 Episthmologie

qu'on appellera des ditemnninations; 3 / les d6pendances plus lAches dont les termes ne s'excluent ni ne se repoussent, ni ne se presup- posent I'un l'autre; ces dernieres sont nommees constellations.

Exemples de ces rapports dans la chaine (rapports syntagmati- ques) : dans le nom latin il y a interd6pendance entre le mor-

pheme du cas et le morpheme du nombre, puisqu'un nom latin ne pr6sente jamais l'un sans l'autre; il y a d6termination dans le cas de sine et de l'ablatif puisque sine presuppose l'ablatif dans le texte, mais que l'ablatif ne presuppose pas n6cessairement sine; si nous consid6rons en latin un cas donn6, I'accusatif, et un nombre

donn6, le pluriel, le rapport est une constellation puisque les deux

peuvent se combiner sans que l'accusatif presuppose n6cessaire- ment le pluriel ou le pluriel l'accusatif.

Nous ne pouvons donner ici un tableau complet du vaste

appareil terminologique que l'auteur entend utiliser pour mener A bien son analyse. Chaque e61ment y est soigneusement d6fini sur des bases formelles. On y trouve plusieurs series de termes, une d'elles s'appliquant aux rapports et aux subdivisions successives dans le texte, une autre aux rapports et aux subdivisions dans le

systeme, une troisieme utilisable aussi bien pour le texte que pour le systeme. La densit6 de l'expos6 de Hjelmslev est telle que pour suivre l'auteur pas A pas, il nous faudrait donner de son texte une traduction integrale, accompagn6e parfois de commentaires, ce A

quoi nous devons renoncer. Il nous devient impossible de donner des termes que nous empruntons A l'auteur une definition formelle

pr6cise, car les mots dont nous nous servirions dans ce cas n'ayant pas 6ti~ dfinis, ne seraient en g6n6ral pas compris de nos lecteurs. Le motfonction, par exemple, a chez Hjelmslev une valeur qui rap- pelle celle qu'a ce mot en math6matique, sans etre tout A fait iden-

tique : une fonction est un rapport entre deux termes, de telle sorte

qu'une interd6pendance est une fonction entre deux constantes, une d6termination une fonction entre une constante et une variable, une constellation une fonction entre deux variables. Les deux termes de la fonction sont dits desfonctijs.

Une distinction essentielle est celle qu'on constate entre la fonction dite et - et, ou jonction, qui comporte la coexistence des deux fonctifs, et la fonction dite ou - ou, ou disjonction, qui sup- pose une alternance de deux fonctifs. La jonction caract6rise le texte, oui les divers 616ments coexistent; la disjonction est le

propre du systeme, ou ce que l'on a r6ellement est le choix entre

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Au sujet des fondements de la thiorie linguistique de Louis Hjelmslev 79

tel ou tel element. Les termes que l'auteur retient, en definitive, pour designer ces deux types de fonction, sont relation pour le pre- mier, corrdlation pour le second.

L'analyse du texte, nous l'avons vu ci-dessus, est menee par etapes successives en degageant dans le texte des unites de moins en moins generales, le texte etant, par exemple, divise en perio- des, chacune de celles-ci en propositions, chaque proposition en mots, chaque mot en syllabes, chaque syllabe en parties de syl- labe (phonemes). Apres chaque etape, il conviendra de faire l'inventaire des le6ments qui ont les memes relations, c'est-A-dire

qui peuvent occuper la meme place dans la chaine. Il existe une fonction de type particulier entre ces elements. On notera que les

elements inventories voient leur nombre diminuer A chaque etape du proces d'analyse. Le nombre des diff6rentes periodes dans une

langue vivante considere comme texte est infini; il en va de meme pour les propositions, puis pour les mots; mais au passage du mot A la syllabe, le nombre des ~lCments inventories n'est plus illimite et, au stade suivant (celui des phonemes), il se fixe A un nombre tres bas, generalement de deux chiffres.

Si nous considerons maintenant la notion de signe telle qu'on la congoit lorsqu'on dit que la langue est un systeme de signes, on

remarque qu'il est une etape de la deduction ou l'on passe d'elements qui sont des signes A des elements qui ne le sont plus.

Nous avons donc constate, au cours de l'analyse du texte, deux frontieres: une premiere qui separe les inventaires illimites et les inventaires limites, et une deuxieme qui separe les signes des non-signes. On remarque inductivement que, des qu'on passe la frontiere entre signes et non-signes, tous les inventaires particu- liers se trouvent limites. La chose s'explique aisement lorsqu'on prend en consideration le but de la langue qui doit toujours etre prete A former de nouveaux signes,, de nouveaux mots et de nou- velles racines. Mais par ailleurs, la langue doit etre facile A apprendre et A manier, ce qui entraine la formation de signes au moyen d'un nombre limite d'elements qui ne sont pas eux- memes des signes. Le fait que le signe est forme au moyen d'un nombre limite de non-signes que Hjelmslev appelle des figures, parait A l'auteur etre un des traits fondamentaux de la structure linguistique.

En consequence, les langues ne sauraient etre decrites comme de simples systemes de signes. A ne considerer que le but qu'elles

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80 Epi stmologie

poursuivent, elles sont effectivement, en premier lieu, des syste- mes de signes, mais lorsqu'on considere leur structure interne, elles sont essentiellement des systemes d'lements utilisables pour former des signes.

Doit-on considerer que le signe est le signe de quelque chose, ou doit-on, au contraire, avec de Saussure, considerer le signe comme l'ensemble forme par un signifiant et un signifi6, ou, pour employer la terminologie de Hjelmslev, une expression et un contenu ? L'auteur aborde la question en partant de la fonction

signifiante (le rapport entre signifiant et signifie) dont on a cons- tate l'existence. Les fonctifs (les termes) en sont l'expression et le contenu. II ne faut pas attacher A ces deux mots une valeur << relle >; ils representent des designations arbitraires. La fonc- tion signifiante est une solidariti (c'est ainsi que Hjelmslev, designe une interdependance sur le plan syntagmatique); expression et contenu sont solidaires; l'un n'existe pas sans l'autre.

Pour dlucider ce qu'est la fonction signifiante, l'auteur se livre devant nous A un certain nombre d'experiences. Soit, par exemple, les chaines suivantes:

all. ich weiss es nicht, angl. I do not know, fr. je ne sais pas.

Elles ont un element commun qui est le sens. Dans chacune des langues considir'es ce sens devra s'analyser de fagon diff6- rente, ce qui ne s'explique que par le fait que le sens est ordonn6, articul, forme' de fagon particuliere dans chaque langue. II n'est

pas question, pour l'instant, de l'aspect phonique particulier de

chaque chaine, mais en quelque sorte de son agencement gram- matical. On remarque que chaque langue trace ses propres limi- tes dans l'amorphe masse de pensee, la subdivisant a sa fagon en

Elements particuliers ordonnes et mis en valeur de fagon origi- nale. Le sens est comme un fluide qui ipouse la forme du vase

qui le contient, et qui n'a d'existence que comme la substance de cette forme Nous constatons, chez le contenu linguistique, une certaine forme, la forme du contenu, qui est independante du sens, et dont les rapports avec lui sont arbitraires. Le sens ordonn6 par cette forme devient la substance du contenu.

Ce que nous constatons dans le texte, nous le retrouvons dans le systeme. Si nous considerons le systeme d'expression des cou-

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Au sujet des fondements de la thIorie linguistique de Louis Hjelmslev 81

leurs dans les difftrentes langues, nous voyons que la substance

qui est un continu amorphe, ici le spectre, est divise arbitraire- ment par chaque langue en un certain nombre de zones distinc- tes, le bleu, le vert, le jaune, etc., qui sont loin de coincider d'une langue A l'autre : en gallois la zone de glas couvre notre zone de bleu, mais deborde sur celle de vert et celle de gris. Il en va de

mime si nous considerons, par exemple, les divers systemes d'expression du temps, ou du nombre.

Nous ferons les memes constatations dans le cas de l'autre terme de la fonction: l'expression. Il y a une substance de

l'expression et une forme de l'expression. Un exemple de substance est le continu amorphe que represente le profil m&dian de la bouche. Cette substance regoit, dans les diff6rentes langues, des formes variees : les unes y distinguent, pour ne considerer que les occlu- sives, trois zones, celle du k, celle du t et celle du p; d'autres, comme l'esquimau, presentent deux zones distinctes de k; beau-

coup de langues de l'Inde presentent deux zones distinctes de t, etc. Il en va de mime dans la chaine ou' la meme substance

peut etre ordonn&e de diff6rentes fagons selon les langues4. Tout ceci nous montre que les deux termes de la fonction

signifiante, contenu et expression, se comportent de fagon iden-

tique vis-A-vis de cette fonction. Dans les deux cas la forme se projette sur la substance comme l'ombre d'un filet se projette sur une surface continue. Le signe est, tout ensemble, le signe d'une substance de contenu et le signe d'une substance d'expression. Le mot << signe >> dsignera donc l'unit6 resultant de la fonction signi- fiante et comprenant la forme du contenu et celle de l'expression.

Aussi bien pour le texte que pour le systeme, on opposera donc, des le premier temps de l'analyse, un plan de l'expression A un plan du contenu. L'auteur insiste sur le paralldlisme absolu de ces deux plans: les categories prevues de part et d'autre sont definies de fagon absolument identique, ce qui revient A dire que, scientifiquement, elles sont identiques.

Au cours des diff6rents temps de l'analyse, il nous est souvent donne de trouver, dans les diff6rentes parties du texte, la meme unite, par exemple le meme mot ou la mame syllabe. On peut

4. Les exemples que donne ici Hjelmslev nous paraissent mal illustrer ce qu'il veut dire. Nous proposons celui d'une chaine tse qui, substantiellement identique en russe et en finnois, regoit, dans les deux langues, des formes diff6rentes, puisqu'on y distingue deux uni- t6s en russe et trois en finnois.

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82 Apitmhnologie

dire que chaque mot ou chaque syllabe apparait en plusieurs exemplaires. Chacun de ces exemplaires s'appelle une variante et l'unite dont ils sont des exemplaires est une invariante. L'opposition des variantes et des invariantes a ete degagee, sur le

plan de l'expression, par les phonologues de Prague, et par Daniel Jones et ses eleves. Les invariantes ont ete nommees << phonemes >>. A ces devanciers Hjelmslev reproche leurs me- thodes inductives et leurs inconsequences. Mais les phonologues de Prague ont eu, sur Jones, l'avantage de fonder leurs theories sur l'opposition distinctive. Il y a diff6rence d'invariantes (les pho- nologues diraient: difference pertinente) lorsqu'a une diff6rence sur le plan de l'expression correspond une diff6rence sur celui du contenu. Ceci resulte du parallelisme des deux plans. Mais

puisqu'il y a interdependance entre les deux plans, et non deter- mination de l'un par l'autre, il n'y a aucune raison de ne pas uti- liser le parallelisme pour degager variantes et invariantes sur le

plan du contenu aussi bien que sur celui de l'expression, et, d'autre part, la methode est valable pour toutes les uniteis d'expression, et non pas seulement pour les plus simples et irre- ductibles (les phonemes). On doit pouvoir, sur le plan du contenu, comme on l'a fait sur celui de l'expression, degager des unites plus petites que le signe, unites que Hjelmslev nomme

figures. Si une etape de l'analyse permet d'enregistrer les unites

Sjument >>, <<talon >>, <<truie >>, <<verrat >>, cheval xc, <<porc >>, << femelle , mile , les unites xc jument >>, << talon >>, <<truie > et <<verrat>> seront exclues de l'inventaire des elements parce qu'identiques respectivement A <<cheval femelle >>, <<cheval

mile >>, etc. La methode qui est A la base de cette operation est

identique A celle qui permet, sur le plan de l'expression (en phonologie), de reconnaetre deux unites dans un groupe signi- fiant pa (= pas) par rapprochement avec des groupes signifiants existants po (= peau) etfa (=fa). Qu'on remplace p par << cheval >>, a par <femelle >>, o par <mle >>, f par <porc >>, et pa sera A comprendre comme << cheval femelle >>. Puisque << cheval male>> (po) existe, ainsi que <<porc femelle> (fa), <<cheval femelle , c'est-A-dire jument >>, devra etre congu comme forme de deux unites distinctes. En continuant assez longtemps de la meme fagon, on aboutira, sur le plan du contenu, A obtenir un inventaire limite d'elements, exactement comme sur le plan de l'expression.

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Au sujet des fondements de la thiorie linguistique de Louis Hjelmslev 83

Pour definir une langue donnee par opposition aux autres

langues, on devra indiquer quelles sont les categories definies par relation et le nombre d'invariantes que comporte chacune de ces

categories. L'operation qui permet de degager les invariantes s'appelle la

commutation. C'est par l'application de la commutation qu'on evi- tera l'erreur si commune qui consiste a decrire une langue en uti- lisant les categories degagees pour une autre. Qu'on s'interesse A

l'expression ou au contenu, on ne comprendra rien A la structure de la langue, si l'on ne tient compte constamment de l'interaction permanente d'un des deux plans sur l'autre.

La ressemblance et la dissemblance linguistiques doivent etre jugees en consideration de la forme et non de la substance qui vient epouser cette forme. La substance, le sens, etant par lui- meme, avant d'etre <<forme >>, une masse amorphe, echappe A toute analyse et, par lI, A toute connaissance. Elle est totalement

depourvue d'existence scientifique. La description des langues ne saurait donc etre une description de la substance. La substance ne saurait etre un objet d'examen qu'une fois effectuee la des- cription de la forme linguistique. Toutefois la tentative pour eta- blir un systeme universel de sons ou de concepts est scientifique- ment sans valeur. L'etude linguistique de l'expression ne sera done pas une phonetique, ou etude des sons, et l'"tude du contenu ne sera pas une semantique, ou etude des significations. La science linguistique sera une sorte d'algebre operant avec des grandeurs arbitrairement designees. Cette algebre ne sera pas appelee <<linguistique >>, le terme ayant ete galvaudei, mais << glossematique >>.

L'auteur reprend la question des variantes qu'il divise, comme on le fait en phonologie, en variantes libres (individuelles) et en variantes conditionnees (combinatoires) qu'il designe respec- tivement des noms de variations et de varietes. Cette repartition des variantes doit etre etendue du plan de l'expression A celui du contenu. L'analyse de l'invariante en ses varietes precede la sub- division en variations. Ce sont les variations qui sont susceptibles des traitements statistiques dits phonometriques.

Sous le nom de syncritisme l'auteur etudie ce que, sur le plan de l'expression, les phonologues appellent la neutralisation. Il le constate, bien entendu, sur l'un et l'autre plans linguistiques. Il y a syncretisme lorsqu'a la finale d'un mot danois on peut pronon-

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84 Ep istmologie

cer aussi bien p que b (dans Top, par exemple), lorsqu'en latin, au neutre, on ne distingue pas entre le nominatif et l'accusatif.

Avant de proc6der a l'analyse du texte qui fait l'objet de son etude, le linguiste doit se livrer A une premiere operation. L'analyse consiste, on le sait, dans l'enregistrement des fonctions. Pour d6finir une fonction, il convient de reconnaitre ses termes, ses fonctifs. Or, il se peut que, pour une raison ou pour une autre, le texte ne pr6sente pas un des deux termes de la fonction. Dans ce cas, il conviendra d'interpoler le terme manquant avant de proc6der A l'analyse. Cette interpolation est dite catalyse. C'est ainsi qu'une exclamation comme si seulement! ou parce que! ne

pourra faire l'objet d'une analyse gloss6matique qu'apres avoir

6t6 catalys6e, c'est-a-dire compl6t6e. Il va sans dire qu'il faut

prendre toutes les precautions d6sirables pour ne pas interpoler plus que ce qui est strictement indispensable, c'est-a-dire le fonc- tif manquant. Dans un texte latin, oui, par accident, sine ne serait

pas accompagn6 d'un ablatif, on ne saurait, pour faire figurer cet ablatif, introduire par catalyse un nom d6termin6 a un nombre et un genre d6termin6s bien que le morpheme d'ablatif presuppose ce nom, ce nombre et ce genre.

Comme les textes qui sont A la base des 6tudes gloss6matiques peuvent etre de dimensions consid6rables - en principe ils sont

constitu6s par tout ce qui a 6te enregistr6 dans la langue a 6tu- dier - le linguiste ne pourra supposer implicitement, comme il l'a fait jusqu'ici, que l'analyse a e6te pr6alablement effectu6e jusqu'au stade de la phrase. En fait, la linguistique, sous sa forme gloss6ma- tique, verra son domaine prodigieusement 6tendu puisqu'elle s'annexera la litterature, ainsi que tous les ordres de connaissance, pour autant qu'ils trouvent une expression dans la langue. D'autre

part, la gloss6matique permettra de pousser l'analyse beaucoup plus loin qu'on ne l'a fait jusqu'ici, et ceci non seulement sur le

plan du contenu (<< jument >> = << cheval femelle >> ), mais sur celui de l'expression oui l'on nous promet une dissociation du phoneme. Enfin la gloss6matique sonne le glas de la syntaxe qui, pour l'essentiel, s'integre a l'6tude des vari6t6s (variantes conditionnies), et celui de la doctrine des parties du discours.

L'auteur s'est volontairement cantonn6 jusqu'ici dans l'exa- men de la langue parl6e (le mot <<texte >>, si fr6quemment employe, ne doit point induire a cet 6gard le lecteur en erreur). Mais, puisque, nous l'avons vu, la theorie expos6e s'applique A la

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Au sujet des fondements de la thiorie linguistique de Louis Hjelmslev 85

langue definie en tant que forme et non en tant que substance, on doit supposer qu'elle restera utilisable pour toute forme, quelle que soit la substance qui vient en 6pouser les contours. Puisque la subs- tance importe peu, la langue, sous sa forme &crite aura, aux yeux du linguiste, la meme valeur que sous sa forme parl6e. L'unit6 gloss6matique p du frangais n'ayant pas 6te d6finie par des traits substantiels (occlusion, bilabialit6, absence de voix), mais par les fonctions dans lesquelles elle entre, il sera indiff6rent qu'elle se manifeste par un p de l'6criture plut6t que par le son p. Les unit6s de la forme linguistique sont de nature alg6brique, et on peut les

d6signer de fagons tres diverses et tout a fait arbitraires. Suit une definition de ce qu'est une langue, definition qui n'a

6videmment de sens que si l'on connait pr6alablement la d6fini- tion des termes que l'auteur y emploie. Or, nous avons dfi renon- cer ~ reproduire toutes les definitions donn6es pr6c6demment. Si nous offrons ici une traduction de cette definition, c'est essentiel- lement pour montrer combien elle s'6carte de toute definition << r6aliste >, et pour preparer ainsi le lecteur a l'extension que l'auteur donnera plus loin a la notion de langue. Une langue, 6crit-il, est une hikrarchie dont une quelconque des sections per- met une division ult6rieure en classes d6finies par relation mutuelle, de telle sorte qu'une quelconque de ces classes per- mette une division en d6riv6s d6finis par mutation mutuelle. Toute structure qui satisfait a cette definition est une langue. La langue, telle qu'on la congoit dans la pratique, n'est qu'un cas particulier. Ce qui la distingue des autres << langues >> est le fait qu'elle peut tout dire. Dans une langue de ce type on peut tra- duire, non seulement toute autre langue du meme type, mais toute autre structure << linguistique >. L'auteur pose la question de savoir si un jeu (le jeu d'6checs par exemple) est une langue. Il r6pond par la negative, car si l'on cherche dans le cas du jeu A

6tablir deux plans (du contenu et de l'expression), on s'apergoit qu'il y a entre eux non plus parall61isme, mais conformit6 par- faite, une unite de contenu correspondant r6gulihrement A une unite d'expression (cf. une piece aux 6checs). En consequence, la distinction de deux plans apparait ici comme une complication superflue, alors qu'elle est une n6cessit6 ineluctable dans le cas des structures d6finies comme langues.

On a suppose tacitement, dans ce qui pr6cede, que le texte soumis A l'analyse 6tait parfaitement homogene. Mais pratique-

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86 Epzstimologie

ment, des que le texte est assez considerable, comme le serait un texte comportant tout ce qui a 6t6 &crit et dit en frangais par exemple, on s'apergoit que cette homogeneit6 n'est nullement realisee : certaines parties du texte sont en prose, d'autres en vers, certaines en langage releve, d'autres en langage vulgaire, certai- nes sont &crites, d'autres parlkes, d'autres en code, etc. La diffi- rence entre ces parties resulte de differences existant aussi bien dans le contenu que dans l'expression. L'ensemble contenu-

expression se presente donc comme l'expression (au sens hjelm- slkvien) de ces diff6rents types de styles, qui eux-memes sont le contenu correspondant. La structure qui resulte du rapproche- ment de cette nouvelle expression et de ce nouveau contenu forme ce que Hjelmslev appelle une langue de connotation, par opposition a la structure linguistique ordinaire qui est dite langue de dbnotation. Une langue de connotation est donc une langue dont le plan de l'expression est lui-meme une langue. Il y a, par ail- leurs, des structures linguistiques dont le plan du contenu est lui- meme une langue. Ces structures sont appelkes des mitalangues. Ce sont des langues qui traitent des langues (au sens large bien

entendu). La linguistique est une des metalangues. La langue qui forme le contenu peut etre une langue scientifique, c'est-a-dire une description faite sur la base du principe d'empirisme, ou une

langue non scientifique. La semiologie est une metalangue dont le contenu est une langue non scientifique. On appellera mita- semiologie une langue dont le contenu est la semiologie. La meta- semiologie se confond en pratique avec ce qu'on pourrait appeler la description de la substance. Il est 'vident qu'une langue de connotation peut devenir le contenu d'une metalangue. Le resul- tat de cette extension de la linguistique est que tout ce qu'on avait exclu tout d'abord comme non-langue s'integre finalement dans des structures linguistiques d'un ordre plus dleve. La theorie

linguistique nous amine A une position clef d'oii aucun domaine

scientifique ne peut nous &chapper. En concentrant notre atten- tion sur la langue elle-meme, et non sur ses A-c6tes, nous avons atteint A la connaissance, non seulement du systeme linguistique dans son ensemble et dans son detail, mais aussi A celle de l'homme, de la societ6, de la totalit6 du domaine de la science.

Il est a craindre que le resume qui precede ne satisfasse ni l'auteur ni le lecteur. L'auteur estimera sans doute que c'est tra- hir ses idles que de negliger l'appareil coherent de ses cent cinq

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Au sujet des fondements de la thiorie linguistique de Louis Hjelmslev 87

definitions formelles, pour se contenter de l'A peu pres qui resulte necessairement de l'emploi de la terminologie usuelle. D'autre part, il est probablement certaines parties de son expose qu'il jugera n'avoir pas ete suffisamment mises en valeur. Enfin, il n'est pas exclu que nous ayons mal saisi et, par consequent, mal

interprete certains aspects de sa pensee. Quant au lecteur, il trou- vera sans doute que notre expose reste bien abstrait et que, pour avoir voulu condenser trop de choses en peu de pages, nous n'avons pas apporte toutes les clartes necessaires. II aurait sans doute, tout comme nous, voulu voir l'auteur operer sur un texte donne. Sur ce point, il faut encore qu'il s'arme de patience. Qu'il n'oublie pas que, pour l'instant, Hjelmslev ne nous offre que les

prolegomenes de la glossematique, les principes generaux qui sont A la base de l'analyse qu'il propose, analyse qui doit etre suivie d'une synthese, faite desormais A l'aide de materiaux

eprouves. I1 doit comprendre que tant que l'auteur ne nous a pas donne un expose exhaustif de la theorie elle-meme, il sera trop tPt pour prendre resolument position. Ce que nous pouvons ten- ter, des aujourd'hui, c'est un examen critique des principes de base qui nous ont ete exposes.

La critique A laquelle Hjelmslev soumet la linguistique telle qu'elle a ete pratiquee jusqu'ici, paraitra sans doute injuste A beaucoup, ou tout au moins fort exageree. Lorsque des genera- tions de savants ont recherchei la nature des changements linguis- tiques, il est possible qu'ils s'y soient mal pris; il est certain qu'ils ont eu tort de croire qu'il abordait ainsi le seul veritable pro- bleme linguistique. Mais ce qu'ils visaient A 'lucider etait bien du domaine de la realite linguistique, et non de celui de la prehis- toire, de la physiologie ou de la sociologie, meme s'ils utilisaient A leurs fins ces diverses disciplines. La linguistique structuraliste des dernieres decades a pu commettre des erreurs de methode, mais sa fin derniere a toujours ete la connaissance de la langue en tant que telle. LA ou nous donnons pleinement raison A Hjelmslev, c'est lorsqu'il reclame que la pensee linguistique s'etablisse sur des bases resolument scientifiques. Il est tout A fait certain, par exemple, que la terminologie linguistique generalement en usage est le plus souvent fondee sur 1'A peu pres, et qu'on serait bien en peine de definir exactement des termes aussi frequents que << mot , xc morpheme >> ou < genitif>>. N'oublions pas, cependant, que la phonologie a fait un effort, jusqu'ici incomplet peut-etre,

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88 Episthnologie

mais meritoire, pour mettre sur pied une terminologie scientifi-

quement utilisable. Sur la necessite d'une theorie linguistique au sens hjelmslk-

vien du terme, nous tombons 6galement d'accord. Nous avons besoin d'une methode qui nous permette de donner, de toute

langue, une description exhaustive. La comparaison entre les lan-

gues ne pourra etre faite utilement que lorsqu'on aura d'elles des

descriptions fondees sur des principes identiques. La phonologie represente un effort pour degager une telle methode utilisable sur le plan de l'expression. Au sujet de ce que Hjelmslev appelle curieusement le principe d'empirisme, on reconnaitra avec lui

qu'il est indispensable qu'une description soit non contradictoire et exhaustive. Mais en matiere de simplicit6, on pourra se demander s'il n'y a pas des cas o0f deux solutions sont aussi sim-

ples l'une que l'autre, et oui, par consequent, on ne saura laquelle choisir. Enfin, il est certain qu'on aura toujours inter&t a& viter les postulats, surtout implicites, et A les remplacer, la oui une defi- nition n'est pas possible, par une proposition conditionnelle intro- duite par <<si >>.

Une des affirmations les plus decisives de Hjelmslev est que, si nous voulons fonder scientifiquement notre discipline, nous devons considerer l'existence < reelle>> des objets comme une

hypothese metaphysique dont nous devons nous degager pour ne voir dans ces objets que des points de croisement de faisceaux de relations. Tout l'enseignement relatif A la forme et A la substance decoule de 1A. C'est essentiellement sur ce point que Hjelmslev se

separe des structuralistes qui l'ont pr ced&. Ceux-ci, certes, ne desirent operer qu'avec des concepts degages par opposition, mais, sur le plan de l'expression (en phonologie) tout au moins, ils ne croient pas pouvoir se passer d'un recours A la substance pour definir les unites qu'ils ont isolkes. Il est certain que l'1limination totale de la substance donne A la linguistique un aspect beaucoup plus << scientifique >, << algebrique >> va mime jusqu'A dire Hjelm- slev. Mais on peut a bon droit se demander si cet aspect resolu- ment abstrait est celui qui convient reellement A la linguistique si l'on veut que celle-ci soit bien adaptee A son objet. Nous sommes convaincus, non seulement de la lgitimit6 du point de vue syn- chronique dans notre discipline, mais meme de la necessit6 de ne se livrer A aucune recherche diachronique que sur la base d'etudes exhaustives d'6tats de langue. Toutefois l'importance

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Au sujet des fondements de la thiorie linguistique de Louis Hjelmslev 89

que nous attachons A la synchronie ne va pas jusqu'a nous faire croire que l'6volution linguistique soit un problkme indigne de l'attention des vrais linguistes. 11 ne faudrait pas qu'' l'exclusivisme des geneticiens succedat celui des synchronistes. Or, s'il se revele que c'est dans la substance, plus que dans la forme, que se trouvent les germes de l'6volution linguistique, l'eitablissement des structures << algebriques >> des gloss'maticiens nous aura fort mal prepare A l'examen indispensable de la realit6

diachronique. Et meme, sans quitter le plan synchronique, et en admettant qu'il est hautement desirable de donner, des structures

examinees, la description la plus formelle possible, sommes-nous certains de pouvoir, sur la seule base de leurs relations mutuelles, definir de fagon satisfaisante toutes les unites que nous aurons

degagees ? Mile Fischer-Joergensen, dans un excellent compte rendu du livre de Hjelmslev5, fait remarquer qu'en danois, les deux unites d'expression p et k ont des << fonctions >> identiques et devront de ce fait recevoir des definitions identiques. En birman, selon Troubetzkoy', la situation serait encore beaucoup plus grave puisque toutes les consonnes recevraient la mime defini- tion, de meme que toutes les voyelles.

Il est une question essentielle que Hjelmslev 'lude et qui est celle de l'identite linguistique. Qu'est-ce qui nous permet de dire que deux mots ou deux phonemes que nous retrouvons a quelque distance l'un de l'autre dans un texte, sont un seul et mime mot, un seul et mime phoneme ? Pourquoi le p de prendre est-il la mime unite glossematique que le p de pelle ou celui de cap ? Ce problame, pourtant central, Hjelmslev ne l'aborde pas dans son livre. Si nous nous reff6rons A des entretiens particuliers que nous avons eus avec lui (il y a maintenant six ans, il est vrai), nous pouvons dire que pour justifier l'identification des unites, il invoque leur permutabilit6 : si je remplace le p de pelle par celui de prendre, on comprendra tout de mime pelle; par consequent le p de pelle et celui de prendre sont linguistiquement identiques. Mame si nous admettons que, par ce biais, le glossematicien ivite le recours A la substance, nous restons persuades que la permuta- tion le mbnera neicessairement a des impasses: que se passera-t-il si je permute le p de pelle et celui de cap ? Il est difficile de priju-

5. Nordisk Tidsskrift for Tale og Stemme, Nr 4/5, 7, Aargang, 1943, p. 81 et s. : cf. p. 92. 6. Grundzige der Phonologie, p. 220.

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90 Apistimologie

ger des resultats qu'on obtiendrait, par exemple en permutant des tranches d@couples dans un film parlant, mais Hjelmslev est- il certain que pelle avec le p de cap resterait identifiable ? Mieux encore: si, en danois, je remplace la voyelle de send << envoiexc

par celle de ret << droit xc, j'obtiendrai quelque chose que les Danois interpreteront comme Sand << sablexc ; et pourtant nous savons que Hjelmslev, tout comme les phonologues, reconnait dans la voyelle de send et celle de ret une meme unite. Identifier la

voyelle de ret et celle de Sand serait se fier aveuglkment A la subs- tance et, ce faisant, non seulement heurter le bon sens et le << sen- timent linguistique >> des Danois, mais, et c'est l'essentiel, se refu- ser tout moyen d'aboutir A dresser un systeme coherent des

voyelles de la langue. Hjelmslev donc ne nous convainc pas qu'il soit possible de degager les unites d'expression sans avoir recours, jusqu'a un certain point, A la substance phonique.

Reste la substance du contenu, le sens, dont Hjelmslev desire

egalement s'abstraire dans l'6tablissement de la structure. On

pourrait etre tenth d'utiliser sur ce plan les resultats obtenus sur celui de l'expression: un mot sera reconnu comme identique A un autre du meme texte si tous deux comportent les memes uni- tes d'expression, les memes phonemes, ranges dans le meme ordre. Sans doute l'existence de l'homonymie parait-elle faire dif- ficulti. Il nous faudra identifier le cousin de le cousin est un diptre et celui de mon cousin est arrive. Notre auteur ne nous revdle pas son

point de vue au sujet de l'homonymie. Toutefois, comme il declare que le danois Tre << arbre>> et Tre << bois >> (la substance) sont A considerer comme deux vari&tes (variantes combinatoires) d'une meme unite, et comme il n'y a, toute 6tymologie mise A part, pas de solution de continuite entre la polysemie du type Tre et I'homonymie du type cousin, nous pouvons supposer qu'il ver- rait 6galement dans les mots cousin deux varietes d'une meme unite.

En fait, Hjelmslev, fiddle A sa methode, n'utilise pas sur le

plan du contenu un autre proced6 que celui qu'il preconise lors-

qu'il s'occupe de l'expression. Ce sont les possibilites combinatoi- res qu'il va mettre A contribution. Elles nous ont paru insuffisan- tes lorsqu'il s'agissait de definir p et k en danois, ou les diff6rentes consonnes du birman. Mais elles sont ici infiniment plus variees, et c'est certainement grace A elles que Hjelmslev pourrait par exemple, sans invoquer le sens des diff6rentes racines, rattacher

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Au sujet des fondements de la thiorie linguistique de Louis Hjelmslev 91

l'aoriste i,0ov au present EpXoy plut6t qu' Xxc,yw ou ' 6p"p. Lorsqu'il identifie <jument >> a <<cheval femelle >>, il n'a pas du

tout l'intention d'&tablir une identit substantielle, et I'on doit sans doute supposer effectuee une operation analogue A celle qui lui permet d'identifier le p de prendre et celui de pelle. Nous avouons que le caractere scientifique d'une telle operation nous echappe.

Un des traits les plus saillants de l'expose de Hjelmslev et qui frappe comme paradoxal dans un livre oiu les paradoxes ne man-

quent pas est la conviction frequemment exprimee que contenu et expression presentent des structures de type absolument iden-

tique. Une sorte de o fonction >> est-elle d'couverte sur un plan ? Immediatement l'auteur la recherche et la decouvre sur l'autre. A un certain stade de son expose, p. 43, Hjelmslev avait decrit le

signe comme compose d'xclments appelks figures, caracterises par le fait qu'ils ne sont pas des signes et que leur inventaire est limit&. Notre premiere reaction, un peu naive, a 6te de croire que ces figures ne pouvaient etre que des phonemes ou des syllabes et, par consequent, n'existaient que sur le plan de l'expression. Mais nous avons vite eti detrompes : p. 54, on nous dit que Schaque... systeme... de figures... comporte une forme d'expres-

sion et une forme de contenu >>; p. 60, on nous explique que, par l'analyse des plus petits contenus signifiants, on doit aboutir A des figures du contenu. Plus loin, p. 64, on nous presente la << reduc- tionxc de <jument> A << cheval femelle>> comme le premier temps de l'operation qui doit nous fournir l'inventaire de ces figures. Nous admettons volontiers qu'on puisse aboutir de cette fagon A des inventaires limites aussi bien pour le contenu que pour l'expression, mais nous comprenons moins bien que les uni- tes ainsi obtenues soient des non-signes et, par consequent, des figures. Si, sur le plan de l'expression, je reduis le signe po (peau ou pot) A une succession p-o, p et o ne sont plus des signes parce qu'ils n'ont pas de contenu. Mais si, sur le plan du contenu je reduis le signe jument >> a une succession <<cheval femelle >>, xc cheval >> et <<femelle > restent des signes, car, non seulement ils ont un contenu, mais aussi une expression (faval, faml). L'auteur nous dira peut-etre que, tandis que le contenu <<cheval>> et le contenu <<femelle>> se trouve dans <<jument >>, l'expression "aval et l'expression famEl n'y figure pas, ou, en d'autres termes, que le contenu << cheval >> qui fait partie du contenu de jumentxc n'est

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92 Epistnmologie

pas un signe puisqu'il lui manque l'expression. Mais il reste que ces contenus sont toujours doues d'expression des qu'ils sont iso-

kls, tandis que les unites d'expression p et o ne sont dans le meme cas qu'exceptionnellement affublkes d'un contenu (o = <<eau >>, << aulx >>, etc.). Dans ces conditions, nous ne voyons pas comment maintenir, sur ce point central, le parall6lisme des deux plans.

Qu'il y ait une interaction permanente d'un plan sur l'autre, la chose est 6vidente, et si c'est Hjelmslev qui a lance le terme de << commutation >, les phonologues avaient pratique la chose avant lui. Hjelmslev a en tout cas le merite, qui n'est pas mince, d'avoir montr6 que des phenomenes comme le syncretisme sur le plan du contenu et la neutralisation sur le plan de l'expression presen- tent de foncikres analogies, mais il lui reste a nous demontrer son

hypothese que contenu et expression sont deux grandeurs egales en droit. Si, au lieu de donner au mot <<fonction>> une acception nouvelle, I'auteur s'en &tait tenu a la signification courante de ce terme, il aurait peut-etre et6 retenu plus longtemps par le fait que la langue est avant tout, de par son but, un systeme de signes. Le

systeme des unites qui ne sont qu'unites d'expression, tout digne qu'il reste de l'interet des linguistes, a pour seul but d'assurer le fonctionnement du systeme des signes. L'expression est un

moyen, le contenu une fin, et ceci aussi bien dans le domaine etroitement linguistique de la forme, que dans celui de la subs- tance oui un domaine phonique fort restreint est utilise pour exprimer tout ce qui est exprimable.

Hjelmslev est parfaitement logique avec lui-meme lorsqu'il declare, p. 92, qu'un texte &crit a pour le linguiste exactement la meme valeur qu'un texte parle, puisque le choix de la substance

n'importe pas. Il se refuse meme a admettre que la substance

parlke soit primitive, et la substance ecrite derivee. Il semble qu'il suffirait de lui faire remarquer qu'a quelques exceptions pathologi- ques pres, tous les hommes parlent, mais que peu savent ecrire, ou encore que les enfants savent parler longtemps avant d'apprendre l'criture. Nous n'insisterons donc pas. Mais la comparaison de l'criture et de la parole a ceci d'instructif qu'elle nous montre

qu'une de ces deux substances est plus proprement linguistique que l'autre. Peu importe que ceci se revdle plut6t sur le plan de la diachronie que sur celui de la synchronie. Lorsque, dans un texte

imprime, la lettre i suit immediatement f elle perd son point; la lettre i sans point est donc une variante combinatoire (une variete,

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Au sujet des fondements de la thIorie linguistique de Louis Hjelmslev 93

dirait Hjelmslev) de la lettre (l'invariante) i. Lorsqu'en russe le

phoneme i est preced6 d'une consonne dure, il prend un timbre

posterieur note y; y est donc une variante combinatoire du pho- neme i. Si nous suivons Hjelmslev, nous ne verrons pas de raison de donner plus d'importance au second phenomene qu'au pre- mier. Et pourtant la plupart des changements apportes au systeme formel d'expression des langues et souvent, par contre-coup, a leur

systeme de contenu, commencent par des variations de phonemes. Ii n'y a pas d'exemple qu'aucun d'eux ait eu pour origine une variation dans la forme d'une lettre ou d'une graphie alphabetique en general. Encore une fois, la synchronie, quelque essentielle

qu'elle soit, n'6puise pas la linguistique, et c'est une des raisons

pour lesquelles nous ne croyons pas pouvoir exclure totalement la substance phonique de nos preoccupations.

Il est encore un point sur lequel beaucoup de linguistes ris-

quent de regimber. Nous voulons parler de l'operation prealable A l'analyse que Hjelmslev nomme la catalyse. Il est probablement trop tot pour se prononcer utilement sur la necessit6 et le carac- tare licite de cette operation. Nous attendrons, sur ce point comme sur bien d'autres, de voir la glossematique A l'oeuvre. Disons seulement, pour l'instant, que nous voyons mal l'interat de la catalyse dans le cas d'un texte latin mutilk sine ne se trouverait plus suivi de son ablatif. De deux choses l'une : ou bien nous savons deja que sine est toujours suivi de l'ablatif; dans ce cas le texte mutilk ne peut rien nous apprendre A son sujet, et nous nous rejetons sur des textes intacts qui, Dieu merci, ne nous manquent pas; ou bien nous ignorons encore que sine reclame necessairement un ablatif, et, dans ce cas, nous sommes bien incapables de proceder A la catalyse.

Hjelmslev n'a pas absolument tort de reprocher aux phonolo- gues certaines inconsequences et un abus des methodes inductives. Mais il pourrait signaler que les phonologues ont tenu largement compte des critiques que leur adressaient les glossematiciens A une

epoque ou ceux-ci n'etaient encore que <<phonematiciens >>. Nous reconnaissons volontiers qu'il y a moyen d'etre scientifiquement plus strict que Troubetzkoy dans ses Grundzzige. Mais on peut cer- tainement le devenir sans abandonner pour cela les bases de la doctrine. Quant aux < methodes inductives>> des phonologues, une fois qu'on a remplac6 certaines lois 6nonc6es un peu hative- ment par des propositions moins cat6goriques, elles semblent se

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94 EpistbMologie

r6duire a des apparences. Des soucis pedagogiques que Hjelmslev, pour notre malheur, ne semble pas partager, ont pu &tre la cause

que, dans certains exposes, on est parti des unites supposees d6ga- gees, au lieu de commencer par indiquer la methode d'analyse qui permettait de les saisir. Tout comme Hjelmslev, mais sans doute

beaucoup trop implicitement, les phonologues partent du texte comme un tout a reduire en ses 616ments. C'est essentiellement sur le degrei d'utilisation de la substance que divergent les deux points de vue, Hjelmslev l'&cartant d61ib6r6ment tout entiere, la phono- logie en retenant tout ce qui a valeur distinctive et qui lui parait indispensable pour identifier l'objet de son 6tude.

A tous les linguistes qui savent lire le danois nous recomman- dons vivement cet ouvrage d'une prodigieuse richesse, bien

ordonn6 et bien &crit, clairement et rigoureusement pense. La lec- ture, certes, en est fort ardue, mime pour ceux qui ont de6j une

id6e de ce qu'est la gloss6matique. IE faut savoir jongler avec l'abstraction comme le fait I'auteur pour pouvoir s'assimiler sur-le-

champ tant de definitions formelles qu'il s'agit surtout de ne

jamais oublier sous peine d'etre d6finitivement stopp6 ' la page

suivante ou dix paragraphes plus loin. Hjelmslev, qui a mis dix ans

pour mettre sa th6orie sur pied, est impitoyable pour ses lecteurs : il est habitue de si longue date a penser la matikre linguistique en des termes a lui propres et dans un cadre qu'il a construit, qu'il oublie un peu que, pour quiconque ne fait pas partie du cercle relativement 6troit de ses collaborateurs et de ses 6tudiants, ses modes de pens6e et d'expression repr6sentent quelque chose d'inattendu, voire mime d'6trange. 1l doit etre possible sans nuire a la rigueur scientifique de l'expos6, d'expliciter plus nettement certaines demarches gloss6matiques, de donner plus d'exemples, de les faire intervenir plus t6t, avant mime peut-&tre l'expos6 abs- trait qu'ils sont charges d'6clairer, de leur donner d'embl6e ou

progressivement un caractere plus concret. Nous avons trouv6 dans ces prolkgomenes a la th6orie gloss6matique, et par compa- raison avec certains 6crits ant6rieurs de Hjelmslev, des traces d'un effort dans ce sens. Nous croyons que, dans l'interet de la linguis- tique et dans celui de sa doctrine, l'auteur ne devrait pas manquer A l'avenir d'intensifier et de g6n6raliser cet effort. La contribution qu'apporte Hjelmslev A l'6dification de notre discipline est trop essentielle pour que nous ne d6sirions pas en voir exclue toute trace d'herm6tisme.

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