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Les jours maigres - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9791036900099.pdfje n'aime rien, ni personne. — Aimer ? répéta Geneviève, ... Il tressaillit et regarda fixement

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1937-1938 : les années où, paraît-il, la France était heu- reuse. Paris brille et s'agite, mais combien brasse-t-il (brise- t-il) de destins semblables à celui des héros de ce roman ? Quatre garçons, deux jeunes filles : ils sont aux prises avec les misères de la condition humaine dont ils pourraient, cependant, assurer la gran- deur, si, de la société, de leur pays leur venait une incitation ou un encouragement. Mais le septicisme ronge l'âme de la France et de ces jeunes gens; ils sont contraints à une existence petite, alors que le monde tremble alentour.

L'un cherche l'issue dans la révolte fasciste, l'autre dans l'anarchie; certains voudraient retouver vie au contact du peuple, mais ils sont victimes de leur éducation. D'autres enfin se résoudront à " faire carrière " soit dans la bour- geoisie, soit en abandonnant l'usine pour devenir un chef syndicaliste.

— Il faut aimer, dit Francis, ne serait-ce que soi-même, pour agir et peut-être pour vivre. Moi, je n'aime rien, ni personne.

— Aimer ? répéta Geneviève, avec nos cœurs desséchés ?

Puis, ils se turent, ne sachant plus quoi se dire. L'ennui serra le cœur de Francis.

Grande fresque d'un temps où la France s'abandonnait à un avenir redoutable.

LES JOURS MAIGRES

DU MÊME AUTEUR aux mêmes Éditions

SANG R U S S E

Récits des

GEORGES G O V Y

LES JOURS MAIGRES

27, rue Jacob, P a r i s - V I

I L A É T É T I R É

D E CET O U V R A G E 1 0 5 E X E M P L A I R E S

S U R V É L I N A R A V I S

NUMÉROTÉS DE I A 105 D O N T 5 HORS C O M M E R C E

C O N S T I T U A N T L ' É D I T I O N

O R I G I N A L E

Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous pays.

Copyright 1947 by Éditions du Seuil.

Les yeux fixés sur eux-mêmes, les oreilles remplies de leurs propres gémissements, ils avançaient...

...Et ils ne savaient ni vivre, ni se donner la mort.

I

Henri Laussin allait et venait dans sa chambre. Il mar- chait jusqu'au mur, faisait demi-tour et se dirigeait vers la fenêtre opposée. Puis, il recommençait : de la fenêtre jusqu'au mur, du mur vers la fenêtre. Son pas était régu- lier.

Il songeait au départ de son fils, André. Ce départ ne devant rien changer à son existence, il n'éprouvait aucune affliction à la pensée que le lendemain, dans une heure, il ne le verrait plus. D'autres raisons pouvaient-elles mieux expliquer son manque d'émotion ? Peut-être. Mais il ne chercha pas à les découvrir. Il était fatigué. A soixante- cinq ans, on ne cherche plus, on range et on s'apprête à partir soi-même.

Dehors, l'après-midi de septembre enveloppait pares- seusement de sa lumière cendrée les maisons et les deux trottoirs de la rue.

Henri Laussin avait mal dans le bas du ventre : c'était un mal sourd, tenace et menaçant. Son appendicite. Il reculait depuis des années l'opération, non par peur, mais par aversion pour les chirurgiens et les infirmières. Il tâta prudemment l'endroit douloureux et soupira.

La jeune femme de la maison d'en face faisait sa toi- lette. Ses mouvements étaient lents et impatientaient

toujours Henri Laussin. Maintenant, en combinaison devant son armoire à glace, elle se fardait. Henri Laussin connaissait sa façon de sourire, de sauter du lit. Il connaissait ses jambes maigres et ses cuisses puis- santes, sa poitrine molle, son ventre velu et légèrement rebondi. Il connaissait ce corps étranger jusqu'en ses moindres plis et replis, mieux que celui de sa femme ou de ses anciennes maîtresses.

Henri Laussin détourna les yeux, et s'évadant de sa chambre au papier fané, il vit en pensée le ciel de Meaux. Il était haut et clair. De minuscules flèches dorées per- çaient l'air tendre. Un épervier s'était immobilisé au milieu de ce ciel immense. Il battait subitement des ailes et s'élan- çait à la rencontre d'un petit nuage pâle et tout rond. Les rayons du soleil, glissant le long des arbres, allaient se cacher parmi les feuilles jaunies que l'herbe maternelle avait recueillies. Ils les teintaient d'un peu de rouge, les ranimaient. Un vent léger soufflait. Et on avait envie de songer à la vie et point à la mort. On souhaitait ardemment que le printemps revint, comme on souhaite extraire un jour chéri d'un passé sans éclat. Mait tout, alentour, par- lait de mort : ce ciel froid et silencieux, ces champs vides, ces arbres sans feuilles, cette herbe chauve.

André poussa la porte. Une inquiétude aiguë chassa du visage d'Henri Laussin l'expression d'hébétement cou- tumier. Il tressaillit et regarda fixement son fils.

— Me voilà prêt, dit André. Il passa rapidement la main dans ses cheveux blonds. Ses

yeux se fermèrent un instant et une sorte de torpeur sembla s'emparer de son corps. Puis une petite sueur mouilla son front. Ses épaules étroites se penchèrent en avant. Sa poitrine se creusa un peu plus. Il avança d'un pas et portant ses doigts à sa bouche se mit à les mordiller.

Henri Laussin tira sa montre. — Ton train part dans une heure et ta sœur n'est pas

encore rentrée.

Il prit une chaise et s'assit. Ses joues boursouflées per- dirent leurs couleurs. Sa poitrine grasse s'inclina vers ses genoux.

— Elle rentrera d'un minute à l'autre, dit André. As-tu quelque chose à me dire avant que je ne te quitte ?

« Qu'il s'oppose à mon départ, songea-t-il, qu'il m'insulte, qu'il parle enfin. »

Henri Laussin tendit la main vers son fils et la retira aussitôt. Sa lèvre remua, mais il ne dit rien.

Il se leva et, s'approchant d'un calendrier, en arracha un feuillet.

— 13 septembre 1937, soupira-t-il. C'est le 13 septembre 1908 que j'ai connu ta mère. C'est le 13 septembre 1933 que j'ai déposé mon bilan et vendu mon magasin d'optique...

Il fronça les sourcils et tâ ta machinalement son ventre. — ...Et que je suis devenu ce que je suis : un homme

entretenu par sa femme. Il sourit béatement et se dirigea vers la fenêtre, sa place

habituelle. André regagna la salle à manger. Sa mère apporta deux chemises encore chaudes du

repassage. — Tu n'as rien oublié? André vérifia docilement le contenu de son portefeuille :

billet, passeport. Il chercha son contrat avec la Société « Routes et Canalisations Syrie-Liban » et le trouva dans la poche de son veston.

— Non. — J 'ai préparé deux sandwiches au jambon, dit

M Laussin. Elle gratta sa jambe couverte de varices. — Geneviève est dehors. Son frère part, et elle est

dehors. Elle a abandonné ses études pour courir les réu- nions. Je ne veux pas chez nous de ces tracts qu'elle rap- porte chaque jour. Je ne veux pas qu'elle fréquente c e Ménard qui a presque l'âge de son père, qu'elle soit la

risée de nos voisins... Hier encore, je l'ai vu par la fenêtre. Il se cachait derrière un bec de gaz. Elle est sortie et elle a discuté avec lui au milieu de la rue... comme une fille !

Le mot lui échappa brutalement, sans qu'elle s'y atten- dît. Elle en demeura un instant déconcertée, mais, tenace poursuivit :

— Maintenant, c'est ton tour. Pourquoi pars-tu? Tu ne te sens pas heureux ici ? Tu es comme Geneviève, comme ton père. Que suis-je pour vous? Quand tu étais petit, tu me souriais. Pourquoi m'abandonnes-tu ? Pourquoi ?

André s'écarta d'elle. Elle le suivit, les mains serrées contre sa poitrine, les joues écarlates. Il recula jusqu'au mur pour lui échapper, ferma les yeux pour ne pas la voir. Mais l'image de son père se présenta à son esprit : il pen- chait sa grosse tête et remuait les lèvres. Il suppliait. André ouvrit précipitamment les yeux. Sa mère s'était approchée de lui, sa respiration lourde de femme fatiguée se posait sur son visage. Elle continuait à évoquer des sou- venirs lointains...

« Maintenant, elle quémandera sans pudeur », songea André. La faire taire ! A coups de poings, au besoin. La repousser brutalement. Et il serait enfin libre.

— Je ne partirai pas, murmura-t-il. Je resterai avec vous.

La sonnette retentit. André avala sa salive qui se per- dait dans le fond de sa gorge. « Je tremble », songea-t-il, Il entendit la voix de sa sœur dans le couloir : « André est prêt ? »

Henri Laussin ouvrit la porte de la chambre à coucher. — Tâche de me rapporter un burnous, dit-il. Bon voyage.

André piétinait, sa valise à la main. Geneviève lui prit le bras.

— Francis et Maurice nous attendent en bas. Claude viendra directement à la gare.

M Laussin les accompagna jusqu'au palier et attira son fils à elle. De petits hoquets secouèrent sa poitrine.

— Sois prudent. Tu es fragile. Puis elle se tut et aban- donna sa tête sur l'épaule d'André.

Francis Moline était assis dans le taxi. Maurice Lamou- reux faisait les cent pas sur le trottoir.

— C'est un peu long, dit-il, entr 'ouvrant la portière du taxi.

— C'est toujours long dans la famille, répondit Francis. Il baissa les yeux et passa la langue sur sa lèvre sèche.

Il avait faim. Il songea mollement au départ d'André. Il avait connu André peu de temps après son arrivée à Paris. Il s'était attaché à lui, malgré la réserve dont André ne s'était jamais tout à fait départi. Trois ans avaient passé, trois ans pleins de privations et de vains efforts pendant lesquels Francis était demeuré humblement fidèle à cette amitié.

Il aurait voulu s'adonner à la peine légitime que devait lui causer le départ de son ami, mais sa pensée, comme une chienne battue, se traînait dans son cerveau et reve- nait toujours au même point : il avait faim. Il n'avait rien mangé depuis la veille. Il pensa soudain que s'il voulait emprunter cent francs à Maurice, il devait le faire main- tenant, pendant qu'ils étaient seuls.

Il se souleva de la banquette et ouvrit la vitre. Mais Maurice avait déjà pénétré dans le couloir de la maison.

Francis l'appela : — Les voilà ! répondit Maurice. Enfin ! Geneviève sortit la première de la porte cochère. Mau-

rice prit la valise des mains d'André. Ils s'installèrent et le chauffeur mit la voiture en marche.

— Geneviève, tu tâcheras de rentrer plus tôt à la maison, ce soir, dit André.

— Comment? Geneviève tenait comme d'habitude ses mains sur ses

genoux, les yeux à demi-baissés. — Rentrer plus tôt? Mais oui, je rentrerai directement

de la gare.

Elle essuya la vitre embuée du taxi. La rue était déserte. A la lumière des réverbères, l'asphalte mouillé scintillait de mille petits points. Le ruisseau gonflé bai- gnait le bord du trottoir. Les façades des maisons étaient lisses et sombres. — L e premier de notre équipe s'en va, dit Maurice de sa voix légèrement nasillarde. A qui le tour, maintenant ? Personne ne lui répondant, il ajouta : On n'échappe pas à son destin en fuyant les lieux qu'on habite.

— Je ne pars pas à la légère, dit André. J 'ai mon con- trat. Je travaillerai deux ans, cinq ans, s'il le faut.

Il dit cela avec gêne et très vite. — Deux ans? Cinq ans? Francis sentait la tête lui tourner. Le moteur du taxi

était sûrement encrassé. Il dégageait une odeur nauséa- bonde d'huile brûlée. Francis baissa la vitre et aspira l'air humide.

— Tu jongles avec les années. Je parie que dans un an, nous te verrons revenir, penaud...

— Un an? l'interrompit Maurice. C'est beaucoup. En un an, on peut faire bien des choses.

— Que peut-on faire en si peu de temps, demanda Geneviève, quand on végète souvent toute une vie ! Toi, Maurice, que ferais-tu?

Maurice détourna son regard. — Moi, en un an, je vous changerais la face du monde,

à condition... — A condition? Francis luttait maintenant contre le sommeil qui l'enva-

hissait peu à peu dans son coin. Maurice ne répondit pas. — J'ai l'impression, dit-il, qu'André nous mystifie

tous avec son projet. Un vrai pince-sans-rire, en somme ! — Mon frère, un pince-sans-rire? dit Geneviève. Mais

regarde-le mieux ! Il est terriblement sérieux. Maurice s'écarta un peu de Geneviève. Comme chaque

fois qu'il se trouvait en sa présence, il se sentait plein de tendresse et d'impatience, tel un chiot devant la mamelle de sa mère. Il devait constamment combattre son émo- tion et l'effort qu'il déployait pour demeurer indifférent l'épuisait, le remplissait d'humiliation.

— Je ne suis pas un bon psychologue ! dit-il. D'accord. Mais il faut croire que j'ai d'autres mérites. Autrement, je ne m'explique pas comment tu as pu t'intéresser à moi si longtemps...

Ils arrivèrent à la gare de Lyon. Claude n'était pas sur le perron. Geneviève et Maurice allèrent la chercher dans le hall.

André et Francis restèrent seuls. André ne quittait pas des yeux l'escalier et avançait de quelques pas chaque fois qu'un taxi s'arrêtait au bord du trottoir. Francis sur- veillait docilement l'aiguille de la pendule illuminée.

Une rafale de pluie fouetta soudain la rue. Un chien crotté et la queue basse s'était immobilisé au milieu de la chaussée. Une voiture, en dérapant, le frôla. Il ne bougea pas. Indifférent, il piquait du museau vers une flaque. Puis il se redressa, regarda longuement autour de lui comme méditant sur son monde à lui et celui des hommes.

L'ennui descendait de ce ciel étrangement rétréci et fané. Mais peut-être naissait-il simplement dans le cœur des hommes, de leur vieille impuissance à trouver l'harmo- nie, l'équilibre nécessaire pour continuer à vivre. Et cet ennui lourd, infini, rendait sans importance et inutile le mouvement ininterrompu de la grande ville, la singulière agitation de ses habitants, leurs joies et leurs souffrances.

André songea à son départ précipité. Une tentative désordonnée de son imagination? L'aveu de sa médiocrité ? Il semblait refuser ce que lui offrait son destin, mais s'accro- chait à son mince cadeau : Claude. Depuis des mois, sa pensée se réfugiait auprès d'elle. Elle empruntait allègre- ment une petite route familière et sans embûches. André tenta de se rappeler les gestes de Claude, ses paroles. Il

les tirait péniblement de sa mémoire encombrée de choses futiles. « Claude n'est rien, ne peut rien », se dit-il. Mais il la voyait tout près de lui. Elle lui prenait fermement les mains. De son corps riche de sang et de muscles, la vie refluait à gros flots vers le sien. Et tout devenait simple et apaisant.

— Elle ne viendra pas, dit Françis. André se tourna vers lui : — Cela n'a pas d'importance, tout ce que nous avions

à dire, nous l'avons dit. Elle me rejoindra dès que j'aurai fait l'acquisition...

Francis lui vint en aide : — D'un terrain... que tu cultiveras toi-même. — Oui, d'un terrain. Je rêve d'un endroit où il n'y

aurait plus ni parents, ni amis... — Pourquoi t'occupes-tu tant des autres ? Geneviève et Maurice revinrent. Ils n'avaient pas trouvé

Claude. — Elle a dû mal comprendre, dit Geneviève. Elle nous

attend sans doute sur le quai. Maurice se chargea de nouveau de la valise et ils s'avan-

cèrent vers le hall. Un jet de vapeur, s'échappant de la locomotive, s'éle-

vait dans le ciel comme un ruban clair. Maurice alla chercher une place pour André et revint

presqu'aussitôt. — Je t'en ai trouvé une près de la fenêtre. Claude apparut enfin sur le quai. André se porta à sa

rencontre. Elle lui entoura le cou. Elle avait oublié, dans sa hâte, de mettre du rouge et son visage sembla à André sévère, étranger presque. Elle retenait ses larmes et de temps à autre, laissait errer ses yeux autour d'elle, comme si elle continuait à chercher André. Il la tenait serrée près de lui, sentant son cœur se noyer dans une tendresse molle.

— Tu ne regrettes rien ? dit-elle. Tu es sûr de ne rien regretter? répéta-t-elle avec insistance.

Les employés commencèrent à fermer les portières. — Abrège, dit Francis. — Monte, dit Maurice, le poussant vers le wagon. André grimpa dans le train. Il se montra bientôt der-

rière une fenêtre. Il essayait de l'ouvrir. — Claude ! cria-t-il. Tu viendras me rejoindre ! Le train glissa sur ses rails. Le ruban de vapeur s'épais-

sit et recouvrit le hall. Claude marcha un instant le long des wagons, puis s'arrêta et couvrit son visage de ses mains.

Francis toucha l'épaule de Maurice. — Passe-moi cent francs. — J 'ai dépensé mon dernier billet pour le taxi, dit Mau-

rice. Excuse-moi. Je suis pressé. Et il s'élança vers la sortie.

I I

Francis Moline demeura un moment près de la porte cochère qui venait de se refermer sur Geneviève. « J'aurais dû lui demander de l'argent », songea-t-il.

Il se laissa tomber sur un banc. Les sons d'un pick-up s'élevaient dans un café voisin, aigus et insistants. Le robinet de la pompe était sans doute mal fermé et l'eau s'écoulait le long du trottoir.

Le ciel s'assombrit, descendit jusqu'aux toits et sembla devoir écraser sans pitié toutes ces maisons malodo- rantes et délabrées qui se serraient étroitement l'une contre l'autre. Une gamine au visage sali par le fard se déta- cha d'un réverbère allumé, demeura immobile au milieu de la chaussée puis, telle une chatte désœuvrée, remua ses fesses débiles et se gara derrière la vespasienne.

Francis étira ses jambes engourdies et soupira. Il suivait en pensée Geneviève. Il voyait son visage que la fatigue rendait presque enfantin, ses yeux qui semblaient toujours chercher quelqu'un ou quelque chose, sa lèvre mince. Il haussa les épaules. Que pouvait-il pour elle ? Puisqu'il ne pouvait rien pour lui-même. Geneviève devait maintenant monter l'escalier. Elle ralentissait le pas, hésitant à mettre la clé dans la serrure... Elle pénétrait à la cuisine, répondait aux questions sans fin de M Laussin. Mais peut-être,

M Laussin ne demandait-elle rien. Elle tournait le dos et continuait à gratter ses casseroles. Geneviève la quittait, rôdait dans le couloir, tenaillée par le désir de saisir son manteau et de fuir. Dans sa chambre, elle s'asseyait près de la table, ses mains posées devant elle. Deux larmes, se détachant de ses cils, coulaient sottement sur ses joues.

Francis regarda avec aversion la façade chauve de la maison qui abritait les Laussin et s'achemina vers l'avenue du Maine. Devant l'autobus, il s'arrêta indécis. Il lui restait deux francs. Devait-il les dépenser pour les tickets ? Il tira cependant sa pièce et monta : il ne se sentait pas la force de gagner à pied le Quartier latin.

La pluie recommença à tomber. Il fit le tour des cafés, espérant rencontrer un de ses camarades. Il ne rencontra personne et se dirigea lentement vers la bibliothèque Sainte- Geneviève.

Les gens circulaient dans le vaste hall encombré de tables. Ils consultaient les fichiers, prenaient ou rendaient des livres. Tableau familier de la bibliothèque avec ses vitres closes et sa poussière séculaire.

Francis approcha de ses yeux le Précis de droit de Capitant et s'efforça de poursuivre sa lecture. Il n 'y parvint pas. Il posa ses coudes sur la table et se mit à scruter attentivement les visages de ses voisins. C'étaient pour la plupart des visages rassasiés et bonnasses. Cependant Francis ne pouvait pas se pencher vers eux et leur dire cette chose si simple en apparence : « J 'ai faim. Passez-moi vingt ou trente francs. » D'ailleurs, cette misérable somme ne modifierait pas sa situa- tion. Il lui fallait beaucoup d'argent et surtout l'assurance que demain, après-demain, il mangerait.

Il ferma le volume de Capitant. « Un travail inutile », se dit-il. Présenter sa thèse ? Chercher une place chez un avoué ? Gagner mille francs par mois et pendant des années rêver d'ouvrir son propre cabinet? C'était absurde.

Une douleur aiguë traversa son estomac, la sueur mouilla ses tempes. Il sentit son visage pâlir et surprit le regard

étonné de la jeune fille assise en face de lui. Il esquissa un sourire. Elle avait les traits avenants et une poitrine un peu forte sous sa blouse de soie. Il allait se désintéresser d'elle, lorsqu'il remarqua dans son sac entr'ouvert le coin d'un billet de cent francs. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle baissa les siens. Il lui serra la jambe sous la table. Elle l'écarta, mais sans se presser. Dieu, comme tout cela s'annon- çait long et ennuyeux !

— Mademoiselle, dit-il, finissons-en. Je m'appelle Francis Moline. Dites-moi votre nom et sortons.

Une fois dehors, ils marchèrent en silence. Francis avait maintenant une vague envie de vomir et l'air humide du soir lui tournait la tête. Il serra les lèvres et les desserra aussitôt pour dire :

— Vous avez un billet de cent francs dans vôtre sac. Il s'arrêta et s'appuya contre le mur d'une maison en

démolition. Sa voix sortit enrouée, comme s'il avait soudain contracté un mal de gorge :

— Donnez-moi, dit-il, donnez-moi la moitié de l'argent que vous avez dans votre sac.

— Vous plaisantez, fit-elle. — Alors, passez-m'en le quart. Ses jambes se dérobaient. Il devait faire un effort pour ne

pas glisser sur le trottoir maculé. — Deux cents francs, cent... La rue était peu animée. La jeune fille regarda furtive-

ment autour d'elle et serrant son sac sous son bras, recula.

Francis ne fit pas le moindre geste pour la retenir. Il s'assit docilement sur le bord du trottoir et la regarda s'éloigner. « Qu'aurait fait un autre à sa place ? » Un moment, il pensa s'élancer à sa poursuite et lui expliquer : « Quoi ? » Elle était partie, elle s'approchait maintenant du reverbère, planté au coin de la rue. Il voyait ses jambes se déplacer hâtivement l'une après l'autre : une paire de très jolies jambes bien prises dans des bas de soie. Mais il n'en avait

que faire. Il détourna son visage. C'était sans doute une brave fille, qui, dans d'autres circonstances, lui aurait procuré du plaisir. Il s'imagina avec elle dans un honnête petit hôtel, pas trop sale, chauffé et éclairé. L'éclairage d'ailleurs n'était pas indispensable. Elle hésitait à s'asseoir sur le lit. Il lui entourait les épaules...

Rien de tout cela ne devait se passer pour la bonne raison qu'il n'avait qu'une petite pièce au sixième étage, sale et froide. Il n 'y pouvait pénétrer qu'après minuit, de peur de rencontrer le patron de l'hôtel à qui il devait plusieurs mensualités. « Quel malentendu », se dit-il. Il sentait ses oreilles bourdonner et il crut un moment qu'un régiment, précédé d'une fanfare, passait en haut de la rue. Le bruit des pas se mêlait au bruit sec et précipité des instruments. La cadence était vive et entraînante.

Un homme trébucha contre lui dans l'obscurité. — Tu attraperas la crève, dit-il en bégayant. Rentre chez

toi, mon bonhomme. Il se mit à uriner le long du mur. Quelques gouttes

tombèrent sur Francis. — Vous ne pouvez pas choisir un autre endroit, dit

Francis. On a construit pour vous des édicules, il me semble. « Retourner à Nîmes, songea-t-il. Avoir de nouveau un

bon lit, dormir avec des filles propres et surtout, manger, manger. Le reste n'était qu'enfantillage. » Il se leva et descendit la rue Soufflot.

Il sentait son estomac se dilater, comme gonflé d'air, son cœur oppressé, sa nuque martelée par une multitude de petits marteaux. Il se cramponna des deux mains au rebord d'une devanture. Devant ses yeux, la rue se balança doucement avec ses deux trottoirs. Puis elle redevint immobile. Il essuya son visage et reprit sa marche.

La pendule de la gare du Luxembourg marquait huit heures. Francis eut soudain peur de mourir d'inanition. Sentiment puéril, crainte ridicule. On ne mourait pas de faim à Paris. Paris regorgeait de victuailles. Dans cette ville

orgueilleuse, on souffrait, on se débattait, mais on ne rendait pas l'âme d'un seul coup.

Quelques rares passants longeaient la grille sombre du Luxembourg. Francis les regarda avec avidité. S'il tombait sur le trottoir, ils le relèveraient, lui porteraient secours. Il y avait aussi des refuges où l'on distribuait de la soupe et un morceau de pain. Malgré ces reflexions positives, la peur d'une fin misérable s'emparait irrésistiblement de lui : peur d'une souris prise au piège et oubliée dans un coin du couloir. Il pressa le pas. Il avait besoin de lumière, de bruit, des allées et venues de la foule. Il avait besoin de s'assurer que cette ville n'était pas plongée dans l'obscurité, qu'elle ne se dépeuplait pas, mais continuait bel et bien à vivre au même rythme. Il sentait de nouveau son dos mouillé de sueur, ses genoux étaient raides et glacés. Il se voyait étendu près d'une de ces maisons aux portes closes, aux rideaux tirés. La vie s'échappait lentement de son corps recroquevillé près du mur. C'était lui, Francis ! Il accéléra encore le pas, se retenant pour ne pas courir et arriva boulevard du Montparnasse.

Il appuya son front contre la vitre d'un café. C'était toujours le même spectacle : les gens buvaient leurs apéritifs, bavardaient ou lisaient les journaux. Francis souffrait à présent de ces innombrables lumières, de cette multitude humaine. Il aurait voulu regagner son hôtel, se terrer dans son coin. Mais il lui fallait attendre minuit. Quelqu'un le heurta. Il frissonna et reprit sa marche.

Un jeune camelot tendait aux passants ses bras chargés de bretelles.

— Cent sous la paire, disait-il. Tenez, deux paires. Décidément les hommes ne portaient plus de bretelles. Quelle bêtise de s'être encombré de cette marchandise !

Francis le repoussa et s'éloigna rapidement. Il n'avait pas fait dix pas qu'il vit soudain, arrêtée au

bord du trottoir, Germaine Pelletier, la femme de maître Pelletier de Nîmes. Francis n'eut pas le temps de battre en

retraite. Germaine Pelletier venait à lui, la main tendue. — Comme je suis contente de vous rencontrer, dit-elle.

Depuis trois ans que je ne vous ai pas vu ! Elle le scruta des pieds à la tête. — Un peu pâlot. Et toujours l'air d'un garçon méchant. Elle rit et lui montra ses dents blanches, sans doute méti-

culeusement brossées après chaque repas. — C'est votre père qui sera étonné lorsque je lui ferai

part de notre rencontre ! Pauvre homme, il n'avait que vous en somme.

Et, tout en marchant, Germaine Pelletier expliqua à Francis par quel hasard elle se trouvait seule à Paris.

— Mon mari a des idées très larges, conclut-elle. Francis songea à ce petit homme trapu qui, secouant la

tête, répétait inlassablement : « Il faut savoir, Messieurs, marcher avec son siècle. » Sa passion légendaire pour les photos de nus, mettait en joie les jeunes avocats de la ville.

— Certes, maître Pelletier a des idées larges. Saluez-le de ma part à votre retour à Nîmes.

Germaine Pelletier retint sa main. — Êtes-vous tellement pressé? Francis, emmenez-moi

au moins dans un café. Francis la regarda de côté. Sa taille était mince, son

visage agréable et sain. Elle paraissait avoir à peine trente- cinq ans. Il savait qu'elle en avait quarante-deux.

— Excusez-moi, dit-il entre ses dents, je vous aurais volontiers conduite quelque part, mais je n'ai pas d'argent.

Et une honte irraisonnée s'empara de lui : honte de ceux qui doivent se refuser la moindre dépense.

Germaine Pelletier ne sembla pas autrement impres- sionnée par cet aveu. Elle glissa son bras sous celui de Francis. Il s 'attendait à une phrase consacrée : « Ah, ces jeunes gens » ou « A Paris... » Elle la lui épargna.

— Pourquoi vous gêner avec moi? dit-elle simplement. Ne vous ai-je pas connu enfant? Et elle ajouta : Vous

me rembourserez un jour ce que nous dépenserons. Cela vous va?

— C'est bien. Je vous renverrai l'argent à la fin du mois. Ils allèrent aux « Vikings ». Germaine Pelletier consulta

la carte des boissons et commanda un gin. Puis, elle interro- gea Francis sur ce qu'il faisait à Paris. Avait-il quelques projets ?

— Aucun. Vous pouvez rassurer mon père. Elle sembla ne pas percevoir le fiel caché dans ces paroles.

Elle lui demanda encore ses impressions sur Paris, sur la vie intellectuelle.

L'alcool brûla le ventre vide de Francis et lui délia la langue : « Paris ? Il vivait du crédit de son passé. Ici, comme ailleurs, on trichait. On se mentait, on mentait aux autres. Il n'y avait pas de vie intellectuelle ou morale. Il y avait la vie, simplement, toute crue, sale, dégoûtante et stupide du commencement à la fin. Et des désirs mesquins nés de l'appât du gain et de la vanité... »

— La Fiction, montée sur des échasses, a remplacé la Vie, vous comprenez?

Francis baissa ses yeux assombris par l'alcool. Elle ne comprenait rien, mais cela n'avait pas d'importance.

— ... Et l'homme n'est plus que l'ombre de lui-même, reprit-il. Il endure tout : humiliations, esclavage, ennui... La mâchoire grande ouverte, il boit docilement sa misère quotidienne. Son seul refuge : des idées incolores et hideu- sement maigres qu'il faut nourrir de sang et de chair. Alors il égorge ses amis, sa maîtresse, son père, et arrose de leur sang les autels, toutes sortes d'autels. Il immolerait et saignerait Dieu lui-même, s'il le trouvait quelque part. Mais il est dans le vide. Tout est vide. Et Dieu ne peut être qu'un grand vide, lui aussi...

Germaine Pelletier hocha la tête. — Je vous savais orgueilleux, mais point aigri. Si votre

père, bien qu'il soit un homme excellent, se montre parfois un peu sec, votre mère, elle, était très douce, très sensible.

— Madame, je ne me souviens pas de ma mère, dit Francis. On n'hérite pas la bonté ou la méchanceté de ses parents, comme on hérite leur argent quand ils en ont. Pourquoi me parler de ma mère ?

Il avala encore un verre. Il lui sembla que l'alcool dilatait les tissus de son estomac. Il crut soudain qu'il allait s'effon- drer par terre comme un sac rempli de chiffons.

— Excusez-moi, balbutia-t-il. Il se leva et descendit aux lavabos. Ses genoux tremblaient

Il pencha la tête et la bile coula de sa bouche. La glace lui refléta son visage verdâtre aux yeux gonflés. Il boutonna son veston et remonta lentement l'escalier.

En son absence, Germaine Pelletier avait commandé à dîner. Francis mangea avec prudence, craignant de rendre quelques minutes plus tard cette précieuse nourriture. Lorsqu'ils eurent fini, elle lui passa discrètement son porte- feuille sous la table.

Dans la rue, ils s'arrêtèrent un moment, indécis. Francis sentait son sang couler, comme une pluie chaude le long de son corps engourdi. Mais ses jambes lui obéissaient mal et il lui semblait que sa compagne s'inclinait et faisait avec le sol un angle de 45°.

— Je vais rentrer, dit-elle. Elle hésita une minute. Croyez-vous, Francis, qu'il soit vraiment tard?

Ils finirent par échouer dans un cinéma. Assis à côté de Germaine Pelletier, Francis regardait à peine l'écran. Il digérait. Elle lui communiquait fidèlement ses impres- sions sur le film. En se penchant, elle lui apportait l'odeur de son parfum et du vin qu'ils avaient bu.

L'air de la nuit réveilla Francis. Près de son hôtel, Germaine Pelletier s'aperçut qu'elle avait oublié ses gants aux Vikings. Elle en avait peu de regret, elle était si contente de sa soirée. Francis songeait qu'il serait obligé de se traîner jusque chez lui et se taisait, maussade.

— Je vais vous montrer les achats que j'ai faits cet après-midi, dit-elle.

Ils montèrent. Elle se mit à ouvrir ses cartons. Francis, assis sur le bord du lit, appuya sa tête contre l'oreiller et ses yeux se fermèrent. Quand il les rouvrit, il vit Germaine Pelletier recroquevillée dans le fauteuil. Elle était en peignoir, son manteau sur les épaules.

— Est-il tard ? demanda-t-il. Elle regarda sa montre et sourit : — Trois heures. — Je vais partir, dit-il sans conviction. Elle n'avait pas le cœur de chasser ce garçon en pleine

nuit. N'était-il pas le fils du vieux Moline, le meilleur ami de son mari? Elle resterait dans le fauteuil. Francis se récria : c'est lui qui prendrait le fauteuil. Elle fut con- trainte d'accepter.

Ils se réinstallèrent. Elle s'endormit bientôt, fatiguée par sa journée, mais Francis demeura éveillé. Le sommeil le fuyait maintenant. Une demi-heure plus tard, tremblant de froid, il s'approchait de Germaine Pelletier :

— Qu'avez-vous? demanda-t-elle, tout ensommeillée. — J 'ai froid. Elle l'invita à prendre une de ses couvertures. Il les

souleva et se glissa dans le lit. Elle protesta : — Que faites-vous? Non, voyons, Francis. — Que craignez-vous? jeta-t-il entre ses dents. Elle essaya de se soulever : — Attendez. Je vais vous laisser le lit. Il la retint. — Vous me promettez... commença-t-elle. Francis posa sa jambe sur la sienne. Elle se débattit :

« Vous êtes fou ! » Cette phrase traditionnelle sortit toute seule de sa bouche. Déjà, elle n'était pas indignée, mais honteuse de sentir un désir s'éveiller en elle sous les caresses de Francis qu'elle avait connu enfant et vu grandir. Ce souvenir, plus que toute autre considération, l'empêchait de céder à Francis.

Elle suffoquait : — Laissez-moi... Vous n'êtes qu'un voyou... Il jeta un regard furtif sur son visage : il vit ses yeux

largement ouverts et suppliants. Et il lui sembla apercevoir une larme. Elle se défendit encore un moment. Elle griffa même Francis. Puis elle soupira, écarta un peu les jambes et attendit qu'il la prît. Il se hâta de le faire.

— Je m'en vais, dit-il, cinq minutes plus tard. Il chercha des yeux son chapeau. Il avait roulé à terre.

En se baissant pour le ramasser, il remarqua sur la table, quelques billets de mille francs. Il se sentit sans force. C'était la seconde fois, ce jour-là, que le sort le tentait. C'était trop. Il revint vers le lit et arrangea machinalement les couvertures.

— Madame Pelletier, dit-il, j'ai besoin d'argent. Elle lui indiqua du doigt les billets. Il hésita, en prit

deux et sortit. La rue était désespérément vide et l'asphalte mouillé

par trois jours de pluie. Francis tira de la poche de son pardessus les deux billets de mille francs et les enfonça dans la poche de son pantalon sous son mouchoir.

« Qu'aurait fait Germaine Pelletier avec ces deux mille francs? se demandait-il. Elle aurait acheté quelques bibe- lots. Que représentait pour maître Pelletier cette somme misérable ? Un petit procès gagné ou perdu, un travail de quelques heures. Pour Francis, une centaine de jours d'une besogne fastidieuse, et encore fallait-il la trouver. Pourquoi alors devait-il renoncer à ces deux billets, trêve des humi- liations et de la faim. Pourquoi ? »

Et ne sachant comment refouler son sentiment de gêne, il s'en prit à Germaine Pelletier. Il détestait cette femme, il était prêt à lui restituer son argent. « Rebrousser chemin, songea-t-il, et lui jeter au visage ses deux billets. »

Il reprit la direction de l'hôtel. Mais il se sentait plein de rancœur. Posséder deux mille francs après tant de jours difficiles et ne pas savoir en profiter, c'était se

révéler bien dépendant des règles de conduite de son milieu, malgré tout le dégoût qu'il vous inspirait. Il marcha encore quelques minutes, puis s'arrêta, les poings serrés : il avait envie de pleurer de rage.

— Cabotin, dit-il, quel cabotin je suis.

I I I

La banlieue était déserte et inanimée. Il pleuvait et sous cette pluie drue, les réverbères, plantés çà et là, semblaient devoir s'éteindre d'une minute à l'autre. Des maisonnettes avaient succédé aux terrains vagues. Une carcasse de camion, abandonnée au bord de la route, projetait une ombre indécise sur un tas de gravier.

« J'aurais dû lui donner cent francs », pensait Maurice Lamoureux, tout en marchant. Il écarta avec ennui l'image déplaisante de Francis Moline s'accrochant à son bras et décida de lui envoyer un mandat. « Il finira par rendre l'âme un jour. » Cent francs ! C'était ridicule. Il jura grossièrement et hâta le pas.

Quelques minutes plus tard, il poussait la porte d'un hangar. Il enleva son pardessus et enfila une veste de cuir. Puis il prit un revolver derrière une pile de bouteilles et sortit.

Lucas se tenait sur le marche-pied de la voiture. — Quel temps, dit-il. Je pensais que vous ne viendriez

plus. — J'ai accompagné un ami à la gare. Il partait pour la

Syrie. — Pour la Syrie ? Moi, j'ai fait mon service en Algérie. Je

n'aime pas les Arabes.

Comme chaque fois qu'il partait avec Lucas, Maurice sentit son cœur battre plus vite, ses jambes raides et mala- droites. Cela passerait en cours de route, il le savait. Mais le souvenir de ce malaise du départ, de cette lâcheté de son corps demeurerait, le remplissant d'humiliation.

Lucas referma la portière et démarra. — Le dernier camion est tombé dans une embuscade.

Vous en avez entendu parler? — Non.

Maurice appuya sa tête sur le coussin de cuir. « J'aurais dû prendre mon chandail. » Il se tourna vers Lucas.

— Comment s'appellent vos enfants? — Le garçon Pierre, la fille, Éveline. — Ce sont de jolis noms. Maurice ferma les yeux. André parti, il lui serait main-

tenant difficile de se rendre chez les Laussin. Il revit sur le quai Claude, marchant le long des wagons et il se sentit comme ulcéré par la douleur qu'exprimaient ses traits tendus. Lui, il pouvait partir, accomplir l'action la plus basse ou l'action la plus noble, tuer d'autres hommes ou se tuer lui-même, sans que Geneviève fît un geste pour le retenir ou l'encourager, sans qu'elle s'émût le moins du monde. Entendait-elle par cette indifférence effacer jusqu'au souvenir des deux ans pendant lesquels elle avait cru en lui et l'avait comblé de tendresse?

La voiture dérapa, reprit sa marche. La route était sombre et les deux rangées de platanes tremblaient sous les rafales du vent. « Seul, songea Maurice. Seul pour désirer et agir. »

— Lucas ! Lucas se redressa. Il mangeait un sandwich. — Bientôt Dijon, dit-il. Nous avons rattrapé notre

retard. — Que faites-vous chez nous? demanda Maurice. Si

jamais l'insurrection éclate, des gens comme vous paieront les pots cassés. N'êtes-vous pas un ouvrier?

Lucas s'arrêta de manger et le regarda avec surprise. — Je suis d'abord un patriote, répondit-il. Pourquoi me

dites-vous ça? Il se pencha de nouveau sur le volant et accéléra. Depuis trois mois qu'ils faisaient ensemble ce trafic

d'armes, de la frontière à Paris, ils n'avaient jamais échangé que des phrases sans importance. Maurice savait que Lucas était mécanicien et qu'il avait perdu récemment sa femme. Lucas devait se douter que Maurice était le fils d'un homme riche puisqu'il l'appelait : « Monsieur Maurice. » C'était tout. Ils n'avaient jamais abordé aucune question concernant l'organisation dont ils faisaient partie, ses buts ou sa tac- tique. Lucas était chargé de conduire cette voiture. Maurice était responsable du trafic. L'un et l'autre ne connaissaient que leur chef immédiat. E t ils ignoraient où s'en allaient les caisses d'armes qu'ils entreposaient dans le hangar.

Lucas frappa son genou de la main. La question que lui avait posée Maurice devait probablement l'inquiéter.

— J 'ai confiance dans les chefs, dit-il. Toute organisa- tion doit avoir ses chefs. Les ouvriers ne perdront rien, allez.

Maurice se pencha vers la vitre. « Il se méfie de moi. Tous se méfient de moi. » Les arbres continuaient à courir le long du goudron lisse de la route. Un clocher s'enfonçait dans le ciel bas. Les champs environnants s'étendaient à l'infini, nus et plats.

« Il faut être libre de toute attache pour accomplir une véritable action, songea de nouveau Maurice. Et non faire partie d'une chaîne dont on ignore le commencement et la fin. » Ces caisses d'armes regagneraient tranquillement les arsenaux de l 'État, le jour où ces chefs, en qui Lucas mettait toute sa confiance, formeraient à leur tour un ministère. « Trouver la possibilité de les faire agir. Les obliger à se servir de ces armes. Provoquer le choc. »

Sa pensée courut plus vite comme chaque fois qu'il se représentait le déclenchement de l'insurrection. Il se voyait

à la tête de ses hcmmes, donnant l'ordre d'attaquer. Les sections étaient installées un peu partout dans Paris... Paris qui ne se doutait de rien. Les camions au carrefour avec leurs mitrailleuses... Mais il n'était qu'un chaînon misérable, un anonyme dont la bravoure ou la lâcheté ne serait jamais révélée.

Lucas arrêta brusquement la voiture, regarda Maurice de ses yeux rougis.

— Prenez donc le volant. Je suis transi. Il sortit son tabac et commença à bourrer sa pipe. — Faites attention, ça dérape. Ils roulèrent de nouveau, dépassèrent Lyon. Maurice

entendit bientôt le ronflement de Lucas. Le froid devenait plus vif au fur et à mesure qu'ils avançaient vers la montagne. Il grelottait, détachait l'une après l'autre ses mains du volant, les cachait un instant dans sa poche. Le temps s'écoulait lentement.

La neige s'écrasa soudain sur les vitres et boucha la vue. La route montait. Lucas se réveilla, mit les chaînes et reprit sa place au volant. Maurice releva son col, croisa les bras. Et le sommeil l'emporta. Il rêva qu'il se trouvait à la gare de Lyon. Les quais étaient blancs et déserts, les voies tout enchevêtrées. Il marchait à côté de Geneviève, le long des rails. Un train surgissait du tunnel. Il essayait d'attirer Geneviève à lui. Elle demeurait immobile. Les feux de la locomotive l'aveuglaient. Il poussa un cri d'effroi et ouvrit les yeux. La voiture était arrêtée. Lucas, à genoux, inspec- tait le moteur.

Une faible lumière éclairait le flanc de la montagne. Des nuages mous et comme dessinés par une main maladroite. s'acheminaient l'un après l'autre dans le ciel.

Maurice sortit de la voiture. Il chercha le sentier familier et se mit à grimper entre les sapins, trébuchant contre les troncs coupés et à demi-enfouis dans la neige. L'air se con- densait en fines goutelettes autour de sa bouche sous son haleine chaude et rapide. Il s'arrêta. Nulle trace de

mulets ni d 'hommes . Il s c ru t a a u t o u r de lui la mon tagne et ne vit rien. « Peu t -ê t r e me suis-je t r o m p é de sentier, songea-t-il. Ils se ressemblent tous sous la neige. » I l en tendi t t o u t à coup des pas, une t o u x d 'homme. Il s 'engouffra dans un pet i t bois. Trois douaniers m o n t a i e n t le sentier. Le p a n de leurs capotes soulevai t une poussière blanche. Ils firent une cour te ha l te et repr i ren t leur marche. S e n t a n t sa joue droite se gonfler soudain comme s'il ava i t con t rac té un violent mal de dents , Maurice se j e t a à p la t vent re et commença à rebrousser chemin. Il s 'accrochai t aux branches p iquantes des sapins, se blessai t les mains et l u t t a i t contre son désir de se relever et de se m e t t r e à courir.

Le disque de la lune, s ' é c h a p p a n t des nuages, éclaira la route. Maurice é ta i t à une centa ine de mèt res de la voi-

ture. Lorsqu ' i l l ' a t te igni t , les hommes avec leurs mule ts descendaient déjà dans la vallée. Lucas couvra i t d 'une bâche les caisses chargées.

— Je crois, dit-il, qu ' i l f aud ra suspendre la nave t te . Montez.

A ce moment , les douaniers a p p a r u r e n t en h a u t du sentier. Maurice chercha son revolver dans la poche de sa veste. « J ' ose », songea-t-il. Il réussit à le sortir , descendit la vi t re de la voiture. Lucas le saisit pa r le bras et le re je ta b r u t a l e m e n t sur le siège.

Ils s ' engagèrent sur un pe t i t pont . La route s ' é tenda i t devan t eux, molle et blanche. Lucas r amassa une couver ture , la lança à Maurice. Maurice la pr i t et s 'en couvr i t les jambes. Ils roulèrent . Le ciel dégagé complè tement de nuages, brillait de mille f lammes fines.

... A Paris, la pluie con t inua i t à tomber . Francis , tourné sur le côté, dormai t . I l é ta i t d ix-sept heures t rente . Un rais gris de jour se glissait sur le p lancher maculé de poussière et de mégots écrasés.

Maurice péné t ra dans la chambre de son ami et déposa un paque t sous le lavabo.

« J ' a i mal recloué les caisses, pensa-t-il . T a n t pis. Ils ne

vérifieront pas le contenu. » S'approchant du lit, il tira Francis par la jambe.

— Je t 'apporte cent francs, dit-il. J 'ai eu des remords. Francis se réveilla et s'appuya sur ses coudes. — Cent francs, murmura-t-il. Il chercha à rassembler ses souvenirs : le départ d'André,

les cent francs que Maurice lui avait refusés... non, ce n'était pas cela. Germaine Pelletier ! Sa poitrine lâche, son ventre brûlant et ses larmes. Il se réveilla tout à fait.

— Passe-moi mon pantalon. Il enfonça la main dans sa poche et trouva les deux billets

chiffonnés. — Tu as encore découché cette nuit, dit Maurice. Une

nouvelle femme? Depuis que je te connais, je compte tes maîtresses. J'évalue actuellement leur nombre à trente. Soit une moyenne de dix par an. Geneviève devient complè- tement folle, poursuivit-il. Comme une chienne en chasse, elle parcourt le Quartier et essaie de ramasser quelques adhérents pour son Cercle de la Paix. Elle avait cependant de l'étoffe.

Il ouvrit le placard et l'examina. — Il est à moitié vide. Tu permets? Il reprit son paquet et le posa sur le dernier rayon. — N'y touche pas. Francis enfila son pantalon. — Qu'est-ce que tu caches dans ce sale paquet ? Maurice sourit : — Deux grenades. Francis haussa les épaules. — Tu veux absolument ta petite guerre civile ? Va en

Espagne, alors. Va, répéta-t-il. Mais laisse la France tranquille, laisse cette vieille dame fatiguée qui n'a plus ses règles depuis longtemps...

Maurice rentra chez lui. Ce fut Charlotte, la femme de chambre qui vint lui ouvrir. Elle le regarda sévè- rement.

— Votre mère vous attend, dit-elle. Elle souleva sa main très blanche et l'appliqua un instant

sur son front. Elle avait pris ce geste à M Lamoureux. Elle lui avait également emprunté une expression de visage condescendante et lasse, la lenteur voulue des mouvements et cela irritait toujours Maurice.

— Vous avez oublié de cirer mes chaussures hier, dit-il.

Il pénétra dans le salon. Sa mère, assise sur le divan, feuilletait un journal. Elle portait un peignoir qui laissait voir ses jambes nues.

— Ta chemise est sale, dit-elle. Maurice se dirigea vers la fenêtre. Il vit son père des-

cendre le perron, gagner à pas lents sa voiture. « Il m'évite, songea-t-il. Il est malheureux. Il souffre. Suis-je heureux, moi? »

— A quoi penses-tu? demanda M Lamoureux. Elle releva les deux pans de son peignoir qui traînaient

sur le plancher et passa ses doigts dans les boucles de ses cheveux.

— Tu pactises avec ses adversaires politiques. A la dernière session du Conseil général, il n'a pas pu prendre la parole...

— Ai-je lieu de me réjouir d'être son fils? dit Maurice, avec un sourire contrit. Ses adversaires m'ont réservé un accueil chaleureux. J 'ai été d'abord profondément choqué de ces faveurs... Maintenant, je suis résigné. Mais je me sens toujours comme un moineau en cage.

— Un moineau en cage ? Tu n'as pas beaucoup d'imagina- tion. Donne-moi une cigarette. Le paquet est sur la table.

— Ce qui me déroute, c'est que je n'arrive pas à découvrir en lui une fausse note. Je me dis qu'il est vraiment sincère. Et je me sens plein de rage et inquiet. Comprends-tu ce sentiment-là?

— Je le crois sincère et même capable à l'occasion de