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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 4 juillet 2009. Nouvelle série n° 61. La « poésie action » de Bernard Heidsieck Slavoj Zizek, philosophe cinéphile Avignon 2009 par J.-O. Bégot, E. Burdeau, J.-F. Poirier, E. Renzi, D. Zapero-Maier et deux textes inédits de Zizek Bunker 1, de Gianni Burattoni.

Les Lettres françaises du 4 juillet 2009. Nouvelle série n ... · Les Lettres françaises . Juillet 2009 (supplément à l’Humanité du 4 juillet 2009) . III SLAVOJ ZIZEK Une

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Page 1: Les Lettres françaises du 4 juillet 2009. Nouvelle série n ... · Les Lettres françaises . Juillet 2009 (supplément à l’Humanité du 4 juillet 2009) . III SLAVOJ ZIZEK Une

Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968).

Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Les Lettres françaises du 4 juillet 2009. Nouvelle série n° 61.

La « poésie action » de Bernard Heidsieck

Slavoj Zizek, philosophe cinéphile

Avignon 2009

par J.-O. Bégot, E. Burdeau, J.-F. Poirier, E. Renzi, D. Zapero-Maier et deux textes inédits de Zizek

Bunker 1, de Gianni Burattoni.

Page 2: Les Lettres françaises du 4 juillet 2009. Nouvelle série n ... · Les Lettres françaises . Juillet 2009 (supplément à l’Humanité du 4 juillet 2009) . III SLAVOJ ZIZEK Une

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 4 j u i l l e t 2 0 0 9 ) . I I

SOMMAIRE

Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI

dans l’Humanité du 4 juillet 2009.

Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis,

et Jean Paulhan.

Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.

Directeur : Jean Ristat.

Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.

Secrétaire de rédaction : François Eychart.

Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts),

Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres),

Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles),

Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs).

Conception graphique : Mustapha Boutadjine.

Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas),

Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille),

Marc Sagaert (Mexique), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse),

Rachid Mokhtari (Algérie).

Correcteurs et photograveurs : SGP.

164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis CEDEX.

Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51.

E-mail : [email protected].

Copyright Les Lettres françaises, tous droits réservés.

La rédaction décline toute responsabilité

quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois.Prochain numéro : le 5 septembre 2009.

ÉDITO

Pour que vivent l’Humanitéet les Lettres françaises (III)

Nous avons lancé il y a trois mois un appel à nos lecteurs pour nous aider à résoudre les problèmes financiers que connaît notre journal. Vous avez été nombreux à réagir ; les premiers dons ont rapide-ment afflué. Néanmoins nous devons continuer à nous battre pour notre survie. Votre soutien nous est toujours nécessaire.Nous publions ici une toute première liste des donateurs. Que chacun d’eux trouve ici l’expression de notre reconnaissance.

Denis Adam, Gérard Alezard, Georges Allemand, Jean-Jacques Barey, Dominique Bombled, Roger Bunales, Jean François Capaius, Simone Cier, Clément Civillet, Jean Daniau, Mireille Delafaix, Madeleine Favarotto, Emmanuel Giner, Michel Gleyse, Arlette Gohin, David Grimberg, Monique Hermann, Pol Huellou, Michel Itié, Jean Legay, Daniel Lesage, Guy Levénès, Jacques Lovichi, Claude et Albine Mayaffre, Oh les Beaux Jours, Michel Petit, Louis Sarte, Société des lectrices et des lecteurs de l'Humanité, Arnaud Spire, Katia Tardiveau, Guy Vermée, Jean Veyssière, Jacques Vigliengo, Lucien Wasselin, Carlos Zabaleta...

Appel pour les Lettres françaises

Je soutiens l’association Les Amis des Lettres françaises

Je verse :

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Prénom :

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Tél. : E-Mail :

Chèque à libeller à l’ordre de l’association Les Amis des Lettres françaises et à envoyer aux

Lettres françaises164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex

Gianni Burattoni : Bunker 1. Page I

DDOOSSSSIIEERR SSLLAAVVOOJJ ZZIIZZEEKK ((PPAAGGEESS IIIIII ÀÀ VV))

Jacques-Olivier Bégot :Slavoj Zizek philosophe cinéphile. Page III

David Zapero-Maier : Une défense contemporaine de Hegel

et de Marx. Page III

Eugenio Renzi : Une vue parallactique. Page III

Jean-François Poirier : Zizek : Le noyau et l’écorce. Page IV

Emmanuel Burdeau : De la salle obscure au ciel ouvert. Page IV

Slavoj Zizek : La vraie gauche hollywoodienne (inédit). Page IV

Slavoj Zizek : La boucle de l’acte (extrait, inédit). Page V

Avignon 2009 (Pages VI et VII)

Jean-Pierre Han : Regards sur le monde. Page VI

Jean-Pierre Han : Entretien avec Thierry Bedard. Page VI

Jean-Luc Raharimanana : Les Cauchemars du gecko. Page VII

Jean Guégan : Un Faust pour notre temps. Page VII

Gérard-Georges Lemaire : La « poésie action »

de Bernard Heidsieck. Page VIII

Bernard Heidsieck : Micro-autobiographie. Page VIII

John Giorno : Un dieu de la poésie. Page VIII

Françoise Hàn : Haute lucarne australe. Page VIII

Sébastien Banse : Poisonville, USA. Page IX

Jean-Pierre Han : Une inévitable descente aux enfers ? Page IX

François Eychart : L’image d'une Allemagne morte. Page IX

Michel Simonot : John Berger, un écrivain rare et singulier. Page X

Yahia Belaskri : Naissance d'un écrivain. Page X

Christophe Mercier :Eugène Sue, le don de créer de la vie. Page X

Françoise Hàn : Poète, révolutionnaire (chronique). Page XI

Antoine Guillaume : Portraits croisés de Jean-Richard Bloch

et Ilya Ehrenbourg. Page XI

Marie Masson : Cézanne et Picasso au musée Granet. Page XII

Giorgio Podesta : Céret, « la Mecque du cubisme ». Page XII

Gérard-Georges Lemaire : Une Biennale pour construire

quels mondes ? Page XII

Jean-Claude Hauc : L’art du déplacement. Page XIII

Justine Lacoste : La bibliothèque dilettante. Page XIII

Clémentine Hougue : Sabine Weiss ou la passion de l’humain (chro-

nique). Page XIII

Claude Schopp : Journal du cinémateur (chronique). Page XIV

José Moure :Antichrist contre, tout contre le spectateur. Page XIV

Gaël Pasquier : Expérience de brouillage des genres. Page XIV

Jean-Pierre Han : Viêtnam sur Seine (sur scène). Page XV

Philippe du Vignal : Du théâtre dans la ville. Page XV

Jacques-Olivier Bégot : Des concepts pour la danse, enfin. Page XVI

Claude Glayman : Ballade baroque avec Leonhardt et Jacques

Drillon. Page XVI

François Eychart : Edna Stern joue Bach. Page XVI

François Eychart : Les symphonies d'Alexandre Lokchine. Page XVI

EXPOSITION

« Stèles et monuments »

Franck Delorieux et Gianni Burattoni

à la galerie Satellite

Exposition du 2 au 18 juillet

7, rue François-de-Neufchâteau, 75011 Paris

Du mardi au samedi de 13 h 30 à 19 heures

Métro Voltaire. Tél. : 01 43 79 80 20

www.galeriesatellite.com

À ÉCOUTERNe ratez pas les Jeudis littéraires, de 10 heures à midi, sur Aligre FM 93. Une émission littéraire animée par Philippe Vannini.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 4 j u i l l e t 2 0 0 9 ) . I I I

S L A V O J Z I Z E K

Une vue parallactiqueLa Parallaxe, de Slavoj Zizek. Éditions Fayard, 460 pages, 24 euros.

La parallaxe est le déplacement apparentd’un objet que provoque un changementdu point d’observation. Le livre de Zi-

zek, qui porte ce nom abstrait, se donne commedéfi d’expliquer le rapport entre sujet et objet.

Vaste programme. La définition de la parallaxeannonce alors tout un système philosophique :une ontologie, une éthique, une esthétique pa-rallactiques. Mais Slavoj Zizek ne cherche au-cunement à exposer son propre système. La pa-rallaxe est, plus modestement, une histoireabrégée de la philosophie moderne, un com-pendium où les plus importantes figures de lapensée moderne sont interrogées à l’aune de la

question, fondamentale, de la nature de la per-ception. Jusque-là, ce livre, en effet admirable,semble relativement simple et assez ennuyeux :un ouvrage de cuistre tout aussi inutile aux ini-tiés qu’aux profanes. Le lecteur en imagine ladémarche. On commence par Kant et sa révo-lution critique ; on passe rapidement à Fichteet son subjectivisme absolu ; on se confronteensuite avec le mystère du renversement de la

Une défense contemporaine de Hegel et de Marx

Dans les années 1920, on commença à formuler l’idée,dans le sillage d’une longue lignée de pensée, quel’homme est une sorte de « clairière ». Ce qui constitue

la nature de l’homme n’est précisément pas une nature – unensemble de propriétés ou quelque chose qui relève de l’ordredes faits. L’homme doit plutôt être conçu comme une sorte demanque, quelque chose qui n’est pas une simple présence em-pirique. Pour pouvoir comprendre notre rapport au mondeet la possibilité de tout sens, il faut, argumenta-t-on, aban-donner toutes ces conceptions « essentialistes » de l’homme(y compris le terme même d’« homme ») et les faux problèmesqu’elles créent (comme la question de savoir si l’image quel’homme se fait du monde est vraiment le monde). On essaieradonc de décrire l’homme, avec des néologismes, comme unefaçon d’être placé dans un monde social et historique, commeun « être-dans-le-monde » – mais même ces expressions ne se-ront pas satisfaisantes, parce qu’elles insinuent l’existencepréalable d’une entité, qui n’est qu’ensuite placée dans lemonde. On recourra ainsi aux termes « béance », « fissure »ou « ek-sistence » pour développer l’idée que l’homme n’a pasde nature indépendamment du monde social et historiquedans lequel il se trouve, l’idée que ce par quoi il se constituecomme individu est « hors de lui ».

Cette tradition de pensée, dont Heidegger est le plus célèbrereprésentant, doit pourtant être distinguée d’une autre, qui estassociée souvent aux noms de Hegel et de Marx, qui est aussicritique de la notion de nature humaine et de droit naturel (desdroits de l’homme), mais qui considère que la béance est pro-visoire – on parle donc plutôt d’« aliénation » – et qu’elle peutêtre transformée de façon décisive. Un certain nombre d’écri-vains contemporains, critiques du statu quo et particulière-ment du discours sur les droits de l’homme, se réclament éner-giquement de cette tradition-ci. Le plus important parmi euxest peut-être Slavoj Zizek. Depuis la fin des années 1980, iltâche de réhabiliter Hegel et Marx, à l’aide de la pensée laca-nienne, pour montrer surtout comment les outils conceptuelsde cette tradition permettent de renouveler une critique desphénomènes idéologiques et culturels. Il ne développe pas uneargumentation abstraite sur Hegel pour appliquer ensuite lesrésultats à des exemples. Au contraire, il essaie toujours de dé-montrer à travers des exemples – qu’il s’agisse de l’opéra deWagner, d’un feuilleton ou d’un événement politique –, lapuissance de ces concepts et de leur critique de toute concep-

tion « essentialiste » : il montre comment une méconnaissanceidéologique est constitutive de la subjectivité humaine même,comment une « vue en parallaxe » est nécessaire, et commenttout cela permet de comprendre le film le plus complexe deFellini, ou le phénomène culturel le plus banal.

Lorsque ces analyses perspicaces s’accumulent, une ab-

sence devient de plus en plus évidente. Pour la tradition, dontZizek se proclame l’héritier, la béance qui caractérise l’hommeest un résultat historique et un état provisoire qui peut êtretransformé. C’est à cause de la société moderne que mon moise constitue par le regard des autres, que je suis l’esclave del’amour-propre, que je suis divisé entre l’individu privé et lecitoyen, que les produits de ma propre activité me sont étran-gers et aliénants. Parfois, surtout dans ses premiers écrits (lors-qu’il consacre, par exemple, dans ce qu’on peut considérerpeut-être comme son meilleur livre, For They Know Not WhatThey Do, de nombreuses pages à opposer Hegel à Derrida),on sent une tension entre ces deux courants de pensée. Mais,en général, on se retrouve avec un foisonnement d’analyseséclairant l’idée que l’homme « est » une béance – sans lamoindre trace de l’idée d’une « production historique » decette béance.

Il s’agit bien d’un foisonnement : on ne tisse pas patiem-ment un argument, on philosophe avec le marteau. Il n’y a au-cune véritable prétention à saisir « scientifiquement » notreexistence ainsi que les raisons sociales et historiques qui ensont la base. Vous ne trouverez aucune étude historique dé-taillée, aucune ligne d’économie politique, mais d’incessantestentatives pour « approximer » conceptuellement ce qu’est labéance humaine – des essais d’approximation comme on peutles trouver d’une façon plus élaborée chez le dernier Heideg-ger ou chez Derrida. L’excitation qui caractérise l’écriture deZizek suffit à rendre douteuses toutes les références à Hegel età Marx : on ne sent point le désespoir, la désorientation ou lafrustration qu’on croirait voir éprouver un écrivain issu decette tradition, à cette époque où tous les espoirs de solidaritésociale, d’égalité ou de révolution ont été noyés violemmentpar le marché. Il s’agit, en effet, d’un « esthétisme » proched’une autre tradition que celle dont il se prétend le successeur.Une tradition qui essaie encore et encore de saisir cette béancefugace qu’est l’homme ; on trouve ainsi, pour chaque nouveauproduit commercial, chaque film d’Hollywood ou événementmédiatique, une nouvelle conceptualisation, une nouvelle fa-çon de le rendre intellectuellement satisfaisant (pour en tirerencore un article, un livre ou un colloque). L’entreprise ful-gurante de Zizek est issue d’un courant puissant qui tâche desaisir et d’affirmer la béance humaine, mais qui est loin desnoms dont elle se réclame.

David Zapero-Maier

Slavoj Zizek philosophe cinéphileD

ans le paysage philosophique contemporain, Slavoj Zizek est rapidement devenu uneréférence aussi incontournable que difficile à cerner. En complément du dossier consa-cré en début d’année à son ami Alain Badiou, les Lettres françaises ont souhaité don-

ner à leurs lecteurs quelques repères pour s’orienter dans les débats toujours plus nourris quesuscite l’œuvre du philosophe slovène ; initialement conçu comme un diptyque consacré à cesdeux penseurs qui ont en commun de maintenir indéfectiblement la référence au communisme,ce dossier, grâce à la générosité d’Emmanuel Burdeau, qui nous donne à lire deux textes in-édits de Zizek sur le cinéma, a pris des proportions telles qu’il paraît aujourd’hui comme unensemble autonome.

N’hésitant pas à intervenir sur les sujets les plus divers et à recourir à la provocation pourmieux briser le consensus dominant, par exemple en publiant un Plaidoyer en faveur de l’into-lérance, Zizek s’est taillé une image de penseur controversé à qui l’on attribuerait volontiers letitre de l’un de ses nombreux ouvrages, Les Sujet qui fâche. Toute la question étant de savoir cequi suscite cet agacement. Se succédant à un rythme soutenu qui laisse parfois rêveur, les tra-ductions françaises se sont efforcées de rattraper une pensée dont la prolixité n’a pas facilité laréception, au point de susciter le reproche d’incohérence, voire de versatilité. Plus sérieusement,c’est bien sous le signe du mélange que se déploie la réflexion de Zizek, et certains des collagesqu’il se plaît à pratiquer ne peuvent laisser indifférent. S’il lui revient incontestablement d’avoirredonné à l’alliance du marxisme et de la psychanalyse lacanienne une vivacité qui semblait ap-partenir à une époque révolue depuis les beaux jours de l’althusséro-lacanisme, le succès querencontrent les essais de Zizek tient sans doute tout autant à la manière dont il sait conférer auxquestions philosophiques les plus traditionnelles, tel le problème des rapports entre le sujet etl’objet, une urgence et une nécessité qui captivent le lecteur. Pour mieux y parvenir, Zizek re-

court volontiers à la culture populaire et mêle à l’analyse des références philosophiques les pluscanoniques l’étude des dernières productions de l’industrie culturelle. Ce second télescopage,encore plus déconcertant que celui de Lacan avec Marx, ne tient pas seulement à sa passion decinéphile ; il se justifie, en définitive, par la conception que Zizek se fait de l’idéologie : à ses yeux,la culture de masse est le terrain d’une lutte idéologique sans merci dont l’enjeu n’est autre quela maîtrise de l’imaginaire des masses. Ce qui requiert du philosophe des talents de décrypteurdont l’analyse du film 300 donne un parfait échantillon : contre toute attente, Zizek montre quel’impérialisme ne se situe pas forcément du côté où on l’attendait, et en dialecticien rompu auxsubtilités de la négativité, il parvient à déceler, au plus profond de la conscience aliénée, l’imageinversée de la vérité. Tout se joue peut-être précisément dans ce renversement dialectique, quiengage une certaine interprétation de Hegel, dont il n’est sans doute pas fortuit que le nom re-vienne comme un leitmotiv tout au long de ce dossier : comme le lui reprochent certains,Zizekne pèche-t-il pas par précipitation, ne sacrifie-t-il pas la patience du négatif et l’endurance de lacontradiction à la jouissance immédiate de la négation de la négation ? Débarrassée de son ha-billage spéculatif, la question n’est autre que celle des conditions auxquelles est soumise l’in-vention d’un autre monde enfin libéré des chaînes de l’aliénation : pour révolutionner le capi-talisme, suffit-il d’en inverser les bases ? Quoi qu’on pense des réponses et des interventions quemultiplie Zizek, une telle question peut difficilement être esquivée : dans un contexte où toutecontestation semble vouée à être réappropriée par le système et diluée dans les eaux tièdes de latolérance (pour mieux finir noyée dans les « eaux glacées du calcul égoïste »), comment redon-ner au projet de sortie du capitalisme toute sa dimension théorique, sans laquelle sa charge po-litique pourrait bien s’avérer fragile ?

Jacques-Olivier Bégot

suite page IV

pensée critique dans l’absolutisme objectif del’idéalisme hégélien. Et bien – inutile de men-tir –, rien de ça ne manque. La force de Zizektient à sa capacité à rendre lisibles les passagesplus abstraits, à rendre intéressants les proposles plus académiques. Comme une relecturepsychologique du refoulé de la pensée hégé-lienne chez Kierkegaard et Deleuze par

DR

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 4 j u i l l e t 2 0 0 9 ) . I V

S L A V O J Z I Z E K

La vraie gauche hollywoodienne

300, le film de Zack Snyder retraçant l’épo-pée des 300soldats spartiates qui se sont sa-crifiés aux Thermopyles pour retenir l’in-

vasion de l’armée perse de Xerxès, a été taxé à sasortie de militarisme patriotique de la pire espèce,faisant directement allusion aux récentes ten-sions avec l’Iran et aux événements en Irak–est-on bien sûr que les choses soient aussi tranchées?Il nous semble qu’il faille plutôt s’attacher à dé-fendre ce film dans le détail contre de telles ac-cusations.

Il y a deux points à considérer. Le premier atrait à l’histoire elle-même : un pays petit etpauvre (la Grèce) est envahi par l’armée d’unÉtat bien plus puissant (la Perse), bien plus dé-veloppé à l’époque, et disposant d’une techno-logie militaire nettement plus avancée – les élé-phants et les flèches géantes enflammées des

Perses ne sont-ils pas la version antique desarmes issues de la technologie de pointe ? Lessurvivants de Sparte et leur roi Léonidas tom-bant sous une pluie de flèches ne sont-ils pas enquelque sorte bombardés à mort par des techno-soldats maniant leurs armes sophistiquées et pla-cés à distance de sécurité, à l’instar de ces soldatsaméricains qui déclenchent aujourd’hui la fusée-roquette depuis leurs vaisseaux de guerre vo-guant en sécurité dans le golfe Persique ? Et lesmots de Xerxès essayant de convaincre Léoni-das pour qu’il accepte la domination perse nesont assurément pas ceux d’un fondamentalistemusulman fanatique : il essaie de séduire Léoni-das et de le soumettre en lui promettant la paixet des plaisirs charnels, s’il accepte de rejoindrele grand Empire perse. Tout ce qu’il lui demande,c’est un geste formel d’asservissement, de re-

connaissance de la suprématie perse–si les Spar-tiates acceptent, ils obtiendront l’autorité su-prême sur toute la Grèce. N’est-ce pas exacte-ment cela que le président Reagan demanda augouvernement sandiniste du Nicaragua? Ilsn’auraient qu’à donner du « Salut, vieil oncle ! »aux États-Unis… Et la cour de Xerxès n’est-ellepas présentée comme une sorte de paradis mul-ticulturaliste où coexistent les modes de vie lesplus variés ? Tous participent aux orgies ici,toutes les races, les lesbiennes et les gays, les in-valides, etc. Les Spartiates ne sont-ils donc pas,avec leur discipline et leur esprit de sacrifice, bienplus proches des talibans défendant l’Afghanis-tan contre l’occupation américaine (ou plutôt del’unité d’élite de la Garde révolutionnaire ira-kienne, prête à se sacrifier en cas d’invasion amé-ricaine) ? L’arme principale des Grecs

Zizek : le noyau et l’écorce

Le noyau de son œuvre est-il lacanien etl’écorce marxiste ? Ou bien est-ce lecontraire ? Ses deux premiers ouvrages

consacrés à Hegel et Schelling avaient pu nouslaisser penser que Zizek avait trouvé dans le la-canisme la langue universelle, dont peu de genspensent encore comme Rivarol que c’est le fran-çais, sans doute pas la langue adamique à la-quelle croyait Leibniz, mais du moins une languevéhiculaire parfaite qui serait l’opérateur adé-quat pour traduire toute langue philosophiqueen langue non philosophique.

Mais notre homme est marxiste et n’a pas faitson deuil de l’«hypothèse communiste», commedit son ami et complice Alain Badiou, qui voit enlui, avec un regard enamouré, de « beaux restesde culture stalinienne ». L’affaire se compliquedonc. On pouvait conjecturer que le pessimismeculturel de Freud et de Lacan (« la plaie du so-cial ») allait, par l’effet d’une savante torsion,« faire Moebius » avec la promesse marxisted’émancipation et de bonheur et se retrouver surla même piste. Plus malveillant, on pourrait aussise demander si on n’a pas tout simplement affaireà l’un de ces sophistes qui ont mis au point uneméthode de débat imparable, ceux que Scho-penhauer moquait gaiement dans L’art d’avoirtoujours raison, un livre qui s’en prenait d’ailleursdavantage aux épigones de Hegel qu’au maître.

Il est particulièrement difficile de concilier unepensée de la loi (Lacan) et une philosophie de

l’abolition de la loi (Marx). Althusser s’y étaitemployé d’une manière moins prolixe et beau-coup plus rigoureuse, avec un succès incertain.Mais, à mesure que l’œuvre augmente sa pro-duction annuelle, que disons-nous trimestrielle !,cette contradiction qui se durcissait jusqu’à l’in-soutenable chez Althusser s’est diluée, brouilléechez Zizek. Entre l’écorce et le noyau prolifèreune abondante pulpe, une chair surabondante,et il apparaît de plus en plus qu’elle est constituéepour sa partie « excipient », comme on dit enpharmacie, par la «culture populaire», qu’il fautentendre comme culture industrielle, destinée àun peuple méprisé. Zizek s’extasie à n’en pas fi-nir d’y retrouver ce qu’on y a mis : les structuresde l’oppression où sont astucieusement ména-gées des issues de secours en trompe-l’œil, maisqu’il verrait bien se transformer en sapes par oùpourraient s’engouffrer les vieilles taupes de laRévolution. On se prend à songer aux subtilestactiques du consommateur que débusquait Mi-chel de Certeau et qui permettraient une inven-tion du quotidien, mais dont le succès se fait at-tendre. Dans cette boue culturelle, dans ces eauxpolluées de l’industrie du divertissement où notrejésuite lacanien lançait une bouée aux forçats dela consommation sur laquelle était écrit «Le piren’est jamais sûr », Zizek semble s’être noyé.

Arrivée à ce point de l’œuvre, la critique phi-losophique déclare forfait. La pensée de Zizekse met de plus en plus à ressembler à un « bou-

quet télévisuel » et son dernier livre paru sur De-leuze atteint au paroxysme de la confusion. Lespetites lettres de Descartes et celle de Lacan cir-culent dans une assiette de soupe comme lesnouilles alphabétiques des potages de notre en-fance. Sorti de cet affreux pastis, on s’empres-sera de lire Raison et Révolution, de Marcuse(Zizek écrit dans son Deleuze que le Marxismesoviétique est le pire des livres de Marcuse, sous-entendant qu’ils sont tous mauvais), qui permetde se faire une idée nettement moins charlata-nesque de ce qu’est la version révolutionnairede la pensée de Hegel.

D’où vient alors son prodigieux succès ?Pourquoi le moindre de ses essais trouve-t-il im-médiatement preneur chez un éditeur alors quetant d’ouvrages essentiels ne sont pas traduits ?Vérification faite, un livre de lui n’est pas encoretraduit, Lacan in Hollywood, peut-être y trou-verons-nous la réponse à nos questions. À moinsque cette œuvre, qui est devenue la bible des cul-tureux, détrônant celle de Rancière (l’ingénierieculturelle a perdu au change), ait trouvé dans cemilieu inculte et prétentieux ses dupes, selon unmécanisme que Zizek a décrit de manière banalemais convaincante. Les victimes d’un escroc,nous dit-il, sont presque toujours des gens quiont été attirés par une affaire peu honnête et quiau fond d’eux-mêmes étaient des escrocs. Nousy réfléchirons.

Jean-François Poirier

De la salle obscure au ciel ouvert : Zizek critique et cinéphile

Le cinéma n’est pas un objet pour Slavoj Zizek ; ou pas seulement.Parmi la masse de ses livres récemment traduits en français, unseul y est entièrement consacré, Lacrimae Rerum (Amsterdam,

2005). Ses lecteurs savent pourtant que chacun de ses ouvrages, qu’iltraite de l’intolérance, de la subjectivité à venir ou du totalitarisme– trois sujets parmi tant d’autres –, croise le cinéma à quelque endroitde son développement.

Il faudrait alors distinguer deux Zizek. Un Zizek cinéphile, s’enfon-çant dans les puits de l’interprétation et choisissant pour cela les œuvresles mieux scellées : par excellence celles d’Alfred Hitchcock et de DavidLynch. Ce Zizek-là pourrait ranger son nom aux côtés de ceux qui ontmêlé passion philosophique et passion cinéphile : Gilles Deleuze, JacquesRancière, Stanley Cavell… la liste au fond ne serait pas si longue.

Le second Zizek exacerbe quant à lui une certaine violence critiqueconsistant à voir dans les films des symptômes : analytiques, sociaux ouhistoriques. Non pas des opérations de pensée à lentement déchiffrer, maisdes cas concrets agissant à la manière d’un condensé, d’une métaphorespontanée ou d’un apologue. Pour ce Zizek-là – davantage spectateur deShrek que de Stalker –, il en va de tel film comme des plaisanteries ou despublicités qu’il raconte pour soutenir ou accélérer une argumentation :ce sont des courts-circuits dans l’ordre des médiations, des lumières dontl’éclat vient directement frapper l’œil. Quasiment du réel à l’état pur.

Signé Sophie Fiennes, un passionnant documentaire de trois heures,hélas introuvable en DVD, a montré comment cohabitent ces deux Zizek. Il s’intitule Pervert Guide to Cinema, et l’on y voit le barbu sur-volté donner conférence, puis aller tout à coup s’asseoir en vrai sur la cu-vette de Conversation secrète, dans la barque des Oiseaux ou au milieud’une chambre lynchienne…

Passer sans cesse de l’œuvre au symptôme, ou de l’art au réel, pourfaire bref : les deux inédits que nous publions ici ne font pas autrechose. Le premier est un article polémique sur le film 300 de Zack Sny-der. La thèse est simple : ce n’est pas l’horreur fasciste qu’on a dite ;c’est au contraire le film dont a besoin la vraie gauche. Le second estextrait d’un long essai donné par Zizek à la nouvelle édition et nou-velle traduction – par Marie-Mathilde Burdeau – que les Éditions Ca-pricci préparent d’un livre qui fit beaucoup pour sa légende, Tout ceque vous avez toujours voulu savoir sur Lacan… sans jamais oser ledemander à Hitchcock. La thèse est plus subtile : non, la rencontreavec Madeleine chez Ernie, dans Vertigo, n’est pas vue à travers le re-gard de Scottie ; elle organise au contraire un battement entre objec-tif et subjectif.

Les deux thèses ont leur force – surtout la seconde –, mais il fau-drait être naïf pour les prendre à la lettre. En vérité, le renversementque chacune fait subir à une idée reçue est davantage un crochetagede serrure que la production d’une nouvelle clé : ouvrir, voilà l’essen-tiel. Zizek est un vandale ; et rien, sans doute, ne se prête au vanda-lisme d’aussi bonne grâce que le cinéma.

Pourquoi ? Parce qu’il est à la fois salle obscure et ciel ouvert, clô-ture et blessure. C’est là que loge son privilège inestimable au regardd’une pensée qui se veut à la fois méthodique et sauvage : vous pou-vez entrer et sortir d’un film à votre guise. Mieux encore : vous pou-vez sortir du cinéma par le cinéma, tout comme notre insatiable pen-seur trouve Lacan en cherchant Hitchcock ou rencontre la psychana-lyse en personne dans les toilettes de Coppola.

Emmanuel Burdeau

exemple. Et ce par sa stratégie d’exposition,pour le coup originale, où les aspérités de lapensée philosophique sont lissées par l’outil dela culture populaire, et notamment cinémato-graphique.

Zizek est un divulgateur. Un des plus grandsde notre temps. Mais qu’on ne lise pas en celane serait-ce que l’ombre d’une dévalorisation deson œuvre ! Aujourd’hui, il n’y a rien de plusprécieux qu’un auteur qui introduit à la lecturedes grandes problématiques de la philosophieclassique. Surtout si, comme Zizek, il arrive àdonner à cette entreprise à l’apparence acadé-mique un caractère d’urgence. Pour trouver pa-reille démarche, il faut remonter à la jeunesse dumouvement communiste international. QuandMarx polémiquait avec l’autodidacte Proud-hon, Engels avec le professeur Dühring et Lé-nine avec Ernst Mach et les empiriocriticistes.C’est-à-dire à une époque où l’on accordait auchoix du modèle ontologique un rôle décisifdans la lutte de l’ouvrier pour son émancipationmatérielle.

Attention, il ne faut pas croire que Zizek seraconte des histoires. Il ne s’adresse pas au pro-létariat du XIXe siècle – l’héritier de la philoso-phie classique allemande d’après Marx–, ce pro-létariat qui, dans les faits, n’est plus. Il agit plu-tôt comme si la question ontologique était toutaussi cruciale pour l’avenir du monde que lechangement climatique. C’est là prendre le tempsdans lequel nous vivons, – un temps insoucieuxdes questions métaphysiques – , comme un ob-jet d’observation et lui appliquer un regard pa-rallactique. Regard où le changement du pointd’observation entraîne une médiation dialec-tique entre le sujet qui observe et l’objet qui s’op-pose ou résiste (ob-jecte) à cette observation.

Zizek a eu cette intuition lumineuse que,dans une époque dominée par le n’importe quoiphilosophique, une pensée hyperstructurée serévèle étonnante, et donc plaisante. Le livre dé-fend le marxisme d’école hégélienne. End’autres termes, l’orthodoxie plus radicale. Eten même temps, Zizek – c’est l’essence de sa dé-marche – veut être appétissant. Il veut parler del’hégélianisme de Lénine. Mais il veut aussi queles jeunes gens du XXIe siècle s’intéressent àcette problématique intempestive. Que faire ?Aujourd’hui, à l’université et au café, la modec’est Heidegger et (un certain) Benjamin. Enquelques mots : l’ontologie du rapport sujet àsujet. La stratégie i ekienne consiste alors àprouver que le premier promoteur de cetteconception, qui est une critique de la conceptionhégélienne de l’histoire, est ce même Hegel.

Est-ce une fraude ? Oui et non. D’un pointde vue parallactique, c’est-à-dire considérantl’interaction entre l’objet (du livre) et le pointde vue de celui qui observe (l’auteur), non. Il ya un jeune Hegel qui est vulgarisé en Francedans les années trente par un immigré russe,Alexandre Kojève. Entre 1933 et 1939, Kojèvelit et interprète la Phénoménologie de l’espritdevant une classe d’auditeurs où se trouve lefutur gotha de la pensée française. Kojève pro-pose une lecture révolutionnaire de Hegel, lec-ture influencée par la conception heidegge-rienne du temps et par la découverte du jeuneMarx, et notamment de ses écrits sur Épicure.C’est un Marx idéaliste dont la mécanique estplus proche de l’indéterminisme de Heisenbergque du modèle dialectico-matérialiste d’Engels,à l’époque religion d’État en URSS. Cette gi-gantesque opération culturelle kojèvienne (fon-damentalement antisoviétique) éclot finale-ment dans les années cinquante grâce aux épi-gones que furent Sartre, Bataille, Queneau etLacan. Puis disparaît, ensevelie par l’althussé-risme et ensuite par la pensée post-moderne.De cette époque, reste la secte des lacaniens. Etc’est par son grand maître Lacan que Zizek re-noue avec cette tradition ratatinée : Hegel,Marx, Lénine et encore Hegel.

C’est une relecture infidèle. Mais c’est sur-tout dire que toute relecture est créative, pa-rallactique. Une conception qui relève sansdoute plus de Kojève que de Marx. Mais aussisans doute de Warren Beatty, de sa relecture del’homicide Kennedy, À cause d’un assassinat.Titre original : The Parallax View.

Eugenio Renzi

suite de la page III

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 4 j u i l l e t 2 0 0 9 ) . V

S L A V O J Z I Z E K

La boucle de l’acte (extrait)

Un des traits les plus révélateurs des tra-vaux sur Hitchcock, bien qu’apparem-ment le plus insignifiant, est le nombre

extraordinaire d’erreurs factuelles – beaucoupplus élevé que dans les travaux habituels consa-crés au cinéma (déjà d’un niveau d’exigence as-sez bas). Ces erreurs d’interprétation ont traitaux éléments narratifs comme aux caractéris-tiques formelles des films : combien de fois, àla lecture d’une démonstration s’appuyant surune description détaillée de l’alternance deplans subjectifs (de points de vue) et objectifset des coupes entre eux, n’a-t-on pas réaliséavec surprise, en prenant la peine d’aller véri-fier sur vidéo ou DVD, que la description étaittout bonnement inexacte ? Et, dans la mesureoù le propos théorique de l’analyse échafaudéesur de telles erreurs de perception est souventlimpide, nous serions tentés d’adopter la devise(injustement) attribuée à Hegel : « Si les faits neconcordent pas avec la théorie, alors tant pispour les faits ! » Les cas remarquables de telleserreurs persistantes d’interprétation concer-nent une des scènes les plus connues de Ver-tigo : le moment magique où Scottie voit Ma-deleine pour la première fois, dans le restaurantErnie. L’erreur d’interprétation se concentreen particulier sur le statut de deux plans.

Après un plan sur l’entrée du restaurant Er-nie vue de l’extérieur, on passe à Scottie assisau comptoir dans la première pièce du restau-rant, qui observe à travers une cloison unegrande pièce remplie de tables et de clients. Unlong plan panoramique (sans coupe) nous ra-mène alors en arrière sur la gauche, et nousoffre une vue d’ensemble de la pièce bondée, labande-son restituant les bavardages et le fra-cas d’un restaurant à l’heure de pointe – rete-nons ici que cela n’est évidemment pas le pointde vue de Scottie. Tout à coup, notre attention(ou plutôt celle de la caméra) est retenue par unpoint focal d’attraction, un « fascinum » quicapte notre regard, une large tache aveuglanteque nous identifions bientôt comme le dos nud’une très belle femme. Le bruit ambiant estalors étouffé par la musique passionnée d’Her-mann, qui accompagne la caméra dans son ap-proche progressive du « fascinum » – nous re-connaissons d’abord Elster, le mari de Made-leine, qui nous fait face, et nous en déduisonsque la femme doit être Madeleine. Après celong plan, « cut » sur Scottie jetant un regardfurtif à la table de Madeleine, puis « cut » en-core sur le point de vue de Scottie et ce qu’ilvoit (Madeleine revêtant sa veste et se prépa-rant à partir). Après que Madeleine et Elsteront quitté leur table et se sont approchés deScottie en se dirigeant vers la sortie, il y a unautre plan célèbre. Scottie voit le couple se rap-procher de lui et, pour ne pas faillir à sa mis-sion, regarde au loin en direction de la vitre surla cloison du bar, regardant à peine par-dessusson épaule. Quand Madeleine arrive près de luiet doit s’arrêter un moment (pendant que sonmari règle des choses avec le serveur), on aper-çoit son mystérieux profil (d’ailleurs le profilest toujours mystérieux – on ne voit que la moi-tié du visage, l’autre pouvant être dégoûtanteou défigurée – ou, en réalité, le « vrai » visagede Judy, la fille qui, comme nous l’apprenonsplus tard, se fait passer pour Madeleine). Ceplan fascinant n’est à nouveau pas le point devue de Scottie. C’est seulement après qu’Elstera rejoint Madeleine, le couple s’éloignant deScottie et s’approchant de la sortie du restau-rant, que nous avons, comme en contrechampdu plan de Scottie derrière le bar, un plan deson point de vue sur Madeleine et Elster.

L’ambiguïté du subjectif et de l’objectif estcruciale ici. Dans la mesure, précisément, oùle profil de Madeleine « n’est pas » le point devue de Scottie, le plan sur son profil est « tota-lement » subjectivé, montrant non pas ce quevoit Scottie, mais ce qu’il imagine, c’est-à-diresa vision intérieure hallucinatoire (rappelonsici la façon dont la couleur rouge du mur durestaurant, sur lequel se découpe le profil deMadeleine, semble s’intensifier, menaçantpresque d’exploser dans une chaleur rouge

transformée en brasier jaune – comme si lapassion s’inscrivait directement sur cet arrière-plan). Rien d’étonnant dès lors si Scottie, bienqu’il ne voie pas le profil de Madeleine, agitcomme s’il était mystérieusement captivé parlui, profondément affecté par lui. Ce que nousobtenons dans ces deux plans, subjectivés sansêtre attribués à un sujet, est précisément le« pur phénomène pré-subjectif ». Le profil deMadeleine est une pure apparence, imprégnéed’un investissement libidinal excessif – préci-sément « trop subjectif » en quelque sorte, tropintense pour être assumé par le sujet.

Nous assistons alors à deux reprises à unmême mouvement, allant de l’excès de sub-jectivité sans sujet au procédé ordinaire por-tant le nom de « suture » dans la théorie du ci-néma (alternance de plans objectifs et subjec-tifs, lorsqu’on nous montre d’abord lapersonne qui regarde puis ce qu’elle voit). Parle biais de telles « sutures », l’excès est domes-tiqué, localisé clairement dans la relation enmiroir du sujet-objet telle qu’elle trouve às’illustrer dans l’alternance d’un plan objectifet d’un contrechamp subjectif. Et c’est dans lebut de supprimer cette intensité du plan sub-jectif sans sujet, qui met en scène une sorte depassion acéphale, qu’une large majorité de cri-tiques, de Donald Spoto à Robin Wood, in-sistent étrangement, dans leur description dé-taillée de la scène chez Ernie, sur le fait que lesdeux plans excessifs restituent le point de vuede Scottie. De cette façon, l’excès est contenu,réduit au niveau de l’alternance ordinaire deplans subjectifs et objectifs.

Ce que nous rencontrons avec cet excès,c’est le regard comme objet, libéré des at-taches qui le lient à un sujet en particulier.Nous avons tous fait dans notre vie quoti-dienne l’expérience de ce moment étrange oùnous apercevons notre propre image et oùcelle-ci « ne nous regarde pas » en retour. Jeme souviens personnellement d’avoir un jouressayé d’inspecter une excroissance incongruesur le côté de ma tête en utilisant un doublemiroir, lorsque tout à coup j’ai surpris un re-gard de mon visage de profil. L’image repro-duisait tous mes gestes, mais d’une drôle defaçon non coordonnée.

C’est à l’occasion de telles expériencesétranges que l’on saisit l’essentiel de ce queLacan a appelé le regard comme objet petit« a », la part de notre image qui échappe à larelation symétrique en miroir. Lorsque je mevois du dehors, de ce point impossible, le ver-sant traumatique n’est pas que je sois objec-tivé, réduit à un objet externe soumis au re-gard, mais bien plutôt que « c’est mon regardlui-même qui est objectivé », qui m’observedu dehors, ce qui signifie précisément quemon regard n’est plus le mien, qu’il m’est dé-robé… Cette excentricité de l’objet a desconséquences temporelles inattendues, quipeuvent également être prononcées au sujetde Vertigo. Jean-Pierre Dupuy a donné à sonadmirable essai sur ce film [...] ce titre : Quandje mourrai, rien de notre amour n’aura jamaisexisté. Qu’on songe au mariage et au divorce :l’argument le plus intelligent en faveur dudroit au divorce (avancé notamment par nulautre que le jeune Marx) ne s’appuie pas surdes banalités du genre « l’attachement amou-reux, c’est comme tout, ce n’est pas éternel, çaévolue avec le temps », etc. ; il consiste plutôtà reconnaître dans l’indissolubilité l’idéemême du mariage. La conclusion est que le di-vorce a toujours une dimension rétroactive :il ne signifie pas seulement que le mariage estannulé, mais quelque chose de beaucoup plusradical – un mariage peut être annulé parcequ’« il n’a jamais été un vrai mariage ». Et ilen va de même pour le communisme sovié-tique : il ne suffit pas de dire que, durant lesannées de « stagnation » de Brejnev, il « avaitépuisé ses potentialités, et ne correspondaitplus aux temps nouveaux » ; ce que sa fin la-mentable démontre, c’est qu’il a été une im-passe historique « dès le début ».

Slavoj Zizek

contre cette suprématie écrasante est la dis-cipline et l’esprit de sacrifice, et, pour citer AlainBadiou – « Nous avons besoin d’une disciplinepopulaire » –, je dirais même […] que « ceux quin’ont rien n’ont que leur discipline. Les pauvres,ceux qui n’ont aucun moyen financier ou mili-taire, aucun pouvoir, tout ce qu’ils ont, c’est leurdiscipline, leur capacité d’agir ensemble. Leurdiscipline est déjà une forme d’organisation». Ànotre époque, où la permissivité hédonisteconstitue l’idéologie dominante, le temps estvenu pour la gauche de se (ré)approprier la dis-cipline et l’esprit de sacrifice : il n’y a rien de fon-damentalement « fasciste » dans ces valeurs.

Mais, même cette identité fondamentalistedes Spartiates est plus ambiguë. Le plan desGrecs – résumé dans une déclaration program-matique prononcée vers la fin du film, « contrele règne du mysticisme et de la tyrannie, vers unfutur radieux», et précisé encore comme étant larègle de la liberté et de la raison–résonne commeun programme élémentaire des Lumières, agré-menté même d’un soupçon de communisme !Rappelons également qu’au début du film Léo-nidas rejette catégoriquement le message des« oracles » corrompus, selon lesquels il ne plaîtpas à Dieu qu’on initie une expédition militairepour arrêter les Perses – comme nous l’appre-nons par la suite, les « oracles », supposés rece-voir le message divin en pleine transe extatique,étaient en réalité soudoyés par les Perses, à l’ins-

tar de cet oracle tibétain qui délivra au dalaï-lama, en 1959, le message de quitter le Tibet etqui était – nous l’avons appris récemment – em-ployé par la CIA !

Mais qu’en est-il de l’apparente absurdité del’idée de dignité, de liberté et de raison, tenue parune discipline militaire de fer, incluant la pratiquede se débarrasser des enfants inadaptés ? Cetteabsurdité est simplement le prix de la liberté – laliberté n’est pas gratuite, ainsi qu’il est dit dansle film. La liberté n’est pas quelque chose dedonné, elle se regagne dans une lutte féroce aucours de laquelle on doit s’attendre à tout perdre.L’impitoyable discipline militaire des Persesn’est pas simplement le revers externe de la « dé-mocratie libérale » d’Athènes, elle est sa condi-tion inhérente, elle en constitue la fondation : lesujet libre de la raison ne peut émerger qu’aumoyen d’une autodiscipline impitoyable. Lavraie liberté n’est pas la liberté d’un choix effec-tué à une distance de sécurité, comme le choixentre un gâteau au chocolat et un gâteau à lafraise ; la vraie liberté recouvre la nécessité, lechoix vraiment libre est celui qui met en jeu lapropre existence du sujet qui le fait – on le faitparce qu’on «ne peut pas faire autrement», toutsimplement. Lorsque, dans un pays sous occu-pation étrangère, le chef de la résistance vous ap-pelle à le rejoindre dans sa lutte contre les occu-pants, la raison à donner n’est pas « tu es libre dechoisir » mais « ne vois-tu pas que c’est la seulechose que tu puisses faire pour conserver ta di-gnité ? » Qu’on ne s’étonne pas que les premiersradicaux égalitaires modernes, de Rousseau auxJacobins, admirent Sparte et rêvent la France ré-publicaine en nouvelle Sparte : il y a un noyauémancipateur dans l’esprit spartiate de la disci-

pline militaire qui subsiste une fois tombé son at-tirail historique de principe de classe, d’exploi-tation impitoyable et de terreur exercée sur les es-claves, etc.

Le second point, l’aspect formel du film, estpeut-être le plus important : le film a été entière-ment tourné dans un entrepôt de Montréal, toutle décor et de nombreux personnages et autresobjets ayant été ajoutés numériquement. L’arti-fice des personnages à l’arrière-plan semblecontaminer les « vrais » acteurs eux-mêmes, quiapparaissent alors souvent comme des person-nages de BD doués de vie (le film est une adap-tation de 300, le « roman graphique » de FrankMiller). La nature artificielle (numérique) de l’ar-rière-plan crée en outre une atmosphère claus-trophobique, comme si l’histoire n’avait pas lieudans la «vraie» réalité, avec ses horizons ouvertsà l’infini, mais dans un « monde fermé », unesorte de monde en relief dans un espace fermé.Esthétiquement, nous sommes là à une étapeavancée par rapport aux sagas de La Guerre desétoiles ou du Seigneur des anneaux. Bien quenombre d’éléments du décor et de nombreuxpersonnages soient également insérés numéri-quement dans ces sagas, l’impression généraleest néanmoins celle d’« acteurs et d’objets » (élé-phants, Yoda, Urkhs, palais, etc.) «numériques»(et réels), placés dans un « vrai » monde ouvert.Dans 300, au contraire, les personnages princi-paux sont tous de « vrais » acteurs placés dans

un décor artificiel, une combinaison qui crée unmonde « fermé» bien plus étrange, mélange «cy-borg » de vrais gens intégrés dans un monde ar-tificiel. C’est uniquement dans 300 que la com-binaison d’acteurs et d’objets « vrais » à un en-vironnement digital s’est approchée de lacréation d’un espace esthétique autonome réel-lement nouveau.

Le fait de mixer des arts différents, d’incluredans un art une référence à un autre art, pos-sède une longue tradition, particulièrement ence qui concerne le cinéma ; la médiation du ci-néma, par exemple, est évidente dans de nom-breux portraits de Hopper où une femme re-garde au dehors, placée derrière une fenêtre ou-verte (on a là un champ sans contrechamp). Si300 est remarquable, c’est que (pas pour la pre-mière fois bien sûr, mais d’une façon artisti-quement bien plus intéressante que dans DickTracy de Warren Beatty, par exemple) un arttechniquement avancé (le cinéma numérique)se réfère à un autre qui l’est moins (la bandedessinée). L’effet produit est celui d’une « vraieréalité » perdant son innocence, semblant ap-partenir à un univers artificiel fermé, qui estune représentation parfaite de notre déplorablesituation socio-idéologique. Les critiques quiprétendent que la « synthèse » de deux artsdans 300 est ratée ont donc tort par là même oùils voient juste : bien sûr que la « synthèse »échoue, bien sûr que l’univers que nous voyonsà l’écran est traversé par un antagonisme pro-fond et une inconsistance, mais c’est cet anta-gonisme même qui est l’index de la vérité.

Slavoj Zizek

Textes traduits par Marie-Mathilde Burdeau

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DR

Vertigo, de Hitchcock.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 4 j u i l l e t 2 0 0 9 ) . V I

A V I G N O N 2 0 0 9

Regards sur le mondeN

ous y voilà donc. Ceux qui suivent la programmation duFestival d’Avignon depuis des années n’ont pas manquéde remarquer que ses responsables (et pas seulement les

deux derniers, Hortense Archambault et Vincent Baudriller)prenaient bien soin de choisir, à chaque édition, des spectaclesqui tournaient autour de la question de savoir comment parlerdu monde d’aujourd’hui, sous quelque forme que ce soit, avecplus ou moins de distance, plus ou moins d’écart avec la stricteréalité ou le réel, comme on dit. Avec l’édition de cette année,nous sommes au cœur de cette problématique. Moins de faux-semblants, mais une prise directe sur ce questionnement. La« faute », si on ose dire, à l’artiste associé de cette 63e édition :Wajdi Mouawad, libanais émigré au Québec via la France, au-teur, metteur en scène, acteur, directeur de théâtre… bref toutela palette de l’activité théâtrale, qui, d’œuvre en œuvre, dans lareconstitution de son roman familial, expression qu’il convientici de prendre dans son sens littéral, ne peut, bien sûr, faire l’éco-nomie d’évoquer, d’interroger, d’interpeller le monde et son fra-cas guerrier. Pour ceux qui ne les auraient pas encore vécus, Wa-jdi Mouawad reprend, dans la Cour d’honneur du palais desPapes, les trois premiers volets d’une tétralogie composée de Lit-toral que Bernard Faivre d’Arcier, alors à la direction du Festi-val, avait déjà proposés, sous le regard plutôt narquois dequelques programmateurs, Incendies et Forêts. Une nuit entière(onze heures !), comme les aiment les festivaliers nostalgiquesdes « héroïques » nuits du Soulier de satin parAntoine Vitez ou du Mahabharata par PeterBrook à la Carrière de Boulbon. J’ai déjà ditici le bien que je pensais des spectacles de Wa-jdi Mouawad tout en m’interrogeant sur lamanière très personnelle qu’il avait de nousles offrir, c’est-à-dire d’une manière à cer-tains égards traditionnelle, une traditioncertes renouvelée, mais tradition tout demême, m’interrogeant sur le mouvement deferveur rarement vue ces derniers temps qu’ilprovoque notamment auprès des jeunes gé-nérations. Mouawad n’hésite pas à revenir àun théâtre d’émotion pure (les techniquespour y parvenir demeurent les mêmes depuisla nuit des temps), à un théâtre dramatiquearticulé autour d’une fable que d’aucuns,post-modernité oblige, se sont acharnés cesderniers temps à faire voler en éclats. Unefable que Wajdi Mouawad entremêle avechabileté (cela semble aller de soi) aux mythesfondateurs de notre civilisation. On ne seraguère étonné d’apprendre qu’il envisage ainside monter les tragiques grecs, Eschyle et So-phocle…

Le quatrième volet de la tétralogie, lui, est une création : Cielsse donnera hors Cour d’honneur. Ailleurs, hors remparts, horsville même, au parc des expositions de Châteaublanc. Il y sera,plus que jamais, question du monde, du regard que Wajdi Moua-wad porte sur lui…

Voilà pour les spectacles de l’artiste associé qui sera égalementprésent avec des lectures dont le contenu est pour le moins parlant,et dit bien la volonté d’emprise de l’intéressé sur les affaires dumonde : la première s’intitule Silence d’usines : paroles d’ouvrierset a été montée à partir d’entretiens d’anciens ouvriers de l’usinePhilips à Aubusson, tous licenciés en 1987 à la suite de la fermeturede l’entreprise, la deuxième reprend des entretiens de militants com-munistes que Wajdi Mouawad effectua à Malakoff (le Théâtre71de Malakoff que dirige Pierre Ascaride a toujours accompagnéWajdi Mouawad) entre les deux tours de l’élection présidentiellede 2007. Le titre ? Communistes et compagnons de route mala-koffiots. On ne saurait être plus clair dans la démarche…

Autour de cet axe majeur, Hortense Archambault et VincentBaudriller ont tissé une programmation cohérente et, sur le pa-pier, plutôt alléchante, qui joue habilement des différents registresévoqués, navigue d’une thématique à l’autre pour en revenir à l’es-sentiel, passe du proche au lointain, travaille sur les notions d’écartet de différence. Nous voyagerons donc dans l’espace et le tempsà la fois. Du Liban où est né Wajdi Mouawad, avec Linah Sanéet Rabih Mroué, qui deviennent désormais incontournables, au

Québec avec Denis Marleau, Christian Lapointe ou le choré-graphe Dave St-Pierre. De Haïfa (Amos Gitaï) à Alger (NaceraBelaza). De Varsovie (Krzysztof Warlikowski) au Caire (RiminiProtokoll) en passant par Séville (Israel Galvan) ou Brazzaville(Dieudonné Niangouna). Des tragiques grecs, Eschyle, Sophoclerelus et corrigés par Joël Jouanneau, Euripide, Flavius Josèphedont Amos Gitaï reprend la Guerre des juifs à aujourd’hui avecJonathan Littell ou J. M. Coetzee avec détour par Victor Hugo,Pessoa ou Thomas Bernhard… tous unis pour parler d’une seuleet même chose : notre rapport au monde et à ses dérives.

De cette multitude de regards jetés sur notre monde occiden-tal, on retiendra tout particulièrement, pour ne prendre qu’unexemple, celui du Malgache Jean-Luc Raharimanana. D’abordparce que l’on connaît ce jeune auteur à l’écriture d’une haute te-neur poétique qui ne cesse de fouailler avec une lucide intensitéla mémoire de son pays natal, ensuite parce que sa parole est, unefois de plus, portée par Thierry Bedard dont la capacité à décou-vrir et à accompagner des écrivains de la carrure de Reza Bara-heni (qu’il a déjà présenté au Festival d’Avignon), d’Alain-Ka-mal Martial ou de Hoda Barakat n’est plus à démontrer. ThierryBedard et Jean-Luc Raharimanana avaient travaillé ensemble lasaison dernière : cela avait donné 47, un spectacle qui rappelaitle plus grand massacre colonial de la France (entre 80 000 et100 000 morts) à Madagascar en 1947. Une représentation de 47est prévue dans le cadre du festival Contre-Courant organisé par

la CCAS à l’île de la Barthelasse (1). On nesaurait trop recommander ce spectacle quiavait provoqué quelques remous (avec cen-sure déguisée) auprès des autorités françaisesqui n’apprécient guère que l’on aille fouillerdans sa peu reluisante histoire coloniale. Dansle même temps, le conseil régional d’Île-de-France présentera une exposition sur le sujetsignée Raharimanana et Pierrot Men, un desgrands photographes malgaches, qui a pu re-trouver des survivants du massacre. De soncôté, le chorégraphe Rachid Ouramdane pré-sentera dans le même lieu (2) des Portraits vi-déo de ceux qu’il appelle des Témoins ordi-naires, tous confrontés un jour ou l’autre à laviolence dans leurs pays respectifs et qui ontdû trouver refuge ailleurs…

Le spectacle de Raharimanana et deThierry Bedard programmé au Festival s’inti-tule les Cauchemars du gecko et pose d’entréede jeu la question suivante : « Comment voit-on le monde lorsqu’on habite dans un payspauvre… » ? Réponse radicale assurée.

Jean-Pierre Han

Entretien avec Thierry BedardLettres françaises :: Quel est l’enjeu des Cauchemars du

gecko ?Thierry Bedard :: La commande passée à Jean-Luc Raha-

rimanana consistait à ce qu’il dise l’état du monde vu de Ma-dagascar, l’un des pays les plus pauvres de la planète. C’estvrai cependant que lui-même est au-delà de l’exil, qu’il parleau-delà de ça, mais demeure la vision de quelqu’un du Sud.Et le regard du Nègre sur le monde !

LF : C’est le discours politique occidental qui est remis encause…

Thierry Bedard :: Tout à fait. Les Cauchemars du gecko estune immense matière dans laquelle nous avons puisé. Il estcomposé de fragments, de strates. Ce sont des cauchemars,c’est-à-dire des choses qui arrivent comme cela, brusquement,comme des flashs. Mais avec, tout de même, une certaine pro-gression dans le discours : on démarre ainsi par une critiqueassez franche de l’Occident, de ses ruses et de ses abandons,puis on nous montre comment ce même Occident essaye devendre la démocratie à l’Afrique. C’est évidemment d’une drô-lerie incroyable quand on connaît les malversations de l’éco-nomie occidentale sur ce continent qu’elle continue à pros-pecter. Voilà pour la première partie du spectacle. Ensuite ap-paraît une partie chargée de douleur ; c’est une critique contrel’Afrique elle-même. Tout cela est d’une extrême tension, avecun point de fixation sur le Rwanda où Jean-Luc a circulé et oùil a visité les lieux de crimes…

On revient ensuite à une autre partie où la critique de l’Oc-cident devient encore plus virulente. La violence est alors sanslimite, à en perdre la raison. Brusquement, dans le discoursmême, il y a comme une perte de sens. Ce sont des cauchemarsque Jean-Luc évoque de manière complètement irrationnelle.La dernière partie du texte nous renvoie à une perte de sens. Àcause de trop de violence, de trop de souffrance. Il y a là quelque

chose d’une incroyable puissance que nous mettons au jour.Les figures nègres mettent au jour leurs propres limites.

LF : Vous êtes bien conscient que le spectacle va créerquelques remous, car enfin la pilule, pour certains, va sansdoute rester en travers de la gorge ?

Thierry Bedard :: Ça cogne effectivement très fort. Etcomme on n’a pas l’habitude de voir des Nègres cogner… ;jusqu’à présent, les meilleurs étaient boxeurs ! Ça cogne trèsfort, mais avec une langue exceptionnelle, d’une réelle puis-sance poétique. Il n’y a pas un mot à retirer. C’est un véritableplaisir de travailler sur un tel texte. Quand on travaille sur untexte aussi violent et que l’on s’aperçoit, que l’on peut porterles mots avec une violence rentrée, tout comme on peut aussiles porter frontalement, en les incarnant, on se rend compteque le texte résiste. Il résiste aux deux traitements. C’est lesigne d’une œuvre forte ! Le seul problème, c’est qu’il sembleassez manichéen ! À vrai dire, je pense qu’il ne l’est pas as-sez !…

LF : Le traitement scénique adoucit-il la violence du texte ?Thierry Bedard :: Pas du tout, bien au contraire. Les mé-

canismes musicaux nous importent beaucoup. La musiquelive jouée par un musicien malgache secoue très fort, elle aussi.Les cauchemars sont là pour nous secouer la tête, le cœur. Ily a aussi beaucoup de matériau sonore tiré directement d’en-registrements que j’ai faits moi-même à Tananarive, en parti-culier avec des enfants. Il y a des rires de gosses malgaches quinous ramènent dans un monde d’une très grande humanité.

La musique est électrique. Lorsqu’elle ne l’est pas, elle estconstruite avec des instruments malgaches qui sont des instru-ments de la musique de transe. Ce sont des instruments qui, lit-téralement, déchirent les nerfs. Artaud parlait des nerfs et lescomparaît à des câbles : il y a dans le spectacle quelque chosede cet ordre-là. La musique secoue vraiment : elle a l’énergie du

rock. De toute façon la langue de Jean-Luc Raharimanana pos-sède sa propre musicalité. Une musicalité inouïe ! Je sens qu’enretour on va parler de musique de sauvage, que l’on va nous ra-mener à la part animale du monde africain…

LF : Pour un tel spectacle, sans doute faut-il une équipe decomédiens particulière et très soudée…

Thierry Bedard :: Les acteurs sur le plateau se sont appro-prié les mots de Jean-Luc. Ils viennent d’un peu partout, deMadagascar, du Niger, du Congo, de l’île de la Réunion, duSénégal… Il y a même un Blanc ! Il est, d’une certaine manière,le clown blanc insupportable, celui que l’on va « casser », pourqu’il aille mieux après ! Il faut assommer l’Occident pour queça aille mieux ensuite, pour qu’il aille mieux !

Dans ce spectacle, la forme du cauchemar a beaucoupd’importance. Ce sont véritablement des cauchemars qui nousarrivent. On les retourne rapidement pour les mettre à distancerapidement, pour mettre à distance ce qui vient d’être dit ; onse réveille. Puis on replonge immédiatement dans un nouveaucauchemar qui nous emmène ailleurs…

LF : Ce qui veut dire que vous êtes assez loin du théâtre duréel.

Thierry Bedard :: Nous n’y sommes pas du tout. Avec cettelangue-là, la question ne se pose même pas…

Entretien réalisé par J.-P. H.

(1) 47 le 17 juillet à 22 heures. Rond-Point de la Barthelasse.Festival Contre-Courant. Entrée libre.www.ccas-contre-courant.org.(2) Chapelle du miracle (région Île-de-France).Rencontre le 14 juillet à 11 heures. Avec Thierry Bedard, Jean-Luc Raharimanana, Joël Jouanneau, Rachid Ouramdanesur le thème de « Création et mémoire ». Débat animé par Jean-Pierre Han.

Dans le quartier des 67 hectares à Tananarive.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 4 j u i l l e t 2 0 0 9 ) . V I I

A V I G N O N 2 0 0 9

Les Cauchemars du geckoquelques extraits (quelques strates) du texte de Jean-Luc Raharimanana.

KKRRAATTOOSS

De ma face boursoufflée des enflures des siècles mon rireenfoiré, je vous contemple de mon fumier où la mort nègre sedéroule en masse. (…)

Sur mon tas, Que soit maintenant la modernité, Que soit maintenant la prospérité, Que soit maintenant la liberté, je crève humus par ma chairVous pouvez maintenant vous développer, émerger,

pousser, grandir, consommer, Voyez, vous progressez, prospérez, resplendissez, dêmo-

kratia, terre des dieux humainsScandez maintenant. Dêmos KratosDêmos KratosDêmosKratosPuissance du peuple sur la mort nègreDu fond de la cale, dêmos Du fond de la plantation, dêmos, Du fond de la colonie, dêmos, Du fond de l’indépendance, à racler dans les bas-fonds des

républiques, républiques des nègres, indépendance mon cher,dêmos,

Et racle la puissance Et racle l’abondance, Le chanvre de la modernité Le luxe et la profusion pour ressources des nations On m’a tout donné, l’abolition et l’indépendance, On m’a tout donné, aides, faveurs, assistance et dons

humanitaires, Je coopèreJe collaboreJe me bilatérale Je me forme, je m’informe, je m’instruis, je rattrape mon

retard, je me civiliseJe m’infrastructure moderne, up to date(…)Je me libéraliseJe me lutte corruptionJe me lutte ethniqueJe …(…)On m’a tout donné, je ne prends pas, non, ça ne me prend pas…

MMOOTTSS FFAAIITTSS NNÉÉAANNTT

Savoir précisément que hors du verbe n’est que chaos, mas-sacre et perdition. C’est cela la différence. Ici, en Occident, lamort du verbe est occultée par les slogans, les publicités ettoutes ces belles choses de la vie quotidienne. On peut vivrehors du verbe en avalant tous ces programmes stupides de latélé, on peut vivre hors du verbe dans le virtuel des jeux, desforums de discussions où l’on se pavane, orgueilleux de sonintelligence, de sa pertinence et impertinence, dans la vanitédu travail et de la réussite, dans l’or, dans l’apparat, prendrerêve et personnalité parmi les stars, ou hommes ou femmesmédiatiques, autres intellectuels habiles au discours. On nenomme plus, on se fond dans une langue déjà faite, qui ras-sure, qui flatte, fait passer le temps …

… fait oublier la mort, masque la déchéance. Exactement ce qu’il faut à beaucoup d’entre nous les dam-

nés, vivre dans l’insouciance, la mort de la pensée et des in-terrogations perpétuelles. Car c’est le propre de la misère, cetteconfrontation perpétuelle avec la mort, la pensée qui cavale,l’enfer du délire, l’interrogation sur la destinée humaine, lapetitesse et l’insignifiance de cette vie, ce ressenti dans la chair,la peur du dernier souffle. En attendant l’insouciance, tenezla désespérance… Au rien ne vaut que la panique et la froidelucidité de pouvoir désespérer ! D’être de ce monde.

D’hériter de la connerie des siècles. De se bâfrer de mots etd’en rire à en mourir.

TTUU VVIISS OOUU TTUU MMEEUURRSS

La boue. Le sang. Propre, cette fois. Chirurgical. En direct.Je t’aurai. Toi qui n’as jamais su ce que c’est que dieu, huma-nité et progrès.

Je te regarde sur CNN et je te vomis. Je te regarde sur BBCet je te chie. Je t’alignerai sur mon Axe du Mal.

La boue. Le sang, il n’y en aura pas. Je te le promets. J’ef-face les images et je gomme ta réalité. Je gomme ce qui restede ton humanité et je masque ma fureur. Car je suis l’Axe duBien.

Quand je t’aurai bien massacré, toi et ton peuple, je te dé-verserai des tonnes et des tonnes de nourriture que tu ne pour-ras pas refuser car assoiffé, tu baves ; car affamé, tu crèves. Jen’attendrai pas que tu tendes la main, que tu mendies ou quetu supplies. Je ne te donnerai même pas ce choix. Ta vie m’ap-partient. Sous les bombes ou contre mes nourritures. Je re-construirai ta terre millénaire à ma manière. Tu chanteras dé-mocratie. Tu scanderas démocratie. Tu réciteras démocratie.Et le monde s’alignera sur ma volonté, car je porte en mabouche les mots que ses enfants ont ressassés dans leurs cœursdepuis des désirs et des désirs.

Tu n’auras pas le choix. Je décide. Tu vis ou tu meurs…

LLAA MMEENNAACCEE

Je suis la menace Non, je ne viens pas avec les armes, on me les vendEt vous exultez de l’équilibre de vos balances commer-

ciales, rafales en hausse et mines antipersonnel, la mort que jerépands dans le ventre des mes frères,

Que je reste là à labourer les entrailles de ma mère-terre, àcoup de bombes et de mines,

Que je reste là à me labourer ma merdeEt la tombe que je m’ouvre dans la gueule de vos made in

Toulouse de canons et de mortiers écrabouilleurs, mon riredésengorgé sur les chars et pick-up égorgeurs.

Non, je ne viens pas avec les armes, on me les vendSuccès commercialContrat juteuxEmplois préservés, chômage en baisse ma belle, bonne ex-

portation, la Bourse en hausseContrat juteux, juteux contratJus de sang bonne gouvernance, aimez-moi qui massacre

mes frères, cadence d’usine, vous produisez, je tueaimez-moi qui crée vos emplois, je réduis vos déficits bud-

gétaires et les têtes de mes uns et de mes autresNon, je ne viens pas avec les armes, on me les vend

Merci à l’Occident qui ruse avec ses principesMerci à l’Occident qui a inventé les droits de l’homme et

me surarme– il me nomme déjà barbare l’Occident, le pendant néces-

saire pour glorifier son ombre je suis le bas-fond de la honte occidentalele point le plus bas où le soleil se couche – Occident, du la-

tin occidere, tomberla communauté est internationale, les nations sont unies et

nègre toujours sera nègre,corps noirs des siècles noirs des soleils noirs, l’infâme est

mon affaire, le viol mon vol mon envol, havres sont mes ca-davres

on peut crever en masse, je me porterais toujours mieuxdans l’ordre de ce qui doit être et qui est

Ainsi soit-il et que la fête continue

Festival d’Avignon du 7 au 29 juillet. Tél. : 04 90 14 14 60Les Cauchemars du gecko du 20 au 25 juillet à 18 heures au gymnase Aubanel

Un Faust pour notre tempsLa nouvelle traduction du Faust que publient les éditions Bartillat a l’ambition de renouveler

notre lecture du chef-d’œuvre de Goethe.

Goethe, Faust (Urfaust, Faust I, Faust II)..Édition établie par Jean Lacoste et JacquesLe Rider, Éditions Bartillat, 798 pages,25 euros.

Proposer au lecteur français un Faustpour notre temps, telle est l’ambitionde cette édition de l’œuvre majeure de

Goethe. Ambition légitime : nulle traduction,quelle que soit sa qualité, – et le chef-d’œuvrede Goethe en a connu de talentueuses – nesaurait être définitive, car elle est le fruitd’une lecture personnelle et porte la marquede son époque. Mais une nouvelle traductionne peut ignorer celles qui l’ont précédée. JeanLacoste et Jacques Le Rider s’appuient doncsur « la longue histoire des traductions fran-çaises de ce cycle monumental et des acquisde la recherche goethéenne ». Le résultat est

à la hauteur de l’ambition : une langue vi-vante alliée à une rigoureuse fidélité au texte.

Les trois textes consacrés par Goethe aumythe de Faust, réunis pour la première foisdans une version française, sont annotés etprécédés chacun d’une introduction dense etriche. Une bibliographie sommaire et un indexdes noms cités complètent l’ouvrage. Les notesprécisent utilement et sans pédantisme les al-lusions ou références qui pourraient échapperau lecteur. Les introductions retracent la ge-nèse de chaque œuvre, en donnent le sens et ensoulignent la modernité. L’Urfaust, datant de1773 et retrouvé miraculeusement en 1887,œuvre à part entière, même si certaines scènes« se retrouvent telles quelles dans la version dé-finitive de 1808, d’une grande efficacité dra-matique », paraît, selon Jean Lacoste, « la plusimmédiatement contemporaine ». Faust I, suc-

cession de scènes, « tragédie optimiste » mal-gré le dramatique destin de Marguerite, ancrédans une période historique « qui fait la tran-sition entre un monde “gothique” conçucomme un univers clos et ordonné et un âgeclassique d’émancipation de l’homme »,donne une grande place à Méphistophélès etmontre en Faust et Marguerite deux êtresd’une grande complexité psychologique,conscients de ce qui les déchire. Faust II eststructuré cette fois-ci en cinq actes, mais resteinclassable tant il mélange les genres ; achevéquelques mois avant la mort de Goethe en1832, il ne sera pas publié de son vivant carGœthe ne voulait pas affronter l’incompré-hension de ses contemporains. Après la sé-duction de Marguerite, la modeste fille dupeuple, l’union avec Hélène, la figure my-thique ; après le monde étouffant d’une petite

ville allemande du Moyen Âge finissant, legrand monde et l’arrachement au temps :Goethe joue avec les lieux et les époques, avecle rêve et la réalité. Jacques Le Rider définitcette troisième partie comme « un mixte de lit-térature et de philosophie », d’une grande va-leur symbolique. Le monde a changé, il n’estplus le lieu de l’affrontement entre le Bien et leMal sous le regard de Dieu, il est devenu es-sentiellement méphistophélique. Et le salut deFaust ne découle plus d’une simple logiquechrétienne, mais de ce que Jacques Le Riderdéfinit comme une éroto-théologie unissantamour terrestre et amour céleste.

Voici donc, grâce au travail remarquableeffectué par Jean Lacoste et Jacques Le Ri-der, une heureuse possibilité de (re)découvrirce célèbre chef-d’œuvre.

Jean Guégan

Page 8: Les Lettres françaises du 4 juillet 2009. Nouvelle série n ... · Les Lettres françaises . Juillet 2009 (supplément à l’Humanité du 4 juillet 2009) . III SLAVOJ ZIZEK Une

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 4 j u i l l e t 2 0 0 9 ) . V I I I

L E T T R E S

La « poésie action » de Bernard HeidsieckPoèmes-partitions, 1955-1965. Éditions Al Dante, 416 pages. + 2 CD, 32 euros.

Biopsies, 1965-1969.ÉditionsAl Dante, 68 pages. + 1 CD, 25 euros.

Passe-partout, 1969-1980. ÉditionsAl Dante, 88 pages. + 2 CD, 25 euros.

J’ai d’abord trouvé la poésie concrète, sonore, typogra-phique, expérimentale ennuyeuse, limitée et même in-fantile. Puis j’ai peu à peu changé d’avis en fonction de

découvertes et surtout de rencontres. J’ai longtemps fréquentéAdriano Spatola et ce fut une révélation. J’ai appréciél’homme qui, toujours un verre de vin blanc où flottait unetranche de citron posé devant lui, était drôle, spirituel et d’uneinventivité éblouissante. Et j’ai aimé son œuvre. Grâce à lui,j’ai pu entrer en relation avec d’autres poètes, comme Cor-rado Costa et Giulia Nicolai. En fin de compte, j’ai réalisé uneanthologie des auteurs de ce groupe italien qui s’appelait TamTam, pour la revue Textuerre que dirigeait Jean-Claude Hauc.Sur ces entrefaites, j’ai fait la connaissance de Brion Gysin,qui était l’initiateur des techniques littéraires que W. S. Bur-roughs a exploité dans ses romans des années 1970. Ses per-mutations m’avaient paru une forme poétique pleine de sa-veur et d’humour. Grâce à lui, j’ai connu beaucoup d’autresartistes et d’écrivains, dont Bernard Heidsieck. Cette figuremodeste et pourtant déterminée dans sa quête artistique, ai-mable et bienveillante, toujours à l’écoute de ses interlocu-teurs, généreuse, avait déjà à cette époque une longue expé-rience poétique derrière lui. Quand je l’ai vu et entendu se pro-duire sur scène ou quand j’ai écouté ses enregistrements, j’aitrouvé en lui un créateur possédant un je-ne-sais-quoi que lesautres n’avaient pas et qui a capté sur le champ mon atten-tion. En dehors du timbre de sa voix, qui fascinait aussitôt son

auditeur, du rythme de sa diction rapide, un peu saccadée etau bord de la rupture, mais qui ne se rompait jamais, au bordde l’essoufflement, mais ne perdait jamais son souffle, il y avaitdans sa démarche le désir de produire du sens et pas seulementune nouveauté (au nom de la sacro-sainte « tradition du nou-veau ») par rapport à une histoire héroïque, qui remontait auxfuturistes italiens, russes et aux dadaïstes. Chacun de sespoèmes était le véhicule de pensées et donc d’une représenta-tion du monde. Je songe, par exemple, à Vaduz, qui reste unede ses œuvres que je préfère, dont la lecture à Genève au coursdu colloque de Tanger m’avait enchanté : dans ce texte quiprocède par spirales et par l’énumération toujours plus verti-gineuse de tous les peuples vivants dans notre vaste univers, ilne se limite pas à tirer parti de la saveur de ces noms parfois

étranges et incongrus, souvent inconnus ; il rappelle qu’il estconstitué d’une diversité inépuisable de cultures et de modesde vie dont on aurait oublié la richesse sans fond. À la beautéde cette liste envoûtante, aux sonorités fauves et fabuleuses, ilsavait donner dans sa lecture publique une résonance pas uni-quement acoustique, mais qui mettait aussi en scène l’ambi-guïté de nos postures intellectuelles – comme pour les miné-raux, les plantes et les animaux, il se servait d’une nomencla-ture scientifique et froide des populations des cinq continentsque nous étions en train de détruire les unes après les autresau nom d’une civilisation supérieure.

De plus, l’arc de ses intérêts est énorme, sans borne. Il estcapable de profiter d’un incident somme toute banal et insi-gnifiant dans le métro parisien, comme d’une phrase banale– comme « Tu viens chérie » dans ses Passe-partout. Il peuttout aussi bien se saisir du langage quotidien, de mots dephrases trouvées, d’expressions « ready-mades » dans sesBiopsies. Le langage commun, celui de la rue ou le jargon pro-fessionnel, les vocables vernaculaires ou les termes savants, lasubstantifique moelle, non comme l’a fait Francis Ponge avecson Savon, qui a su révéler l’essence et la quiddité de l’objet,mais en lui donnant un autre écho physique dans l’esprit parles scansions, la tonalité, la qualité sonore, son goût même, etsurtout les valeurs d’usage, d’échange et de communication,sans parler de sa valeur intrinsèque. C’est par le rythme et lemouvement vertigineux de ses associations verbales, dansleurs réitérations et superpositions, qu’il parvient à méta-morphoser le trivial en une expression intense et plurielle. Onle comprend très bien quand on entend son Derviche. BernardHeidsieck fait découvrir ce en quoi le langage consiste et com-ment il nous fait et nous conditionne. Il a fallu bien du tempspour qu’on reconnaisse la portée de sa recherche et le grandprix national de la poésie qu’il a reçu en 1991, je vous l’assure,il ne l’a pas usurpé.

Gérard-Georges Lemaire

Haute lucarne australeAutour du vide, de Silvia Baron Supervielle. Éditions Arfuyen,96 pages, 13 euros, 2008.

L’infusion dans une langue choisie desconcepts et des affects portés par uneautre culture donne à l’écriture une ri-

chesse de moyens pour s’interroger sur lemonde. Silvia Baron Supervielle, née à BuenosAires, est arrivée en France en 1961, ayant déjàécrit dans sa langue natale. Quelques annéesplus tard, elle a commencé à publier directementen français des poèmes, des essais, des récits. Elleexprime dans Après le pas (1997), un double dé-part : « J’ai abandonné / ma langue […] même

à moi / revenue / je reste partie. » La traductionde grands écrivains argentins tels Borges et Juar-roz en français et de Marguerite Yourcenar enespagnol participe d’une activité d’écriture quirend deux langues présentes l’une à l’autre, l’unedans l’autre, et qui, dans son cas, voit l’horizons’élargir sur les deux hémisphères.

Autour du vide comporte sept séquences,chacune dans une composition analogue quiassure leur cohérence, mais dans une tonalitédifférente. En effet, le mot « vide » recouvre, ànotre époque, plusieurs significations. Ce sontsept vides différents dont les sept séquences ten-tent de saisir les reflets, chacune dans unnombre variable de courts poèmes resserrés

suivis d’une page où le thème se déploie. Dès lapremière séquence, le vide apparaît double : unvide « lucide et plein » entraîne l’autre dans« un long vol habité ». Ce dernier mot est im-portant, car il s’avère bientôt que c’est le regardqui compte, l’effort pour « voir / par les fentes/ du grillage de fer » et que le but final de ce re-gard, dans son va-et-vient, est de retenir l’invi-sible. L’image se retrouve dans la séquence II :« Un jeu oscillant/croisé de fers / à travers levide / double. »

La langue peut sembler mise en doute : elledivise « tandis que le souffle / silencieux desdieux / confirme l’horizon / clair réuni ». Maisc’est aussi avec elle que se présente « une éten-

due magnétique / qui déploie l’immense ». Il y atoujours dans l’écriture un manque, ce manquequi pousse à écrire. Nous voyons, au fil despoèmes, la désintégration, l’affalement, bascu-ler dans l’envol, le suspense aérien, et vice versa.Être «qui polirait le silence / à la place des mots»est une tentation, mais ne conduit pas au désirde la page blanche, quand le poète a pour tâched’établir les « successives / versions » d’un réelhors d’atteinte. Ainsi se répondent l’univers etl’écriture, l’infini et l’inachevé.

La poésie de Silvia Baron Supervielle est unacte d’amour envers la langue française, que sur-plombe une « haute lucarne / australe ».

Françoise Hàn

Micro-autobiographie

Depuis 1955, avec mes Poèmes-partitions,Biopsies et Passe-partout, avec CanalStreet (35poèmes, 1973-1976), Derviche-

Le Robert (26 poèmes, 1976-1986), avec Respi-rations et brèves rencontres (60 poèmes, 1988-1995), j’ai tenté – en utilisant le magnétophonedepuis 1959 comme moyen complémentaired’écriture et de retransmission – de mettre lapoésie « debout », c’est-à-dire de la sortir de sondrap de livre pour la rendre non plus « passive »dans l’attente d’un lecteur devenu de plus enplus hypothétique, mais active, rebranchée phy-siquement sur le monde et la société.

Mon travail comporte trois phases : toutd’abord celle de l’écriture, ensuite celle de l’en-registrement des textes sur la bande magnétique,cette phase pouvant comporter l’introductiond’éléments extérieurs au texte lui-même, maisqui n’en font pas moins intégralement partie defacto, et celle, enfin, de la lecture publique :chaque poème, chaque texte peut requérir unmode de lecture différent, son type de lectureprojeté dans l’espace environnant, spécifique,destiné à lui faciliter ce « passage » de transmis-sion.

C’est à ce stade que la poésie devient « ac-tion », terme que j’utilise depuis 1962 pour la ca-

ractériser, de préférence au terme sonore, ainsidénommée, involontairement, de l’extérieur.

Cette activité s’est également concrétisée parl’organisation, à Paris, du premier Festival in-ternational de poésie sonore-poésie action, en1976, à l’atelier galerie Annick Le Moine et, enassociation avec Michèle Métail, par les Ren-contres internationales de poésie sonore, àRennes, en 1980, au Havre et au CentreGeorges-Pompidou (Revues parlées, dirigéesalors par Blaise Gautier), enfin, par la partici-pation, pendant de nombreuses années, au bu-reau d’organisation du festival Polyphonix, créépar Jean-Jacques Lebel, en 1979, dont j’ai as-sumé la présidence pendant un certain temps.Cette manifestation fut si prestigieuse que le Fes-tival d’automne va lui consacrer deux soirées,en novembre 2009.

Mais c’est aussi dans le cadre de cette activitéque j’ai eu l’occasion de réaliser plus de 540 lec-tures publiques, dont la moitié à titre personnel,dans une vingtaine de pays, la dernière, l’ultime,ayant eu lieu, il y a deux ans, au centre culturelde L’Échelle, animé par Philippe Coquelet, prèsde Charleville.

La concrétisation de ce travail s’est évidem-ment réalisée à travers la publication de nom-

breux livres. Mais tous ces textes et ces poèmes,enregistrés par mes soins, se retrouvent sur unecentaine de disques microsillons, K7 et DVD,édités dans une dizaine de pays.

En parallèle à cette activité, doit être men-tionnée celle, depuis 1970, de toute une séried’écritures collages qui ont fait l’objet de publi-cations et d’expositions : les 100 Foules d’oc-tobre 1970, les 40 Machines à mots de 1971, puisles 50 Canal Street, qui se sont résumés en35 poèmes enregistrés, lus en 1980 au CentrePompidou, et qui ont été réunis dans un coffretde microsillons, puis dans deux livres avec CD,les Circuits intégrés, de 1979 et 1980, séries de sé-rigraphies éditées par Francesco Conz, à Vé-rone, et les séries suivantes, Mon frigo, Oxygène,Valescure, Radio Verona, Radio Valescure, Dje-rassi, Spermatozoïdes… et bien d’autres en-core…

Voilà tout. J’oubliais mes collaborationsavec divers artistes, Jean Degottex, LourdesCastro, Giani Bertini, Joël Ducorroys, RuthFrancken, Paul-Armand Gette, Françoise Jani-cot, Patrice Alexandre, Paul Skelbye (livres, ma-nifestations et performances publiques)…

Bernard Heidsieck, juin 2009

Un dieu de la poésie

Bernard Heidsieck est un dieu de la poésie.Son corps, sa parole et son esprit person-

nifient la poésie.Et c’est un dieu héroïque qui a changé l’his-

toire de la poésie : la poésie sonore est une in-vention en 1956, travailler avec l’électronique,monter sur scène et créer de grands poèmes quiont métamorphosé le monde.

Ses performances sont des exhibitions ma-giques et la sonorité absolue de sa voix vibre enremplissant tout l’univers.

Les dernières cinquante années ont été unâge d’or pour la poésie, et Bernard Heidsieckest un champion de cet âge d’or, dans les villes,les bourgs et les campagnes, avec l’aide de latechnologie, des médias et des modes de com-munication, culminant avec l’introduction del’Internet, se mettant en relation avec des per-sonnages innombrables comme jamais on nel’avait fait dans l’histoire de notre globe.

John Giorno, Juin 2009

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Gérard-Georges Lemaire.

Bernard Heidsieck.D

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 4 j u i l l e t 2 0 0 9 ) . I X

L E T T R E S

Cassidy’s Girl, de David Goodis. Éditions Moisson rouge, 256 pages, 15 euros.

Àpeine le livre ouvert, vous êtes saisi à lagorge. Impossible de vous défaire de

l’étreinte. Tout l’art de David Goodis résidedans cette manière de capturer son lecteur etde le mener vers d’infernaux abysses, via sesquelques personnages de paumés, alcooliquesinvétérés ayant un goût immodéré pour lemalheur, feignant à longueur de pages de vou-loir s’en dégager, mais finissant toujours par

s’enfoncer encore un peu plus profondémentvers le point absolu de non-retour. Cassidy’sGirl, que les éditions Moisson rouge ont l’ex-cellente idée de rééditer, est exemplaire decette manière de procéder. Écriture serrée, en-core que presque sereine dans la descriptiond’une inévitable descente aux enfers, ce romanfait l’économie de meurtres et autres assassi-nats. Il n’y a que le récit d’une ex-star du foot-ball américain, ex-héros de la Seconde Guerremondiale, ex-pilote de ligne, ex à tout jamais,pour se débattre dans un présent d’épouvante.Une tragédie parce que tout y est inéluctable.

Alors, le lecteur tournant fébrilement lespages du livre s’arrête soudain car la pressionest trop forte. On pressent ce qui doit arriveret cela arrive. Ce malheur. En faisant unepause dans sa lecture, le lecteur pense conju-rer le sort, mais c’est une illusion. Ce qui estécrit est écrit ; le malheur est bien dans lespages à venir, et elles viennent effectivement !Il fallait juste que le lecteur reprenne sonsouffle, se dise qu’il pourrait, pour éloigner lamalédiction, fermer à tout jamais le livre, lerenvoyant ainsi au néant. Mais non, il y re-vient malgré lui…

Peu de personnages ; nous les identifionstous très rapidement, une intrigue tendue jus-qu’à la rupture, c’est la loi du roman noir à la-quelle se soumet David Goodis, un maître enla matière. L’humanité décrite dans Cassidy’sGirl est au-delà de toute déchéance, et pour-tant des éclairs de fraternité, de tendresse etmême d’amour viennent déchirer la noirceurdu propos. À cet égard, on peut même affir-mer que Cassidy’s Girl s’achève sur un« happy end » Un comble !

Jean-Pierre Han

L’image d’une Allemagne morteLe nouveau roman noir de Joseph Bialot explore les arcanes d’un Berlin détruit, en proie à tous les trafics.

186 Marches vers les nuages,de Joseph Bialot. Éditions Métailié, 172 pages,15 euros.

C’est le Berlin des décombres de 1945-1946que Bialot a choisi comme territoire ro-manesque de ces 186 Marches vers les

nuages. Les arcanes de l’univers hitlérien sontévidemment un univers de choix, presque deluxe, pour un romancier désireux d’inscrire sonœuvre dans une trame tragique et de surprendreson lecteur par des détails qui fassent mouche.La réussite passe par un subtil dosage entre lesinnovations dans les détails, qui font couleur lo-cale, et le respect de la tonalité historique géné-rale, le romancier ayant tout pouvoir pour faireporter à ces détails qu’il mitonne à son goût lesens de son roman.

Il faut avouer que Joseph Bialot, qui nous ahabitués dans ses romans noirs à une certaine

résistance devant les vérités bien assises, couleun peu trop son roman dans le moule de ce quiest d’une certaine façon politiquement correct.La chasse aux scientifiques nazis par les vain-queurs est une affaire excitante. Mais peut-onrenvoyer dos à dos tout le monde dans cette af-faire ? Les Américains ont été les premiers à s’ylancer, sachant que, du côté soviétique, leur ini-tiative ne resterait pas sans réplique. Ils bénéfi-ciaient, il faut le dire, de l’accord spontané, voireenthousiaste, de nombre de ceux qui craignaientà juste titre qu’on ne leur demandât descomptes. Von Braun, qui fera aux USA la car-rière que l’on sait, en est l’exemple le plus connu.En réponse, les Russes ne pouvaient pas ne pasaussi se lancer dans la chasse au gibier, avec tou-tefois ce handicap qu’ils ne bénéficiaient pas, aumoins à l’origine, du même mouvement spon-tané et que leur territoire était plus limité. Enfin,il faut bien remarquer que, pour utile que cela

ait été aux yeux de ceux qui ont organisé ces opé-rations, leur résultat n’a guère changé le coursde la course aux armements, qui se cristallisealors sur le nucléaire dans lequel les Allemandsn’avaient pas grand-chose à apporter de sen-sible. En fait cette chasse aux savants, et l’hypo-crite dénazification officielle qu’elle impliquait,n’est pas le signe du départ du conflit Est-Ouest.Ce conflit vient de beaucoup plus loin, il n’a ja-mais cessé, même s’il a été mis entre parenthèsespendant la Seconde Guerre mondiale.

À cette réserve près, le roman de Bialot vautle détour, ne serait-ce que par la plongée dansl’univers de la répression politique pratiquée parles nazis. On résume trop cette période à l’imagedu meurtre de masse dans les usines à mortcomme Auschwitz. Bialot rappelle que leschoses commencent dès 1933 et que des cen-taines de milliers d’Allemands en furent les pre-mières victimes. Sans en rajouter dans l’horreur

qui n’est pourtant jamais bien loin, le romanmontre avec force que la répression va cres-cendo, au gré des besoins militaires croissantsdes maîtres du Reich.

La même précision dans la quête de la réalitése manifeste dans la description du Berlin de1945, vaste champ de ruines dans lequel une po-pulation hébétée tente de survivre en se livrantà tous les trafics. Certes, on ne saurait comparersous ce rapport les 186 Marches vers les nuagesavec le terrible Après-Guerre, de Ledig. Unpoint cependant les rapproche : ils mettent enscène des personnages qui ont fait l’expériencedu mal et qui, sans vouloir le moins du mondel’oublier ou le rejeter, veulent repartir de l’avant,lucides mais désireux de vivre.

François Eychart

Rappel : Après-Guerre, de Gert Ledig. Éditions Zulma.

Poisonville, USALa Moisson rouge, de Dashiell Hammett, traduit par Natalie Beunat et Pierre Bondil. Éditions Gallimard, « Série noire »,283 pages, 18,50 euros.

Interrogatoires, de Dashiell Hammett. Éditions Allia, 95 pages, 3 euros.

C’est un roman qui débute par le récit d’une lutte qui aéchoué. Une lutte entre les mineurs qui ne pouvaientcompter que sur leurs forces et les gros bras engagés par

Wilsson, l’industriel qui tient la ville, pour briser les piquetsde grève et le crâne des récalcitrants. Cette lutte des classes estterminée et elle a cédé la place à une guerre entre des factionsrivales qui disputent la maîtrise de la ville à leur ancien patron.L’ordre qui s’est rétabli est détestable et c’est pour cela queses propres habitants ont débaptisé Personville pour lui don-ner un nouveau nom, plus approprié : Poisonville.

La Moisson rouge, que Hammett écrivit en 1929 et dontnous est donnée une nouvelle traduction, demeure un véri-table traité de la pacification sociale aux États-Unis. Sur ce su-jet, Hammett tenait ses informations de première main, de sesannées passées chez Pinkerton, la célèbre agence de détectivesprivés qui n’hésitait pas à l’utiliser contre les grévistes insur-rectionnels, et qu’il avait fini par quitter, fatigué et écœuré.Toute la grandeur de Hammett est d’avoir peint la contre-ré-volution triomphante de l’entre-deux-guerres, l’Amérique dela prohibition, de la Grande Dépression qui s’avance et du fas-cisme montant, et, dans le même mouvement, le prix que doi-vent payer ceux qui sont conscients de cette défaite mais quirefusent pour autant de baisser la tête ou de détourner le re-gard. « Alors le réalisme critique du roman noir américain ap-paraît et manifeste l’amertume et la colère froide des vaincus »,comme le souligna J.-P. Manchette, dans ses Chroniques. Cecombat dérisoire et quotidien pour sauver sa conscience si toutle reste doit être perdu, constitue le sujet des romans de Ham-mett et sa grande invention réside dans la figure du détectiveprivé « hard boiled », un homme désabusé, sans illusion, maisqui a conservé un sens moral dans ce monde sans morale, uncode d’action personnel qui est sa dernière richesse, un hommecapable de marcher dans ces rues sans y perdre son âme, ca-pable de s’y défendre, férocement et sans passion. « Ce doitêtre, pour utiliser une phrase qui a beaucoup servi, un homme

d’honneur, instinctivement, inévitablement, sans même y pen-ser, et évidemment sans le dire. (…) C’est un homme solitaireet sa fierté est que vous le traiterez comme un homme fier oubien regretterez de l’avoir jamais vu », notait RaymondChandler, l’un des héritiers de Hammett, dans son bref etbrillant essai de 1944 sur le polar, The Simple Art of Murder.C’est donc au nom d’une revanche personnelle, parce qu’ona essayé de le tuer, que le détective de la Moisson rouge, le fa-meux Continental Op dont nous ne saurons jamais le nom,reste à Poisonville pour faire le ménage dans ce cloaque. Re-fusant les compromissions qui lui procureraient le confort, ilnettoiera la ville en jouant chaque camp l’un contre l’autre,en poussant à bout cette logique destructrice de la concurrenceet de l’affrontement. « Poisonville est mûre pour la moisson.C’est un boulot qui me plaît et je suis fin prêt. »

Mais dans cet enfer où le meurtre et la corruption règnenten maître, la lutte pour le contrôle de la ville, pour des partsde marché, a remplacé la perspective révolutionnaire et lepeuple s’est effacé, momentanément vaincu. Les truandss’entre-tuent, mais la ville ne fera que changer de mains, etcelles entre lesquelles elle tombe sont aussi sales que celles quil’ont laissé échapper. Cette victoire qui ne change rien à l’ordredu monde est d’autant plus amère que son prix est élevé : « Jeles ai incités à mordre à l’hameçon comme je l’aurais fait pour

des truites et j’en ai tiré presque autant de plaisir. (…) Ça neme ressemble pas. J’ai une carapace autour du peu d’âme quime reste et, après vingt années passées à fréquenter le crime,je peux contempler n’importe quelle horreur sans y voir autrechose que mon gagne-pain, mon boulot. Mais prendre plaisirà planifier des exécutions, ça ne me ressemble pas. Cette saleville a déteint sur moi. »

Hammett eut à plusieurs reprises l’occasion de vérifier parlui-même le prix de l’engagement et d’une critique radicale dusystème. En 1951, il fut entendu par la justice en tant que res-ponsable d’une organisation ayant payé la caution de plu-sieurs communistes qui choisirent de fuir plutôt que de com-paraître devant une cour au service de la chasse aux sorcières.Hammett refusa de répondre en invoquant le CinquièmeAmendement quatre-vingts fois et écopa de six mois de pri-son ferme pour outrage à la cour. En mars 1953, alors que lafureur anticommuniste atteignait des sommets, il fut à nou-veau entendu, cette fois par la commission sénatoriale prési-dée par le tristement célèbre McCarthy. La litanie reprit aurythme des questions sur ses préférences politiques : « – Étiez-vous membre du Parti communiste ? – Je refuse de répondrecar la réponse pourrait me porter préjudice. » La logique per-verse de la cour, qui fait des coupables de ceux qui avouent etde ceux qui refusent d’avouer, éclate au grand jour. Le séna-teur McClellan : « N’êtes-vous pas délibérément en train devous rendre coupable aux yeux de l’opinion publique, en vousabritant derrière le Cinquième Amendement de la Constitu-tion ? » Hammett s’offrit le luxe d’une réponse : « Je ne croispas qu’il en soit ainsi, monsieur, et si ça l’était, malheureuse-ment ou heureusement pour moi dans ces circonstances, cen’est pas l’opinion publique qui m’a envoyé six mois en pri-son. »

Blacklisté, persécuté par le fisc, Hammett mourut d’un can-cer en 1961 et fut enterré au cimetière militaire d’Arlington entant que vétéran des deux guerres. À l’annonce de son décès,Aragon écrivit ces lignes : « Les romans pour ainsi dire “éli-sabéthains” de Dashiell Hammett m’ont appris sur la naturede la société américaine plus que de gros traités, et Red Har-vest demeure le grand roman de la naissance du mal, du sur-gissement du fascisme dans ses origines lointaines aux États-Unis comme produit de la guerre de 1914. Il m’est impossiblede laisser le silence se faire sur sa tombe sans avoir dit cela. »

Sébastien Banse

Une inévitable descente aux enfers ?

Grève de Minneapolis, juin 1934.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 4 j u i l l e t 2 0 0 9 ) . X

L E T T R E S

Eugène Sue, le don de créer de la vieLes Mystères de Paris, d’Eugène Sue. Éditions Gallimard,« Quarto », 1 500 pages, 26,90 euros.

«Pipelet (fém. : pipelette) : concierge(fam.) ». Définition du Petit La-rousse (édition de 1968), qui précise

que le mot « pipelet » vient du nom d’un couplede concierges imaginés par Eugène Sue, dansles Mystères de Paris (1842). Aujourd’hui, « pi-pelet » au masculin est devenu rare, et le termede « pipelette » désigne plutôt une personne quiparle beaucoup, à tort et à travers.

Ils ne sont pas si nombreux, les romanciersà avoir créé un personnage dont le nom est de-venu commun, et perdure après plus de centcinquante ans. C’est dire la renommée qui futcelle des Mystères de Paris, qui recueillirentdans toutes les couches de la population fran-çaise un succès sans précédent. La publicationquotidienne du roman, dans le Journal des dé-

bats, a inauguré l’ère du roman-feuilleton (ungenre que ne dédaigneront pas de pratiquerdes écrivains renommés, comme Dumas ouBalzac), et marqué la naissance du grand ro-man populaire qui, de Féval à Zévaco en pas-sant par Ponson du Terrail ou Gaboriau, estun des fleurons de la littérature française.

Les Mystères de Paris, de nos jours, estbeaucoup moins lu qu’il ne l’a été, et l’éditionQuarto – édition enrichie de gravuresd’époque et d’un succulent glossaire de l’ar-got utilisé dans le roman – vient à point pourrappeler que, derrière ce titre célèbre et de-venu infréquenté, se cache un récit qui méritemieux que de représenter une simple date del’histoire littéraire.

Avec les aventures du prince Rodolphe ac-complissant le bien dans les bas-fonds de lacapitale, le peuple fait son entrée dans la litté-rature. Le peuple, et son argot (couronné parl’irrésistible terme de « momacque », pour dé-

signer un enfant). La véritable héroïne dulivre, c’est la ville de Paris. Certes, les Mystèresde Paris n’ont pas la puissance de Splendeurset misères des courtisanes, sont moins habile-ment structurés que les Mohicans de Paris,sont moins drôles et inventifs que les Habitsnoirs. Et ils n’ont ni l’ampleur, ni la force poé-tique d’aucun de ces trois chefs-d’œuvre. Maisils ont le mérite de leur avoir ouvert la voie.

Sue écrit trop vite, en rajoute dans le mélo,a du mal à donner de l’épaisseur à ses per-sonnages (surtout aux deux héros, Rodolpheet Fleur-de-Marie. Les méchants – laChouette, le Chourineur, le Maître d’école –,sont si ignobles qu’ils « sortent » mieux). L’in-trigue avance à la va-comme-je-te-pousse, àgrands coups de coïncidences, de digressions,de redites. Et pourtant, on ne peut s’empêcherde tourner les pages : Sue a le don le plus pré-cieux du romancier, le don de créer de la vie.Et il y a des moments très forts : la vision des

bouges de la cité, qui ouvre le roman ; la Seineinondant peu à peu les caves ; l’île où viventles ravageurs, l’atroce famille Martial, à côtéd’Asnières. Quant au couple de concierges, lesPipelet, ils donnent lieu à des scènes hila-rantes.

Les professions de foi socialistes qui en-combrent la deuxième partie du roman susci-tent quelques longueurs : on a l’impression,alors, que l’auteur, soudain, ne croit plus à sespersonnages, ne s’en sert plus que pour dé-montrer quelque chose. Roman et idées, on lesait, ont toujours fait mauvais ménage.

L’ensemble est mal fichu, un peu longuet,parfois larmoyant, parfois excessivementcruel, mais pourtant impressionnant : dans sapeinture de la lutte du Bien contre le Mal, Eu-gène Sue a créé une mythologie, et offert à lalittérature française un massif qui resteunique.

Christophe Mercier

Naissance d’un écrivainSikè,d’Auguste-Léopold Mbondé. Éditions Vents d’ailleurs, 2009.

Auguste-Léopold Mbondé est né àDouala. Docteur en littératures fran-çaise et comparée, enseignant et cher-

cheur, il axe ses recherches sur les épopéesafricaines et les écritures émergentes du conti-nent noir ; Sikè est son premier roman. Dès lespremières lignes, il vous prend à la gorge, im-primant un rythme infernal au texte, qui s’ap-parente à de l’autofiction. Il s’agit d’un pèrequi parle à sa fille métisse née en France. Ilveut lui transmettre l’histoire de son père, de

son clan, de son pays, le Cameroun, « je te par-lerai de l’Ewalè’a Mbèdi que je suis avant quetu ne tombes sur ces identités communau-taires blacks disputées et emballées périodi-quement en été dans des magazines à courtd’idées ou dans les chaînes commerciales duPAF ». Il lui explique comment les anciensgardaient « jaloux, la vérité de l’Afrique, celledes sentiers inconnus. Ils servent aux Blancsl’Afrique convenue de leurs fantasmes. Ilsveulent leur Afrique, qu’ils la prennent !L’Afrique terrifiante des poitrines d’os etdents d’ennemis ? On leur sert leur Nigritie !L’Afrique des ventres ballonnés accrochés àune silhouette rachitique ? L’Afrique Bo-

kassa ? On leur sert leurs nègreries gour-mandes. Pas de problème, au suivant ». Lepropos est cinglant, acerbe, répondant ainsiaux tenants de cette Afrique ahistorique. Nes’empêchant pas non plus de fustiger les cou-tumes qui ont « cours aujourd’hui dans laterre de ton grand-père, ma fille », dénonçantles « silences d’une Afrique en proie à sespropres démons. Un silence énorme. Un criénorme. C’était une autre version de ce cri hé-bété de corps déchiquetés par les fers et lancesde haines fratricides. » Puis les souvenirs re-montent, se sédimentent et le récit, déroutant,oscille entre le « tu » et le « je », travaillant re-marquablement la langue, l’explorant, la

fouillant, lui faisant exprimer des situationsimprobables, hasardeuses.

Cette parole à l’enfant n’est pas une en-trave à son épanouissement, elles sont justes« à lire, à lier », de simples « broutilles. Futiles,tu les fouleras au pied pour faire place à l’ori-ginalité. Utiles, tu en feras l’amulette fidèlequ’à la tombée du jour tu céderas à ton tour. »

C’est un premier roman et, déjà, tout y est,le principal aussi : l’écrivain.

Un roman d’Afrique ? De France, peut-être, certainement. D’un écrivain venud’Afrique, mettant en scène l’Afrique dans laplus extrême modernité : la mise à distance.

Yahia Belaskri

John Berger, un écrivain rare et singulierDe A à X, de John Berger. Éditions de l’Olivier, Paris, 2009, 19,50 euros.

Tiens-les dans tes bras, de John Berger. Le Temps des Cerises, Pantin, 2009, 14 euros.

De A à X est un livre saisissant. L’avant-propos, intitulé« Des lettres recueillies par John Berger », impose aulecteur une tension entre fiction et réalité. L’auteur

nous dit : « Quant à moi, je dois garder secrète, pour l’instant,la façon dont je suis entré en possession des lettres envoyéeset non envoyées, car l’explication pourrait mettre en dangerdes tiers. » Elle, Aïda, lui écrit. Lui, s’appelle peut-être Xavier.Il est condamné, « accusé d’avoir fondé un réseau terroriste,à deux peines de réclusion criminelle à perpétuité. Il occupe lacellule 73, au nord de Suse, elle mesurait 2,5 mètres sur 3, pour4 mètres de haut ». « Dans seslettres, Aïda a manifestement choiside ne rien mentionner de ses pra-tiques d’activiste. »

Dans chaque lettre, d’un mot àl’autre, Aïda imbrique le passé, leprésent et l’avenir, de sa vie et deleur vie. Dans une même phrase, undétail d’aujourd’hui – une lumière,une saveur, une rencontre –convoque leur histoire commune,un autre la ramène au présent. Au-cune plainte, aucune compassion.Une sensibilité extrême mais jamaisvulnérable. Parfois, des allusions –à peine des allusions – au combatpolitique d’hier et d’aujourd’hui.Aïda et X sont dans le partage de lavérité, cette dure vérité du tempsque, de manière incroyable, ellerend douce : « Pour moi (…) la jour-née ne commence pas par ton ab-sence. Elle commence par la déci-sion que nous avons prise ensemblede faire ce que nous faisons. »

« Nous, nous sommes dans le futur. Pas celui dont nous sa-vons si peu de choses. Nous sommes dans un futur qui a déjàcommencé. »

Certaines lettres sont fascinantes. Il faut noter celle où elleconte le baptême de l’air qu’il lui a offert. « Combien d’enlè-vements et de rapts à dos de cheval ont-il été chantés ? Aucunne ressemblait au nôtre. Tu m’as expliqué le rôle des comp-teurs. Tours /minute. Kilomètres / heure. Altimètre. Anémo-mètre. Indicateurs de niveaux. Boussoles. »

Au dos des lettres reçues (« retrouvées » par John Berger),X écrit des phrases. Presque toujours politiques. Entre lesmurs, il poursuit de sa lucidité, de sa conviction, son combat.« Pour dire la vérité ? Les mots ont été torturés jusqu’à cequ’ils crachent leur exact contraire ; Démocratie, Liberté, Pro-grès, une fois ramenés à leurs cellules, ont perdu tout leursens… »

Une complicité étrange, terrible, suinte de la juxtapositiondes lettres d’Aïda et des notes de X, aux tonalités pourtant op-posées. Elle et lui sont des êtres de combat, de lutte, dans un en-droit qui peut être Gaza, Beyrouth, ou un ailleurs semblable. Elleet lui sont, dans le même temps, absents et présents l’un à l’autre.

De A à X n’est pas un énième roman par lettre : c’est par laforme même de l’écriture que John Berger donne une dimensionpolitique au texte.

Le voyage dans les formes – récit, commentaire de photos,essai, journal, fictions, dessins, poésie, théâtre… – fait de JohnBerger un écrivain hors norme. Il travaille sa forme en fonc-tion de son propos. Il est, on le sait, en même temps profon-dément engagé politiquement. Et tout cela fait un tout. C’estun écrivain libre. Totalement. On le voit, une nouvelle foisdans son dernier livre : Tiens-les dans tes bras. Sous-titré :Chroniques de la résistance et de la survie. Un recueil d’ar-

ticles parus dans des journaux in-ternationaux.

Dans celui consacré à Nâzim Hik-met, on retrouve le ton des lettred’Aïda : « Nâzim, j’ai envie de décrirepour toi la table sur laquelle je suis entrain d’écrire. Il s’agit d’une table dejardin en métal… » D’autres sontconsacrés à Pasolini, et à son film Larabbia. Ou au commandant Marcos.Il parle du terrorisme, de l’ouraganKatrina. Mais aussi de sa révélationde Francis Bacon. Toujours la poli-tique, l’amitié et la poésie sont aucœur de son écriture, de son rapportau monde. Et, sans cesse, il reste auxcôtés des Palestiniens, avec eux der-rière le mur. De même MahmoudDarwish et lui sont inséparables.

Chez John Berger, la lucidité, lapolitique, la poésie, la sensibilité sontindissociables. C’est ce qui en fait unécrivain rare, singulier et particuliè-rement important.

Michel SimonotBunker 2, de Gianni Burattoni.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 4 j u i l l e t 2 0 0 9 ) . X I

L E T T R E S

LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HÀN

Poète, révolutionnaireL

a poésie exprime, cela paraît évident, la vie profonde dupoète. Il ne peut pas, s’il est révolutionnaire dans la viesociale, politique, ne pas l’être dans son écriture, comme

si la poésie était un monde à part.Un exemple flamboyant en est donné par César Vallejo.La première édition, en 1983, de sa Poésie complète avait

révélé aux Français un poète péruvien ayant vécu quinze ansà Paris, jusque-là traduit de façon infinitésimale. Unedeuxième édition vient de paraître chez le même éditeur,confiée à un autre traducteur – une traductrice, Nicole Réda-Euvremer – qui a rédigé une excellente présentation.

César Vallejo est né en 1892 dans les Andes, à trois millemètres d’altitude, onzième enfant de parents métis et pauvres.Il publie en 1919 son premier recueil, les Hérauts noirs, déjàd’une grande puissance, mais encore marqué par des in-fluences contemporaines dont il se dégage très vite. Il lui fautun langage poétique singulier, hors normes. Celles-ci volenten éclats dès son deuxième recueil, Trilce, paru en 1922 et quin’éveille au Pérou aucun écho. Trilce était plus qu’à l’avant-garde : distorsions des rythmes alors pratiqués dans la poésielatino-américaine, mais aussi de la syntaxe, de l’orthographe,néologismes rendent certains poèmes hermétiques, mais sontpour l’auteur signes de liberté. Il écrit à un ami : « Je sens pe-ser sur moi une obligation d’homme et d’artiste, inconnuejusque-là, sacrée : celle d’être libre. »

En 1923, il arrive en France, où il rencontre d’autres poètessud-américains. Il étudie le marxisme, fait un voyage en URSSavec l’argent qui devait le rapatrier au Pérou pour raisons desanté, puis en Espagne. Expulsé de Paris en 1930 pour ses ac-tivités politiques, il s’installe à Madrid. Il milite au Parti com-muniste espagnol, se lie d’amitié avec Garcia Lorca. Il revientà Paris en 1932. La guerre civile éclate en 1936, il retourne plu-sieurs fois en Espagne, milite pour la cause républicaine.Épuisé par la maladie et le dénuement, il meurt dans un hôpi-tal parisien le 15 avril 1938. Il avait écrit : « Je mourrai à Parissous la pluie / un jour dont je me souviens déjà. » (Pierre noiresur une pierre blanche).

Les poèmes qu’il a composés de 1923 à 1937 – autrement

dit la moitié de son œuvre poétique, et la plus signifiante –n’ont pas été publiés en volume avant sa mort. Ils le seront parsa femme Georgette en 1939. Les affirmations, de prime abordparadoxales, disent la place de l’humain dans le monde :« Quand quelqu’un s’en va, il reste quelqu’un. Le lieu par oùest passé un homme n’est plus seul. » (Poèmes en prose). Cethomme, le plus souvent, souffre. La douleur n’a rien à voiravec son individualité, elle fait partie de sa condition. La Rouede l’affamé, les Déshérités sont des titres de Poèmes humains.Pourtant, le poète s’interroge : est-il possible de dire cettecondition : « Un homme passe, portant un pain sur l’épaule /Vais-je écrire, ensuite, sur mon double ? (…) Un maçon tombed’un toit, meurt et ne déjeune plus / Réinventer, ensuite, letrope, la métaphore ? (…) Quelqu’un passe en comptant surses doigts / Comment parler du non-moi sans pousser uncri ? ». En fait, nul ne l’a dite, cette condition, dans un tel cy-clone de sons et de sens. « Batailles ? Non. Passions. Et pas-sions précédées / de douleurs derrière des barreaux d’espoirs /de douleurs des peuples ayant des espoirs d’homme ! »(Hymne aux volontaires de la République).

En 1937, Franco progresse, prend Malaga, Bilbao, San-tander. L’aviation allemande, qui l’appuie, bombarde Guer-nica le 28 avril. Picasso peint son grand tableau, que Vallejoa vu. Lui, écrit les quinze poèmes poignants d’Espagne,éloigne-de moi ce calice. « Baissez la voix, vous dis-je ; / bais-sez la voix, le chant des syllabes, les larmes / de la matière et larumeur ténue des pyramides, et encore / celle des tempes quiavancent avec deux pierres ! ».

Aujourd’hui, César Vallejo est reconnu en Amérique la-tine comme appartenant à la lignée des Fondateurs, auprès deVicente Huidobro, J.L. Borgès, Pablo Neruda, Octavio Paz.Au-delà, il a transformé la poésie du XXe siècle, l’a rendueplus proche du corps et de sa souffrance, l’a mise en relationavec le monde. Claude Esteban l’a évoqué à plusieurs reprisesdans Élégie de la mort violente, réunissant Mozart, Nerval,Vallejo dans une vision qui met en évidence le tragique de leurdestinée, mais aussi leur grandeur, que ne peut vaincre le dieudes morts.

Le titre Poésie complète, au singulier, rend compte de l’unitéprofonde de l’œuvre. Il a été conservé de la première édition,qui traduisait celui de l’édition espagnole établie en 1978.

Ce choix nous paraît heureux, même si la présente éditions’appuie sur l’édition espagnole de 1988, qui suit pour lesPoèmes humains un ordre différent et s’intitule Obra poéticacompleta. « Poésie complète » est bien ce que nous donne Cé-sar Vallejo, un dialogue total de l’être humain avec la souffranceet l’espoir.

RREEVVUUEESSDisparu, lui aussi, en 1938, dans des circonstances autres,

Ossip Mandelstam qualifiait la poésie de bouteille à la meradressée à un interlocuteur inconnu. Nous sommes cet interlo-cuteur. Après avoir longuement vogué dans le silence que fai-saient sur elle non seulement la littérature officielle d’Union so-viétique, mais la mémoire oublieuse des émigrés, cette bouteillefut trouvée, ouverte, au milieu des années cinquante. Aujour-d’hui, Marc Weinstein, présentateur dans Europe d’un impor-tant dossier, dit que « notre époque a besoin de Mandelstam » ;en font preuve les éditions multiples, les études et monogra-phies, l’existence à Moscou d’une Société Mandelstam très ac-tive. Les contributions réunies dans le dossier justifient pleine-ment cette assertion. Dans le Cahier de création du même nu-méro, Bernard Vargaftig est présent avec une suite de poèmeset un entretien « Résister au désespoir et continuer ».

Rehauts dédie sa livraison printemps-été à « dedans-dehors »,thème qui se décline selon une grande variété d’écritures, Quo-tidiennes, de Roger Munier, en proses aphoristiques, longs versdu Jardin d’encre, de Bernard Noël, vers fracturés de 2008poèmes. 09. Nord, de Franck Venaille, pour ne citer que ceux-ci.

Poésie complète, de César Vallejo, traduit de l’espagnol (Pérou) et présenté par Nicole Réda-Euvremer. 402 pages, 25 euros. Éditions Flammarion, 2009.Europe n° 962-963, juin-juillet 2009, 332 pages, 18,50 euros.Rehauts n° 23, mars 2009. 112 pages, 13 euros. Paris et 62 180 Airon-Notre-Dame.

À LIRE

Bagatelles et autres textes. de Benjamin FranklinÉdition établie et postfacée par Éric Dussert. Éditions Mille et une nuits, 2009,127 pages, 3,50 euros.

Père fondateur de la démocratie américaine, inventeur duparatonnerre, Benjamin Franklin (1706-1790) n’avait pas

que du génie, il avait aussi du talent, un talent littéraire fait debonhomie, d’humour, de dérision, qu’il a eu la bonne idéed’exprimer dans la langue de Voltaire, son ami. Adressées gé-néralement à ses amis des Lumières, en particulier à la sédui-sante Mme Helvétius, ces précieuses Bagatelles abordent lessujets minuscules (la goutte, les pets, les mouches) comme lesmajuscules (la colonisation américaine), toujours avec unpoint de vue surprenant et savoureux. Elles étaient jusqu’iciconsignées à la Bibliothèque nationale de France dans unexemplaire de la Réserve des livres rares (Rés P-Z-1810) : aussifaut-il remercier Éric Dussert de les en avoir fait sortir, et derappeler à nos mémoires défaillantes qu’à la mort de Frank-lin, notre Assemblée décréta un deuil national de trois jours.

Claude Schopp

Portraits d’écrivains mexicains, photographies de Daniel Mordzin, texte de Gaston Garcia,préface de J. M. F. Le Clézio et Gomero Arifjus,Gallimard, 122 pages, 20 euros.

De tous ces auteurs du Mexique actuel, nous n’enconnaissons vraiment qu’un seul : Carlos Fuentes.

Pourtant tous les autres sont traduits en français. Cet al-bum est donc une invitation à la découverte de ces hommeset de toutes ces femmes de lettres que nous avons négligés.Nous pouvons ainsi faire la connaissance de Mario Belat-tin, d’Elsa Cross, de Vilma Fuentes, d’Ignacio Padilla,d’Alain-Paul Mallard, de Daniel Sader, de Paco IgnacioTaiboll ou de David Toscana, entre autres. Dommage queles textes qui accompagnent les photographies soient aussiminces : on aurait aimé mieux les connaître et avoir unepetite idée de leur création.

Justine Lacoste

Portraits croisés de Jean-RichardBloch et Ilya Ehrenbourg

Les Annales de la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet n°10, 2008. 268 pages, 17 euros.

En 1941, peu avant la rupture du pacte germano-sovié-tique, Jean-Richard Bloch, écrivain juif et communisteà l'œuvre considérable réussit à gagner Moscou grâce à

des papiers diplomatiques que lui fournit l'ambassade sovié-tique à Paris, lui évitant ainsi d'être arrêté par la police fran-çaise qui le recherche. A Moscou il participe à des émissionsde radio qui vont durer tout au long de la guerre, apportantainsi la contribution d'un intellectuel français à la lutte contrele fascisme. C’est aussi à Moscou qu'il retrouve son vieil amiIlya Ehrenbourg qui va devenir un des correspondants deguerre les plus réputés.

Le numéro des Annales de la Société des Amis de Louis Ara-gon et Elsa Triolet livre, au travers des textes de Bloch et d’Eh-renbourg, un portrait fouillé des deux hommes. Bloch évoqueen Ehrenbourg un francophile impénitent qui continue à croireen la France et ses intellectuels « malgré la non-intervention,Munich, la drôle de guerre, Paris ouvert, la capitulation, Vichy,cette descente à l’abîme poursuivie pendant huit années consé-cutives. » Lorsque des écrivains soviétiques se permettent deproclamer l’effondrement des intellectuels français, Bloch se ré-jouit des mots vigoureux d’Ehrenbourg pour défendre les Fran-çais qui se battent même si on les entend peu. Ehrenbourg re-late la vie difficile de Bloch à Kazan où il sera évacué devantl’avance nazie, dressant un beau portrait moral de son ami etdes combats auxquels il a participé depuis plus de vingt ans. Ilrappelle les sentiments de Bloch envers les révolutionnairesrusses de 1905, son désaccord avec Romain Rolland sur la pre-mière guerre mondiale et ce qu’il lui fallut de courage pour s’op-poser à lui, les combats contre le développement du fascisme enFrance, sa lucidité sur certains aspects de l’URSS notammentl'antisémitisme qu'il constate autour de lui, et surtout l'obliga-tion de se conduire « en soldat », avec ce que cela comporte decompromis, quand le danger qui menace est absolu.

Les Annales complètent l'évocation de ces deux personnali-tés avec le texte du discours qu’Aragon prononça en 1957, dixans après la mort de Bloch, le classant parmi les «hommes d’hon-neur » selon le mot de Napoléon, c'est-à-dire ceux dont on n’apas à craindre la défection en cas de danger. Elles publient aussipour la première fois le texte de la courageuse déposition de Blochau procès des 44 députés communistes en 1940 et surtout ungrand article sur le pacte germano-soviétique que Bloch avaitécrit pour la revue américaine New masses demeuré inédit. Cesdeux textes qui touchent au territoire historique sont des docu-ments de premier ordre sur cette époque.

Les Annales reviennent sur la clandestinité avec le témoignagede Lucette Dubois qui fut la dactylo des Lettres françaises de l’Oc-cupation jusqu'à son arrestations en 1942. Ce qu’elle dit est sobre,précis, impressionnant. Le récit de Pierre Maucherat qui lui faitsuite décrit le procès devant le Tribunal d'Etat en juin 1944 (aprèsle débarquement) des militants communistes dits de « la brancheintellectuelle » c'est-à-dire chargés de la presse, et la férocité de larépression qu'ils eurent à affronter. Un dernier document, extraitdu Journal des prisonnières politiques de la Roquette montre laprofondeur de la détermination politique de femmes qui se pré-paraient au pire et leur exceptionnel sens de l’entraide.

Antoine Guillaume

DR

La bataille de Stalingrad.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 4 j u i l l e t 2 0 0 9 ) . X I I

A R T S

Une Biennale pour construire quels mondes ?Biennale de Venise, jusqu’au 22 novembre 2009. Catalogue : Electra.

Qui a peur des artistes ? Une sélection de la François PinaultFoundation, palais des arts, Dinard, jusqu’au13 septembre 2009. Catalogue : SkiraFlammarion, 144 pages, 29 euros.

Sept Jours dans le monde de l’art, de Sarah Thornton, traduit par ArletteSanciry. Éditions Autrement, 280 pages,22 euros.

Dans un roman savoureux et cocasse,qu’on aurait aimé un peu plus caus-tique, Sarah Thompson relate avec

beaucoup de finesse l’atmosphère de la précé-dente Biennale de Venise ; elle monte dans unvaporetto : « Nous décrivons de lents zigzagsd’un bord à l’autre du canal, dépassons la fon-dation Peggy Guggenheim, un drôle de demi-palais qui n’a qu’un rez-de-chaussée surmontéd’une superbe terrasse sur le toit. Nous lais-sons ensuite derrière nous l’hôtel Gritti Palace,avec sa terrazza-ristorante au ras de l’eauabondamment décorée de pots de géraniums.

Je quitte le vaporetto nº 1 à San Zaccaria. Ni-cholas Logsdail se trouve au même momentdevant l’arrêt du 82 en compagnie du person-nel de sa galerie Lisson. Ils vont au Dolci pourun dîner al fresco et m’invitent à les accompa-gner. » À chaque biennale, les clans se regrou-pent, me dit Logsdail. (…) Les musées res-semblent à des zoos, les biennales tiennent plu-tôt du safari. On passe la journée en voiture àvoir des dizaines d’éléphants alors qu’on rê-vait de voir un lion. » De ce côté-là, rien n’achangé.

Cette 53e édition de la Biennale connut lesmêmes rituels, mais est encore moins intéres-sante que les autres et on n’en comprend pasles enjeux stratégiques. Tout ce qui a fait lecharme et l’intérêt de cet événement interna-tional a disparu. Autrefois, la présentation àla presse était un moment passionné et pas-sionnant, où la découverte de nouveaux ar-tistes ou la reconnaissance mondiale d’unillustre créateur étaient l’objet de discussionsanimées et parfois plus encore. Le vernissageétait un moment d’élégance. Aujourd’hui, lesenvoyés spéciaux des journaux des quatrepoints du globe ressemblaient à des touristesdébraillés et hagards, ne comprenant pas vrai-ment ce qui se passe sous un soleil sans pitié.

La Biennale, c’était la plage d’Ostie au moisd’août.

Dans sa fiction, Sarah Thornton racontecomment se déroule la visite des Giardini : « Jequitte le pavillon britannique munie dequelques souvenirs : un sac de toile, un cata-logue, quelques tatouages temporaires et unchapeau blanc avec une broderie nous disant“Always wanting you… Love trace X.” Rienn’a changé. Cette année, en dehors du fait qu’iln’y avait presque plus de catalogues, mais descommuniqués de presse indigents, les sacs ontpris une place superlative. Le seul vrai frissonqui a parcouru ce petit monde affairé a été lesac remis dans le petit palais où exposait YokoOno (qui avait d’ores et déjà remporté le lionl’or) : les Américaines d’abord, puis toutes lesautres ont voulu avoir à tout prix ce sac enplastique où la veuve de John Lennon avaitfait imprimer son téton. »

« Construire des mondes », tel fut le thèmeimaginé par le directeur de la Biennale, DanielBierbaum, qu’il voulait une « parade vivante »(sic). La meilleure traduction du résultat de cetappel à l’utopie, dans les Nuovissimi Arsenali(les arsenaux sont passés de 800 et 1 800 m2),est la présence des pavillons des Émiratsarabes unis : on y contemple les réalisations ti-

tanesques qui se construisent dans le Golfe.L’un des artistes invités avait eu pour missionde photographier les chambres d’une nouvellechaîne d’hôtels avec le portrait du propriétaireen prime.

Seule ou presque, Lucrezia Di Domizio aeu le courage de poser la question : « Est-cepossible ? Nature et économie ensemble ? » Uncolloque restreint a réuni plusieurs spécialistes,dont Alberto Fiz et Marco Marocchi, sansparler de votre serviteur, qui a parlé de la re-présentation et du sens de l’or dans l’art occi-dental. Deux artistes italiens ont réalisé des ins-tallations dans cette optique. Marco Bagnolia dessiné et construit un labyrinthe avec despalettes pour mettre en scène les rapports com-plexes entre science, société et spiritualité. Il aincarné la nature. Pour sa part, VitantonioRusso a incarné l’économie avec une œuvresurprenante qui était une pyramide constituéede chevalets portant chacun un terme du jar-gon économique. Il explore sa spécificité, seserrances et ses contradictions avec une rare sa-gacité et un sens critique aiguisé. Ce qui n’em-pêche pas ses œuvres d’avoir une force esthé-tique indéniable.

(À suivre)Gérard-Georges Lemaire

Céret, « la Mecque du cubisme »« Céret, un siècle de paysage », musée d’Art moderne, Céret, jusqu’au31 octobre 2009. Catalogue : Gallimard,352 p., 45 euros.

Cela peut être curieux à dire, mais Céretest une pure invention des cubistes.Sans Braque et Picasso, et sans tous les

artistes qui les y ont suivi au fil du temps, Cé-ret ne serait qu’un charmant petit bourg ca-talan perdu près de la frontière. L’expositionprésentée au musée d’Art moderne, qui est lefruit d’une histoire devenue légendaire, re-trace les relations que les peintres ont pu en-tretenir avec la ville, ses trois ponts, les mon-tagnes et les vallons qui les entourent. L’Étudepour le pont Neuf (printemps 1911) est sans

nul doute l’œuvre fondatrice de cette aven-ture. Par la suite, Auguste Herbin (avec unnombre de toiles impressionnant) nous révèlel’évolution de son style pendant les annéesdix. Jean Marchand (avec sa Place de Céret,1912), Kisling (avec le beau Paysage du Rous-sillon, 1913) contribuent à forger l’image deCéret de manière durable et, surtout, lui at-tribuent une place de choix dans l’histoire del’art moderne. Le jeune André Masson luiemboîte le pas avec plusieurs compositions,dont le Couvent des Capucins (1919) de fac-ture très cézanienne. Quant à Juan Gris, ilchange le Canigou en une nature morte duplus bel effet en 1913. Mais l’homme qui a mé-tamorphosé à jamais Céret est Chaïm Sou-tine. À partir de 1916, ses innombrables vues

des rues, des bâtisses, des rues au milieu decette nature fastueuse en donnent une visionexpressionniste où plus une ligne n’est droiteet où les maisons de la rue de la Républiquesemblent être le décor d’une hallucinationaussi saisissante qu’irréelle et vaguement an-goissante, dans un registre qui se rappelle lesdécors du Cabinet du docteur Caligari. Aprèslui, Pinkus Krémègne poursuit cette médita-tion intériorisée des lieux, sur un ton mineur,certes, mais avec le même souci de faire del’univers méditerranéen un avatar de sa Li-tuanie natale.

Par la suite, les choses se gâtent. L’après-guerre est décevante. Tout un peuple de rapinsau talent modeste viennent à Céret en pensanty obtenir du génie. Et que dire des ouvrages

contemporains ? Vincent Bioulès passe del’acceptable à parfois de remarquables pay-sages (dont deux sont des pastiches de Ferdi-nand Hodler !), en passant par des tableauxdéplorables, comme les Trois Ponts. Lesminces dessins de François Martin et son as-semblage mural (le Pont du diable, 2008). Etl’installation avec photographies géantes etmiroirs biseautés de Tom Carr fait songer auxinstallations qu’on a pu voir pendant les an-nées soixante-dix, sans beaucoup d’inspira-tion.

Il n’en reste pas moins que cette expositionest une promenade magique dans le Céret quia été la source inépuisable d’idées et de formespour les artistes du début du XXe siècle.

Giorgio Podesta

Cézanne et Picasso au musée GranetL

e musée Granet, musée de la communauté du pays d’Aix,a cette particularité d’avoir refusé Paul Cézanne et An-dré Masson de leur vivant. Ils travaillaient pourtant tous

deux à l’ombre de la montagne Sainte-Victoire. Paul Cézanneest entré très récemment et modestement dans la collection dumusée, et a connu sa première exposition aixoise en 2006. Je n’aipas encore vu d’œuvres d’André Masson. Cela viendra peut-être...

Le 20 mai, à 10 heures du matin, l’inauguration de l’exposi-tion « Picasso-Cézanne », ouverte au public à partir du 25 mai,commence devant le musée, place Saint-Jean-de-Malte.

Il fait chaud. Les quelque mille invités sont debout sous lesoleil. Il y a quelques chaises dans un coin. Dans la foule, Phi-lippe Cézanne, Marina et Christine Picasso, les photographesDavid Douglas Duncan et Lucien Clergue, qui furent des in-times du Catalan, Catherine Hutin, la fille de Jacqueline Pi-casso, qui a prêté un grand nombre de pièces, les autres prêteurs,privés ou autres, français ou étrangers, les délégations de laRMN et des Musées de France, sans lesquels l’exposition n’au-rait pu avoir lieu, des amateurs illustres et discrets, Philippe Jac-cottet, par exemple. Ce ne sont pas tous des jeunes gens. La mi-nistre de la Culture, le président du conseil régional, celui duconseil général se sont fait représenter. Mais la plupart des po-litiques locaux se pressent derrière Maryse Joissains, présidentede la communauté du pays d’Aix et députée-maire UMP.

Les discours commencent en retard, il y en a beaucoup, celadure, il fait de plus en plus chaud. Bruno Ely, directeur du mu-sée Granet et commissaire de l’exposition, et Marie-ChristineLabourdette, directrice des Musées de France, avancent un peude contenu. Fleur Skrivan, une jeune élue qui représente leconseil régional (de gauche), condamne le désengagement de

l’État en termes de politique culturelle et le laminage du déjàmaigre enseignement de l’art à l’école. Elle est vigoureusementhuée par la plupart, applaudie par quelques-uns. Maryse Jois-sains lui succède, elle demande l’indulgence : Fleur Skrivan estjeune, naïve, idéaliste, ça lui passera. Comme ça passe à tout lemonde. On trouve cette fourberie très spirituelle.

Maryse Joissains occupe la scène et discourt trois quartsd’heure. Aix, dit-elle, c’est « le carrefour de l’Europe ». On endoute un peu quand son horizon est clairement limité à Mar-seille, et qu’elle ne songe pas à mentionner que l’expositionconnaîtra une nouvelle vie, d’octobre à janvier, aux Pays-Bas.Les Pays-Bas sont si loin. Elle ne parle que d’Aix et de la Pro-vence. Le terroir. Le terroir qui est au-dessus de la politique, quiréconcilie toutes les contradictions. Je songe à Giono, à son apo-logie pétainiste de la terre, de la paysannerie, des valeurs éter-nelles, qu’il ne cessa de rabâcher pendant toute l’Occupation.C’est très bien porté en ce moment : dans le TGV magazine, unepage de publicité décline les « événements » (sic) du programmeestival « Picasso en Provence-Côte d’Azur ». Ce qui est promu,c’est le terroir, dont Picasso (avec ou sans Cézanne) n’est quel’un des divertissements.

Je comprends enfin le titre de l’exposition, dont le sujet estl’influence qu’eut Cézanne sur Picasso, qui m’intriguait : pour-quoi « Picasso-Cézanne », et non l’inverse ? C’est que la mairiecraint de fatiguer le public (le public local s’entend, puisqu’iln’y en a pas d’autre qui vaille à ses yeux) : après la grande ex-position « Cézanne » de 2006, il faut nommer Picasso en pre-mier – il s’agit de vendre un nouveau produit. Le quart de l’af-fiche est consacré aux logos des financeurs. Picasso et Cézannesont-ils leurs faire-valoir ? Ou au contraire sont-ce Paribas, To-tal ou le ministère de la Culture qui garantissent l’importance

des artistes ? La même affiche prend soin de mentionner qu’ils’agit d’une exposition : on pense irrésistiblement aux calicotsqui annoncent « Exposition de peinture » à l’entrée de nos vil-lages à l’été. Mais peut-être la mairie craint-elle que l’on neprenne Cézanne et Picasso pour des marques de voitures ?

Bruno Ely a très bien fait son travail : l’exposition elle-même,les photos de Duncan sur Vauvenargues au dernier étage, uneinstallation multimédia au sous-sol. Mais ce conservateur enchef du patrimoine n’est qu’un employé municipal. Sa tâche estde réaliser des expositions strictement encadrées par la ville.Pour le reste, il n’a rien à dire. Le reste, c’est-à-dire la politiqueculturelle d’Aix, et l’image, la communication, le protocole desexpositions. Le musée appartient aux notables aixois, il est des-tiné aux électeurs de l’équipe au pouvoir, ses enjeux sont des en-jeux de culture locale. C’est tellement vrai que la signalisationdu musée est quasiment inexistante en ville. Puisque les Aixoisconnaissent…

Après les discours, il fallait faire une queue interminablepour voir l’exposition. La famille, les prêteurs, les amateurs ontattendu. Pas les gens vraiment importants, les propriétaires : ladéputé-maire et les politiques locaux. Pendant la réception, dansle patio, on entendait susurrer : « Nicolas et Carla, ils vont pas-ser cet été ? »

La droite relève la tête. Elle a un chef. Qui méprise la Prin-cesse de Clèves, qu’il n’a pas lu. Qui considère l’art comme unemarchandise. Qui fait de la goujaterie, une règle de conduite.Cette droite illettrée avait un peu honte. C’est fini !

Marie Masson

Jusqu’au 27 septembre. Tous les jours de 9 heures à 19 heures, sauf le jeudi de 12 h 00 à 23 h 00. Catalogue : 39 euros.

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A R T S

« Daniel Dezeuze, troisième dimension ».Exposition au musée Fabre, Montpellier, du 8 mai au 5 juillet 2009. Catalogue, Musée Fabre-Actes Sud, 64 pages, 19 euros.

Depuis le début de sa carrière (Supports-Surfaces et la revue Peinture, cahiersthéoriques), Daniel Dezeuze pratique

l’art du déplacement. Répugnant à se laisser en-fermer dans un système plastique défini et im-muable, il s’applique à demeurer insaisissableet se trouve toujours là où on ne l’attend pas. Ilsait que tout objet placé face au regard possèdeun caractère massif et constitue une évidencequi, si l’on n’y prend garde, finit à la fin paraveugler ou méduser. Il circule donc sans cesse,jamais ne se bloque, demeure fluide. Commeces vieux maîtres des arts martiaux qui esqui-vent ou frappent l’adversaire à l’instant précisoù celui-ci pense être sur le point de les saisir.

Avec ses séries d’armes problématiques (ar-balètes, couleuvrines, canons…), ses dessins deforteresses ou ses tracés dansés et sinueux, Da-niel Dezeuze n’est d’ailleurs jamais loin d’unart de la guerre d’autant plus efficace qu’il esttoujours subtil et élégant. À la fois gnostique etCid Campeador, taoïste et joueur de go, chas-seur de papillons à réaction et nomade impéni-tent, il brouille les pistes, mélange les territoires,se gausse des codes et de la tradition, nous libèredes objets et rend le monde dans lequel nous vi-vons moins pesant. La guerre que livre Daniel

Dezeuze est celle de tous les artistes cherchantà desserrer le lien (social, politique, géogra-phique ou plastique) qui tend sans cesse à se re-constituer afin de mieux nous étrangler.

Les volumes que présente Daniel Dezeuze aumusée Fabre de Montpellier sont une belle illus-tration de ce « desserrement » de l’Être et dumonde. Le cube jaune constitué de claies de bois,intitulé Per una selva oscura, évoque à la fois l’en-fer de Dante et les « fillettes » de Louis XI, maisla nature extensible du matériau est égalementgage d’espace et de liberté pour le spectateur. LesPeintures sur chevalet, par le treillis coloréqu’elles exhibent sur un étau, se moquent duchâssis traditionnel comme d’un carcan d’An-cien Régime. Les Nefs blanches ou les Pavillonsmulticolores installent définitivement l’œuvredans la troisième dimension, se modèlent sur levide et libèrent le regard qui court après l’objetcomme à la surface d’une bande de Möbiusajourée. Quant aux Ombilics, constitués de fa-gots de tuteurs sciés et colorés, ils ont la présenced’antiques rouleaux manuscrits et font se téles-coper l’Occitanie avec l’empire du Milieu.

L’œuvre de Daniel Dezeuze, en prenant lesobjets littéralement « par la main » et en refu-sant la surface lisse où gît la représentation,ouvre la peinture au réel et à la vérité. Elle a laliberté du papillon qui se joue du filet et préfèrel’ombre légère des jardins aux ténèbres des fo-rêts obscures.

Jean-Claude Hauc

La bibliothèque dilettante

Matisse, le maître, de Hilary Spurling, vol. 2, « 1909-1954 »,traduit par Paule Guivarch. Éditions du Seuil,576 pages, 35 euros.

Que nous apprend vraiment Hilary Spur-ling dans le second tome de sa biographie

magistrale de Matisse ? Une foule de chosespassionnantes, c’est indéniable. Elle nous ap-porte surtout une nouvelle clé de lecture de sadestinée. Contrairement aux apparences, sonhistoire n’a pas été un long fleuve tranquille,ponctuée d’anecdotes savoureuses à propos desa rivalité avec Picasso. Après s’être imposécomme le chef de file des fauves, devenant l’unedes figures majeures de l’art moderne à Paris,il devient tout à coup un paria. Il a écrit à cepropos : « Si elle était écrite dans sa vérité d’unbout à l’autre (…) ça épaterait tout le monde.Je me suis laissé salir sans protester (…), plusla chose se recule, plus je vois comme j’ai été(…) injustement traité. » C’est confirmé pardes témoignages d’époque et un incident querelate l’auteur : dans des cafés légendaires deMontparnasse, il va s’asseoir « pour boire avecPicasso et sa bande, et où personne ne n’ac-cepte de lui parler. Jusqu’à la fin de sa vie, ils’est revu assis, seul, à la table d’à côté, dansune salle remplie d’autres peintres, dont pas unne lui rendit son salut. « J’ai été mis en qua-rantaine », se souvint-il avec amertume. Dansce livre foisonnant, on apprend qui a vraimentété Matisse, quels ont été ses combats, ses han-tises et ses relations avec le monde de l’art.C’est un livre posé, pondéré, documenté, justedans son ton, passionnant à lire et qui ne tombejamais dans l’apologie.

René Magritte, le hasard objectif, de Patrick Waldberg. Éditions de la Différence, 240 pages, 25 euros.

Poésies complètes, de Marcel Lecomte. Éditions de la Différence,256 pages, 20 euros.

Depuis très longtemps introuvable, l’étudeque Patrick Waldberg, le grand collec-

tionneur et critique d’art, a consacré à Magritteen 1965 est rééditée par les Éditions de la Dif-férence. On peut s’interroger sur l’oubli danslequel était tombé ce livre : c’est tout à la foisune excellente biographie et un commentairesagace de son art, qui incarne désormais le sur-réalisme belge. Waldberg relate avec soin et fi-nesse ses années de formation. Il nous fait dé-couvrir un homme qui est un infatigable lec-teur, avec une attirance pour l’art à partir dumoment où il comprend que la peinture était« vaguement magique ».

Mais le milieu artistique le déçoit commeson enseignement. Le futurisme est pour luiune grande découverte : il lui ouvre des hori-zons nouveaux. Il découvre aussi Chirico, etc’est un choc et une révélation. Deux amis l’ai-dent alors à choisir son chemin esthétique :E. L. T. Messens et Marcel Lecomte. Wald-berg le voit comme un avant-gardiste et aussiun héritier des symbolistes belges (Maeter-linck, Charles Van Leiberghe, Grégoire LeRoi). Magritte tâtonne et l’auteur, en s’ap-puyant sur les précieuses mémoires de LouisScutenaire, nous montre comment il a pu et suinventer son univers, s’affirmant entre 1922 et1925, en procédant par déplacements et dé-tournements des objets familiers ou leur rap-prochement insolite digne de la machine àcoudre de Lautréamont.

Marcel Lecomte, l’un de ses deux mentors,a été un grand poète – un poète d’une immenseoriginalité. Il ne cherche pas uniquement àproduire des images déroutées (ou boulever-santes), mais aussi à condenser et à transposerdes pensées avec intensité. Voici un hommequi ne se paie pas de mots. S’il a le goût des mé-taphores audacieuses, de l’étrangeté parfois, ilaime une langue épurée et concise. Sans douteest-ce un peu paradoxal car il construit sou-vent ses poèmes en enchevêtrant les images ouen les faisant défiler dans un jeu savant d’as-sociations, en créant une dynamique d’analo-gies et de contrastes. Il se révèle en outre unprosateur magnifique il suffit de lire le « caféd’ombre » dans le Vertige du rêve (1936) ouson Règne de la lenteur (1938), qui est une puremerveille.

Rebeyrolle, ou l’obstination de la peinture, de Michel C. Thomas. « L’un et l’autre ». Éditions Gallimard, 152 pages, 17,50 euros.

Michel C. Thomas s’est évertué à restituerla figure de Rebeyrolle, peintre et sculp-

teur, en construisant une sorte de récit à mi-chemin entre un épisode de la Légende doréede Voragine et un pieu pèlerinage à Eymoutierssur les traces d’un artiste adulé. Au bout ducompte, ce n’est ni un essai critique, ni une fic-tion. C’est un exercice d’admiration, qui a par-fois des moments de bonheur dans son écritureet dans la description de certaines œuvres de cepersonnage insolite (je pense à ce qu’il dit parexemple du Sanglier). Mais l’auteur manqueen partie son but : on ne parvient à tomberamoureux ni de l’homme ni de ses créations. Etil a du mal à trouver la méthode qui aurait pului donner cette force et ce souffle pour l’in-carner par le style. Ces pages n’en demeurentpas moins intelligentes et souvent émouvantes.

Justine Lacoste

LA BOÎTE À PIXELS

Sabine Weiss ou la passion de l’humainSabine Weiss, « Intimes convictions », galerie Le Garage, jusqu’au 14 juin 2009.

Faut-il encore présenter Sabine Weiss ? Rattachée aumouvement de la photographie humaniste, à l’instar deRobert Doisneau, Henri Cartier-Bresson et Willy Ro-

nis, l’artiste est née en Suisse en 1924 et a consacré sa vie (etcontinue à le faire) à fixer sur pellicule de véritables petits ins-tants de grâce. À Orléans, la galerie Le Garage a exposé enmai et juin cinquante clichés de cette photographe, pour uneexposition au nom évocateur : « Intimes convictions ».

Il s’agit en effet de deux notions au cœur du travail de Sa-bine Weiss : l’intime et la conviction. L’intime se retrouve dansla tendresse de son regard sur les autres, sur cette façon éton-nante qu’ont ses clichés de nous intégrer dans le quotidien deceux qu’elle photographie. La conviction, on la perçoit danscette détermination à collecter tout autour du monde les clichés

qui formeront son album du genre humain, car, comme elle ditelle-même, « une photo forte (doit) nous raconter une particu-larité de la condition humaine ». Mais si Sabine Weiss est por-tée par cette passion de l’humain, elle ne verse jamais dans lamièvrerie que pourrait induire une telle posture esthétique. Sub-tilement, elle déplace les codes et bouscule les idées reçues. Dois-neau écrivait ainsi : « Avec Sabine Weiss, les vieillards ne sontpas forcément vénérables, pas plus que les soubrettes obliga-toirement accortes. Si cela dérange un brin, c’est très bien. C’estexactement le rôle que doit jouer la photographie. »

On navigue ainsi, d’un cliché à l’autre, entre des bonnessœurs hilares, un tout jeune mineur au regard plein de défi,un marché à New York, une charrette dans la campagne in-dienne. Et, sur le visage de cette très vieille femme mangeantune glace, émerge ce fameux « instant décisif » de Cartier-Bresson, ce moment éphémère, où l’appareil photo joue avecle hasard pour saisir un événement improbable. Ainsi, la

gourmandise de cette vieillarde laisse entrevoir un petitquelque chose de l’enfance.

L’enfance est d’ailleurs un des sujets de prédilection de Sa-bine Weiss. Espiègle ou grave, violent ou tendre, cet âge de lavie apparaît sous toutes ses facettes. Et, à Paris dans les an-nées cinquante ou en Inde dans les années quatre-vingt-dix,Sabine Weiss fait montre de la même curiosité et d’une af-fection intacte pour cette enfance qui la fascine. Mais cettepassionnée de musique et d’art a également immortalisé lesgrands noms de son siècle, de Stravinsky à Dubuffet, de StanGetz à Fernand Léger, en passant par Françoise Sagan, maisaussi par l’abbé Pierre ou Brigitte Bardot. Jusque dans cesportraits de personnalités, on retrouve les intimes convictionsde Sabine Weiss qui, avec la sobriété d’une anecdote, se dé-ploient dans tous les recoins du quotidien, provoquant unmélange étrange de malice et de nostalgie.

Clémentine Hougue

L’art du déplacement« Daniel Dezeuze, troisième dimension ».

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C I N É M A

AntichristContre, tout contre le spectateur

Depuis Element of Crime, son premier long métrage qui,il y a vingt-cinq ans déjà, ouvrait sa trilogie sur l’Eu-rope (Epidemic, Europa), jusqu’à sa trilogie améri-

caine en cours (Dogville, Manderlay, et bientôt Washington),en passant par la trilogie intitulée Cœur d’or (Breaking theWaves, les Idiots, Dancer in the Dark), sans oublier la terri-fiante série télévisée l’Hôpital et ses fantômes, Lars Von Triera toujours ourdi son œuvre, à l’avant du front cinématogra-phique, contre, tout contre un spectateur mis sous hypnose et/ ou sous torture, manipulé émotionnellement, moralement,esthétiquement. Il a toujours commis des films, souvent ha-biles, parfois fascinants, presque parfaits, comme d’autres per-pètrent des crimes, par provocation, par dépression, paramour, par haine de soi et de l’autre, comme si la cruauté étaitle seul exutoire à la pratique d’un art utilisé comme machinediabolique et expiatoire.

Avec Antichrist, le sulfureux cinéaste danois franchit unpas supplémentaire dans la violence infligée au spectateur, lepas de trop peut-être. Car c’est un pas de côté qu’on a envied’esquisser devant ce conte cruel, à la brutalité grandilo-quente : soufflé bergmano-tarkovskien, pour adultes imma-tures, monté à la levure gore et servi avec une belle photogra-phie et un couple d’acteurs courageusement convaincant(Charlotte Gainsbourg et Willem Dafoe). Et si l’on se sur-prend à préférer lever les yeux au ciel et observer la toiled’araignée qui pend, indifférente, de l’écran, c’est moins parécœurement devant le spectacle proposé (sexe d’homme écrasépar une bûche, éjaculation de sang, auto-excision clitoridienneaux ciseaux…) ou peur de respirer le souffre idéologiquementdouteux généreusement répandu par un cinéaste malin, queparce que, par respect des autres et de soi, il est des souffrancesmême cinématographiques qu’on ne souhaite pas partager ;des rôles de victimes qu’on ne consent pas à endosser, mêmele temps d’un film ; des actes de torture dont on ne veut pasêtre le complice, même passif ; et des faiblesses cruelles, mêmed’artistes, qu’on ne doit pas accepter. Comme l’écrivait Ro-bert Musil (*) : « (…) les excès odieux de cette cruauté mala-dive que l’on désigne couramment sous le nom de sadisme nemontrent que trop souvent, dans le rôle des victimes, des im-béciles. Cela vient évidemment de ce qu’ils sont pour les cruelsdes proies plus faciles ; mais semble également lié au fait quel’incapacité à résister qui émane de toute leur personne excitel’imagination comme l’odeur du sang le fauve, et l’entraîne

dans une sorte de désert où la cruauté “va trop loin” du seulfait, ou peu s’en faut, qu’elle ne se heurte nulle part à des li-mites. Il y a là un trait de souffrance dans celui qui inflige lasouffrance, une faiblesse insérée dans sa brutalité ; et, bien quel’indignation privilégiée de la compassion empêche générale-ment de le voir, il faut à la cruauté, comme à l’amour, deuxpartenaires qui se conviennent ! ». Et « dans une humanitéaussi tourmentée que l’actuelle par sa “lâche cruauté enversles faibles” », il convient de choisir ses partenaires, même decinéma.

José Moure

(*) « De la bêtise », conférence prononcée à Vienne en mars 1937.

CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP

Journal du cinémateur

On prétend ne porter de jugement que de pure esthétiquecinématographique sur les films, qui passent au tribunalcritique. Mais tout démasque, malgré ses prétentions, le

soi-disant juge impartial, qui cède le plus souvent à sa pente, àson petit bricolage éthique, qu’il appelle prétentieusement saWeltanschauung, vision du monde fondée sur des concepts plusou moins éculés. Pour ne prendre que moi en exemple (quid’autre prendre sans le trahir), je ne supporte pas les œuvres quime renvoient une image dégradée de l’être humain, réduit à saprimitive animalité. J’exige en mon for intérieur qu’on me pro-jette une image de l’homme qui soit honorable.

Aussi ai-je été longtemps à me décider, au su de sa réputa-tion sulfureuse, si j’irais ou non affronter l’antéchrist (Anti-christ) de Lars von Trier, ce beau faiseur d’images. Je n’avaispas tort d’hésiter. Qui donc y joue le rôle de cet ennemi duChrist qui, selon l’Apocalypse de Jean, viendra prêcher, peuavant la fin du monde, une religion hostile à la sienne ? Dans cecauchemar de cinéma, c’est la femme, sorcière toute de pulsions,violeuse récidiviste, qui semble éprouver une noire jouissanceà venger ainsi un viol originel. La femme qu’au Moyen Âge leshommes apeurés par leurs propres fantasmes faisaient montersur les bûchers. Entre Dreyer et Grand-Guignol, Lars von Trierse complaît dans l’horrible.

Toute l’histoire de mes échecs sexuels (A Complete Historyof my Sexual Failures) présente-t-il dans son miroir un reflet plushonorable de l’homme ? Tout le film tourne autour du braque-mart défaillant de son trentenaire de propriétaire, après des échecssuccessifs, d’abord sentimentaux, sexuels à la fin. La cause ? lacause ? disait Othello. C’est ce que Chris Waitt, réalisateur dufilm, caméra au poing dans ce soi-disant documentaire, essaied’élucider en revisitant ses anciennes et éphémères compagnespour leur demander leur point de vue sur ses fiascos. Ce phallo-centrique pourrait à la longue lasser, s’il n’y avait, jointoyé à lacrudité salace, un réjouissant sens de la dérision, distance centri-pète prise vis-à-vis de soi : l’humour (britannique, forcément).

Britannique elle aussi, l’image de l’homme, et plus spécifi-quement du damné de la terre, le prolétaire, renvoyée par KenLoach est particulièrement touchante. Le titre semble adaptéd’En attendant Godot (traduit plutôt en anglais par Waitingfor Godot), Godot étant un travestissement minimum pourGod (Dieu). Dieu dans le film est français : « Je ne suis pas unhomme, je suis Cantona », assure-t-il, dans une réplique dé-sormais fameuse. B., homme aux contes, me rapporte que KenLoach, encore incertain s’il devait donner suite à l’idée de scé-nario du génial footeux, s’était laissé entraîné par ce dernier,tout encagoulé pour passer incognito, dans les gradins dustade d’Old Trafford, terrain de ses exploits mythiques : à sonébahissement, il avait entendu s’élever des péans et des hymnesen l’honneur de l’ancien chausseur de crampons. En effet,Cantona, comme Dieu, était, dans le cœur des zélés suppor-ters de Manchester United, l’Éternel. Quant à la réaction deces derniers, lorsqu’ils s’étaient aperçus que la cagoule dissi-mulait leur dieu caché, B. se refuse à me décrire le hourvari, letourbillon, la mêlée, les clameurs, l’enthousiasme, pour labonne raison que c’était indescriptible. Conte sacré, le filmjoue joliment et sentimentalement sur la rédemption d’unhomme accablé, qui, grâce à l’intercession du divin Éric (etl’aide efficace de prolétaires solidaires), affronte enfin ce qu’ilfuyait et assume sa condition d’homme.

Dans Où est la main de l’homme sans tête, l’apparence del’homme ne peut être que kaléidoscopique, tout en étantmonstrueuse : les malandrins, Guillaume et Stéphane, aprèsune première séquence impressionnante de plongeon de hautvol, mènent leurs trop rares spectateurs en bateau, perdus dansle presque vide océan de velours cramoisi du Publicis, bour-linguant contre vents et marées, progressant dans l’angoisse,la confusion des temps, l’indécision entre rêve ou réalité, spec-tateurs qui éprouvent parfois la tentation de regagner la rive.L’histoire d’Éva à la recherche d’une vérité qu’on lui cacheest celle d’un père Saturne, entraîneur sportif dévorant ses en-

fants. Quand ils auront digéré leur Lynch, nos malandrinsdonneront sans aucun doute une mesure plus convaincantede leur talent.

Dans Jaffa (Yafo), de Keren Yedaya, se retrouvent les cli-chés de mise (en scène) dont s’honorent les films israéliens pro-gressistes, en idéalisant ce que la majorité de leurs concitoyensconsidèrent comme l’ennemi : l’Arabe. Film oblige, la mélio-ration se manifeste d’abord par la « recommandation corpo-relle » : l’Arabe est beau ; nul n’a de regards plus bleus – trans-parents, soutient B. – que Toufik, l’employé garagiste, de tailleplus élancée, de démarche plus qu’élégante, avantages à vued’œil réfléchissant de hautes vertus morales ; a contrario, l’Is-raélien est mal doué : Mali, la Chimène de ce Cid (lui tue lefrère) ressemble à un brugnon desséché, son frère Meir est unpetit roquet colonialiste (qui mérite bien d’être abattu), Os-nat, la mère une libidineuse hystérique ; quant à Reuven, lepère de la nichée et patron de Toufik, qu’on croyait pouvoirsauver de la débâcle, il révèle, vers la fin, son racisme incu-rable. Il va de soi que je hurlerais si c’était le contraire qui étaitmontré.

Et le Roumain, quel type d’homme est-il ? Un homme quine passe pas sans dégâts à l’âge adulte, si l’on en croit le Boo-gie de Radu Muntean – Boogie étant le surnom de Bogdan, leprotagoniste du film. Ce trentenaire marié, père de famille, envacances au bord de la mer Noire, y retrouve, par hasard, deuxamis de jeunesse dont presque tout le sépare aujourd’hui,quand le goût commun pour les femmes, l’alcool et le footmasquaient autrefois les différences. Le film offre un ta-bleautin assez vif de la Roumanie d’après Ceausescu, mêmesi son thème est vieux comme Rutebeuf. Mais, oui, vous sa-vez : « Que sont mes amis devenus / Que j’avais de si près te-nus / Et tant aimés / Ils ont été trop clairsemés / Je crois le ventles a ôtés / L’amour est morte. »

Il ne vente pas devant ma porte ; c’est plein soleil d’été. À la rentrée, peut-être.

Expérience debrouillage des genresCe cher mois d’août, film portugais de Miguel Gomes (2 h 30)

Ce cher mois d’août, tourné lors de deux étés consécu-tifs, réunit des éléments disparates sans chercher àmasquer leur hétérogénéité. Miguel Gomes laisse dans

son récit les traces des conditions matérielles de production etde tournage. À travers elles le cinéaste construit un espace fic-tionnel diffus qui efface la frontière entre réel et imaginaire.

En 2006, ne parvenant pas à réunir l’argent nécessaire à laréalisation de son projet originel, le cinéaste part tout demême pour l’Arganil, au Portugal, mais avec une équipe ré-duite : il y filme les bals populaires, les fêtes religieuses, in-terviewe les habitants d’un village. Un an plus tard, il revientpour tourner son scénario initial légèrement modifié avec,pour acteurs, quelques personnes rencontrées sur place l’étéprécédent. Au final, le matériau documentaire voisine avecle mélodrame populaire dans un film qui tire son unité del’absence de délimitation claire entre les deux temps de tour-nage. Il n’y a pas de césures, ni de liens construits artificielle-ment entre eux, mais ici et là des digressions apparentes, desmoments parasites qui se raccrochent plus tard à la tramenarrative et la complexifient. Une séquence d’interview pour-rait constituer le paradigme de ce fonctionnement : un An-glais raconte au cinéaste son installation dans la région ; safemme traduit ses propos, mais immédiatement les com-mente, raccorde sa propre expérience à celle de son compa-gnon, ajoute des éléments, parle d’autre chose… Les discourss’enchevêtrent, différents degrés de lecture se mettent enplace. Le film, en juxtaposant des plans de natures diverseset composites tournés dans un même lieu, construit lui aussiun système de thèmes et de variations qui joue de la circula-rité des images entre elles. L’utilisation de chansons popu-laires, qui sont autant de précipités des situations narrativesdu film, accentue cette impression d’entrelacs et annexe dansl’espace fictionnel les plans apparemment documentaires afinde rendre l’origine de chaque image insituable. Ce cher moisd’août constitue donc une expérience de brouillage des genresétonnante, souvent drôle et déconcertante, qui permet au réa-lisateur comme au spectateur d’accéder à une zone de libertécinématographique grâce à la profusion des récits et aux cor-respondances qui s’établissent entre eux.

Gaël Pasquier

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 4 j u i l l e t 2 0 0 9 ) . X V

S P E C T A C L E S

Du théâtre dans la villeLes Archivistes et le Tabularium, direction artistique Elsa Hourcade, assistéede Séverine Leroy.

Le projet que Jean Lambert-wild, direc-teur de la Comédie de Caen, a com-mandé à Elsa Fourcade tenait un peu du

pari impossible : faire en sorte que les habitantsd’Hérouville-Saint-Clair se sentent concernéspar la présence au sein même de leur ville d’unthéâtre et d’une galerie d’art contemporain.Soit d’abord, comme le dit Elsa Fourcade, col-lecter les archives de cette ville « nouvelle »...qui a quand même soixante ans et présente unearchitecture le plus souvent prétentieuse et malfoutue, et d’un urbanisme qui ne mérite pas sonnom. Et, à partir de fragments de cette histoiresingulière, construire dans le théâtre d’Hérou-ville, pendant trois jours, une évocation de lavie de la cité qui, c’est vrai, manque un peud’âme, bien qu’elle possède quelque 22 000 ha-bitants, dont 20 % de population active au chô-mage ! Elsa Fourcade, depuis presque deuxans, a ainsi mis en place onze ateliers de pra-tiques artistiques : architecture, danse, mu-sique, photo, théâtre bien sûr, écriture, vidéo

avec le concours d’une bonne dizaine de pro-fessionnels et d’environ trois cents personnesd’Hérouville-Saint-Clair.

Le Tabularium a été donc ouvert au publicqui a été invité à circuler dans les espaces d’ex-position et à assister à trois représentationsdes cinq spectacles de quarante minutes qui sedéroulaient dans la grande salle du théâtre etdans d’autres petites salles annexes. Soit autotal douze manifestations ! Avec, en parti-culier, les Habitants, réalisé par Yvan Corbi-neau et Elsa Fourcade, petite forme sur unescène trifrontale fondée sur des improvisa-tions, adaptations de courtes scènes de piècescontemporaines, des textes d’archives aussi etd’extraits de les Villes invisibles, d’Italo Cal-vino, jouée par une quinzaine d’amateurs detout âge qui ont eu, pour la plupart, des par-cours de vie assez difficiles. Les voir aussi bienfaire ce travail théâtral, avec une belle préci-sion gestuelle et la volonté évidente de menerles choses à bien est émouvant. Tous sontjustes ! Ce qui frappe sans doute le plus, c’estla crédibilité de leurs personnages, à traverscet assemblage de textes qui avait une belleunité. On sent qu’ils ont pris, une année du-

rant, un réel plaisir à apprendre et à dire par-faitement ces courts monologues pour être en-fin sur cette petite scène face au public qui neboudait pas son plaisir. Ce fut probablementpour eux un moment de revanche sur la vie et,pour les deux metteurs en scène, une belle re-connaissance d’une entreprise exigeante.

Puis, devant une des nombreuses grandesbaies vitrées donnant sur une terrasse, étaitdonné les Bâtisseurs, spectacle dirigé là aussipar Yvan Corbineau et Elsa Fourcade. Unequinzaine de comédiens, plus avertis visible-ment des choses du théâtre, se succèdent, seulsou en groupe, sur un praticable étroit, couvertde moquette rouge, pour nous dire quelquespans de la véritable histoire d’Hérouville qui,il y a encore soixante ans, était encore un vil-lage de la plaine normande : quelques faits di-vers comme ce tragique écroulement d’unearche d’un pont en construction qui fit plu-sieurs morts parmi les maçons portugais, lediscours standard d’une vacuité et d’une ba-nalité affligeantes de la présidente de la Ré-publique (un copié-collé des plus authentiquessignés François Mitterrand), celui de madamela maire (qui fut l’un des promoteurs du pro-

jet), lui aussi authentique, plus subtil et plusen phase avec les préoccupations des habi-tants, et des extraits de textes des urbanistesqui plaident finalement coupable et regrettentles erreurs monstrueuses commises au nom dela forme dans ces ensembles architecturaux àla laideur proverbiale. Mise en scène aussi im-peccable que la direction d’acteurs qui, la baievitrée faisant miroir, ne voyaient pas le public.

Elsa Hourcade a réussi à mener à bien,avec l’équipe de la Comédie de Caen, la tota-lité d’un projet assez lourd mais bien pensé etréalisé : Georges Perec aurait été contentquand il écrivait, à propos de la ville dans Es-pèces d’espaces : « Cesser de penser en termestout préparés ce qu’ont dit les urbanistes et lessociologues. » Des projets de cette qualitédonnent au travail théâtral avec les amateursune autre dimension, dans la mesure où ilss’engagent dans une démarche qui lesconcerne au plus près, puisqu’il s’agit de leurhistoire personnelle et collective.

Philippe du Vignal

Comédie de Caen au Théâtre d’Hérouville les 12, 13 et 14 juin dernier.

Vietnam sur Seine (sur scène)Deux spectacles vietnamiens, l’un de danse, l’autre de cirque, qui ne correspondent pas tout à fait à l’image surannée

que la France se fait de son ancienne colonie.

Àses anciens et désormais généreux colonisateurs, la pa-trie (vietnamienne) reconnaissante : deux spectaclesvietnamiens de haute qualité ont fait halte ces dernières

semaines à Paris. Un véritable bonheur qui va bien au-delàd’une simple appréhension plus ou moins folklorique de cesobjets. Le premier est l’œuvre d’une chorégraphe majeure denotre temps, Ea Sola, que le Théâtre de la Ville – il faut l’enremercier – continue à accueillir (ils sont apparemment, dé-sormais, quasiment les seuls à le faire en France). Elle nous re-vient cette fois-ci avec un spectacle, le Corps blanc, créé àHongkong, et qui, semble-t-il, par sa radicalité, sa manière se-reine et douce de dire la violence des êtres et du monde, estresté en travers de la gorge des quelques amateurs de spec-tacles de danse accrochés à leurs vieilles lunes chorégra-phiques. Pas d’esbroufe ou de fausse provocation comme sa-vent si bien nous le servir certains chorégraphes venus duNord, mais une véritable douleur ancrée au corps. Et unecharge réflexive étonnante. D’abord, Ea Sola, entre Vietnamet France où elle est arrivée en 1978 et où elle a créé son pre-mier spectacle, qui fut un événement, Sécheresse et pluie, dansdes allers-retours à chaque fois pleins d’enseignement et quicontinuent à la nourrir ou à la faire tenir debout, c’est tout un,a choisi d’appuyer sa chorégraphie sur un texte d’Étienne deLa Boétie écrit en 1548, et que l’on serait bien inspiré de mé-diter à nouveau aujourd’hui : Discours de la servitude volon-taire. Il faut bien que ce soient nos amis venus d’ailleurs quinous remettent en mémoire nos chefs-d’œuvre. Surtout quandceux-ci recèlent en eux une charge subversive qui n’est riend’autre qu’une vision lucide des choses et des êtres. L’ouvrage,une première fois tombé dans l’oubli, avait été réimprimé en1789 lors de la Révolution française : à l’écouter, on comprendaisément pourquoi. Car le texte est intégralement lu, mur-muré, distillé, proféré, par deux récitants vietnamiens, à peineponctué par une musique signée Nguyen Xuan Son. À la lu-mière (ou à l’écoute) du texte de La Boétie, trois danseurs, ré-duits à l’état de silhouette derrière une grande toile de plas-tique translucide, se démènent, tentent de franchir les limitesde leur propre enveloppe charnelle. Ils viennent de temps àautre sur le devant de la scène avant de disparaître à nouveauderrière l’écran. À les voir ainsi se démener, je ne pouvais medéfaire de l’idée et de l’image d’Ea Sola en personne dans lesperformances qu’elle réalisait elle-même à son arrivée enFrance dans l’espace public. Signes incontestables d’une sen-sibilité à fleur de peau, d’un trop-plein de douleur, et d’unevolonté irrépressible de dire, de parler. Ce qui s’est passé surle plateau du théâtre des Abbesses est tout simplement su-perbe, à la fois de retenue, de maîtrise et de violence, d’intel-ligence et de sensibilité.

Le deuxième spectacle vietnamien présenté à Paris, au mu-sée du quai Branly, est d’un autre ordre. C’est, si l’on en croitla journaliste de Télérama qui fut invitée à Hanoï (avecquelques autres confrères), « un spectacle à haute teneur di-plomatique : l’emblème des relations culturelles entre laFrance et la République socialiste du Vietnam » ! Petite re-

marque formulée en prolégomènes à un développement quifleure bon la posture postcoloniale de son auteur, qui concé-dera quand même du bout de la plume que « le filage est unebonne surprise » (tiens donc, à quelle singerie pensait-elle doncqu’elle allait assister ?) avant de s’en retourner au compterendu du cocktail qui suivit ledit filage ! Mais passons, et tantmieux si le fruit de telles relations aboutit à des réalisations dece genre et de cette qualité.

Lang toï, mon village, c’est le nom du spectacle, est cata-logué un peu vite dans la rubrique du nouveau cirque, au pré-texte qu’effectivement quelques numéros de pure prouesse cir-cassienne émaillent l’ensemble, et que ceux qui l’ont conçu etréalisé viennent de cet univers (au Vietnam, mais aussi enFrance, au cirque Plume, par exemple). Mais Lang toï est bienautre chose que cela, qui raconte simplement les travaux et lesjours d’un village vietnamien, un parmi tant d’autres. Nou-veau ou pas, ce cirque-là développe une trame dramaturgique,et élimine donc le défilé des numéros traditionnels. Ensuite dequoi l’intérêt de l’entreprise réside dans le travail collectif quiest effectué. Difficile de dégager telle ou telle personnalité, c’est

l’ensemble qui prévaut. À telle enseigne que le soir de la pre-mière au musée du quai Branly, alors que l’un des participants,malade, avait dû déclarer forfait, les spectateurs n’y virent quedu feu ; l’ensemble de la troupe assura le déroulement de la re-présentation sans dommage.

C’est précisément parce que Lang toï est l’histoire simpled’un village comme il en existe tant d’autres qu’il nous toucheau plus haut degré. Pas de fioritures, rien d’apprêté ; les nu-méros, pour autant qu’on puisse les qualifier ainsi, s’intègrentaux travaux et aux jeux quotidiens des jeunes villageois. Riende folklorique là-dedans non plus, et peu importe que le prin-cipal matériau utilisé soit le bambou, plutôt qu’un autre ma-tériau « plus riche » comme en Occident, l’essentiel est bienailleurs, dans cette capacité extraordinaire du spectacle à nousémouvoir, d’une émotion rare que l’on ne trouve quasi jamaisau cirque (ou alors il s’agit d’un autre type d’émotion).

Jean-Pierre Han

Le Corps blanc, d’Ea Sola, s’est donné en juin au Théâtre des Abbesses à Paris.

Lang Toï, mon village.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 4 j u i l l e t 2 0 0 9 ) . X V I

D A N S E / M U S I Q U E

Edna Stern joue Bach

Cette jeune pianiste, comme Simone Dinnerstein, participed’une nouvelle écoute de Bach. Le parti pris d’installer les

Préludes et Fugues sous la citation d’autres œuvres de Bach (oude Brahms) ne fait qu’accentuer le sens de sa lecture du compo-siteur. Edna Stern s’inquiète de ce que la machine gagnerait surl’homme, en musique comme ailleurs. Étant musicienne, elletente de faire entendre toutes les voix qui se trouvent dans la mu-sique, de n’en laisser aucune suivre un « cours mécanique »comme elle dit. Son beau travail, à l’articulation précise et claire,donne à entendre ce qu’elle met d’elle-même dans cette musique,qui acquiert ainsi un éclairage de fraîcheur qui en rend l’inter-prétation évidente. Et les amateurs de Bach pourront en plus selivrer aux délices des comparaisons avec leurs références per-sonnelles.

F. E.

J. S. Bach, Nun Komm’ der Heiden Heiland, Préludes, fugueset chorals. Edna Stern, piano, disques Zig-Zag.

Les symphonies d’Alexandre Lokchine

Alexandre Lokchine (1920-1987) commence à êtreconnu. On trouve son nom dans des ouvrages spécia-lisés dans la musique soviétique. On trouve aussi cer-

taines de ses œuvres – mais peu, hélas – dans des disques à ladiffusion plus ou moins éphémère. Pourtant, sa productionest considérable : 11 symphonies, un requiem, des concertos,une masse considérable de musique de chambre. Il écrivit aussides musiques de films, se produisit comme pianiste, travaillacomme rédacteur dans des publications musicales. Il bénéfi-cia de l’aide de Chostakovitch – qu’on retrouve souvent lors-qu’il s’agit de donner un coup de pouce à ses cadets –, et decelle du chef d’orchestre Rudolf Barshaï qui fit beaucoup pourimposer en URSS de jeunes auteurs ainsi que des œuvresétrangères modernes. La double protection de Chostakovitchet de Barshaï, qui créa plusieurs des symphonies de Lokchine,aurait dû attirer l’attention sur lui depuis longtemps. Il fautdonc se réjouir de l’arrivée chez Mélodya des Symphoniesnos 7, 10 et des Chants de Marguerite, sur des poèmes du Faustde Goethe, traduits par Boris Pasternak. Une des caractéris-tiques communes à ces trois œuvres est le recours à la voix.D’ailleurs, la plupart des symphonies de Lokchine intègrent

la voix, que ce soit avec un soliste ou un chœur. Ces œuvressont indiscutablement des œuvres fortes, qui montrent les qua-lités du compositeur. Le caractère dramatique du texte deGœthe est mis en valeur de façon très originale, tantôt par lescordes, tantôt par les vents. Lokchine impose dès le début unthème qu’on ressent comme une interrogation pleine de dou-leur, sa reprise en différentes variantes tout au long de l’œuvrecréant un climat prenant, marqué par la douceur et par la vio-lence. À travers le destin de Marguerite, trahie, opprimée, hu-miliée…, Lokchine exprime la souffrance humaine dans sonuniversalité.

La Symphonie n° 7, sur des poèmes japonais du MoyenÂge (avec contralto), et la Symphonie n°10 (avec chœur), surdes vers de Zabolotski sont de la même veine et font entendrece mélange d’évidence savante et simple qui est la marque deLokchine.

François Eychart

Chants de Marguerite, Symphonie nos 7 et 10, d’Alexandre Lokchine, par l’Orchestre de chambre de Moscou,Rudolf Barshaï, CD Mélodya.

Ballade baroque avec Leonhardt et Jacques DrillonSur Leonhardt, de Jacques Drillon : Gallimard, collection« L’Infini ». 201 pages, 17,90 euros.

Les bios musicales, néo bios, spéciale-ment d’interprètes, se suivent, heureu-sement, elles ne se ressemblent pas tou-

jours. C’est le cas de Gustav Leonhardt vu parJacques Drillon. G.Leonhardt est un illustrepraticien des claviers, clavecin, pianoforte,piano, orgues, etc.

Célèbre également pour avoir été l’un despremiers, chronologiquement, à s’être pas-sionné pour ce type d’instruments, alors peuexplorés que l’on appellera « musique ba-roque ». On le connaît aussi pour avoir en-dossé l’habit du cantor, Jean-Sébastien Bach,son dieu, dans le film de Jean Marie Straub etDaniele Huillet, Chronique d’Anna Magda-lena Bach. Le film, apprécié des cinéphiles et

des mélomanes, reçut les conseils de RobertBresson.

Notre second interlocuteur, JacquesDrillon, également interprète mais plus ama-teur, est un critique musical qui a étendu sonchamp au-delà des servitudes du compte-rendu.

Sa curiosité du monde a inspiré au lettré di-vers ouvrages sur des sujets fort divers.

C’est du reste ainsi qu’il procède avecG.Leonhardt dont il donne un portrait cubiste,si cette esthétique ne déplaisait pas au modèle :

« G.Leonhardt prédit le passé seul dans ledésert », note avec un brin d’ironie J.Drillon.

Formidable musicien qui, le premier, parti-cipa à l’édition discographique de l’intégraledes Cantates de J.S. Bach, refuse « les mo-dernes » comme Marc Fumaroli et biend’autres. Les siècles récents le retiennent moins.Dans ce contexte il évoque, ce qui est rare, la

notion aiguë des ruptures de siècle. Commentse passe, par exemple, la fin du XVIIIe siècle ?On s’en doute, peu adepte de la Révolutionfrançaise ; selon lui, la conquête de l’artiste ro-mantique qui s’en est suivie s’est accomplie auprix de l’échange de la liberté contre une disci-pline, désormais perdue. Jusque-là les artistesétaient unis ; désormais ils ne le sont plus. Bienque chacun roule pour soi, il n’empêche quel’uniformité et la banalité s’imposent commele lot commun.

G. Leonhardt retient les cas de Mozart et deHaydn, ils se sont fréquentés et appréciésde 1781 à 1790. Leurs œuvres sont demeuréesautonomes tout en touchant souvent au su-blime. G. Leonhardt voit en Joseph Haydn unautre Diderot, ce qui ne semble pas du tout dé-placé, que l’on songe seulement à l’humour del’un et de l’autre. Très pertinente formule, pourMozart « il dit tout en même temps ! ». Par-delà

la disparition de Haydn en 1810, un exempleaussi magnifique ne se reproduira pas de sitôt !

Enseignant à Amsterdam et à Vienne,G.Leonhardt a côtoyé et collaboré avec denombreux musiciens qui, d’une certaine me-sure, ont « déterré » et fixé la « cité baroque ».Dès l’origine, il a subi l’influence de l’illustrehaute-contre, Alfred Deller ; il tenta sans suc-cès de travailler en collaboration avec des met-teurs en scène. Ultérieurement, des noms mé-morables s’imposent : Nicolas Harnoncourt,le pianiste Paul Badura-Skoda, le flûtiste FransBrüggen, le violoncelliste Anner Bylsma, le vio-loniste Sigiswald Kuijken, et, plus proches, denous, Philippe Herreweghe et Bernard Foc-croule solistes ; chef d’orchestre, organiste etdirecteur de festival.

« La musique permet de vivre »... même sielle ne bannit pas la souffrance

Claude Glayman

Des concepts pour la danse, enfinLe Désœuvrement chorégraphique. Étude sur la notion d’œuvre en danse,de Frédéric Pouillaude. Éditions Vrin, collection « Essais d’art etde philosophie », 430 pages, 30 euros.

Alors que la danse, sous les formes les plus diverses, fait par-tie des pratiques les plus universelles, aucune des grandesesthétiques systématiques des deux derniers siècles ne lui

a accordé la place qu’elle mérite. Lorsqu’elle n’est pas purementet simplement absente du champ d’investigation des philosophes,il arrive certes que la danse soit célébrée comme l’origine mêmede l’art, mais cet éloge apparent a tôt fait de se renverser encondamnation, s’il est vrai que les autres arts, pour être issus dela danse, se définissent justement en dépassant les limites de cetart « premier », si ce n’est « primitif ». Autre forme de recon-naissance ambiguë, la référence métaphorique à la danse, commechez Nietzsche, revient finalement à promouvoir une vague imagede la danse qui occulte la diversité des pratiques et des formeschorégraphiques effectives.

Cet « absentement » de la danse est le point de départ du livrede Frédéric Pouillaude. Pour l’expliquer, l’auteur avance une hy-pothèse extrêmement féconde : si la danse a échappé à l’attentiondes philosophes, c’est parce qu’elle n’existe pas dans la forme ca-nonique de l’œuvre, parce qu’il ne reste, au terme de la représen-tation, aucune trace archivable, hormis le souvenir fragile quel’événement aura laissé dans la mémoire de chacun des specta-teurs. Bien qu’elle ait partie liée avec le spectacle, la danse n’estpas pour autant à concevoir exclusivement en termes de « per-formance », puisqu’elle n’a cessé, au cours de son histoire, deconstruire toute une série de dispositifs destinés à suppléer à cetteprécarité qui accompagne le spectacle comme son ombre.« Désœuvrement » est le nom que Frédéric Pouillaude donne àcette « fragilité interne et propre aux œuvres chorégraphiques ».Empruntée à Blanchot et mise en relation avec le motif de l’ab-

sence d’œuvre cher à Foucault, la notion permet de compliquerl’opposition trop massive de l’œuvre et de l’événement, pourmieux cerner la singularité des objets chorégraphiques. Ce par-cours théorique, qui traverse avec bonheur l’ensemble de l’his-toire de la danse jusqu’à l’époque contemporaine, est égalementl’occasion de revisiter un certain nombre de lieux communs dudiscours sur la danse. En lieu et place des habituelles (et souventfastidieuses) célébrations du corps, de la jouissance et de la pré-sence, le lecteur a le plaisir de découvrir une réflexion aussi sa-vante que profonde sur le statut de la signification gestuelle, lerôle des systèmes de notation du mouvement ou les « techniques

de danse », qui sont autant de moyens destinés à rendre possiblela transmission d’un ensemble organisé de pratiques, à défaut depouvoir constituer un corpus d’œuvres de référence, une « bi-bliothèque du mouvement ». À tous ceux qui aiment la danse etsouhaitent cultiver leur plaisir en le prolongeant par la réflexion,on ne saurait donc trop conseiller la lecture du livre de FrédéricPouillaude, qui allie à d’exemplaires qualités philosophiques unepassion pour son objet qui est tout simplement contagieuse. Ilfaut se réjouir de cette bonne nouvelle : la danse n’est plus or-pheline.

Jacques-Olivier Bégot

Le Sacre du printemps, d’Igor Stravinsky par Pina Bausch, que nous saluons ici une ultime fois.

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