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LECTURES ANALYTIQUES 1L + S Roman : Les Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil à Paris Du château de... 5 août 17**. Vos ordres sont charmants ; votre façon de les donner est plus aimable encore ; vous feriez chérir le despotisme. Ce n'est pas la première fois, comme vous savez, que je regrette de ne plus être votre esclave ; et tout monstre que vous dites que je suis, je ne me rappelle jamais sans plaisir le temps où vous m'honoriez de noms plus doux. Souvent même je désire de les mériter de nouveau, et de finir par donner avec vous, un exemple de constance au monde. Mais de plus grands intérêts nous appellent ; conquérir est notre destin, il faut le suivre : peut-être au bout de la carrière nous rencontrerons-nous encore ; car, soit dit sans vous fâcher, ma très belle marquise, vous me suivez au moins d'un pas égal ; et depuis que, nous séparant pour le bonheur du monde, nous prêchons la foi chacun de notre côté, il me semble que dans cette mission d'amour, vous avez fait plus de prosélytes que moi. Je connais votre zèle, votre ardente ferveur ; et si ce Dieu-là comme l'autre nous juge sur nos œuvres, vous serez un jour la patronne de quelque grande ville, tandis que votre ami sera au plus un saint de village. Ce langage mystique vous étonne, n'est-il pas vrai ? Mais depuis huit jours, je n'en entends, je n'en parle pas d'autre ; et c'est pour m'y perfectionner, que je me vois forcé de vous désobéir. Ne vous fâchez pas, et écoutez-moi. Dépositaire de tous les secrets de mon cœur, je vais vous confier le plus grand projet qu'un conquérant ait jamais pu former. Que me proposez- vous ? de séduire une jeune fille qui n'a rien vu, ne connaît rien ; qui, pour ainsi dire, me serait livrée sans défense ; qu'un premier hommage ne manquera pas d'enivrer, et que la curiosité mènera peut-être plus vite que l'amour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il n'en est pas ainsi de l'entreprise qui m'occupe ; son succès m'assure autant de gloire que de plaisir. L'amour qui prépare ma couronne, hésite lui-même entre le myrte et le laurier, ou plutôt il les réunira pour honorer mon triomphe. Vous-même, ma belle amie, vous serez saisie d'un saint respect, et vous direz avec enthousiasme: « Voilà l'homme selon mon cœur. »

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LECTURES ANALYTIQUES 1L + S

Roman :

Les Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil à Paris

Du château de... 5 août 17**.

Vos ordres sont charmants ; votre façon de les donner est plus aimable encore ; vous feriez

chérir le despotisme. Ce n'est pas la première fois, comme vous savez, que je regrette de ne

plus être votre esclave ; et tout monstre que vous dites que je suis, je ne me rappelle jamais

sans plaisir le temps où vous m'honoriez de noms plus doux. Souvent même je désire de les

mériter de nouveau, et de finir par donner avec vous, un exemple de constance au monde.

Mais de plus grands intérêts nous appellent ; conquérir est notre destin, il faut le suivre :

peut-être au bout de la carrière nous rencontrerons-nous encore ; car, soit dit sans vous

fâcher, ma très belle marquise, vous me suivez au moins d'un pas égal ; et depuis que, nous

séparant pour le bonheur du monde, nous prêchons la foi chacun de notre côté, il me semble

que dans cette mission d'amour, vous avez fait plus de prosélytes que moi. Je connais votre

zèle, votre ardente ferveur ; et si ce Dieu-là comme l'autre nous juge sur nos œuvres, vous

serez un jour la patronne de quelque grande ville, tandis que votre ami sera au plus un saint

de village. Ce langage mystique vous étonne, n'est-il pas vrai ? Mais depuis huit jours, je n'en

entends, je n'en parle pas d'autre ; et c'est pour m'y perfectionner, que je me vois forcé de

vous désobéir.

Ne vous fâchez pas, et écoutez-moi. Dépositaire de tous les secrets de mon cœur, je vais

vous confier le plus grand projet qu'un conquérant ait jamais pu former. Que me proposez-

vous ? de séduire une jeune fille qui n'a rien vu, ne connaît rien ; qui, pour ainsi dire, me serait

livrée sans défense ; qu'un premier hommage ne manquera pas d'enivrer, et que la curiosité

mènera peut-être plus vite que l'amour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il n'en est

pas ainsi de l'entreprise qui m'occupe ; son succès m'assure autant de gloire que de plaisir.

L'amour qui prépare ma couronne, hésite lui-même entre le myrte et le laurier, ou plutôt il les

réunira pour honorer mon triomphe.

Vous-même, ma belle amie, vous serez saisie d'un saint respect, et vous direz avec

enthousiasme: « Voilà l'homme selon mon cœur. »

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L’Assommoir, Zola, (1877)

Et Gervaise tint parole(1). Elle s'avachit encore ; elle manquait l'atelier plus souvent,

jacassait des journées entières, devenait molle comme une chiffe à la besogne. Quand une

chose lui tombait des mains, ça pouvait bien rester par terre, ce n'était pas elle qui se serait

baissée pour la ramasser. Les côtes lui poussaient en long(2). Elle voulait sauver son lard(2).

Elle en prenait à son aise et ne donnait plus un coup de balai que lorsque les ordures

manquaient de la faire tomber. Les Lorilleux(3), maintenant, affectaient de se boucher le

nez, en passant devant sa chambre ; une vraie poison, disaient-ils. Eux, vivaient en sournois,

au fond du corridor, se garant de toutes ces misères qui piaulaient(4) dans ce coin de la

maison, s'enfermant pour ne pas avoir à prêter des pièces de vingt sous. Oh ! des bons cœurs,

des voisins joliment obligeants ! […] On n'avait qu'à frapper et à demander du feu, ou une

pincée de sel, ou une carafe d'eau, on était sûr de recevoir tout de suite la porte sur le nez.

Avec ça, des langues de vipère. Ils criaient qu’ils ne s'occupaient jamais des autres, quand il

était question de secourir leur prochain ; mais ils s'en occupaient du matin au soir, dès qu'il

s'agissait de mordre le monde à belles dents. Le verrou poussé, une couverture accrochée

pour boucher les fentes et le trou de la serrure, ils se régalaient de potins, sans quitter leurs

fils d'or une seconde. La dégringolade de la Banban(5) surtout les faisait ronronner la

journée entière, comme des matous qu'on caresse. Quelle dèche(6), quel décatissage(7), mes

amis ! Ils la guettaient aller aux provisions et rigolaient du tout petit morceau de pain qu'elle

rapportait sous son tablier. Ils calculaient les jours où elle dansait devant le buffet(8). Ils

savaient, chez elle, l'épaisseur de la poussière, le nombre d'assiettes sales laissées en plan,

chacun des abandons croissants de la misère et de la paresse. Et ses toilettes donc, des

guenilles dégoûtantes qu'une chiffonnière n'aurait pas ramassées ! Dieu de Dieu ! il pleuvait

drôlement sur sa mercerie, à cette belle blonde, cette cato(9) qui tortillait tant son derrière,

autrefois, dans sa belle boutique bleue. Voilà où menaient l'amour de la fripe(10), les

lichades(11) et les gueuletons(12). Gervaise, qui se doutait de la façon dont ils

l'arrangeaient(13), ôtait ses souliers, collait son oreille contre leur porte ; mais la couverture

l'empêchait d'entendre. Elle les surprit seulement un jour en train de l'appeler "la grand-

tétasse", parce que sans doute son devant de gilet était un peu fort, malgré la mauvaise

nourriture qui lui vidait la peau. D'ailleurs, elle les avait quelque part ; elle continuait à leur

parler, pour éviter les commentaires, n'attendant de ces salauds que des avanies(14), mais

n'ayant même plus la force de leur répondre, et de les lâcher là comme un paquet de sottises.

Et puis, zut ! elle demandait son plaisir, rester en tas, tourner ses pouces, bouger quand il

s'agissait de prendre du bon temps, pas davantage.

chapitre X (1) Allusion à des propos de Gervaise qui, exaspérée par l’alcoolisme de Coupeau, son mari, a promis

qu’elle ne s’occuperait plus de rien à la maison et qu’elle « prendrait du plaisir là où elle en

trouverait ».

(2) Expressions imagées et populaires pour exprimer la paresse.

(3) Beau-frère et belle-sœur de Gervaise, qui fabriquent chez eux des chaînes en or.

(4) Le verbe « piauler » a le sens de geindre, se lamenter.

(5) Surnom donné à Gervaise parce qu’elle boîte.

(6) Terme familier pour désigner la déchéance.

(7) Terme familier pour désigner la vieillesse.

(8) Expression familière pour exprimer qu’on n’a rien à manger.

(9) Prostituée.

(10) Allusion à l’époque heureuse où Gervaise avait une boutique à elle.

(11) Beuveries.

(12) Repas où l’on mange goulûment.

(13) Dont on parlait d’elle.

(14) Affronts, humiliations.

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Voyage au bout de la nuit, Céline

Nos Allemands accroupis au fin bout de la route venaient justement de changer d’instrument.

C’est à la mitrailleuse qu’ils poursuivaient à présent leurs sottises ; ils en craquaient comme

de gros paquets d’allumettes et tout autour de nous venaient voler des essaims de balles

rageuses, pointilleuses comme des guêpes.

L’homme arriva tout de même à sortir de sa bouche quelque chose d’articulé.

Le maréchal des logis Barousse vient d’être tué, mon colonel, qu’il dit tout d’un trait.

Et alors ?

Il a été tué en allant chercher le fourgon à pain sur la route des Etrapes, mon colonel !

Et alors ?

Il a été éclaté par un obus !

Et alors, nom de Dieu !

Et voilà ! Mon colonel...

C’est tout ?

Oui, c’est tout, mon colonel.

Et le pain ? demanda le colonel.

Ce fut la fin de ce dialogue parce que je me souviens bien qu’il a eu le temps de dire tout

juste : « Et le pain ? ». Et puis ce fut tout. Après ça, rien que du feu et puis du bruit avec.

Mais alors un de ces bruits comme on ne croirait jamais qu’il en existe. On en a eu tellement

plein les yeux, les oreilles, le nez, la bouche, tout de suite, du bruit, que je croyais bien que

c’était fini, que j’étais devenu du feu et du bruit moi-même.

J’ai quitté ces lieux sans insister.

Et puis non, le feu est parti, le bruit est resté longtemps dans ma tête, et puis les bras et les

jambes qui tremblaient comme si quelqu’un vous les secouait de par-derrière. Ils avaient l’air

de me quitter, et puis ils me sont restés quand même mes membres. Dans la fumée qui piqua

les yeux encore pendant longtemps, l’odeur pointue de la poudre et du soufre nous restait

comme pour tuer les punaises et les puces de la terre entière.

Quant au colonel, lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort. Je ne le vis

plus, tout d’abord. C’est qu’il avait été déporté sur le talus, allongé sur le flanc par l’explosion

et projeté jusque dans les bras du cavalier à pied, le messager, fini lui aussi. Ils

s’embrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours, mais le cavalier n’avait plus sa

tête, rien qu’une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous

comme de la confiture dans la marmite. Le colonel avait son ventre ouvert, il en faisait une

sale grimace. Ça avait dû lui faire du mal ce coup-là au moment où c’était arrivé. Tant pis pour

lui ! S’il était parti dès les premières balles, ça ne lui serait pas arrivé.

Toutes ces viandes saignaient énormément ensemble.

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LA QUESTION DE L’HOMME

VICTOR HUGO, L’Homme qui rit (extrait n°1)

La nature avait été prodigue de ses bienfaits envers Gwynplaine. Elle lui avait donné une

bouche s’ouvrant jusqu’aux oreilles, des oreilles se repliant jusque sur les yeux, un nez

informe fait pour l’oscillation des lunettes de grimacier, et un visage qu’on ne pouvait

regarder sans rire. Nous venons de le dire, la nature avait comblé Gwynplaine de ses dons.

Mais était-ce la nature ?

Ne l’avait-on pas aidée ?

Deux yeux pareils à des jours de souffrance, un hiatus pour bouche, une protubérance

camuse avec deux trous qui étaient les narines, pour face un écrasement, et tout cela ayant

pour résultante le rire, il est certain que la nature ne produit pas toute seule de tels chefs-

d’œuvre.

Selon toute apparence, d’industrieux manieurs d’enfants avaient travaillé cette figure. Il

semblait évident qu’une science mystérieuse, probablement occulte, qui était à la chirurgie ce

que l’alchimie est à la chimie, avait ciselé cette chair, à coup sûr dans le très bas âge, et créé,

avec préméditation, ce visage. Cette science, habile aux sections, aux obtusions et aux

ligatures, avait fendu la bouche, débridé les lèvres, dénudé les gencives, distendu les oreilles,

décloisonné les cartilages, désordonné les sourcils et les joues, élargi le muscle zygomatique,

estompé les coutures et les cicatrices, ramené la peau sur les lésions, tout en maintenant la

face à l’état béant, et de cette sculpture puissante et profonde était sorti ce masque,

Gwynplaine.

On ne naît pas ainsi.

Quoi qu’il en fût, Gwynplaine était admirablement réussi.

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VICTOR HUGO, L’Homme qui rit (extrait n°2)

Lord Scarsdale traduisit en un cri l'impression de l'assemblée :

-Qu'est-ce que ce monstre vient faire ici ?

Gwynplaine se dressa, éperdu et indigné, dans une sorte de convulsion suprême. Il les regarda

tous fixement.

-Ce que je viens faire ici ? Je viens être terrible. Je suis un monstre, dites-vous. Non, je suis

le peuple. Je suis une exception ? Non, je suis tout le monde. L'exception, c'est vous.

Vous êtes la chimère, et je suis la réalité. Je suis l'Homme.

Je suis l'effrayant Homme qui Rit. Qui rit de quoi ? De vous.

De lui. De tout. Qu'est-ce que son rire ? Votre crime, et son supplice. Ce crime, il vous le

jette à la face ; ce supplice, il vous le crache au visage. Je ris, cela veut dire : Je pleure.

Il s'arrêta. On se taisait. Les rires continuaient, mais bas.

Il put croire à une certaine reprise d'attention. Il respira, et poursuivit :

-Ce rire qui est sur mon front, c'est un roi qui l'y a mis. Ce rire exprime la désolation

universelle. Ce rire veut dire haine, silence contraint, rage, désespoir. Ce rire est un produit

des tortures. Ce rire est un rire de force. Si Satan avait ce rire, ce rire condamnerait Dieu.

Mais l'éternel ne ressemble point aux périssables ; étant l'absolu, il est le juste ; et Dieu hait

ce que font les rois.

Ah ! vous me prenez pour une exception ! Je suis un symbole. O tout-puissants imbéciles que

vous êtes, ouvrez les yeux. J'incarne tout. Je représente l'humanité telle que ses maîtres

l'ont faite. L'homme est un mutilé. Ce qu'on m'a fait, on l'a fait au genre humain. On lui a

déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l'intelligence, comme à moi les yeux, les

narines et les oreilles ; comme à moi, on lui a mis au cœur un cloaque de colère et de douleur,

et sur la face un masque de contentement. Où s'était posé le doigt de Dieu, s'est appuyée la

griffe du roi. Monstrueuse superposition. Évêques, pairs et princes, le peuple, c'est le

souffrant profond qui rit la surface. Milords, je vous le dis, le peuple, c'est moi.

Aujourd'hui, vous l'opprimez, aujourd'hui vous me huez. Mais l'avenir, c'est le dégel sombre.

Ce qui était pierre devient flot. L'apparence solide se change en submersion. Un craquement,

et tout est dit. Il viendra une heure où une convulsion brisera votre oppression, où un

rugissement répliquera à vos huées. Cette heure est déjà venue,-tu en étais, ô mon père !-

cette heure de Dieu est venue, et s'est appelée République, on l'a chassée, elle reviendra. En

attendant, souvenez-vous que la série des rois armés de l'épée est interrompue par Cromwell

armé de la hache. Tremblez. Les incorruptibles solutions approchent, les ongles coupés

repoussent, les langues arrachées s'envolent, et deviennent des langues de feu éparses au

vent des ténèbres, et hurlent dans l'infini ; ceux qui ont faim montrent leurs dents oisives,

les paradis bâtis sur les enfers chancellent, on souffre, on souffre, on souffre, et ce qui est

en haut penche, et ce qui est en bas s'entr'ouvre, l'ombre demande à devenir lumière, le

damné discute l'élu, c'est le peuple qui vient, vous dis-je, c'est l'homme qui monte, c'est la

fin qui commence, c'est la rouge aurore de la catastrophe, et voilà ce qu'il y a dans ce rire,

dont vous riez !

Londres est une fête perpétuelle. Soit. L'Angleterre est d'un bout à l'autre une acclamation.

Oui. Mais écoutez : Tout ce que vous voyez, c'est moi. Vous avez des fêtes, c'est mon rire.

Vous avez des joies publiques, c'est mon rire. Vous avez des mariages, des sacres et des

couronnements, c'est mon rire. Vous avez des naissances de princes, c'est mon rire. Vous

avez au-dessus de vous le tonnerre, c'est mon rire.

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Voltaire, Candide

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que

la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre

homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que

fais- tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? -- J'attends mon maître, M.

Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. -- Est-ce M. Vanderdendur, dit

Candide, qui t'a traité ainsi ? -- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un

caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries,

et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir,

on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez

du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de

Guinée, elle me disait : " Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te

feront vivre heureux, tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais

par là la fortune de ton père et de ta mère. " Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune,

mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins

malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches

que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si

ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez

qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.

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Alfred de VIGNY, La Mort du Loup

Le Loup vient et s'assied, les deux jambes dressées

Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.

Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris,

Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;

Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,

Du chien le plus hardi la gorge pantelante

Et n'a pas desserré ses mâchoires de fer,

Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair

Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,

Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,

Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé,

Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.

Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.

Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde,

Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ;

Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant.

Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,

Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,

Et, sans daigner savoir comment il a péri,

Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.

II

J'ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,

Me prenant à penser, et n'ai pu me résoudre

A poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,

Avaient voulu l'attendre, et, comme je le crois,

Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve

Ne l'eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;

Mais son devoir était de les sauver, afin

De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,

A ne jamais entrer dans le pacte des villes

Que l'homme a fait avec les animaux serviles

Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,

Les premiers possesseurs du bois et du rocher.

Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes,

Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes !

Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,

C'est vous qui le savez, sublimes animaux !

A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse

Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.

- Ah ! je t'ai bien compris, sauvage voyageur,

Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au coeur !

Il disait : " Si tu peux, fais que ton âme arrive,

A force de rester studieuse et pensive,

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Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté

Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.

Gémir, pleurer, prier est également lâche.

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche

Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,

Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

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THEATRE

Molière, L’Avare, acte IV, scène 7

Harpagon (Il crie au voleur dès le jardin, et vient sans chapeau.) : Au voleur ! Au voleur ! A

l’assassin ! Au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la

gorge, on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se

cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ?

N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon argent, coquin… (il se prend lui-même le bras.) Ah ! C’est moi. Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je

fais. Hélas ! Mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! On m’a privé de toi ; et

puisque tu m’ es enlevé, j’ ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour

moi, et je n’ ai plus que faire au monde : sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je

n’en puis plus ; je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N’ y a-t-il personne qui veuille me

ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris ? Euh ? Que dites-

vous ? Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin

on ait épié l’heure ; et l’on a choisi justement le temps que je parlais à mon traître de fils.

Sortons. Je veux aller querir la justice, et faire donner la question à toute la maison : à

servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes

regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Eh ! De

quoi est-ce qu’on parle là ? De celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon

voleur qui y est ? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en

dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous

verrez qu’ils ont part sans doute au vol que l’on m’a fait. Allons vite, des commissaires, des

archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences et des bourreaux. Je veux faire

pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.

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RACINE, Bérénice BERENICE

Hé bien ! Régnez, cruel ; contentez votre gloire :

Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire,

Que cette même bouche, après mille serments

D'un amour qui devait unir tous nos moments,

Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle,

M'ordonnât elle-même une absence éternelle.

Moi-même, j'ai voulu vous entendre en ce lieu.

Je n'écoute plus rien, et pour jamais, adieu.

Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même

Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,

Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?

Que le jour recommence, et que le jour finisse,

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !

L'ingrat, de mon départ consolé par avance,

Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?

Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

TITUS

Je n'aurai pas, Madame, à compter tant de jours.

J'espère que bientôt la triste renommée

Vous fera confesser que vous étiez aimée.

Vous verrez que Titus n'a pu sans expirer...

BERENICE

Ah ! Seigneur, s'il est vrai, pourquoi nous séparer ?

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HUGO, Hernani

DOÑA SOL __ Je vous suivrai.

HERNANI __ Parmi mes rudes compagnons ?

Proscrits dont le bourreau sait d'avance les noms,

Gens dont jamais le fer ni le coeur ne s'émousse,

Ayant tous quelque sang à venger qui les pousse ?

Vous viendrez commander ma bande, comme on dit ?

Car, vous ne savez pas, moi, je suis un bandit !

Quand tout me poursuivait dans toutes les Espagnes :

Seule, dans ses forêts, dans ses hautes montagnes,

Dans ses rocs où l'on n'est que de l'aigle aperçu,

La vieille Catalogne en mère m'a reçu.

Parmi ses montagnards, libres, pauvres et graves,

Je grandis, et demain, trois mille de ses braves,

Si ma voix dans leurs monts fait résonner ce cor,

Viendront... vous frissonnez, réfléchissez encor.

Me suivre dans les bois, dans les monts, sur les grèves,

Chez des hommes pareils aux démons de vos rêves ;

Soupçonner tout, les yeux, les voix, les pas, le bruit,

Dormir sur l'herbe, boire au torrent, et la nuit

Entendre, en allaitant quelque enfant qui s'éveille,

Les balles des mousquets siffler à votre oreille.

Etre errante avec moi, proscrite, et, s'il le faut,

Me suivre où je suivrai mon père, à l'échafaud.

DOÑA SOL __ Je vous suivrai.

HERNANI __ Le duc est riche, grand, prospère.

Le duc n'a pas de tache au vieux nom de son père.

Le duc peut tout. Le duc vous offre avec sa main

Trésors, titres, bonheur...

DOÑA SOL __ Nous partirons demain.

Hernani, n'allez pas sur mon audace étrange

Me blâmer. êtes-vous mon démon ou mon ange ?

Je ne sais, mais je suis votre esclave. écoutez,

Allez où vous voudrez, j'irai. Restez, partez,

Je suis à vous. Pourquoi fais-je ainsi ? Je l'ignore.

J'ai besoin de vous voir, et de vous voir encore,

Et de vous voir toujours. Quand le bruit de vos pas

S'efface, alors je crois que mon coeur ne bat pas ;

Vous me manquez, je suis absente de moi-même ;

Mais dès qu'enfin ce pas que j'attends et que j'aime

Vient frapper mon oreille, alors il me souvient

Que je vis, et je sens mon âme qui revient !

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BECKETT, En attendant Godot

ESTRAGON. – Je suis fatigué. (Un temps.) Allons-nous-en.

VLADIMIR. – On ne peut pas.

ESTRAGON. – Pourquoi ?

VLADIMIR. – On attend Godot.

ESTRAGON. – C’est vrai. (Un temps.) Alors comment faire ?

VLADIMIR. – Il n’y a rien à faire.

ESTRAGON. – Mais moi je n’en peux plus.

VLADIMIR. – Veux-tu un radis ?

ESTRAGON. – C’est tout ce qu’il y a ?

VLADIMIR. – Il y a des radis et des navets.

ESTRAGON. – Il n’y a plus de carottes ?

VLADIMIR. – Non. D’ailleurs tu exagères avec les carottes.

ESTRAGON. – Alors donne-moi un radis (Vladimir fouille dans ses poches, ne trouve que des navets, sort finalement un radis qu’il donne à Estragon qui l’examine, le renifle.) Il est noir !

VLADIMIR. – C’est un radis.

ESTRAGON. – Je n’aime que les roses, tu le sais bien !

VLADIMIR. – Alors tu n’en veux pas ?

ESTRAGON. – Je n’aime que les roses !

VLADIMIR. – Alors rends-le-moi.

Estragon le lui rend. ESTRAGON. – Je vais chercher une carotte.

Il ne bouge pas. VLADIMIR. – Ceci devient vraiment insignifiant.

ESTRAGON. – Pas encore assez.

Silence. VLADIMIR. – Si tu les essayais ?

ESTRAGON. – J’ai tout essayé.

VLADIMIR. – Je veux dire, les chaussures.

ESTRAGON. – Tu crois ?

VLADIMIR. – Ca fera passer le temps. (Estragon hésite.) Je t’assure, ce sera une diversion.

ESTRAGON. – Un délassement.

VLADIMIR. – Une distraction.

ESTRAGON. – Un délassement.

VLADIMIR. – Essaie.

ESTRAGON. – Tu m’aideras ?

VLADIMIR. – Bien sûr.

ESTRAGON. – On ne se débrouille pas trop mal, hein, Didi, tous les deux ensemble ?

VLADIMIR. – Mais oui, mais oui. Allez on va essayer la gauche d’abord.

ESTRAGON. – On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l’impression

d’exister?

VLADIMIR (impatiemment). – Mais oui, mais oui, on est des magiciens. Mais ne nous laissont

pas détourner de ce que nous avons résolu. (Il ramasse une chaussure.) Viens, donne ton

pied. (Estragon s’approche de lui, lève le pied.) L’autre, porc ! (Estragon lève l’autre pied.) Plus

haut !(Les corps emmêlés ils titubent à travers la scène. Vladimir réussit finalement à lui mettre la chaussure.) Essaie de marcher. (Estragon marche.) Alors ?

ESTRAGON. – Elle me va.

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LECTURES ANALYTIQUES 1L HUMANISME

Michel de Montaigne, Essais(1580-1588-1595), livre I, chapitre XXVI, « Sur

l’éducation des enfants »

Pour un enfant de maison noble qui recherche l’étude des lettres, non pour le gain (car

un but aussi vil est indigne de la grâce et de la faveur des Muses ; d’autre part il

concerne les autres et dépend d’eux), ni autant pour les avantages extérieurs que pour

les siens propres et pour qu’il s’enrichisse et s’en pare au-dedans, moi, ayant plutôt

envie de faire de lui un homme habile(1) qu’un homme savant, je voudrais aussi qu’on fût

soucieux de lui choisir un guide qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine et qu’on

exigeât chez celui-ci les deux qualités, mais plus la valeur morale et l’intelligence que la

science, et je souhaiterais qu’il se comportât dans l’exercice de sa charge d’une

manière nouvelle.

On ne cesse de criailler à nos oreilles d’enfants, comme si l’on versait dans un

entonnoir, et notre rôle, ce n’est que de redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais que le

précepteur corrigeât ce point de la méthode usuelle et que, d’entrée, selon la portée

de l’âme qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la piste(2), en lui faisant goûter

les choses, les choisir et les discerner d’elle-même, en lui ouvrant quelquefois le

chemin, quelquefois en le lui faisant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je

veux qu’il écoute son disciple parler à son tour. Socrate et, depuis , Arcésilas(3)

faisaient d’abord parler leurs disciples, et puis ils leur parlaient. « Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent. »(4)

Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure, juger aussi

jusqu’à quel point il doit se rabaisser pour s’adapter à sa force. Faute d’apprécier ce

rapport, nous gâtons tout : savoir le discerner, puis y conformer sa conduite avec une

juste mesure, c’est l’une des tâches les plus ardues que je connaisse ; savoir descendre

au niveau des allures puériles du disciple et les guider est l’effet d’une âme élevée et

bien forte. Je marche de manière plus sûre et plus ferme en montant qu’en descendant.

Quant aux maîtres qui, comme le comporte notre usage, entreprennent, avec une

même façon d’enseigner et une pareille sorte de conduite, de diriger beaucoup d’esprits

de tailles et formes si différentes, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui

récoltent quelque véritable profit de leur enseignement.

Qu’il ne demande pas seulement à son élève de lui répéter les mots de la leçon

qu’il lui a faite, mais de lui dire leur sens et leur substance, et qu’il juge du profit qu’il

en aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais par celui de sa vie. Ce que

l’élève viendra apprendre, qu’il le lui fasse mettre en cent formes et adaptées à autant

de sujets différents pour voir s’il l’a dès lors bien compris et bien fait sien, en réglant

l’allure de sa progression d’après les conseils pédagogiques de Platon(5). Regorger(6) la

nourriture comme on l’a avalée est une preuve qu’elle est restée crue et non assimilée.

L’estomac n’a pas fait son œuvre s’il n’a pas fait changer la façon d’être et la forme de

ce qu’on lui avait donné à digérer.

Livre I, chapitre XXVI, « Sur l’éducation des enfants », adapté et traduit du

français du XVI° s. par A. Lanly

(1) homme capable de bien juger. (2) Le mot « piste » évoque l’apprentissage. (3) Penseur et philosophe grec qui enseignait. (4) « L’autorité de ceux qui enseignent nuit la

plupart du temps à ceux qui veulent

apprendre », Cicéron, De natura deorum, I,5.

(5) « Il » désigne le maître. (6) Régurgiter.

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Jean de LERY, Histoire d’un voyage en terre de Brésil « Et parce que ce furent les premiers sauvages que je vis de près, vous laissant à penser si je les regardai et

contemplai attentivement, encore que je réserve à les décrire et dépeindre au long en autre lieu plus propre :

si en veux-je dés maintenant ici dire quelque chose en passant. Premièrement tant les hommes que la femme

étaient aussi entièrement nus, que quand ils sortirent du ventre de leurs mères : toutefois pour être plus

bragards[1], ils étaient peints et noircis par tout le corps. Au reste les hommes seulement, à la façon et

comme la couronne d’un moine, étant tondus fort près sur le devant de la teste, avaient sur le derrière les

cheveux longs : mais ainsi que ceux qui portent leurs perruques par deçà[2], ils étaient rognés à l’entour du

col. Davantage, ayans tous les lèvres de dessous trouées et percées, chacun y avait et portait une pierre verte,

bien polie, proprement appliquée, et comme enchâssée, laquelle étant de la largeur et rondeur d’un teston[3],

ils ôtaient et remettaient quand bon leur semblait. Or ils portent telles choses en pensant être mieux parés :

mais pour en dire le vrai, quand ceste pierre est ôtée, et que ceste grande fente en la lèvre de dessous leur fait

comme une seconde bouche, cela les défigure bien fort. Quant à la femme, outre qu’elle n’avait pas la lèvre

fendue, encore comme celles de par deçà[4] portait-elle les cheveux longs : mais pour l’égard des oreilles,

les ayant si dépiteusement[5] percées qu’on eût peu mettre le doigt à travers des trous, elle y portait de

grands pendants d’os blancs, lesquels lui battaient jusques sur les épaules. Je réserve aussi à réfuter ci après

l’erreur de ceux qui nous ont voulu faire accroire[6] que les sauvages étaient velus. Cependant avant que

ceux dont je parle partissent[7] d’avec nous, les hommes, et principalement deux ou trois vieillards qui

semblaient être des plus apparents[8] de leurs paroisses (comme on dit par deçà[9]), alleguant[10] qu’il y

avait en leur contrée du plus beau bois de Brésil [11]qui se put trouver en tout le pays, lequel ils

promettaient de nous aider à couper et à porter : et au reste nous assister de vivres, firent tout ce qu’ils purent

pour nous persuader de charger là notre navire. Mais parce que, comme nos ennemis que j’ai dit qu’ils

étaient, cela était nous appeler, et faire finement mettre pied en terre, pour puis après, eux ayans l’avantage

sur nous, nous mettre en pièces et nous manger, outre que nous tendions ailleurs, nous n’avions garde de

nous arrêter là.

Ainsi après qu’avec une grande admiration nos Margajas eurent bien regardé notre artillerie et tout ce

qu’ils voulurent dans notre vaisseau, nous pour quelque considération et dangereuse conséquence

(nommément afin que d’autres Français qui sans y penser arrivant là en eussent pu porter la peine) ne les

voulant fâcher ni retenir, eux demandant de retourner en terre vers leurs gens qui les attendaient toujours sur

le bord de la mer, il fut question de les payer et contenter des vivres qu’ils nous avaient apportés. Et parce

qu’ils n’ont entre eux nul usage de monnaie, le paiement que nous leur fîmes fut de chemises, couteaux,

haims à pêcher, miroirs et autres marchandises et mercerie propre à trafiquer parmi ce peuple. Mais pour la

fin et bon du jeu, tout ainsi que ces bonnes gens, tous nus, à leur arrivée n’avaient pas été chiches de nous

montrer tout ce qu’ils portaient, aussi au départir qu’ils avaient vêtu les chemises que nous leur avions

baillées, quand ce vint à s’asseoir en la barque (n’ayant pas accoutumé d’avoir linges ni autres habillements

sur eux), afin de ne les gêner en les troussant jusques au nombril, et découvrant ce que plutôt il fallait

cacher, ils voulurent encore, en prenant congé de nous, que nous vissions leur derrière et leurs fesses.

Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, Chapitre V, 1580

[1] Pour faire les fiers, les orgueilleux.

[2] « Par deçà » est opposé à « par delà ». « Par deçà » signifie « de ce côté-ci », c’est la référence au

lieu où se trouve celui qui parle, alors que « par-delà », c’est l’endroit le plus éloigné. "Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà", écrira plus tard Pascal (XVII° siècle).

[3] Ancienne monnaie d'argent.

[4] Voir note 2.

[5] Malencontreusement, malheureusement.

[6] « Faire accroire… » : « faire croire ce qui n’est pas vrai ».

[7] « se séparent de »

[8] Des gens en vue, considérés comme éminents par leurs semblables.

[9] Voir note 2.

[10] « Affirmant ».

[11] « Le pernambouc, bois de Pernambouc, bois originaire du nord-est du Brésil. De son bois, on tirait

une teinture brun rouge.

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RONSARD

Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,

Assise auprès du feu, dévidant et filanta,

Direz chantant mes vers, en vous émerveillant :

« Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle. »

Lors vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,

Déjà sous le labeur à demi sommeillant,

Qui au bruit de Ronsard ne s’aille réveillant,

Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre, et fantôme sans os

Par les ombres myrteuxa je prendrai mon repos ;

Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain.

Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demainb :

Cueilllez dès aujourd’hui les roses de la viec.

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François RABELAIS, Gargantua (1534)

Toute leur vie était ordonnée non selon des lois, des statuts ou des règles, mais selon

leur bon vouloir et leur libre arbitre. Ils se levaient quand bon leur semblait, buvaient,

mangeaient, travaillaient, et dormaient quand le désir leur en venait. Nul ne les réveillait, nul

ne les contraignait à boire, à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé

Gargantua. Pour toute règle, il n'y avait que cette clause, Fais ce que la voudras ; parce que

les gens libres, bien nés et bien éduqués, vivant en bonne compagnie, ont par nature un

instinct, un aiguillon qui les pousse toujours à la vertu et les éloigne du vice, qu'ils appelaient

honneur. Ces gens-là, quand ils sont opprimés et asservis par une honteuse sujétion(2) et par

la contrainte, détournent cette noble inclination par laquelle ils tendaient librement à la

vertu, vers le rejet et la violation du joug de servitude ; car nous entreprenons toujours ce

qui nous est interdit et nous convoitons ce qui nous est refusé.

C'est cette liberté même qui les poussa à une louable émulation : faire tous ce qu'ils

voyaient faire plaisir à un seul. Si l'un ou l'une d'entre eux disait : “ Buvons ”, ils buvaient

tous ; s'il disait : “ Jouons ”, tous jouaient ; s'il disait : “ Allons nous ébattre aux champs ”,

tous y allaient. S'il s'agissait de chasser à courre(3) ou au vol(4), les dames, montées sur de

belles haquenées(5) suivies du palefroi(6) de guerre, portaient sur leur poing joliment gantelé

un épervier, un laneret(7) ou un émerillon(8). Les hommes portaient les autres oiseaux.

Ils étaient si bien éduqués qu'il n'y avait parmi eux homme ni femme qui ne sût lire,

écrire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues et y composer,

tant en vers qu'en prose. Jamais on ne vit de chevaliers si vaillants, si hardis, si adroits au

combat à pied ou à cheval, plus vigoureux, plus agiles, maniant mieux les armes que ceux-là ;

jamais on ne vit de dames si fraîches, si jolies, moins acariâtres, plus doctes aux travaux

d'aiguille et à toute activité de femme honnête et bien née que celles-là.

C'est pourquoi, quand arrivait le temps où l'un d'entre eux, soit à la requête de ses

parents, soit pour d'autres raisons, voulait quitter l'abbaye, il emmenait avec lui une des

dames, celle qui l'aurait choisi pour chevalier servant, et ils se mariaient ; et s'ils avaient bien

vécu à Thélème en amitié de cœur, ils continuaient encore mieux dans le mariage, et ils

s'aimaient autant à la fin de leurs jours qu'au premier jour de leurs noces.

CHAPITRE LV

(1) Ce mot signifie « libre arbitre »

en grec

(2) Soumission, asservissement

(3) Chasse où l’on poursuit le gibier

avec des chiens

(4) Chasse menée avec des faucons

(5) Jument montée par les dames

(6) Cheval

(7) Faucon mâle dressé pour la

chasse

(8) Petit faucon

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LECTURES ANALYTIQUES 1STMG

Dumas, Les Trois Mousquetaires

- Ils sont cinq, dit Athos à demi-voix, et nous ne sommes que trois ; nous serons encore

battus, il nous faudra mourir ici, car, je le déclare, je ne reparais pas vaincu devant le

capitaine.

Athos, Porthos et Aramis se rapprochèrent à l'instant les uns des autres pendant que Jussac

alignait ses soldats. Ce seul moment suffit à d'Artagnan pour prendre son parti : c'était là un

de ces événements qui décident de la vie d'un homme, c'était un choix à faire entre le roi et

le cardinal ; ce choix fait, il fallait y persévérer. Se battre, c'est-à-dire désobéir à la loi,

c'est-à-dire risquer sa tête, c'est-à-dire se faire d'un seul coup l'ennemi d'un ministre plus

puissant que le roi lui-même ; voilà ce qu'entrevit le jeune homme, et disons-le à sa louange, il

n'hésita point une seconde. Se tournant donc vers Athos et ses amis :

- Messieurs, dit-il, je reprendrai, s'il vous plaît, quelque chose à vos paroles. Vous avez dit

que vous n'étiez que trois, mais il me semble, à moi, que nous sommes quatre.

- Mais vous n'êtes pas des nôtres, dit Porthos.

- C'est vrai, répondit d'Artagnan ; je n'ai pas l'habit, mais j'ai l'âme. Mon coeur est

mousquetaire, je le sens bien, monsieur, et cela m'entraîne.

- Ecartez-vous, jeune homme, cria Jussac, qui sans doute à ses gestes et à l'expression de

son visage avait deviné le dessein de d'Artagnan. Vous pouvez vous retirer, nous y consentons.

Sauvez votre peau ; allez vite.

D'Artagnan ne bougea point.

- Décidément, vous êtes un joli garçon, dit Athos en serrant la main du jeune homme.

- Allons ! allons ! prenons un parti, reprit Jussac.

- Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons quelque chose.

- Monsieur est plein de générosité, dit Athos.

Mais tous trois pensaient à la jeunesse de d'Artagnan, et redoutaient son inexpérience.

- Nous ne serions que trois, dont un blessé, plus un enfant, reprit Athos, et l'on n'en dira pas

moins que nous étions quatre hommes.

- Oui, mais reculer ! dit Porthos.

- C'est difficile, reprit Athos.

D'Artagnan comprit leur irrésolution.

- Messieurs, essayez-moi toujours, dit-il, et je vous jure sur l'honneur que je ne veux pas

m'en aller d'ici Si nous sommes vaincus.

- Comment vous appelle-t-on, mon brave ? dit Athos.

- D'Artagnan, monsieur.

- Eh bien ! Athos, Porthos, Aramis et d'Artagnan, en avant !

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Maupassant, Bel Ami Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du

restaurant.

Comme il portait beau par nature et par pose d'ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa

sa moustache d'un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard

rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s'étendent comme des coups

d'épervier.

Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de musique

entre deux âges, mal peignée, négligée, coiffée d'un chapeau toujours poussiéreux et vêtue

toujours d'une robe de travers, et deux bourgeoises avec leurs maris, habituées de cette

gargote à prix fixe.

Lorsqu'il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu'il allait faire.

On était au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois.

Cela représentait deux dîners sans déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners, au choix. Il

réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux sous, au lieu de trente que coûtaient

ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des déjeuners, un franc vingt centimes de boni,

ce qui représentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le

boulevard. C'était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits; et il se mit à descendre

la rue Notre-Dame-de-Lorette.

Il marchait ainsi qu'au temps où il portait l'uniforme des hussards, la poitrine bombée, les

jambes un peu entrouvertes comme s'il venait de descendre de cheval; et il avançait

brutalement dans la rue pleine de monde, heurtant les épaules, poussant les gens pour ne

point se déranger de sa route. Il inclinait légèrement sur l'oreille son chapeau à haute forme

assez défraîchi, et battait le pavé de son talon. Il avait l'air de toujours défier quelqu'un, les

passants, les maisons, la ville entière, par chic de beau soldat tombé dans le civil.

Quoique habillé d'un complet de soixante francs, il gardait une certaine élégance tapageuse,

un peu commune, réelle cependant. Grand, bien fait, blond, d'un blond châtain vaguement

roussi, avec une moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre, des yeux bleus,

clairs, troués d'une pupille toute petite, des cheveux frisés naturellement, séparés par une

raie au milieu du crâne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires.

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Céline, Voyage au bout de la nuit. Donc pas d'erreur? Ce qu'on faisait à se tirer dessus, comme ça, sans même se voir, n'était

pas défendu! Cela faisait partie des choses qu'on peut faire sans mériter une bonne

engueulade. C'était même reconnu, encouragé sans doute par les gens sérieux, comme le

tirage au sort, les fiançailles, la chasse à courre!... Rien à dire. Je venais de découvrir d'un

coup la guerre tout entière. J'étais dépucelé. Faut être à peut près seul devant elle comme je

l'étais à ce moment-là pour bien la voir la vache, en face et de profil. On venait d'allumer la

guerre entre nous et ceux d'en face, et à présent ça brûlait! Comme le courant entre les

deux charbons, dans la lampe à arc. Et il n'était pas près de s'éteindre le charbon! On y

passerait tous, le colonel comme les autres, tout mariole qu'il semble être, et sa carne ne

ferait pas plus de rôti que la mienne quand le courant d'en face lui passerait entre les deux

épaules.

Il y a bien de façons d'être condamné à mort. Ah! combien n'aurais-je pas donné à ce

moment-là pour être en prison au lieu d'être ici, moi crétin! Pour avoir, par exemple, quand il

en était temps encore. On ne pense à rien! De la prison, on en sort vivant, pas de la guerre.

Tout le reste, c'est des mots.

Si seulement j'avais encore eu le temps, mais je ne l'avais plus! Il n'y avait plus rien à voler!

Comme il ferait bon dans une petite prison pépère, que je me disais, où les balles ne passent

pas! Ne passent jamais! J'en connaissais une toute prête, au soleil, au chaud! Dans un rêve,

celle de Saint-Germain précisément , si proche de la fôret, je la connaissais bien, je passais

souvent là, autrefois. Comme on change! J'étais un enfant alors, elle me faisait peur la prison.

C'est que je connaissais pas encore les hommes. Je ne croirai plus jamais à ce qu'ils disent, à

ce qu'ils pensent? C'est des hommes et d'eux seulement qu'il faut avoir peur, toujours.

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LA QUESTION DE L’HOMME

VICTOR HUGO, L’Homme qui rit

La nature avait été prodigue de ses bienfaits envers Gwynplaine. Elle lui avait donné une

bouche s’ouvrant jusqu’aux oreilles, des oreilles se repliant jusque sur les yeux, un nez

informe fait pour l’oscillation des lunettes de grimacier, et un visage qu’on ne pouvait

regarder sans rire. Nous venons de le dire, la nature avait comblé Gwynplaine de ses dons.

Mais était-ce la nature ?

Ne l’avait-on pas aidée ?

Deux yeux pareils à des jours de souffrance, un hiatus pour bouche, une protubérance

camuse avec deux trous qui étaient les narines, pour face un écrasement, et tout cela ayant

pour résultante le rire, il est certain que la nature ne produit pas toute seule de tels chefs-

d’œuvre.

Selon toute apparence, d’industrieux manieurs d’enfants avaient travaillé cette figure. Il

semblait évident qu’une science mystérieuse, probablement occulte, qui était à la chirurgie ce

que l’alchimie est à la chimie, avait ciselé cette chair, à coup sûr dans le très bas âge, et créé,

avec préméditation, ce visage. Cette science, habile aux sections, aux obtusions et aux

ligatures, avait fendu la bouche, débridé les lèvres, dénudé les gencives, distendu les oreilles,

décloisonné les cartilages, désordonné les sourcils et les joues, élargi le muscle zygomatique,

estompé les coutures et les cicatrices, ramené la peau sur les lésions, tout en maintenant la

face à l’état béant, et de cette sculpture puissante et profonde était sorti ce masque,

Gwynplaine.

On ne naît pas ainsi.

Quoi qu’il en fût, Gwynplaine était admirablement réussi.

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Voltaire, Candide

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que

la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre

homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que

fais- tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? -- J'attends mon maître, M.

Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. -- Est-ce M. Vanderdendur, dit

Candide, qui t'a traité ainsi ? -- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un

caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries,

et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir,

on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez

du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de

Guinée, elle me disait : " Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te

feront vivre heureux, tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais

par là la fortune de ton père et de ta mère. " Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune,

mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins

malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches

que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si

ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez

qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.

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Alfred de VIGNY, La Mort du Loup

Le Loup vient et s'assied, les deux jambes dressées

Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.

Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris,

Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;

Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,

Du chien le plus hardi la gorge pantelante

Et n'a pas desserré ses mâchoires de fer,

Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair

Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,

Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,

Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé,

Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.

Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.

Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde,

Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ;

Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant.

Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,

Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,

Et, sans daigner savoir comment il a péri,

Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.

II

J'ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,

Me prenant à penser, et n'ai pu me résoudre

A poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,

Avaient voulu l'attendre, et, comme je le crois,

Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve

Ne l'eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;

Mais son devoir était de les sauver, afin

De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,

A ne jamais entrer dans le pacte des villes

Que l'homme a fait avec les animaux serviles

Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,

Les premiers possesseurs du bois et du rocher.

Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes,

Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes !

Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,

C'est vous qui le savez, sublimes animaux !

A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse

Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.

- Ah ! je t'ai bien compris, sauvage voyageur,

Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au coeur !

Il disait : " Si tu peux, fais que ton âme arrive,

A force de rester studieuse et pensive,

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Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté

Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.

Gémir, pleurer, prier est également lâche.

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche

Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,

Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

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THEATRE

Molière, L’Avare, acte IV, scène 7

Harpagon (Il crie au voleur dès le jardin, et vient sans chapeau.) : Au voleur ! Au voleur ! A

l’assassin ! Au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la

gorge, on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se

cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ?

N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon argent, coquin… (il se prend lui-même le bras.) Ah ! C’est moi. Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je

fais. Hélas ! Mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! On m’a privé de toi ; et

puisque tu m’ es enlevé, j’ ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour

moi, et je n’ ai plus que faire au monde : sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je

n’en puis plus ; je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N’ y a-t-il personne qui veuille me

ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris ? Euh ? Que dites-

vous ? Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin

on ait épié l’heure ; et l’on a choisi justement le temps que je parlais à mon traître de fils.

Sortons. Je veux aller querir la justice, et faire donner la question à toute la maison : à

servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes

regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Eh ! De

quoi est-ce qu’on parle là ? De celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon

voleur qui y est ? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en

dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous

verrez qu’ils ont part sans doute au vol que l’on m’a fait. Allons vite, des commissaires, des

archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences et des bourreaux. Je veux faire

pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.

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HUGO, Hernani

DOÑA SOL __ Je vous suivrai.

HERNANI __ Parmi mes rudes compagnons ?

Proscrits dont le bourreau sait d'avance les noms,

Gens dont jamais le fer ni le cœur ne s'émousse,

Ayant tous quelque sang à venger qui les pousse ?

Vous viendrez commander ma bande, comme on dit ?

Car, vous ne savez pas, moi, je suis un bandit !

Quand tout me poursuivait dans toutes les Espagnes :

Seule, dans ses forêts, dans ses hautes montagnes,

Dans ses rocs où l'on n'est que de l'aigle aperçu,

La vieille Catalogne en mère m'a reçu.

Parmi ses montagnards, libres, pauvres et graves,

Je grandis, et demain, trois mille de ses braves,

Si ma voix dans leurs monts fait résonner ce cor,

Viendront... vous frissonnez, réfléchissez encor.

Me suivre dans les bois, dans les monts, sur les grèves,

Chez des hommes pareils aux démons de vos rêves ;

Soupçonner tout, les yeux, les voix, les pas, le bruit,

Dormir sur l'herbe, boire au torrent, et la nuit

Entendre, en allaitant quelque enfant qui s'éveille,

Les balles des mousquets siffler à votre oreille.

Etre errante avec moi, proscrite, et, s'il le faut,

Me suivre où je suivrai mon père, à l'échafaud.

DOÑA SOL __ Je vous suivrai.

HERNANI __ Le duc est riche, grand, prospère.

Le duc n'a pas de tache au vieux nom de son père.

Le duc peut tout. Le duc vous offre avec sa main

Trésors, titres, bonheur...

DOÑA SOL __ Nous partirons demain.

Hernani, n'allez pas sur mon audace étrange

Me blâmer. êtes-vous mon démon ou mon ange ?

Je ne sais, mais je suis votre esclave. écoutez,

Allez où vous voudrez, j'irai. Restez, partez,

Je suis à vous. Pourquoi fais-je ainsi ? Je l'ignore.

J'ai besoin de vous voir, et de vous voir encore,

Et de vous voir toujours. Quand le bruit de vos pas

S'efface, alors je crois que mon coeur ne bat pas ;

Vous me manquez, je suis absente de moi-même ;

Mais dès qu'enfin ce pas que j'attends et que j'aime

Vient frapper mon oreille, alors il me souvient

Que je vis, et je sens mon âme qui revient !

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BECKETT, En attendant Godot ESTRAGON. – Je suis fatigué. (Un temps.) Allons-nous-en.

VLADIMIR. – On ne peut pas.

ESTRAGON. – Pourquoi ?

VLADIMIR. – On attend Godot.

ESTRAGON. – C’est vrai. (Un temps.) Alors comment faire ?

VLADIMIR. – Il n’y a rien à faire.

ESTRAGON. – Mais moi je n’en peux plus.

VLADIMIR. – Veux-tu un radis ?

ESTRAGON. – C’est tout ce qu’il y a ?

VLADIMIR. – Il y a des radis et des navets.

ESTRAGON. – Il n’y a plus de carottes ?

VLADIMIR. – Non. D’ailleurs tu exagères avec les carottes.

ESTRAGON. – Alors donne-moi un radis (Vladimir fouille dans ses poches, ne trouve que des navets, sort finalement un radis qu’il donne à Estragon qui l’examine, le renifle.) Il est noir !

VLADIMIR. – C’est un radis.

ESTRAGON. – Je n’aime que les roses, tu le sais bien !

VLADIMIR. – Alors tu n’en veux pas ?

ESTRAGON. – Je n’aime que les roses !

VLADIMIR. – Alors rends-le-moi.

Estragon le lui rend. ESTRAGON. – Je vais chercher une carotte.

Il ne bouge pas. VLADIMIR. – Ceci devient vraiment insignifiant.

ESTRAGON. – Pas encore assez.

Silence. VLADIMIR. – Si tu les essayais ?

ESTRAGON. – J’ai tout essayé.

VLADIMIR. – Je veux dire, les chaussures.

ESTRAGON. – Tu crois ?

VLADIMIR. – Ca fera passer le temps. (Estragon hésite.) Je t’assure, ce sera une diversion.

ESTRAGON. – Un délassement.

VLADIMIR. – Une distraction.

ESTRAGON. – Un délassement.

VLADIMIR. – Essaie.

ESTRAGON. – Tu m’aideras ?

VLADIMIR. – Bien sûr.

ESTRAGON. – On ne se débrouille pas trop mal, hein, Didi, tous les deux ensemble ?

VLADIMIR. – Mais oui, mais oui. Allez on va essayer la gauche d’abord.

ESTRAGON. – On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l’impression

d’exister?

VLADIMIR (impatiemment). – Mais oui, mais oui, on est des magiciens. Mais ne nous laissons

pas détourner de ce que nous avons résolu. (Il ramasse une chaussure.) Viens, donne ton

pied. (Estragon s’approche de lui, lève le pied.) L’autre, porc ! (Estragon lève l’autre pied.) Plus

haut !(Les corps emmêlés ils titubent à travers la scène. Vladimir réussit finalement à lui mettre la chaussure.) Essaie de marcher. (Estragon marche.) Alors ?

ESTRAGON. – Elle me va.

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