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LES MÉDICAMENTS DE L'ATTENTION : LES DOUTES D'UN PRATICIEN Bruno Falissard Editions Esprit | Esprit 2014/1 - Janvier pages 34 à 43 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2014-1-page-34.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Falissard Bruno, « Les médicaments de l'attention : les doutes d'un praticien », Esprit, 2014/1 Janvier, p. 34-43. DOI : 10.3917/espri.1401.0034 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h19. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h19. © Editions Esprit

Les médicaments de l'attention : les doutes d'un praticien

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LES MÉDICAMENTS DE L'ATTENTION : LES DOUTES D'UNPRATICIEN Bruno Falissard Editions Esprit | Esprit 2014/1 - Janvierpages 34 à 43

ISSN 0014-0759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-esprit-2014-1-page-34.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Falissard Bruno, « Les médicaments de l'attention : les doutes d'un praticien »,

Esprit, 2014/1 Janvier, p. 34-43. DOI : 10.3917/espri.1401.0034

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Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit.

© Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Les médicaments de l’attention :les doutes d’un praticien

Bruno Falissard*

« LA distraction est un problème psychiatrique à traiter par desmédicaments. » Exprimée en ces termes, l’affirmation choque,révolte même. Voilà de l’eau apportée au moulin de ceux qui s’alarment d’une psychiatrisation tous azimuts de la société, avec,au passage, une banalisation inquiétante de la prescription despsychotropes. Et le problème n’est pas simplement théorique. Danscertains États d’Amérique du Nord, pour traiter un trouble dénommé« hyperactivité avec déficit de l’attention », plus de 10 % desgarçons de dix ans prennent quotidiennement un médicamentstimulant, proche structurellement d’une amphétamine1.

Comment en est-on arrivé là ? Comment se préparer, en France,à gérer ou à éviter une situation similaire ? Peut-être en premier lieupar une meilleure connaissance des éléments du problème : lamaladie (si elle existe), les médicaments et les patients qui viennenten consultation (qui, eux, existent assurément).

* Professeur à la faculté de médecine de l’université Paris-Sud, membre du laboratoireInserm U669 « Santé mentale et santé publique ». L’auteur a été membre de la Commission dela transparence de la Haute Autorité en santé (instance proposant le niveau de remboursementdes médicaments en France). En plus de son activité universitaire et hospitalière, il est actuel-lement consultant en méthodologie et en statistique auprès de l’industrie pharmaceutique.

1. E.R. Cox, B.R. Motheral, R.R. Henderson et D. Mager, “Geographic Variation in thePrevalence of Stimulant Medication Use Among Children 5 to 14 Years Old: Results From aCommercially Insured US Sample”, Pediatrics, 2003, 111, p. 237-243.

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Le manque d’attentionest-il une maladie mentale ?

Rien n’est simple dans cette question : ni la notion de maladiementale ni celle d’attention.

Dans le contexte très neuroscientifique de la psychiatrie de lafin du XXe et du début du XXIe siècle, le patient psychiatrique estconsidéré au travers du fonctionnement de son cerveau, lui-mêmeconçu comme un système de traitement de l’information. Dans cecadre, l’attention peut être définie comme le niveau de ressourcesallouées par le cerveau pour traiter un flux d’information déterminé2.En fait, y compris au sein du champ des neurosciences, il n’y a pasde consensus sur le sujet. Et cela se comprend aisément si l’onremarque qu’attention et conscience sont des notions très procheset que le concept de conscience est encore, pour le moins, l’objetde vives interrogations.

Le terme « maladie », quant à lui, est plus intuitif mais nonmoins difficile à définir. Une maladie peut, en effet, être considéréetour à tour comme : un ensemble de symptômes (un syndrome)permettant de déterminer un traitement et un pronostic ; unprocessus décrit à partir d’une théorie (qui peut relever de labiologie, de la psychologie, etc.) ; une construction sociale (ladépression comme « fatigue d’être soi3 ») ; ou encore une construction juridique ou économique (les maladies seraient, parexemple, définies à partir de ce que la Sécurité sociale rembourse).

En ce qui concerne le syndrome de « manque d’attention », onen constate l’existence depuis longtemps dans les livres. En 1798,Alexander Crichton parlait ainsi de façon très imagée d’« agitationmentale4 ». Il s’agit, en pratique, de patients qui passent rapidementd’une activité à une autre, qui manquent les détails, oublient deschoses, ont des difficultés à rester concentrés, semblent ne pasécouter quand on leur parle, etc.5. Un tel tableau clinique estsouvent rencontré chez des patients présentant également un niveauimportant d’agitation motrice. Cette agitation étant en général

Les médicaments de l’attention : les doutes d’un praticien

2. John R. Anderson, Cognitive Psychology and Its Implications, New York, WorthPublishers, 2005.

3. Alain Ehrenberg, la Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 2008.4. Sir Alexander Crichton, An Inquiry Into the Nature and Origin of Mental Derangement:

Comprehending a Concise System of the Physiology and Pathology of the Human Mind, and aHistory of the Passions and Effects, New York, AMS Press, 1798.

5. U.S. Department of Health and Human Services, Attention Deficit HyperactivityDisorder, 2012.

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spectaculaire et donc plus facilement repérée, c’est elle qui s’estimposée dans les esprits et parfois également dans les nomencla-tures. On parle ainsi d’enfants « hyperkinétiques » (classificationfrançaise) ou d’enfants ayant un « trouble d’hyperactivité avecdéficit de l’attention » (classification américaine).

Pour la biologie, les termes de « cortex préfrontal » ou de« neurone dopaminergique » sont souvent employés dans lesouvrages spécialisés pour expliquer le déficit attentionnel ; unconsensus relatif existe cependant pour considérer qu’il n’y a pasde mécanisme totalement et clairement élucidé. Pour la psychologieinscrite dans la perspective psychanalytique, le déficit de l’attentionn’est pas un trouble, mais plutôt un symptôme. Symptôme qui doits’interpréter à l’aune d’une trajectoire de vie, seule capable dedémêler l’écheveau de causalités à l’origine du problème, d’ailleursen général plus vaste et complexe que le simple déficit attentionnel.Quant aux sociologues, ils reconnaissent en général au trouble une« existence sociable indéniable », mais soulignent le recentrageproblématique que provoque sa médicamentation6. Car en réalité leproblème est bien là. Ce n’est pas tant l’existence du trouble quiinterroge (cette interrogation est, en effet, essentiellement acadé-mique), que l’existence d’une thérapeutique médicamenteuse, trèsconcrète, qui pose problème tant à l’échelon de la société que de laprise en charge individuelle.

Des médicaments contre la distraction

Ces médicaments existent eux aussi depuis longtemps. La seulemolécule autorisée en France, le méthylphénidate, a été découverteen 1944, prescrite dans le déficit de l’attention avec ou sans hyper-activité à partir de 1960 aux États-Unis et à partir de 1995 enFrance. Le méthylphénidate agit vraisemblablement en augmentantl’activité de la dopamine et de la norépinéphrine dans le cerveau.Le mécanisme exact de son action sur le comportement et l’atten-tion est encore mal connu. Cela peut surprendre : comment peut-ondonner l’autorisation de prescrire un médicament dont on ne sait pasexactement le mécanisme d’action, en particulier dans le cerveau ?C’est en réalité loin d’être rare, y compris pour des moléculesanciennes et très largement utilisées comme le paracétamol.

Bruno Falissard

6. Anne Dupanloup, l’Hyperactivité infantile : analyse sociologique d’une controverse socio-médicale, thèse de doctorat, Université de Neuchâtel, 2004.

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L’autorisation de prescrire un médicament repose avant tout sur desdonnées cliniques : sur l’évaluation des bénéfices et des risquespotentiels pour les patients.

Le méthylphénidate est un traitement symptomatique. Celasignifie qu’il ne va pas « guérir » le trouble de l’attention, il vasimplement aider le patient, ce qui n’est pas nécessairement péjo-ratif bien entendu. Les effets positifs du méthylphénidate sur lessymptômes de déficit attentionnel (oublis, manque de concentration,passage rapide d’une activité à une autre, etc.) ont été évalués àcourt terme dans un grand nombre d’essais et les résultats semblentplutôt en faveur du produit, et ce, y compris dans les travaux les plusprudents7. Une véritable polémique existe cependant sur les effetsà distance (la prescription peut s’étaler sur plusieurs années) ainsique sur les effets concrets en termes d’amélioration des apprentis-sages ou du bien-être des patients. Un récent bilan des publicationssur le sujet se veut plutôt rassurant8, mais le suivi à huit ans d’unessai thérapeutique réputé ne retrouve plus de différence entre legroupe de patients traités et le groupe de patients non traités9.Cette incertitude relative aux effets positifs se retrouve pour leseffets indésirables. Certains sont fréquents (perte d’appétit,problèmes de sommeil), d’autres plus rares (effet paradoxal d’irri-tabilité, nausées, maux de tête, anxiété, dépression).

En général, le produit est assez bien toléré sur le court terme,mais, puisqu’il peut être pris pendant plusieurs années, la questiondes effets à long terme est cruciale. Et ce d’autant plus que lecerveau de l’enfant ou de l’adolescent est en permanente évolution :une prise chronique de stimulants pourrait en théorie altérer cedéveloppement. Les données disponibles dans ce domaine sontmalheureusement trop maigres pour être totalement rassurantes.L’Union européenne a d’ailleurs financé récemment une étudeépidémiologique sur le sujet10 dont les résultats ne seront connus

Les médicaments de l’attention : les doutes d’un praticien

7. H.M. Schachter, B. Pham, J. King, S. Langford et D. Moher, “How Efficacious and SafeIs Short-acting Methylphenidate for the Treatment of Attention-Deficit Disorder in Children andAdolescents? A Meta-analysis”, CMAJ, 2001, 165, p. 1475-1488.

8. V. Prasad, E. Brogan, C. Mulvaney, M. Grainge, W. Stanton et K. Sayal, “How EffectiveAre Drug Treatments for Children with ADHD at Improving On-Task Behaviour and AcademicAchievement in the School Classroom? A Systematic Review and Meta-Analysis”, EuropeanChild and Adolescent Psychiatry, 2013, 22, p. 203-216.

9. B.S.G. Molina, S.P. Hinshaw, J.M. Swanson, L.E. Arnold, B. Vitiello, P.S. Jensen,J.N. Epstein, B. Hoza, L. Hechtman, H.B. Abikoff, G.R. Elliott, L.L. Greenhill, J.H. Newcorn,K.C. Wells, T. Wigal, R.D. Gibbons, K. Hur, P.R. Houck, MTA Cooperative Group, “The MTA at8 Years: Prospective Follow-up of Children Treated for Combined-Type ADHD in a Multisite Study”,Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry, 2009, 48, p. 484-500.

10. Attention Deficit Hyperactivity Disorder Drugs Use Chronic Effects (ADDUCE).

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que dans quelques années. Ici aussi, on peut être pour le moinssurpris de constater qu’un médicament prescrit au long cours ne soitpas nécessairement évalué sur plusieurs années. Les explicationssont multiples et pointent au passage les limites du système d’éva-luation mondial du médicament.

Tout d’abord, le méthylphénidate est un médicament ancien, quia été commercialisé à une époque où les autorisations de mise surle marché n’obéissaient pas aux mêmes contraintes réglementairesqu’aujourd’hui. Depuis, le médicament a perdu son brevet, desgénériques sont apparus et il est bien difficile, voire impossible,d’imposer aux firmes de nouvelles études (la marge bénéficiairen’étant pas compatible avec le prix des études à réaliser, les firmespréféreront abandonner le produit). Enfin, il est en général techni-quement très difficile d’évaluer un médicament sur le long terme.Soit l’étude envisagée est rétrospective et les biais potentiels sontconsidérables (biais de remémoration notamment), soit l’étude estprospective et les patients perdus de vue sont inévitables, le coûttrès important, et les résultats disponibles seulement au bout d’uneou plusieurs décennies. Mais ce n’est pas le seul problème des médi-caments de l’attention et l’on retrouve une situation comparable pourbien d’autres produits.

Comment se faire alors une idée raisonnable de l’équilibreentre bénéfices et risques, à court et à long terme, du méthylphé-nidate dans le déficit attentionnel ? Il faut lire avec attention lesétudes, en reconnaître les limites méthodologiques, parvenir à enfaire une synthèse malgré les résultats parfois contradictoires. Bref,il s’agit d’un travail d’experts qui, par comble de malchance, sontsouvent pris entre les feux de multiples conflits d’intérêt (ce qui estbien entendu également mon cas, voir la note en début d’article).

En ce qui me concerne, j’ai bâti ma propre conviction concer-nant ce produit sur ce large corpus d’études et sur une expériencede prescription de maintenant plus de vingt ans. Et s’il m’arrive dele prescrire, c’est que je suis persuadé, pour certains patients aumoins, qu’il a clairement plus de chance d’améliorer la situation quede la dégrader, même à considérer ce doute désagréable sur leseffets potentiels à long terme. Mais cette même expérience m’aamené à constater que les véritables problèmes liés à cette pres-cription ne sont peut-être pas ceux que nous venons d’évoquer.

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La difficulté du diagnostic

Les effets indésirables les plus fréquents et les plus probléma-tiques du méthylphénidate ne sont inscrits ni sur les boîtes desmédicaments ni dans les manuels de psychopharmacologie. Pourbien comprendre cela, il est utile de se souvenir qu’une consultationne correspond presque jamais à une simple question de prise encharge d’un déficit attentionnel. Tout est en général bien pluscompliqué. Quelques vignettes cliniques aideront sûrement, mieuxque tout, à saisir cette complexité (pour des raisons d’anonymat, cesprésentations ont été un peu modifiées).

Voilà un peu plus de deux ans que je vois ponctuellement enconsultation Camille, âgée de onze ans. Les parents de Camille sontphotographes, ils sont séparés depuis plusieurs années. Une gardealternée des enfants a été décidée d’un commun accord. Camille aun petit frère de trois ans et un demi-frère (maternel) de deux mois.Depuis le cours préparatoire, Camille a des « problèmes de concen-tration » qui la gênent considérablement dans ses apprentissages.Elle a, par ailleurs, des difficultés à conserver ses liens d’amitié etses relations avec sa mère et son petit frère sont compliquées,oscillant quotidiennement entre la fusion et les insultes, voire lescoups. Plusieurs prises en charge psychologiques ont été tentéessans succès. À cette époque, le quotient intellectuel de Camille aété évalué avec, comme résultat, une « efficience intellectuellelimite ». Face à ces difficultés importantes, face à une impulsivitéévidente retrouvée régulièrement en entretien, la pertinence d’uneprescription de methylphénidate a été discutée avec les parents.J’étais plutôt favorable à un essai, la mère également, le père fran-chement contre. Le médicament n’a donc pas été prescrit. Un chan-gement d’école vers une structure de type « Montessori » a pu êtreréalisé avec un résultat globalement positif : Camille a ainsi pupasser cette année en sixième dans un collège public. Le début desixième est malheureusement catastrophique, tant au niveau desrésultats que de l’intégration scolaire. Face à cela, il est décidé, d’uncommun accord, de tenter l’introduction du médicament. Après unmois de traitement, l’effet est modeste, mais considéré comme réelpar les deux parents. Camille est sombre, visiblement affectée parses difficultés. Une nouvelle tentative de prise en charge psycho-logique est proposée en complément du médicament.

Damien, dix ans, vient me consulter pour la première fois ; ilvient avec ses deux parents. Le père est ingénieur, la mère est femme

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au foyer. Damien a un petit frère et une petite sœur. Il est de boncontact, s’exprime avec un langage précis, voire un peu précieux,en tout cas inhabituel pour son âge. Il est plutôt solitaire, mais aquelques bons amis. Damien est un petit garçon « un peu différent »,selon ses parents. Mais ce n’est pas pour cela que Damien vientconsulter : il a d’importants problèmes de concentration. Régu -lièrement, sa maîtresse de CM1 est obligée de s’approcher de lui,de le prendre doucement par les épaules et de lui dire : « Damien,il faut revenir avec nous… » Sa mère doit passer au moins deuxheures par jour avec lui pour l’aider à faire ses devoirs, et trois àquatre heures les samedis et les dimanches. Nous discutonsensemble des possibilités et de l’éventuelle logique d’un traitementmédicamenteux. Les parents hésitent un peu, mais concluent fina-lement qu’« ils sont heureux de vivre avec leur fils comme il est »,que la famille s’épanouit ainsi et que la lourdeur de l’accompagne-ment scolaire n’est pas rédhibitoire. Ils seront vigilants et revien-dront éventuellement me voir si la situation s’aggrave.

Valentin, quinze ans, est le deuxième d’une fratrie de troisgarçons. Tous ont été traités depuis leur enfance avec du méthyl-phénidate par une collègue récemment partie à la retraite. Valentinprésente une hyperactivité motrice modérée mais réelle, il estsurtout handicapé par un déficit attentionnel assez typique. C’estpour ma part la deuxième fois que je le reçois, accompagné de samère. Les parents sont séparés depuis peu, l’un est agent immobilieret l’autre commercial dans l’automobile. À la dernière consultation,Valentin a demandé d’arrêter son traitement : il entre en seconde,une page se tourne, il pense qu’il est capable de surmonter seul sesdifficultés. Je le vois aujourd’hui à la fin du premier trimestre alorsqu’il n’est plus sous traitement. En entretien, Valentin est fidèle àlui-même : sympathique, vif, souriant. À l’évidence, l’hyper activitéest majorée, mais les résultats scolaires sont globalement accep-tables et Valentin se sent bien dans son nouvel établissement. Nousdécidons de continuer sur la même voie.

Bien entendu, je n’ai pas présenté de tableau clinique typiqueoù le traitement est clairement efficace. Ces situations existent, maiselles sont largement minoritaires. Ce qui frappe, tout d’abord, c’estl’hétérogénéité clinique de ce qu’est un déficit de l’attention. Enthéorie, nous avons vu que le concept n’est pas si simple à carac-tériser, mais en pratique il peut recouvrir des situations aussi diffé-rentes qu’un enfant rêveur, un retard de développement global, unenfant hyperactif. Tout cela peut en outre être associé à bien d’autres

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troubles. Cependant, nous ne disposons pas de données clairespour savoir a priori à quel type de patient le médicament devrait êtreprescrit en priorité. Il faut faire un test thérapeutique, donc prescrire. Or prescrire, cela n’est pas rien.

En effet, prescrire c’est indiquer à l’enfant ou à l’adolescent qu’ila une maladie, donc qu’il est malade. Et puisqu’il s’agit d’uneconsultation en psychiatrie, le patient reçoit officiellement, devantses parents, le statut de « malade psychiatrique ». Qui plus est, aubout de quelques semaines ou quelques mois, les enseignants et lescamarades de classe seront presque inévitablement au courant.Bien sûr, le plus souvent tout le monde ou presque est fondamen-talement bienveillant. Mais il y a toujours quelque chose qui teintele regard porté sur l’enfant. Quand ce n’est pas, au détour d’unembrasement familial généralisé comme il y en a de temps entemps dans toutes les familles, une phrase malheureuse qui part :« D’abord toi, calme-toi, je suis sûr que tu n’as pas pris ton médi-cament aujourd’hui ! »

Le médicament, du fait de son statut symbolique, transforme lesujet et son « problème » en un individu objectivement dys -fonctionnant, susceptible, au passage, de se transformer en alibi biencommode pour assumer à lui seul les maux de tout un groupe.Cette situation est d’autant plus injuste que dans l’immense majoritédes cas, ce n’est pas le patient qui est en demande de soin, mais lesparents ou les enseignants, en général inquiets de résultats scolairesproblématiques. Bien sûr, ces inquiétudes sont souvent légitimes etil n’est pas question de dire que la réussite scolaire est sans impor-tance. Mais il faut se souvenir que la pratique médicale est et doitêtre, fondamentalement, la réponse à une plainte11. Or dans ce casprécis, la plainte se fait le plus souvent par procuration, ce qui ajouteun niveau de difficulté à l’éthique de la décision de prescriptiondans le déficit de l’attention. C’est ce que l’on retrouve dans ladernière observation, celle de Valentin, qui, arrivé au lycée, décidede gérer lui-même son statut d’adolescent « hyperactif ».

Les médicaments de l’attention : les doutes d’un praticien

11. Georges Canguilhem, le Normal et le Pathologique, Paris, Presses universitaires deFrance, coll. « Quadrige », 2013.

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Accroître ses capacitésou altérer sa personnalité ?

Les prescriptions de méthylphénidate sont encore plutôt confi-dentielles en France (en 2004, à l’âge de huit ans, c’est-à-dire aupic de prescription, seulement 0,64 % des garçons étaient traités12).On observe cependant dans tous les pays, que ce soit aux États-Unis13 ou en Europe14, une augmentation régulière et sensible deces prescriptions au cours du temps. Les taux sont déjà particuliè-rement élevés, supérieurs à 10 %, dans certaines parties des États-Unis15 et l’on peut légitimement imaginer que de tels chiffrespuissent être observés un jour dans notre pays.

Bien entendu, on peut trouver des raisons d’ordre sociologiqueà cette montée en puissance16. Que ce soit l’importance croissante,dans nos sociétés, de l’autocontrôle que l’homme doit exercer sur lui-même17 (l’attention est par certains aspects un contrôle de la penséepar elle-même). Plus simplement, cette augmentation des pres-criptions peut être associée à un impératif grandissant de perfor-mance, en particulier de performance scolaire. L’investissementparental devient de plus en plus important à cet égard, avec l’émer-gence de la notion de « parents hélicoptères », expression ancienneissue d’un adolescent se plaignant que sa mère « vole au-dessus delui comme un hélicoptère18 ».

Mais le médecin est toujours un peu embarrassé par les expli-cations sociologiques. L’augmentation spectaculaire du nombre depatients ayant un diabète de type 2 est clairement liée à une modi-fication de notre mode de vie (activité physique, alimentation, etc.).Cela n’empêche pas, en pratique, d’être amené à prescrire desantidiabétiques oraux. Il en est peut-être de même avec le déficitattentionnel et ce débat pourrait être considéré comme ridicule dans

Bruno Falissard

12. E. Acquaviva, S. Legleye, G.R. Auleley, J. Deligne, D. Carel et B. Falissard,“Psychotropic Medication in the French Child and Adolescent Population: PrevalenceEstimation From Health Insurance Data and National Self-Report Survey Data”, BMC Psychiatry,2009, 9, p. 72.

13. L.M. Robison, D.A. Sclar, T.L. Skaer et R.S. Galin, “National Trends in the Prevalenceof Attention-Deficit/Hyperactivity Disorder and the Prescribing of Methylphenidate AmongSchool-Age Children: 1990-1995”, Clinical Pediatrics, 1999, 38, p. 209-217.

14. I. Schuber, I. Koster et G. Lehmkuhl, “The Changing Prevalence of Attention-Deficit/Hyperactivity Disorder and Methylphenidate Prescriptions”, Deutsches ÄrzteblattInternational, 2010, 107, p. 615-621.

15. Voir E.R. Cox et al., “Geographic Variation…”, art. cité.16. Voir A. Dupanloup, l’Hyperactivité infantile, op. cit.17. Norbert Elias, la Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 199118. Haim G. Ginott, Between Parent and Teenager, New York, Macmillan, 1969.

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quelques années. Les patients myopes ont un réel intérêt à béné -ficier de lunettes correctrices or la myopie, au même titre que ledéficit attentionnel, est un problème de traitement de l’information.Et si pendant longtemps porter des lunettes a été source de stig-matisation (les « binoclards » étaient pointés du doigt dans la courde récréation), tout cela s’est finalement arrangé. Les lunettes sontmême devenues aujourd’hui un accessoire de mode. Peut-être ensera-t-il de même pour les médicaments de l’attention. Ils permet-tront d’optimiser nos performances, de mieux nous réaliser dans lavie, au prix d’effets indésirables éventuels, mais finalement gérables.

Tout cela est possible, mais pas totalement sûr. Car le déficit del’attention n’est pas exactement comme la myopie. L’attention estcousine germaine de la conscience, et modifier les capacités atten-tionnelles, c’est modifier le sujet lui-même, en ce qu’il est un « êtreau monde ». C’est en tout cas ce que l’on ressent à la lecture des cascliniques précédents (en particulier ceux de Damien et de Valentin).Et c’est ce qu’expriment souvent de grands adolescents souhaitant,comme Valentin, arrêter leur traitement alors qu’il leur est objecti-vement utile à un moment crucial de leur scolarité. Quand je faisle parallèle avec les lunettes du myope, ils me disent : « Oui, maisles lunettes je peux les enlever quand je veux, alors qu’avec le médi-cament je ne suis plus le même, et je ne peux rien y faire. »

Au total, les médicaments de l’attention rendent tous les joursdes services à des enfants et à des adolescents en grande difficulté.Mais ces jeunes patients ne sont pas si nombreux. Or il existeactuellement une réelle tentation d’élargir les possibilités de pres-cription, voire d’envisager un dépistage systématique des troublesattentionnels au même titre que l’on dépiste les troubles visuels.Cette tentation est compréhensible, mais y céder serait tout saufanodin.

Bruno Falissard

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