509

Les Modalit s en Fran Ais La Validation Des Repr Sentations

Embed Size (px)

DESCRIPTION

les marques de sunjectivité dans un texte

Citation preview

  • Les modalits en franaisLa validation des reprsentations

  • CHRONOSstudies

    tudes 1Collection dirige par/Series edited by Carl Vetters (Universit du Littoral - Cte dOpale) Directeur adjoint/Assistant editor: Patrick Caudal (CNRS - Universit Paris 7)

    Comit de lecture/Editorial board:

    Jacques Bres (Universit de Montpellier)Anne Carlier (Universit de Valenciennes)Patrick Caudal

    (CNRS - Universit Paris 7)Walter De Mulder (Universit dAnvers)Laurent Gosselin (Universit de Rouen)Florica Hrubara (Universit Ovidius Constanta)Emmanuelle Labeau (Aston University)Vronique Lagae (Universit de Valenciennes)

    Sylvie Mellet (CNRS - Universit de Nice)Jacques Moeschler (Universit de Genve)Louis de Saussure (Universit de Neuchtel)Marleen Van Peteghem (Universit de Lille 3)Co Vet (Universit de Groningue)Carl Vetters (Universit du Littoral - Cte dOpale)Marcel Vuillaume (Universit de Nice)

    Ltude de la rfrence temporelle constitue un domaine trs vaste o se dgagent des problmatiques diverses et complexes. La collection Etudes Chronos propose des monographies reprsentatives de la diversit des approches actuelles dans le domaine de la smantique temporelle. Le lecteur y trouvera, entre autres, des tudes consacres la temporalit du verbe en gnral, des temps verbaux particuliers, la modalit, la problmatique de laspect et du mode daction, aux subordonnes temporelles, linteraction entre les temps verbaux et les complments de temps. Cette collection souvre diverses approches thoriques, afin de jeter des regards intressants et parfois inattendus sur un domaine qui passionne beaucoup de linguistes.

    The study of temporal reference represents an all-embracing domain from which many miscellaneous and complex problems emerge. The Chronos Studies collection proposes monographs which are representative for the diversity of the approaches currently found in the field of temporal semantics. The reader will find here, among others, studies dedicated to the temporality of the verb in general; to particular verb tenses; to modality; to the issue of aspect and Aktionsart; to temporal subordination; or to the interaction of tense and temporal adverbial complements. This collection stands open to different theoretical approaches, in order to offer interesting but also unexpected perspectives on a field that many linguists are fascinated with.

  • Les modalits en franaisLa validation des reprsentations

    Laurent Gosselin

    Amsterdam - New York, NY 2010

  • Cover design: Studio Pollmann

    Le papier sur lequel le prsent ouvrage est imprim remplit les prescriptions de ISO 9706:1994, Information et documentation - Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence.

    The paper on which this book is printed meets the requirements of ISO 9706:1994, Information and documentation - Paper for documents - Requirements for permanence.

    ISBN: 978-90-420-2756-5E-Book ISBN: 978-90-420-2757-2Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2010Printed in The Netherlands

  • Sommaire

    0. Avant-propos 1 0.1. Lobjet 1 0.2. La mthode 1

    1. Perspective thorique 5 1.1. Conceptions troites et larges des modalits 5 1.2. Les approches rductionnistes 8 1.3. Smantique et morpho syntaxe 11 1.4. Smantique et philosophie 14 1.5. Smantique et pragmatique 17 1.6. Smantique et rhtorique 27 1.7. Smantique et smiotique 34 1.8. Smantique et formalisation 40 1.9. Une dfinition des modalits 49 2. Analytique des modalits 57 2.1. Prsentation : classement des paramtres 57 2.2. Linstance de validation (I) 60 2.3. La direction dajustement (D) 72 2.4. La force de la validation (F) 82 2.5. Le niveau dans la hirarchie syntaxique (N) 92 2.6. La porte dans la structure logique (P) 114 2.7. Lengagement nonciatif (E) 124 2.8. La relativit (R) 128 2.9. La temporalit (T) 135 2.10. Le marquage (M) 141 3. Outils thoriques pour modliser lhtrognit 143 3.1. Architectures modulaires 143 3.2. Espaces conceptuels 148 4. Thorie : architecture 155 4.1. Prsentation 155 4.2. Le modle 157 4.3. Le systme de rgles 159 5. Thorie : reprsentations formelles 165 5.1. Les types de reprsentations 165 5.2. Reprsentations discrtes : le niveau syntaxique (N) 175 5.3. Reprsentations discrtes : la porte dans la structure logique (P) 186 5.4. Reprsentations continues une dimension : la direction dajustement (D) 202 5.5. Reprsentations continues une dimension : la force de la validation (F) 206 5.6. Reprsentations continues une dimension : lengagement nonciatif (E) 225 5.7. Reprsentations continues une dimension : la temporalit (T) 232 5.8. Reprsentations continues deux dimensions intgrales : linstance de validation (I) 254 5.9. Reprsentations continues deux dimensions intgrales : la relativit (R) 266 5.10. Le mtaparamtre : le marquage (M) 281

  • 6. Thorie-applications : principes de calcul 289 6.1. Le fonctionnement des rgles 289 6.2. Les rgles dentre 290 6.3. Les mtargles 298 6.4. Les rgles couples 305 7. Applications au franais : les principales catgories modales 309 7.1. Prsentation : relations de proximit conceptuelle entre catgories modales 309 7.2. Modalit et vrit 311 7.3. Modalits althiques 314 7.4. Modalits pistmiques 325 7.5. Modalits apprciatives 332 7.6. Modalits axiologiques 343 7.7. Modalits bouliques 351 7.8. Modalits dontiques 360 8. Applications au franais : tudes de marqueurs 371 8.1. Prsentation 371 8.2. Croire et savoir 373 8.3. Les connecteurs logiques dans la porte des modalits 390 8.4. Lopacit rfrentielle 402 8.5. Ngation, interrogation, hypothse 410 8.6. Lopposition marqu / non marqu dans le lexique 416 8.7. La monte de la ngation 422 8.8. Le subjonctif et lindicatif dans les compltives 430 8.9. La polysmie de devoir et pouvoir 439 9. Elments pour des applications au discours 457 9.1. Prsentation 457 9.2. La dimension transphrastique 458 9.3. Hypostases des valeurs modales 460 9.4. Etats modaux 462 9.5. Les modalits du deuxime ordre 464 10. Conclusion 467

    Rfrences 471 Index 493 Table des matires 497

  • 0. Avant-propos

    0.1. Lobjet Le langage permet darticuler des reprsentations, linguistiques et cognitives, singulires (attaches aux mots et expressions) pour construire, par le biais entre autres des relations de prdication, des reprsentations complexes. Or ces dernires, qui peuvent tre, au moins partiellement, dcrites selon des dispositifs thoriques divers (logique des prdicats, structures de reprsentation de discours, scnes verbales, modles mentaux, modles de situation, etc.), sont toujours prsentes dans les noncs sous certains modes de validation : comme certaines, possibles, irrelles, souhaitables, redoutables, condamnables, obligatoires, etc. Ltude de ces diffrents modes de validation des reprsentations, ou modalits linguistiques constitue lobjet du prsent ouvrage. La perspective linguistique adopte conduit laisser de ct la question philosophique de la validit des reprsentations qui implique la recherche dun critre de validit pour ne retenir que celle de leur validation, i.e. la faon dont elles sont prsentes par lnonc comme, plus ou moins, valides. Cest en quoi la recherche que nous exposons a un caractre essentiellement empirique et non normatif 1. Il apparatra que ces modalits linguistiques sont fondamentalement htrognes, au sens o elles comportent plusieurs dimensions smantiques, mais aussi syntaxiques, logiques, ou pragmatiques. Pour rendre compte de cette htrognit, nous proposerons une thorie modulaire des modalits (dsormais TMM), que nous appliquerons au franais moderne.

    0.2. La mthode

    Nous tenons de la smantique de tradition saussurienne deux leons essentielles : a) Tout signe linguistique est, quant ses possibilits de signifier, absolument singulier, ce quatteste linexistence de synonymie vritable dans les langues 2. b) Cette singularit, loin de provenir dune absence de rapports entre les signes, rsulte, linverse et exclusivement, de leurs relations diffrentielles

    1 Une smantique linguistique des modalits se distingue ainsi, dune logique des

    modalits. Sur le caractre normatif de la logique, cf. Engel (1989). 2 Ce phnomne avait dj t remarqu par les synonymistes du XVIIIme

    (cf. Auroux 1996 : 111).

  • 2 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    au sein des systmes que constituent les langues ; do lirrductibilit radicale des significations linguistiques relativement aux domaines physique, social, phnomnologique et/ou psychologique. Plus prcisment, tout donne penser que les signes se partagent lespace smantique global quils permettent collectivement dexprimer. Cest ce caractre ngatif et diffrentiel, que rsume cette formule clbre du Cours de linguistique gnrale : leur plus exacte caractristique est dtre ce que les autres ne sont pas (Saussure d. 1978 : 162). Une perspective, principalement ouverte par les recherches en intelligence artificielle, nous conduit aujourdhui concevoir cet espace smantique global 3 comme un espace n dimensions qualitatives, susceptibles de constituer chacune le support doppositions entre signes, et considrer que ces diverses dimensions qualitatives se laissent regrouper pour former des sous-espaces , que nous proposons de modliser sous forme despaces conceptuels (au sens de Grdenfors 2000). Dans ce cadre, les catgories grammaticales, de la quantification, la temporalit, la modalit, etc. constituent des sous-espaces qui mettent chacun en uvre plusieurs dimensions qualitatives, selon lesquelles se construisent des oppositions entre signes. De l, deux types dapproches possibles des phnomnes smantiques : a) Lune, dite smasiologique , consiste prendre pour objets certains signes (lexmes, grammmes, expressions ou constructions syntaxiques) afin den dcrire et expliquer les possibilits de signifier, contraintes par les contextes dans lesquels les signes sont insrs. Le caractre irrductiblement singulier de chaque signe fonde la ncessit de ce type dtude. b) Lautre, onomasiologique , se donne pour objectif la description et, ventuellement, la modlisation de certains sous-espaces smantiques : le reprage des dimensions constitutives de ces espaces et des relations quelles entretiennent, lidentification des signes qui permettent de les exprimer et leurs relations diffrentielles, etc. Cette orientation de recherche nest pas moins utile la discipline, car les deux dmarches sont videmment complmentaires.

    Reste que, comme tout ne peut tre accompli en mme temps, il faut bien choisir, et privilgier une dmarche plutt quune autre. Le point de vue retenu dans cet ouvrage est clairement onomasiologique. Ltude porte sur la catgorie grammaticale des modalits linguistiques prise dans son ensemble. Cela implique que lon ne trouvera pas ici de description prtention exhaustive de la signification des diffrents marqueurs modaux du franais, mais uniquement une analyse et une modlisation de lespace conceptuel associ cette catgorie grammaticale, ainsi quun ensemble dobservations

    3 Il correspond ce que nous appelions espace de reprsentation dans

    Gosselin (1996 : 47).

  • Avant propos 3

    sur la faon dont les signes du franais permettent, par le jeu de leurs relations diffrentielles, dexprimer cet espace. Mme si elle ne peut videmment prtendre parvenir au mme degr de finesse dans lanalyse de la polysmie des marqueurs modaux 4, cette dmarche permet de mettre au jour des relations trs gnrales entre certaines dimensions de lespace modal, quune approche smasiologique pourrait beaucoup plus difficilement apprhender. Une telle entreprise a t rendue possible par lobtention dun cong pour recherches (six mois) et dune dlgation CNRS (deux ans). Que trouvent ici lexpression de ma plus sincre reconnaissance mes collgues du dpartement et du laboratoire de sciences du langage de luniversit de Rouen, ainsi que tous ceux qui, par leurs conseils et remarques, ou simplement leur attitude bienveillante, mont encourag poursuivre ; parmi beaucoup dautres : Cline Amourette, Grard Beucher, Andre Borillo, Jacques Bres, Pierre Cadiot, Jean-Pierre Descls, Patrice Enjalbert, Jacques Franois, Zlatka Guentcheva, Pierre Haillet, Georges Kleiber, Yann Mathet, Walter de Mulder, Pascal Som, Johan van der Auwera, Carl Vetters, Bernard Victorri, Marc Wilmet. Cet ouvrage doit enfin beaucoup aux discussions approfondies que jai pu avoir avec Hans Kronning, aussi bien sur des points particuliers de lanalyse des modalits que sur la smantique en gnral.

    4 Voir, par exemple, les tudes sur bien de Culioli (1978) et Martin (1990).

  • 1. Perspective thorique

    1.1. Conceptions troites et larges des modalits

    Il est des conceptions trs diverses des modalits. Elles se laissent nanmoins regrouper assez naturellement en deux grandes familles 5 : a) les conceptions troites , principalement issues de la tradition logique (dAristote en particulier), qui, nonobstant les dveloppements rcents des logiques modales, restent centres sur les notions de ncessaire et de possible 6 ; b) les conceptions larges , qui proviennent de la tradition grammaticale (grecque et latine 7), et qui embrassent tout le champ des attitudes adoptes par le locuteur vis--vis du contenu propositionnel de son nonc. Dans les premires annes du vingtime sicle, Brunot et Bally reprenaient cette tradition grammaticale le concept de modalit au sens large dans le but de lui donner un vritable statut linguistique. Pour Brunot (d. 1936 : 507) :

    Une action nonce, renferme, soit dans une question, soit dans une nonciation positive ou ngative, se prsente notre jugement, notre sentiment, notre volont, avec des caractres extrmement divers. Elle est considre comme certaine ou comme possible, on la dsire ou on la redoute, on lordonne ou on la dconseille, etc. Ce sont l les modalits de lide.

    Selon la perspective dfinie par Bally (1932), des noncs comme : (1) a. Peut tre que Pierre viendra

    5 Cf. Le Querler (1996 : 50 sq.).

    6 Cf. Hugues & Cresswell (1968 : ix) : Modal logic can be described briefly as

    the logic of necessity and possibility [] . On verra cependant, la section suivante, quil est des conceptions troites qui ne relvent pas de la smantique formelle.

    7 Sur cette tradition, cf. Meunier (1981 : 128), qui cite Priscien : Modi sunt

    diversae inclinationes animi, vario ejus affectus demonstrantes (les modes sont les diverses inflexions de lesprit, manifestant ses diffrents tats affectifs), et qui tablit une filiation directe entre cette tradition grammaticale et la rhtorique sophistique de Protagoras (cf. Diogne Larce IX, 53 54 : Il (Protagoras) divisa le premier le discours en quatre espces : la prire, la question, la rponse, le commandement () quil appelait les fondements du discours ; trad. J. Brunschwig, d. 1999 : 1090). Pour une critique de cette conception, cf. ici mme, 1.6.1. Sur le rapprochement entre modes (modi) et modalits (modalia), voir, par exemple Sanctius, Minerve, ch. XIII.

  • 6 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    b. Je doute que Pierre vienne c. Je sais que Pierre viendra d. Il est craindre que Pierre vienne e. Il faut absolument que Pierre vienne f. Je ne veux pas que Pierre vienne 8

    sont composs dun mme contenu reprsent (dictum) sur lequel peuvent porter divers jugements, sentiments, volonts (modus).

    En dpit de limportance quy attachaient leurs auteurs (Bally considre la modalit comme lme de la phrase 9), ces conceptions, encore nettement empreintes de psychologisme (Brunot parle de modalits de lide tandis que Bally y voit une opration psychique ) et inaptes circonscrire une catgorie grammaticale homogne 10, nallaient gure retenir lattention des linguistiques structurales, gnratives et formelles, qui, lorsquelles en traitent, prfrent gnralement adopter une conception troite (dinspiration logiciste) de cette notion, quitte ne retenir quun petit sous-ensemble des phnomnes pris en compte par Brunot et Bally.

    Lintgration actuelle dune partie des recherches linguistiques dans le champ des sciences cognitives nous conduit rexaminer cette question nouveaux frais et rvaluer lintrt dune conception large de la modalit : a) Le lien la psychologie, loin dtre rdhibitoire, est recherch, dans la mesure o il peut tre explicit. Ainsi, dans le cadre de la thorie de lintentionnalit de lesprit de J. R. Searle (d. 1985) par exemple, dictum et modus apparaissent comme les corrlats linguistiques respectifs des contenus reprsentatifs et des modes psychologiques (croyance, volont, etc.) constitutifs des tats intentionnels du sujet-locuteur (cf. ci-dessous, 1.6.3.). b) Le caractre complexe et htrogne 11 de la notion de modalit, envisage dans sa conception large, ne constitue plus un obstacle irrductible

    8 Par souci didactique, nous illustrons chacun des points dvelopps au moyen

    dexemples construits (les plus simples possible), et nous nintroduirons que trs progressivement des exemples attests, pourvus dun contexte plus large, extraits duvres lues dans leur intgralit, et manifestant une complexit bien suprieure.

    9 Bally (1932 : 34). Pour une analyse critique des propositions de Bally, cf.

    Ducrot (1989), chap. VII. Nous reviendrons sur ces analyses au 1.9.2. 10

    On a pu en dire autant de la conception guillaumienne dfinie dans Joly & Roulland (1980 : 113 sq.), qui assimile modalit et expressivit. Pour une critique, cf. Cervoni (1987 : 68 71).

    11 R. Facchinetti et F. Palmer (2004 : vii) voquent the kaleidoscopic modal

    system , tandis que M. Riegel et al. (1994 : 582) reconnaissent que la notion de modalit [] rassemble des faits linguistiques htrognes, qui se situent des niveaux diffrents .

  • Perspective thorique 7

    un traitement formel et prdictif. De nouveaux outils thoriques, apparus dans le champ de linformatique thorique et de lintelligence artificielle, permettent aujourdhui de modliser la complexit et lhtrognit.

    Enfin, il nous parat que la rintgration de cette notion (prise dans son sens large) dans le champ dune smantique linguistique vises la fois fonctionnelle, cognitive et formelle est devenue non seulement possible, mais ncessaire pour articuler la smantique la psychologie, la pragmatique des actes de langage (comment penser, par exemple, lopposition promesse / menace si lon ne dispose pas dun modle des modalits apprciatives ?), largumentation et la persuasion 12, mais aussi pour comparer les systmes de marqueurs de modalit propres chaque langue dans une perspective de typologie fonctionnelle 13, pour effectuer de lextraction automatique dinformations partir des textes (des informations nont videmment pas le mme statut selon que les faits sont prsents comme avrs, possibles, souhaitables, etc.), et, plus gnralement, pour la plupart des tches danalyse smantique (automatique ou non) des textes et des discours (on pense aussi, naturellement, lutilisation de cette notion dans la smiotique de Greimas et de ses successeurs 14).

    Le propos du prsent ouvrage est danalyser la complexit et lhtrognit de la modalit ainsi conue, de modliser cette htrognit au moyen doutils thoriques issus de lintelligence artificielle pour en dfinir une thorie modulaire (la TMM), et enfin dappliquer cette thorie ltude de marqueurs modaux du franais crit (nous ne tenons pas compte ici des phnomnes prosodiques, qui jouent un rle essentiel dans lexpression de lattitude du locuteur, loral). Mais, comme la notion de modalit apparat sous des acceptions au moins partiellement diffrentes dans des champs aussi divers que la logique mathmatique, la mtaphysique, la smiotique, la pragmatique ou la rhtorique, nous devons pralablement continuer prciser la perspective thorique adopte, qui est celle dune smantique linguistique, rgie par ses principes propres (i.e. qui ne saurait tre adquatement conue comme le calque dun autre domaine).

    12 Voir, dans cette perspective, Galatanu (2002).

    13 Il ne parat, en effet, pas envisageable, dans cette perspective, de sen tenir une

    conception troite de la modalit ; cf. Bybee & Fleischman (1995 : 2) : It [modality] covers a broad range of semantic nuances jussive, desiderative, intentive, hypothetical, potential, obligative, dubitative, hortatory, exclamative, etc. whose common denominator is the addition of a supplement or overlay of meaning to the most neutral semantic value of the proposition of an utterance, namely factual and declarative .

    14 Voir, entre autres, Greimas (1976, 1983 : 93 102), Parret (1986 : 62 66),

    Fontanille (2002 : 610 613).

  • 8 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    1.2. Les approches rductionnistes

    Nous qualifions de rductionnistes les approches qui adoptent une conception troite des modalits dans le champ de la smantique linguistique, au double sens o a) elles tentent de rduire la diversit apparente des expressions indiquant un mode de validation du contenu propositionnel de lnonc un jeu de quelques valeurs abstraites simples et prcisment dfinies (un dispositif conceptuel minimal) ; b) elles ne retiennent, dans cette perspective, quun sous-ensemble restreint des expressions que lon qualifierait de modales selon la conception large des modalits. Autrement dit, elles restreignent leur objet aux phnomnes quelles pensent pouvoir traiter au moyen des outils thoriques dont elles disposent. On peut dire qu lexception de certaines grammaires franaises (voir tout particulirement Riegel et al. 1994), des travaux dj mentionns de typologie fonctionnelle (Bybee & Fleischman 1995) ou danalyse argumentative du discours (Charaudeau 1992, Galatanu 2002, Vion 2005 et 2006), la majorit des travaux actuels en smantique des modalits sinscrivent dans cette perspective. Quils relvent, en effet, de la smantique formelle (dinspiration logique), nonciative (en particulier dans lcole culiolienne) ou cognitive, ils tentent de ramener la modalit linguistique au jeu, ventuellement complexe, de quelques lments simples, comme : a) les oprateurs de la logique modale (ncessaire et possible), eux-mmes analyss comme des quantificateurs (universel et existentiel) portant sur les mondes possibles, en smantique formelle 15, b) les dimensions Intrieur / Extrieur et Quantit / Qualit dans la thorie des oprations nonciatives 16, c) la dynamique des forces dans la smantique cognitive de L. Talmy 17.

    15 Voir, tout particulirement, Kratzer (1977, 1981, 1991). Pour des applications

    linguistiques fines de la smantique des mondes possibles lanalyse des marqueurs modaux, cf., parmi beaucoup dautres, les tudes de Martin (1983, 1987), H. Kronning (1996) qui articule cette approche quantificationnelle la smantique cognitive de Langacker et Papafragou (1998, 2000) qui adjoint la smantique formelle une composante pragmatique conue dans le cadre de la thorie de la pertinence.

    16 Cf. Deschamps (1998), Gilbert (2001a et b), Blanvillain (2001), et Souesme

    (2005), lequel adopte, en conclusion, une position nuance : Loin de nous cependant lide quon peut tout expliquer en termes de quantit et qualit .

    17 Mme si elle nest pas rductionniste au mme titre que les autres approches,

    lanalyse cognitive des modalits par Talmy (1988) reste fondamentalement centre sur les verbes modaux de langlais (cf. Lampert & Lampert 2000 : 224).

  • Perspective thorique 9

    A lorigine de ce rductionnisme , on trouve bien sr lexigence explicative : la volont de formuler des principes explicatifs gnraux, et donc datteindre, ou au moins de tendre au statut de thorie nomologique 18, capable dtablir des lois , que ces lois prennent une forme logique (propositions universelles), algbrique (quations) ou fonctionnelle (rgles) dans un systme informatique, par exemple. Or on sait, depuis Aristote, que cette exigence pistmologique en impose une autre, dordre ontologique : lobjet dune science nomologique doit tre homogne (car il ny a de science que du ncessaire 19 : il ne parat gure possible dtablir des lois ncessaires propos de ce qui est htrogne). Pour les anciens, cette exigence conduit au partage ontologique entre ce qui relve de la science (les essences, les proprits ncessaires), et ce qui lui est irrductible (les accidents, les proprits contingentes). Pour les modernes, en revanche, outre le fait que la variabilit rgulire peut tre apprhende sous forme nomologique par les mathmatiques 20, le dpart entre le ncessaire et le contingent nest plus une donne ontologique immuable, mais peut rsulter dune construction pistmologique : lorsque lhomognit ne se donne pas demble, elle peut tre construite par dlimitation dans le champ empirique dun sous-ensemble homogne susceptible dtre dcrit sous forme de lois ncessaires. On reconnat l, pour ce qui concerne les sciences du langage, lorigine des dichotomies saussurienne (langue / parole 21) et chomskyenne (comptence / performance) lhomognit ainsi isole pouvant tre interprte comme conventionalit (ce qui est ncessaire lintrieur dun systme de conventions ; cf. Saussure 22) ou comme naturalit (comme ncessit biologique ; cf. Chomsky). Partant, les disciplines, les coles ou les thories qui visent rendre compte de lhtrognit semblent condamnes renoncer au statut de sciences nomologiques, et, dfaut de pouvoir noncer des lois ou rgles, doivent se contenter de dcrire des rgularits et des variations (voir lexemple de la sociolinguistique). Dans les deux cas, le cot thorique parat lev : on a le choix entre a) une rduction drastique du champ empirique et b) le renoncement la formulation de rgles prdictives, et donc toute forme de falsifiabilit 23.

    18 De nomos : loi. Cf. Auroux (1998 : 132).

    19 Cf. Seconds Analytiques I, 4, 73a 21, et Ethique Nicomaque VI, 1139b 23.

    20 Cf. J. Cl. Milner (2002 : 189).

    21 Rappelons les termes mmes du CLG : En sparant la langue de la parole, on

    spare du mme coup : 1 ce qui est social de ce qui est individuel ; 2 ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel (d. 1978 : 30).

    22 La langue, conue dans le CLG comme un ensemble de conventions

    ncessaires (p. 25), est de nature homogne (p. 32). 23

    Pour un exemple rcent, qui concerne les vrits subjectives, cf. Paveau (2006 : 125) : Bien que relative et troitement dpendante de la situation, ce quoi je souscris entirement, la vrit, dans la thorie smantique de R. Martin, est

  • 10 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    Dans le domaine de la smantique linguistique des modalits, cette opposition entre deux types de perspectives pistmologiques recoupe la distinction entre les conceptions rductionnistes ( troites ) et non rductionnistes ( larges ) des modalits. Lampert & Lampert (2000) ont pu observer que la restriction du champ empirique opre par les approches rductionnistes est identique quelle que soit la perspective adopte (logique ou cognitive 24) : on ne retient, pour lessentiel que les verbes modaux des langues europennes (pour lesquels, il est incontestable que les dmarches adoptes ont apport, par-del leurs diffrences, des analyses explicatives cohrentes et pertinentes). Mais, ds que lon excde ce domaine empirique trs restreint, lapplication de ces principes explicatifs parat moins sre. Sans mme parler des modalits de phrase (imprative, interrogative ) ou des lexmes valeur apprciative (miracle, assassinat ), les modalits bouliques (du dsir, de la volont, ex. : je veux quil vienne ) ou apprciatives (ex. : heureusement quil est venu ) semblent rsister aussi bien aux analyses en termes de quantification sur les mondes possibles (smantique formelle) qu celles qui utilisent la dynamique des forces (la smantique cognitive de Talmy). Ces dmarches sont cohrentes quand leurs auteurs choisissent dlibrment les verbes modaux pour objets dtude, ou lorsquils assument explicitement le rductionnisme qui leur parat devoir simposer, comme, par exemple Van der Auwera (1999 : 53) :

    Modality and its types can be defined and named in various ways. There is no one correct way. [] Van der Auwera and Plungian (1998) propose to use the term modality for those semantic domains that involve possibility and necessity as paradigmatic variants, that is, as constituting a paradigm with two possible choices, possibility and necessity.

    Elles ne le seraient plus si elles laissaient entendre que les solutions quelles proposent peuvent tre tendues la modalit au sens large (qui prsente des aspects divers et htrognes). Cest parce que nous disposons maintenant dinstruments thoriques permettant de modliser des phnomnes htrognes que nous pensons tre en mesure de dpasser la situation pistmologique qui vient dtre dcrite (rductionnisme versus renoncement aux rgles prdictives) : nous pouvons dsormais traiter la modalit linguistique prise dans toute son extension (comme phnomne complexe et htrogne) dans un cadre strictement nomologique, et donc dpasser la simple description numrative (que lon

    cependant lobjet dune formalisation [], qui de fait a un effet objectivisant : la vrit est modlisable, position que je ne partage pas, surtout en ce qui concerne la vrit trs approximative et hautement doxique des prdiscours.

    24 Parmi les recherches dinspiration cognitive que ces auteurs tudient, citons

    principalement Talmy (1988, 1996), Sweetser (1990), Langacker (1990, 1991).

  • Perspective thorique 11

    trouve, par exemple, chez Brunot) pour atteindre au stade explicatif (i.e. la formulation de principes gnraux et prdictifs).

    1.3. Smantique et morpho-syntaxe

    La recherche dun point de vue proprement linguistique pour aborder la smantique des modalits se heurte la question, inluctable et difficile entre toutes, du partage entre le linguistique et lextralinguistique. Ce partage est indispensable, parce que si la signification des mots et des noncs est tudie par un grand nombre de disciplines (psychologie, psychanalyse, philosophie, logique, intelligence artificielle, etc.), une part essentielle de cette signification reste irrductiblement lie au systme mme de la langue ; ou en dautres termes parce que la langue nest pas un calque dun autre domaine (ontologique, psychologique, idologique ) 25. Partant, nous considrerons que les modalits linguistiques ne procdent ni de lanalyse de ltre (position aristotlicienne), ni de celle de la facult de connatre (position kantienne) 26, mais quelles doivent tre tudies en elles-mmes et pour elles-mmes. Conjointement, cependant, le linguistique est ncessairement ouvert et articul lextralinguistique, ne serait-ce que parce que la langue permet dexprimer (dans le discours) le monde et la pense. Si bien que comme nous allons essayer de le prciser dans les sections suivantes le travail du linguiste, ds lors quil prend en compte la dimension discursive, est aussi de penser et de dcrire cette articulation. Si le partage entre le linguistique et lextralinguistique est ncessaire, il est aussi, en smantique, particulirement difficile oprer. Certes, il existe une solution simple, couramment admise (en particulier par le structuralisme) jusqu une date rcente et qui a encore aujourdhui des prolongements inattendus selon laquelle ce serait ltude de la morphologie qui permettrait de trancher entre le linguistique et lextralinguistique au plan smantique : une catgorie smantique ntant considre comme linguistique que si elle correspond des marques morphologiques spcifiques. Plus prcisment, on ne reconnat la prsence dune catgorie smantique (comme la modalit, le temps ou laspect) dans un nonc que pour autant que lon parvient identifier un marqueur spcifiquement dvolu son expression. Cette analyse, qui repose sur lapplication simpliste de la conception saussurienne du signe linguistique ( un signifi doit correspondre un signifiant particulier, exclusivement consacr lexpression de ce signifi) a, lorsquelle est applique aux modalits, des effets comparables celle que

    25 Cela revient dire avec Saussure que la langue nest pas une nomenclature

    (CLG, d. 1978 : 97 sq.). 26

    Cf. section suivante ( 1.4.).

  • 12 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    nous avons dcrite la section prcdente sous le nom de rductionnisme, dans la mesure o elle conduit ne retenir quun ensemble trs limit dexpressions modales (verbes et adverbes modaux, verbes dattitude propositionnelle) pour lanalyse desquelles un dispositif conceptuel minimal peut paratre suffisant. De plus, elle induit un ensemble de consquences concernant lexpression de la temporalit et de la modalit qui nous paraissent inacceptables. On considre dans ce cadre que : a) la catgorie du temps est absente des langues sans conjugaison (position structuraliste classique propos de langues comme le vietnamien) ; b) la catgorie de laspect est non pertinente en franais, simplement parce quil nexiste pas dans cette langue (par opposition aux langues slaves) de morphme spcifiquement et exclusivement aspectuel ; c) la modalit napparat que dans les noncs contenant un marqueur modal spcifique (verbes modaux, adverbes de modalit ) ; d) les temps verbaux marquent soit le temps (comme le pass simple), soit la modalit (comme les formes du subjonctif), puisquun mme marqueur ne peut renvoyer qu une seule catgorie smantique, e) temps et modalit sont donc des catgories en relation de disjonction exclusive : ce qui est temporel (donc non modal) est rel, ce qui est modal (non temporel) est possible ou irrel 27. Dans un nonc comme

    (1) Luc avait souhait que Pierre le rejoigne la principale sera donc analyse comme temporelle et non modale (car prsentant un fait rel), alors que la subordonne sera considre comme modale et non temporelle (dcrivant un fait simplement possible). Nous contestons radicalement ce mode danalyse. Pour nous, il ne fait aucun doute que les dimensions temporelle et modale sont galement prsentes (de mme que la dimension aspectuelle) dans la principale et dans la subordonne : le fait de prsenter le procs de la principale comme rel constitue un mode de validation (une modalit) comme un autre, tandis que lvnement possible (le fait que Pierre le rejoigne) est incontestablement situ dans le temps, comme ultrieur par rapport au procs dcrit dans la principale (valeur temporelle relative). Et toute tentative de justification conceptuelle de lopposition entre rel et modal parat voue linconsistance, comme celle de Brunot (pourtant partisan on la vu dune conception large des modalits 28) :

    27 Sur tout ceci, cf. Gosselin (2005 : 73 sq.).

    28 Il est remarquable que cette opposition conceptuelle se maintienne parfois dans

    des perspectives thoriques qui ont pourtant renonc totalement cette conception simpliste des rapports entre morphologie et smantique. Cf., entre

  • Perspective thorique 13

    Quand on nonce dans une proposition principale, isole ou indpendante, ou mme dans une subordonne une ide objective, il peut arriver que cette ide soit place pour ainsi dire au dessus de notre jugement : la terre tourne ; () Paris est travers par la Seine. Ce sont des phrases peut on dire, hors de toute modalit. () Pour le langage, elles sont assimiles aux faits certains, positifs ou ngatifs, considrs comme tels par notre jugement. (Brunot d. 1936 :507 ; nous avons mis en italiques les passages contradictoires).

    Nous tenons donc le temps, laspect et la modalit pour des dimensions smantiques essentielles de lnonc qui sont systmatiquement prsentes dans toute proposition. Simplement, ces catgories smantiques ne correspondent pas ncessairement des marqueurs spcifiques et exclusivement dvolus leur expression, mais le plus souvent des combinaisons de marqueurs, gnralement polysmiques, qui contribuent, des degrs divers, au sein dinteractions complexes, dterminer les valeurs que prennent ces catgories smantiques 29. En ce qui concerne plus particulirement la dimension modale, nous montrerons que toute prdication (relation prdicat-argument(s)) se voit affecte dune ou plusieurs modalit(s), que certaines de ces modalits sont intrinsques au prdicat (ainsi assassiner est intrinsquement axiologique), alors que dautres lui sont extrinsques (comme celles que marquent les adverbes de phrase ). Applique de faon systmatique dans le cadre dune structure formelle directement inspire de la logique des prdicats du premier ordre 30, cette analyse conduit identifier beaucoup plus de modalits dans lnonc quil nest dusage de le faire. Pour donner un exemple, la phrase (2a) contient quatre prdications (2b) : (2) a. Cet idiot de piton a probablement prvenu le flic b. idiot (x) piton (x) flic (y) prvenir (x, y)

    sur lesquelles portent la fois des modalits intrinsques (idiot est apprciatif, flic est simultanment objectif cause de sa valeur rfrentielle et apprciatif, piton et prvenir sont objectifs) et une modalit extrinsque (la modalit pistmique marque par probablement). Ces modalits ont chacune une valeur smantique et un statut syntaxique (fonctionnel) particuliers, que des tests permettront de circonscrire. Et elles

    beaucoup dautres, dans un cadre culiolien, Frankel (1989 : 7), et dans celui de la grammaire cognitive, Narrog (2005 : 679).

    29 Cf. Victorri & Fuchs (1996), Gosselin (1996, 2005).

    30 Par l, elle est virtuellement compatible avec des thories comme la DRT, la

    SDRT, ou lanalyse propositionnelle pratique en psycholinguistique.

  • 14 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    entrent en relation au sein de la structure logique de lnonc (laquelle explicite les relations de porte). Le critre morphosyntaxique ntant donc pas suffisant pour circonscrire le domaine des modalits linguistiques, nous allons devoir prciser, dans les pages qui suivent, les diffrences et les ventuelles articulations entre les points de vue philosophique, pragmatique, rhtorique, smiotique, logique, et celui de la smantique linguistique.

    1.4. Smantique et philosophie

    Les modalits autorisent divers points de vue philosophiques : a) ontologique chez Aristote et ses successeurs, qui tablissent une correspondance stricte, de nature logico-mtaphysique, entre le ncessaire et lessence, le contingent et laccident, le possible et la puissance, le ncessaire conditionnel (lirrvocable) et lacte (lactualis) 31 ; b) pistmologique avec Kant pour qui les modalits dfinissent le statut des jugements relativement la facult de connatre, lapodictique correspondant au ncessaire ( ce dont la cohsion avec le rel est dtermine suivant les conditions gnrales de lexprience ), le problmatique au possible ( ce qui saccorde avec les conditions formelles de lexprience ), et lassertorique au rel ( ce qui est en cohsion avec les conditions matrielles de lexprience ) 32 ; c) mtaphysique et thologique enfin, chez diffrents auteurs, anciens et modernes, qui abordent la question des rapports entre temps et modalit par le biais de rflexions sur le ncessitarisme 33, le destin, la libert de lhomme, lomniscience de Dieu 34, ou plus rcemment la ralit des mondes possibles 35, etc. Le point de vue linguistique sen distingue radicalement : la modalit retenue est celle qui est prsente par lnonc. Nulle extrapolation philosophique nest, par principe, tolre. Enoncer Il pleut , cest prsenter, un certain niveau danalyse, le contenu propositionnel comme objectivement vrai, i.e. comme vrai indpendamment du fait quun sujet le considre comme tel 36. Mais il ny a tirer de l nul objectivisme

    31 Cf. Gosselin & Franois (1991 : 64 74).

    32 Cf. Critique de la raison pure (d. 1980 : 830 et 948).

    33 Pour un panorama, cf. Vuillemin (1984).

    34 Pour une discussion relativement rcente de ces questions, cf. Von Wright

    (1984). 35

    Pour une prsentation critique et dtaille de la mtaphysique des modalits , de Duns Scot la smantique des mondes possibles (Plantinga, Lewis, etc.), cf. Nef (2004).

    36 Cest ce que remarque Heidegger : Prenons par exemple lnonc : ce verre ci

    est rempli. Quelque chose est ici nonc sur ce qui est l, mais la relation un

  • Perspective thorique 15

    philosophique ; pas plus quil ny aurait projeter quelque objectivisme ou subjectivisme sur lanalyse smantique de lnonc partir de considration philosophiques ou psychologiques pralables. Ce nest pas, par exemple, parce que lon considrera que le jugement responsable de lnonc Il pleut rsulte dune perception que lon tiendra cet nonc pour un compte-rendu de perception. Ces prcautions, qui, dans leur principe, paraissent aller de soi, doivent tre suivies avec la plus extrme vigilance, car tout cart a des effets immdiats, et regrettables, sur lanalyse. Tel auteur considrant que le savoir, la diffrence de la croyance, touche la vrit objective (et nest donc pas seulement subjectif) en conclut que dans une structure du type Je sais que p , p est prsente comme objectivement vraie (cf. 8.2.2.), ce que contredisent videmment des exemples comme :

    (1) Je sais que Marie est belle / mchante / adorable / intelligente...

    Est-ce dire que le linguiste doive simplement ignorer la dimension philosophique de la question, ordinairement rejete dans lextralinguistique ? Deux raisons sy opposent : a) Certains concepts et principes tablis dans des tudes philosophiques sont mutatis mutandis utilisables dans un cadre linguistique (en particulier lorsquils sont issus de lanalyse du langage), leur validit provenant alors non de lautorit de qui les a formuls, mais de leur adquation empirique, contrle par lapplication de tests. b) Une prise en compte, ft-elle partielle, des problmatiques philosophiques touchant au sujet concern, est encore les moyen le plus sr dviter ce pige insidieux qui guette chaque pas le smanticien, et qui consiste projeter inconsciemment des conceptions philosophiques naves (la philosophie spontane des savants 37), apparemment de simple bon sens, sur les analyses linguistiques 38. On prendra pour exemple les nombreux auteurs qui considrent le futur simple comme modal, comme temps de lincertain, simplement parce que lavenir, la diffrence du prsent et du pass, relverait du non certain 39. Si une telle conception est cohrente dans le cadre du ncessitarisme ontologique et du dogme de lomniscience de Dieu (lavenir, quoique ncessaire et connu de Dieu, reste inconnu pour lhomme), elle perd toute validit hors de ce cadre : nous doutons de nombreux faits

    moi nest pas pense , cf. Heidegger & Fink (d. 1973 : 109). Nous verrons cependant, au 1.5.2., qu un autre niveau danalyse, une lecture pistmique (subjective) est envisageable.

    37 Cf. Althusser (1974 : 98 sq.). On ne se mfiera cependant pas moins de la

    linguistique spontane des philosophes. 38

    Nous ne saurions videmment prtendre avoir toujours russi viter ce pige. 39

    Voir Gosselin (2005), pour une critique des modles les plus labors, qui admettent ce principe (Culioli, Descls, Langacker).

  • 16 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    prsents ou passs, alors que nous prouvons, chaque instant des certitudes quant lavenir, que le langage ne nous empche nullement dexprimer, voire de souligner :

    (2) Je sais / suis certain / te jure quil reviendra. En retour, la smantique linguistique des modalits peut prsenter quelque intrt pour lanalyse des discours philosophiques. Trs schmatiquement, la fonction critique gnralement reconnue ces discours peut tre qualifie de mtamodale , car la critique philosophique (critique des discours, des croyances, des systmes de valeurs, etc.) porte, plus encore que sur le contenu reprsent, sur le mode de validation de ce contenu. Autrement dit, alors quune critique religieuse (thologique) dun discours religieux vise substituer un contenu un autre (une croyance une autre), une critique philosophique, comme celle des sophistes vis--vis de la religion populaire dalors, va porter sur la prtention luniversalit de ce discours, sur sa modalit. De mme, une critique philosophique dun discours ou dun systme juridique vise non substituer un contenu un autre (comme dans le cas dune critique juridique), mais met en cause ses prtentions luniversalit, en montrant, par exemple avec le scepticisme juridique de Carnade (repris beaucoup plus tard par Montaigne ou Pascal), son caractre relatif. Remarquons qu cet effet, une langue comme le franais met la disposition du locuteur des marqueurs comme en fait ou en en ralit qui servent prcisment exprimer cette critique mtamodale sous la forme de la dnonciation dune illusion (par o lon voit dj que la langue intgre elle-mme cette dimension mtamodale 40) : ce que vous croyez tre une ralit objective nest, en fait / en ralit, quune opinion subjective , ce que vous tenez pour une croyance individuelle (personnelle) nest, en fait / en ralit, quun prjug collectivement partag par le groupe social auquel vous appartenez , etc. Or ce qui est remarquable, et ce en quoi cette dimension mtamodale de la critique philosophique devrait intresser directement le linguiste, cest que cette critique sappuie gnralement sur lobservation et lanalyse des discours effectifs. Si les sophistes et les sceptiques ont critiqu les prtentions luniversalit de certains discours (et des systmes de normes et de croyances qui les sous-tendaient), cest sur la base de lobservation des variations, spatiales et temporelles, de ces discours 41. Et quand, dans une

    40 Et lon peut mme dire que si nous prouvons constamment le besoin

    dargumenter, cest gnralement pour prvenir ou rpondre une critique mtamodale.

    41 V. Brochard (d. 2002 : 56) allait jusqu affirmer limportance des voyages

    dans la formation du scepticisme de Pyrrhon, dont on sait quil accompagna Alexandre jusquaux Indes.

  • Perspective thorique 17

    perspective toute diffrente, Foucault ou Althusser critiquent le subjectivisme individuel revendiqu par lhumanisme du XXme sicle, pour y substituer la subjectivit collective rgie par les formations discursives, cest encore partir de lobservation et de lanalyse du fonctionnement effectif, social et concret, des discours. Dans ces conditions, il apparat que si lanalyse linguistique des modalits na certes pas vocation lgifrer dans le champ contradictoire des divers systmes philosophiques, elle peut cependant prsenter quelque utilit pour une entreprise comme la smiotique transcendantale de Appel (d. 1986), par exemple. Cet auteur, ayant renonc fonder quelque systme philosophique sur des vidences apodictiques (des ncessits indmontrables, toujours susceptibles de faire lobjet dune critique mtamodale), se borne rechercher les conditions de possibilit dun discours fondationnel pragmatiquement cohrent, par lidentification et le rejet des contradictions et, tout particulirement, des contradictions performatives (i.e. les contradictions entre le contenu du discours et son mode de profration, et donc de validation : sa modalit). Prenons lexemple du relativisme intgral. Appel montre que lnonc de cette thse ( aucune opinion nest plus vraie quune autre ) est auto-rfutant 42, dans la mesure o il prsente son contenu propositionnel comme une vrit gnrale (et mme universelle) alors que ce contenu mme rcuse la lgitimit dune telle modalit (do la contradiction performative). Inversement, la smantique des modalits pourrait aussi tre conue comme un outil pour dtranscendantaliser les jugements (selon lexpression dHabermas, d. 2001 : 28 et 125 sq.), ou, plus prcisment, pour analyser par des mthodes propres aux sciences empiriques des caractristiques transcendantales des jugements (au sens o elles concernent non seulement les aspects formels des jugements possibles, mais encore la faon dont ils peuvent se prsenter comme valides, i.e. leur modalit).

    1.5. Smantique et pragmatique 1.5.1. Modalit et force illocutoire

    Remarquons tout dabord que la frontire entre modalit (prise au sens large) et force illocutoire nest pas toujours respecte. Ainsi lordre et le conseil, que lon tient habituellement pour des forces illocutoires, sont-ils considrs par Brunot (d. 1936 : 509) comme des modalits :

    Les propositions isoles ont leur modalit ! Sortez est dans la modalit de lordre, prenez patience dans celle du conseil.

    42 Voir aussi Putnam (d. 1984 : 135 140).

  • 18 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    Il est vrai que, dans ce cas, la thorie des actes de discours nexistait pas encore, mais, beaucoup plus rcemment, on trouve encore ce type danalyse, par exemple, chez Charaudeau (1992 : 582), ou Le Querler (1996 : 56) :

    Les modalits intersubjectives sont du domaine de lordre (marqu par limpratif, mais aussi, bien sr, par dautres marqueurs), du conseil, de la suggestion, de la prire, du reproche . .

    Il parat pourtant ncessaire dobserver strictement la distinction entre smantique et pragmatique, la modalit relevant spcifiquement de la signification linguistique, alors que la force illocutoire appartient au champ pragmatique, qui intgre la situation interactionnelle, du double point de vue social (rles et statuts des participants) et psychologique (intentions). Meunier (1974 : 12-13) proposait ainsi de distinguer entre modalits dnonc (les modalits proprement parler) et modalits dnonciation (ou forces illocutoires). Plus rcemment, Rossari et Jayez (1997 : 235) reprennent Pasch (1989) lopposition entre Satzmodus et force illocutoire, considrant que

    Par exemple, la force illocutoire dordre peut tre obtenue partir des indices syntactico prosodiques correspondant au Satzmodus (impratif, assertion, etc.) et de facteurs contextuels (la situation, les relations sociales entre les interlocuteurs, etc.). 43

    Pour revenir limpratif et sa relation lordre, il est ais de montrer, la suite dAustin (d. 1970 : 94) que cette forme de phrase permet dexprimer une pluralit de forces illocutoires diffrentes en fonction des situations de discours (du statut des participants, de leurs intentions) dans lesquelles elle apparat :

    Ce mode [limpratif] fait de lnonciation un commandement (ou une exhortation, une permission, une concession, que sais je encore ?) Ainsi puisje dire : Fermez la dans des contextes diffrents : Fermez la, jinsiste ressemble au performatif : Je vous ordonne de la fermer. Fermez la cest ce que je ferais ressemble au performatif : je vous conseille de la fermer. Fermez la si vous le voulez ressemble au performatif : je vous permets de la fermer. Bon, a va, fermez la ressemble au performatif : je consens que vous la fermiez. Fermez la si vous osez ressemble au performatif : je vous dfie de la fermer..

    43 Voir aussi Kronning (1996, chap. 6).

  • Perspective thorique 19

    Mais cela nempche pas quon puisse considrer quil il a quelque chose de commun, au plan smantique, tous ces noncs : des caractristiques de nature modale (cf. 5.4.) attaches la forme de phrase, qui restent identiques quelle que soit la force de lnonc dans le discours. Introduire un niveau modal, proprement smantique, entre les formes linguistiques et les forces illocutoires des noncs permet dviter davoir traiter lensemble des marqueurs linguistiques de ce type comme radicalement polysmiques (leur signification se trouvant clate en un ensemble de sens distincts) :

    Les marques linguistiques ne sont pas monosmiques. Une mme marque peut recouvrir diffrents sens, selon les particularits du contexte dans lequel elle se trouve (polysmie). Par exemple, le verbe vouloir peut exprimer : un dsir dans : Je veux partir un ordre dans Je veux que tu partes !ou dans Veux tu te tenir tranquille ! un souhait dans : Je voudrais tellement partir une demande dans : Veux tu venir avec moi ? (Charaudeau 1992 : 573).

    Mieux, il semble mme parfois indispensable de prendre en compte les modalits de lnonc pour pouvoir calculer sa force illocutoire dans une situation donne. Si limpratif peut prendre valeur doffre ou dinvitation, par exemple, cest outre la valeur modale propre limpratif en partie cause des modalits apprciatives attaches (de faon intrinsque) aux prdicats constitutifs du contenu de lnonc. Soit les exemples :

    (1) a. Prenez tout ce qui vous plat ! b. Mettez vous laise ! c. Faites comme chez vous !

    qui contrastent singulirement avec des noncs qui ne sont pas porteurs des mmes valeurs apprciatives :

    (2) a Obissez ! b Taisez vous !

    Et lon pourrait multiplier les exemples. Que lon songe, entre autres, aux oppositions promesse / menace, flicitations / reproches, conseil / mise en garde, etc. De plus, ces modalits apprciatives, intrinsques aux prdicats, semblent jouer un rle important dans le processus de drivation illocutoire, lequel consiste rappelons-le calculer un acte (une force illocutoire) indirect partir dun acte dit littral effectu dans une situation de discours particulire 44. Si des expressions comme voulez-vous ? ,

    44 Cf. Searle (d. 1982 : 71 100).

  • 20 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    pouvez-vous ? (qui, du reste, sont de nature essentiellement modale) conduisent ordinairement ainsi que la observ Anscombre (1980) driver un acte de requte (demande daction) partir dun acte littral de demande dinformation 45 :

    (3) Voulez vous / pouvez vous maider ?

    il faut encore prciser que ce mcanisme se trouve normalement bloqu lorsque le prdicat est porteur dune modalit dprciative (intrinsque) : (4) Voulez vous / pouvez vous me nuire ?

    Ainsi les modalits linguistiques contribuent-elles la dtermination de la force illocutoire. Il est incontestable, par exemple, quon ne drivera pas le mme type de force partir dune phrase dclarative selon que celle-ci sera porteuse de modalits pistmiques (5a), dontiques (5b), bouliques (5c) ou axiologiques (5d) (nous indiquons entre parenthses les forces illocutoires les plus plausibles) : (5) a. Peut tre quil a fum (assertion) b. Il est interdit de fumer (interdiction) c. Je voudrais fumer (souhait) d. Il est regrettable que tu aies fum (reproche).

    Cependant, il nen reste pas moins possible dexprimer le mme type de force au moyen de modalits diffrentes (do labsolue ncessit de distinguer entre les deux catgories). Prenons pour exemple le cas dun acte directif (i.e. visant faire faire quelque chose par lallocutaire). Le locuteur aura le choix entre des modalits bouliques (6a), dontiques (6b, c), apprciatives ou axiologiques associes une conditionnelle (6d, e, f)), bouliques ou althiques prsentes sous une forme interrogative (6h, g), etc. : (6) a. Je veux / dsire / souhaite que vous compltiez ce dossier b. Il faut / est obligatoire que vous compltiez ce dossier c. Vous devez complter ce dossier d. Je serais heureux / satisfait si vous compltiez ce dossier e. Je serais du / mcontent si vous ne compltiez pas ce dossier f. Ce serait bien que vous compltiez ce dossier g. Voulez vous complter ce dossier ?

    45 Selon Searle (d. 1982 : 86), la demande dinformation porte en fait sur les

    conditions de satisfaction de lacte de requte. Remarquons que ces conditions sont de nature modale : possibilit (modalit althique) et volont (modalit boulique).

  • Perspective thorique 21

    h. Pouvez vous complter ce dossier ?

    Mais il est clair que le choix de lune ou lautre de ces tournures modales va avoir des incidences pragmatiques, illocutoires et/ou perlocutoires (stratgies de persuasion, politesse, etc., cf. Roulet 1980). Parmi les incidences sur la force illocutoire, la plus manifeste rside sans doute dans le fait que le choix de la modalit permet de moduler la force de lengagement, du locuteur ou de lallocutaire, associ lacte illocutoire. Cest une banalit de remarquer que le locuteur se porte garant des degrs divers de la vrit de la proposition quil exprime dans les noncs suivants (qui ne diffrent que par la modalit mise en uvre) : (7) a. Assurment, il pleut b. Peut tre quil pleut c. Probablement quil pleut

    On parle dopration de modalisation pour dsigner le processus qui consiste choisir demployer une modalit particulire des fins pragmatiques, illocutoires et/ou perlocutoires, dans une situation de discours particulire. Lexplicitation du rle des modalits dans la dtermination, en situation, de la force illocutoire relve donc dune thorie, smantico-pragmatique, de la modalisation 46. La smantique des modalits que nous proposons dans cet ouvrage ne prtend en aucune faon sy substituer, mais elle peut en fournir les bases linguistiques. Reste que les thories pragmatiques ignorent gnralement cette dimension modale, proprement linguistique, des noncs. Ainsi Searle (d. 1972 : 69) associe-t-il directement la force illocutoire au contenu propositionnel, tout nonc ayant la forme :

    F (p), o F reprsente la force et p le contenu propositionnel.

    Et lorsque certains auteurs essaient de penser plus prcisment larticulation du linguistique et du pragmatique (en particulier pour dfinir le rle des marques linguistiques dans la dtermination de la force), ils sont contraints dadmettre que les formes linguistiques codent une force illocutoire littrale , susceptible de toutes sortes de remises en cause dans le discours 47. Ainsi une phrase de forme dclarative exprimerait littralement lassertion, quand limpratif marquerait linjonction, la forme interrogative

    46 Pour des tudes rcentes sur les procds de modalisation en discours, on pourra

    se reporter aux volumes suivants : Facchinetti & Palmer (eds) (2004), Hart (ed.) (2003), Haillet (d.) (2004).

    47 Voir, entre autres, Vanderveken (1998), Dik (1989), Van Valin & La Polla

    (1997).

  • 22 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    la demande dinformation, etc. Nous ne souhaitons pas entrer ici dans le dbat sur le bien fond de cette hypothse trs controverse 48, mais simplement faire observer que la prise en compte de la smantique des modalits parat indispensable pour penser cette articulation entre linguistique et pragmatique, et singulirement pour le calcul des forces illocutoires, sur la double base de la situation de discours et des informations linguistiques codes par lnonc. Si lexplication du rle des modalits dans la dtermination, en situation, de la force illocutoire de lnonc relve dune thorie smantico-pragmatique de la modalisation, la smantique des modalits que nous formulons ici en constitue le pralable.

    1.5.2. Modalits marques versus infres

    Pour autant, le principe dune distinction radicale entre modalit et force illocutoire nimplique ni ltanchit absolue entre les champs smantique et pragmatique, ni lappartenance exclusive de la modalit au domaine smantique. Il apparat, en effet, que si certaines modalits sont linguistiquement marques, dautres peuvent tre considres comme pragmatiquement infres, la pragmatique venant ainsi enrichir la smantique. Prenons un exemple. Lnonc

    (8) Dommage que la fentre soit ouverte

    comporte au moins une modalit objective (intrinsque au contenu propositionnel : [la fentre est ouverte]) et une modalit apprciative, marque par dommage que . Cette modalit apprciative influe directement sur la force illocutoire que cet nonc est susceptible de prendre en discours : on peut sattendre ce quil ait valeur de plainte, ventuellement drive en reproche et/ou en requte (demande dacte).

    Or on sait que lnonc

    (9) La fentre est ouverte

    peut avoir le mme type de fonctionnement pragmatique dans certaines situations nonciatives. On est donc amen considrer quil comporte aussi une modalit objective, linguistiquement marque, et une valuation modale apprciative, qui est, cette fois, pragmatiquement infre dans la situation de discours (par exemple sur la base du principe de coopration ou du principe

    48 Cf. en particulier Sperber & Wilson (d. 1989 : 368 sq.).

  • Perspective thorique 23

    de pertinence 49). De cette diffrence de calcul de la valeur modale (dcodage des marqueurs linguistiques, versus infrence pragmatique), il rsulte une opposition smantico-pragmatique dsormais bien connue 50 : seule la modalit infre est annulable dans lchange. Comparons :

    (10) Dommage que la fentre soit ouverte. ? ? Mais a ne me drange pas ? ? Jen suis heureux (11) La fentre est ouverte. Mais a ne me drange pas Jen suis heureux.

    Il ne nous a pas paru souhaitable dignorer, ft-ce pour des raisons mthodologiques, ce type de modalit. Cependant, comme le prsent ouvrage ne porte pas sur lanalyse des discours, mais reste un niveau de gnralit et dabstraction plus lev, nous ne pouvons prendre en compte quune partie, relativement restreinte, des ces modalits infres. Celles que nous retenons dans nos exemples rpondent deux exigences 51 : a) il faut quelles aient une certaine gnralit (quelles de soient pas lies une situation de discours trop spcifique) ; b) elles doivent tre associes des marqueurs linguistiques (mots expressions, constructions syntaxiques) 52.

    Deux types de cas rpondent ces critres : a) les modalits intrinsques aux strotypes associs aux lexmes 53, b) les implicatures conversationnelles gnralises (au sens de Grice et Levinson 54). Prenons, pour exemple de modalit associe un strotype, le lexme vacances, qui apparat dans des syntagmes du type prendre des vacances , partir en vacances . Ce lexme parat indiscutablement porteur dune modalit apprciative positive intrinsque (i .e. attache directement au lexme et non un oprateur de plus haut niveau syntaxique). A ce titre, il serait comparable bonheur, flicit, plaisir, etc., ceci prs et la diffrence ne saurait tre nglige que cette valeur modale est aisment annulable avec vacances, mais beaucoup plus difficilement avec les autres lexmes considrs :

    49 Voir respectivement Grice (d. 1979) et Sperber & Wilson (d. 1989). Pris

    littralement, lnonc ne serait ni informatif ni pertinent dans une situation o il est manifeste que la fentre est ouverte.

    50 Cf. Moeschler & Reboul (1994 : 256).

    51 Nous ferons cependant une exception au 5.10., o nous analysons un nonc

    pris dans un contexte beaucoup plus large. 52

    Lexemple (9) ne pourra donc pas tre pris en compte. 53

    Sur la notion de strotype dans le champ linguistique, cf. Putnam (1975), Fradin (1984), Amossy (1991, 1994), Slakta (1994), Anscombre (2001).

    54 Voir respectivement Grice (d. 1979) et Levinson (2000).

  • 24 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    (12) a. Je dteste les vacances b. ?? Je dteste le bonheur / la flicit / le plaisir 55 (13) a. Jai pass de mauvaises vacances b. ?? Jai prouv un mauvais bonheur / une mauvaise flicit / un mauvais

    plaisir 56.

    On rend compte de cette diffrence smantique en considrant que si la modalit apprciative positive fait partie intgrante de la signification linguistique des mots bonheur, plaisir ou flicit, il nen va pas de mme pour le lexme vacances. Elle est cependant associe au strotype normalement activ lorsquon emploie ce signe. Et lactivation de ce strotype peut tre explicitement contrarie, comme dans les noncs ci-dessus, ou ntre simplement pas mise en uvre, comme, par exemple, dans un texte administratif. Le dcret qui fixe les dates de vacances pour une catgorie de personnel ne fait en aucune faon appel aux strotypes porteurs de modalits apprciative (cest mme l une des caractristiques du genre de discours administratif). Les implicatures conversationnelles gnralises, quant elles, sont des infrences fondes sur le principe de coopration et les maximes conversationnelles (cf. Grice, d. 1979) qui sont normalement dclenches par lutilisation de tel ou tel signe linguistique (y compris les constructions syntaxiques). Elles sont gnralises au sens o elles sont lies lutilisation dune forme linguistique et ne dpendent pas directement de situations de discours particulires. Il sagit nanmoins dimplicatures conversationnelles et non dimplications conventionnelles (i.e. appartenant la signification linguistique de certains signes) dans la mesure o elles sont annulables en contexte et peuvent ne pas tre dclenches, en fonction, entre autres, du genre de discours dans lequel apparat le signe auquel elles sont attaches. Soit les dfinitions donnes par Levinson (2000 : 16) pour distinguer prcisment les implicatures gnralises ( GCIs ) des implicatures non gnralises (ici nommes particularized implicatures : PCIs ).

    55 Ces noncs sont videmment interprtables, mais demandent un effort

    supplmentaire, en particulier le recours la dimension polyphonique, do la paraphrase possible : je dteste ce que dautres considrent comme du bonheur / de la flicit / du plaisir .

    56 Il est certes possible de dire que lon a prouv un bonheur / plaisir dtestable,

    mais ladjectif ne peut tre interprt quen un sens axiologique (moral) et non purement apprciatif. Ces deux types de modalits seront prcisment distingus par la suite.

  • Perspective thorique 25

    The distinction between PCIs and GCIs a. An implicature i from utterance U is particularized iff U implicates i only by virtue of specific contextual assomptions that would not invariably or even normally obtain. b. An implicature i is generalized iff U implicates i unless there are unusual specific contextual assomptions that defeat it.

    et les exemples quil propose :

    Context 1 A : What time is it ? B : Some of the guests are already leaving. PCI : It must be late. GCI : Not all of the guests are already leaving.

    Context 2 A : Wheres John ? B : Some of the guests are already leaving. PCI : Perhaps John has already left. GCI : Not all of the guests are already leaving.

    Limplicature gnralise est ainsi explicite : any statement of the form Some x are G will, other things being equal, have the default interpretation Not all x are G (p. 17). Lune de ces implicatures conversationnelles gnralises est appele jouer un rle dcisif dans nos analyses des modalits. Une forme de phrase dclarative affirmative lindicatif peut paratre relativement neutre du point de vue modal (cest pourquoi on considre souvent ces phrases comme non modalises). Exemples : (14) a. Il pleut b. Marie est belle c. Luc est un assassin

    Nous tenons que ces noncs prsentent tout de mme un certain contenu sous un certain mode de validation, et quils sont donc porteurs de modalits spcifiques. Simplement ces modalits paraissent se rduire aux modalits intrinsques lies aux lexmes employs (en particulier dans le prdicat), soit respectivement : une modalit althique (vrit objective, ex. 14a), apprciative (jugement esthtique, ex. 14b) et axiologique (jugement moral, ex. 14c). Mais ce nest pas tout. On peut lgitimement considrer quen vertu de la maxime de qualit, le locuteur qui nonce ces phrases est sincre et quil dit ce quil considre tre vrai. Ds lors, il convient dajouter la reprsentation modale de chacun de ces noncs, une modalit exprimant la subjectivit individuelle, en plus des modalits intrinsques dont les prdicats

  • 26 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    sont porteurs. Ainsi, dire Il pleut , cest non seulement prsenter une vrit objective, mais cest aussi se prsenter soi-mme comme tant sr que tel est le cas. Voil pourquoi, croyons-nous, nombre dauteurs partagent le point de vue selon lequel la vrit de toute phrase dclarative tant une vrit subjectivement assume par un locuteur, une vrit prise en charge, le vrai objectif na pas de ralit linguistique (Martin, 1987 : 38 57). Pour notre part, nous dissocierons deux plans de modalits qui coexistent, celui des modalits linguistiquement marques (ici les modalits intrinsques aux lexmes), et celui des modalits pragmatiquement infres (en loccurrence la modalit pistmique). Car il sagit l, manifestement, de leffet dune implicature conversationnelle gnralise : linfrence est dclenche par lutilisation dune forme linguistique particulire (la forme dclarative affirmative, pourvu que toute marque de non prise en charge nonciative en soit exclue) ; elle se fonde sur le respect dune maxime conversationnelle (la maxime de qualit) ; elle est annulable (il suffit, par exemple, dajouter des expressions du type daprs ce que dit Pierre ou si ce quon dit est vrai ) ; et, selon le genre de discours dans lequel lnonc est pris, elle peut ne pas tre mise en uvre. Tel est typiquement le cas des textes de fiction : lauteur y avance des vrits donnes pour objectives, mais ne se prsente pas lui-mme comme croyant que tel est le cas. Cette modalit subjective individuelle normalement associe la forme dclarative a t dcrite de diffrentes faons par divers auteurs. Parmi les linguistes, Martin (1987 : 46) observe que dans le fonctionnement ordinaire du langage, fond sur la prsomption de sincrit p implique je sais que p ; le philosophe K. O. Appel (d. 1986) parle de certitude performative pour dcrire ce mme phnomne. Mais ce sur quoi il nous parat utile dinsister ds maintenant, cest que cette modalit infre doit ncessairement tre intgre la structure modale de lnonc (la pragmatique venant ici encore enrichir la smantique), car comment rendre compte autrement du fait que des lments proprement linguistiques puissent sy articuler, comme, par exemple, certaines subordonnes explicitant les motifs dun jugement abductif ? Exemple :

    (15) Il a plu, puisque la cour est mouille.

    La subordonne donne non la cause de lvnement dcrit par la principale, mais le motif de la croyance que cet vnement a eu lieu 58. Elle apporte ainsi une justification de lengagement pistmique du locuteur relativement la proposition exprime par la principale.

    57 Voir aussi Halliday (1994 : 362).

    58 Cf. E. Sweetser (1990) ; sur le rle de puisque, cf. Ducrot (1980b : 31 sq.)

  • Perspective thorique 27

    Remarquons enfin que, dans le cadre dun modle calculatoire, si les modalits marques et infres appartiennent galement la structure modale de lnonc, elles devront tre traites diffremment par le systme de rgles responsable de lattribution de structures modales aux noncs. Car seules les modalits infres rsultent de rgles implicatives dfaisables , cest--dire quelles sont assignes par dfaut, sous rserve dune ventuelle annulation par le contexte et/ou le genre de discours dans lequel lnonc prend place (voir le rle des discours administratifs et fictionnels dans les exemples considrs ci-dessus).

    1.6. Smantique et rhtorique 1.6.1. Modalits, tats mentaux, et modalisation perlocutoire

    De mme quil faut se garder dassimiler modalit et force illocutoire, il parat indispensable dviter la confusion entre modalits et tats mentaux (croyances, attitudes, affects, passions, motions, etc.), confusion favorise par la dfinition, passablement floue (Wilmet 1997, 355) et mal contrle 59, de la modalit linguistique comme indiquant lattitude du locuteur vis--vis du contenu de son nonc . Car une telle assimilation revient, en fait, nier lutilit dune smantique des modalits, le lien se faisant directement entre les formes linguistiques et les tats psychologiques. Ainsi Haiman (1995 : 329) associe-t-il, sans intermdiaire smantique, les modes aux tats mentaux :

    Many discussions of moods as a motivated general category describe it as the grammaticalization of the speakers attitude to the propositional content of his message (cf. Palmer 1986 : 16, 51, 96). Belief in its truth is indicative ; suspended judgment as to its validity, subjunctive ; the wish for its realization, imperative or optative ; ignorance as to its truth, coupled with curiosity, is interrogative ; fear of its realization, avolitionnal or apprehensive .

    On observera que cette analyse, explicitement ancre dans un cadre cognitif fonctionnaliste, sinscrit sans peine dans une tradition beaucoup plus ancienne 60, que lon retrouve, par exemple, chez Hobbes (Leviathan I, 6, d. 2000 : 138-139) :

    Les manires de dire par lesquelles les passions sont exprimes sont pour une part les mmes et pour une part diffrentes de celles par lesquelles on

    59 On se reportera Lampert & Lampert (2000 : 112 113) pour une critique de

    cette dfinition courante en smantique linguistique elle est adopte, entre autres, par Jespersen (d. 1992 : 313), Lyons (1968 : 308, 1977 : 452), Givon (1994 : 266), Le Querler (1996 : 63), Palmer (1986 : 14, d. 1990 : 2), etc. Nous proposerons une dfinition fonctionnelle plus restrictive au 1.9.

    60 Voir la citation de Priscien au 1.1.

  • 28 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    exprime nos penses. Et dabord, en gnral, toutes les passions peuvent tre exprimes avec lindicatif : comme jaime, je crains, je me rjouis, je dlibre, je veux, jordonne. Mais certaines passions ont, par elles mmes, des formes particulires dexpression []. La dlibration sexprime avec le subjonctif ; ce qui est une manire de parler propre signifier des suppositions avec leurs consquences (). Le langage du dsir et de laversion est limpratif []. Le langage de la vaine gloire, de lindignation, de la piti et de la rancune est loptatif. Mais pour ce qui est du dsir de savoir, il y a une forme particulire dexpression, appele interrogative (). Je nai pas trouv dautre langage des passions [].

    Les tats mentaux relvent de la psychologie. Or nous tenons maintenir un point de vue spcifiquement linguistique sur les modalits, dont la smantique ne saurait tre un simple calque de la psychologie (cf. 1.6.3.). Reste que les citations ci-dessus ne sont pas sans pertinence, car elles indiquent au moins que les formes linguistiques valeur modale permettent dexprimer et de susciter des tats mentaux. Dans une perspective pragmatique, on considrera que cest l laspect perlocutoire de la modalisation (cf. 1.5.1.). De mme que le choix de telle ou telle modalit est motiv, en discours, par la volont dexprimer une force illocutoire particulire, il est li aussi aux effets perlocutoires (en particulier aux tats mentaux) que le locuteur veut faire natre. Mme si la modalisation ne constitue pas lobjet de ce livre, nous devons lvoquer trs brivement, parce que, dans une perspective fonctionnelle, il faut bien admettre que cest lune des raisons dtre, essentielle, des modalits linguistiques. Nous nous contenterons dindiquer comment cette modalisation perlocutoire a t prise en charge par la rhtorique aristotlicienne, et par quels biais ce type danalyse pourrait aujourdhui se trouver intgr au champ des recherches cognitives.

    1.6.2. La rhtorique aristotlicienne

    Trs schmatiquement, Aristote discerne diffrents genres de discours sur la base de deux types de caractristiques, que lon nommerait actuellement : illocutoire et modal. Les discours relvent soit de la science, soit de lloquence. Aux sciences thortiques , qui procdent par assertions nonces sous la modalit du ncessaire althique, sopposent les sciences pratiques et poitiques , qui snoncent aussi de faon assertive, mais sous le rgime de la probabilit subjective. Quant aux discours (non scientifiques) qui relvent de lloquence, on sait quAristote les rpartit selon trois genres principaux (appels genres oratoires , cf. Rhtorique I) : le dlibratif qui vise principalement conseiller / dconseiller et dont la modalit essentielle est celle de lutile / nuisible ; le judiciaire qui consiste accuser / dfendre sur la base de la modalit du juste et de linjuste ; et enfin

  • Perspective thorique 29

    lpidictique caractris par la force illocutoire de la louange et du blme associe la modalit du beau / laid (au sens moral). A cela sajoutent des caractristiques temporelles : le dlibratif concerne principalement lavenir, le judiciaire le pass, et lpidictique le prsent. Il est vrai que lutile / nuisible, le juste / injuste et le beau / laid ne sont pas tenus explicitement pour des modalits par Aristote, qui ne considre comme telles, dans sa prsentation des modalits (De Linterprtation 12) que les valeurs modales althiques : le ncessaire, le possible, le contingent et limpossible. Il affirme simplement dans la Rhtorique quil sagit de la fin (telos) de chacun des genres oratoires. Ce sont ses successeurs qui les intgreront explicitement au champ modal, sans considrer trahir sa pense. Par exemple, dans la Terminologie logique de Mamonide (d. 1982 : 36) 61 :

    Parfois, le prdicat est accompagn de quelques termes indiquant la modalit de la liaison du prdicat au sujet ; tels que : possible, impossible, probable, ncessairement, forc, ncessaire, blmable, agrable, convenable, il faut, etc.

    Deux points de lanalyse aristotlicienne des genres oratoires nous importent ici : a) Les jugements modaux peuvent tre tenus pour le but des discours dans la mesure o ce sont eux qui suscitent les passions qui vont dterminer lauditoire agir dune certaine faon. Ainsi, en prenant le cas le plus simple, un discours de genre dlibratif vise tablir quune action est utile dans le but de susciter chez les auditeurs le dsir de laccomplir et donc, in fine, en vue dobtenir son accomplissement. Loin dquivaloir aux passions elles-mmes, les jugements modaux contribuent leur apparition (en relation lethos de lorateur et aux habitus, ou dispositions durables prouver des passions, de lauditoire 62). b) Si la fin des divers discours est forme de jugements modaux, ils drivent eux-mmes dautres jugements modaux. En effet, le mode de dmonstration ou dargumentation tant prioritairement dductif, ce sont des jugements modaux valeur gnrale qui vont constituer les prmisses des raisonnements (enthymmes) mis en uvre. Chaque genre de discours peut ds lors tre caractris, outre par son mode de fonctionnement illocutoire et par les modalits quil vise tablir, par la modalit des prmisses sur lesquelles il sappuie. Aristote consacre des dveloppements particuliers aux prmisses utilisables par chacun des genres de discours (ainsi le dlibratif

    61 Voir aussi Le Pseudo Scot cit dans Blanch & Dubucs (2002 : 155).

    62 Etre en colre dsigne une passion (un tat mental passager), tre

    colreux dcrit un habitus, une disposition durable. Lethos correspond limage que lorateur donne de lui mme (i.e. une reprsentation de ses habitus).

  • 30 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    prend appui non seulement sur lutile, mais aussi sur le possible, car on ne dlibre ni sur le ncessaire, ni sur limpossible, cf. Rhtorique I, 4). Les jugements modaux qui forment les prmisses des discours relevant de lloquence appartiennent massivement la doxa : il sagit dopinions partages, de ce que lon appelle parfois des reprsentations communes . Selon le dispositif thorique mis en place, si ces reprsentations manquent, le discours pourra peut-tre avoir une force illocutoire, mais il restera sans effet perlocutoire, ou, au moins, il naura pas leffet vis. Pour prendre un exemple actuel, on peut conseiller un vgtarien de manger de la viande, mais il sera difficile de len persuader (de susciter en lui le dsir de le faire). Rsumons le rle des jugements modaux dans ce cadre au moyen dun schma :

    Fig.1

    Cest dans cette perspective aristotlicienne que Mamonide interprte, dans Le guide des gars, les dbuts malheureux de lhumanit. Avant sa faute, lhomme (Adam), selon Mamonide, possdait la raison, mais ignorait les opinions (les reprsentations communes) :

    (Cest parce quil tait dou de raison) quil reut des ordres [] : Et lEternel, Dieu ordonna, etc. (Gen. 2 :16), car on ne peut pas donner dordres aux animaux ni celui qui na pas de raison. Par la raison on distingue entre le vrai et le faux, et cette facult il (Adam) la possdait parfaitement et

    habitus de lauditoire

    ethos de lorateur

    Reprsentations communes : doxa (jugements modaux valeur gnrale)

    Jugements modaux particuliers

    argumentation

    Passions (effets perlocutoires viss)

  • Perspective thorique 31

    compltement ; mais le laid et le beau existent dans les opinions probables et non dans les choses intelligibles. [] il ny avait en lui aucune facult qui sappliqut aux opinions probables dune manire quelconque, et il ne les comprenait mme pas ; de telle sorte que ce quil y a de plus manifestement laid par rapport aux opinions probables, cest dire de dcouvrir les parties honteuses, ntait point laid pour lui, et il nen comprenait mme pas la laideur. (d. 1979 : 32).

    Partant, Dieu pouvait sadresser lui au moyens dnoncs porteurs dune force illocutoire, mais ceux-ci devaient rester sans effet perlocutoire :

    Le SEIGNEUR Dieu prescrivit lhomme : Tu pourras manger de tout arbre du jardin, mais tu ne mangeras pas de larbre de la connaissance du bonheur et du malheur car, du jour o tu en mangeras, tu devras mourir (Gen. 2 :16 17, trad. de la TOB).

    Cest seulement lorsquil a got au fruit de larbre de la connaissance (du bonheur et du malheur, et/ou, selon Mamonide, du bien et du mal), que lhomme mesure la porte de la sanction encourue

    Ayant obtenu la connaissance des opinions probables, il fut absorb par ce quil devait trouver laid ou beau, et il connut alors ce que valait la chose qui lui avait chapp et dont il avait t dpouill, et dans quel tat il tait tomb. Cest pourquoi il a t dit Et vous serez comme des Elohm connaissant le bien et le mal (Gen. 3 :5). [] Et les yeux de tous les deux souvrirent et ils reconnurent quils taient nus (Ibid. 3 :7). (Guide des gars, d. 1979 : 3233).

    En somme, cest un chec perlocutoire, li une mconnaissance des modalits apprciatives et axiologiques qui serait lorigine de lexpulsion de lhomme hors du jardin dEden. On pourrait encore, dans la mme perspective, relire la morale stocienne (en particulier Epictte) comme une forme danti-rhtorique : un art de ne pas se laisser persuader, fond sur une matrise des jugements modaux. Le sujet, selon Epictte, possde les notions modales (ce quil appelle les prnotions 63), mais rien ne loblige, sinon la coutume et lopinion commune, les assigner aux propositions auxquelles elles le sont habituellement (dans la doxa, ex. : il est indsirable dtre pauvre, malade, etc. ). Le sujet est libre de son assentiment, car en matire dassentiment, tu ne peux subir ni entrave, ni empchement (Entretiens IV, 1, 69). Il peut fort bien quoique cela naille videmment pas sans difficults associer les prnotions des propositions ou des objets de son choix. Etant donn que presque tout le monde a reconnu que le bien et le mal sont en nous, nullement dans les objets extrieurs (Entretiens III, 20, 2), il devient

    63 Cf. Entretiens II, 17, 10.

  • 32 Laurent Gosselin Les modalits en franais

    possible dopposer les choses qui dpendent de nous , nos jugements apprciatifs et axiologiques, aux choses qui nen dpendent pas , les vnements et les situations extrieurs (Manuel I, 1). Ce qui nous importe ici, cest que lindividu qui procde ainsi, en se dtachant des reprsentations communes, devient libre, car tant labri de toute persuasion, il lest aussi de toute contrainte :

    Le matre dun homme, cest celui qui a la puissance sur ce que veut ou ne veut pas cet homme, pour le lui donner ou le lui ter. Que celui donc qui veut tre libre, nait ni attrait ni rpulsion pour rien de ce qui dpend des autres ; sinon il sera fatalement malheureux. (Manuel XIV, 2).

    Ce qui revient dire, une fois encore, que sils ne reposent pas sur des jugements modaux partags, les discours resteront sans effet, car les obligations quils font natre par le biais des conventions illocutoires ne sont rien, tant que le dsir de les satisfaire ne leur est pas associ. Et ces dsirs ne peuvent tre suscits ( titre deffets perlocutoires) que sur la base de reprsentations modales partages.

    1.6.3. Modalits et tats intentionnels

    Si, comme le montre la tradition rhtorique, les modalits mises en uvre dans le discours influent directement sur ses effets perlocutoires, i.e. sur les tats mentaux et les comportements quil suscite), cest quelles entretiennent un lien trs troit, au plan conceptuel, avec ces tats mentaux. On peut aller jusqu dire quelles apparaissent comme la contrepartie linguistique de certains tats mentaux. Il est en effet tentant de rapprocher la structure smantique de base de lnonc, qui se compose, selon Bally (cf. 1.1.), dun contenu reprsent et dune modalit, avec celle de ltat intentionnel tel quil est dcrit par Searle (d. 1985 : 26), comme constitu dun contenu reprsentatif et dun mode psychologique . Ainsi la croyance dfinit un tat intentionnel qui se compose dun contenu (ce sur quoi porte la croyance) et dun certain mode psychologique (qui distingue par exemple la croyance que p de la crainte que p ). Cet tat intentionnel se laisse directement exprimer par une modalit pistmique du type je crois que p . Cette corrlation ne peut cependant pas tre gnralise. Outre les tats mentaux non intentionnels (i .e ; sans contenu ; comme langoisse), il existe des tats intentionnels qui dans certaines langues au moins ne paraissent pas avoir de correspondant modal direct (ex. : la colre), et surtout des modalits sans analogue au plan psychologique (comme lobligation / interdiction dordre institutionnel ; ex. : il est interdit de fumer dans cette pice ). De plus, des modalits diffrentes peuvent correspondre un mme tat intentionnel (par ex., les modalits althiques et pistmiques font galement lobjet de croyances, au plan psychologique). Toutes ces raisons

  • Perspective thorique 33

    interdisent, on la dit au 1.6.1., que lon assimile les deux plans, smantique et psychologique. Reste que la corrlation est particulirement pertinente en ce qui concerne les modalits subjectives : pistmiques, apprciatives, bouliques, et, dans une moindre mesure, axiologiques. Or cest principalement sur ces modalits que sappuient les genres oratoires distingus par la rhtorique aristotlicienne, et plus gnralement les discours vise persuasive. Le lien entre certaines modalits subjectives utilises dans une argumentation et certaines passions peut dsormais tre explicit : une modalit apprciative (positive ou ngative) prsente une situation ou un objet comme susceptibles de provoquer telle ou telle passion (le dsir ou laversion) ; une modalit pistmique (positive ou ngative) prsente une proposition comme devant faire lobjet dune croyance, ou dun doute, etc. Jointe lethos de lorateur et aux habitus des auditeurs, cette prsentation subjective des objets, situations ou vnements provoque normalement (si largumentation est cohrente et sappuie sur des reprsentations partages) les passions correspondantes. Trs schmatiquement, les modalits pistmiques (certain, probable, contestable ) suscitent les croyances (et les doutes), cest--dire quelles sont censes entraner la conviction ; alors que les modalits apprciatives et axiologiques provoquent les dsirs (et les aversions), qui, joints la conviction, constituent la persuasion 64, en tant que vise perlocutoire globale du discours. Si lon tente maintenant dintgrer au domaine des sciences cognitives actuelles ces observations sur le rle des modalits dans le champ rhtorique, on se heurte invitablement lobjection selon laquelle il parat impossible de faire correspondre aux diverses croyances et passions des tats neurobiologiques (tats crbraux) spcifiques, objection formule en particulier par Churchland (1986) 65. Deux rponses, complmentaires, peuvent tre apportes : a) On na besoin, pour dcrire les phnomnes rhtoriques, que dun modle dispositionnel-fonctionnaliste des tats mentaux, chacun de ces tats tant caractris par ce qui le provoque et ce quoi il dispose les sujets quil affecte. Dans cette perspective, la croyance, par exemple, sera considre comme un tat qui sert de transition, moyennant des dsirs et dautres tats mentaux, entre des entres dinformation [] et des sorties comportementales [] ou dautres tats mentaux (Engel 1994 : 30). b) Les tats mentaux appartiennent la thorie de lesprit 66 de chaque individu, i.e. sa facult de comprendre les comportements (de soi-mme et

    64 Quant aux discours qui suscitent des dsirs sans entraner la conviction, ils

    relvent, selon Fnelon (d. 1983 : 31 33) de la sduction. 65

    Pour une discussion, cf. Engel (1994 : 56 sq.) 66

    Cf. Bar