13
Dialogue http://journals.cambridge.org/DIA Additional services for Dialogue: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Les multiples lectures du Poème de Parménide Yvon Lafrance Dialogue / Volume 32 / Issue 01 / December 1993, pp 117 - 128 DOI: 10.1017/S001221730001502X, Published online: 13 April 2010 Link to this article: http://journals.cambridge.org/ abstract_S001221730001502X How to cite this article: Yvon Lafrance (1993). Les multiples lectures du Poème de Parménide. Dialogue, 32, pp 117-128 doi:10.1017/S001221730001502X Request Permissions : Click here Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 18 Nov 2013

Les multiples lectures du Poème de Parménide

  • Upload
    yvon

  • View
    214

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Dialoguehttp://journals.cambridge.org/DIA

Additional services for Dialogue:

Email alerts: Click hereSubscriptions: Click hereCommercial reprints: Click hereTerms of use : Click here

Les multiples lectures du Poème de Parménide

Yvon Lafrance

Dialogue / Volume 32 / Issue 01 / December 1993, pp 117 - 128DOI: 10.1017/S001221730001502X, Published online: 13 April 2010

Link to this article: http://journals.cambridge.org/abstract_S001221730001502X

How to cite this article:Yvon Lafrance (1993). Les multiples lectures du Poème de Parménide.Dialogue, 32, pp 117-128 doi:10.1017/S001221730001502X

Request Permissions : Click here

Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 18 Nov 2013

Les multiples lectures duPoeme de Parmenide*

YVON LAFRANCE Universite d'Ottawa

Les Etudes sur Parmenide viennent s'ajouter a cette liste deja impression-nante d'ouvrages qui, dans la derniere decennie, ont ete consacres au texteet a I'interpretation du Poeme de Parmenide1. Celui-ci contient les etudes is-sues du Centre de Recherches sur la Pensee Antique ou Centre L. Robin del'Universite de Paris-Sorbonne (Paris IV) que dirigeait le professeur P.Aubenque. Les specialistes de Parmenide de la nouvelle generation ne man-queront pas d'instruments de travail pour leur lecture du Poeme. Mais ilsrisquent du meme coup de penetrer dans un veritable labyrinthe d'in-terpretations d'ou ils auront vraisemblablement plus de difficultes a sortirque leurs devanciers. La somme de connaissances accumulees autour desquelques cent soixante vers de ce Poeme au niveau des manuscrits, de lalangue grecque et de la litterature de l'epoque est considerable, la diversitedes lectures codicologiques, philologiques et philosophiques qui touchechaque vers du Poeme, pour ne pas dire chaque mot, est deroutante puisqueles arguments qui fondent chacune de ces lectures ne manquent pas devraisemblance.

Le premier tome de ces Etudes sur Parmenide a ete entierement redigepar D. O'Brien, directeur de recherches au CNRS de Paris. II comprend letexte du Poeme (p. 1-134) et un essai critique d'interpretation (p. 135-319).Le texte grec a ete etabli a partir des meilleures editions modernes, l'auteurlaissant aux divers editeurs la responsabilite entiere de leur collation desmanuscrits (p. XVI, n. 3). Pour chaque fragment du Poeme, O'Brien donneune liste bibliographique des sources anciennes, le texte grec qu'il adopteapres examen des variantes signalees par les editeurs modernes, la traduc-tion franchise faite en collaboration avec J. Frere, une traduction en anglais,qui est la langue matemelle de l'auteur, et un apparat critique des plus so-bres. La numerotation des fragments adoptee est celle de H. Diels et W.Kranz {Die Fragmente der Vorsokratiker, 5e ed., Band I, Berlin, 1934), bien

Dialogue XXXII (1993), 117-27

118 Dialogue

que l'auteur souligne, a la fin de l'ouvrage, que la place de certains frag-ments n'est pas encore assuree (p. 239-249). A la fin de chaque fragment ontrouvera des notes fort precieuses dans lesquelles l'auteur, grace a unemaitrise remarquable de la langue grecque, justifie sa lecture et sa traduc-tion. A la suite du texte et de sa traduction on trouvera une liste de dix-huitmanuscrits avec leur lieu de provenance (p. 81), la bibliographie des trente-trois auteurs anciens qui nous ont transmis le texte de Parmenide (p. 82-91),et celle d'environ quatre-vingt-cinq textes modernes mentionnes dans cettepremiere partie de l'ouvrage (p. 92-105) dont vingt-deux sont relatifs a deseditions et/ou traductions du Poeme. La note complementaire qui suit(p. 106-118) est une critique severe sur la collation des manuscrits faite parA. H. Coxon pour son edition recente des fragments de Parmenide (1986).Ceux qui se proposent d'utiliser cette edition de Coxon auront profit areflechir sur la critique d'O'Brien. Cette partie consacree a l'etablissementdu texte se termine sur un index precieux des mots grecs qui apporte descorrections jugees necessaires par l'auteur au Wortregister de Diels (1897)(p. 119-134). L'essai critique qui suit (p. 135-319) est centre sur lapremiere partie du Poeme, en particulier les fragments II, VI, VII, et VIII. IIs'agit d'une longue analyse des enonces assertoriques et modaux des vers 3et 5 du fragment II dont l'auteur essaie de degager l'intelligibilite a l'aidedes fragments VI, VII et VIII, et a travers une critique des interpretations deF. M. Cornford, H. Frankel, G. E. L. Owen, C. H. Kahn et N. L. Cordero.Ce premier tome se termine sur un index des auteurs anciens (p. 303-308) etdes auteurs modernes (p. 309-310) mentionnes au cours de l'essai critique,suivi d'un «Engllsh summary» tres utile pour connaltre les positions fon-damentales de l'auteur dans sa lecture de Parmenide (p. 311-319). Ledeuxieme tome comprend quinze etudes d'auteurs differents (p. 3-350),suivies d'un index des passages cites du Poeme de Parmenide (p. 353-358),d'un index des passages cites d'auteurs anciens (p. 359-370) et d'un indexdes auteurs modernes (p. 371-375).

Le premier tome constitue, a notre avis, une contribution importante a lacomprehension philologique et philosophique du Poeme de Parmenide.L'interpretation d'O'Brien se caracterise avant tout par la coherence interne,par la solidite de ses bases philologiques et surtout par son refus de lireParmenide a la lumiere des philosophies aristotelicienne, neoplatonicienneou encore contemporaines. Les interpretations du second tome ne presententpas la meme coherence et l'influence des philosophies contemporaines, enparticulier celle de Heidegger, a travers Beaufret, viendra compromettre larecherche d'un accord commun sur la terminologie de la traduction duPoeme et sur sa veritable signification philosophique, c'est-a-dire celle quepouvaient lui donner les contemporains de Parmenide.

Ces multiples lectures du Poeme de Parmenide demeurent pour nous unesource d'etonnement et d'insatisfaction dont nous cherchons toujours uneexplication. II n'est pas question ici de mettre en doute ni l'erudition remar-

Parmenide 119

quable des interpretes ni leur acribie philosophique. Nous avancerionsplutot l'idee suivante: la diversite des lectures vient de la diversite des con-textes adoptes par les interpretes dans leur approche du Poeme deParmenide. Lorsque ces contextes sont inspires puissamment par des philo-sophies contemporaines, ils ne peuvent que produire cette diversite de lec-tures d'un meme texte qui ne cesse de nous etonner. Pour mieux nous fairecomprendre nous prendrons deux exemples d'interpretes appartenant a desecoles philosophiques differentes et dont nul ne pourra contester la tresgrande erudition ni le tres haut niveau d'acribie philosophique: les etudesde G. E. L. Owen sur Parmenide, presentes indirectement dans cet ouvragea travers la critique parfois virulente de D. O'Brien (t. I, p. 187-206; t. II,p. 135-162 et 322-328) et l'etude de P. Aubenque (t. II, p. 102-134). Le pre-mier a lu le Poeme de Parmenide dans le contexte de la philosophie analy-tique, le second, dans le contexte d'une philosophie d'inspiration heideg-gerienne. Dans les deux cas, le contexte historique dans lequel a ete produitle Poeme de Parmenide est pratiquement ignore au profit d'un contexte phi-losophique actuel qui prend en charge la pertinence des problemes souleves,les instruments d'analyse conceptuelle et les solutions proposees.

Prenons d'abord le cas de G. E. L. Owen2. Comme beaucoup d'autrescommentateurs de Parmenide, Owen s'est pose le probleme du sujet de es-tin dans le fr. II, 3 et 53. Apres avoir rejete Phypothese de Cornford selonlaquelle le sujet de estin serait l'Etre-Un de la cosmologie pythagoricienneet celle de Frankel d'un sujet impersonnel, Owen croit trouver dans lefr. VI, 1 la reponse a son probleme. II adopte alors d'une fac,on toute spon-tanee la traduction discutable de Burnet, sans doute parce qu'elle corres-pond d'emblee au contexte analytique qu'il se propose d'imposer au Poemede Parmenide. II comprend le fr. VI, 1 de la facon suivante: «What can bespoken and thought of must exist; for it can exist, whereas nothing can-not»4. Cette lecture du fr. VI, 1 lui permet d'avancer que le sujet de estindans le fr. II, 3 et 5 est «ce dont on peut parler» et «ce a quoi l'on peutpenser» qu'il interprete comme etant un sujet purement formel qui demandea etre rempli par des attributs logiquement deduits de lui-meme. Owenecrit: «The subject is quite / formal, until it is filled in with the attributes(beginning with existence) that are deduced for it [. . . ]»5. Et la com-paraison qui lui vient alors a l'esprit est celle de Descartes: «The compari-son with Descartes' cogito is inescapable: both arguments cut free of inher-ited premisses, both start from an assumption whose denial is peculiarlyself-refuting»6. Ayant trouve dans le fr. VI, 1 ce qu'il croit etre le fonde-ment textuel de son sujet formel, Owen applique le meme contexte a sa lec-ture du fr. Ill ou il reconnait la these de l'identite de la pensee et de l'exis-tence: «This reading provides a context for B3, which on a similar interpre-tation embodies the essential admission that Parmenides needs: what can bethought is identical with what can (not must) exist»7. Poursuivant sa lecturedu fr. VIII, 5 du Poeme dans ce contexte d'un sujet formel, Owen trouve

120 Dialogue

alors en Parmenide l'inventeur d'un «timeless present* qui lui permet dedonner a son sujet formel les proprietes des entites mathematiques et despropositions qui echappent a la duree temporelle. II traduit ainsi le fr. VII,5 : «Nor was it ever nor will it be; for it is now, all together, single, continu-ous»; et il ajoute comme commentaire : «The argument that he gives to sup-port this — and we have no record of any other argument that he brought tobear on this point — is that the subject cannot have either a beginning or anend in time or indeed any temporal variation at all»8. Le sujet du Poeme deParmenide devient ainsi sous la plume d'Owen une entite purement logique,sans contenu reel et tout a fait atemporel comme le sont les entitesmathematiques. Des lors le fr. I, 28-31 qui fait l'objet principal de la pre-miere etude d'Owen montre bien que le discours de la deesse n'accorde au-cun degre de verite a la cosmogonie et la seconde partie du Poeme doit etrelue uniquement comme une piece de dialectique. En realite le Poeme deParmenide marquerait la fin de la cosmologie et s'inscrirait dans une pers-pective comparable a celle de Descartes d'un nouveau depart de la philoso-phic Owen ecrit: «If the building of such a system was never his end, itcould certainly be a means to his end; and for my part I take its purpose tobe wholly dialectical»9. L'idee directrice de cette interpretation est que«Parmenides did not write as a cosmologist»10. L'abolition du contextecosmologique dans la lecture du Poeme de Parmenide et son remplacementpar un contexte logico-ontologique ou un sujet purement formel devient lepoint de depart d'une nouvelle philosophic du Poeme constitue la caracteris-tique fondamentale de cette lecture owenienne. Parmenide serait done notrepremier philosophe analytique.

Mais on peut aussi abolir le contexte historique du Poeme de Parmenideen partant d'un autre contexte. Et e'est le cas de P. Aubenque qui consacreson etude a une analyse semantique et syntaxique du verbe «etre» dont l'ins-piration est d'origine heideggerienne (t. II, p. 132, n. 93 et 133, n. 94). Lecontexte qui commande ici tous les elements de la lecture du Poeme n'estplus le sujet formel d'Owen, mais le verbe «etre» comme entite logico-verbale. Aubenque ecrit: «Qu'est-ce a dire, sinon que l'etre ici nomme nedesigne pas ce qui est ou ce qu'une tradition bien posterieure appellera "larealite", mais bien le mot "etre", le verbe "etre" lui-meme», et «L'etre estde l'ordre de laphasis, du ^axC^Eiv, et e'est lui qui dit la pensee, non l'in-verse» (t. II, p. 122). Voila le contexte a l'interieur duquel Aubenque nouspropose sa lecture du Poeme de Parmenide. Le sujet principal du Poemen'est pas le reel, mais le langage sur l'etre. Aubenque ecrit: «Calogero n'apas tort de parler d'une "origine logico-verbale de la conception deParmenide" ou encore d'un "est logico-verbal"» (t. II, p. 124).

C'est dans ce contexte linguistique d'inspiration heideggeriennequ'Aubenque va nous proposer sa lecture de cinq fragments de la premierepartie du Poeme de Parmenide. Dans sa lecture du fr. II, 3 et 5 Aubenquepropose comme sujet implicite de estin «ce que Ton dit» et passant outre

Parmenide 121

aux objections d'O'Brien par un recours a Aristote {Met. A 7, 1017a31 etE 2,1026a33-35) il accorde au verbe «etre» un sens veritatif en lui laissantsignifier au second degre la verite d'une proposition (t. II, p. 112).Parmenide aurait ete ainsi le premier a thematiser la fonction veritative duverbe «etre» (t. II, p. 114). Dans le fr. VI, 1, complete par d'autres frag-ments (II, 7-8, VIII, 7-8, 17-18 et 50) Aubenque lit la these de l'identite del'etre, de la pensee et du discours. II ecrit: «Parmenide est done le philo-sophe qui pose pour la premiere fois ce que E. Hoffmann appelle "l'iden-tite, l'unite indissociable" ou encore "l'unite trinitaire" (Drei-Einigkeit) del'etre, de la pensee et du discours (logos)» (t. II, p. 120). Pour sa lecture dufr. Ill Aubenque, apres avoir formule trois objections contre la traductiond'O'Brien, consulte la tradition aristotelicienne et neoplatonicienne pourtrouver le sens de ce fragment (Plotin, Enneades, V, 1, 8, 1.17, ed. Brehier;Aristote, De An. 431bl7). II y lit l'identite de l'etre et de l'intellect ou en-core l'identite de l'intelligible et de l'intellect dans l'acte meme d'intellec-tion. «L'intelligence», ecrit-il, «coincide avec l'etre de ce qu'elle pense, aumoment ou elle le pense: tel serait le sens du fr. III» (t. II, p. 117). Danscette lecture du fr. Ill e'est l'influence de la tradition ancienne qui a etedecisive pour 1'interpretation d'Aubenque, mais celle-ci se combine tresbien avec une influence heidegerienne puisqu'elle detache egalement lediscours ontologique de Parmenide de son fondement cosmologique. Lefr. VIII, 34-36 se presente sous la plume d'Aubenque comme un com-plement du fr. Ill surtout dans le v. 35 («car sans l'etre, dans lequel elle estexprimee, tu ne trouveras pas la pensee») qui introduit le Logos comme unintermediate entre la pensee et l'etre, ce qui confirme le sens veritatif duverbe «etre». Aubenque ecrit: «Si nous nous rememorons maintenant ceque nous avons dit plus haut, les v. 34-36 ainsi interpretes presentent l'avan-tage considerable d'expliquer 1'adage encore obscur du fr. Ill en intro-duisant entre la pensee et l'etre la mediation qui manquait, celle du logos»(t. II, p. 124). Dans sa lecture du fr. VIII, 5 et 19-21, Aubenque a trouvechez Owen un puissant allie dont la these d'un «timeless present* vient ren-forcer celle du sens veritatif du verbe «etre». On remarquera qu'Aubenqueadopte la meme traduction qu'Owen du fr. VII, 5: «Ce n'etait jamais, ni nesera, puisque e'est maintenant» (t. II, p. 125). Puisqu'il a exclu tout contextecosmologique dans la lecture du Poeme de Parmenide, la question que sepose Aubenque est alors la suivante: de quelle chose peut-on dire qu'elleest sans qu'on puisse en parler au passe ni au futur? La reponse est claire:« [ . . . ] il ne peut s'agir que d'une proposition exprimant une verite intem-porelle, comme le sont par exemple les verites mathematiques» (t. II,p. 126). Ainsi s'il y a un sens a dire: «13 est un nombre premier», il n'y apas de sens a dire: «13 etait ou sera un nombre premier». Par ou Ton voitque le sens intemporel du verbe «etre» vient renforcer ici son sens veritatif.Et cette rencontre dans les deux contextes d'interpretation si differentsd'Owen et d'Aubenque vient de ce qu'ils partagent un element en commun :

122 Dialogue

1'absence du contexte cosmologique dans leur lecture respective du Poemede Parmenide. Owen a lu dans le Poeme une analyse de l'etre comme entitelogico-ontologique et Aubenque, une analyse de l'etre comme entite logico-verbale. L'idee qui a oriente toute l'etude d'Aubenque est tres bien ex-primee dans le titre de son article: «Syntaxe et semantique de l'etre dans lePoeme de Parmenide». En conclusion, il ecrit:

Ce que j'ai essaye d'etablir, en tout cas, c'est que la reconnaissance, evidemmentimplicite, de la fonction syntaxique et, plus particulierement, veritative de l'etreexplique le choix que fait Parmenide de la these de l'etre. De fait, ['interpretationsyntaxique predomine dans les fr. II a VI. Le fr. VIII, en revanche, se caracterisepar un retour en force de la semantique de l'etre, qui est une semantique de la per-manence, meme si 1'aspect syntaxique demeure present derriere les assertions,semantiquement etranges, des v. 5, 19-20 et 34-36 (t. II, p. 133-134).

On aura remarque ici la nuance importante d'Aubenque que Ton netrouve pas dans les etudes d'Owen : «evidemment implicite». Celle-ci nouspermettra d'introduire deux observations generates sur ces contextes con-temporains de lecture du Poeme de Parmenide. La premiere est que cesdeux etudes ont reussi a degager des sens philosophiques actuels du Poemequi provoquent l'adhesion du lecteur contemporain par leur coherence phi-losophique interne et la tonalite actuelle des instruments conceptuelsd'analyse. Mais alors la question que nous poserions ici est la suivante:Parmenide, ce philosophe du Vle s. av. J.-C, a-t-il ecrit un poeme sur l'etrecomme sujet purement formel ou encore sur la fonction semantique et syn-taxique du verbe «etre»? Avait-il vraiment present a 1'esprit au moment ouil ecrivait son Poeme la problematique du sujet formel ou celle du verbe«etre»? Comme auteur presocratique de quoi Parmenide veut-rt parter a sescontemporains dans ce Poeme? Celui-ci avait certes un sens pour lui et pourson audience. LequeJ? Pour repondre a ces questions les philosophies con-temporaines demeurent impuissantes, et c'est vers la philosophie del'epoque et les connaissances historiques que Ton doit se tourner. II s'agiraitalors d'etablir le contexte historique a l'interieur duquel pourrait se faireune lecture du Poeme qui corresponde non seulement a sa verite philoso-phique, mais aussi a sa verite historique. Incidemment aucune etude de cegenre n'apparait dans l'ouvrage que nous recensons. En bref, la question denature methodologique que nous poserions ici est la suivante: la tache del'historien de la philosophie est-elle de degager les sens actuels ou les senspasses des textes philosophiques? Les sens que nous pouvons donner au-jourd'hui au Poeme de Parmenide ou le sens que lui a donne lui-memeParmenide dans le contexte de son epoque? Notre deuxieme observationpourrait nous introduire a notre explication provisoire de cette multiplicitede lectures du Poeme de Parmenide. C'est la diversite des contextes adoptespar les interpretes qui produit dans la majorite des cas la multiplicite deslectures. A la limite, l'interpretation ainsi comprise produit la multiplication

Parmenide 123

infinie d'un texte unique dont le sens historique echappe a tous les in-terpretes a l'exception du sens philosophique que chacun y a trouve.

Sans doute on nous objectera que la critique est facile et que les etudesd'Owen et d'Aubenque constituent des moments forts de notre interpreta-tion contemporaine de Parmenide. Nous en convenons tres modeste-ment. On nous sommera de nous executer et de produire ce contexte his-torique a l'interieur duquel pourrait se degager le sens que Parmenide adonne a son Poeme. Mais ce n'est pas le moment de realiser un tel projet.Nous nous contenterons ici de signaler un element important de ce contextehistorique qui a ete completement elimine dans les interpretations d'Owenet d'Aubenque.

Commenc.ons par le fr. VI, 1 qui se lit comme suit: «XP^ "to XEYEIV TO

VOEIV x' EOV E[i|xevai- ecru yap eivai». O'Brien a fait la critique de la tra-duction de Burnet adoptee par Owen comme fondement textuel de son sujetformel (t. I, p. 207-212). La traduction d'Owen suppose un emploi potentieldu participe TO EOV. Or, O'Brien nous avertit qu'il n'existe jusqu'a main-tenant aucun exemple dans la langue grecque d'un tel emploi du participeprecede de 1'article. Seul le participe du verbe «etre» sans 1'article sousforme d'«accusatif absolu» pourrait avoir ce sens potentiel. Par consequent,la traduction : «What can be spoken and thought of [ . . . ]» est erronee (t. I,p. 207). De plus, O'Brien note que dans la traduction de Burnet-Owen lesmodalites sont mal interpretees. La modalite de la necessite ne s'appliquepas a l'existence (must exist), mais a la pensee et au discours, tandis que lamodalite de la possiblite n'est pas presente dans le fragment puisque le TOEOV ne peut pas avoir un sens potentiel. Prenant appui sur Vlliade(chap. XVII, p. 406-407) O'Brien donne aux TO qui precedent les infinitifsVOEIV et Xiyeiv le sens d'un demonstratif et traduit: «I1 faut dire ceci et <ilfaut> penser ceci: 1'etre est» (t. I, p. 211)11. Avec cette traduction corrigeedisparait le fondement textuel du sujet formel d'Owen: «ce qui peut etre ditet pense».

Le fr. Ill se lit comme suit: «TO yap OUTO VOELV EOTIV TE Kai EIVCU».

Owen a lu dans ce fragment la clef d'explication de tout le systemeparmenidien («the essential admission that Parmenides needs») parce ques'y trouve affirmee l'identite de la pensee et de l'existence («what can bethought is identical with what can [not must] exist»). Dans cette identite dela pensee et de l'existence possible s'affirme le sujet purement formel deParmenide. Owen ne s'explique pas sur la nature de cette identite, mais sacomparaison de Parmenide avec Descartes laisse croire que son interpreta-tion du fr. Ill est presque cartesienne, et par consequent, ne saurait s'appli-quer a Parmenide. Aubenque a recours a Plotin et a Aristote pour lire cepassage dans lequel il comprend l'identite de l'intellect et de l'intelligibledans l'acte d'intellection. Mais ces philosophies sont bien posterieures aParmenide et sont les temoins d'une tradition au cours de laquelle l'ontolo-gie s'etait detachee de la problematique presocratique caracterisee par la

124 Dialogue

question du cosmos. O'Brien essaie d'eviter avec raison, croyons-nous,cette identification de la pensee et de l'etre en traduisant: «c'est en effet uneseule et meme chose que Ton pense et qui est» (t. I, p. 19). Cette traduction,comme le souligne O'Brien (t. I, p. 120), a l'avantage de faire de l'existencel'objet de la pensee et du discours et nous apparait plus conforme au con-texte historique du Poeme. Comment croire qu'un presocratique a pu af-firmer I'identite de la pensee et de l'existence comme le soutient Owen, ouencore I'identite de la pensee, du discours et de l'existence, comme lesoutient Aubenque, sans avoir prealablement detacher l'objet qui est, de lapensee et du discours? Si Ton admet une telle these alors on devra etre pret,comme l'a souligne O'Brien, a appliquer a la pensee et au discours lesmemes attributs qui sont appliques a l'existence ou a l'etre au fr. VII, 3sqq.: «inengendre», «imperissable», «sans fremissement», «sans terme»,«un», «continu» (t. I, p. 210). Par ou Ton voit aussi que de tels attributs ap-pliques au sujet formel d'Owen ou au verbe «etre» d'Aubenque friseraientl'absurdite. Pour echapper a ces absurdites on doit supposer que Parmenidenous parle surement d'autre chose que d'un sujet formel ou des differentesfonctions du verbe «etre».

Le fr. VIII, 5 est un passage-cle qui permet a Owen d'etablir le predicatd'intemporalite qui convient a un sujet purement formel et a Aubenque lafonction syntaxique et veritative du verbe «etre». Le fragment se lit commesuit: «OTJ5E irox' r\v ovb' e'cnm, EJTEI VUV EOTIV, 6\IOV JT&V [. . . ]». Nousavons mentionne ci-haut la traduction similaire que donnent Owen etAubenque de ce vers du fr. VIII et qui leur permet d'y lire le sens d'unpresent intemporel du verbe etre qui convient aux propositions mathema-tiques. La traduction d'Owen («nor was it ever») et celle d'Aubenque («cen'etait jamais») retiennent le sens de «ne... jamais» pour la locution ov +JIOTE. Ce sens est parfaitement possible, mais si on l'adopte, le vers deParmenide se transforme en plaisanterie du voleur selon Owen («je n'aijamais ete voleur, je ne le serai jamais . . . puisque je le suis maintenant»)12

ou encore en paradoxe de l'enfant selon Aubenque qui commente les vers19-20 du fr. VIII («un an apres sa naissance, un enfant n'est pas, puisqu'ilest ne») (t. I, p. 27 et 130). C'est pour parer a ces plaisanteries qu'Owen etAubenque soutiennent leur these d'un «present intemporel» sans laquelleles vers 19-20 du fr. VIII, selon Aubenque deviennent inexplicables. Mais ily a une autre fac,on de se sortir de la plaisanterie et du paradoxe puisque lalocution ou + JtoxE a aussi d'autres sens dans la langue grecque comme lemontre tres bien O'Brien qui traduit: «I1 n'etait pas a un moment, ni ne sera<a un moment>, puisqu'il est maintenant» (t. I, p. 35)13. Ce vers du fr. VIIIdoit etre compris dans le cadre de l'argument qui commence en VIII, 2 et setermine en VIII, 21 sur l'etant inengendre et imperissable. Le probleme iciest qu'O'Brien n'ose pas se prononcer sur le sujet implicite de toute cetteargumentation. Je proposerai done, pour eviter ces discussions subtiles surles trois temps du verbe «etre», de lire en parallele de ce fragment VIII, 5 le

Parmenide 125

fragment B 30 d'Heraclite: «Ce monde, le meme pour tous, ni dieu nihomme ne Fa fait, mais il etait toujours, il est et il sera, feu toujours vivant,s'allumant en mesure et s'eteignant en mesure» (trad. M. Conche). Certesce fragment exprime une doctrine toute differente de celle de Parmenide,mais il a au moins le merite de montrer que les trois temps du verbe «etre»pouvaient etre utilises par un presocratique pour decrire l'univers ou le cos-mos souvent identifie au divin. Ou encore ce texte d'Aristote sur Xenophaneen Met. A 5, 986b21-25 :

Quant a Xenophane, le plus ancien des partisans de l'unite (car Parmenide fut,dit-on, son disciple), il n'a rien precise, et il ne semble avoir saisi la nature d'au-cune des deux causes. Mais, promenant son regard sur l'ensemble de l'Universmateriel (eig xov okov oupavov dnop^E^as) il assure que l'Un est Dieu (trad.Tricot)14.

Le fr. 30 d'Heraclite et l'expression : «promenant son regard sur l'ensemblede l'Univers materiel» pourraient bien nous livrer un aspect du contexte his-torique du Poeme. Que Parmenide nous parle dans la premiere partie aussibien que dans la seconde, de l'Univers, du Ciel ou d'un cosmos divin noussemble etre une hypothese aussi plausible que celle du sujet formel ou dusens veritatif du verbe «etre», en tout cas, une hypothese qui s'accorderaitmieux avec la problematique generale des penseurs presocratiques et quirespecterait davantage le contexte historique du Poeme.

Dans sa lecture du fr. VIII, 5 Aubenque est bien oblige de conceder quele vuv Ecrnv a le sens temporel que lui accorde O'Brien. En effet, si on luidonne un sens veritatif on devrait etre pret a accepter l'enonce absurde : «13est maintenant un nombre premier». Mais cette concession l'oblige a ad-mettre une incoherence puisque les deux premiers verbes du vers (etait,sera) exprimeraient l'intemporalite des propositions mathematiques, tandisque le dernier verbe (est maintenant) garderait un sens temporel (t. I,p. 129-130). Dans un meme vers on trouverait done l'usage de la fonctionsemantique (sens temporel) et de la fonction syntaxique (sens intemporel)du verbe «etre». Ce melange de temporalite et d'intemporalite dans l'usagedu verbe «etre» et dans un meme vers demeure a tout le moins etrange.Reconnaissant cette incoherence, Aubenque s'en tire avec ingeniosite en laconsiderant comme «l'acte de naissance de la metaphysique occidentale»(t. II, p. 129). Mais si on lisait plus simplement dans le vers 5 du fragmentVIII l'affirmation que l'Univers, considere comme un tout et non pas dansses parties, est inengendre et imperissable, on echapperait plus facilement acette incoherence creee de toute piece par le contexte de la double fonctiondu verbe «etre». On pourrait alors mieux comprendre le sens des vers 19-20du fr. VIII:

Comment pourrait-il <cosmos> etre par la suite, lui qui est? obsence de genesedans le futur>. Et comment serait-il venu a l'etre? obsence de genese dans lepasse> Car s'il est venu a l'etre, il n'est pas; <il n'est pas> non plus, s'il doit etreun jour <impossibilite du non-etre>.

126 Dialogue

Et ce dernier vers 21 qui termine toute 1'argumentation: «Ainsi est eteinte lagenese, eteinte aussi la destruction, disparue sans qu'on en parle». Ces versaffirment que l'Univers n'a ni genese ni destruction parce que la genesesuppose un non-etre anterieur, tandis que la destruction supposerait unnon-etre posterieur. Or, Parmenide nous avertit au fr. II, 5 qu'il faut nousdetourner de la voie du non-etre.

Ces quelques difficultes que nous venons de soulever a l'egard du con-texte contemporain impose a la lecture du Poeme de Parmenide montrent lanecessite d'un retour au contexte historique. Le presocratique Parmeniden'a peut-etre voulu parler a ses contemporains, dans les deux parties de sonPoeme, que de sa conception du cosmos, d'une fagon positive dans lapremiere partie et d'une fac,on critique dans la deuxieme partie.La ruptureentre la visee cosmologique du Poeme et son expression ontologique est lefruit d'une longue tradition qui commence avec le Sophiste de Platon, sepoursuit dans les passages de la Metaphysique d'Aristote sur les sens duverbe «etre» et dans la tradition neoplatonicienne pour constituer progres-sivement la thematique de notre metaphysique occidentale qui a oubliedepuis longtemps ses origines cosmologiques.

Notes

* Etudes sur Parmenide, publiees sous la direction de Pierre Aubenque. Tome I: LePoeme de Parmenide, texte, traduction, essai critique par Denis O'Brien, en collabora-tion avec J. Frere pour la traduction franchise. Tome II: Problemes d 'interpretation, parPierre Aubenque et collaborateurs (Bibliothcque d'histoire de la philosophie), Paris,Vrin, 1987, XXV, 324 p.; 378 p.

1 Nous pensons ici aux ouvrages de C. Ramnoux, Parmenide et ses successeursimmediats, Monte Carlo, Ed. du Rocher, 1979; J. Tzavaras, Le Poeme de Parmenide,texte, trad, en grec moderne et comment., Athenes, Domos, 1980; M. L. Gasparov,Parmenide. Fragments du poeme sur la nature, trad, russe ct comment., dans Lucrece.De la nature des choses, trad, russe par F. A. Petrovskij, Moscou, 1983, p. 269-274 et371-372; N. L. Cordero, Les deux chemins de Parmenide, ed. critique, trad., etudes etbibliographic (Bibliotheque d'histoire de la philosophie), Paris, Vrin; Bruxelles, Ousia,1984; D. Gallop, Parmenides of Elea. Fragments, texte et trad., Toronto, University ofToronto Press, 1984; A. Gomez-Lobo, Parmenides, texte grec, traduction et comment.,Buenos Aires, Charcas, 1985; A. H. Coxon, The Fragments of Parmenides, ed. critiqueavec introd., trad., temoignages anciens et comment., Assen, Van Gorcum, 1986; S.Austin, Parmenides: Being, Bounds, and Logic, New Haven, CT; Londres, Yale Uni-versity Press, 1986; U. Holscher, Vom Wesen des Seienden. Die Fragmenta, 2C ed.,Francfort, Suhrkamp, 1986; R. Boehme, Die verkannte Muse. Dichtersprache undgeis-tige Tradition des Parmenides, Berne, Francke, 1986; et G. Messina, Index Parmeni-deus, Genes, Bozzi Editore, 1987.

2 Owen a publie deux etudes sur Parmenide qui eurent une influence considerable dans latradition anglo-saxonne. On trouvera plus facilement aujourd'hui ces deux etudes dansLogic, Science and Dialectic: Collected Papers in Greek Philosophy, sous la directionde M. Nussbaum, Hhaca, NY, Cornell University Press, 1986. La premiere a pour titre:«Eleatic Questions» (p. 3-26), ct la seconde: «Plato and Parmenides on the TimelessPresent" (p. 27-44). Nous avons fait une recension de cet ouvrage dans Echos dumonde classique I Classical Views, vol. XXXIII, n.s. 8 (1989), p. 370-378.

Parmenide 127

3 «Eleatic Questions", p. 10-16.4 Ibid., p. 15.5 Ibid., p. 16.6 Ibid., p. 16.7 Ibid., p. 15.8 «Plato and Parmenides on the Timeless Present», p. 28.9 «Eleatic Questions*, p. 9.

10 Ibid., p. 23.11 La traduction d"Aubenque est la suivante: «I1 faut dire et penser que l'etant est» (t. II,

p. 118).12 «Plato and Parmenides on the Timeless Present», p. 29.13 Pour les trois sens possibles de la locution ov + JIOTE nous renvoyons le lecteur a

l'analyse philologique d'O'Brien (t. II, p. 144-149).14 Nous tenons a exprimer ici notre dette a l'egard de Luc Brisson qui a eu l'amabilite de

nous envoyer une copie de son propre compte rendu de 1'ouvrage que nous recensons(depuis publie dans Revue des etudes grecques, vol. 103 [1990], p. 684-692) et qui a at-tire notre attention sur ce texte d'Aristote.

TheJerusalemPhilosophicalQuarterly

EditorEDDY M. ZEMACHManaging EditorEVA SHORR

Published in Hebrew since 1945 at the Hebrew University ofJerusalem, as of vol. 39 (1990) lyyun appears four times a year:January and July in English; April and October in Hebrew. TheEnglish issues include summaries of the Hebrew articles.

lyyun accepts long essays, articles, and critical studiesirrespective of philosophical school or method of inquiry.

Special Issue on ART, INTERPRETATION, AND REALITYVolume 42, January 1993

JOSEPH MARGOLIS: InterpretationDAVID FlSHELOV: Interpretation and HistoricismMENACHEM BRINKER: Interpretation and OthernessJEAN-FRANQOIS LYOTARD: Gesture and CommentaryEDDY M. ZEMACH: The Ontology of Aesthetic PropertiesDALIA DRAI: Justification and SupervenienceGORAN HERMEREN: The Relevance of Aesthetics to ArtJ. J. A. MOOIJ: Art and RationalitySTEFAN MORAWSKl: Art, Philosophy, and Art CriticismJOHN HYMAN: The Meaning Theory of PicturesMICHAEL KRAUSZ: Culture and the "Ontology" of MusicJERROLD LEVINSON: Gurney and the Appreciation of MusicRUTH HACOHEN: Beyond the Musical Moment: Gurney in ContextRICHARD SHUSTERMAN: Popular Art and Legitimation

Cheques should be made payable to the Jerusalem Philosophical Society andaddressed to the S.H. Bergman Center for Philosophical Studies, TheHebrew University of Jerusalem, 91905 Israel.Annual subscription: 4 issues S20 (postpaid S23); 2 (English) issues S10(postpaid S12). SPECIAL ISSUE for nonsubscribers: S15.