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Les noms de la femme dans les poèmes de Sappho : Traits érotiques, statuts sociaux et représentations genrées Claude Calame EHESS (Centre AnHiMA), Paris [email protected] On l’a désormais affirmé à plusieurs reprises : ni le concept moderne de sexualité, ni la notion européenne de lyrique, ni même le concept anglo- saxon de gender ne correspondent à des notions grecques anciennes ; pas plus d’ailleurs que le concept anthropologique de mythe. La perspective d’anthropologie historique qu’exige l’approche d’une culture différente requiert un effort de traduction transculturelle. Donc par conséquent non pas la sexualité, mais la force qui émane de la personne aimée pour frapper les organes du sentiment de l’amant ou de l’amante et qui, ani- mée par Aphrodite, est incarnée dans Éros 1 ; non pas la poésie lyrique comme expression poétique des sentiments intimes du poète, mais les différentes formes de poésie rituelle chantée et dansée, riches de formes verbales performatives en je/nous, que les Grecs plaçaient sous l’étiquette du μέλος 2 ; et pas même le concept de gender entendu comme l’ensemble des identités et des relations sociales de sexe avec les représentations que 1 — Cf. Calame, 2009 : 23-74. 2 — Cf. Calame, 2006, en particulier pour Sappho. EuGeStA - n°3 - 2013

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  • Les noms de la femme dans les pomes de Sappho : Traits rotiques, statuts sociaux et reprsentations genresClaude Calame EHESS (Centre AnHiMA), Paris [email protected]

    On la dsormais affirm plusieurs reprises : ni le concept moderne de sexualit, ni la notion europenne de lyrique, ni mme le concept anglo-saxon de gender ne correspondent des notions grecques anciennes ; pas plus dailleurs que le concept anthropologique de mythe. La perspective danthropologie historique quexige lapproche dune culture diffrente requiert un effort de traduction transculturelle. Donc par consquent non pas la sexualit, mais la force qui mane de la personne aime pour frapper les organes du sentiment de lamant ou de lamante et qui, ani-me par Aphrodite, est incarne dans ros1 ; non pas la posie lyrique comme expression potique des sentiments intimes du pote, mais les diffrentes formes de posie rituelle chante et danse, riches de formes verbales performatives en je/nous, que les Grecs plaaient sous ltiquette du 2 ; et pas mme le concept de gender entendu comme lensemble des identits et des relations sociales de sexe avec les reprsentations que

    1 Cf. Calame, 2009 : 23-74.2 Cf. Calame, 2006, en particulier pour Sappho.

    EuGeStA - n3 - 2013

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    lon sen fait dans une conjoncture culturelle particulire, mais une srie de statuts et de rles discursifs et symboliques qui, par la pratique po-tique chante, renvoient des relations asymtriques entre un ou une ado-lescent-e et un ou une adulte, fortement marques par ros ; ceci en ce qui concerne la posie mlique rotique, lun des rares tmoignages qui, avec liconographie, nous soit parvenu quant aux pratiques sexuelles grecques de lpoque prclassique. Si lon vite de les naturaliser et si lon adopte leur gard le point de vue critique quexige leur historicit, les concepts modernes nen ont pas moins, pour un paradigme idologique donn, une incontestable et indispensable valeur opratoire ; ces concepts figurent parmi les oprateurs de la traduction transculturelle exige par lapproche anthropologique et ethnopotique dune culture diffrente.

    On prendra ici lexemple des quelques fragments nous tre parvenus de la posie mlique tant discute de Sappho. Dans la perspective par ailleurs fort stimulante ouverte par la conjugaison des women studies , des gender studies et dans une moindre mesure des gay studies , essentiellement aux tats-Unis, la posie de Sappho est redevenue une posie lyrique au sens traditionnel du terme. Cette posie serait lexpres-sion dun parler femme rserv un public priv de femmes en principe du mme ge en opposition avec les crmonies publiques auxquelles sadres-sait la posie mlique masculine ; elle exprimerait une intimit qui serait typiquement fminine. mme si on finit par reconnatre au je potique de Sappho une certain labilit, il semblerait difficile dviter le sentiment de compelling lyric subjectivity qui traverserait les compositions de la potesse de Lesbos3. Dans lindispensable retour aux catgories indignes exig par une perspective anthropologique dethnopotique par le moyen de concepts opratoires modernes on sinterrogera ici sur les diffrents statuts impliqus par les protagonistes des relations rotiques que mettent en scne les pomes de Sappho. Dans un second volet de lenqute venir, il conviendra de sinterroger sur ces rapports eux-mmes en relation avec les positions nonciatives que ces protagonistes, femmes et hommes, assu-ment dans le chant en performance ; et ceci en comparaison avec dautres compositions de posie mlique rotique dues des potes masculins.

    Quant aux statuts sociaux et symboliques de genre dans les pomes de Sappho, lattention peut se porter dans un premier temps, en bonne smantique lexicale, sur les dnominations, selon la suggestion qui a pr-

    3 Skinner, 1993/1996 : 187-192, puis Stehle, 1997 : 288-311, du ct fminin ; du ct masculin, cf. Winkler 1981/1990 : 177-187, avec une reprise en nuances par Kurke, 2007 : 158-167 ; autres rfrences, dun point de vue critique, chez Calame 1977/2001 : 255-258 (avec note 177) et 2012 ; voir aussi la perspective distante (galement masculine) offerte cet gard par Gentili & Catenacci, 2007. Le risque est den revenir la conception romantique dune posie lyrique dont le je renverrait directement son auteur, selon la doxa encore reprsente par exemple par Latacz, 1991 : 362-363 et 392-299 !

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    sid lorganisation du prsent numro de la revue Eugesta. mais qui dit smantique dit aussi syntaxe et surtout pragmatique.

    On connat la fameuse notice biographique du dictionnaire byzantin de la Souda, faite dinformations induites des pomes de Sappho comme le veut la tradition biographique grecque ds lcole dAristote. en accord avec une version papyrologique plus ancienne (II-IIIe sicle ap.) mais malheureusement fragmentaire, le biographe de la potesse de Lesbos lui attribue trois frres (), un mari () au probable nom parlant de Cercylas ( Zob de lle des hommes ) et une fille (), Klis, du mme nom que la mre de Sappho. Il ajoute trois chres compagnes ( ) rpondant aux noms dAtthis, de Tlsippa et de mgara, ainsi que trois lves () : Anagora de milet, Gongyla de Colophon, eunica de Salamine (de Chypre). propos des trois com-pagnes, le reproche est formul par certains lgard de Sappho dtre une femme qui aime les femmes () ; ce reproche devient, dans la version byzantine de la notice biographique, une calomnie quant l amour infme ( ) attach la figure de la potesse de Lesbos4.

    mais quen est-il dans les quelques fragments nous tre parvenus dun uvre potique qui, dans ldition alexandrine, couvrait neuf rou-leaux de papyrus, dont un runissant les pomes rituels de mariage que sont les pithalames ?

    1. Autour de la pubert : Le terme la rcurrence la plus frquente dans notre maigre corpus

    potique de Sappho est sans aucun doute celui de (au fminin). pour identifier les qualits dfinissant le statut de la (avec laccent dialectal local), le fragment 49 est certainement le plus illustratif :

    , ,

    Je taimais, moi toi, Atthis, il y a bien longtemps,

    et sans doute quelques vers plus bas :

    tu me semblais tre une enfant, petite et sans grce.

    Dans le pass Atthis, que la notice biographique de la Souda donne donc comme lune des trois compagnes chres de Sappho, tait

    4 Suda, s. v. Sappho (S 107 Adler) = Sappho test. 2 Campbell, et P. Oxy. 1800 fr. 1 = Sappho test. 1 Campbell. Sur cette tradition, cf. paradiso, 1993 : 57-68, et most, 1996 : 15-27.

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    dpourvue des grces dAphrodite ; elle tait probablement une enfant encore impubre. Cette interprtation est confirme par plutarque qui cite prcisment ces deux vers propos du rle jou par la dans lros entre hommes et femmes (adultes) ; selon plutarque, cest par la grce que, par nature , la relation rotique () entre hommes et femmes peut devenir amour () : traduction en termes d htro-sexualit dune relation dhomophilie dont aura encore dfinit les termes5. Dans le pome de Sappho, conformment la physiologie dros qui anime toute la posie rotique mlique, la grce est attache la beaut fminine en train dclore ; en son absence, la jeune enfant ne peut susciter le dsir de qui chante en je. pour nous cantonner la posie mlique, rappelons que les Charites y apparaissent souvent comme les assistantes dAphrodite, ne serait-ce que dans le premier parthne dAlcman ; et, pour nous limiter lhomorotisme fminin, on pourra voquer le second parthne. Dans un contexte explicitement marqu par la force du dsir amoureux qui subjugue, les adolescentes spartiates du chur chantant les mots compose par Alcman font lloge rotique de la manant de la chevelure dune jeune fille ( ) ; sans doute est-ce la chevelure de leur chorge, moins quil ne sagisse de leur propres cheveux6.

    Dans son commentaire des deux vers cits, plutarque ajoute que lado-lescente laquelle Sappho adresse ces mots na pas encore atteint lge du mariage. Or cest prcisment dans un probable chant de mariage, mal-heureusement trs fragmentaire, que les jeunes filles qui en nous chantent le pome sadressent une femme en voquant le pass o elle ntait encore quune . Sans doute sagit-il de la fiance qui aimait chanter et danser () et qui est probablement dsormais contrainte de quitter ses compagnes, des jeunes filles ()7. Ce parcours semble conduire la encore sans grce, travers lactivit musicale au milieu dun groupe de , au statut de jeune marie8. Ce passage est en quelque sorte confirm par la rcurrence du terme dans deux vers tirs de pomes explicitement dsigns en tant qupithalames. Lun dcrit une tendre enfant cueillant des fleurs, comme persphone et ses compagnes dans la fameuse scne de sduction et de rapt par pluton

    5 Sappho fr. 49 Voigt, cit par plutarque, Dialogue sur lamour 751cd ; voir les autres tmoignages comments par Caciagli, 2011 : 98-100.

    6 Alcman. fr. 3, 61-72 ; trs fragmentaires, les vers 84-85, font apparatre dans le mme contexte les termes et ; les Charites et Aphrodite : cf. Ibycos fr. 288 page-Davies ainsi quAlcman lui-mme fr. 1, 16-20 page-Davies ; cf. Calame, 1983 : 319-320 et 403-413.

    7 Sappho, fr. 27 Voigt ; plusieurs scnarios peuvent imagins pour rendre compte de ces trois strophes trs fragmentaires ; voir par exemple les tentatives conjointes de Caciagli, 2009 et de Tognazzi, 2009.

    8 La nature et la fonction du cercle de Sappho est controverse : cf. Calame, 1996 ; pour le caractre choral de certains pomes de Sappho, voir la bonne contribution de Lardinois, 1996.

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    ajoute le citateur, Athne ; lautre dsigne au fianc, sans doute, sa future pouse comme dexception9. Dans ce contexte, le terme ne dsigne plus lenfant, mais ltat de ladolescente en train daccder au premier stade de lge adulte que reprsente le mariage.

    Il en va sans aucun doute ainsi dans le pome, rcemment complt par un second papyrus qui se rclame de lexemple hroque de lenlve-ment du jeune Tithnos par Aurore. La relation entre Tithnos le mortel condamn une ternelle vieillesse et la divine Aurore, ternellement jeune, renverse les rles en gnral attribus dans les mythes au dieu ou au hros (qui enlve par la violence) et lhrone (victime de lenlvement). Bien qu htrosexuelle , la relation est exemplaire, dans la version offerte par le pome de Sappho, entre la force du dsir amoureux et la per-manence que confre lart des muses. Alors que la persona cantans, affecte par les maux de lge semble sidentifier avec le vieux Tithnos (au-del de la diffrence de sexe !), ce je potique adresse son chant danonymes : probables jeunes choreutes qui entourent la potesse dans une performance chante qui pourrait tre de type citharodique10. Quoi quil en soit, les ici ne sont plus des enfants sans grce, mais des jeunes filles capables, sinon de se mettre dans la position dAurore, du moins de comprendre limpact dcisif du dsir rotique, galement chez une femme, tout en saisissant les effets immortalisants de la pratique musicale.

    , [

    Jai une belle enfant dune beautvoquant les fleurs dor, Klis ma bien-aime ; sa place, quant moi, ni toute la Lydie, ni la charmante [... (Lesbos ?)

    Klis est la , maintenant, dans le prsent du chant du pome, sans doute en contraste avec Atthis, autrefois une enfant sans grce ( )11. Cest dire que le terme , quand il nest pas

    9 Sappho, fr. 122 (cit par Athne 12, 554b) et fr. 113 Voigt. : une jeune fille toute tendre qui cueillait des fleurs... (trad. Jackie pigeaud) ; , , : ... car il nest pas une autre jeune fille, toi lpoux, qui lui soit gale... (trad. Jackie pigeaud).

    10 Sappho, fr. 58 b, dans le texte nouveau reproduit dans Calame 2012 partir du texte propos par Obbink 2009, avec la rfrence aux nombreuses tudes qua provoques lapparition (fragmentaire) de ce pome sur un nouveau papyrus. Sur les identifications nonciatives quoffre le mythe, voir la bonne tude de Boehringer, paratre.

    11 Sappho, fr. 132 Voigt ; cf. Aloni, 1997 : 224-225, et ferrari, 2007 : 22-26. Sans doute est-ce le sens homrique de (homre, Iliade 6, 399-401 : Astyanax pour Andromaque et hector ; Odysse 2, 363-365 : Tlmaque comme fils unique de pnlope) qui a induit le sens filial attribu la relation entre Sappho et Klis par les biographes, anciens et modernes, de la potesse.

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    prcis par un qualificatif, recouvre tout larc temporel de ladolescence, de la pubert biologique jusquau statut social et symbolique de la jeune fille mre pour le mariage. Cest le dveloppement symbolique quvoque pour ladolescence fminine lanecdote rapporte par hrodote au sujet du culte rendu Sparte hlne en tant que desse, pouse de mnlas. Sous le rgne du roi Ariston, la plus vilaine des enfants (, au neutre !) de Sparte est prsente chaque jour par sa nurse au temple dh-lne Thrapn. La desse linsigne beaut mtamorphose lenfant en la plus belle des femmes ( ) ; elle la conduit ainsi au mariage avec un ami du roi Ariston avant que celui-ci, saisi par , nenlve la jeune femme en trompant son ami (comme nagure pris avait enlev hlne en trompant son hte mnlas ?)12.

    Dans ce contexte le lien familial imagin entre Sappho et Klis est sans doute leffet de linterprtation biographisante dun pome voquant une jeune fille qui pouvait avoir un statut analogue par exemple celui dAtthis. Sans doute cette lecture de biographe pouvait-elle sappuyer sur un scnario potique tel que celui offert par un distique dont le contexte malheureusement nous chappe. Sans aucun doute est aussi parve-nue la maturit sexuelle la jeune fille qui, en je, sadresse sa mre pour dire le dsir rotique qui la subjugue par la volont dAphrodite la dli-cate beaut ; saisie de pour un (/une ?) , elle nest plus capable de tisser son mtier13.

    , .

    Douce mre, vraiment il ne mest pas possible de tisser la toile ;dompte que je suis par le dsir dun garon, du fait de la dlicate

    Aphrodite.(trad. Jackie pigeaud).

    Cest l par ailleurs lunique occurrence de (au vocatif ) dans une position nonciative et lune des deux allusions explicites au statut de la mre dans ce qui nous reste de la posie de Sappho : la mre non pas dans la position nonciative du je de la persona cantans, mais dans celle du tu potique.

    12 hrodote 6, 61, 2-62, 2 ; sur le culte dhlne Thrapn, voir Calame1977/ 2001 : 196-202.

    13 Sappho fr. 102 Voigt ; cf. Aloni, 1997 : 174-175. pour la relation mre-enfant, voir encore le fr. 104 (a) Voigt.

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    2. Ladolescence : La rcurrence de est aussi frquente dans ce qui nous reste

    de la posie de Sappho que celle de . On ne sen tonnera pas. Le terme apparat surtout en contexte matrimonial, en particulier dans les pomes qui se donnent comme des hymnes. De fait, certains des pomes matrimoniaux de Sappho ont t consigns par les diteurs alexandrins dans un livre spcifique. Sous ltiquette dpithalames ces pomes sajoutent aux pomes classs dans les huit autres livres selon un critre mtrique. Sans doute est-ce la conformit de ces pomes de mariage la forme traditionnelle de lhymne qui a provoqu ce classe-ment spcifique, le critre du genre se substituant au critre rythmique adopt pour le reste de la production de Sappho14. preuve, ladresse initiale au fianc bienheureux, conforme la forme traditionnelle de lhymne qui commence par lloge du fianc avant de procder celui de sa partenaire : voir se conclure le mariage quil souhaitait vivement signifie obtenir la quil souhaitait tout aussi ardemment. Quant la fiance, la premire qualit qui est vante est le charme qui se dgage de sa beaut physique ( ) ; puis lloge se porte sur ses yeux dont on sait le rle quils jouent dans la transmission du dsir rotique : un ros qui se dverse prcisment sur lensemble du visage de la jeune femme, sous le signe dAphrodite15.

    , , ... , ..., .........

    ( lpoux)Bienheureux poux, voici donc accompli,pour toi, le mariage que tu dsirais, et tu possdesla jeune fille que tu dsirais...

    ( lpouse)Ton allure est gracieuse, et tes yeux...de miel, et lamour sest rpandu sur ton charmant visage.... au plus haut ta mise lhonneur Aphrodite.

    (trad. Jackie pigeaud).

    De plus, concluant le premier livre de ldition alexandrine des pomes de Sappho, une autre composition situe un groupe de

    14 Sur les chants de mariage de Sappho, voir en particulier ferrari, 2007 : 114-128.15 Sappho fr. 112 Voigt.

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    dans un contexte matrimonial. Sans constituer lui-mme lun des hym-nes ponctuant lun des trois moments rituels marquant la crmonie du mariage (soit le chant processionnel rythmant la , le chant devant la chambre nuptiale, le chant du rveil), le pome tait destin tre chant soit loccasion du banquet matrimonial, soit pendant la nuit de noces. Quel quen soit le scnario exact, en conclusion ce chant pro-bablement choral adress au fianc, les jeunes filles sont appeles chanter les amours ([) du jeune homme et de sa fiance (]) la poitrine de violette .

    [[] [ [] [ - .

    , [ [ [ []

    et les jeunes fillesclbrant une fte nocturnechantent ton amour et celui de lpouse la ceinture violette.

    mais, jeune homme, rveille-toi...va trouver ceux de ton ge ;que nous voyions le sommeilmoins encore que loiseau la voix claire.

    Sans doute ces sont-elles les homologues des jeunes compa-gnons du mme ge que le fianc est invit rejoindre ; elles voquent pour nous les jeunes choreutes que, dans le pome nuptial prcdemment comment, la fiance est contrainte dabandonner. encore une fois, dans un contexte matrimonial, la en tant que jeune fille ayant elle-mme atteint la maturit va connatre son tour, dans et par le mariage, lunion sexuelle en rciprocit amoureuse que signifie 16.

    Ds lors il ny aucune surprise dcouvrir le rle musical jou par les au cours de la scne pique dcrivant les noces exemplaires dhector et dAndromaque dans le fameux pome en style citharodique probablement destin une crmonie de mariage. Avec les femmes () dIlion, les jeunes filles sont au centre de la grande procession

    16 fr. 30 Voigt ; voir ce propos le commentaire prudent dAloni, 1997 : 60-61 ; cf. fr. 27, 10 Voigt et supra note 7. pour le sens de dans un contexte rotique marqu par Aphrodite, cf. Calame, 2009 : 41-46 et 61-72.

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    matrimoniale qui introduisit les deux hros dans la ville de Troie. Au son de laulos et de la lyre, la cadence des crotales, ces chan-taient un chant pur ( [) slevant jusque dans lther ; suit le pan entonn par les hommes et accompagn des cris rituels des , femmes plus avances en ge17. par ailleurs est la qualit que revendique Artmis dans le serment quelle prte, en discours direct, dans un pome fragmentaire qui semble lui tre consacr. La pro-messe de la desse de rester contraste avec sa mre Lt qui, de son union avec le fils de Cronos, a galement engendr son frre phoibos Apollon. Zeus acquiesce et la desse reoit la grce () demande de ne jamais tre approche par ros (ce qui ne lempchera pas de sus-citer le dsir des hommes)18. pour en revenir au statut des mortelles du prsent, est encore la jeune fille laquelle le je potique attribue un savoir () sans doute potique (ou de tisserande) dans deux vers nigmatiques, alors quun autre pome dont seuls deux mots sont cits attribuait une jeune fille une douce voix 19.

    Que le statut de correspond bien la priode de ladoles-cence marque par le processus de la maturit sexuelle grce la culture du dsir rotique par la pratique des arts des muses est confirm par les deux usages sapphiques du terme abstrait . Dans un probable pithalame, la femme qui chante sadresse son tat de pour regretter sa disparition. Cit par le rhteur Dmtrius dans son trait sur la diction, ce vers tait suivi de la mise en scne de la rponse, naturelle-ment ngative, de la . pour le rhteur, la ritration de lappel est une marque des grces () offertes par les figures de style dont Sappho donne un tmoignage privilgi et il ne fait pour lui aucun doute que le statut de qui chante correspond celui de la (que lon va aborder). une telle adresse fait peut-tre cho la question cite par un grammairien : Jeune fille, est-ce cela quencore je dsire tre ? . Traduire le terme par virginit serait entretenir un malentendu culturel dinspiration chrtienne quon espre depuis long-temps dissip20.

    17 fr. 44, 14-34 Voigt ; cf. Burnett, 1983 : 219-223 et ferrari, 2007 : 124-128.18 fr. 44 A a Voigt, pour un fragment potique attribu dans un premier temps Alce ;

    voir le commentaire dAloni, 1997 : 84-85, dans une comparaison avec lHymne homrique Aphrodite 21-30 (hestia comme ). On verra aussi le fr. 17, 14 Voigt o ][ apparat dans le contexte dun culte rendu hra : cf. Calame, 2010a : 120-124.

    19 fr. 56 Voigt, avec les remarques dAloni, 1997 : 102-103 et une rfrence Thocrite 18, 32-37 (pithalame hlne : lhrone tisse en chantant Artmis et Athna !) pour le contenu donner la attendue de la jeune fille sur le point de se marier ; voir galement le fr. 153 ainsi que le fr. 103 C b, 4 Voigt (]).

    20 Sappho fr. 114 (cit par Dmtrius, Du style 140), puis fr. 107 Voigt (cit par Apollonios Dyscolos, Conjonctions, 490. pour le sens de la , cf. Calame 1977/2001 : 26-30, et surtout Sissa, 1987 : 97-115.

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    3. Le mariage : , puis Qui dit au terme du processus dducation rotique par

    la pratique musicale de la posie dit accession au statut de la , la jeune marie ; ce terme dsigne trs prcisment le statut correspondant la priode de transition, particulirement dlicate et cruciale pour la jeune femme, qui conduit de la premire union avec le jeune poux auprs du foyer matrimonial jusqu la naissance du premier enfant21. La jeune pouse est dsormais pare des qualits que lui confre la pratique de lart des muses : beaut et grce. en atteste un simple appel allgu dans un discours matrimonial dhimrius pour illustrer le charme exerc par la jeune pouse sur son fianc loccasion de la premire confrontation nuptiale, dans le : la belle, la charmante (jeune pouse) ( , ). par rfrence lexpression ... mnlas, on a res-titu identique que lon trouve dans lpithalame Hlne de Thocrite (18, 38) pour qualifier la jeune hrone au moment de ses noces avec mnlas que lon a restitu le terme dans le vers de Sappho. semblerait plus heureux dans la mesure o implique volontiers le lien de filiation paternelle caractristique du statut de la jeune fille. Cest ainsi que les Charites sont appeles intervenir, dans un vers isol, comme jeunes filles de Zeus ( : voir les Dioscures !) ; cest ainsi que sont dnommes les jeunes filles appeles initier, en prsence dAphrodite, le rituel funraire pour la mort dAdonis22.

    Comme attendu, le terme apparat par trois fois dans nos maigres fragments des pithalames : dune part pour le salut en rjouis-sance ( !) adress la jeune pouse, puis au jeune poux ; puis dans un dbut de pome appartenant soit au livre VIII, soit au livre des pithalames proprement parler et vantant la jeune pouse aux beaux pieds ( ) ; enfin dans un autre fragment papyrologique o la mme expression est utilise dans le contexte de la chambre nuptiale23. et il ny a pas de surprise non plus lapparition du terme dsignant la jeune pouse dans le pome nuptial qui clt le pre-mier livre de ldition alexandrine de Sappho. Le chant excut pendant la clbration nocturne par les fait lloge des amours du fianc et de la jeune pouse la poitrine de violette , comme nous lavons

    21 Sur le statut intermdiaire de la , on verra les rfrences que jai donnes en 2009 : 170-175.

    22 Sappho fr. 108 Voigt, cit par himrius, Discours 9, 19, propos de la beaut de la ; pour , voir successivement Sappho fr. 53 et 140 Voigt (cf. Aloni, 1997 : 236-237). Sur la dsignation du statut choral de la jeune fille par rfrence au rapport de filiation avec le pre, cf. Calame, 1977/2001 : 30-33.

    23 fr. 116, puis fr. 103, 5 et 103 B Voigt.

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    vu24. Si lon en croit le trait sur la diction de Dmtrius le rhteur et son dveloppement sur les grces , Sappho chantait, en mme temps que les amours () et les hymnes, les jardins des nymphes 25.

    Quant la elle-mme, elle est tonnamment peu prsente dans la posie de Sappho. On a dj voqu le rle que jouent les dans la grande scne narrative des noces dhector et dAndromaque : dune part, les femmes adultes, en principe mres, avec les jeunes filles, se joignent la grande procession nuptiale, alors que les filles de priam se tiennent en retrait ; dautre part, de la manire la plus traditionnelle qui soit, elles excutent le cri rituel pendant que les hommes () chantent le pan propitiatoire, invoquant Apollon larcher la belle lyre, avant de chanter hector et Andromaque eux-mmes26. mais en quittant le monde de lhrosme pique pour celui du prsent sapphique, il nest pas indiffrent de relever que cest parmi les femmes de Lydie ( ) que brille la jeune femme chante dans lun des clbres pomes (fragmentaires) de la mmoire. Le scnario nonciatif que per-met de reconstruire ces vers fragmentaires permet de distinguer entre une situation passe o cette jeune femme se rjouissait () du chant choral dune jeune fille interpelle en tu (sans doute Atthis) et une situation prsente o la devenue brille au milieu de ses pairs comme la lune dont lclat surpasse celui des astres27. Sans doute la femme dont le cur est saisi de dsir au souvenir de la belle Atthis a-t-elle dsormais atteint, par la culture du dsir rotique homophile dispense Lesbos, la maturit de la femme adulte et marie.

    et la femme ge ? la femme qui ne peut plus tre mre ? et la ? Sans la moindre allusion la maternit, ce statut nest prsent quimplici-tement dans les pomes fragmentaires de Sappho. Cest en particulier le cas dans un pome quune publication papyrologique a permis de compl-ter partiellement tout en dclenchant une controverse philologique quant son tendue. Quoi quil en soit, adresss comme on la vu des , ces vers fragmentaires sont assums par un je potique qui dcrit toutes les marques physiques de la vieillesse, des cheveux blancs aux genoux qui ne portent plus. par lintermdiaire de la question mais que puis-je faire ? , ces signes concident avec ceux qui affectent le corps de la persona cantans. Lexemple mythique illustrant la situation sous-jacente lnonciation

    24 fr. 30, 2-5 Voigt : cf. supra note 15.25 Test. 215 Voigt, cit par Dmtrius, Du style 132 ; voir aussi le test. 194 A Voigt

    (himerius) : vocation de convoques dans un , soit la chambre nuptiale, dans un contexte de crmonie matrimoniale sous lgide dAphrodite, des Grces et dun chur drtes, par une probable paraphrase dune expression de Sappho (texte problmatique).

    26 Sappho fr. 44, 14-15 et 31-33 Voigt ; quant lexcution rituelle et chorale du pan, voir Calame 1977/2001 : 76-81 (avec les rfrences donnes note 208).

    27 fr. 96 Voigt ; voir en particulier le commentaire de Burnett, 1983 : 300-313.

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    du pome montrent que sont en jeu aussi bien le dsir rotique que la pra-tique musicale. Si Aurore par le rapt du beau Tithnos dmontre la force dros, le jeune homme quant lui est condamn une vieillesse dont seule le sauve la pratique musicale. De l la forte affirmation potique en je qui conclut le pome ; exprim sous forme potique, le dsir du soleil confre clat et beaut28 :

    , ] [ c ] [].

    moi, jaime le raffinement luxuriant (de la jeunesse) ...] ceci, et moile dsir du soleil ma donn en partage lclat et la beaut.

    Ds lors et pour en revenir en conclusion de ce bref parcours lexico-smantique la notice biographique de la Suda, le statut relationnel de la qui semblait marquer les rapports de Sappho avec ses lves est attach celui de la . Dans un vers isol, trs frquemment allgu, Sappho prsente Lt et niob comme des compagnes chres ( ). Ce lien damiti et daffection rciproques est donc attest pour le monde hroque visit dans un pome sinon inconnu de la potesse de Lesbos. Le savant interlocuteur du banquet des sages mis en scne par Athne sappuie sur ce vers de Sappho pour attribuer ce statut en propre, de son temps encore, aussi bien aux femmes () de condition libre qu des jeunes filles (). en effet, ajoute-t-il, la distinction doit tre faite entre les -courtisanes, professionnelles du sexe, et les -compagnes. Ces dernires suivent le modle offert par Aphrodite htaira ; selon Apollodore dans son trait Sur les dieux, elle est la desse qui unit les runit les et les , faisant de ces dernires des . Des compagnes donc au sens thogniden du frquentant le symposion qui correspond une htairie politique. Au pralable Athne avait cit une premire priode galement attribue Sappho : ces vers-ci, maintenant, je vais les chanter () pour charmer (?) mes compagnes . Geste de deixis verbale et futur per-formatif font de ces mots un acte de chant adress des femmes que la persona cantans semble considrer comme ses gales en lien fiduciaire29 : compagnes du mme ge de mme que les jeunes filles () chantant lpithalame fictionnel hlne compos par Thocrite ou que Lt et niob jeunes filles, bien avant que la seconde soit en mesure de se vanter

    28 fr. 58 b (Voigt) ; texte nouveau, donnes du problme philologique, interprtation et rfrences bibliographiques chez Boehringer, paratre, ainsi que chez Calame, 2012 ; cf. supra note 10 (sur les ).

    29 fr. 142, puis 160 Voigt cits par Athne 13, 571d ; avec le commentaire dAloni, 1997 : 240-241 et 256-257. pour l thogniden, cf. Donlan, 1985.

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    auprs de la premire davoir une descendance plus nombreuse quelle30... Une relation fiduciaire entre qui, dans la posie de Sappho, ne semble pas exclure la relation sexuelle, selon linterprtation philologique en rapport que lon peut donner un nonc tir dun pome par ailleurs inconnu et cit par un lexicographe : dormant ( la forme fminine) ou puisses-tu dormir sur le sein de ta tendre compagne ( ) 31.

    4. Retour sur sexe et genre Les dsignations de la femme dans les fragments de la posie de Sappho

    nous confrontent la question des relations complexes entre dnomi-nations et statuts correspondants, des statuts qui sont non seulement sociaux, mais aussi culturels et symboliques. Les dnominations renvoient donc non seulement des pratiques sociales et institutionnelles, mais aussi aux reprsentations que lon sen fait dans une conjoncture culturelle donne ; et ceci dautant plus forte raison que ces dnominations font partie dune langue potique animant des pomes qui correspondent des pratiques discursives collectives et ritualises. en rservant un autre volet de ltude la question des rapports rotiques que ces pomes tissent entre les protagonistes de laction chante et celle des relations noncia-tives qui fabriquent et supportent ces rapports amoureux, on constatera un manque dhomognit smantique aussi bien du point de vue du genre fminin que dans la confrontation avec le genre masculin. Si prsente chez Sappho un spectre smantique qui semble aller de la fille impubre jusqu ladolescente, dsigne plus spcifiquement la jeune fille parvenant au terme de ladolescence, de mme sans doute que . Jeune marie, la devient au moment de la naissance de son premier enfant, tant il est vrai que la beaut fminine a partie lie par le biais dAphrodite avec fcondit et maternit32. Une confrontation rapide avec les dnominations des statuts masculins rvle des diffrences marquantes : pour le jeune garon et pour ladolescent, certes (en rapports avec la relative indiffrenciation sexuelle que les modernes recon-naissent entre la fille et le garon ?) ; mais lphbe ne saurait lvidence

    30 Sur lhistoire de lamiti rompue entre Lt et niob, cf. homre, Iliade 24, 602-617 ; pour hlne et ses compagnes, cf. Thocrite 18, 22-24.

    31 Sappho fr. 126 Voigt ; on se rfrera arguments dvelopps par Aloni, 1997 : 216-217, quant la valeur affective et rotique de ces mots. Ceci dit en dpit de ltrange argumentation propo-se par Lardinois, 2010, quant la chastet des relations amoureuses au sein du groupe de Sappho. La comparaison anthropologique montre que laccomplissement sexuel des relations dhomophilie aussi bien masculine que fminine ne saurait tre mis en doute (cf. Calame, paratre) ; pour Sappho, voir notamment Boehringer, 2007 : 43-70.

    32 Lire en particulier les mots placs dans la bouche dAphrodite elle-mme par eschyle fr. 44 Radt, avec le commentaire que jen ai donn en 2009 : 170-175.

  • LeS nOmS De LA femme DAnS LeS pOmeS De SApphO 19

    reprsenter le correspondant masculin de ltat transitoire du statut de la ; et si l est bien lquivalent smantique de la , le statut du ne trouve aucun correspondant du ct de la femme.

    en dpit de nombreux malentendus entretenus par cette dimension dans les dbats sur les identits de sexe et sur les reprsentations que lon sen fait, force est de reconnatre que les diffrents statuts auxquels ren-voient les dnominations de la femme dans les fragments potiques de Sappho sont implicitement fonds en particulier sur son dveloppement biologique . mais cette part de lontognse fminine, devenue pour nous sexuelle dans un premier temps, puis biologique sur la base de diff-rences de sexe dordre organique, ne pourrait spanouir si elle ne connais-sait pas un dveloppement dordre aussi bien social que culturel. Cest en particulier nancy fraser que lon doit, par ses rflexions sur lhistoire de la notion de gender et son usage par les nombreux mouvements fministes anglo-saxons, la distinction essentielle entre une conception socialiste dinspiration marxiste et une conception culturaliste, dinspiration plus librale. pour les premiers, la rflexion sur les diffrences de sexe se foca-lise essentiellement sur les hirarchies et les relations de pouvoir dont se doublent en gnral les relations de sexe alors que les seconds, sensibles la construction culturelle des identits et des rapports de sexe sont anims par des positions relativismes qui en moussent le militantisme33. mais la composante sociale et la composante culturelle des identits de genre sajoute dune part lvidente composante organique et biologique (avec de nombreux recoupements possibles entre les marques physiques et fonc-tionnelles du mle et celles de la femelle) ; dautre part lintroduction de la dimension psychique et psychanalytique, dun ct comme de lautre, court le risque de la naturalisation par des dispositifs que lon donne comme universels. Or les identits et les relations marques du point de vue du sexe non seulement sappuient sur des pratiques discursives impli-quant un pragmatique forte34, mais elles sont fabriques, socialement et culturellement, dans et par des formes de discours qui sinscrivent dans des formations discursives et culturelles historiques.

    Cela est dautant plus vrai de lAntiquit grecque o les pratiques discursives correspondent des pratiques potiques qui ne prennent sens et efficacit que dans des circonstances ritualises singulires. en ce qui concerne en particulier les pomes de Sappho, la performance musicale du chant avec sa composante verbale et sa composante corporelle et ryth-mique contribue la construction anthropopoitique dune identit en acte ; une identit qui se chante en je par le biais dun sujet de discours

    33 fraser, 2012 : 309-327.34 fraser, 2012 : 191-214, avec une critique du lacanisme tendant enfermer le sujet de

    discours dans le systme de la langue.

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    polyphonique35 ; une identit sociale et culturelle fois individuelle et collective en ce qui concerne la posie mlique chorale. par la partici-pation la performance musicale que reprsente le chant choral dun pome de Sappho souvent sous les auspices dAphrodite, ladolescente devient, en quelque sorte entre inn et acquis, une jeune fille, puis une jeune femme que dans des circonstances pleine de grce ; elle devient une de mme que, sous lgide dhlne vnre Sparte comme desse de la beaut fminine, la future femme du roi spartiate Ariston dans lanecdote raconte par hrodote36.

    Cette identit culturelle de genre par lexercice dune posie rotique de forme en gnral chorale prsente un double paradoxe.

    Dune part, les diffrentes formes de la posie mlique place sous le signe dAphrodite et dros mettent en scne et activent nonciativement une relation homorotique asymtrique entre un ou une adulte et un ou une adolescente ; en particulier du point de vue du rapport homorotique fminin, la performance de posie rotique prpare une relation matri-moniale htrosexuelle . Ce sont des relations fonction ducative et anthropopoitique qui, mme si elles sont homorotiques, chappent notre dfinition moderne de lhomosexualit. De l, pour dsigner ces relations en constant dcalage amoureux, le concept opratoire dhomo-philie, fond sur deux termes indignes.

    Dautre part, les chants rituels dhomophilie fminine composs par une femme (Sappho) ou par un homme (Alcman), tout en impliquant des identits nonciatives complexes et polyphoniques, se rfrent la mme physiologie dros que lon trouve aussi dans la posie de banquet chan-tant la relation entre une raste et un romne (Thognis, pindare) ; et ils recourent au mme langage traditionnel de posie rotique, mme si les contextes de performance sont en gnral distincts et diffrencis37. Quil sadressent des jeunes filles ou des jeunes gens, ces pomes dessinent des identits de genre dordre relationnel et anthropopoitique qui sans doute impliquent, par lexercice mme de la posie rotique et de sa fonc-tion ducative, la subordination amoureuse et sexuelle de ladolescent-e ladulte. Ce sont des identits transitoires qui conduisent pour lhomme et pour la femme, par une posie rotique elle-mme peu marque du point de vue du genre, des identits socialement et culturellement diff-rencies. Identits fortement diffrencies du point de vue du genre, mais rotiquement autonomes ; mme si le mariage est politiquement et mta-

    35 Quant une premires esquisse consacre la manire dont ces statuts fminins sont assums par un je potique polyphonique et aux identits que construisent les pratiques potiques correspondantes partir du sujet de discours, cf. Calame, 2013.

    36 hrodote 6, 61-62, avec le commentaire que jai donn de ce texte en 1977/2001 : 195-199.

    37 Sur la langue rotique de la posie mlique, cf. Calame, 1997 et 2009 : 25-56.

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    phoriquement conu comme un joug impos ladolescente prsente comme un animal domestiquer et mme si, dans lAthnes du Ve sicle en tout cas, la jeune pouse passe juridiquement de la tutelle de son pre celle de son poux qui est aussi son , son matre.

    Quoi quil en soit, les pomes rotiques de Sappho avec les statuts fmi-nins auxquels renvoient les dnominations des protagonistes fminines de leurs actions potiques ne montrent pas uniquement la pertinence du genre sil est utilis comme critre analytique et par consquent comme concept opratoire. mais ces pomes sinscrivent par excellence, en tant que pratiques discursives collectives, dans le processus de construction relationnelle, sociale et culturelle de ltre humain quest la ncessaire anthropopoisis de lhomme et de la femme, souvent travers des performances musicales et rituelles caractre initiatique38. Dans cette mesure, les pomes rituels de Sappho dmontrent labsence de pertinence pour ltre humain de la distinction moderne entre nature et culture ; ils impliquent aussi la vanit de la dngation, dans le dbat fministe autour des relations sociales et culturelles de sexe, de la part organique et biologique dans la construction des identits genres. Les identits indivi-duelles socialement et culturellement marques par le sexe ne sauraient se dvelopper, dans la varit culturelle et le changement historique que lon connat, sans les dispositions biologiques de lun et lautre sexe, dans un corps sexuellement marqu ; mais inversement ces dispositions ne pour-raient se raliser sans les pratiques anthropopoitiques, parmi lesquelles, dans les cultures des petites cits grecques du VIIe et du VIe sicles avant lre chrtienne, les performances musicales et ritualises du chant rotique choral. Seul labandon de la distinction entre nature et culture est susceptible dviter la naturalisation et lessentialisation auxquelles conduisent non seulement le biologisme de la diffrence sexuelle39, mais dsormais aussi les sciences cognitives. pas de sexe sans construction sociale et culturelle saisie en termes de genre, et pas de genre sans sexe ; et ni genre ni sexe sans formes de discours efficaces.

    Le gender donc comme catgorie instrumentale et comme outil analy-tique, relatif au paradigme de la postmodernit, pour faire apparatre les identits et les relations de sexe dans leur ralit historique et dans leurs reprsentations culturelles.

    38 Quant la pertinence du concept opratoire d anthropopoisis pour les pratiques initiatiques de lAntiquit grecque, voire les rfrences donnes par Calame, 2003.

    39 Voir ce propos Scott, 1999 : et ici-mme la contribution de Thomas Spth.

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