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DOMAINE LABET L E S N O U V E A U X V I S A G E S D U J U R A
Avec ses extraordinaires chardonnays ouillés aux accents bourguignons
et à l’identité jurassienne, Julien Labet s’est retrouvé propulsé
sur les meilleures tables et dans la cave des grands amateurs. Ses rouges,
de poulsard, trousseau ou pinot noir, sont du même tonneau. Disposant d’un patrimoine de vieilles vignes
en sélection massale sur la géologie complexe du Sud-Revermont, terroir
calcaire, paysan, trop méconnu, Julien Labet, sa sœur Charline et son frère
Romain sont les nouveaux phénomènes du Jura. Reportage à Rotalier.
PAR LÉA DELPONT PHOTOS OLIVIER ROUX
VIGNERONPARU DANS LE N° 44 PRINTEMPS 2021
JURA DOMAINE LAB ET
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blancs « ouillés ». C’est-à-dire des vins comme on les élabore partout ailleurs, sans prendre la peine de préciser l’évi-dence : en refaisant le niveau des ton-neaux, au fur et à mesure de l’évaporation naturelle, pour éviter l’oxydation inéluc-table à la surface de contact (grandis-sante, si on laisse faire) entre le liquide et l’air. Longtemps recherchée dans le Jura, l’oxydation au goût de noix et de pomme blette, portée à son comble dans le vin jaune, est passée de mode dans un siècle qui aime la fraîcheur, la vivacité, la gourmandise et le croquant.
Julien Labet, formé à Beaune et chez le maître Ramonet à Chassagne-Montra-chet, a rejoint son père Alain en 1997. Le fiston a commencé à faire parler de lui dès 2003 en créant son petit domaine séparé, en bio. Dix ans plus tard, il est rentré à la maison avec l’expérience acquise dans ses 3 hectares, embarquant dans le domaine porté à 14 hectares son frère Romain et sa sœur Charline, ses cadets. Dans les familles, d’ordinaire, aux bascules de génération on (se) divise… mais chez les Labet on s’est soudé. Laura,
Louise, Théo, Ninon, Nadège, les autres membres de l’équipe, s’attablent chaque jour avec eux pour le repas commun pris dans la cuisine de la maison sur pilotis, près de la fontaine. Chacun se met à tour de rôle aux fourneaux. « J’aime cette
ruche qui donne de la force et du sens à
notre travail », explique Charline. « Pour comprendre le domaine d’au-
jourd’hui, il faut comprendre celui
d’hier », ajoute-t-elle en débouchant les bouteilles comme on tourne les pages d’un album familial. Alain Labet avait démarré en 1974 sur une exploitation en polyculture élevage. Révoquant l’éta-ble, convertie en cave, il a développé la vigne à partir de 2 hectares sur Les Var-rons, berceau du domaine. Il était resté bio dans les années du tout-chimique. Et surtout, dès 1986, il avait dédié une cuvée à chacun de ses climats. À la recherche d’expressions individuelles dans des vignes de plus de 50 ans, il a collectionné les vieilles parcelles, héri-tage des anciennes sélections massales paysannes, dans les décennies où les clones envahissaient le vignoble. Le prix
« Plus que pour le vin, c’est pour ce pays que je suis devenu vigneron. Et puis c’est formidable : le monde vient à vous ! »
e paysage joue à cache-cache dans les bancs de brumes. Un soleil d’hi-ver, doré comme le vin jaune, effiloche le voile et étire les ombres des
bosquets sur les pâtures à comté. À mi-pente de la colline couronnée de forêt, que les locaux appellent « la montagne », la vigne déjà noire, décharnée, a cédé devant les assauts de l’automne. « Plus
que pour le vin lui-même, c’est pour le
pays que je suis devenu vigneron, affirme Julien Labet, campé dans le froid et la lumière sur la butte de Rotalier, au sud de l’appellation éclatée des Côtes-du-Jura. Pour rester ici. Et ce métier est for-
midable : le monde vient à vous ! »
À condition d’avoir… du talent. Sur-tout dans ce Jura qui avait tant de mal à vendre au-delà de ses frontières ses vins oxydatifs, peu amènes aux palais du reste du monde. Puis la génération de Julien Labet, Jean-François Ganevat (un voisin du village) et Stéphane Tissot est arrivée. Qui a révélé un autre visage de l’atypique AOC dans les années 1990, avec des
L
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JURA D OMAINE LABET
L’installation de Julien en 2003 servira de laboratoire à ce que sera, dix ans plus tard, le nouveau domaine Labet, entiè-rement biologique. Il apprend à compo-ser avec l’envahisseuse, tolérée durant l’été, passé la floraison, mais chassée au printemps au moyen de sept chenillards étroits et agiles. Avec sa science bourgui-gnonne, Julien Labet rafraîchit les vins élevés sur lies, sans soutirage, pour favo-riser un élevage réducteur. Pour ses ouil-lages, il abandonne les foudres défraîchis pour des barriques. Il demande à Pierre Casenove, artiste jurassien designer chez le porcelainier Jars, de peindre ses élé-gantes étiquettes. La bouteille Tradition, épaulée et frappée d’un écusson, disparaît au profit d’un modèle neutre. Précaution pas inutile depuis que le vin n’est plus sulfité : Les Varrons 2018 ont été refusés à l’agrément de l’AOC pour 1 gramme de volatile.
Mais depuis dix ans, le trio a entamé un troisième chapitre, sans soufre, sans collage ni filtration, qui fait d’eux une référence des vins « nature » bien qu’ils rejettent l’étiquette, refusant de tomber
dans le dogmatisme pour ne pas fragiliser leurs vins. « Ce fut un apprentissage pro-
gressif de la tolérance », considère Julien, d’abord rebuté, puis ébranlé et enfin converti. Les Labet ont découvert les « nature » dans un salon italien au milieu des années 2000, « recrachant des choses
imbuvables et découvrant des sensations
nouvelles ». Séduits par « l’idée de faire
du vin juste avec des raisins », ils ont continué de goûter en prenant conscience qu’ils étaient « conditionnés au goût de
sulfite ». « Notre palais s’est déshabitué
pour apprécier le côté fruité, pulpeux, le
toucher de bouche moins acerbe et res-
sentir le vivant », s’enthousiasme Julien, incapable de s’exprimer sans marcher de long en large. Dans le caveau du XVIIIe siècle, sous la voûte de pierre en croisée d’ogives, il joint ses grandes enjambées impatientes à sa parole bouillonnante : « Le soufre est un agent
minéral qui assèche le vin, lui confère une
minéralité superficielle. On croit perdre
en précision avec un vin nature mais on
y gagne une minéralité vivante, où le fruit
n’a pas été tué. » Mais pas question de
de la bouteille montait avec l’âge de la vigne. Mais il perpétuait le style évolué des vins oxydatifs.
« Parce que le Jura a mis longtemps
à se professionnaliser, les défauts de la
modernisation ont mis plus de temps à
arriver », estime Charline. Il aura fallu attendre les années 1990 pour voir les premiers clones de savagnin… « Mais
son retard d’hier fait ses qualités d’au-
jourd’hui ! » Le Jura est en effet une bibliothèque vivante du chardonnay et du pinot noir. « Il n’y a pas de terroir
avec des clones », tranche Julien. Alain Labet avait finalement cédé à la pression en introduisant des désherbants sous le rang. « Trois enfants, 9 hectares… Ma
mère et lui n’avaient plus le temps d’al-
ler piocher les vignes. Et ils n’avaient
pas encore les moyens de mécaniser », explique le fils. Dans ce pays argileux aux printemps pluvieux, l’ennemi, c’est l’herbe. « On est habitués à la pression
des maladies dans notre climat humide,
mais la concurrence de l’herbe sous les
vieilles vignes peut devenir un véritable
fléau. »
On fait d’eux une référence des vins « nature » bien qu’ils en rejettent l’étiquette, refusant de tomber dans le dogmatisme pour ne pas fragiliser leurs vins.
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À la cave, Charline est là aussi. Romain, plus sauvage, préfère la compa-gnie des vignes. Le frère et la sœur ont sorti une quarantaine de bouteilles, les leurs et celles d’Alain (des blancs ouillés 2018 jusqu’à un chardonnay oxydatif de 1990), déployées dans le bazar tamisé, encombré de foudres réformés, de fau-teuils fatigués et de bouteilles-trophées en désordre. C’est la seule cave de Rota-lier, construite par un aïeul négociant plus fortuné que ses voisins dans ce village de journaliers. Chaque flacon ouvert raconte un pan de l’histoire, la particularité d’un terroir ou d’un millésime, une anecdote familiale, faisant ressurgir des discussions jamais définitives. Une poignée de cailloux pédagogiques, rapportés des vignes, illustrent les profils géologiques du Jura.
En Chalasse présente l’argile sédimen-taire typique des profondes marnes du Lias. Un terroir froid où le chardonnay austère fait parler la poudre, claquant comme un coup de fusil, avec un parfum de feu. Sur Les Varrons, l’argile est d’une autre nature, issue de la décomposition
du socle calcaire du Bajocien sous-jacent. Sur ce terroir solaire, l’acidité citronnée du cépage s’épanouit avec une douceur briochée. En Billat, où pointent les schistes gris ardoise, le vin trouve un équilibre plus serré, plus complet aussi, ni dans l’austérité du premier, ni dans l’exubérance du second. Mais toujours dans ce registre empyreumatique qui s’ouvre ici délicatement sur des notes salines et exotiques. Dans le climat de La Bardette, dégusté dans le millésime 2016, l’acidité d’une année froide et d’un printemps pluvieux remonte nettement à la surface sur cette parcelle de 60 ares, plantée en 1947 par l’arrière-grand-père.
Il est temps maintenant de goûter un savagnin, l’emblème du Jura, cousin intensément aromatique du gewurztra-miner. En Chalasse 2016 est croquant, accessible aux débutants avec des notes tendres de fleurs, d’amande et de noi-sette. Le cru 2014 dévoile sa nature jurassienne avec des arômes évolués, moussus, noix sèche et une pointe de gingembre pour la fraîcheur. En 2014, on découvre aussi le
Parcellaires, ouillés, vins de voile, de paille, jaune, macvin, crémant… Chacun raconte une histoire, un lieu, une particularité, une anecdote familiale.
« foutre en l’air » une cuvée : après une analyse systématique de « tenue à l’air », on rectifie d’un gramme si nécessaire avant de mettre en bouteille. Le domaine navigue dès lors dans un entre-deux mou-vant, tolérant mais vigilant à la « vola-tile », cette bête noire des conventionnels. « On a perdu une part de notre clientèle
traditionnelle sans être adoptés par les
puristes », admet Julien. Cette orientation périlleuse oblige
l’œnologue du trio à aller encore plus loin que le simple ouillage dans la quête de vins réducteurs, pour les protéger d’eux-mêmes et de leur évolution naturelle. Il est retourné aux élevages en gros volumes, demi-muids et petits foudres ovoïdes alignés dans le chai construit en 2003. « Sans produit œnologique, il reste
deux leviers pour influencer le style réduc-
teur et la stabilité des vins : le contenant
et le temps. » Il a raccourci les élevages de vingt-quatre à quinze mois. Le Rota-lien passe frénétiquement d’un tonneau à l’autre, escaladant les rangées empilées sur trois niveaux pour plonger la pipette dans ses 2020. (Suite page 154)
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orange, on cherche à approcher l’esprit
moins sérieux de nos rouges, croquants,
juteux, très énergétiques. » Des rouges à base de poulsard et trousseau, cépages locaux peu tanniques et peu colorés, plus présents vers Arbois et Pupillin que dans ce Sud-Revermont calcaire « et
pouilleux », souffle l’enfant du pays. Le domaine en cultive moins de 2 hectares. Un poulsard 2019 surprend par ses notes de prune et de violette, une astringence déroutante pour un vin clairet et quelques bulles perlantes, volontairement non dégazées pour profiter de la protection de ce CO2 naturel.
On ne peut pas quitter un vigneron jurassien sans goûter son « jaune ». Ce vin (100 % savagnin) élevé sept ans durant sous un voile de levures est un parangon de patience et d’abnégation : l’évaporation atteint 40 à 50 litres par tonneau, d’où ses bouteilles de 62 centi-litres seulement, appelées clavelins… « Mon grand-père n’en a fait qu’une seule
fois dans sa vie : il n’avait ni les moyens
de donner sa récolte aux anges, ni d’avoir
le parc de fûts nécessaire. » Le sien relève
de l’école de l’élevage en greniers secs (au contraire des caves fraîches et humides), avec de gros écarts de tempé-rature qui accentuent l’action du voile. Cette moisissure qui se développe à la surface du vin et l’empêche de devenir vinaigre agit aussi comme un concentra-teur d’alcool et d’acidité.
Dans son jaune 2009, millésime solaire, cette acidité cède le pas sous les muscles ronds d’un savagnin étoffé, généreux en arômes de noix et de fran-gipane, de fruits confits et d’épices. For-cément influencés par ces vins uniques, élaborés pour traverser plusieurs décen-nies en vue des anniversaires futurs, les vins ouillés des Labet, même sans soufre, n’ont jamais renoncé à cet esprit de « garde ». Car ils savent que le vin puise sa grandeur par ses racines, et non dans la cuisine du chai. « On aime ce travail
de la terre, pénible, rustique, primaire,
et malgré tout empreint de spiritualité, conclut Charline. C’est ce qui fait la
beauté du vin : une dimension très pay-
sanne capable de s’arracher à la glaise
et d’élever notre âme ». /
terroir Les Champs Rouges, plein sud, où le chardonnay vite mûr retrouve une personnalité plus crémeuse et bourgeoise. Moins dans le style Labet actuel qui, après un détour par les manières bour-guignonnes, cultive le style aiguisé de l’acidité autochtone.
Le tarif du domaine, quasi alsacien, présente une trentaine de références, avec des rouges et blancs parcellaires, ouillés (ou pas : Cuvée du Hasard, quatre ans de divagation…), des vins de voile, de paille, trois macvins (les Turbulents, issus des jus de presse) et des crémants (les Exal-tés). « Il y a une logique très pragmatique
à cette profusion : autrefois, on faisait du
crémant dans les mauvais millésimes, et
du macvin pour recycler les marcs…
Mais cette diversité a contribué à forger
notre style dans l’expérience des diffé-
rences. » Julien Labet ne s’est pas privé d’ajouter récemment une nouvelle réfé-rence – un vin orange –, séduit par le principe de travailler les raisins blancs comme les rouges, avec la peau. « Nos
blancs sont des vins de longue gestation
sur de grands terroirs. Avec un vin
JURA D OMAINE LABET
Forcément influencés par les jaunes, élaborés pour traverser les décennies, les vins ouillés, même sans soufre, n’ont pas renoncé à la longue garde.