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collection journalisme responsable octobre 2014 LES NOUVELLES VOIES DU JOURNALISME D’ENQUÊTE Aurore Gorius

LES NOUVELLES VOIES DU JOURNALISME D’ENQUÊTE · question qui a trait à l’essence même du journalisme et à sa crédibilité. Celui-ci s’est construit, historiquement, autour

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LES NOUVELLES VOIES DU JOURNALISME D’ENQUÊTE

Aurore Gorius

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LES NOUVELLES VOIES DU JOURNALISME D’ENQUÊTE

Aurore Gorius

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SOMMAIRE

Introduction 5

Menaces sur la crédibilité journalistique 7

L’accélération du temps médiatique 7

L’information fractionnée 11

Lecture zapping 12

Des journalistes coupés du terrain 13

L’appauvrissement de l’information locale 16

« Se réapproprier l’agenda » 17

Vers un renouveau du journalisme d’enquête 21Une place croissante en librairie 21

Investigation, vérification : la fonction sociale en jeu 24

La vérification musclée 26

Le net sauvera-t-il le long format ? 28

Des plate-formes dédiées aux récits de non-fiction 28

Les tablettes au service du format long 30

De nouvelles formes narratives… et de travail 32

Travailler à plusieurs 34

Le succès de la BD d’enquête et de reportage 35

À la recherche d’un modèle économique 38

Les internautes deviennent des mécènes 39

L’enquête comme valeur ajoutée 43

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INTRODUCTION

Vitesse et précipitation n’ont jamais été les alliées du journalisme. La montée en puissance d’internet et la multiplication des canaux de diffusion (hausse du nombre de radios et de chaînes de télévision, développement des quotidiens gratuits…) ont accéléré le rythme de l’information. À rebours de l’enquête ou du reportage au long cours, les nouvelles sont diffusées le plus rapidement possible et les commentaires délivrés à chaud. De ce fait, la presse écrite, aussi bien quotidienne que magazine, en a également été fragilisée, réduisant sa pagination et contractant ses rédactions.

Dans ces conditions, quelle place pour le journalisme d’enquête ? À ce tournant technologique historique, nous avons voulu nous interroger sur une question qui a trait à l’essence même du journalisme et à sa crédibilité. Celui-ci s’est construit, historiquement, autour de l’établissement de faits avérés et recoupés. Au tournant du 19e et du 20e siècle, il s’est autonomisé de la politique et de la littérature grâce au reportage, à l’enquête et à l’investigation.

Aujourd’hui, la défiance du public se manifeste de façon constante d’année en année. Selon le Baromètre La Croix-TNS SOFRES de la confiance dans les médias publié en 2014, 66% des Français jugent les journalistes dépendants des partis politiques et du pouvoir et 60% des pressions de l’argent. Des chiffres en hausse de respectivement 7 et 4 points. Si la crédibilité, tous médias confondus, s’améliore, elle avait fortement chuté en 2013.

Accusés d’être inféodés aux pouvoirs politiques et économiques, les journalistes sont soupçonnés de ne plus donner à voir le réel tel qu’il est et de ne plus jouer leur rôle de quatrième pouvoir. Et de fait, chercher une information, et ne pas se contenter de l’agenda défini par des sources officielles, la vérifier, la contextualiser, examiner un sujet sous toutes les coutures ou encore rechercher des témoins, tout ce qui constitue le journalisme d’enquête, est devenu de plus en plus compliqué à réaliser ces dernières années. Les rédactions doivent faire toujours plus avec toujours moins tandis que les journalistes « free-lances » sont de plus en plus précarisés.

AVANT-PROPOS

Ce travail est une synthèse à un moment précis d’une évolution rapide, celle d’un changement technologique peut-être sans précédent depuis l’arrivée de l’imprimerie. Nous avons voulu faire un constat sans concession et montrer, dans le même temps, les chemins que le journalisme emprunte pour ne pas être cantonné à un simple flux d’information. Nous croyons à la richesse des femmes et des hommes qui se consacrent à ce métier et tentent, en dépit des critiques et des difficultés, de raconter le réel avec rigueur et passion.

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MENACES SUR LA CRÉDIBILITÉ JOURNALISTIQUE

Les journalistes n’ont pas bonne presse. La majorité des Français les jugent dépendants du pouvoir politique, coupés du monde réel, ne remplissant pas leur rôle de « quatrième pouvoir ». La crédibilité des journalistes est sur la sellette au moment où la place et les moyens alloués à l’enquête, à l’investigation ou au reportage font défaut. Alors que sur la toile, chacun peut déposer des informations, commenter ou lancer une rumeur, le besoin d’enquêtes approfondies n’a peut-être jamais été aussi important.

L’accélération du temps médiatique

Le journalisme d’enquête est par essence un journalisme « lent », traduction de ce que les Anglo-saxons appellent le « slow journalism ». Faire des enquêtes et les écrire, partir en reportage, est un travail qui s’inscrit dans le temps. Pourtant, la course médiatique semble se poursuivre sur un rythme effréné. Les sites internet reprennent à la seconde près les dépêches d’agence dans un flux continu. Les rumeurs enflent sur Twitter et Facebook, les petites phrases sont commentées immédiatement, les reprises se font en temps réel sur les blogs, les sites ou les chaînes d’information continue… La bulle médiatique se nourrit d’elle-même et laisse peu de temps aux journalistes pour prendre du recul, analyser, recouper. Dans le flot continu de nouvelles, l’information correctement vérifiée se fait rare. Au printemps 2012, lors de la traque du tueur Mohammed Merah à Toulouse, les chaînes d’information continue ont réussi à tenir l’antenne plusieurs jours avec des « peut-être », malgré l’impossibilité de s’approcher de l’endroit où l’assaut devait être lancé. Elles ont délivré un récit « live » un peu virtuel, éloigné de la réalité comme de l’information. Donnée trop rapidement, l’information n’est plus soupesée, elle tourne en boucle sur des micro-événements dont la valeur n’est pas questionnée. Qu’est-ce qu’une information ? À partir de quand peut-on la diffuser ? L’immédiateté qu’offre internet est une tentation permanente de diffuser une information… et de la commenter. Le buzz autour d’un non-événement ou d’une simple phrase peut parfois saturer l’espace médiatique plusieurs heures.

Dans leur manifeste pour un journalisme « utile », les responsables de la revue XXI dénonçaient, début 2013, un « journalisme assis » et un « journalisme d’écran » qui néglige le reportage. Ils plaidaient pour le retour de la « chair » dans le monde de la presse. Ils appelaient aussi les journaux à couper le lien avec les annonceurs et à ne plus être ce qu’ils appellent des « médias marchandises ». La publicité, écrivaient-ils, « soutient les journaux comme la corde le pendu ». Les auteurs proposaient à la presse de se réinventer, en se tournant davantage vers les lecteurs et en retrouvant son ADN. Elle doit, selon eux, « être utile, désirable et nécessaire ». Cet appel se doublait d’une critique sévère d’internet et des médias numériques. Dans ce livret, nous tentons d’expliquer l’absolue nécessité d’un renouveau du journalisme d’enquête.

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À la télévision, l’information continue s’est imposée via la TNT, avec le succès de BFM TV et, dans une moindre mesure, de I-Télé. Plus de trente ans après le lancement de CNN, les petites sœurs françaises multiplient les « live » et les commentaires à chaud ; elles diffusent des débats et de courtes remises en perspective, mais très rarement d’enquêtes. Autres chaînes, autres cases… les émissions d’enquête journalistiques se sont, en revanche, multipliées sur les chaînes hertziennes, notamment en soirée. « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » sur France 2, « Zone interdite » sur M6, « Spécial Investigation » sur Canal+, « Cash Investigation » sur France 2 ou encore « Enquête d’actualité » sur D8. L’enquête est partout. Depuis le succès d’« Envoyé Spécial » et de « 90 minutes » sur France 2 et Canal+ dans les années 90, la recette a été répliquée. Au prix d’un certain formatage.

Le journaliste Jean-Claude Guillebaud décrivait, en mai 2014, sur le site du Nouvel Observateur, l’uniformisation qui prévaut dans bon nombre de ces sujets et émissions. D’un reportage à l’autre, « on retrouve le même rythme, la même orchestration du commentaire, voire la même langue de bois. On est bercé par quelque chose de familier. Tout se passe comme si ces enquêtes se trouvaient, in fine, rebattues, étalonnées, reconfigurées selon un modèle unique (…) On devine sans peine les consignes données au montage : là, tu mettras un moment d’émotion, ici, une séquence informative, plus loin, un moment “concernant” pour capter l’attention du téléspectateur rétif. Et ainsi de suite. (…) Cette calamité uniformisatrice aboutit à un désastre en termes de vérité, de créativité, de talent, d’originalité. Tous pareils ! » Pourquoi une telle uniformisation ? « La réponse est toute simple : la course à l’Audimat et, pour les chaînes privées, le poids des annonceurs » poursuit-il. « Maintenant que l’on peut mesurer, minute par minute, l’audience d’une émission, chacun s’acharne à retenir le téléspectateur par la manche. Ne me quitte pas ! Ne zappe pas ! (…) Disons les choses sans détour : cette panique calculatrice détruit peu à peu notre métier. Au secours ! »

Le constat est partagé par Paul Moreira, ancien rédacteur en chef et présentateur de l’émission « 90 minutes ». « Jean-Claude Guillebaud n’a pas tort, même s’il reste de beaux espaces de création et de liberté », estime le fondateur de l’agence Premières Lignes. « La clef du succès en télévision, et dans les enquêtes en général, est de laisser un groupe de journalistes et de réalisateurs travailler, sans que les gens du marketing ne viennent mettre leur nez dedans. Dès qu’on commence à décider verticalement ce que le public a envie de voir, on ne fait plus du journalisme. Et de toutes manières, c’est à côté de la plaque. Les gens ne savent pas ce qu’ils veulent ! Ils veulent être

Ce flux conduit à produire une information uniforme d’un site à un autre, d’une matinale de radio à une antenne de JT. Les bulles médiatiques engendrent du suivisme entre les médias. « L’information au quotidien est la même partout, elle est dite de la même façon et non-hiérarchisée. Elle produit une égalisation des sujets et une superficialité qui est, à certains égards, terrifiante », juge Jean-Marie Colombani, ancien directeur du Monde et fondateur du site Slate.fr. « Cela recrée un besoin de compréhension, de revenir à du fond et au fait que la presse est d’abord une contextualisation, une hiérarchisation de ce qu’on écrit ». En attendant, même les sites des news-magazines sont lancés dans une course à l’information alors que leur ADN repose sur le long format, l’enquête, le reportage.

L’autre problème de la rapidité est que plus l’information va vite, plus la tentation est grande de schématiser ou d’éditorialiser. « Les biais politiques réapparaissent quand la presse ne prend plus assez le temps de s’intéresser aux faits », poursuit Jean-Marie Colombani. Ne pas avoir le temps de travailler un sujet, de préparer correctement une interview, de contacter plusieurs sources ou de recouper des informations, c’est être dépendant d’un interlocuteur et de sa version des faits. La communication est la grande gagnante de cette accélération du temps médiatique. Les journalistes pressés par le temps sont beaucoup plus réceptifs aux messages des communicants. D’autant que le rapport de force est déséquilibré. Aux États-Unis, en dix ans, le nombre de journalistes professionnels a diminué de 17%, tandis que celui des communicants augmentait de 22%. En France, si le nombre de journalistes professionnels s’est stabilisé ces dernières années, celui des communicants est en constante hausse.

Si les quotidiens papiers peinent à trouver leur place, leur tempo, et s’ils perdent des lecteurs, la radio est, elle aussi, toujours plus poussée vers le « news ». La réactivité est de mise sur ce média qui inaugura l’information continue en France avec la création de France Info en 1987. La grille de RFI a par exemple été récemment revue pour intégrer un flash info toutes les demi-heures contre un toutes les heures auparavant. Néanmoins une case d’enquête/reportage de 15 minutes a été maintenue au quotidien. « On peut travailler les ambiances sonores avec l’aide d’un réalisateur, soigner la narration. La rédaction y tient beaucoup. Le long, c’est l’essence même du journalisme. L’existence de cette case n’a jamais été remise en cause mais si elle devait être supprimée, la rédaction se battrait », témoigne un reporter du service France. Les radios sont elles aussi bousculées par le net, notamment les plus réactives, souvent devancées par l’information délivrées sur les écrans des mobiles, ordinateurs et autres tablettes.

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des titres de presse par des hommes d’affaire et des grands groupes du CAC40. Les enquêtes économiques sont rares dans la presse française, mais pas uniquement parce qu’elles sont difficiles ou longues à réaliser… Les titres de presse ont été racheté par de grands groupes (Arnault, Pinault, Dassault, Bergé-Niel-Pigasse…) qui ne voient pas forcément d’un bon œil les investigations économiques poussées.

L’information fractionnée

Le journalisme d’enquête souffre d’une réduction de place dans les journaux. D’une part, les maquettes sont pensées avec des articles qui tendent à se raccourcir. D’autre part, la pagination est revue à la baisse. Réponse aux difficultés économiques, cette diminution du nombre de pages est aussi due à un renchérissement du coût du papier (de 15 à 20% au cours des années 2000). Selon une étude du journaliste Dean Starkman pour la Columbia Journalism Review, la presse américaine publie de moins en moins de longs articles. Entre 2003 et 2012, le nombre de papiers de plus de 2.000 mots a baissé de 25% dans The New York Times, 35% dans le Wall Street Journal, 50% dans le Washington Post et 86% dans le Los Angeles Times. L’heure, semble-t-il, n’est plus au format ni aux papiers de fond dans la presse papier. Mais cette tendance ne date pas d’hier. Dans les années 1980 s’impose l’idée que, pour être lus, les journalistes doivent écrire court. Cette maxime se fonde à la fois sur une réalité (l’influence croissante de la télévision sur l’information et la façon dont le public la « consomme ») et sur une mythologie entretenue par les patrons de presse pour qui écrire court est synonyme de rentabilité. Le format court en matière d’investigation, à l’exception notable du Canard Enchaîné, est rarement, dans la presse quotidienne comme magazine, synonyme d’enquête. Il permet difficilement d’expliquer des sujets complexes, de nuancer, de recontextualiser. L’information est délivrée de façon brute (chiffres, dates, faits), laissant peu de place à la narration, au récit vivant, aux éléments de reportage.

Au cours des années 1980, les maquettes sont de plus en plus fractionnées. Pour attirer un maximum de lecteurs, le nombre de sujets est démultiplié. Les brèves, filets et entrefilets, se multiplient là où, auparavant, notamment dans les premières maquettes des news-magazines, les articles longs se succédaient. Les rubriques sont plus nombreuses et plus variées. Les journaux voient fleurir ou grossir les pages sport, bien-être, argent, emploi, météo ; des informations dites de « service » qui occupent de plus en plus de place. « Les crises successives de la presse depuis les années 70 ont abouti

étonnés, informés, et ils veulent de la liberté. Ils ne demandent pas qu’on soit leur miroir, ils veulent qu’on soit leur porte-voix, leur liberté en action, qui fait ce qu’eux ne peuvent pas faire. » Avant d’ajouter : « Jean-Claude Guillebaud n’a pas tort, sauf qu’il pourrait appliquer les mêmes critiques aux news-magazines, notamment ».

Les Unes des news-magazines défraient la chronique depuis plusieurs années déjà. En proie à une chute des ventes, les sujets dits « marronniers » (l’immobilier, les francs-maçons, les riches, les vins…) reviennent sans cesse et sont parfois en première page à quelques semaines d’intervalle à peine. Ils plaisent aux annonceurs et sont un levier pour les ventes en kiosques qui ont enregistré des chutes records (-15% en 2013). Ces dossiers-enquêtes, pour certains réalisés pourtant avec sérieux, fleurent bon la recette marketing. Pendant ce temps, les journalistes ne défrichent plus, n’ont pas le temps de dénicher de nouveaux sujets, de trouver des angles nouveaux, des sources qui n’ont jamais parlé.

Quelle place pour le journalisme d’enquête dans ce contexte ? Il n’a peut-être jamais été aussi nécessaire. La demande est réelle. En témoigne le succès, sur internet, de Mediapart, entièrement dédié à l’investigation, l’enquête et le long format. Mais aussi les bonnes audiences d’une émission comme « Cash Investigation » sur France 2. Avec des enquêtes sur le foot business, la formation professionnelle, le neuromarketing ou l’évasion fiscale, l’émission présentée par Elise Lucet réalise de très bons scores, démontrant un appétit pour l’investigation, y compris sur des sujets ardus, à dominante économique. En termes de format, l’émission a cassé les codes habituels de l’enquête télévisée : Elise Lucet va elle-même sur le terrain pour obtenir des réponses des acteurs concernés et briser le « no comment ». « Il y a neuf mois d’enquête sur chaque sujet », explique Paul Moreira, son rédacteur en chef. « Les journalistes connaissent à fond leur dossier et peuvent ainsi déstabiliser leurs interlocuteurs. La présence et l’implication d’Elise nous ouvrent des portes. Et nous essayons d’introduire de l’humour et un peu de décalage pour rendre les enquêtes plus accessibles. »

Le temps passé à enquêter est particulièrement important dans le domaine économique. « Se plonger dans les comptes d’une entreprise, comprendre le business sur lequel on travaille, demande du temps et des compétences particulières, explique Nicolas Cori, journaliste économique et enquêteur au quotidien Libération. D’autant que l’accès aux sources est beaucoup plus difficile qu’en politique, par exemple. Les grands patrons parlent rarement, rencontrent peu les journalistes. » Reste un obstacle : le rachat

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ou cinq pages pour raconter mon histoire. Ils m’en ont donné trois avec plusieurs encadrés dedans : une chronologie, les chiffres-clés, un verbatim… Le lecteur peut trouver ces informations utiles et intéressantes, mais je n’avais plus de place pour rendre compte de la complexité de la situation. Et je me suis retrouvé avec pas mal de matériau inutilisé sur les bras. »

Les maquettes style Prisma sont l’illustration d’une tendance qui vise alors à s’aligner sur le modèle de l’information télévisée. Le constat ? À la télévision, qui s’est définitivement généralisée dans les années 1980, les téléspectateurs prennent l’habitude de recevoir une information brève. Le texte entier d’un JT de 20h correspondrait à l’équivalent d’une demi-page environ d’un quotidien. Et les sujets ont une durée moyenne de 90 secondes. La lecture cursive devient alors le mot d’ordre dans les rédactions. « Les quotidiens se sont alignés plus vite que les magazines, se souvient Christian Delporte, historien des médias. Puis les news-magazines se sont progressivement transformés eux aussi et ont fractionné leurs maquettes ».

Si le format court s’est imposé, c’est aussi parce qu’il présente un réel intérêt économique. Il demande moins de travail de la part des journalistes, notamment en termes d’écriture. L’information trouvée est rapidement délivrée et un même journaliste peut, du coup, « remplir » plusieurs pages. Les journalistes se voient confier non pas un sujet à creuser pour le prochain numéro, mais deux ou trois « petits » sujets à boucler, laissant peu de temps pour entrer dans la complexité de l’un d’entre eux. De plus, ces maquettes très fractionnées et illustrées ont « l’avantage » de ressembler à celles des publicités. Pour être attrayante aux yeux des annonceurs, devenus ses principaux financiers, la presse a pratiqué ce mélange des genres, laissant la pub influencer ses maquettes. L’enquête qui s’étale sur plusieurs pages d’un seul tenant n’est dès lors plus vraiment la bienvenue.

Des journalistes coupés du terrain

Le journalisme d’enquête souffre d’un autre mal : la difficulté pour les journalistes à partir en reportage, à « aller sur le terrain ». Certaines enquêtes, notamment politiques, peuvent être menées au téléphone et grâce à quelques entretiens de visu. D’autres nécessitent d’aller rencontrer les acteurs concernés là où ils se trouvent (parfois loin), de rechercher sur place des témoins, des documents, des archives. En particulier depuis l’arrivée du web, le « journalisme assis » a pris le pas sur le terrain, et les journalistes « sortent » moins qu’auparavant.

à la conclusion partagée qu’il ne fallait pas ennuyer le lecteur, donc ne pas faire trop long, multiplier les sujets, divertir », constate Christian Delporte, historien des médias. Il ajoute que le modèle classique de découpage entre les pages politique intérieure/international/économie/société s’est énormément ouvert : le nombre de rubriques a doublé au cours des quarante dernières années.

Ce fractionnement et cette nouvelle organisation doivent leur généralisation à plusieurs succès de presse. D’abord le quotidien américain USA Today, lancé en 1982, a remporté un franc succès jusqu’à talonner les chiffres de ventes du Wall Street Journal (1,8 million d’exemplaires vendus par jour en 2012 contre 2,1 millions). Papiers brefs, grande variété des sujets, infographies, diagrammes, photos colorées : sa maquette innovante a influencé de nombreux journaux américains et étrangers. Ce modèle est notamment repris à la fin des années 1980 en France par Le Parisien, avec succès. Initiée au sein de la presse populaire, cette idée rédactionnelle irrigue toute la presse quotidienne, et les papiers courts se multiplient ainsi que les informations dites de « service ». On retrouve son influence en 1994, lors du lancement d’InfoMatin. Le quotidien misait sur son coût réduit (trois francs), un petit format et des articles de deux ou trois feuillets au style direct pour assurer son succès auprès des « jeunes urbains pressés », selon l’expression de son principal actionnaire, l’ex-PDG de Canal +, André Rousselet. L’idée était de rendre compte de l’actualité sur le modèle et le rythme des matinales des radios. L’aventure tourne court deux ans plus tard mais préfigure les quotidiens gratuits, comme 20 Minutes ou Métro, qui ont fleuri depuis le début des années 2000.

Lecture zapping

L’autre succès de presse s’appelle Prisma. Le groupe fondé en 1978 par Axel Ganz a durablement influencé la presse magazine (il est aujourd’hui le deuxième éditeur de presse magazine en France). Lors du lancement de Géo, Ça m’intéresse, Femme Actuelle, le groupe innove avec des maquettes qualifiées de « kaleïdoscopiques », éclatées en petits encadrés et articles dépassant rarement le quart de page. Elles proposent une lecture façon zapping et une information dispersée qui vise à accrocher le lecteur en train de feuilleter. « Lorsque Prisma a racheté VSD en 1996, le changement de maquette a été un choc », se rappelle Jean-Louis Marzorati, alors grand reporter au magazine fondé par Maurice Siegel. « Au retour d’un reportage de plusieurs jours à Gaza, je m’attendais, comme d’habitude, à avoir quatre

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encore Thomas Ferenczi. Les règles du « nouveau journalisme », qui s’attache à établir des faits et à révéler des vérités cachées, se sont alors imposées en France et ont permis au journalisme de s’affirmer comme un métier à part entière. Le succès et l’aura des grands reporters, tels Albert Londres, ont ensuite donné des figues emblématiques à cette nouvelle profession.

Un siècle plus tard, les jeunes journalistes apprennent plus souvent le métier devant un écran d’ordinateur, dans des fonctions de curation ou de « community manager », qu’au contact du terrain. « C’est une tendance de fond », observe Jean-Marie Charon, sociologue des médias. « Les journalistes vont moins sur le terrain, même pour des dossiers ou des enquêtes. Ils sont nombreux à s’en plaindre mais cela coûte trop cher de “sortir”. » Les journalistes sont aussi moins nombreux et amenés à travailler sur plusieurs supports. En conséquence, les spécialités tendent à disparaître elles aussi et les journalistes font tourner les sujets en fonction de l’actualité. Si certains parviennent à conserver leurs dossiers et à les suivre, ils le doivent de plus en plus à leur opiniâtreté. Et pourtant, sans ce suivi, il est quasiment impossible de nouer un réseau de contacts pour enquêter et bien difficile d’entrer dans la profondeur d’un sujet.

Autre conséquence, si dans les rédactions le terrain n’est plus la règle, ceux qui choisissent d’y aller ou d’y retourner doivent le faire en tant que free-lance et donc, souvent, dans la précarité. « Je n’ose pas parler aux jeunes

Les moyens alloués aux reportages ont été considérablement revus à la baisse ces dernières années. Ceux qui ont la chance de partir doivent le plus souvent faire vite. « Je vois des collègues, notamment en télévision, arriver sur des zones de conflit pour trois jours sur place maximum, afin de filmer quelque chose de précis. Autrement dit, ils prévoient le reportage avant de partir, tout est calé à l’avance. Et si en arrivant ce n’est pas la bonne histoire, qu’est-ce qu’on fait ? On raconte quand même l’histoire qu’on avait prévue ? On tord la réalité ? En reportage, le fait de rester sur place permet d’enquêter, de rencontrer, de comprendre la complexité de ce qui se passe », observe Jean-Paul Mari, grand reporter au Nouvel Observateur.

Il est loin le temps des enquêtes et reportages qui pouvaient parfois durer trois mois, comme pour l’émission « Cinq colonnes à la une ». Ou celui où Joseph Kessel partait enquêter (en 1930 pour Le Matin) sur les marchands d’esclaves en Afrique, pendant six mois, avec comme avance l’équivalent de vingt ans de salaire d’un journaliste débutant… L’âge d’or des grands reporters a été mythifié – il fut réservé à quelques plumes, Albert Londres en tête, dont les « feuilletons » permettaient de doubler les tirages des journaux. Il n’empêche, le travail de terrain est au cœur même du métier de journaliste. C’est par l’enquête et le reportage que le journalisme s’est autonomisé de la littérature et de la politique à la fin du 19e siècle, comme l’explique le journaliste Thomas Ferenczi. Dans L’invention du journalisme en France, il revient notamment sur les enquêtes de Jules Huret, les premières du genre, portant sur « le rire français », « l’évolution littéraire » ou encore « la question sociale en Europe ». Dans les milieux littéraires notamment, « c’est en reporter, et non en critique, que Jules Huret se promène (…) : s’il se fait l’interlocuteur des écrivains, il n’a pas l’ambition d’être leur égal (…) Il n’est pas des leurs et c’est de l’extérieur qu’il décrit leurs entreprises, observe leurs querelles, rend compte de leurs idées. Témoin plus qu’acteur, il n’entend pas défendre lui-même une thèse, plaider pour une école ou pour une autre, il veut seulement se faire “l’honnête héraut” de l’actualité, au risque de bousculer les hiérarchies admises ». Très critiqué en son temps pour cette démarche journalistique encore peu répandue, Jules Huret tint bon et contribua aussi à élever le grand reportage au rang de genre littéraire.

À la même époque, la presse assume pour la première fois, et avec détermination, sa fonction d’enquête au moment de l’affaire Dreyfus. Cet événement « a été le prétexte à une recherche inlassable d’informations soigneusement dissimulées, d’échos habilement distillés, de secrets jalousement gardés, dans laquelle les journalistes ont dû faire preuve de leurs qualités d’enquêteurs obstinés ou intermédiaires bien renseignés », écrit

Peut-on se former correctement à l’enquête en France ? « Elle n’est pas assez enseignée », regrette Mark Lee Hunter, journaliste d’inves tigation et enseignant. « En Grande-Bretagne et aux États-Unis, plusieurs écoles proposent des programmes de journalisme d’investigation diplômants. Ce n’est pas le cas en France. L’enseignement de l’enquête fait l’objet de simples séminaires, plus ou moins longs. Et même s’il fait appel à des professionnels chevronnés, la méthodologie fait défaut. L’enquête s’apprend et demande beaucoup de rigueur ». Plusieurs universités britanniques et américaines proposent en effet des diplômes de « narrative journalisme »

LE JOURNALISME D’ENQUÊTE EST-IL BIEN ENSEIGNÉ ?

(Nieman Fondation for journalism-Havard, Boston University, University of Glasgow) qui visent à perfectionner l’écriture longue. Et d’« investigative journalism » (Columbia School of Journalism, City University London) qui portent sur les techniques de l’investigation. Alors que le journalisme d’enquête implique assez souvent un statut de free-lance, les écoles de journalisme forment de bons « faiseurs », aptes à faire leurs premiers pas dans une rédaction, mais peu affûtés aux ficelles de la pige ou au modèle en plein essor de « journaliste-entrepreneur ».

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Le rôle de la PQR en matière d’information est crucial. Elle représente plus de 17 millions de lecteurs par jour (contre un peu plus de 8 millions pour les quotidiens nationaux). Près d’un tiers des Français lisent donc chaque jour la presse régionale, qui est la seule à parler des affaires locales (avec France 3) ; l’information régionale étant très absente de la presse nationale. Mais cette presse locale n’est plus en concurrence. Huit grands groupes se partagent aujourd’hui la quasi-totalité des quotidiens régionaux : le Crédit Mutuel (groupe Ebra), le plus puissant, possède tous les titres du grand-est, le Groupe Ouest-France (avec ses 50 éditions) est présent dans douze départements, le groupe Centre France règne en maître au cœur du pays et, du Pas-de-Calais à l’Aube, c’est le belge Rossel qui tient le monopole.

Cette concentration est l’occasion de mettre en place des « synergies éditoriales » et de « mutualiser l’information ». Dans cet univers très uniformisé, et dans une course au développement de sites internet réactifs, les enquêtes et les reportages trouvent difficilement leur place. « Ces dernières années, la PQR n’a plus sorti d’informations marquantes reprises par la presse nationale », constate le journaliste et professeur Mark Lee Hunter. « Ils ne cherchent plus, ils se contentent des informations de base pour satisfaire un lectorat vieillissant et ne vont pas plus loin. Tout un pan de de l’information locale n’est plus couverte : la désindustrialisation, l’environnement en général ou encore l’industrie agro-alimentaire… Tous ces sujets ne sont pas traités. Ils connaissent les sources locales mais ne les exploitent pas. »

« Se réapproprier l’agenda »

Pierre France est un ancien journaliste des Dernières Nouvelles d’Alsace où il a travaillé pendant 11 ans. « Je suis parti suite à un gros ras-le-bol et après avoir fait le constat que je ne pouvais pas changer les choses de l’intérieur », raconte-t-il. En février 2012, il a lancé le média en ligne Rue89 Strasbourg. Son constat sur l’évolution de la PQR est sans appel. « Il s’est installé une sorte de flegme au sein des rédactions des quotidiens régionaux. Ils regardent les différentes conférences de presse, se demandent qui va couvrir quoi, les journalistes y vont et font un papier pour le lendemain. L’urgence pour les médias locaux est de se réapproprier l’agenda ! Il faut refaire des choix. À Rue89 Strasbourg, nous allons à certaines conférences et pas à d’autres en fonction de l’intérêt du sujet et selon ce que nous souhaitons creuser. »

journalistes des conditions dans lesquelles j’ai pu enquêter et partir en reportage il y a vingt ou trente ans », témoigne anonymement un ancien grand reporter à Paris Match. « Nous avions non seulement les plus beaux hôtels mais surtout, lorsqu’on avait une histoire, on pouvait doubler ou tripler le temps passé sur place sans problème. Ça se décidait en quelques secondes au téléphone avec la rédaction à Paris. Aujourd’hui, pour convaincre un rédacteur en chef de débloquer un budget reportage, il faut argumenter, convaincre, ça ne va plus de soi. »

« Les rédactions hésitent à laisser partir leurs journalistes sur le terrain car ils sont pris pour cibles par certaines factions qui veulent envoyer un signal politique à un pays. Elles ont davantage recours aux locaux et aux free-lances », souligne également Bertrand Rosenthal qui fit toute sa carrière de grand reporter à l’AFP. Les journalistes free-lances ne bénéficient pas d’un encadrement sécurisant et s’exposent à des risques accrus. Les photos-reporters, en particulier, partent couvrir des conflits en étant obligés de financer leur voyage sur leurs propres deniers et sans certitudes de pouvoir les vendre. Cette précarité économique conduit certains à prendre plus de risques pour aller chercher l’information là où d’autres ne vont pas ou plus, parfois au prix de leur vie. « Les cellules d’enquête des médias nationaux ont été démantelées à partir de la fin des années 1990 et commencent tout juste à réapparaître. Depuis, tout se passe comme si l’enquête, qui nécessite du temps et du reportage, tendait à être sous-traitée à l’extérieur des rédactions. Les effectifs manquent, les compétences aussi, alors on confie ces tâches difficiles et longues à des free-lances ou à des boîtes de productions extérieures, où la précarité est plus forte », note Jean-Marie Charon.

L’appauvrissement de l’information locale

En presse locale, le journalisme d’enquête a également perdu du terrain. La PQR (presse quotidienne régionale) a connu une vague de fusions sans précédent au cours de la dernière décennie. La promesse de la Libération, qui voulait réinstaurer le pluralisme de la presse, impératif inscrit depuis lors dans la Constitution, est battue en brèche. Selon l’historien des médias, Christian Delporte, il existait 175 quotidiens en province en 1947. Il n’en reste plus que 53. Par ailleurs, le nombre moyen de journaux par département a diminué de 3,2 en 1963 (son plus haut niveau) à 1,6 en 2001, avant l’introduction des premiers gratuits dont le contenu se compose principalement de reprises de dépêches d’agence. La majorité des départements n’ont aujourd’hui plus qu’un seul journal.

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Autre innovation sur internet, le site Hexagones, qui se consacre explicitement aux enquêtes et au reportage. Site d’information national implanté en région, il innove par son modèle hybride. Avec une double volonté affichée : réinvestir des territoires oubliés et des thèmes peu abordés localement. Son fondateur et rédacteur en chef, Thierry Gadault, part du principe qu’« une information peut avoir un sens national d’où qu’elle vienne sur le territoire. La vie ne se limite pas aux centres des grandes villes ». Le site veut « arpenter les territoires de la République » et « prendre le temps de révéler la France telle qu’elle est ». Les théma tiques (chroniques des affaires, coulisses de l’industrie, désindustrialisation, écologie et protection de l’environnement…) seront traitées sur « le temps long » et « en se déconnectant du flux d’informations » même si les sujets sont toujours rattachés à l’actualité. « Il n’est pas question de reprendre des conférences de presse ou alors, à la limite, pour apporter un décryptage, insiste Thierry Gadault. Notre objectif est de donner du sens à ce flux d’informations grâce à des angles et un travail de fond. » Hexagones travaille à des accords de partenariats avec des sites d’information locale afin de leur fournir des contenus exclusifs.

Quand la presse locale ne remplit plus correctement sa mission d’information, c’est donc via le web qu’elle est le plus « challengée ». Les modèles économiques sont encore extrêmement fragiles, mais la démarche de ceux qui se lancent dans ces aventures montre en creux les carences de l’information actuelle : le manque d’enquête, de temps pour travailler, et de sens. Le nouveau média qu’est interne est progressivement investi par des tentatives de faire revivre le journalisme d’enquête sous toutes ses formes.

Le site fait le pari de mettre en ligne des papiers d’enquête sur lesquels les journalistes travaillent « trois ou quatre jours au minimum ». Pierre France explique : « Nos papiers ne sont pas fabriqués à partir de communiqués de presse un peu réécrits. Si nous choisissons de couvrir un sujet, nous passons du temps à interroger d’autres acteurs pour expliquer et enrichir l’information de base. Nous ne faisons pas de l’enquête à la Mediapart, nous ne sommes pas un site d’investigation », poursuit-il. « Mais nous allons chercher notre propre information. Nos lecteurs nous suivent pour cela, parce qu’ils ont l’impression qu’on ne leur fournit pas de l’information pré-mâchée. Ils sont contents de lire des choses dont ils n’ont pas entendu parler ailleurs ». Le site décide de ses propres angles, les journalistes peuvent creuser leurs sujets et les papiers dépassent régulièrement les 5.000 signes.

La formule fonctionne : Rue89 Strasbourg atteint les 350.000 pages vues par mois et 60% de son lectorat était présent dès son lancement. « Nous n’avons pris aucun lecteur à la PQR », analyse Pierre France. « Nous avons plutôt amené à l’information locale des gens qui ne s’y intéressaient plus. Pour l’instant, le modèle de la PQR tient toujours car le gros de ses lecteurs attend encore un journal exhaustif qui traite tout dans ses pages. Mais cela va changer. Les institutions publient elles-mêmes leurs communiqués sur internet et sur les réseaux sociaux. Cela ne sert à rien de les reprendre dans un journal… le lendemain ! Petit à petit, le lectorat se détourne inexorablement de cette forme de journalisme sans valeur ajoutée. » Le site se finance à 90% par la publicité. Un modèle par abonnement n’est pas envisagé. Pierre France fait un rapide calcul : « Mediapart compte 80.000 abonnés pour 65 millions d’habitants. Rapporté à un ratio local, nous pouvons espérer… 450 abonnés. Ce n’est pas viable », estime-t-il.

Sabine Torres, la fondatrice du site Dijonscope, lancé en 2009 et disparu depuis, n’est pas de cet avis. Dijonscope fut le premier pure-player régional français et, selon elle, le modèle payant aurait pu fonctionner. D’autres (jeunes) journalistes déçus par la PQR lui ont emboîté le pas comme l’équipe du Télescope d’Amiens, Carré d’Info (à Toulouse) ou Aqui.fr (à Bordeaux). Dijonscope a depuis fermé, le télescope d’Amiens aussi. Marsactu (à Marseille) survit, malgré des pertes, grâce à deux levées de fonds de 200.000 et 160.000 euros et l’entrée au capital de Xavier Niel et autres entrepreneurs locaux. Ces sites ont du mal à trouver un modèle économique viable : la presse papier locale absorbe toute la publicité et les abonnements ne suffisent pas. Mais ils ont un point commun : leur volonté de remettre en cause le monopole de la presse régionale, de trouver des angles décalés, de creuser l’information.

Le site Dijonscope a été créé en 2009 et pendant deux ans il a fonctionné grâce à la publicité ; mais dès la fin 2011, la fondatrice s’est portée vers un abonnement payant. « J’en avais marre des publi-rédactionnels, des déjeuners de presse et du copinage », lâche Sabine Torres qui a travaillé pour la presse hebdomadaire régionale jusqu’à ses 28 ans. « Je ne voulais plus participer à un système d’abrutissement généralisé et à du marketing journalistique qui consiste à donner aux gens ce qu’ils attendent. La plupart des informations importantes n’arrivent pas sur un plateau ! » « Sur Dijonscope, les articles faisaient rarement moins de 5.000 signes et les journalistes pouvaient rester deux ou trois

L’EXPÉRIENCE DIJONSCOPE, SITE D’INFO LOCAL PAR ABONNEMENT

jours sur le même papier, poursuit-elle. Nous nous sommes attaqués à des histoires de conflits d’intérêt quand la presse locale ne réalise des enquêtes que sur des sujets qui ne gênent pas les pouvoirs en place : drogue, prostitution étudiante, roms… » Le site a vécu deux ans de la publicité avant de passer au modèle payant par abonnement, afin de garantir son indépendance, suite à des problèmes avec les annonceurs. Le site avait besoin de 3.500 abonnés pour arriver à l’équilibre. Il en a séduit 1.000 la première année, puis la trésorerie a fait défaut. Sabine Torres reste convaincue que « le modèle payant est viable pour une information locale de qualité. J’ai fait une erreur de calcul car j’étais journaliste et pas gestionnaire. »

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VERS UN RENOUVEAU DU JOURNALISME D’ENQUÊTE

Secoué par l’arrivée d’internet, le journalisme explore de nouvelles voies, invente de nouvelles formes, autant sur le papier que sur la toile. Les enquêtes et les reportages, moins nombreux dans la presse papier traditionnelle, trouvent des chemins d’expression en librairie ou sur internet, avec un défi à relever : inventer un ou des modèles économiques pérennes.

Une place croissante en librairie

Les formats se réduisent et le temps de l’information devient toujours plus rapide. Dès lors, comment pratiquer sereinement l’enquête, l’investigation, le reportage ? De nombreux journalistes se replient vers un support qui s’articule autour d’un temps plus long et qui laisse la part belle au texte : le livre. L’exercice demande une certaine organisation. Lorsqu’il se lance dans la rédaction d’un ouvrage d’enquête, un journaliste touche un à-valoir (quelques milliers d’euros) sur les ventes futures, qui lui restera acquis quel que soit le succès en librairie. Ce qui lui permet de financer une partie du temps d’enquête. Travailler pour sa rédaction et mener de front une enquête pour une future publication peut s’avérer compliqué ; même si certaines rédactions sont conciliantes et tolèrent qu’un journaliste qui écrit un livre, lève un peu le pied au journal. Certains préfèrent toutefois se mettre en congé sabbatique ou en disponibilité pour se dégager du temps.

Globalement, l’affaire n’est pas lucrative pour les journalistes, qui aiment dire qu’ils ne font pas un livre « pour de l’argent » (même si vendre reste important), mais plutôt pour la satisfaction de pouvoir creuser un sujet, pour la visibilité éventuelle, et le prestige lié au livre qui vient sanctionner symboliquement une compétence journalistique. Dans une interview accordée en 2010 à la revue Médias, la figure tutélaire du journaliste d’investigation, Pierre Péan, confie : « quand j’étais dans le journalisme, j’étais frustré. J’aime avoir du temps, essayer d’aller le plus loin possible. Or, dans la presse, on approfondit de moins en moins. Longtemps, j’ai

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les journaux où son espace s’est notablement amoindri. Dans une interview accordée au site d’information Bakchich.info, le journaliste français Philippe Cohen, ancien rédacteur en chef de Marianne et coauteur du livre « Notre métier a mal tourné » (Mille et Une Nuits, 2008), insistait : « Il y a un consensus qui semble arranger tout le monde. Les journalistes touchent des droits d’auteur en plus de leur salaire, tandis que les journaux se contentent de publier les bonnes feuilles des enquêtes sans prendre de risques. Mais ce raisonnement est une absurdité économique : les rédactions paient des journalistes pour réaliser des investigations qui ne seront pas publiées dans leurs pages ». Faute de place et de moyens, la presse a en effet vu certaines révélations et un travail de fond se déporter vers l’édition.

Dans les rayons des librairies, non loin des documents journalistiques, le lecteur peut trouver les fameux « Mooks », contraction de « magazine » et de « book ». Depuis le succès de la revue XXI, lancée en 2008 par Patrick de Saint-Exupéry et Laurent Beccaria, les « mooks » ont fleuri en librairie, sur des créneaux différents : Usbek et Rica et WE Demain font dans le futuriste, quand Schnock, Charles ou Le Tigre font dans le décalé, Feuilleton ou 6 Mois conservant une dimension généraliste. Mises en page classieuses, sujets de fond et long format, BD-reportages, portfolios : ces titres se veulent une alternative à la presse papier et un remède à l’accélération de l’info. Le succès est au rendez-vous, d’où l’inflation de titres (une vingtaine). Même France Culture est passée à l’imprimé en créant sa revue France Culture Papiers.

Chaque numéro de la revue pionnière XXI se vend autour de 50.000 exemplaires. Pour les autres, le succès n’est pas garanti. Usbek et Rica s’est interrompu au bout d’un an pour redevenir un magazine normal. Au contraire de Muze, magazine au départ, devenue une revue à part entière. « XXI a créé un effet d’entraînement formidable. WE Demain a été lancé il y a deux ans, à raison de quatre numéros par mois, mais sur le créneau particulier de la prospective », explique Jean-Louis Marzorati, son rédacteur en chef. « Nos lecteurs, dans leur courrier, disent apprécier la variété des sujets, le côté positif des informations, le plaisir de lecture comme le plaisir visuel. Les mooks correspondent à un retour du besoin de prendre du temps et du plaisir à lire et à écrire. Il est difficile aujourd’hui de mettre un nom sur un journaliste. Dans les années 1960 ou 1970, on lisait des articles où les styles, les plumes, étaient reconnais sables. D’ailleurs, les journalistes aujourd’hui sont plus formatés. Ils ont l’habitude de travailler pour des supports qui leur demandent de mettre l’essentiel, les infos, aux dépens de l’écriture. Il n’y a plus de place pour respirer, mettre de la couleur. Ça se ressent à la lecture, c’est propre mais un peu sec. On essaye de revenir à un récit plus littéraire. »

concilié journalisme et livres. Et puis, un beau jour, j’ai sorti un best-seller qui m’a donné les moyens de travailler seul. Et j’ai, depuis, la chance de passer le plus clair de mes jours à enquêter. »

Les éditeurs, eux, sont devenus friands de ces « documents journalistiques » qui leur assurent une présence en librairie sous les feux de l’actualité. Même si les enquêtes peuvent parfois coûter cher en cas de procès, elles sont une façon d’essayer de booster les ventes dans une période de crise du secteur de l’édition. Parfois jusqu’à l’excès : depuis quelques années, la tendance est ainsi aux « quick books », ces livres bouclés juste à temps pour paraître à une date-clé, par exemple juste après une élection présidentielle, afin d’en dévoiler les coulisses. Au lendemain de l’élection présidentielle de mai 2012, les lecteurs avaient ainsi l’embarras du choix entre 3 livres sur Nicolas Sarkozy, 4 sur François Hollande et 2 autres en forme de carnets de campagne…

Tout le monde semble y trouver son compte. Depuis une décennie, les librairies accueillent ainsi de plus en plus d’enquêtes journalistiques, dont certaines retentissantes, qui sont souvent annoncées avant leur sortie dans la presse par la publication de “bonnes feuilles”. C’est donc par la médiatisation des ouvrages d’enquête que l’investigation se retrouve dans

Les journalistes Leila Minano et Julia Pascual ont publié, en février 2014, « La Guerre invisible, révélations sur les violences sexuelles dans l’armée » (Les Arènes). Leur enquête a rencontré un large écho, jusqu’au ministère de la Défense qui a diligenté, après la sortie du livre, un plan d’action pour lutter contre ce type de harcèlement. « Le projet est né à la lecture d’un article sur les violences sexuelles faites aux femmes militaires aux États-Unis, en Australie… Nous avons rapidement remarqué que la France faisait exception car aucune étude n’avais jamais été menée sur le sujet. Était-elle épargnée ? Pour en avoir le cœur net, nous avons commencé à enquêter. L’aspect inédit du sujet est évidemment un facteur décisif. Le projet de livre s’est imposé au bout de plusieurs mois devant l’ampleur des informations

SE PERMETTRE DU LONG SUR DES SUJETS INÉDITS

recueillies au cours de notre enquête. Pour donner de l’importance au sujet et pouvoir l’aborder de façon satisfaisante, si ce n’est exhaustive », explique Julia Pascual. Dans quelles conditions ont enquêté les deux journalistes ? « Leila était pigiste, moi salariée du magazine Causette. Nous avons d’abord travaillé de loin en loin sur l’enquête, tout en maintenant notre travail à côté, le magazine finançant pour toutes les deux les frais de reportage (nombreux billets de train, reportage au Mali, frais divers). Les six derniers mois, nous avons trouvé un accord pour être à temps plein sur la finalisation de l’enquête et l’écriture du livre : Causette nous a payé à temps plein les trois premiers mois, les trois derniers nous étions en disponibilité et ce sont les avances sur droits d’auteur qui nous ont permis de vivre. »

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sociale et démocratique s’en trouve renforcée. Ces révélations ont été rendues possibles par des enquêtes d’un genre nouveau. Wikileaks comme Offshoreleaks ont été réalisées à partir de données numériques et confidentielles que les journalistes ont dû éplucher pour en tirer des informations. L’enquête Offshoreleaks s’est appuyée sur l’ICIJ (International consortium of investigative journalists), consortium de 175 journalistes indépendants basés dans plus de 60 pays. 36 grandes rédactions ont été associées à leur travail (The Guardian, The Washington Post, Le Monde, El Pais…) pour contribuer à l’enquête et relayer ses résultats sur les auteurs d’évasion fiscale. En 2013, un système tentaculaire de paradis fiscaux, depuis leur fonctionnement jusqu’à leurs bénéficiaires, a ainsi été mis à jour. Des établissements bancaires et des personnalités du monde entier ont été éclaboussés, comme les présidents d’Azerbaïdjan ou du Zimbabwe ou encore, en France, le trésorier de campagne de François Hollande, Jean-Jacques Augier. Au total, 120.000 sociétés-écran dans près de 170 pays sont épinglées. L’ICIJ travaille sur des problématiques qui dépassent les frontières ; mondialisation oblige. Industries polluantes, réseaux de criminalités, États-voyous… face à ces phénomènes, les médias traditionnels sont souvent dépassés. « De nos jours, beaucoup d’histoires sont “globales” et ont un impact mondial. Notre réseau permet aux journalistes l’accès à des informations qui se révèlent être utiles et pertinentes pour de nombreux pays », explique son directeur, Gérard Ryle.

Dans le cadre de Wikileaks de nombreux câbles diplomatiques ont été épluchés et mis en ligne. Émis lors des conflits en Afghanistan ou en Irak, ils ont notamment révélé des actes de tortures perpétrés par l’armée américaine. Le site accueille et encourage également les révélations des lanceurs d’alerte, ces personnes dénonçant de l’intérieur les agissements d’une organisation… au risque de perdre leur travail, voire d’être menacées dans leur quotidien. Le célèbre Edward Snowden dénonçant les écoutes de la NSA ; Hervé Falciani, informaticien de la banque UBS délivrant au fisc des listes de contribuables français ayant un compte en Suisse ; Irène Frachon alertant sur les méfaits du Mediator… Un statut, encore imparfait, a été voté pour protéger les lanceurs d’alerte : preuve de leur utilité sociale.

En France, Mediapart occupe activement ce créneau de l’investigation. Le nombre de ses lecteurs augmente, celui de ses abonnés aussi, et sa rédaction s’étoffe. Ses révélations ont été à l’origine d’affaires retentissantes touchant le pouvoir politique : Karachi, Bettencourt, Cahuzac. La télévision n’est pas en reste avec le succès de l’émission « Cash Investigation » sur France 2, présentée par Elise Lucet et réalisée par l’agence Premières lignes.

Le terme de « mook » a donné une identité à ces revues, mais il est contesté. « Mook ? Un mot-valise permettant de mettre un intitulé sur le tiroir : celui du grand reportage journalistique au long cours en presse écrite. Nous découvrons ce que les Anglo-saxons éditent depuis très longtemps dans des publications comme Granta, The New Yorker, Harper’s Magazine ou Vanity Fair », expliquait Patrick de Saint-Exupéry au Nouvel Économiste en 2013. Vanity Fair, dont la version française est d’ailleurs un succès… en kiosques (autour de 100.000 exemplaires, l’objectif fixé lors de son lancement). Étant donné leur prix élevé (aux alentours de 15 euros) et leur périodicité (le plus souvent trimestrielle), les « mooks » ne sont pas une réponse à la crise de la presse. Mais elles ont redonné un espace au journalisme d’enquête, faisant la démonstration, au passage, qu’il existe toujours un lectorat pour le journalisme au long cours.

Investigation, vérification : la fonction sociale en jeu

Servir l’intérêt du public, favoriser la démocratie et le respect des valeurs humaines par la diffusion d’informations vérifiées et de faits établis, éclairer les citoyens : la fonction sociale du journalisme dépend directement de sa capacité à enquêter et à vérifier ses informations. Bonne nouvelle, malgré les difficultés économiques, l’investigation se porte bien. Wikileaks, Offshoreleaks, les écoutes de la NSA… ces révélations ont fait le tour de la planète, redonnant une image combative du journalisme. Son utilité

Un retour du papier pour le long format ? Pas si sûr. En tout cas l’expérience vaut d’être suivie. Le très innovant Guardian a lancé fin 2013 « The Long Good Read », une publication papier hebdomadaire de 24 pages en format tabloïd qui rassemble les meilleurs papiers long format publiés chaque semaine par le quotidien. La sélection d’articles est réalisée par… un robot et un algorithme qui scannent les contenus longs du site du Guardian, où The Long Good Read est déjà une rubrique existante. L’expérimentation ne s’arrête pas là. L’hebdomadaire est ensuite imprimé

THE GUARDIAN INNOVE AVEC THE LONG GOOD READ

par une entreprise type « Do it yourself » (DIY) et distribué gratuitement dans le « Guardian Coffee », situé dans l’est de Londres. L’endroit, doté des technologies dernier-cri (tablettes, écrans plats…), offre donc de nouveau la possibilité de boire son café avec un journal papier dans les mains. Une expérience dont le quotidien n’attend pas une source de revenus supplémentaire – seules quelques centaines de copies sont imprimées. Simplement une façon supplémentaire d’expérimenter et de faire vivre certains contenus à forte valeur ajoutée au-delà de la publication du jour.

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Outre la vérification des déclarations politiques ou des programmes, « les décodeurs » se donnent pour mission de « traiter des rumeurs et des intox qui circulent sur la Toile pour, là encore, distinguer le vrai du faux. » « Notre travail repose sur trois piliers, explique Samuel Laurent, responsable de la rubrique. La recontextualisation, dans la tradition du journal Le Monde qui délivre une information pointue, mais aussi la donnée et sa mise-en-scène, et, enfin, la vérification pour éclaircir des débats qui ont cours notamment sur les réseaux sociaux. Nous essayons de sortir des prises de position des uns et des autres, de donner des éléments objectifs et tangibles. »

À l’aide de papiers explicatif et pédagogiques, la rubrique veut donc enrichir l’information qui circule sur internet, en répondant également aux lecteurs qui posent des questions. « C’est une autre manière de penser le journalisme web », explique encore Samuel Laurent. « Nous revenons à la base du travail journalistique qui consiste à écrire pour les lecteurs, alors que la tendance des journalistes est parfois d’écrire pour leurs sources. » Avec peut-être des articles de plus en plus longs à la clef : « Nous voulons rester innovants et réfléchissons à d’autres formats de papiers, notamment sous forme de feuilletons, en réutilisant des éléments anciens et en les actualisant ». Par ce biais, le travail journalistique renoue avec une dimension pédagogique et conforte son utilité sociale, en particulier dans le débat public. Une réponse à ceux qui reprochent aux journalistes de colporter les rumeurs, de ne pas assez expliquer et informer les citoyens.

Les enquêtes approfondies ont une utilité sociale forte. Les ONG l’ont bien compris. Greenpeace ou Human Rights Watch sont friands d’enquêtes et se déclarent prêts à collaborer avec les journalistes… à condition que ceux-ci épousent leur cause. Les « stakeholders medias » enquêtent dans le but de défendre une cause et des intérêts particuliers. Sur le plan éthique, ils jouent la carte de la transparence en affichant clairement leurs objectifs au public. « De toutes manières, expliquent-ils, l’objectivité journalistique n’a jamais existé… » Ils sont à prendre au sérieux : ces ONG ont plus de moyens que de nombreuses rédactions pour mener des investigations en profondeur, et possèdent des informations précieuses

LA CONCURRENCE DES « STAKEHOLDERS MEDIA »sur les secteurs qu’elles couvrent. La base de données de Greenpeace qui rassemble ses travaux d’investigation, compte plus de 3.000 documents. Une de ses dernières révélations ? Des équipements sportifs des marques Nike, Adidas et Puma, vendus pendant la coupe du monde de football au Brésil, contenaient des produits toxiques avec un dosage 14 fois supérieur à celui autorisé. Des révélations rendues possibles par une batterie de tests dans des laboratoires indépendants. Human Rights Watch réalise aussi des recherches sur le système carcéral dans différents pays. En France, on pourrait citer les enquêtes de l’association UFC-Que Choisir, qui visent spécifiquement à défendre les droits des consommateurs.

Arte diffuse aussi des documentaires d’investigation, ceux de la journaliste Marie-Monique Robin (« Le monde selon Monsanto », « Notre poison quotidien », « Les moissons du futur ») ; le documentaire « Goldman Sachs, la banque qui dirige le monde », qui a rassemblé plus de 700.000 personnes, la meilleure audience de 2012 pour une soirée « Thema », ou « L’argent, le sang et la démocratie » sur l’affaire Karachi en 2013.

Certains média traditionnels se relancent dans l’enquête. Après la publication du livre critique de Pierre Péan et Phlippe Cohen (« La Face cachée du Monde », Mille et Une nuits, 2003) qui a déstabilisé le quotidien, Le Monde a abandonné l’enquête. « L’idée était que Le Monde, quotidien de référence, devait s’intéresser aux matières nobles, la politique, l’international, l’économie. L’enquête était devenue un peu sale », explique Fabrice Lhomme, journaliste au sein du quotidien de référence, lors d’une Master Class à l’École de journalisme de Sciences-Po. « Depuis deux ou trois ans, Le Monde fait à nouveau de l’investigation. Cette ligne est pleinement assumée car c’est une façon de se différencier des concurrents. » En Grande-Bretagne, The Guardian a beaucoup misé sur l’enquête ces dernières années, notamment à base de données, et a ainsi acquis ses lettres de noblesse.

Malheureusement, la France se tient à l’écart des réseaux globaux d’enquêteurs qui ont vu le jour depuis une dizaine d’années. Ainsi, le Global Investigative Journalism Network (GIJN) a été lancé en 2001, à Copenhague, sans la présence d’aucun journaliste français. Ce n’est qu’en 2011 que Luc Hermann et Paul Moreira seront les seuls journalistes français à s’impliquer dans ce réseau.

La vérification musclée Avec internet, le « fact-checking » apporte un soin nouveau à la vérification des faits. Dans le flux constant d’infos et de chiffres qu’offrent les médias, ce système propose d’aller chercher les données exactes et de les remettre en perspective, notamment à l’aide de graphiques souvent très parlants. Ce travail de fourmi implique de fouiller dans les bases numériques, les rapports parlementaires ou les études économiques afin d’infirmer ou de préciser les allégations d’hommes politiques et d’experts, ou d’apporter des compléments d’informations à des événements qui font la Une. La rubrique « Désintox » de Libération se propose de contre-enquêter spécifiquement la parole des politiques. Le Monde a récemment fait de son blog « les décodeurs » une rubrique à part entière et même « une marque, basée sur les réseaux sociaux, dédiée à la vérification, à la contextualisation et à l’exploitation des données », comme l’explique le site du quotidien.

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pays européens, notamment en France, est également envisagée. Pour sa première publication, LongPlay a mis en ligne une histoire de corruption internationale dans le milieu du football dans la région du Lapland. Sa meilleure vente (4.000 exemplaires) a été réalisée avec l’histoire d’un scandale politique national. LongPlay n’est pas isolé : Inform-ant en Italie, Ether Books en Grande-Bretagne ou encore le site danois Zetland, lancé en mars 2012, etc. « Pour faire fonctionner Zetland, nous devons produire le meilleur journalisme possible », explique Jakob Moll, son rédacteur en chef. Première histoire mise en ligne : « The Heirs », une chronique de la face cachée de la noblesse danoise. Elle s’est peu vendue mais a donné beaucoup de visibilité au site. Au Danemark, la compétition n’est pas rude, seul l’un des quotidiens nationaux publie sur son site des histoires longues, vendues à l’unité. Si bien que Zetland est parvenu à devenir une marque qui incarne le journalisme d’enquête et de qualité.

L’essor des « e-singles », dans la veine des « e-books », a permis le lancement de ce type de plate-formes dédiées au long format journalistique. Outre-Atlantique, une nouvelle génération de médias en ligne a vu le jour qui propose des récits de plusieurs milliers de mots vendus à l’unité. Avec plus ou moins de bonheur. Longreads et Longform sont des agrégateurs de contenus : le premier mélange des productions « maison » et renvoie vers les contenus de sites de presse, quand le second recense des contenus récents comme d’anciens papiers. À l’été 2014, les trois papiers les plus lus de Longform étaient l’histoire d’un espion américain des années 1980 publié par The New Yorker, suivie de celle du dernier ermite américain connu ayant vécu dans une forêt du Maine pendant trente ans, publiée par le site du magazine GQ (temps de lecture estimé : 30 minutes, nombre de mots : 7.500). Et, enfin, l’histoire d’un ancien joueur de football américain engagé dans une bataille pour perdre du poids, publiée par le magazine de sport ESPN. Ces plate-formes rendent facilement accessibles les contenus longs des différents médias, en renvoyant directement vers les sites concernés. Ce service crée une concurrence accrue sur la toile. Les sites dédiés privilégiant des contenus originaux, comme Byliner, ont du mal à faire payer les lecteurs. Ce site, qui met en ligne des récits de fiction et de non-fiction, n’a pas réussi à développer son modèle d’abonnement à 5,99 euros par mois et a dû revenir au paiement à l’article. Cette start-up de San Francisco, créée en 2011, était pourtant promise à un bel avenir. Mais la vente de « e-singles » ne suffit pas à rentabiliser un site, et l’étape suivante qui consiste à fidéliser l’internaute via un abonnement, s’est révélée compliquée ; la survie de Byliner est aujourd’hui menacée.

Le net sauvera-t-il le long format ?

Lieu de l’immédiateté, du live et des tweets en 140 caractères, le net ne peut être réduit à cette réalité. Le succès de Mediapart, concomitant à l’avènement de Twitter, tend à démontrer que le journalisme d’enquête, et plus précisément l’investigation, ont leur place sur internet. À côté de l’immédiateté, un journalisme plus en profondeur peut se développer. La création de la version française du site d’information Slate procède de cette conviction. « Après l’ère de l’information disponible à tout instant, voire, avec les réseaux sociaux, de la rumeur, on se disait qu’allait émerger une presse en ligne de qualité. Comme pour les journaux au tournant du 19ème et du 20ème siècle. Aux États-Unis, le succès d’un site comme Politico, entièrement dédié à l’analyse, donnait alors des signes de l’apparition d’une presse de qualité sur le web », explique Jean-Marie Colombani, co-fondateur du site. Le modèle de Slate ? « C’est un magazine », poursuit-il. « Nous ne délivrons pas l’information au jour le jour mais nous réagissons à une information qu’on juge importante le plus vite possible et sous deux angles, celui de l’approfondissement et de l’originalité. La question n’est pas “est-ce qu’on parle ou pas de ce sujet” mais “est-ce qu’on a quelque chose à dire d’intéressant”, un angle de prise de vue un peu original ou ludique aussi. Nous faisons l’inverse des réseaux sociaux qui contractent encore davantage l’information. Quand on vient chez nous, on vient chercher quelque chose qui a de la substance. Donc les deux fonctions sont exactement complémentaires ».

Des plate-formes dédiées aux récits de non-fictionL’évolution du web tend à donner raison à ces anticipations. La toile connaît un récent engouement pour les papiers longs, qui demandent des jours, voire des semaines de travail. Plusieurs sites se sont donnés pour mission de publier enquêtes et reportages au long cours. En France, Ulyces, Ijsberg ou Le Quatre Heures viennent d’être lancés dans cette optique, en cherchant à occuper un créneau déjà en vogue aux États-Unis depuis trois ans. Mais également en Europe : le site finlandais LongPlay (en référence au format LP, les disques 33-tours), lancé début 2013, met en ligne une grande enquête par mois, d’environ 40.000 mots, au prix de 3,90 euros. L’abonnement coûte 54 euros par an. Sans garantie de pouvoir payer des pigistes, l’équipe de huit journalistes a produit les premières histoires par elle-même, sans se rémunérer. Fin 2013, le projet a reçu une dotation de 250.000 euros pour développer la plate-forme qui pourrait être ouverte à d’autres éditeurs. Une déclinaison dans plusieurs

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« Rue89 week-end », dans lequel le lecteur peut retrouver chaque semaine, à partir du jeudi soir, trois à quatre contenus longs. À consommer dans le train ou au chaud pendant un dimanche pluvieux. Le moment de la mise en ligne est stratégique : les papiers les plus roboratifs le sont de préférence le dimanche à 17h. L’outil internet s’adapte aux besoins de ces internautes, qui se tournent et se tourneront de plus en plus vers internet. « Ce qui est énorme comme changement, c’est la possibilité d’accéder à ces histoires à peu près n’importe où, n’importe quand », insiste Max Linksy.

Ces innovations vont-elles contribuer à relancer le journalisme d’enquête ? Informer sur tablette implique un profond changement de forme. Les dernières expériences tendent à le démontrer : les applications qui se contentent de répliquer la version papier d’un journal ne remportent pas le succès espéré. Selon la formule devenue célèbre, l’information sur tablette doit parler à plusieurs sens, « à la fois aux yeux, au cerveau et aux doigts ». Soit une nouvelle expérience, à part entière. Le rôle des images s’en trouve souvent renforcé, avec une dimension tactile nouvelle. L’application du journal canadien La Presse+, l’une des grandes réussites

Les tablettes au service du format long C’est pourtant le grand avantage du net : la longueur des papiers n’est pas limitée… en théorie. À priori, pas de contrainte de maquette ni de limites en nombre de signes. À défaut de « scroller » à l’infini (dérouler les pages internet en les faisant défiler avec la molette de la souris) – ce que les lecteurs affectionnent peu – il est possible de décliner un papier sur plusieurs pages, dont le nombre n’est, là aussi, en théorie, pas limité. Bien évidemment, ce potentiel technologique se heurte à la capacité d’attention du lecteur. Très sollicité par l’explosion de l’offre médiatique (télé, radio, internet, jeux vidéo…) et par l’avènement de la société des loisirs en général, celui-ci a d’autres choses à faire que de lire des papiers sur internet. Qui plus est sur des écrans pas toujours adaptés à la lecture. Dès 1997, Jakob Nielsen, spécialiste reconnu de l’ergonomie, estimait qu’on lisait environ 25% moins vite sur un écran d’ordinateur que sur du papier. Et, outre la vitesse, le confort de lecture se révélait bien moindre, avec une fatigue accrue ressentie à la fin des papiers. Le même Nielsen recommandait donc d’écrire court, en 3.000 signes maximum (soit à peu près l’équivalent d’une page Word), et de couper les articles en plusieurs papiers, en utilisant les liens hypertexte.

Depuis ce constat, la qualité des écrans d’ordinateur s’est améliorée, sans pour autant apporter un confort supplémentaire notable. Mais de nouveaux écrans sont apparus. Ceux des smartphones sont aujourd’hui bien plus grands que ceux des premiers téléphones portables. Selon une étude du Pew Research Center, 31% des utilisateurs affirment utiliser essentiellement leur téléphone portable pour surfer sur internet plutôt que leur ordinateur. La lecture sur ces écrans, à la surface encore assez restreinte, ne se prête pas forcément à la lecture de longs papiers. Les tablettes semblent, en revanche, un outil très adapté au long format. « Personne ne voulait lire des articles long format au milieu des années 2000 sur un ordinateur puisqu’il n’était pas pensé pour cela, contrairement à l’Ipad », confie Max Linsky, fondateur du site Longform, dans une interview accordée au site Ulyces.

Plus maniables et de plus en plus légères, les tablettes offrent des possibilités nouvelles. D’abord en termes techniques. L’avenir, dit-on, sera aux tablettes légères, souples, jetables, à peine plus épaisses qu’une feuille de papier journal, grâce à la technologie OLED et FOLED (Flexible Oled). Ainsi, l’utilisation des tablettes est encore plus facilitée pour les formats longs et les enquêtes. Les études le prouvent, les tablettes servent surtout à consommer de l’information depuis son lit, le canapé ou sa cuisine. Ces lectures en mode loisirs sont l’occasion pour les rédactions de proposer de nouvelles offres de « slow information ». Le pure player Rue89 a par exemple lancé

Source : mondaynote.com

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David Dufresne. « Beaucoup de web-documentaires ont été initiés par des photographes. Ils ont compris avant tout le monde ce que le net pouvait apporter à l’information mise en image. »

Philippe Brault donc, mais aussi Samuel Bollendorff (« Le Grand Incendie », Visa d’or du web-documentaire 2014) ou Cédric Gerbehaye (« Broken Hopes », prix de l’Agence française de développement 2013), etc. Ces photo-reporters ont, en effet, tous en commun d’avoir investi le web comme une déclinaison de leur travail photographique. Avec ces récits en ligne apparaissent des modes de narration nouveaux, qui n’empruntent pas (seulement) aux codes du reportage ou de l’enquête journalistique, mais aussi à la fiction. « Voyage au bout du charbon », de Samuel Bollendorff et Abel Ségrétin, est l’un des premiers grands webdocs, sorti en 2008. Depuis, il fait figure de précurseur et de référence. Le spectateur y est mis dans la peau d’un journaliste d’investigation qui enquête sur le miracle de l’industrie du charbon en Chine (province du Shanxi). L’organisation du reportage repose ainsi sur l’interactivité et le mode « récit dont vous êtes le héros ». « Rien n’est faux dans ce documentaire, mais il fallait scénariser les choses afin de fabriquer un parcours pour l’internaute », explique Samuel Bollendorff dans une interview au journal Le Monde.

Pour coller au scénario, les vrais enregistrements sonores réalisés pendant le reportage ont été laissés de côté, les voix ont été réenregistrées. Pour autant, ce récit n’a rien de fictionnel : « Ce n’est pas un reportage pur, il y a des choses qu’on a été obligé de réécrire et c’est pour ça qu’il y a un avertissement au départ. Mais en même temps, on est vraiment dans une enquête poussée et finalement je crois qu’on est plus proche de la réalité que peut l’être un reportage du JT de 20 heures, dans lequel le collage du commentaire et des images font qu’on raconte quelque chose qui est plus loin de la réalité que notre web-documentaire. Là, on est au cœur de la réalité », insiste Samuel Bollendorff.

« Fort Mc Money », de David Dufresne, a lui aussi utilisé les codes du jeu vidéo interactif. Le récit donne la possibilité au « joueur/spectateur » d’enquêter et, grâce aux éléments recueillis, de décider ce qu’il veut faire de Fort Mc Money, jumelle virtuelle de la ville canadienne champignon de Fort Mc Murray. En explorant la situation politique et sociale de la ville, en allant à la rencontre des habitants et des travailleurs, le « joueur » obtient les clés pour participer à des sondages et référendums qui modifieront le devenir de la ville. Sans tomber dans la « gamification » qui placerait le récit en ligne plus du côté récréatif qu’informatif.

de ces derniers mois, s’organise autour de la photo. Celle dernière se trouve la plupart du temps en fond d’écran pendant la lecture du texte, qui n’apparaît d’ailleurs pas en entier. Il faut faire défiler la photo pour pouvoir le lire. À côté des sites mettant en ligne de longs papiers payables à l’unité, le web offre de nouveaux moyens de rendre compte de l’actualité de façon approfondie et en utilisant toutes les (nombreuses) possibilités du net.

De nouvelles formes narratives… et de travail

Internet permet de développer des récits multimédias dont la forme peut s’avérer très innovante. Le journalisme d’enquête y trouve un nouveau souffle, dont les contours sont en constante redéfinition. La narration, délaissée en presse écrite, retrouve une place centrale. « Snow Fall », publié sur le site du New York Times en décembre 2012, est l’un des « marqueurs » du « slow journalism » sur internet. Ce récit d’une avalanche ayant eu lieu quelques mois plus tôt, mélange texte, vidéo, photos et cartes animées pour faire revivre l’expérience des skieurs pris dans la catastrophe. Le lecteur se trouve embarqué dans un récit dans lequel il est à la fois observateur et, grâce à ses clics, également acteur. L’aventure multi-sensorielle a suscité l’enthousiasme et remporté un réel succès. Elle a attiré 3 millions de visiteurs dont près d’un tiers de nouveaux utilisateurs, « Snow Fall » devenant ainsi un beau « produit d’appel » pour le site du quotidien de référence new-yorkais. Un avant-goût des futures enquêtes multimédias ?

Objets de mieux en mieux identifiés, les web-documentaires proposent, pour certains, un travail d’enquête journalistique abouti doublé d’une expérience multimédia. Encouragés par un nouveau type de financement accordé par le CNC (Centre national du cinéma), dans la catégorie « nouveaux médias », les webdocs se sont multipliés sur la toile. Certaines réalisations ont déjà fait date, en particulier celles du journaliste David Dufresne. « Prison Valley », documentaire sur l’industrie de la prison dans le Colorado, réalisé avec le photographe Philippe Brault, a été salué dans le monde entier et a reçu de nombreux prix. Il y eu ensuite « Fort Mc Money », qui dévoile les coulisses de l’industrie des sables bitumeux au Canada. Et son livre-enquête, « Tarnac magasin général » (Calmann-Lévy, 2012), a également été décliné sur le web. Pour lui, le constat est simple : le web a sauvé le reportage et la photo abandonnés par la presse écrite. « Le net réhabilite le long format et tout ce que la télévision a tué, en proposant un travail sur le son, l’image et le récit. On n’a jamais autant lu et écrit depuis l’arrivée du web », déclare

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les enquêteurs ou reporters doivent collaborer avec plusieurs autres professions. Nous sommes loin de la solitude du journaliste papier qui part seul, carnet et stylo à la main, à la recherche d’informations et de témoi-gnages, avant d’être relu par son rédacteur en chef. Dans l’introduction de leur ouvrage « Le webdoc existe-t-il ? » (Le blog documentaire, 2014), les journalistes Nicolas Bole et Cédric Mal tentent de définir le web-documentaire, cet objet hybride, « terrain encore vague mais fertile ». Outre la subjectivité assumée ou l’interactivité avec le spectateur, ils soulignent à quel point l’exercice relève du travail collectif. En plus de l’équipe de tournage (cameraman, preneur de son) et de montage, il faut ajouter des webdesigners, des développeurs, voire des community managers. Les journalistes qui travaillent à partir de données, vont aussi collaborer avec des statisticiens ou des spécialistes de la « data-visualisation ». Et comme un journaliste-enquêteur est amené à multiplier les supports – la meilleure façon de « rentabiliser » son travail – il écrira des papiers sur le web avec vidéos et illustrations ou infographies à la clef, participera à la réalisation d’un documentaire ou à l’écriture d’un livre, ou travaillera à un projet de webdoc, soit une longue liste de collaborateurs « non-journalistes ». Le modèle de l’enquête en solitaire est définitivement obsolète à l’heure d’internet.

Le succès de la BD d’enquête et de reportageLa BD d’enquête et de reportage, dont le succès récent est croissant, implique lui aussi de nouvelles formes de narration et de travail. Nous sommes là de retour sur le papier. « Maus », le récit d’Art Spiegelman sur l’histoire de sa famille pendant l’Holocauste a fait date et dévoilé toutes les possibilités du genre. Dans les années 1990, Joe Sacco en est devenu un autre maître, avec sa série de reportages sous forme de BD regroupés dans l’ouvrage « Palestine », puis en ex-Yougoslavie, ou encore de retour sur l’île de Malte, son lieu de naissance, à la rencontre des migrants, des habitants et des hommes politiques locaux (« Les indésirables »). Lorsque Guy Delisle dessine ses reportages en Corée du Sud, en Birmanie ou à Jérusalem, le procédé est à chaque fois le même et bouscule les canons du récit journalistique. Le « BD reporter » ne s’efface pas derrière un « nous » d’usage, il se place au contraire au cœur de l’histoire, montre ses émotions, assume sa subjectivité et son regard. Art Spiegelman le revendique clairement dans la Columbia Journalism Review : « La prétendue objectivité de l’appareil photo est une convention et un mensonge au même titre qu’écrire à la troisième personne au lieu de la première. Faire du BD journalisme, c’est manifester ses partis pris et un sentiment d’urgence qui font accéder le lecteur à un autre niveau d’information. »

Travailler à plusieursCes nouveaux modes narratifs induits par le multimédia s’accompagnent de nouvelles formes de travail. Pour David Dufresne, la réalisation d’enquêtes sous forme de web-documentaires a profondément changé sa façon de travailler par rapport à l’époque où il était reporter à Libération. « J’y ai gagné une liberté sur la forme comme sur le fond que la presse ne m’offrait plus, analyse-t-il. Mon travail est beaucoup plus artisanal qu’à l’époque où je travaillais à Libé. Je ne bénéficie plus de cette intelligence collective puissante qui peut émaner d’une rédaction. Mais j’y ai gagné en souffle et en liberté. » Une liberté que la technologie rend plus facile d’accès… « Nous expérimentons encore mais nous sommes maintenant sortis de la période “laboratoire” pour entrer dans la recherche appliquée. Les possibilités techniques sont bien plus grandes qu’il y a dix ans, notamment avec la haute définition qui permet un travail de qualité à moindre coût. Pour un jeune journaliste, la période est bien plus excitante aujourd’hui qu’au début des années 2000. Des projets journalistiques ambitieux peuvent voir le jour plus facilement », conclut-il.

Restons lucides tout de même, ni Snow Fall, ni les webdocs ne peuvent sauver à eux seuls l’enquête ou le reportage. « Mes expériences ne sont pas des modèles, insiste David Dufresne. Pour réaliser Fort Mc Money, j’ai dormi quatre heures par nuit pendant six mois… ! Mais c’est une partie de la solution. » Avec l’avènement progressif du journalisme web,

Les médias traditionnels se mettent au long format sur internet… avec succès ! L’Équipe le prouve. Sous la bannière « grand reportage et interactivité », le quotidien a inauguré, en avril 2013, “L’Équipe explore”, nouveau format de récit sur le web, accessible sur tous les supports. Le projet a été élaboré par la cellule « nouvelles écritures » conçue comme un incubateur au sein du journal. Quatre journalistes permanents travaillent à la fabrication des numéros mis en ligne tous les mois. Le premier volet, consacré à l’alpiniste espagnol Carlos Soria, raconte en textes, photos et vidéos, dans une mise en scène léchée, comment le sportif de 74 ans espère conquérir avant 2016 tous les sommets supérieurs à 8.000 mètres d’altitude.

L’ÉQUIPE EXPLORE, LE SUCCÈS DU LONG FORMAT SPORTIF EN LIGNE« L’objectif est de raconter une histoire qui a du souffle, comme un grand livre », souligne Jérôme Cazadieu, responsable de la cellule « nouvelles écritures » au Journal du Dimanche. « C’est un mook interactif, que l’on peut lire du début à la fin ou de manière segmentée, développé sur 40.000 à 50.000 signes. Nous avons une culture de l’écrit et de l’image, nous l’avons développée avec de l’interactivité. » Le premier opus a rassemblé 200.000 visiteurs uniques, un chiffre certes modeste comparé aux audiences du site qui attire chaque mois plus de 5 millions de visiteurs uniques. Mais prometteur pour un format aussi novateur et hybride. Quelques 400 à 500.000 lecteurs se sont d’ailleurs intéressés aux numéros suivants.

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réintroduire des formes narratives plus complexes, du temps dans la fabrication. Il faut donc proposer de l’info mais aussi une lecture du monde. La BD, c’est long à faire ! Un auteur de BD fait dix planches par mois en moyenne. Pour faire un trente-six planches, c’est presqu’un an », rappelle David Servenay. Une enquête publiée par la Revue Dessinée demande ainsi plusieurs mois de fabrication. Les journalistes ont le temps, si besoin, de ré-enquêter et parfois le dessinateur se rend sur place pour reconstituer des éléments qui n’existent pas en photo, ni en vidéo. La narration emprunte-t-elle aussi aux codes de la fiction ? David Servenay poursuit : « La question s’est souvent posée. On l’a fait pour la chute d’Allende. L’histoire a été racontée via un garde du corps fictif mais toutes les infos étaient vraies, l’enquête était hyper documentée. Le procédé a été expliqué en chapô, c’était clair pour les lecteurs. De même, les journalistes sont parfois mis en scène dans le récit, quand ça sert le propos de l’histoire, notamment les pressions qu’ils subissent, ou lorsque les moyens d’enquête sont particuliers. »

Pour Sylvain Lapoix, coauteur de l’enquête sur le gaz de schiste, la confection de cette BD a permis de donner une nouvelle dimension à son travail d’enquête. « Pour moi, cette BD constitue une version “en relief” de mon travail d’enquête où d’autres émotions et degrés de lectures s’ajoutent à ma démarche journalistique (…) J’ai pu intégrer de manière “indolore” des cartes, des courriers confidentiels, des schémas techniques, des documents administratifs et même des scènes d’enquête qui auraient chacun demandé un encadré ou un aparté dans n’importe quel autre format. En BD, l’histoire permet ça. » La narration retrouve aussi une place centrale, comme dans les papiers longs et très écrits qui ont l’ambition de tenir les lecteurs en haleine. « J’ai pris conscience que, bien maîtrisée, une démarche de scénarisation de l’information pouvait être très bénéfique au traitement d’un sujet, a fortiori s’il est complexe et polémique », poursuit Sylvain Lapoix. L’autre leçon retenue par le journaliste-enquêteur est celle de l’accessibilité : « J’ai vu des lecteurs sans intérêt pour la politique, l’énergie ou l’écologie me poser des questions passionnées sur les gaz de schiste après avoir lu un épisode paru dans La Revue Dessinée. Ce format “parle” et dispose d’un capital sympathie et d’une familiarité extraordinaire avec des lecteurs déshabitués des formats journalistiques classiques. Rien que pour la richesse du débat je suis donc convaincu de l’intérêt de continuer de l’investir sur d’autres sujets. »

Plus qu’en photo ou dans le reportage écrit ou filmé, l’auteur de BD de reportage se met en scène comme un être sensible, faillible et vulnérable aux préjugés, et encourage ses lecteurs à garder la distance nécessaire avec ce qu’ils lisent. Face à l’hégémonie des images, notamment télévisées, le langage BD apporte des subtilités d’une grande richesse. L’image et le texte sont en interaction permanente mais conservent une grande autonomie. Un outil précieux pour décrire des situations de crise ou présenter des points de vue opposés, pour souligner les incertitudes, les ambiguïtés, ou donner à voir des décalages parfois pleins d’humour. Elle offre une liberté de focus au dessinateur, que n’ont pas les reporters télé ou photo, sommés de rapporter des images frappantes. Le genre s’est beaucoup développé, notamment après les événements du 11 septembre couverts en continu par les chaînes d’information. Les BD de reportage se démarquent nettement de l’avalanche d’images liées aux conflits : elles s’inscrivent dans la durée et valorisent des expériences humaines auxquelles les lecteurs peuvent s’identifier.

La Revue Dessinée, lancée en 2013, s’est imposée dans le paysage éditorial français en quelques numéros. Le numéro 1 a été très vite épuisé et deux fois réédité (il aurait dépassé les 20.000 ventes en 2014). Elle se situe à mi-chemin entre le « mook » type Revue XXI, qui publie d’ailleurs au moins un reportage en BD dans chacun de ses numéros, et la tradition des fanzines. « Le projet est né d’une discussion entre dessinateurs qui rencontrent de plus en plus de problèmes pour financer leur travail », explique David Servenay, journaliste et conseiller éditorial. « Face à l’inflation du nombre de titres et à la baisse des rémunérations, le dessinateur Franck Bourgeon propose de lancer une nouvelle revue. Une façon de prendre son destin en mains. L’idée était de s’inspirer des riches heures de la BD dans les années 70-80 avec des titres comme Pilote, Métal hurlant, L’Écho des Savanes… Mais dès le début, le projet était aussi de travailler sur du réel, de l’info vérifiée. »

Le plus souvent, un journaliste ayant déjà enquêté sur un sujet collabore avec un dessinateur qui va mettre en images son travail. On obtient alors des reportages à proprement parler et des enquêtes sur un thème spécifique, comme « La Saga du gaz de schiste » en trois numéros de Sylvain Lapoix et Daniel Blancoux, qui a impliqué un déplacement et des interviews spécifiques. D’autres récits encore mettent en lumière des thèmes plus documentaires comme « La Veuve, une histoire de la guillotine » par Marie Gloris et Rica. « Face à l’infobésité et au flux permanent, les gens ont de plus en plus besoin de lenteur, donc de

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en contribuant au financement, soit d’un site en général, soit d’un projet de reportage en particulier. La plate-forme ne remporte pas un franc succès. Elle est concurrencée par l’essor d’autres plate-formes, telles KissKissBankBank ou Ulule, foisonnantes de projets très variés, dont plusieurs journalistiques.

Les internautes deviennent des mécènesLe « crowdfunding » est une voie de plus en plus utilisée pour financer le journalisme. En août 2014, les salariés de Nice Matin, placé en redressement judiciaire, sont parvenus à récolter les 300.000 euros nécessaires sur le site de financement participatif Ulule, afin de boucler leur projet de reprise du titre en scoop. À la même période, le site KissKissBankBank proposait de financer plus d’une centaine de projets journalistiques. Pour les journalistes free-lances, cet appel aux dons des internautes peut s’avérer précieux pour pouvoir réaliser leurs projets d’enquête. « L’enquête est ce que je préfère faire depuis toujours », explique la journaliste indépendante Taïna Tervonen. « Mais évidemment, cela prend du temps et demande des moyens. Depuis le début des années 2000, je me suis lancée dans plusieurs enquêtes sans trop savoir si cela allait être vendu. In fine, je suis arrivée à vendre des sujets en presse écrite mais, le plus souvent, j’avais dû avancer l’argent par moi-même et je ne suis pas toujours rentrée dans mes frais. Donc j’ai essayé de trouver des solutions alternatives de financement. » Après avoir enquêté sur les réfugiés de Sangatte ou sur les réseaux des mouvements Pro-Vie, elle se lance dans un travail sur la Bosnie, vingt ans après la guerre en ex-Yougoslavie. Elle diversifie les supports et les ressources. Avec la vente de papiers et une aide du CNC (Centre national du cinéma), un appel aux dons est lancé sur le site de crowdfunding KissKissBankBank, qui a permis de récolter un peu plus de 4.000 euros et de boucler son projet de webdoc. Aux États-Unis, la plate-forme Uncoverage, dédiée entièrement à l’investigation, a lancé une souscription sur le site Indiegogo pour financer ses premiers pas sur la toile. Son objectif est de monter une équipe de journalistes-enquêteurs qui publieront certaines de leurs enquêtes déjà bouclées et en réaliseront d’autres directement sur la plate-forme. Elle a inspiré le projet de deux journalistes anglais free-lances, anciens étudiants à la City University de Londres, qui s’apprêtent à lancer la plate-forme Newsfreed.org, également dédiée au journalisme d’enquête. Un appel aux dons des internautes a été lancé sur le site de crowdfunding RocketHub. Le site veut mettre en relation journalistes et lecteurs : les journalistes proposeront des idées d’enquêtes, les internautes pourront soutenir ces projets et soumettre, eux aussi, des sujets. Les journalistes qui

À la recherche d’un modèle économique

Le modèle par abonnement est le seul qui garantisse une indépendance totale des journalistes. Cinq ans après son lancement, Mediapart a fait la démonstration que ce modèle était viable et a réussi son pari de l’information payante en ligne. Six ans après son lancement, le pure player, qui compte 50 salariés dont 31 journalistes, enregistre un chiffre d’affaires de 6,8 millions d’euros et un bénéfice net de plus de 900.000 euros, que peuvent lui envier de nombreux quotidiens ou hebdomadaires papier dans la tourmente. Son audience est également en croissance. Du côté des abonnements, fin 2013, le site dépassait les 84.000 abonnés, avec l’objectif affiché d’atteindre les 100.000 fin 2014 ou en 2015. « Profitable dès 2011, Mediapart a mis en évidence combien la course à la gratuité publicitaire était, pour nos métiers, une illusion économique, doublée d’une perdition éditoriale. Dans la quête sans fin de l’audience, le divertissement finit par l’emporter sur l’information, la superficialité sur l’approfondissement, l’instant sur la réflexion », se félicitait son fondateur, Edwy Plenel, dans un billet de blog publié sur le site en 2013. Le modèle économique rendu viable, notamment grâce à des scoops et la mise en valeur de l’indépendance de ses journalistes, n’en est pas moins fragile. Comme le montre le taux de désabonnement, qui reste élevé. Seule la moitié des abonnements sont pérennes. Par comparaison, le taux de désabonnement de Canal+ n’est que de 14%.

Mais le modèle par abonnement n’est pas duplicable à toutes les formes de sites qui pratiquent le format long, notamment lorsque cette presse est généraliste. Slate.fr, par exemple, n’est pas encore rentable et cherche son équation économique. « Mediapart est sur une niche, celle de l’investigation. Nous, pour vivre, il nous faut une audience qui soit suffisamment large. Le paiement n’est pas accepté pour les sites généralistes. Il implique qu’on offre quelque chose de complémentaire », explique son directeur, Jean-Marie Colombani. Gratuit, Slate.fr tire ses recettes majoritairement de la publicité et, pour 20 à 30%, de la vente de contenus à des partenaires comme Orange, Pôle Emploi ou la SNCF. Autre solution de financement, l’édition de livres et d’e-books n’est pas sans rappeler les produits culturels et dérivés des quotidiens ou magazines, vendus en kiosques et en ligne. Mais elle semble difficilement rentable, comme le prouvent les difficultés des sites, notamment américains, se finançant exclusivement grâce au format e-single, comme Byliner. Pour trouver de nouvelles voies de financement, le Spiil et Rue89 ont été à l’initiative de la plate-forme de dons “J’aime l’info”, lancée en 2011. Les internautes sont invités à se coiffer d’une casquette de mécènes

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Quant aux rédactions, elles commencent à comprendre que leur stratégie doit partir d’abord du net. Dans son rapport sur l’innovation qui a fuité (en faisant grand bruit) au printemps 2014, le prestigieux New York Times s’alarme de son retard sur le web. On peut y lire que, pour le quotidien de référence, ses concurrents ne s’appellent ni CNN, ni le Wall Street Journal mais Buzzfeed, Flipboard, Circa, Quartz, ou Yahoo News. Buzzfeed justement, qui pratique l’art de distiller quelques gouttes d’information dans un océan de divertissement, vient d’engager une équipe de journalistes d’investigation, dont Mark Schoofs, un ancien du site d’enquête Pro Publica. Sur son site américain (la version française étant plus restreinte), on trouve un onglet « Big stories » entre « News » et « Life », suivis de « Quizzes », « Lists » et « Videos ». Dans une interview au magazine Wired, en octobre 2013, son PDG, Jonah Peretti, expliquait : « Le public veut toujours des news, du divertissement, et de grandes histoires. (…) Nous sommes très fiers de la qualité de nos formats longs, nous avons construit un desk au top consacré aux news, nous avons engagé un éditeur étranger et des correspondants dans le monde entier, et nous rassemblons une équipe de journalistes d’investigation. Et nous sommes devenus rentables en faisant ces investissements. »

enquêtent tiendront les lecteurs au courant de son évolution et ceux qui l’auront financée auront un accès privilégié au résultat. « Nous n’allons pas gagner d’argent avec cette plate-forme », explique Laura Secorun, l’une des initiatrices du projet. « Nous ne prélèverons que 5% des sommes pour couvrir les frais de fonctionnement. À travers Newsfreed, nous voulons soutenir les formats innovants qui ne trouvent pas leur place dans les médias traditionnels (…) Nous ciblons en particulier deux genres d’histoires : les histoires très locales qui ne sont pas couvertes et les sujets internationaux, trans-frontières. ».

En France, le site Enqueteouverte.info procède de la même logique. Le projet a remporté le prix de l’UPIC (Université populaire pour une information citoyenne) en 2013, aux Assises du Journalisme. Lancé au printemps 2013, le site a démarré avec la mise en ligne d’une première enquête sur les placements toxiques dans les résidences de tourisme. Une collecte en crowdfunding lancée sur le site KissKissBankBank a permis de récolter 7.700 euros, une somme encourageante puisque l’objectif avait été fixé à 5.500 euros. Les internautes victimes de malversations ont pu déposer directement leurs informations en ligne, pour nourrir le travail des enquêteurs. Dans la foulée, deux autres enquêtes, sur les décharges publiques et sur le nucléaire, ont été annoncées sur le même principe, avec une souscription en crowdfunding pour démarrer. Le succès de l’opération repose sur une formule précise. « Il faut que les journalistes aient déjà travaillé sur le sujet et capitalisé un certain nombre d’informations pour se lancer. Ensuite, le crowdfunding permet de financer deux ou trois mois d’enquête, qui donnent lieu à des publications régulières. Nous mobilisons alors les communautés concernées par le sujet qui peuvent nous soutenir financièrement et nous apporter des informations », résume Tatiana Kalouguine, co-initiatrice du site d’enquêtes. Pour pérenniser le modèle économique, la réalisation et la vente d’e-books est envisagée, ainsi que le recours à des sources de financements complémentaires, notamment via les fondations.

Ainsi les médias expérimentent, sans avoir encore pu dégager des moyens financiers conséquents. À l’heure où les rédactions manquent d’argent, l’enquête, le reportage où l’investigation se financent en compilant les sources de revenu : crowdfunding, CNC, parutions de papiers, bourses, à-valoir… 60 jours de tournage dans plus de vingt lieux de la ville et la réalisation de 55 interviews, deux ans de recherche et plus de 2.000 heures d’images tournées : « Fort Mc Money », de David Dufresne, a coûté 643.000 euros. Son financement n’a pas été simple, ses ressources ont été principalement publiques : Arte, le CNC, et l’Office national du film du Canada. C’est ainsi, en croisant les différentes ressources et les différents médias ou supports, que ces projets indépendants au long cours peuvent devenir rentables.

Le recours aux mécènes et fondations est très pratiqué aux États-Unis. Le célèbre site d’investigation Pro Publica est par exemple financé, depuis son lancement en 2008, par un couple de milliardaires de San Francisco, Marion et Herbert Sandler, à hauteur de 10 millions d’euros par an. Le site emploie aujourd’hui 40 personnes, dont 23 reporters. Sa rédaction est considérée comme l’équipe de journaliste d’investigation la plus importante aux États-Unis. En 2010, Pro Publica a reçu le prestigieux prix Pulitzer pour une enquête centrée sur les conséquences du cyclone Katrina en Louisiane. Cet article a coûté près de 300.000 euros… Une somme que peu de médias sont aujourd’hui prêts à consacrer à un unique projet. Sa récente enquête sur les dangers du principe actif du Tylenol, l’anti-douleur le plus utilisé aux États-Unis, a duré deux ans et coûté pas moins de 560.000 euros, selon les estimations de son président, Richard Tofel. Une somme qui couvre le travail des reporters, les applications web, les développeurs et éditeurs, la production

LES FONDATIONS SE LANCENT… SAUF EN FRANCEde vidéos, les juristes, etc. L’enquête est disponible gratuitement sur le site. Les fondations accompagnent le développement de nombreux sites de ce type, à but non lucratif (il en existerait 172 aux États-Unis), avec un succès certain comme pour Pro Publica mais aussi le Center for Public Integrity ou le Center for Investigative Reporting. Le modèle tend à se développer en Europe. En Belgique, le Journalismfund.eu, un fond mixte public et privé vise à promouvoir les enquêtes journalistiques transfrontalières ou paneuropéennes. L’Association des journalistes professionnels (AJP) lève aussi des fonds auprès de l’État pour soutenir des projets de journalisme d’investigation en Belgique francophone. En Grande-Bretagne, le Bureau of Investigative Journalisme (BIJ) est financé par la David and Elaine Foundation. En France, il n’existe pas de fondation dédiée au journalisme d’investigation et l’État préfère augmenter les aides directes aux entreprises de presse plutôt qu’à des projets innovants et/ou indépendants.

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L’ENQUÊTE COMME VALEUR AJOUTÉE

Les médias auraient-ils eu tendance à l’oublier ? Ou bien les moyens à disposition sont-ils devenus trop insuffisants ? Toujours est-il que le journalisme d’enquête a connu une période difficile. Pourtant, preuve est faite depuis de nombreuses années que le journalisme d’investigation est vendeur. Les révélations attirent les lecteurs et les rédactions qui enquêtent améliorent leur image, au croisement du sérieux, de la compétence et de l’utilité sociale. « L’enquête permet de produire des histoires marquantes et remarquées », note Mark Lee Hunter, journaliste et chercheur à l’INSEAD. « Dans les études que nous avons menées, nous avons pu constater que les médias qui marchent le mieux ont quelque chose que les autres n’ont pas. Il s’agit d’une certaine indépendance mais également d’une différence de contenu. » À l’heure où la presse bascule sur internet, et cherche à faire payer ses articles, il semble qu’elle n’ait jamais eu autant besoin de contenus exclusifs, qui justifient que l’on s’abonne ou que l’on paye des articles à l’unité. D’autant que la toile offre des possibilités immenses de raconter des histoires au long cours. Internet n’est pas un média impropre au format long, bien au contraire. Le flux d’information, lui, est gratuit et le restera. Cet état de fait est acquis depuis les années 1980 et les débuts de l’info continue. Dans ce contexte, les médias tendent à s’uniformiser pour dire tous un peu la même chose, au même moment. Un journalisme fouillé, documenté, proche du terrain, témoin des événements du monde et critique à leur égard, un journalisme d’enquête et de reportage, peuvent permettre à un média d’apporter une plus-value, de sortir du lot. Dans la masse d’information de toutes sortes, ceux capables d’éclairer sous un jour nouveau et de prendre le temps d’expliquer, ont toute leur place. L’équation économique n’est pas la plus simple à résoudre. Mais, après le tout gratuit, le pari du journalisme d’enquête pourrait bien s’avérer particulièrement payant dans les années à venir.

La bonne nouvelle est donc que le renouveau du journalisme d’enquête est déjà en cours. Internet et son flux d’informations gratuites, véhiculé notamment via les réseaux sociaux, n’ont pas permis de compenser le recul

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de la presse écrite. Mais le net est un terrain d’opportunités fertile. De jeunes journalistes, comme les plus confirmés, y lancent des initiatives résolument tournées vers le journalisme d’enquête. De nouveaux espaces consacrés au format long, notamment en librairie, confirment l’appétit des lecteurs. La presse écrite commence à reprendre ses esprits et ses bons réflexes journalistiques, ne se bornant plus à un simple « journalisme de validation ». Dans la recherche d’un modèle économique viable, les innovations sont nombreuses.

L’avenir est au journalisme d’enquête. Les rédactions doivent s’en redonner les moyens. Une question de survie.

Merci à Manola Gardez, Marc Mentré et Romain Hugon pour leur aide précieuse.

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La Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’homme (FPH), est une fondation indépendante de droit suisse, basée à Paris, qui soutient l’émergence d’une communauté mondiale. Elle travaille principalement autour des grandes questions de gouvernance, d’éthique et de nouveaux modèles de développement. La FPH est à l’origine de la création d’alliances citoyennes socioprofessionnelles.À ce titre, elle soutient l’alliance internationale de journalistes en tant qu’entité fondatrice mais aussi par son financement.

L’alliance internationale de journalistes est un espace constructif qui favorise l’échange et le débat, à travers le monde, avec l’ambition de créer de l’intelligence commune et du pouvoir collectif pour peser sur les pratiques journalistiques dont personne ne peut plus ignorer l’impact. Ouverte aux professionnels de l’information et à son public, l’alliance travaille sur la responsabilité des journalistes et la responsabilité des médias envers la société.

La collection ”Journalisme responsable” regroupe des livrets thématiques relatifs à l’éthique, la déontologie, la qualité de l’information, la régulation ou l’auto-régulation de la profession, etc.

Mars 2008• Sociétés de rédacteurs, sociétés de journalistes. Les rédactions ont-elles une âme ? Bertrand Verfaillie• Médiateurs de presse ou press ombudsmen. La presse en quête de crédibilité a-t-elle trouvé son Zorro ?, Frédérique Béal• Régulation, médiation, veille éthique. Les Conseils de Presse, la solution ?,Gilles Labarthe

Juillet 2009• La presse au tableau ! Formation au journalisme, formation des journalistes, Bertrand Verfaillie• L’éthique en cours. Pourquoi et comment former des journalistes à l’éthique professionnelle, Nathalie Dollé• Des formations au journalisme à travers le monde, ouvrage collectif

Novembre 2010• Journalisme : la transmission informelle des savoir être et savoir-faire,Thomas Ferenczi

Novembre 2011• Le tien du mien, regards sur les conflits d’intérêts dans l’information,Bertrand Verfaillie• Journalisme, un collectif en mutation, Nathalie Dollé

Octobre 2012• Le journalisme multimédia : multi-contraintes ou multi-défis ?, Ariane Allard• Journalisme et réseaux sociaux : évolution ou révolution ? Nathalie Dollé

Novembre 2013• Les Français, les médias et les journalistes : La confiance saigne… Bertrand Verfaillie

www.alliance-journalistes.net

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Journalisme responsable une collection de regards

sur l’éthique journalistique

Vitesse et précipitation n’ont jamais été les alliées du journalisme. La montée en puissance d’internet

et la multiplication des canaux de diffusion ont accéléré le rythme de l’information.

L’actu est diffusée le plus rapidement possible et les commentaires délivrés à chaud. Les rédactions

doivent faire toujours plus avec toujours moins.Ce tournant technologique historique nous interroge sur l’essence même du journalisme et sa crédibilité :

dans de telles conditions, quelle place reste-t-il au journalisme d’enquête et au reportage au long cours ?

Aurore Gorius est journaliste spécialisée dans les questions économiques, sociales et politiques depuis une dizaine d’années.

Journaliste indépendante, elle collabore à la presse économique (Prisma, Mondadori, Journal du Net…) et enseigne le journalisme

et l’investigation en formation continue et initiale. Elle a travaillé au sein des rédactions du quotidien France Soir et du magazine Le Point. Elle est co-auteur de deux ouvrages

d’enquête La CFDT ou la volonté de signer (Hachette) et Les gourous de la com’ (La Découverte).