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La Gazette n° 271 - Du 29 mars au 2 mai 2012 14 !"#$!% &'" es yeux dans le vide, face au noir de leurs cafés serrés. En fond, le sourd ronron d’un moteur bientôt à court de carburant. Dans la lumière orangée de rideaux seventies, on les entend se ronger les ongles . Entre deux conjectures échauf - fées d’Haddou, le chef mécano. Entre des mains qui se croisent, se décroisent, qui supportent les dêtes épuisées par l’angoisse. Dans le carré des officiers du Bni-Nsar, les ma- rins ne commentent aucune manœuvre, aucun voyage. Navire de la compagnie marocaine Comanav, le Bni-Nsar est bloqué sur les quais du port de Sète depuis le 4 décembre dernier. Tout comme le Marrakech et le Biladi (Comarit), saisis le 5 janvier par le tribunal de commerce de Montpellier pour créances impayées. Un silence assourdissant Mais les 211 marins non plus ne sont pas payés, parfois depuis le mois d’octobre. Ils vivent au gré des ravitaillements en vivres et en gasoil, parfois sans eau ni électricité. Mais ils ont refusé d’être rapatriés pour récupérer leur dû, et pouvoir rentrer la tête haute au pays. Sinon, ils risquent le chômage sans indemnités. Le “grand congé congelé”, comme l’appelle avec humour Mohammed, le “bosco”, taquin maître d’équipage. Car même au bord du gouffre de la dépression, les marins savent rire de leur sort, accueillir avec bienveillance, sourire avec chaleur. Souffrir dans un assourdissant silence. En ville, ils se font oublier. Tout au plus vont-ils boire un thé au snack Marrakech-Biladi du quai d’Orient, et surtout donner des nouvelles à leurs épouses, à leurs enfants par téléphone ou Skype. Le soir au Seamen’s club au Quartier Haut, entre deux boules de billard et un Coca. Et désormais la journée, à l’Accueil migrants, au Château-Vert. Le dimanche, ils retrouvent leurs collègues des autres navires au marché aux puces. L’occasion de se fournir en lampes-torches, surtout pour les marins du Marrakech, qui rejoignent leurs cabines dans le noir pendant les black-out, les coupures d’électricité dues au manque de gasoil, avant les livraisons au compte-gouttes par la compagnie. L’occasion de tirer sur une de leurs vingt cigarettes quotidiennes*. “Le stress”, lâchent-ils. Mais pas de vague, pas de harangue, pas de ma- nifestation. “On ne fera jamais rien qui porte pré- judice à la France. À Sète, ils nous aiment, on les aime.” Et la “mendicité”, pas question… surtout que ce sont eux, les créanciers ! “Tout ce qu’on veut, c’est que la France fasse pression politique- ment sur le Maroc et sur notre compagnie pour qu’on reparte”, maintient, déterminé, Karim, un des délégués du personnel. La famille, souci numéro un En attendant, ils persistent dans un improbable travail “normal”, 8h-12h, 14h-18h. Le sigle de la Comanav cousu à la poitrine sur leurs com- binaisons orange ou bleues. Entretenir la mé- canique, les générateurs, le pont, les cabines. Réparer les poignées cassées. Sans plus de pein- ture antirouille, ni pièces de rechange, ni pro- duits d’entretien. Les stocks sont épuisés. Les repas s’allègent et se ressemblent. Pain sec, lentilles, sandwich thon-fromage… Le cuisinier utilise environ 2 par jour et par marin, au lieu de 8 . Pour eux, qu’importe : “On n’a plus d’ap- pétit.” Sur les quais de Sète, près de 210 marins survivent dans les trois navires des lignes Sète-Maroc, saisis pour dettes. Bloqués à Sète depuis trois à quatre mois, sans salaire, ni information sur leur avenir, alimentés en vivres et gasoil au compte-gouttes, ils tentent de garder le cap. Avec calme et dignité. ! Les otages des ferries marocains Angoisse dans le carré des officiers du Bni-Nsar, un des trois navires marocains immobilisés dans le port de Sète. Ni payés, ni licenciés, les marins sont pris en otage par des malversations financières et des tractations capitalistiques dont ils ne sont pas responsables. Malgré leur précarité, ils conservent leur calme. Et leur humour.

Les Otages Des Ferries Marocains

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La Gazette n° 271 - Du 29 mars au 2 mai 2012

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es yeux dans le vide, face au noir de leurs cafésserrés. En fond, le sourd ronron d’un moteurbientôt à court de carburant. Dans la lumièreorangée de rideaux seventies, on les entend seronger les ongles . Entre deux conjectures échauf -fées d’Haddou, le chef mécano. Entre des mainsqui se croisent, se décroisent, qui supportentles dêtes épuisées par l’angoisse.Dans le carré des officiers du Bni-Nsar, les ma-rins ne commentent aucune manœuvre, aucunvoyage. Navire de la compagnie marocaineComanav, le Bni-Nsar est bloqué sur les quaisdu port de Sète depuis le 4 décembre dernier.Tout comme le Marrakech et le Biladi (Comarit),saisis le 5 janvier par le tribunal de commercede Montpellier pour créances impayées.

Un silence assourdissantMais les 211 marins non plus ne sont pas payés,parfois depuis le mois d’octobre. Ils vivent au grédes ravitaillements en vivres et en gasoil, parfoissans eau ni électricité. Mais ils ont refusé d’êtrerapatriés pour récupérer leur dû, et pouvoir rentrerla tête haute au pays. Sinon, ils risquent le chômage

sans indemnités. Le “grand congé congelé”, commel’appelle avec humour Mohammed, le “bosco”,taquin maître d’équipage.Car même au bord du gouffre de la dépression,les marins savent rire de leur sort, accueilliravec bienveillance, sourire avec chaleur. Souffrirdans un assourdissant silence. En ville, ils sefont oublier. Tout au plus vont-ils boire un théau snack Marrakech-Biladi du quai d’Orient, etsurtout donner des nouvelles à leurs épouses,à leurs enfants par téléphone ou Skype. Le soirau Seamen’s club au Quartier Haut, entre deuxboules de billard et un Coca. Et désormais lajournée, à l’Accueil migrants, au Château-Vert.Le dimanche, ils retrouvent leurs collègues desautres navires au marché aux puces. L’occasionde se fournir en lampes-torches, surtout pourles marins du Marrakech, qui rejoignent leurscabines dans le noir pendant les black-out, lescoupures d’électricité dues au manque de gasoil,avant les livraisons au compte-gouttes par lacompagnie. L’occasion de tirer sur une de leursvingt cigarettes quotidiennes*. “Le stress”, lâchent-ils.

Mais pas de vague, pas de harangue, pas de ma-nifestation. “On ne fera jamais rien qui porte pré-judice à la France. À Sète, ils nous aiment, on lesaime.” Et la “mendicité”, pas question… surtoutque ce sont eux, les créanciers! “Tout ce qu’onveut, c’est que la France fasse pression politique-ment sur le Maroc et sur notre compagnie pourqu’on reparte”, maintient, déterminé, Karim,un des délégués du personnel.

La famille, souci numéro unEn attendant, ils persistent dans un improbabletravail “normal”, 8h-12h, 14h-18h. Le sigle dela Comanav cousu à la poitrine sur leurs com-binaisons orange ou bleues. Entretenir la mé-canique, les générateurs, le pont, les cabines.Réparer les poignées cassées. Sans plus de pein-ture antirouille, ni pièces de rechange, ni pro-duits d’entretien. Les stocks sont épuisés.Les repas s’allègent et se ressemblent. Pain sec,lentilles, sandwich thon-fromage… Le cuisinierutilise environ 2!par jour et par marin, au lieude 8!. Pour eux, qu’importe: “On n’a plus d’ap-pétit.”

Sur les quais de Sète, près de 210 marins survivent dans les trois navires deslignes Sète-Maroc, saisis pour dettes. Bloqués à Sète depuis trois à quatremois, sans salaire, ni information sur leur avenir, alimentés en vivres et gasoilau compte-gouttes, ils tentent de garder le cap. Avec calme et dignité.

!Les otages

des ferries marocains

Angoisse dans le carré des officiers du Bni-Nsar, un des trois navires marocains immobilisés dans le port de Sète. Ni payés, ni licenciés, les marins sont pris en otage par des malversationsfinancières et des tractations capitalistiques dont ils ne sont pas responsables. Malgré leur précarité, ils conservent leur calme. Et leur humour.

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La Gazette n° 271 - Du 29 mars au 2 mai 2012

réalisé par Raquel Hadida /photos Raquel Hadida /

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!REPÈRESLa compagnie maritimeComanav-Comarit- Le Biladi (Comarit) et leMarrakech (Comanav) assurentdeux départs pour Tanger parsemaine. Le Bni-Nsar(Comanav), un départ pourNador, au Maroc.- 60 % des passagers européenspartent au Maroc par cettecompagnie.- 1200 salariés.- Armateur: YoussefAbdelmoula, homme d’affairesinfluent à la tête d’une holdingde 28 entreprises, et députédeTanger.- Dettes déclarées: 15,8 M !decarburant, de chantier naval.- Impayés non déclarés: frais deport (140000!, salaires (plus de200000!), une part de l’achatdes bateaux (plus de 20 M!).- La Comanav était compagnienationale marocaine jusqu’en2007. Rachetée par la CMA-CGMcompagnie de navigationfrançaise, elle se fait à nouveauracheter par Abdelmoulaen 2009.L’équipage- Bni-Nsar: 43 marins hommes.Marocains, avec des officiers duNigéria, du Sénégal et du Congoet trois commandants français.Avant arrêt, une granderéparation était prévue enTurquie.- Marrakech: 78 marins.Commandant marocain.Consommation de gasoil:1,7 t/jour.- Biladi: près de 100 marins, dontdes animateurs et des femmes(hôtesses, femmes de ménage),souvent stagiaires.Commandant croate.11 marins (au moins) ontdéserté.La crise à Sète- 4 décembre 2011: arrêt dunavire Bni-Nsarà quai à Sète.- 5 janvier 2012: immobilisationdu Marrakechet du Biladi, saisispour dettes par le tribunal decommerce de Montpellier. Lespassagers sont refoulés.- 10 février: première panned’électricité sur le Marrakech.- 21 février: la compagnieitalienne GNV veut s’installersur la ligne Sète-Tanger.- 5 mars: réunion de crise auport de Sète.- 6 mars: “grève” du Seamen’sclub.- 8 mars: livraison de vivres auBiladiet appel d’offres marocainpour Sète-Tanger.- 14 mars: la Croix-Rouge installeune tente médicale- 16 mars: Véolia évacue lesdéchets et vidange les navires.- 28 mars (prévu): réunion de lacommission de bien-être desmarins.Ailleurs- En Espagne, huit navires de laComanav-Comarit sont bloquésà Almeria et Algésiras, dans lesmêmes conditions.- Au Maroc, les salariés“sédentaires” manifestent. Unbateau est bloqué à Nador.

Sur le Marrakech, plus gourmand en gasoil quele Bni-Nsar, le manque d’électricité crée une“ambiance de train fantôme”, témoigne Moham -med, l’électricien. Et, en bloquant les pompes,entraîne aussi la coupure d’eau. Jusqu’à obligerles marins à faire leurs besoins dans des sacsen plastique: les WC du port sont trop loin.“Nous, les marins, on peut tout endurer… maispas nos familles.” Et c’est bien l’essentiel deleurs préoccupations. Selon les marins, nonseulement la Comanav-Comarit n’a pas payéleur couverture sociale depuis trois ans - ni re-traite, ni assurance-maladie -, mais, depuis no-vembre, elle a aussi stoppé le paiement auxbanques des crédits immobiliers octroyés viala compagnie (anciennement nationale, voir ci-contre). Et depuis Sète, pas facile de gérer undossier administratif.Ainsi, leurs familles, sans ressources, risquentd’être mises à la rue. “Ma femme a vendu lefrigo”, raconte Abdeljalil. D’autres ont dû dé-ménager, ou demandent carrément le divorce.Des enfants sont obligés de quitter des étudespayantes en plein milieu d’année. “Au début,on s’arrange avec les amis, les parents… maisaprès?”

Sous pressionAvec douceur, Karim exprime son désarroi :“On est comme des passagers dans un avion pi-raté: on ne sait pas ce qui se passe, on est pris enotage.” Certes, “ces marins ne sont en aucun casresponsables de leur sort”, insiste Lilian Torres,qui les épaule au nom du syndicat internationaldes ouvriers du transport (ITF). Mais rentreren “perdants” serait pour eux un signe d’échecsocial, surtout dans la classe moyenne maro-caine dont ils font partie. “J’ai navigué 35 ansdans la compagnie, il me reste trois ans avant laretraite, et je vais rentrer avec une chemise?”, re-doute Abderrahim, le maître-graisseur.“La nuit, je n’arrive pas à dormir jusqu’à 4 heuresdu matin. On garde tout pour nous, seuls dansnos cabines. À cause de la nervosité, j’ai des touffesde cheveux qui tombent. Je pense, je pense, jepense”, murmure un marin. Certains commen-cent à parler tout seuls. Interdits de sortir duBiladi, trois animateurs au bord du suicide au-raient appelé des douaniers à l’aide. Un marinest hospitalisé pour un AVC, d’autres souffrentd’hypertension, de hernie.Et chaque rumeur sur les tractations au Marocalimente l’anxiété: “Après l’annonce d’un appeld’offres pour la ligne Sète-Tanger, un des méca-niciens m’a dit : “Chef, c’est la fin du monde,qu’est-ce qu’on va faire?” J’ai vu un gars à l’étatpsychique en chute libre”, raconte Haddou, lechef mécano du Bni-Nsar. Sur ce bateau, lestrois commandants français (voir p. 16) qui serelaient ont instauré une réunion d’informationpar semaine. Sur le Marrakech et le Biladi, lescommandants Nabil et Carlovitch soutiennentque “tout va bien” et interdisent à quiconque demonter à bord. Mais lorsque le Biladi,” l’enfantgâté”, se fait livrer du gasoil ou un semi-re-morque de vivres pour plusieurs milliers d’eu-ros, les marins du Marrakech, dans le noir, eux,écarquillent les yeux. Et sont près de craquer.À Tanger, les collègues manifestent sous lesmatraques. Ici, la peur des représailles sera laplus forte (voir p. suivante). Sur un bout de nappeen papier, un stylo crisse: Tiachach griffonnedes petits carrés. À sa droite, Abderrahim sedéfoule sur une cible. Avec des fléchettes.

* La compagnie distribue aux marins une car-touche de cigarettes par semaine… qui sera rete-nue sur leurs salaires.

“Les autorités françaises ne font pas leur bou-lot. Face aux problèmes humains, les enjeuxéconomiques passent en priorités.”, constateHélène Scheffer, présidente du Seamen’sclub. Par une grève d’un jour, le 6 mars, l’as-sociation qui se démène pour accueillir etfaire soigner les marins clame son ras-le-bol. Notamment contre le Port, qui les ignore,et n’assure pas le service d’accueil des ma-rins en escale.Idem pour Lilian Torres, responsable dusyndicat maritime ITF: “Les autorités fontl’autruche, alors que, par leur travail, les ma-rins ont apporté de la richesse à la ville!” Taxis,hôtels, restaurants, essence, marchés: enarrivant à Sète parfois trois jours avant ledépart, les 210000 passagers par an (en2010), dont certains venus d’Allemagne oude Belgique, faisaient tourner les commerces,et le Port seul gagne 1,4 M!/an. “Sans eux,l’économie locale risque de tomber.”Le 8 février, Thierry Mariani, ministre desTransports, a pourtant écrit à son homologuemarocain pour le prévenir que l’État inter-viendra s’il le faut. “Une première”, salueHélène. Mais quelle suite?

EmbarrassésÀ la Préfecture comme au Port, on se dit trèsattentif à la situation des marins et conscientsque “le moral est dans les chaussettes”, “lesconditions psychologiques sont déplorablespour les marins”. Le Port ouvre les toilettes

de la gare maritime, fournit de l’eau, et étudieles possibilités de raccordement électrique.Car, sans électricité, un bateau n’a plus desécurité en cas de voie d’eau ou d’incendie,et devient une bombe ambulante.La Préfecture a favorisé l’intervention de laCroix-Rouge et l’évacuation des déchets, maisn’interviendra, par exemple sur l’alimenta-tion, “qu’en cas de crise humanitaire”.Car les autorités se trouvent bien embarras-sées de s’ingérer” dans un litige de droit privé”,sur les navires - donc en territoire marocain,pour des citoyens marocains. Surtout quandles commandants refusent: arguant à l’envique “tout va bien”, le Marrakech et le Biladiont repoussé la présence de la Croix-Rouge.L’inspection du travail? “La seule sanctionserait… l’immobilisation du navire!” La Mairie,elle, met à disposition ses bains-douches. Etplusieurs associations se mobilisent pour lesmarins.De son côté, le consulat du Maroc affirmerendre visite régulièrement à ses ressortis-sants et prendre en charge leurs frais médi-caux. “C’est faux!”, rétorquent les marins.“Ils ne sont venus qu’une fois, pour nous direde rester tranquilles!”Réclamé par le conseiller général FrançoisLiberti et par Hélène Scheffer, le Comité debien-être des gens de mer devait se réunirle 28 mars. Coordonné par la Préfecture, ildoit justement trouver une solution multi-acteurs à cette situation délicate.

Pas dans le même bateau

Sur les navires,les marinspersistent àtravailler, maisla dépressionguette.

À Sète, lesbénévoles duSeamen’s club et del’Accueil migrantsreçoivent les marinspour leur permettrede contacter leursfamilles.

CLes marins des trois naviresimmobilisés ne sont pas vraiment

logés à la même enseigne.- Le Biladi (Comarit) se fait ravitailler plusrégulièrement en gasoil et en vivres. En revanche, selon le syndicaliste LilianTorres, le capitaine Carlovitch fait régner laterreur sur son équipage. Motus et bouchecousue. Payés (en théorie) 150! à 200! parmois, jeunes et essentiellement en CDD -voire en stage -, les salariés sont plusmalléables et reviennent peu cher àl’armateur.- À l’inverse, le Marrakech et le Bni-Nsardoivent se serrer la ceinture. Issus del’ancienne compagnie nationale marocaineComanav, les salariés ont souvent plus de50 ans, une grande ancienneté, sont en CDIet payés 1 000! à 1 200! par mois.

Autrement dit, ils reviennent “cher”- y compris en cas de licenciement. Lesmarins décrivent une sape systématique dela compagnie : le Bni-Nsar passe souspavillon de complaisance panaméen pourréduire les droits des marins (et les taxes), leseffectifs sont réduits d’un tiers, les stocks depièces détachées récupérés pour la Comarit.Au Maroc, les agences de voyages assurentque les navires de la Comanav sont completspour détourner les passagers vers la Comarit.Avec un entretien minimum, deux femmesde ménage pour 800 passagers, et desnavires anciens (âgés de 30 à 40 ans), lesclients doivent supporter la saleté, des soucistechniques, des retards…, ce qui les détourneencore de la Comanav. D’où une baisse de lafréquentation de 210 000 à 170 000passagers à Sète, entre 2010 et 2011.

Mais que fait la France?

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“R éservez vite!” Sur biladivoyages. com,on vend encore le trajet Sète-Tanger.Au vu de la forte demande, tous les

acteurs et observateurs pensaient que la relancedes précieuses lignes maritimes Sète-Tangeret Sète-Nador ne serait qu’une question de jours.De semaines. Depuis plus de trois mois, les ma-rins des ferries marocains sont bloqués à Sètepar les dettes d’un “patron-voyou”. Au Maroc,les discussions sont tous les jours “en bonnevoie”, mais reportées… Le 22 mars, le syndicatmarocain UMT dit avoir négocié avec le gou-vernement une prise de décision le 29 mars(jour de la sortie de ce numéro). Enfin? À partirdes maigres informations qui filtrent, les marinséchafaudent des hypothèses, tout comme lesautorités françaises, perplexes.Qui veut quoi?- Les marins veulent reprendre le travail.Représentés, pour 130 d’entre eux, par le syn-dicat international ITF (FO à Sète), ils lancentun ultimatum: si rien ne bouge, le 2 avril ilsdemanderont à leur tour une saisie au tribunalpour salaires impayés. Les bateaux resteraientalors immobilisés à Sète le temps de la procé-dure, environ deux ans.- Le Maroc veut relancer la ligne, importantepour ses ressortissants et source de devises. Lepays a donc lancé un appel d’offres sur la ligneSète-Tanger à partir de mai, pour un an.-Comme la Ville de Sète, le Port veut aussi re-lancer la ligne au plus vite, si possible avec desnavires compétitifs par rapport à ceux deBarcelone. Et veut éviter que les bassins restentencombrés de navires immobilisés, limitantl’entrée d’autres bateaux.- La compagnie italienne Grandi Navi Velocivoudrait assurer la liaison Sète-Tanger sur desnavires récents, combinés avec le transport decamions, mais sans le personnel marocain ap-

précié des passagers. La GNV avait déjà lancéce projet en 2009 avant de se rétracter.- L’armateur et député Youssef Abdelmoulapourrait vouloir relancer la Comarit, et laissertomber la Comanav (voir p. précédente). Une fa-çon d’acheter une compagnie concurrente pourla couler et s’en débarrasser.Scénarios de finLes plus simples:- En échange du règlement des créances, leMaroc ainsi que des banques, voire des four-nisseurs, prennent des parts de capital dans laComarit-Comanav, en laissant à l’armateur ac-tuel 30 à 40 % des parts… ou en l’excluant to-talement. Les navires repartent, les marinscontinuent le travail.- Variante: en s’associant avec un autre armateurmarocain. Ou italien?- Les navires sont revendus à un autre armateur(valeur: 3 à 4 M!), avec reclassement des sala-riés. L’État marocain procède au règlement dessalaires et cotisations impayées, ainsi que deslicenciements en bonne et due forme.Les plus risqués:- Les marins manifestent sur la voie publique.Sans papiers français, ils peuvent être renvoyésau Maroc. Où ils risquent la prison.- Le consulat du Maroc ordonne le rapatriement.Les marins font grève à bord.- Les marins n’ont plus rien à manger: la pré-fecture intervient, mais les marins peuvent êtrerapatriés, sans rien dans les poches.- La situation s’enlise. Les navires sont placéssous perfusion de vivres et d’électricité par laFrance. Pendant quelques semaines, et après?Déterminés à ne pas partir sans salaire, les ma-rins craignent néanmoins le pire: “Le patron abeaucoup de pouvoir, c’est un coupeur de têtes,un archi-milliardaire. Oui, le Maroc a des lois.Mais personne ne gagne contre lui.”

Relance, abandon, licenciements, rachat,partenariat avec l’Italie ? Au Maroc, lestractations sur les lignes maritimes vers Sètes’effectuent en grand secret. À Sète, les marinsdélaissés imaginent des scénarios de fin.

Sorties de crise“Je suis très fier de mon équipage”JACQUES CASABIANCA,UN DES TROIS COMMANDANTS FRANÇAIS SUR LE NAVIREBNI-NSAR (en photo, en haut, à gauche)

La Gazette: Vous continuez à travailler, pourquoi?Jacques Casabianca: Nous nous imposons un rythme quotidiencar le pire serait l’oisiveté: tout le monde prendrait des cachetsou se jetterait à l’eau… Et nous continuons à servir la compagnie.Certains soutiennent que les marins feraient mieux de rentrerchez eux…Ils n’ont absolument pas l’intention de rester ici, mais ilsveulent repartir avec un salaire! Ce ne serait pas très élégant deles virer comme des malpropres alors qu’ils ont contribué audéveloppement économique de la région. Surtout que, dans lapeine, ils sont d’une dignité et d’un courage exemplaires. Je suistrès fier de mon équipage.En tant que représentant de l’armateur, votre position est délicate, non?Oui, je suis obligé de préserver l’équilibre: je défends les intérêtsde l’armateur, mais je ne veux pas laisser tomber monéquipage. Je me dois à eux, ils m’ont donné le plaisir d’exercerdans des conditions satisfaisantes. Même si je ne suis pas uneassistante sociale. Leur détresse n’est pas celle d’un clochard par- 12 °C, mais de quoi a l’air un père de famille qui revient avecdes ennuis? Je suis scotché par les “tout va bien” des autrescommandants.Comment jugez-vous l’attitude des autorités françaises?On ne peut leur imposer comme un devoir d’amener de l’aide.Que peut-on faire pour les marins?Leur apporter gentillesse et considération. Sinon, on a surtoutbesoin de gasoil, mais un camion coûte environ 30000! !Qu’attendez-vous du dénouement de la crise?La pérennité de la ligne est importante pour l’économie, et il fautque le bateau reparte. Mais si on est remercié du jour aulendemain et rapatrié, cela doit se faire dans des conditions dignes.

Abandonnés?C

Les marins des ferries ne sont pas des marins abandonnés commeles autres. Le droit international considère qu’il y a abandon si les

marins ne sont plus payés - ce qui est le cas - et s’ils n’ont plus de lien avecl’armateur pendant deux mois. Or le lien est ténu, mais il persiste :ravitaillement au compte-gouttes, mails ou fax se voulant rassurants.Habituellement, les navires abandonnés sont des “bateaux-poubelles” decommerce, en piteux état, gérés par 15 marins maximum, aux nationalitéshétéroclites, souvent recrutés pour quelques voyages. Derniers cas à Sète :le Rio Tagus, le Lena. Leur souci était de se faire rapatrier. Ensuite, ils ontvite retrouvé du boulot. À l’inverse, les navires Sète-Maroc assurent deslignes régulières avec l’accueil de voyageurs, nécessitant d’importantséquipages (voir p. précédente). Les Marocains, majoritaires, sont attachésà la compagnie depuis des années. Ainsi, retrouver un travail équivalentau Maroc ne serait pas facile.

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