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LES PANTOUFLES DE

MARCEL PROUST

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Du MÊME AUTEUR

Romans Autobiographie d'un autre, Flammarion, 1988. La Femme insoupçonnée, Flammarion, 1990 ; Le Livre

de poche, 1993. Le Boulevard des sentiments, Flammarion, 1991. Les Demoiselles des Abbesses, Flammarion, 1994.

Récits Antoine et les oiseaux, Grasset, 1971. La Déception historique, Plasma, 1979. De la volupté et du malheur d'aimer (avec Dominique

GRISONI, Roland JACCARD et Yves SIMON), Le Livre de poche, 1992.

Gina, Flammarion, 1994.

Carnets Journées intimes, Albin Michel, 1984. Les Miroirs feraient bien de réfléchir; Plon, 1992.

Essais Les Saisons de Roger Vailland, Grasset, 1969. Traité de la désillusion, PUF, 1977. Lettres à Baudelaire, Chandler et quelques autres...,

Albin Michel, 1986, prix Paul-Léautaud. Éloge de l'égotisme, L'Instant, 1988. Les Séductions de l'existence (avec Dominique GRISONI,

Roland JACCARD et Yves SIMON), Le Livre de poche, 1990.

L' Entremetteur, esquisses pour un portrait de M. de Fon- tenelle, PUF, 1991.

Mauvaises Fréquentations, Manya, 1992.

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François Bott

Les pantoufles de Marcel Proust

Histoires littéraires (XX siècle)

Le Monde EDITIONS

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En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement, par photocopie ou tout autre moyen, le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français du copyright (6 bis, rue Gabriel-Laumain, 75010 Paris).

© Le Monde-Éditions, Paris, 1995 ISBN 2-87899-111-7

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AVANT-PROPOS

Les promenades de Juliette

Un jour d'été, sans prévenir, la Juliette de Jean Giraudoux quitta sa province et son fiancé pour aller faire connaissance avec les « grands hom- mes » : Voltaire, Jean Jacques Rousseau, Victor Hugo et les autres... Bien sûr, comme c'était la jeune fille la plus soigneuse, « qui avait perdu le moins de mouchoirs en sa vie », elle voulait aussi rassembler, avant son mariage, les images d'elle-même qu'elle avait laissées à des « passants », à des « inconnus », à des «jeunes gens » improbables. Il faut se méfier de toutes les sortes de négligence. Sait-on jamais à quoi pourraient servir les paroles, les pensées et les gestes que l'on oublie distraitement dans le dépar- tement du Puy-de-Dôme et dans le reste de l'uni- vers ? Gérard, le fiancé, qui était « l'homme le plus provincial de l'infini », apprit le départ de Juliette alors qu'il se rasait dans sa chambre. Naturellement, il se coupa... et courut à son miroir au lieu de courir à sa fenêtre. C'est, paraît-il, le réflexe de presque tous les futurs maris.

Pendant cinq ans, j'ai eu, moi aussi, la chance et le privilège de rendre visite à ces « grands hom- mes » et de les apercevoir dans leur intimité, avant leur toilette matinale. La robe de chambre d'Albert Cohen, le peignoir de Colette, les déshabillés de la marquise... Comme Juliette, j'ai pris des trains ima- ginaires pour rejoindre les très beaux fantômes de

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la littérature. Le train de 12 heures 47 pour Manos- que ou celui de 15 heures 15 pour Bellac. Les trains de Château-Thierry, de Charleville, de Ferney, de Grenoble, de La Brède, de Combourg ou de Crois- set... J'ai beaucoup aimé ce voyage à travers les siè- cles, les arrondissements, les provinces, les époques, les départements, et les Italie rêveuses, les Espagne romanesques ou les Angleterre mélancoliques. La géographie devient la science la plus attirante lorsqu'on se promène « sur la planète des senti- ments », avec la bénédiction de la SNCF.

L'histoire littéraire est une sorte de rendez-vous magique. On y retrouve Mme de Sévigné et la « chère fille », Mme de La Fayette et sa princesse de Clèves, Racine en compagnie de Phèdre. Sten- dhal s'occupe de l'éducation de Lamiel. Athos et d'Artagnan ripaillent avec Alexandre Dumas. Le professeur Sainte-Beuve reste chez lui toute la jour- née, car il déteste les intempéries et redoute moins de mourir que de s'enrhumer. Gustave Flaubert converse avec Emma, sous l'œil de Bouvard et de Pécuchet, qui voudraient bien surprendre quelques secrets. Les frères Goncourt médisent de tout le monde. C'est leur distraction préférée. Marcel Proust cherche la silhouette d'Albertine sur la plage de Cabourg, alors que c'est déjà l'automne. Paul Valéry dévisage Monsieur Teste dans « la solitude de l'aube ». Colette se plaint des ennuis que pro- curent les déménagements. Léon-Paul Fargue fait l'inventaire des rêves parisiens. Jules et Jim déam- bulent sur le boulevard du Montparnasse, avec Henri-Pierre Roché, pour essayer d'éclaircir le mys- tère des femmes. Barnabooth, le « riche amateur », fait découvrir l'Europe à Valery Larbaud et lui apprend à considérer les villes étrangères comme des « résidences secondaires ». Ils iront sûrement passer l'hiver à Palavas-les-Flots. Paul Morand regarde sa montre pour battre les records de France et d'Amérique. Jean Cocteau mène sa carrière de

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funambule rue d'Anjou, tout près de la Madeleine, tandis que Raymond Radiguet se cache sur les bords de la Marne, pour paresser à son aise. Mon- sieur Jadis et Antoine Blondin font la tournée des bars de la rive gauche et lancent, de temps à autre, des regards soupçonneux sur la rive droite, comme sur le territoire de l'ennemi. Heureusement, la tran- quillité de la Seine décourage les envies de guerre civile...

Même si leur insouciance est mêlée de cette mélancolie qui se confond avec le pressentiment des naufrages, tous ces gens ont l'air d'avoir traversé les années comme des grandes vacances. Mais le plus important, peut-être, c'est que les écrivains et leurs créatures semblent appartenir à la même « nation ». Et l'on se demande qui a été « naturalisé »... Sur la planète littéraire, les personnages de fiction ne paraissent pas moins réels que les auteurs, et les auteurs pas moins imaginaires que les personnages. Les uns et les autres finissent par acquérir le même statut. Si elle voulait répliquer au célèbre « Madame Bovary, c'est moi », la fragile Emma pourrait dire qu'en vérité c'est elle qui se dissimule sous les traits de Gustave, malgré les contrariétés ou les misères que lui vaut ce déguisement. Appelez cela comme vous voulez. La revanche de Madame Bovary, sans doute... Sous l'influence de leurs écrits, la vie des auteurs revêt, en effet, les apparences et les couleurs d'une mythologie. Pas seulement l'existence tumul- tueuse d'Arthur Rimbaud, mais celle, très casanière, du professeur Sainte-Beuve ou de monsieur Taine tout aussi bien. Celle des hommes d'intérieur comme celle des aventuriers. Les pantoufles et les semelles de vent... La vie des artistes explique moins leur œuvre que leur œuvre ne déteint sur leur vie. « Nos livres ne sont pas nous, mais nous sommes nos livres », déclarait Henri Calet, le rêveur de La Belle Lurette et le pensionnaire éternel de la place Denfert-Rochereau.

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Consacré aux écrivains contemporains — de Mar- cel Aymé à Léon Werth —, ce premier volume d'Histoires littéraires rassemble des chroniques qui furent publiées dans Le Monde, du printemps 1991 au printemps 1995. Marcel Proust y jette ses pan- toufles à la figure d'Emmanuel Berl, parce qu'ils n'ont pas la même idée de l'amour ni de la solitude. Voilà comment se terminent les discussions philo- sophiques lorsqu'elles s'animent, s'emballent et prennent un tour trop vif...

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LES BRETELLES DE LÉON

Quand on est romancier, faut-il parler des bre- telles de Léon ? Marcel Aymé pensait que non. Il préconisait de ne plus écrire comme en 1900 : « Léon Aubert ôta lentement ses bretelles de soie verte », mais de dire seulement : « Léon Aubert se coucha. » Il conseillait d'aller vite ou d'être plus sec, ce qui revient au même. Seconde question : le romancier est-il un observateur ? Là encore, Marcel Aymé répondait par la négative. Lui-même utilisait moins les choses qu'il observait que les choses qu'il « recevait ». Moins ses réflexions que ses « impres- sions »... Il tenait ces propos en décembre 1929, dans un article intitulé « Un jeune romancier nous parle du roman ». Il avait déjà publié Brûlebois (en 1926), Aller-retour (en 1927), Les Jumeaux du diable (en 1928) et La Table aux crevés, qui venait de lui valoir le prix Renaudot... Avant de faire des livres, Marcel Aymé avait exercé les petits métiers qui sont le sort de la jeunesse lorsqu'elle n'est pas dorée : employé de banque, chef de rayon, courtier d'assu- rances... Il avait aussi tenté sa chance dans le jour- nalisme. A notre époque, on appelle cela « faire des stages de formation ». Naguère ou jadis, on disait : « Tirer le diable par la queue. » C'était plus joli... Marcel Aymé avait commencé d'écrire à la faveur d'une convalescence. Quand on relève d'une mala- die, il faut bien se distraire. Sans quoi on ferait vite

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une rechute. C'est une vieille idée : la littérature comme médecine et comme dérivatif...

Ensuite, Marcel Aymé resterait un de ces auteurs du dimanche qui se mettent à leur table pour le seul plaisir. Vingt ans après ses débuts, il donnerait cet autre conseil à tous les romanciers : ne pas « rem- placer la flânerie par la logique », ni « le mouve- ment par la morale ». « L'ennui, dirait-il, n'est jamais une nécessité. » On a réuni, sous le titre Vagabondages l, les articles, les préfaces et les por- traits littéraires qu'il écrivit de 1929 à 1967, l'année de sa mort. Cela ressemble à une réunion de famille. Les classiques d'avant-hier ou d'hier se retrouvent en compagnie des romanciers modernes, pour une partie de campagne. Aristophane, Lucien de Samosate, Rabelais, La Bruyère, Perrault, Qui- nault, Andersen, Stendhal, Tolstoï, Verlaine et Tchekhov déjeunent sur l'herbe avec Henry de Montherlant, Antoine Blondin, Albert Paraz, Pierre Véry, Roger Nimier et Georges Simenon. Marcel Aymé parle aussi du théâtre et des critiques. Il s'étonne de « l'opinion émerveillée que [certains d'entre eux] ont de leur propre jugement ». A cha- cun de se reconnaître, ou pas, et de faire (éventuel- lement) le ménage... Le dernier chapitre est consa- cré aux écrivains qui furent victimes de « l'épuration ». Après la guerre, Marcel Aymé prit, en effet, la défense de Maurice Bardèche, de Louis- Ferdinand Céline et de Robert Brasillach. C'est très bien de stigmatiser l'arbitraire (s'il est avéré). Mais le docteur Destouches est trop vite absous de ses délires antisémites, et l'on ne trouve pas, dans ce volume, un texte dénonçant les massacres « arbi- traires » commis par les nazis, avec la complicité de Vichy. Dommage... Il est vrai que Marcel Aymé avait publié dès le printemps 1933, dans l'hebdo- madaire Marianne, un très bel apologue sur la fureur

1. La Manufacture, Paris, 1992.

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et la bêtise hitlériennes. Cela s'intitulait «Vive la race ! » .

L'auteur de La Jument verte avait une particulière affection pour les « hussards ». Il lui arrivait, paraît- il, de rembourser les dettes qu'Antoine Blondin avait laissées dans les bistrots. « C'est le livre des enchantements mélancoliques et des espiègles désenchantements », disait Marcel Aymé à propos des Enfants du bon Dieu. Lorsqu'il faisait de la cri- tique littéraire, il donnait d'abord la taille des écri- vains. Pourquoi pas ? Cela vaut mieux que de les ensevelir sous des commentaires qui leur gâchent l'existence et rendent insomniaques les élèves des lycées. Antoine Blondin mesurait 1,68 mètre et Roger Nimier 1,84 mètre. Ni la taille d'Aristophane ni celle de Lucien de Samosate ne sont précisées. Tant pis... Selon Marcel Aymé, Roger Nimier était un homme très dépensier. Il ne savait ni compter son argent ni calculer ses sentiments. « Le pauvre garçon mangeait en voitures tous ses droits d'auteur, et ses amis durent plus d'une fois payer ses lacets de soulier. » Il avait le « dédain des compromis- sions », ce qui déplaisait à presque tout le monde. « L'indépendance de son humeur scandalisait les besogneux du succès, irritait les mauvaises consciences et faisait sourire les malins de la gloire. »

Roger Nimier et Marcel Aymé firent chacun le portrait de l'autre. Ils furent tour à tour le peintre et le modèle. Depuis le XVII siècle, nos hommes et nos femmes de lettres adorent ce jeu de société. Le jeu des portraits réciproques. C'est une façon de se rendre la politesse. Il faut bien que les Français soi- gnent quelquefois leur réputation de peuple le plus urbain de la terre... Voici l'image (ou l'idée) que Roger Nimier se faisait de Marcel Aymé : «Loin de puiser son inspiration dans l'absinthe [...], il lit

2. Du côté de chez Marianne, Gallimard, Paris, 1989.

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régulièrement le Littré, auquel il prend un vif plai- sir. Il écrit un français carré, bien nourri, qu'on peut citer en e x e m p l e » C'était vrai. Marcel Aymé était le contraire de ces « gens qui se regardent écrire comme d'autres s'écoutent parler ». Il avait de la robustesse et de la sobriété. Ses silences avaient (presque) la même notoriété que les jambes de Mar- lène Dietrich.

Il faut signaler, dans ces Vagabondages, les réflexions de Marcel Aymé sur « Le Livre ano- nyme ». Ce texte figurait déjà dans un précédent r ecue i l mais c'est une bonne chose de l'avoir encore réédité. Car il est très actuel. Les auteurs célèbres se vendent trop souvent comme des marques de lessive. Otez leur nom de la couverture, et plus personne ne reconnaît et ne vante leurs ouvrages. Alors, pourquoi pas des livres anonymes ? Cela permettrait de faire le tri entre les réputations légitimes et celles qui sont usurpées... Marcel Aymé y voyait d'autres avantages. Si cette « réforme » était « rétroactive », elle allégerait les programmes scolai- res. Et la jeunesse de Calais ou de Narbonne ces- serait de « pâlir sur les biographies des classiques ». De leur côté, les écrivains « y gagneraient plus de liberté », car ils perdraient le souci de leur « réussite mondaine ». Les gens « qui sont détournés de leur inspiration par timidité, par excessif désir de plaire, ou par vanité, y reviendraient sûrement s'ils ne se sentaient plus exposés au regard du public ». Et puis ils seraient délivrés du pensum qui consiste à dédi- cacer le service de presse... Naturellement, ces remarques ne sont que des rêveries. Elles sont aussi frivoles que la couleur des bretelles de Léon.

3. Journées de lecture, Gallimard, Paris, 1965. 4. Du côté de chez Marianne, op. cit.

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LES PANTOUFLES DE MARCEL PROUST

Il y a les écrivains en imperméable et les écri- vains en robe de chambre. Emmanuel Berl appar- tenait à la seconde catégorie. Parlant de lui, Jean Cocteau notait le 22 mai 1954 : « Il arrive toujours à l'improviste, en robe de chambre ou avec son filet à provisions. » Il est vrai qu'à l'époque les deux hommes entretenaient des relations de voisinage. Ils habitaient les appartements du Palais-Royal et se rencontraient souvent... Né en 1892, Berl avait cumulé, très tôt, la condition d'orphelin et celle de rentier. Ce sont deux particularités de la condition humaine. Il avait appris la philosophie chez M. Bergson, et s'était renseigné sur le « quiétisme » de Fénelon. Il avait adopté cette doctrine du déta- chement comme d'autres choisissent une carrière dans l'administration des postes ou le commerce des textiles. En prenant des rides, Emmanuel Berl passa du quiétisme à la quiétude, et s'attira la répu- tation d'être un sage. Ses connaissances l'appelaient le « rabbin Voltaire du Palais-Royal », car il était d'origine juive.

Mais il n'avait pas toujours mené cette existence « en robe de chambre ». Malgré Fénelon, il avait eu une jeunesse très agitée. L'époque le voulait, et c'est (en général) l'habitude ou la vocation de la jeunesse. Il avait eu des enthousiasmes et des élans immo- dérés, comme tout le monde. Il s'était épris, notam-

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ment, d'une « amie d'enfance » appelée Christiane. C'est du moins le prénom qu'il lui donne dans sa Méditation sur un amour défunt. Il faut se méfier de cette catégorie féminine. Et Berl ne s'est pas assez méfié. C'est dans le département de la Haute- Garonne qu'il avait rencontré Christiane pour la première fois. «Un sentiment comme une famille, dit-il, cherche à reculer aussi loin qu'il peut ses ori- gines. Je l'avais vue, dans mon enfance, à Luchon. Elle avait neuf ans, et moi onze. »

Emmanuel Berl retrouva Christiane en 1913, à Evian. C'était le meilleur endroit pour la revoir. Les bords des lacs sont, en effet, recommandés pour les rêves de jeunesse. Avec ses « cheveux roulés en cas- que », sa mélancolie et ses allures d'amazone, Chris- tiane semblait être la dernière héroïne romantique. Les jeunes filles romantiques sont toujours (je ne sais pourquoi) les « dernières ». Elles conjuguent sans doute les folies modernes et les charmes de la désuétude. Emmanuel Berl se demanda « de quel livre sortait» cette personne, avec son air revenu de presque tout et son « amertume cosmique ». Avait-elle été désespérée par « un danseur de tango », lequel avait trop bien fait son métier ? Ou souffrait-elle d'autre chose ? En tout cas, Berl se pro- mit de la guérir. Cela voulait dire qu'il l'aimait déjà. L'élève de Bergson et de Fénelon allait illustrer les théories de Stendhal...

« Ce qu'il y a de plus étonnant dans la passion de l'amour, avait écrit M. Beyle, c'est l'extravagance du changement qui s'opère dans la tête d'un homme. » Un soir, Berl considéra l'existence de Christiane comme une sorte de « miracle ». Cette demoiselle légitima soudain le reste de l'univers. Était-ce trop demander à une jeune personne soi- gnant sa « neurasthénie » sur les bords du lac Léman ? Quand le séjour à Évian se termina, on se quitta sans avoir couché ensemble. Le romantisme ne le permettait pas. Emmanuel Berl se rendit à

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Venise, pour y vérifier ses états d'âme. Et « sur les petits ponts, les femmes silencieuses, enveloppées de leurs châles noirs, [lui] rappelèrent Christiane, à cause de leur dignité ». L'année suivante, la guerre vint le distraire de « ce romanesque déplorable », Mais « elle arrivait trop tôt, dit-il. Si j'avais revu Christiane, je me fusse probablement heurté à un refus, dont la guerre m'aurait consolé ». Celle-ci ne résolut et n'arrangea rien. Berl manqua d'être tué dans les tranchées, mais cela ne modéra pas les sen- timents qu'il éprouvait à l'égard de la demoiselle.

Atteint de tuberculose, il fut réformé en 1917. Il alla faire de la chaise longue à Nice. Puis il inau- gura les années folles sur la promenade des Anglais. « On esquissait les plaisirs d'après-guerre, écrit-il. On aimait les tableaux cubistes et le jazz-band ; il y avait des musiciens nègres fournis par le camp de Saint-Raphaël, et déjà beaucoup de réfugiés russes qui vendaient leurs perles. » Quelques dames intré- pides lançaient la mode des cheveux courts, mais « on vivait dans une grande incertitude financière, les nouvelles étant changeantes et la roulette aussi ». Passant de Nice à Rueil, Emmanuel Berl essaya l'air de la campagne et découvrit une catégorie féminine assez rare : les « canotières cocaïnomanes ». Quel- quefois, il allait aussi respirer l'air de la chambre de Marcel Proust, qui souffrait de son asthme et croyait à « l'absolue solitude humaine ». Les deux hommes finirent par se fâcher, car Berl ne pensait pas que cette solitude fût irrémédiable. Il songeait à Chris- tiane. Et Proust lui jeta ses pantoufles à la figure...

Il renoua avec la jeune femme, vers la même épo- que, dans les derniers temps de la guerre. Les cir- constances n'avaient pas transformé Christiane. « Comme autrefois, elle portait des robes blanches et se défiait de la vie. Elle promenait des mélan- colies semblables sur les terrasses d'hôtels identi- ques. » Rêvant de concilier le mariage et « l'esthé- tique sentimentale », Emmanuel Berl lui proposa de

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l'épouser. Elle trouva divers prétextes pour refuser, assurant que ses parents « ne voudraient jamais de ce mariage » et qu'elle-même n'avait aucune dispo- sition pour le bonheur. « Elle a eu peur de son amour, écrit Berl. Peur de la vie quotidienne, des lassitudes, des disputes, de la promiscuité avec moi. [...] Elle voulait aimer tranquille. » C'est très joli... Mais il avait des torts, lui aussi. Il était amoureux d'une chimère plus que de cette demoiselle crain- tive, chagrine et capricieuse. «Une certaine façon de les regarder rend-elle les êtres invisibles ? », se demande Emmanuel Berl. Il connut ensuite les morsures de cette espérance qui renaît à la moindre occasion, malgré tout ce qui s'obstine à la démentir.

Plus tard, rencontrant la jeune femme à l'hôtel Ritz, « parmi le tumulte des ombrelles », il s'étonna de n'éprouver aucune émotion. Ce jour-là, dans « la cathédrale des états d'âme », l'élève de Bergson et de Fénelon prit sa première leçon de néant, lorsqu'il découvrit que les passions dépérissent comme le reste. Le spectacle de ses « camarades déchiquetés par les obus » l'avait moins « instruit » que « la mort » de ses sentiments. A Bourg-en-Bresse, à Châ- lons-sur-Marne, à Paris, l'espèce humaine s'est inter- rogée très souvent sur les mystères de l'indifférence quand celle-ci remplace les battements de cœur, les émerveillements et les désarrois. Entre 1918 et 1925, Berl a mené des recherches « sur la nature de l'amour ». Voulant savoir si le sien n'avait été qu'« une rêverie » favorisée par le climat du lac Léman, il a écrit cette Méditation sur un amour défunt. C'était la meilleure façon de se renseigner. Une fois le livre terminé, il a rangé Christiane dans l'armoire des souvenirs, avec les dossiers « Italie », « Guerre » et « Lycée Carnot ».

1. Grasset, «Les Cahiers rouges », Paris, 1993.

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LES ÉTERNELLES FIANCÉES

Ce n'est pas ordinaire de naître à Saint-Péters- bourg, le 23 février 1898, d'une mère russe et d'un père venu de Franche-Comté pour enseigner le français sur les bords de la Baltique. Est-ce pour cela qu'André Beucler avait une conception si par- ticulière de l'existence ? « Toute vie profonde, disait-il, a une façon incompréhensible de toucher au réel, que l'explication défigure. » Et le métier de la littérature, c'est sans doute de faire ressentir le secret des choses, sans le dénaturer ni le déflorer. « Ceux qui ne se mêlent jamais à la foule des marchés et des cafés pour le plaisir, ne savent pas où se trouve l'enchantement », disait aussi Beucler. Dans sa jeunesse, il avait fréquenté beaucoup les gares, les quais et les salles d'attente. Ce sont des endroits qui confirment la magie de l'existence. Il était fasciné par « toute cette tragédie quotidienne du départ et de l'arrivée », comme le raconte Mau- rice Martin du Gard. Les séparations, les adieux, les attentes, les inquiétudes, les retrouvailles, les batte- ments de cœur et le tutti quanti des sentiments humains...

A Paris, pendant les « années folles », André Beu- cler fit la connaissance de Joseph Kessel et d'Emma- nuel Bove, qui étaient d'origine russe comme lui. Avec Kessel, il allait dans les boîtes de Pigalle, notamment au Palermo, « tenu par un repris de jus-

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tice ». Les deux complices restaient jusqu'à la fer- meture et négligeaient souvent de dormir. Ils « con- naissaient des quantités de dames et de demoisel- les ». Ils étaient des « habitués de la fête », buveurs, joueurs et perdants obstinés. Kessel a mis Beucler dans Belle de jour, sous le nom d'André Millot. Ce jeune homme, écrivait-il « portait avec facilité un visage marqué d'esprit, de tendresse et d'enfance ». Personnage romanesque, c'est aussi un métier. C'est même une nationalité. André Beucler se félicitait certainement de sa « naturalisation ». Il entrait dans la patrie la plus cosmopolite... Être natif de Saint- Pétersbourg n'était pas sa seule particularité. Car il épousa trois fois la même femme, Nathalie Legrand, dite « Natacha », née en 1907, dans la même ville que lui. Sa gymnastique matinale, c'était d'écrire des poèmes pour essayer de dépeindre cette Nathalie « qui regardait passer les nuages de Paris, tous les nuages, jusqu'au dernier ». Lorsque Beucler se remaria avec la belle Natacha, en 1945, c'est peut- être pour elle qu'il écrivit La Fiancée rebelle. « Tout est moderne et absurde, disait-il, hormis les senti- ments. » Dans un autre poème, il envisageait d'orga- niser des « concours de spleen » et des « cérémonies de paresse » pour les « cousins et cousines » qui rou- laient à bord de leurs « limousines ».

Des rives de la Neva à la promenade des Anglais, la vie est un grand voyage. André Beucler mourut à Nice, le 26 février 1985. Il laissait une cinquan- taine de volumes : des romans comme La Ville ano- nyme et Gueule d'amour, des nouvelles ou des por- traits comme Dimanche avec Léon-Paul Fargue et Les Instants de Giraudoux. Comment avoir pu le négliger si longtemps ? Il était trop discret, peut-être. Et les époques sont inattentives, la nôtre surtout. Elles ne retiennent que le tintamarre, les gens qui se pous- sent devant, qui paradent et pérorent. Beucler a été redécouvert par un groupe d'étudiants. C'est sur leur initiative que l'on a tiré de l'oubli La Fiancée

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la météorologie intérieure. M. Saba allait dans les cafés de Trieste pour saisir les couleurs du temps qui passe et, rentré dans son arrière-boutique, il méditait sur sa propre vie et sur celle des gens qu'il avait aperçus. Lorsque la guerre le forcerait à quit- ter Trieste et sa librairie, Saba continuerait au moins trois de ses métiers : la promenade, la météorologie et la littérature.

Une partie seulement des « raccourcis » date des années 1934-1935. Les autres furent écrits à Rome, de février à juin 1945. « Mais pourquoi avons-nous été aussi méchants avec la vie ? », se demandait Saba. Une douceur singulière imprègne ces textes de l'après-guerre. C'est le soulagement et l'amer- tume que l'on éprouve quand on sort des trop mauvais rêves. A la même époque, le poète surréa- liste belge Louis Scutenaire redécouvrait également les plaisirs et les vertus de la brièveté. Il appelait « inscriptions » ce que Saba nommait « raccourcis ». Après les grands drames, il arrive que la littérature se fasse modeste. «Je ne sais plus m'exprimer sans abréger », disait Saba. Il révélait la raison de cette sobriété lorsqu'il présentait ses textes comme « des rescapés de Maidanek ». Après le cauchemar, il jugeait les longs discours inutiles. Et puis il avait gardé l'horreur de ces bavardages qui avaient trompé le monde.

Sans doute ne faut-il pas confondre toutes les manières de bavarder. Retenant certaines d'entre elles, Roger Nimier leur donnait le statut de genre littéraire. Il citait l'exemple de Cendrars et celui de Rabelais. Mais Saba avait une conception particu- lière de ses rapports avec le lecteur. Entre celui-ci et l'écrivain, on ne sait jamais lequel invite et lequel reçoit. Se considérant comme l'invité, Saba ne vou- lait point « abuser de l'hospitalité » qui lui était offerte. C'était aussi par politesse qu'il s'efforçait d'être bref.

Dans ses « raccourcis », il laissait entendre que

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l'insistance est la pire ennemie de la vérité. Notre époque est remplie de gens qui insistent et qui don- nent à leur pensée les mauvaises façons de l'into- lérance. Ils ne s'avisent pas que la vérité réclame de la discrétion. Car elle s'enfuit devant les sollici- teurs abusifs. Elle est indocile autant qu'évasive. Certes, il se pourrait que la vérité soit triste, mais il se pourrait également qu'elle soit ironique, comme en témoigne le séduisant apologue de Saba : « La féroce Ichino croit — comme Dante — à la justice. Quand elle en parle (et elle en parle souvent), son visage — autrement serein — devient le masque le plus nu, le plus violent, le plus tragi- que, le plus passionné de l' injustice qui se soit jamais offert à l'inspiration et au crayon d'un peintre. »

Umberto Saba devait mourir le 25 août 1957, à Gorizia, qui se trouve à cinquante kilomètres de Trieste. Il avait affirmé que chacune de ses insomnies le ramenait dans sa ville natale. J'ignore s'il eut un dernier mot comme les auteurs qui soi- gnent leur réputation posthume, mais on lui prête- rait volontiers pour testament ce « raccourci », qu'il avait écrit en 1945 : « Le XX siècle semble n'avoir qu'un désir : arriver le plus vite possible à l'an 2000. »