22

Les Philosophes et leur langage - storage.googleapis.com...contre Descartes, Leibniz contre Locke et les cartésiens, etc., aient sans cesse à le rap-peler, à corriger, à protester

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • © Éditions Gallimard, 1952.

  • INTRODUCTION

  • On peut f aire de la géométrie en parlantde barres et de ronds ou même, à lamanière de Desargues, de f leurs et de guir~landes nul ne conteste cependant la com-modité des vocabulaires techniques. Lascience elle-même serait une langue bienfaite. Dès qu'il s'agit d'action ou d'expéri-mentation mentale rigoureuse, on voit sef ormer un langage inintelligible aux pro-fanes. Pratiquement, ce langage est indis-pensable.

    Mais en philosophie ?Sans doute acceptera-t-on que le logi-

    cien, ayant à décrire des opérations intel-lectuelles, le béhavioriste, des comporte-ments, le sociologue, des f ormes sociales,aient droit à leur glossaire, au même titreque le mathématicien, le biologiste ou lejuriste. Est-ce l'accepter pour autant dupsychologue de la conscience, du métaphy-sicien ?

    On sait combien le grand public, l'étu-

  • LES PHILOSOPHES ET LEUR LANGAGE

    àiant à ses débuts se trouvent décontenanc-

    cés et, le plus souvent, rebutés par le « jar-gon » philosophique. S'ils ont de la peine àl'admettre, c'est qu'il leur semble, cette fois,que l'objet de la philosophie n'est plus unobjet spécial et technique, mais leur propreréalité, cette réalité humaine que chacunpeut connaître en soi par le commun lan-gage. Du reste, comment n'être pas mé-fiants ? A qui n'y est pas préparé, toutouvrage de mathématiques, de physique oude biologie est également incompréhen-sible même sujet, même langage; tandisque, sur le même problème, les ouvrages dephilosophie s'expriment tantôt clairement,et tantôt si confusément qu'on les croiraittraduits mal traduits d'une langueétrangère.

    Nulle science ne souffre, comme la phi-losophie, cette indifférence, au moins appa-rente, à se voir traitée en termes d'école ou

    en termes vulgaires. Cette. indifférenceaux lexiques ne semble pouvoir s'accorderqu'avec un objet vague et dépourvu deconsistance. Et pourtant, la philosophieprétend dévoiler ce qui est, se veut diffé-rente de l'art au moins par ses moyens. De

  • INTRODUCTION

    quoi nous parle le philosophe ? A quellesexpériences nous convient ses raisonne-

    mentsQuelle part y prend le langage ?aNous ne voulons, disons-le avec insis-

    tance, ni f ormuler ni critiquer des théoriessur le langage, mais savoir de quelle ma-nière la ré f lexion philosophique l'utilisepratiquement. Il s'ensuit, en notre propos,un certain parti pris de superficialité, oùl'on ne doit pas voir l'ignorance ou le désa-veu d'enquêtes plus approfondies. Il nousarrivera de suivre la lettre plus que l'espritd'une doctrine. On objectera donc assezfacilement que ces remarques au niveau del'imagination ne tirent pas à conséquence.On nous traitera de très haut de

    « psychologiste ». Soit On est toujoursle psychologiste de quelqu'un. Mais nouscroyons que rien ne saurait être négligé,pour éclairer la philosophie sur elle-même,et que les remarques suivantes peuvent aumoins contribuer à sa propêdeutique1.

    1. Nous aurions bien des modifications à appor-ter à cette étude dont la publication a été retar-dée depuis quatre ans. Les difficultés actuelles del'édition ne nous permettent guère que d'ajouter ennotes quelques corrections de détails et quelques pré-cisions en Appendice.

  • L'IDÉE

  • De quoi nous parle la philosophie ?A première vue, ses objets devraient être

    définissables chacun devrait pouvoir lesreconnaître sans ambiguïté, ou les con-struire par d'exactes opérations. On saitqu'il n'en est rien, et que tout se passe, aucontraire, comme si, chez les philosophes,ainsi que chez les primitifs, il était d'usaged'admettre des perceptions privilégiées.

    Le fait est trop manifeste en métaphysi-que pour qu'il soit besoin d'insister. Des-cartes a, de l'âme, une intuition claire et

    distincte qui manque à son disciple Male-branche. Leibniz, Hume, Maine de Biran

    n'ont pas même expérience du moi. Dansle rouge de ce fauteuil, Husserl saisit l'es-sence elle-même du rouge, ce qui faithausser les épaules à un nominaliste. Et

  • LES PHILOSOPHES ET LEUR LANGAGE

    que dire de l' « en soi » et du « pour soi »,de l'absolu et du transcendantal, de l'exté-

    riorité de l'intériorité, etc., sinon qu'à

    bien des philosophes ils ne sont que flatusvocis ? Kant, après avoir distingué entre laconnaissance philosophique par concepts etla connaissance mathématique par construc-tion de concepts, n'a sans doute pas tortd'écrire qu'il n'existe pas, en métaphysique,de véritables définitions.

    Du moins pourrait-on croire que la psy-chologie fût logée à meilleure enseigne. Et,à coup sûr, l'accord demeure plus facile surles données (?) du sens intime, qu'il ne peutl'être sur un concept métaphysique. Cepen-dant, il n'est presque pas de rubrique de lapsychologie dont on ne puisse se demandersi son objet ne se ramène pas à une créationverbale. Inconscient, Instinct, Sensation,

    Image, etc., chaque fois l'on a pu douterqu'il existât une fonction répondant à cestermes. Les psychologues en arrivent à seméfier et comme à prendre peur: ils n'osentdéjà plus parler de Volonté, et glissent, parles Volitions, aux actes volontaires; le motMémoire les inquiète; le chapitre sur l'At-tention, qui paraissait si sûr, se voit à son

  • L'IDÉE

    tour menacé « véritable tour de Babel de

    la psychologie », constatait Charles Blon-del « mot vide », renchérissent d'autres.

    Et comment ne pas signaler les définitionscoutumières de la Conscience réfléchie,avec ses étonnants « retournements » sur

    elle-même ?

    Au contraire, devant un objet, naturelou artificiel, mathématique même, noussavons comment nous y prendre pour ledéfinir à autrui nous en énumérons les

    caractères suffisants, nous le signalons parl'usage, par les effets ou la règle de con-struction. Mais si l'objet, en philosophie, estconstruit, ce doit être par nous, sans nous,puisque nous restons incapables de direcomment il se fait et de tomber d'accord

    sur une règle. S'il est donné, et il fautbien qu'il soit un objcctum, pour que laphilosophie se prétende si obstinémentobjective et n'ait finalement de sens quecomme recherche de la vérité, ce doit

    être d'une manière ambiguë, sinon les phi-losophes ne s'accuseraient pas de cécitéintellectuelle. Donné et construit prennentici une signification qui nous déroute. Mais,au lieu d'attaquer cette difficulté de front

  • LES PHILOSOPHES ET LEUR LANGAGE

    et de chercher quel mode d'existence al'idée pour le philosophe, il vaut mieuxécouter de quelle manière il en parle. Ecou-tons-le d'abord quand il en parle commed'une chose.

    Rien de plus insistant chez nos philoso-phes classiques, que la métaphore emprun-tée à la perception visuelle. L'idée s'y voittraitée presque comme une chose elle s'im-prime, on la considère, on l'inspecte, onl'embrasse, on dénombre ses caractères.

    « J'appelle claire, dit Descartes en un textecélèbre, celle qui est présente et manifesteà un esprit attentif; de même que nousdisons voir clairement les objets, lorsqueétant présents à nos yeux ils agissent assezfort. et que nos yeux sont disposés àles regarder; et distincte celle qui est telle-ment précise et différente de toutes les au-

    tres qu'elle ne comprend en soi que ce quiparaît manifestement à celui qui la consi-dère comme il faut. » (A.T., IX, 44.) Auxpensées seules qui « sont comme les imagesdes choses » conviendrait « proprement le

  • l'idée

    nom d'idée, comme lorsque je me repré-sente un homme, ou une chimère, ou le

    ciel, ou un ange, ou Dieu même » (id. 29).La lumière naturelle me fait connaître

    « que les idées sont en moi comme des ta-bleaux, ou des images. » (id. 33); « lesidées étant comme des images, il n'y enpeut avoir aucune qui ne nous semble re-présenter quelque chose. » (id. 34/5).

    Certes, l'idée n'est pas l'image je neforme qu'une image confuse du chiliogonedont j'ai pourtant l'idée distincte. Descartes

    le répète « je n'appelle pas du nomd'idée les seules images qui sont dépeintesen la fantaisie; au contraire. » (id. 205);« une idée, dis-je, inhérente en l'espritmême, et non pas une image dépeinte en lafantaisie. » (id. 128). Lors donc qua nousparlons des idées, reprend la Logique dePort-Royal (I, i), « nous n'appelons pointde ce nom les images qui sont peintes en lafantaisie, mais tout ce qui est dans notreesprit, lorsque nous pouvons dire avec vé-rité que nous concevons une chose, de quel-que manière que nous la concevions ». Maisl'étonnant l'inévitable est que Des-cartes contre Hobbes et Gassendi, Huet

  • LES PHILOSOPHES ET LEUR LANGAGE

    contre Descartes, Leibniz contre Locke et

    les cartésiens, etc., aient sans cesse à le rap-peler, à corriger, à protester qu'ils, ne con-fondent pas. Il faut, au moins, que laterminologie favorise la confusion, pourque Maritain puisse soutenir que Descartesest l'inventeur de l'idée-image, ou Hei-degger, Jaspers, que le cartésianisme s'estlaissé égarer par un parallèle illusoire entreres extensa et res cogitans. Finalement, àen juger par les écrits du XVIIIe siècle, ilsemble, l'ambiguïté de l'anglais Idea aidant,que la primauté de la vision l'emporte, etque l'idée devienne, selon la définition de

    Voltaire, « image qui se peint dans notrecerveau1 ».

    Le cas de Berkeley est significatif. S'iln'y a pas, à ses yeux, d'idée générale, c'estqu'il ne parvient pas à se représenter untriangle qui ne serait ni obliquangle, ni rec-tangle, ni isocèle, ni scalène; s'il attaque lecalcul des fluxions, c'est que, « de même

    1.« On n'a nulle idée d'un mot abstrait. Toute

    abstraction n'est qu'un mot vide d'idée », écritDiderot, à la fin du Rêve de d'AJembert. (Ed. Asse-zat, t. IL, p. 180).