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LES PLAISIRS DU VOYAGE TROISIÈME PARTIE ( 1 ) 1 De quels atroces calculs la moins cruelle des femmes peut- elle, à certaines heures de sa vie, devenir capable, contre son gré, à son insu ? Quelles furent les premières réactions d'Adèle quand elle connut le départ imminent d'un homme qu'elle avait presque sûrement aimé, dont elle ne doutait point de l'amour, en tout cas, ni du dévouement que, durant sept années, sous toutes ses formes, il n'avait cessé, un seul instant, de lui prodiguer ? Un soupir de soulagement d'abord ; le soupir du débiteur qui apprend le report d'une échéance à laquelle son avenir est suspendu. Oui, mais, cette dette, elle n'est pas remise. Bah ! qui a terme ne doit rien, n'est-ce pas ? En six mois, d'ailleurs, songez à tout ce qui peut se produire ! Qui peut savoir ? Sans doute vaut-il mieux à peine évoquer les obsessions auxquelles, en ces instants-là, put être en proie cette misérable cervelle. Le pays pour lequel Robert partait n'était-il point cette terrible jungle marécageuse de Pahang où son grand-père était mort, d'où son père n'était revenu que marqué des fièvres auxquelles il n'allait point tarder de succomber à son tour ? Et voilà que continuait à se dérouler la chaîne de ces horribles pensées ! Ce Robert, il n'avait point d'héritier, après tout. Ce n'était point à son vieux maniaque d'oncle, qui n'avait même pas jugé bon de se déranger, alors que c'eût été aussi bien à lui de s'embar- quer pour là-bas, qu'il irait tout de même laisser sa fortune ! Alors ? Mais oui, alors, mon Dieu ? Lui qui l'aimait à la folie, (1) Voir La Revue du 1" Janvier.

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LES PLAISIRS DU VOYAGE

T R O I S I È M E P A R T I E ( 1 )

1

De quels atroces calculs la moins cruelle des femmes peut-elle, à certaines heures de sa vie, devenir capable, contre son gré, à son insu ? Quelles furent les p remiè res réac t ions d 'Adèle quand elle connut le d é p a r t imminent d'un homme qu'elle avait presque s û r e m e n t a imé , dont elle ne doutait point de l 'amour, en tout cas, n i du d é v o u e m e n t que, durant sept années , sous toutes ses formes, i l n 'avait cessé, un seul instant, de lu i prodiguer ?

U n soupir de soulagement d 'abord ; le soupir du d é b i t e u r qui apprend le report d'une échéance à laquelle son avenir est suspendu. Oui , mais, cette dette, elle n'est pas remise. B a h ! qui a terme ne doit rien, n'est-ce pas ? E n six mois, d'ailleurs, songez à tout ce qui peut se produire ! Qui peut savoir ? Sans doute vaut - i l mieux à peine é v o q u e r les obsessions auxquelles, en ces ins tan t s - l à , put ê t r e en proie cette misé rab le cervelle. L e pays pour lequel Rober t partait n ' é ta i t - i l point cette terrible jungle marécageuse de Pahang où son g r a n d - p è r e é t a i t mort , d ' o ù son pè re n ' é t a i t revenu que m a r q u é des fièvres auxquelles i l n 'al lai t point tarder de succomber à son tour ? E t voi là que continuait à se dérou le r la cha îne de ces horribles pensées ! Ce Robert , i l n 'avait point d 'hér i t i e r , ap rè s tout. Ce n ' é t a i t point à son vieux maniaque d'oncle, qui n 'avai t m ê m e pas j u g é bon de se dé ranger , alors que c ' eû t é té aussi bien à l u i de s'embar­quer pour là -bas , qu ' i l i ra i t tout de m ê m e laisser sa fortune ! Alors ? Mais oui, alors, mon D i e u ? L u i qui l 'a imait à l a folie,

(1) Voir La Revue du 1" Janvier.

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qui avai t tenu à l u i confier la clef d 'un coffre-fort où i l ne devait pas é v i d e m m e n t se trouver que des bi joux, mais aussi des dispositions testamentaires en bonne et due forme, sans doute.. Oh ! oui, vraiment , ce seraient de bien merveilleuses perspectives que celles qui s 'ouvriraient alors devant Adèle . E l l e n 'aurai t plus à s ' i nqu ié te r d é s o r m a i s des soucis dont M a x serait dé l ivré du m ê m e coup...

E n attendant, de toute façon, pour six mois au moins, elle é t a i t t ranquil le . E l l e g o û t a i t un grand bonheur, celui de la femme qui n'est plus obligée de se partager, ou si peu ! I l y avait bien toujours L é o n a r d , en effet. Mais ses exigences devenaient de plus en plus raisonnables. .

L e soir de cette j o u r n é e du 3 janvier, où elle avai t eu à subir, pour n 'avoir pas accep té de d îne r avec elle, les reproches de M m e Jocou, elle qui t ta M a x vers d ix heures et demie. I l l a raccompagna en t a x i et la déposa au coin de la rue de Vaug i ra rd et de la rue Bonaparte .

— Alors , c'est décidé ? Nous ne dé jeunons pas ensemble demain, chér i ?

— Je viens de t 'expliquer pourquoi, ma poulette. Mais sois sans faute, à trois heures, à notre petit bar de la rue de Ponthieu . D e là, si j ' a i le temps, nous ferons un saut j u s q u ' à la rue d 'Aumale .

— T â c h e de l 'avoir^ ce t e m p s - l à ! — T u penses bien que je ferai de mon mieux !

A y a n t p é n é t r é dans l 'appartement sans faire jouer l 'é lectr ic i té de l ' en t rée , elle r é p r i m a un geste d'humeur en apercevant une raie lumineuse au bas de la porte du bureau de son mar i . Contraire­ment à l ' in tent ion qu ' i l en avait mani fes tée au d é b u t de l ' après -mid i , M . Fer rand n 'avai t donc pas r egagné sa chambre tout de suite a p r è s son d îner . I l devait avoir à l u i parler. De quoi pouvai t - i l encore s'agir ?

— C'est to i , ma L i l i ? — O u i ! dit-elle. E n m ê m e temps, elle apparaissait sur le seuil du cabinet

de t rava i l . — T u n'es pas malade, j ' e s p è r e ? demanda-t-elle s è c h e m e n t . — Malade ? N o n ! Je me serais bien mis au l i t , tout de m ê m e .

Quoi d ' é t o n n a n t , ap rè s des jou rnées de t rava i l pareilles ! Mais

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voi là ! C'est une surprise que t u vas avoir, et dont j ' a i v o u l u ê t re t é m o i n . Regarde ce que le facteur a a p p o r t é , a p r è s ton d é p a r t !

E l l e n 'avai t pas a v a n c é d 'un pas. E l l e n 'avai t pas besoin d 'ouvri r l a petite bo î t e aux cachets de cire rompus q u ' i l é t a i t en t ra in de l u i tendre. I m m é d i a t e m e n t , elle avai t compris.

L u i , avec un sourire qui s ' épanou i s sa i t de plus en plus, poursuivait :

— Regarde ! J ' a i reconnu l ' éc r i tu re de Robert , et j ' a i s igné pour to i . Puis , je n 'a i plus pu y tenir, j ' a i vou lu savoir ce que c ' é ta i t . T u ne m'en voudras pas trop ? Mais regarde donc ! Qu'est-ce que t u attends ? Est-ce jo l i !

— E n effet ! murmura-t-elle, • ne pouvant s ' e m p ê c h e r de sourire, elle aussi.

L é o n a r d , cependant, cont inuai t à s'extasier. — C'est du jade, du jade ancien, et je m ' y connais 1 E t ces

pierres, qui alternent avec les grains de jade, qu'est-ce que cela peut ê t r e ?

E l l e ne r é p o n d i t point . R ê v e u s e m e n t , elle caressait le collier, en faisant glisser une à une les belles boules vertes 1 et or entre ses doigts. « Ses sardoines ont des reflets qui m'ont rappelé tes prunelles », avai t écr i t Rober t dans la lettre qu'elle l isait quelques heures plus t ô t . « J'ai cru, quand je suis passé devant elles, que c'était toi qui me donnait l'ordre de m'qrrêter... » E t , soudain, sur sa joue, elle sentit couler une larme, une larme qu'heu­reusement son mar i ne v i t point .

— I l faudra r é p o n d r e à Rober t . T u ne dois pas l u i écr i re t r è s souvent, le g â t e r beaucoup avec tes lettres. C'est ce dont l a sienne, du moins, m ' a laissé aujourd'hui l ' impression.

— A h ! fit-elle n é g l i g e m m e n t , t u as eu une lettre de lu i ,? — Oui , au courrier de ce soir, d i t - i l , dé s ignan t sur sa table

une enveloppe. J ' au ra i à lu i r é p o n d r e t r è s vite, moi aussi. I l me demande, comme t u verras, un renseignement d'ordre technique assez urgent. I l aurait enfin l ' intent ion de mettre son affaire en société . Sauf une nuance de mélancol ie , bien compréhens ib l e de sa part, le pauvre garçon , i l n 'a pas l ' a i r m é c o n t e n t de la façon dont les choses s'arrangent l à -bas . P a r exemple, i l ne fait encore aucune allusion à son retour. I l y a pourtant plus de deux mois q u ' i l est part i , n'est-ce pas ?

— Oui , dit-elle, plus de deux mois.

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E l l e avait r é p o n d u machinalement, abso rbée qu'elle é t a i t par la contemplation de son collier. Pour lire la lettre de Robert , elle l 'avai t posée sur une console. C 'é ta i t v ra i que ses escarboucles avaient l 'air de prunelles d'or, qui la regardaient.

— L'avantage de la combinaison qu'en octobre dernier j ' avais conseillée à Robert. . . , venait de commencer L é o n a r d .

E l l e l ' interrompit , non sans brusquerie. — Je t 'en supplie, dit-elle, je tombe de sommeil. C 'é ta i t to i

qui projetais d ' ê t r e couché aujourd'hui de bonne heure. F ina le ­ment, t u vas voi r que je le serai avant to i .

— J 'aurais eu pourtant à te parler de certaines choses ! insista-t-il timidement'.

— A demain, si t u le veux bien. E l l e aussi, de son côté , i l y avait au moins deux ou trois

questions dont elle aurait eu à l 'entretenir, puisque i l lu i en offrait l u i -même ainsi l 'occasion. De l'argent à lu i demander, tout d'abord. Oh ! pas pour elle ! Pour la maison. L é o n a r d avait toujours é té distrait, c ' é t a i t entendu. Mais cette distraction, depuis quelque temps, c o m m e n ç a i t à passer les l imites. On é t a i t dé jà le 3 janvier. N i la femme de chambre, n i la cuisinière n 'avaient encore reçu leurs é t r ennes .

— A demain ! répé ta- t -e l le , n é a n m o i n s . — Que je te p r év i enne , tout de m ê m e , reprit- i l . Demain, nous

avons quelqu'un à dé jeuner , M . Po i tev in . — Que je te p r év i enne , à mon tour, rép l iqua- t -e l le . J ' a i

rendez-vous à trois heures, rue Scribe, chez mon coiffeur. I l rqe faudra m'en aller d ' ic i à deux heures et demie au plus tard. Pour le reste, tu es l ibre d ' inviter qui te p la î t . Rappel le-moi : qui est ce M . Poi tev in ?

— Henr i Po i t ev in ! T u sais bien, un ami , un collaborateur de Mor i l lon , qui me l ' a i nd iqué . U n homme d'affaires tout à fait hors ligne. I l se peut que j 'a ie ces jours-ci quelques décisions d'ordre financier à prendre. C'est d'elles dont, p réc i sémen t , dès ce soir, j ' aurais é t é heureux...

E l l e eut un haussement d ' épau les lassé. — A demain, t'ai-je dit, i l me semble ! — En tendu ! f i t - i l p r é c i p i t a m m e n t . Bonne nuit, ma L i l i ! Bonne nui t ! Voilà qui est facile à souhaiter, sans doute !

Adèle, ayant r egagné sa chambre, ne réuss i t à s 'endormir q u ' a p r è s de longues heures, en réa l i té . D 'abord , sans trop de

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retard, elle avai t cru avoir d é c o u v e r t la raison de cette insomnie. I l s'agissait, tout simplement, d'une mult i tude de petits yeux d'or qui paraissaient, dans l 'ombre, fixés sur elle, la regarder i

C'é ta i en t les sardoines du collier de Singapour. E l les se re f l é ta ien t , se mult ipl ia ient , à l ' in f in i , dans le miro i r de l a coiffeuse, sur laquelle Adèle l ' ava i t déposé en se couchant, et dans la glace de son armoire. E l l e se sentait toute e n t o u r é e de ce m y s t é r i e u x irradiement. E l l e é t a i t comme la p r i sonn i è r e d 'un dragon auquel le tendre et lo inta in exilé de Pahang aifrait confié sa surveillance... Toute frissonnante, la jeune femme se dressa sur son séan t .

A y a n t a l l umé l 'é lec t r ic i té , elle pr i t le collier, l 'enfouit au fond d'un t i roir . E l l e allait pouvoir ê t r e en paix, maintenant .

Peine perdue ! E s p é r a n c e vaine ! Trop d'occasions, t rop de soucis t i rai l laient cet esprit, cette chair. E n proie à ce double et trouble é t a t de saturation physique et d'angoisse morale, Adè le fut, cette nu i t - l à , ainsi d'ailleurs q u ' à peu p r è s toutes les autres, longtemps, t r è s longtemps sans pouvoir trouver le sommeil .

* * »

— 21, rue de Ponthieu , je vous p r i e ! L e chauffeur d e ' t a x i qui stationnait contre l a grille du

Luxembourg — un t a x i rouge, à capot noir — toucha du doigt le bord de sa casquette. Il dés igna à Mme Ferrand le drapeau blanc de son compteur, qui é t a i t baissé .

— Excusez-moi ! murmura en souriant Adèle . E t elle se mi t à descendre, d 'un pas alerte, la rue Guynemer,

puis l a rue Bonaparte . Place Saint-Sulpice, elle ne fut pas longue à t rouver un

autre t ax i , l ibre, celui-là. — 21, rue de Ponthieu ! ordonna-t-elle de nouveau, tout en

jetant un coup d'oeil sur l 'horloge de la mairie du V I e arron­dissement.

A peine trois heures moins vingt ! E l l e n ' é t a i t pas en retard, comme on voi t .

L e dé j eune r s ' é ta i t bien passé . Marthe, la camér i s t e , et Catherine, la cuisinière, avaient tenu fort consciencieusement

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leur emploi , pour des femmes qui n'avaient point j u s q u ' à p r é s e n t entendu parler de leur petit cadeau de nouvel an. M m e Ferrand , de son cô té , bien que distraite, s ' é ta i t a c q u i t t é e de son mieux de son rôle de ma î t r e s se de maison. D'ai l leurs, l a t â c h e l u i avai t é t é facili tée. Ce M . Po i t ev in — H e n r i Po i t ev in — n 'avai t v r a i ­ment pas l ' a i r d 'un mauvais homme. Adèle avai t entendu va ­guement — oh ! t r è s vaguement — la conversation. C ' é t a i en t des titres, l u i semblait- i l se souvenir, dont i l s'agissait de faire admettre la cotation en Bourse. L ' inf luence de L é o n a r d , et sur­tout celle de son ami M . Demussy, pouvait , en la m a t i è r e , ê t r e p r é p o n d é r a n t e , avai t - i l é té dit .

Adèle s ' é t a i t l ibérée à l 'heure p r é v u e , abandonnant ces messieurs aux joies des liqueurs et des cigares. E l l e avai t tant de h â t e et d ' a l a c r i t é au c œ u r qu'elle ne s ' é ta i t point a p e r ç u e que le t ax i auquel elle avait c o m m e n c é par s'adresser n ' é t a i t pas disponible. Mais qu ' importa i t ! E l l e é t a i t en avance, encore une fois.

— Vous ê tes l a p remière , à votre habitude, madame M a x .

C 'é ta i t Dés i ré , le barman du Broadway, qui l 'accueillait par cette phrase quasi-rituelle. Pou r lu i , Adèle é t a i t devenue presque tout de suite Mme M a x . P r o p r i é t é d 'un Corse taciturne et distant, M . Qui l ich in i , qui n 'y faisait que de rares apparitions, le temps de discuter d'affaires que l 'on pouvai t imaginer impor­tantes, le Broadway, au 21 de la rue de Ponthieu, sans avoir l a p r é t e n t i o n de réal iser ce que le programme de son enseigne suggé ra i t de d é m e s u r é et d'immense, n'en é t a i t pas moins un é t a b l i s s e m e n t de dimensions fort convenables. Des d ix-hui t à v ingt tables qu ' i l comprenait, six é t a i e n t ins ta l lées au premier é t age , auquel donnait accès un escalier en co l imaçon . El les s'arrondissaient autour d'une balustrade à claire voie, d ' où l ' on avai t vue sur le rez -de-chaussée . Les tables d'en bas, r é p a r t i e s en autant de box formant demi-cercle, avaient pour centre le bar, de r r i è re lequel t r ô n a i t Dés i ré , sympathique champion du side-car et du gin-fizz, ainsi que des joutes de poker aux dés qui le mettaient aux prises avec ce qu ' i l pouvai t y 'avoir de plus t r i é pa rmi les v ieux h a b i t u é s de la maison.

— Une .Mar ie -Br iza rd à la glace, comme de coutume, madame M a x ? demandai t- i l , ayant consenti â abandonner son poste

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pour se transporter de sa personne au devant de la nouvelle a r r ivée .

— Avec le temps qu ' i l fait dehors, trois degrés au-dessous de zéro, vous, n 'y pensez pas ! On voi t bien que vous n ' ê t e s pas obligé de sortir, mon pauvre Dési ré .

— C'est juste ! U n grog, alors, bien sucré , bien van i l l é , bien bouil lant ?

— C'est cela I Pou r avoir encore plus froid, quand je vais ê t r e de nouveau dans la rue ! Quoi, alors ? Tenez, je sens que je m'en vais faire une folie. Pourquoi pas, mon D i e u ? U n verre, oui, un bon verre de cette chose que M . Casello m ' a obl igée de g o û t e r dans le sien, mercredi dernier, vous souvenez-vous ?

Dés i ré sourit, fit claquer sa langue. •— Si je me souviens ! D u marc de Champagne ! Pourquoi pas

en effet ? U n marc pareil , vous pourrez toujours en chercher ailleurs. C ' é t a i t mercredi dernier, en effet. L e jour où Childebert a g a g n é à Vincennes !... C'est égal, on se lance, madame M a x , i l n ' y a pas à dire, on se lance !

— I l n'est jamais trop tard pour bien faire, Dés i ré . — Vous avez raison ! Alors , le marc, en haut, ou i c i ? — Ici, Dés i ré , si vous voulez bien. Quand ils ne se donnaient rendez-vous que pour part i r ensuite,

chacun de son côté , Adè le et M a x montaient au premier é t age , où ils avaient plus de chances de demeurer en t ê t e à t ê t e , durant les brefs instants qu i allaient leur ê t r e dévo lus . Mais , au jourd 'hui elle avai t l 'espoir q u ' i l aurait réussi à l iquider ses obligations, afin de pouvoir aller avec elle terminer cet ap rè s -mid i rue d 'Aumale .

— Bonjour , to i ! Dés i ré , bonjour ! Je suis en retard, je crois, hein ?

— Je le crois aussi, dit-elle froidement. D ' u n peu plus d'une heure !

— Ce n'est pas faute d 'avoir couru ! I l ne faut pas m 'en vouloir , ma chér ie .

— Je ne t 'en veux pas. Ce sera, voi là tout, autant de moins qu ' i l v a nous rester à ê t r e ensemble, à p r é sen t .

— A ê t r e ensemble ? A p r é s e n t ? A u j o u r d ' h u i ? H é l a s 1 m a poulette, i l s'agit bien de cela I...

E l l e s ' é t a i t dressée .

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L E S P L A I S I R S D U V O Y A G E 219

— Quoi ? gronda-t-elle. — Impossible, chérie* impossible ! O n vo i t bien que t u ne te

doutes pas de ce que sont devenues les affa\res, par le temps qui court. T u comprendras, j ' e n suis sûr , lorsque je t ' aura i exp l iqué tout au long. Désiré , une fine, et en vitesse. Ah" ! non, pas de celle-là, c'est du tord-boyaux I T rè s peu pour moi , mon petit v ieux . De la Jouasson, si vous voulez bien !

— A vos ordres, monsieur M a x ! Chez nous, i l n 'y a q u ' à demander pour ê t r e servi. A u premier é t age , alors, n'est-ce pas ?

— A u premier é t age ! A quoi pensez-vous ? Ici , et en vitesse, ai-je dit. Nous repartons, Madame et moi , i m m é d i a t e m e n t .

— Que se passe-t-il ? murmura Adèle , incapable de ne point trahir, m a l g r é le serment qu'elle venait de s'en faire, son i n q u i é t u d e .

— Je t 'expliquerai , t 'ai-je dit, aujourd'hui m ê m e , si t u y tiens ; demain sans faute, en tout cas. Car, j ' a ime autant te p réven i r , demain, on aura beau faire, se liguer contre moi , rien ne nous e m p ê c h e r a , si t u n 'y vois pas d ' i nconvén ien t , d ' ê t r e tout l ' ap rès -mid i l ' un à l 'autre.

— C'est j u r é ? — J u r é ! Dés i ré , qu'est-ce que je vous dois ? A h ! et puis

zut ! Je suis t rop pressé . Je vous paierai demain. Demain , non, puisque nous ne venons pas...

— Voyons, mais quand vous voudrez ! Ce n'est pas urgent, vous le savez bien, monsieur M a x !

— T u viens, poulette ? J ' a i g a r d é mon t a x i . Je peux te jeter où t u voudras, pourvu que ce soit en direction de la rue Vivienne.

-— Rue Viv ienne ? Grand merci ! rép l iqua- t -e l le assez verte­ment, soucieuse m a l g r é tout de conserver, en présence d 'un tiers, quelque apparence de d ign i té . Mais je n 'a i aucune raison de m'en aller, par un temps pareil, errer comme une folle à travers Par is . Souffre que je demeure i c i , à causer avec Dési ré . J ' a i tout mon temps, moi .

— B r a v o ! fit-il. E t t u n'imagines pas à quel point je t 'envie, ma chér ie .

H â t i v e m e n t , i l l a serra dans ses bras. — A demain, donc, trois heures, rue d 'Aumale . E t i l profi ta de ce qu ' i l avait ses lèvres contre son oreille,

l a malheureuse, pour l u i murmurer :

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220 L A R E V U E

—- Je n 'a i pas besoin de te jurer qu ' i l me tarde tout au­tant q u ' à to i . . .

D e m e u r é e seule, Adèle garda un moment le silence. Pu i s , eîle sourit, d 'un sourire dont son pire ennemi e û t eu p i t i é .

— U n autre marc ! ordonna-t-elle. •» Dés i ré ne put se dé fendre d 'un mouvement d ' é t o n n e m e n t , '

qui secoua toute sa majestueuse carrure. Il y eut dans son regard comme un reproche. Obé i s san t , n é a n m o i n s , i l al la à l 'une de ses é tagè res , y pr i t la bouteille de marc, rapporta le verre d e m a n d é *

— Vous auriez tout de m ê m e pu le remplir un peu plus ! plaisanta la jeune femme. '

E l l e eut un rire qui ressemblait à un sanglot. E l l e but d 'un t ra i t les trois quarts de son verre.

— C'est v r a i que c'est bon ! A part un consommateur ins ta l l é au premier é t age , le bar

jusque là avait é t é v ide . C ' é t a i t l 'heure creuse de la j o u r n é e . D e u x clients venaient d'entrer, maintenant. Dés i ré les servit, é c h a n g e a quelques mots avec eux, puis revint vers Adèle . Celle-ci, œil fixe, menton dans les mains, coudes sur la table, n 'avai t pas b o u g é .

— Vous avez du chagrin, madame M a x ? murmura le brave homme.

E l l e n'eut pas l 'air de l ' avoi r entendu. Il s'enhardit. — C'est à cause de M . M a x ? Il ne faut pas lu i en vouloir ,

je vous assure. L a vie est dure pour tout le inonde. N ' impor te , i l vous aime, vous savez bien ! Il faut l 'entendre parler de vous à v s e s amis. I l est fier de vous.

— A h ! fit-elle, avec une sorte de petit ricanement désolé . Comme je voudrais, moi , pouvoir en dire autant de lu i !

Ce fut au tour du barman de faire semblant de ne pas comprendre.

— S ' i l est res té si peu de temps tout à l'heure, j ' a i la certitude que c'est parce qu ' i l n 'a pas réussi à s'arranger autrement.

— Il y a un an, j ' a i la certitude, moi , qu ' i l aurait réuss i ! fit-elle sur le m ê m e ton morne.

Désiré , cependant, ne se tenait pas pour bat tu . — Ne parlez pas ainsi ! M a x , ma parole, est le contraire

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L E S P L A I S I R S D U V O Y A G E 221

d'un homme mal . Ne seraient-ce que les deux rubans qu ' i l a à l a b o u t o n n i è r e ! On ne donne pas ces petites choses-là au premier venu. Pour le reste, i l n'est pas sans mér i t e , croyez-moi. De la place où je suis, j ' a i de quoi observer, allez ! L a plupart de ces messieurs, qui passent i c i , n'ont pas toujours le c œ u r à gobeloter et à rire, comme ils font. I l faut plus de cran, dans certains cas, pour cacher aux autres ses soucis, que pour...

E l l e s ' é ta i t soulevée à demi. — Des soucis ? I l en a, n'est-ce pas ? fit-elle d'une v o i x

é t rang lée . — Comme tout le monde ! Pas plus ! dit Désiré , qui battai t

déjà en retraite. •— Je le savais ! Lesquels ? Lesquels ? Dites-les moi ! — E h ! chacun a les siens, madame M a x . Tenez, m o i - m ê m e ,

vous pouvez m'en croire : à quoi vous figurez-vous que je pense parfois, tandis que je suis là, à faire l ' imbéci le , à plaisanter, derr ière ce zinc ?

Mais elle ne l ' écou ta i t m ê m e plus. — U n autre marc ! -balbutia-t-elle, t i rant de son sac v un billet

de mil le francs. E t payez-vous ! — Ce n*est pas sér ieux, madame M a x ! L e tout ? M . M a x

ne sera pas content. C'est moi qui vais me faire enguirlander. — -Payez-vous! répé ta- t -e l le simplement.

« L a jonque roule bord sur bord, tant la houle a é té , est encore forte. Que d'aussi é t r anges navires subsistent, à l'heure q u ' i l - est, voi là qu i passe l ' imaginat ion. Personne sur le pont, à part moi et le m a î t r e d ' équ ipage , un Malais demi-nu, é t e n d u a u p r è s de sa lanterne, verte côté droit, rouge cô té gauche, le seul feu B u b â t i m e n t . I l ne daigne d'ailleurs en prendre soin que lorsque i l s'agit d 'y rallumer sa pipe. L a mer, tout alentour, élève et abaisse sans fin ses montagnes, sur lesquelles courent de lugubres lueurs de phosphore, et où, par moments, quand elle vient à surgir entre les nuages, le b lême halo de la lune se met à poudroyer subitement. . /

« Où suis-je ? L e sais-je m o i - m ê m e ? Pourquoi , au lieu du chemin de fer, de l 'automobile, ai-je op t é pour un tel mode de locomotion ? A h ! pour ê t r e plus seul avec to i , sans doute ! Pour ê t r e sûr , une fois de plus, que rien n'existe, si ce n'est toi . Pour avoir l a joie insensée, là où personne ne s'en sera

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av i sé encore, d'inscrire ton nom sur cette enveloppe que les embruns du golfe de S iam vont saler et amoll ir , dont l a gomme b i e n t ô t v a ê t r e desséchée par les ardeurs du morbide soleil m a ­t ina l . Soleil , je te sens déjà qu i r ô d e vers l'est, to i qu i , i l y a quelques heures à peine, v ient de mour i r au-dessus des arbres du Luxembourg , face au balcon où ma b ien -a imée é t a i t ac­coudée . Sur tes rais de feu, je r e c o n n a î t r a i , quand t u r ena î ­tras, un peu du message dont elle t ' aura cha rgé , p e u t - ê t r e . J e tendrai alors mes bras vers to i . J e te saluerai d 'un baiser... »

U n e femme a beau ne pas aimer, ne plus aimer, elle est incapable de lire sans un frisson, un remords aussi, des lettres écr i tes d'une encre pareille, si na ïves soient-elles, ou si forcées .

, I l suffit qu'elle demeure p e r s u a d é e que seule elle a é té , que seule elle en reste la destinataire, l ' inspiratrice. E l l e peut certes redevenir, l ' instant d ' ap rè s , l a p r i sonn iè re du partenaire plus ou moins abject qu'elle s'est choisie. Mais l a t â c h e de ce person­nage ne s'en t rouvera pas, de la j o u r n é e , certes non plus, faci l i tée .

Adèle ne sortit pas, de toute la m a t i n é e du lendemain. E l l e se méf ia i t . E l l e redoutait un coup de t é l é p h o n e du, service de garde des fourrures du B o n M a r c h é la d é c o m m a n d a n t , pour l ' ap rès -mid i . E l l e voula i t se t rouver là, afin de ne pas ê t r e mise en p ré sence du fait accompli , pour pouvoir r é p o n d r e à M a x sur le ton. convenable, bien déc idée cette fois à ne point l u i m â c h e r les mots, à l 'obliger enfin à endosser ses r e sponsab i l i t é s .

Ce ne fut pas l u i qui l 'appela, mais M m e Jocou, ainsi que cette de rn i è re avai t coutume de le faire, chaque fois que l u i parvenai t du courrier de Malaisie. Adèle e û t p u attendre, à son habitude, jusqu 'au lendemain, au surlendemain m ê m e , pour aller l ire cette lettre rue F a l g u i è r e . Or, une force qu'elle ne s ' é t a i t point exp l i ­q u é e l ' ava i t poussée à voulo i r savoir sur-le-champ ce qu'elle contenait. E l l e avai t obtenu de M m e Jocou que sa petite domes­t ique la l u i a p p o r t â t au s s i t ô t rue Guynemer. A y a n t pris connais­sance des pages dont un fragment vient d ' ê t r e c i té , quelques lignes plus haut, avant d'en ressentir une é m o t i o n quelconque, elle c o m m e n ç a par pousser tout de suite un soupir sou lagé . E l l e v iva i t sans cesse plus ou moins, n'est-ce pas, dans l ' a p p r é ­hension d 'un retour imminent .

A une heure, lorsque L é o n a r d rentra, et qu' i ls se mirent à table, on n 'avai t toujours pas t é l é p h o n é du B o n M a r c h é . R a s s u r é e

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et confiante à p ré sen t , certaine de trouver quelqu 'un à trois heures rue d 'Aumale , Mme Fer rand fut d'une humeur exquise durant le dé jeuner . E l l e s'en at t i ra l a remarque ainsi que les compliments de son mar i .

Celui-ci avait rendez-vous 42, rue Notre-Dame-des-Victoires, dans les bureaux de la Cote Desfossés, au sujet de l 'admission en Bourse de la valeur dont i l s ' é t a i t entretenu le jour p r écéden t avec M . Po i tev in . I l qui t ta sa femme vers deux heures, ce qui permit à Adèle de descendre l'escalier presque auss i tô t , der r iè re l u i . E l l e avait le c œ u r aussi o p p r e s s é . qu 'aux temps de ses p remiè res rencontres avec M a x . C'est un pe rpé tue l é t a t de renou­veau et d'ivresse que celui dans lequel nous maintient la passion.

Dehors, elle fut presque éblouie . A u x raisons qu'elle avait de se sentir absolument comblée ce jou r - l à s'ajoutait l ' éc la t d 'un radieux soleil h ivernal . L ' env ie l a pr i t — n'en avait-elle pas tout le loisir ? — de faire à pied quelques pas.

E l l e ne pr i t pas garde — pourquoi l 'aurait-elle r e m a r q u é , puisqu'elle n 'avai t pas besoin de l u i ? — à un autre t ax i , rouge et noir l u i aussi, a r r ê t é contre le t rot toi r opposé , exactement à la m ê m e place que celui de la veil le. U n autre t ax i '? P e u t - ê t r e le m ê m e , ap rè s tout .

Marchant a l l èg remen t , elle at teignit l a rue de Vaugi ra rd , puis ' la rue Bonaparte, s'engagea dans la rue du Vieux-Colombier . E l l e eut subitement dette sensation de déjà vécu , de déjà v u , à laquelle on ne se trompe jamais. C 'é ta i t l ' i t iné ra i re parcouru, i l allait y avoir deux mois et demi, le 22 octobre p r é c é d e n t , en compagnie de Robert , qu'elle é t a i t en t ra in de refaire. Soudain, elle se rappela qu'elle é t a i t v ê t u e exactement de la m ê m e façon ce jour-là, du m ê m e tai l leur Pr ince de Galles gris et violet, à l a m ê m e garniture de castor aux poignets et aux basques, avec le m ê m e shamrok d ' é m e r a u d e . Des gens, p e u t - ê t r e les m ê m e s , se retour­naient sur son passage, avec admirat ion ou envie, selon qu' i ls é t a i e n t des hommes ou des femmes. E l l e en é p r o u v a cette félicité qui ne prendra fin, ppur des ê t res comme elle, que lorsque le monde l u i -même finira.

L 'ombre des p remiè re s maisons de la rue de Grenelle s'empara d'elle. Puis , ce fut le boulevard R a s p a i l , le boulevard Saint-Ger-

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main . Ar r ivée au carrefour de la rue de Bellechasse, Adèle eut comme un éb lou i s semen t . Trois heures et demie, venait-elle de lire à l 'horloge du m i n i s t è r e de la Guerre !

— M o n Dieu ! se murmura-t-elle. L a m ê m e heure que ce jou r - l à , é g a l e m e n t !

L a station de m é t r o de la rue de Solférino s 'ouvrait ainsi que ce jour - là devant elle. E l l e se mi t en devoir d'en descendre les marches machinalement.

A u m ê m e instant, un t ax i , rouge et noir comme celui qui stationnait une demi-heure auparavant rue Guynemer, p e u t - ê t r e le m ê m e , fit halte devant la m ê m e station. Quelqu 'un en sortit , qu i , en toute h â t e , s'engagea lu i aussi dans le m ê m e escalier.

A la station de la T r i n i t é , d ix minutes plus tard, A d è l e ressortait. E l l e continuait à ne point se presser, sachant qu'elle n 'ava i t pas le droit d 'arriver en avance là où elle é t a i t attendue. Comme le por t i l lon d 'accès allait se refermer, un monsieur âgé , qu i avait p récédé la jeune femme, le retint poliment, et s'effaça devant elle.

Inclinant l a t ê t e , elle le remercia d 'un sourire distrait .

II

— Que veudriez-vous, encore une fois, que je vous raconte de mon patron, v é n é r a b l e lady ? Sans doute aimeriez-vous mieux que je vous invente à son sujet des histoires, p l u t ô t que de ne vous en rien dire du tout ? Mais puisque je me tue à vous r é p é t e r que je ne sais de l u i guère plus que vous n'en savez v o u s - m ê m e ! Ce qui ne signifie point que, si je venais à apprendre un secret le concernant, je m'amuserais, toute affaire cessante, à veni r vous le confier, oh! mais non. D i c k a son honneur, belle dame. Cela posé , i l n ' é p r o u v e aucune difficulté à avouer que votre r h u m est excellent, et de nature à me décider à me mettre en quatre pour satisfaire le bienveil lant i n t é r ê t que vous portez à M . Middle ton , si j ' e n avais le pouvoir .

— Reprenez-en, reprenez-en, puisqu ' i l vous p la î t à ce point, monsieur D i c k ! Mais que vous ê tes donc enfant de me croire à ce point ind i sc rè te , mon D i e u ! Je vous l ' a i dé jà dit, mo i aussi. S ' i l a pu m'arr iver de vous poser quelques questions sur M . Silas, ce n'est point par cur ios i té , croyez-le ! C'est pour ê t r e à m ê m e ,

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le cas é c h é a n t , de river leur clou à des gens que son genre de vie pourrai t intriguer, et qui auraient tendance à faire courir des bruits sur l u i , dans le quartier.

A u cours des p r emiè re s semaines qui avaient su iv i l ' instal la­t ion square de L a Tour-Maubourg de l 'oncle de Rober t Labeyr ie , si Mme Saint-Gui l laume, à force de p r é v e n a n c e s , avai t pu espérer contraindre ce taciturne usager à sortir de son indiffé­rence à son égard , elle se voyai t maintenant obligée d'admettre qu'elle en avai t é t é pour ses frais.

Son échec , i l est v ra i , ne l 'avai t point découragée . E l l e é t a i t de ces p e r s o n n a l i t é s robustes chez qui l 'obstacle d é v e l o p p e le g o û t de l'effort. E l l e avait la persuasion que D i c k finirait , t ô t ou tard, par ê t r e acquis à sa cause. E l l e s ' é ta i t , en conséquence , déjà d o c u m e n t é e sur les formal i tés religieuses et civiles auxquelles se subordonne le mariage d'une F r a n ç a i s e avec un Ecossais. O n attendrait , comme de juste, le retour de M . Labeyr ie . Celui-ci ne pourrai t refuser d'assister à l 'église et à l a mairie la fiancée, D i c k ayant de son côté M . Silas Midd le ton pour t é m o i n , perspective i n g é n u e et charmante, qu ' i l é t a i t , au moins pour une raison, difficile à M m e Saint-Gui l laume de supposer aussi m a l a i s é m e n t réa l i sable .

E n attendant, elle avai t fait rentrer une nouvelle douzaine de bouteilles de ce r h u m des t iné , dans la course au bonheur en question, à jouer un rôle dont sa modestie consentait à ne pas sous-estimer l ' importance.

D i c k avai t r eçu ses consignes une fois pour toutes. El les é t a i e n t d'une s impl ic i té exemplaire. I l ne devait y apporter de modifications que lorsqu ' i l en avai t l 'ordre préc i s et formel. Chaque jour, à hui t heures, i l s'assurait que M . Silas é t a i t révei l lé . A neuf heures, une tasse de t h é , sans rô t ies n i beurre, at tendait celui-ci, dans l a salle à manger. I l avertissait alors, par monosyllabes, le valet de chambre de son intent ion de dé jeu­ner ou de d îner là, — toujours seul, naturellement. L e repas de m i d i se é o m p o s a i t de façon invariable d'une grillade, d 'un l égume , d 'un morceau de Chester et d'une demi-bouteille de Lis t rac . L e soir, r é a p p a r i t i o n à peu près constante de la grillade, du vegetable, du Chester et du Lis t rac . C 'é ta i t au cours de ces brefs instants que D i c k parvenait, non point à converser avec

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son m a î t r e , mais à se l ivrer en p ré sence de cet insensible gen­t leman à des espèces de monologues récap i tu la t i f s des événe ­ments de la m a t i n é e ou de l ' ap rès -mid i .

Les absences de M . Middle ton , dans la j o u r n é e et m ê m e l a nuit , se faisaient d'ailleurs plus f r équen tes . D i c k ne mentai t point quand, un peu vexé , i l se voyai t contraint d'avouer devant une Mme Saint-Guil laume p l u t ô t sceptique qu ' i l ignorait tout du but et des raisons de ces mys t é r i euse s sorties. E n dehors d'elles, celui qui continuait d ' ê t r e pour tout le quartier l 'oncle de M . Rober t Labeyr ie , n 'abandonnait guère le bureau de son neveu. 11 y demeurait des jours entiers enfermé à t ravail ler , un t rava i l dont son valet de chambre n 'avai t pas davantage idée , v u l ' in terdict ion qui lu i é t a i t faite de franchir une porte à laquelle i l n 'avai t le droit de frapper que pour annoncer que les repas é t a i e n t servis. Lettres et papiers, quand M . Silas qui t ta i t la pièce, é t a i e n t serrés par ses soins dans un t i ro i r dont i l conservait invariablement la clef sur l u i . I l y avait sans cesse dans la cheminée un feu de bûches qu ' i l s 'occupait l u i - m ê m e d'alimenter. Quant au t é l é p h o n e , la m ê m e discré t ion l u i é t a i t imposée . Au tan t eû t v a l u en résilier l 'abonnement, certes! Sa sonnerie, en deux mois, n 'avai t é té a c t i o n n é e q u ' à trois ou quatre reprises, par des gens qui avaient d e m a n d é un faux n u m é r o .

E t pour les visites, mieux vaut , n'est-ce pas, ne pas m ê m e soulever la question. Il n 'y en eut qu'une à ê t r e admise square de L a Tour-Maubourg ( < durant le sé jour de M . Silas, et encore tout à la fin.. . O n verra dans quelles conditions. E m p l o y é s de la semaine des é t r ennes , petites s œ u r s quê teuses jume lées , dames du denier de Saint-Pierre, D i c k dép loya à les maintenir sur le palier la m ê m e inflexible rigueur que s ' i l se fût agi de l ' i n fo r tunée M m e Saint-Gui l laume. N i les uns ni les autres ne perdirent au change, d'ailleurs, puisque les oboles dont tous repartirent nantis furent toutes comme par hasard de la m ê m e valeur que celles auxquelles on é t a i t h a b i t u é du temps de M . Labeyr ie . '

— L a plus âgée de ces deux religieuses dont j ' a i déjà eu l 'oc­casion de parler à Votre Honneur m'en a fait une fois de plus la remarque. E l l e a a jou té que, certainement, Votre Honneur avai t tenu à prendre, a u p r è s de son neveu, des renseignements sur les tarifs app l iqués par l u i . C'est S œ u r Marie-Camil le qu'elle

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se nomme. Une bien brave petite personne, je dois le r e c o n n a î t r e , bien que nous n'ayions point la m ê m e m a n i è r e de rendre g râce au Seigneur pour les qua l i t é s q u ' i l a bien vou lu nous impar t i r .

B a v a r d autant et plus p e u t - ê t r e que M m e Saint-Guil laume, peu importa i t à D i c k que son m a î t r e lu i r é p o n d î t , l ' é cou t â t m ê m e . L'essentiel é t a i t pour lu i de parler.

— C'est comme elle, cette excellente et digne dame de la loge. Vot re Honneur ne saura jamais à quel point i l m ' a é té difficile de la dissuader de venir l u i p r é s e n t e r ses remerciements et ses v œ u x , au moment des cadeaux de Jour de l ' A n . C'est à croire qu'elle a un v é r i t a b l e sentiment pour Vo t re Honneur . E t i l ne faudrait pas venir lu i objecter qu'elle n 'a jamais pu apercevoir Vot re Honneur distinctement, encore moins qu'elle ne lu i a jamais adressé la parole. E l l e p r é t e n d au contraire qu'elle a é t é conquise aus s i t ô t par la dist inction, par la jeu­nesse d'allure de Vot re Honneur . E t , sur ce point, toute ques­t ion de flagornerie mise à part, je serais t e n t é d'affirmer que je suis absolument de son avis.

L a concierge et D i c k n ' exagé ra i en t - i l s pas quelque peu, quand ils vantaient l 'extraordinaire juvén i l i t é de M . Silas Middle ton ? I l n 'aurait certes point fallu sous ce rapport consulter Robert . L e t rava i l de vieillissement auquel i l s ' é t a i t l ivré sur sa personne avait abouti en effet à une transformation dont i l avait tout l ieu de demeurer é p o u v a n t é . Chaque fois — et c ' é t a i t à plusieurs reprises par jour — qu ' i l se regardait dans une glace, i l se deman­dait avec effroi s ' i l pourrait , au moment opportun, redevenir c o m p l è t e m e n t l 'homme qu ' i l avait é t é jadis. E t , d'ailleurs, devai t- i l m ê m e souhaiter le retour de ce m o m e n t - l à ? L e lugu­bre spectacle qui é t a i t en t ra in de se dérou le r devant l u i depuis deux mois, auquel i l avai t eu l'affreux courage de clandestine­ment se convier, paraissait de moins en moins des t iné à l 'en convaincre.

A u dehors, durant ces huit semaines, M . Silas n 'avai t jamais pu ê t r e ape rçu , par M m e Saint-Guil laume ou toute autre relation de rencontre, qu'avec ses épaisses lunettes et une coiffure, feutre ou casquette de voyage, rabattue o b s t i n é m e n t sur les yeux. Dans l 'appartement, bien entendu, i l n'en é t a i t plus de la sorte. L'enthousiasme de D i c k en profitait pour se dép loyer à perte de vue sans que son m a î t r e d a i g n â t y mettre le holà , soit que M . M i d -

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dleton é p r o u v â t un certain plaisir à se sentir r a s su ré ainsi sur son propre compte, soit qu ' i l fût p ro t égé contre toute cette géné­reuse d é b a u c h e d ' é loquence par une s u r d i t é qui n 'avai t pas l ' a i r d'aller en diminuant .

— J 'en atteste les m â n e s de toute la famille de Hanovre ! S i Vo t re Honneur consentait seulement à se raser, ce ne serait point avec le roi Edouard , de glorieuse m é m o i r e , que sir Silas pourrait sur le champ ê t r e confondu, mais avec son petit-fils, le t r è s charmant duc de Gloucester, à qu i j ' a i eu, moi , D i c k Bradley, l 'honneur de confectionner, i l n 'y a pas un an, lors d'une chasse p rès de Glasgow, chez mon ancien m a î t r e , un welsh rarebit pour lequel Son Altesse Royale a consenti à me féliciter. Mais je m ' a p e r ç o i s que je bavarde, que je bavarde !... Vo t r e Honneur a bien de la b o n t é de perdre son temps à m ' é c o u t e r . Puisque Vot re Honneur ne doit pas d îner ce soir à la maison, qu'elle m'autorise à lu i donner un conseil. L e temps menace de se remettre au froid. I l serait prudent de se couvrir davantage, m ê m e de se muni r d 'un parapluie. Ce sont là des dé ta i l s dont un serviteur digne de ce nom a pour plus é l émen ta i r e devoir de se p r éoccupe r . Je ne sais pas l'heure à laquelle Vot re Honneur est r e n t r é e la nuit dern ière , et j 'ajoute que je n 'a i pas à le savoir. Mais , ce mat in , j ' a i eu le chagrin de constater que ses chaussures et son pardessus d é g o u t t a i e n t l i t t é r a l e m e n t d'eau. J ' a i la res­ponsab i l i t é de Vot re Honneur . Vot re Honneur a certes le droit d'aller et venir, d'entrer et sortir comme bon l u i semble, mais, moi , je n ' a i pas celui de ne pas veil ler sur l a s a n t é de Vot re Honneur .

En t r e r et sortir ! A l l e r et venir comme bon nous semble ! O u i , qui n 'a point, un jour au moins dans son existence, ambi ­t i o n n é d ' ê t r e seul, afin de pouvoir errer comme au hasard, comme à l 'abandon, dans une vi l le redevenue subitement inconnue, surtout si cette vi l le est Paris ? Retrouver les endroits qui nous ont accueillis i l y a v ingt -c inq ans, lorsque nous sommes a r r ivés pour l a p r e m i è r e fois, et par lesquels nous avons l ' impression de n ' ê t r e depuis jamais plus repasses, l 'humble restaurant du coin du boulevard de P o r t - R o y a l et de la rue Berthollet , le modeste hôte l de la rue des Feuil lantines d 'où l 'on gagnait, par l a rue d ' U l m , l 'Ecole de Dro i t , cette c rémer ie de l a ' r u e Royer -Col la rd où l 'on avait, pour dix-hui t sous, un petit pa in ,

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deux œufs sur le plat, une grande tasse de chocolat au lait , cette Taverne du P a n t h é o n h a n t é e de jeunes femmes aussi belles et a l t ières certes que Pen thés i l ée et qu 'Ata lante , et surtout cette subite, cette totale, cette divine i n d é p e n d a n c e qui nous fait soudain tout trouver magnifique, qui nous rend injuste pour tout ce qui a é t é avant, pour les enfances les plus choyées , pour les parents les plus aimants...

Mais cet homme, dites-moi donc, ce vie i l lard presque, à la barbe blanchie, à l 'ample houppelande écossaise, et qui vient d 'ô te r , i l n 'y a pas un instant, pour b i e n t ô t les remettre, les sombres lunettes qui lu i cachent les yeux, qu 'a- t - i l besoin, l u i , je vous le demande, de h â t e r le pas? Pourquoi ne s'attarde-t-il point nulle part ? Qu i donc semble-t-il redouter ? Quelqu 'un qui le r e c o n n a î t r a i t p e u t - ê t r e ? I l aurait bien tort . Reconnu, l u i ! E t par qui , mon Dieu ? Est-ce qu ' i l ,les r e c o n n a î t r a i t l u i -m ê m e , ces pauvres servantes du restaurant et de la crémerie , ces porteuses de chocolat au lait et d'oseille au jus ? Il faudrait, d 'abord, qu'elles fussent toujours là. Or, le v é r i t a b l e monde où l 'on ne v i t guère plusieurs fois v ingt ans, c'est celui auquel elles ont appartenu. E t l 'hô te l de la rue des Feuil lantines ? L u i , i l est fermé, A sa place, i l y a 'un c inéma . Ici, au moins, on peut ralentir, faire halte. Il n 'y a plus à craindre d ' ê t r e authen­tifié par cette blonde caissière bouclée qui rendait deux louis d'or à Rober t sur le billet de cent francs avec lequel, chaque premier du mois, i l s'en venait, bien sagement, payer sa chambre. E t quant aux belles c réa tu res de la Taverne du Pan théon^ que M . Middle ton s'abstienne surtout de s'acharner à retrouver une seule de ces contemporaines d'un soir. E l l e ne manquerait pas de lu i r é p o n d r e : « M o n cher enfant, ce fut un dur m é t i e r que le n ô t r e , crois-moi ! I l vaut mieux que nous abandonnions tout espoir de rendez-vous. terrestre, crois-moi encore. E t , pour mieux t 'a ider à te faire une raison, apprends d'ailleurs que nous t 'attendons, déjà réunies , au pays d 'Echo parlant, quand brui t on m è n e , d 'Arch ip iada et de T h a ï s . »

Des pè le r inages de ce genre n'absorbaient, i l est v ra i , qu'as­sez peu du temps que M . Silas Middle ton, alias Rober t Labeyr ie , passait hors du square de L a Tour-Maubourg. L e reste, on ne sait que trop à quoi i l le consacrait. Quoi d'ailleurs de plus expl i ­cable ? A u r a i t - i l imag iné sans cela cette extravagante comédie ,

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des t inée , i l c o m m e n ç a i t à s'en douter de plus en plus, à s'ache­ver en t r agéd ie non moins extravagante, aus s i t ô t qu ' i l aurait atteint son but maudit , la vé r i t é , cette vé r i t é , biche r é t i ve qu 'on traque, qu 'on harcèle , qu 'on finit par d é b u s q u e r du tail l is ?

Cette paradoxale existence d'espion, de f a n t ô m e , de som­nambule, combien de fois Rober t ne fut-i l pas t e n t é de s'y dé robe r , d 'y mettre fin ! Combien de fois, se réve i l lan t en sur­saut l a nuit, ne fut- i l pas sur le point de s'habiller, de s'en aller sonner à la porte de la rue Guynemer. R e p a r a î t r e ainsi, brusque­ment, ne serait-ce pas, a p r è s tout, le meilleur service à rendre à Adèle , et à l u i aussi par c o n s é q u e n t ? C 'é ta i t ce qu ' i l se disait au d é b u t . A p résen t , non ! A mesure que les jours passaient, i l se rendait compte qu ' i l é t a i t t rop engagé , qu ' i l lu i fallait aller jusque au bo'ut. A u bout de quoi, hé las ! grand Dieu ? Quelle question ! I l y aurait tant d'horreur dans l a r éponse qu ' i l e û t p e u t - ê t r e é t é obligé d 'y faire qu ' i l a imait mieux ne pas se la poser, l âche­ment 1

Savoir, en tout cas, savoir ! E t que, désormais , aucun com­promis, aucune d é r o b a d e ne fû t plus possible ! A v o i r l a preuve,

/ en un mot. L a preuve de quoi ? Celle de la trahison, de la double vie m e n é e par Adèle ? Comme s ' i l ne s'en doutait point déjà , m ê m e avant d 'ê t re - devenu Silas Midd le ton ! Il n ' é t a i t devenu Silas Middle ton q u ' à cause de cela. Ou i , mais, à cette é p o q u e , c ' é t a i e n t les dé ta i l s , les affreux, les abjects dé ta i l s qui l u i man­quaient. Aujourd 'hu i , sous ce rapport, i l n 'avai t pas à se p la in­dre. I l é t a i t servi !... C'est entendu ! C'est entendu 1 Oui , mais, tout de m ê m e , qu i pouvait savoir ? Qu i peut jamais ? L a pauvre enfant ! P e u t - ê t r e que, parfois, entre les bras de l 'autre, elle se prenait à le regretter, à garder une m a n i è r e de sentiment pour l u i . A p r è s sept années de bonheur, oui , de bonheur, le contraire e û t é t é par trop monstrueux, n'est-ce pas ? Oh ! mon Dieu , ce s e n t i m e n t - l à , si minuscule qu ' i l p û t ê t re , à cause de lu i , Rober t aurait sans doute p a r d o n n é , tout p a r d o n n é . . . E t elle, ap rè s tout ? P e u t - ê t r e aussi n ' é ta i t -e l le qu'une vic t ime in for tunée , une m a l ­heureuse qui réuss i ra i t à se reprendre, au dernier moment, et d 'autant mieux qu'elle serait al lée plus avant dans l 'horreur. O n n 'avai t pas le droit de négl iger une possibi l i té , une chance pareille 1 Pour ces motifs- là , et pour tant d'autres, M . Middle ton é t a i t bien résolu à ne rien brusquer, à attendre encore...

Ce fut Adèle qui , n ' y tenant plus, perdant la t ê t e pa rmi les

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orages qu'elle sentait de toutes parts s'accumuler, p r é c i p i t a e l le -même les é v é n e m e n t s .

* * *

Raffles Hô te l , 2 février 1933.

« Pour c o m m é m o r e r , — fêter serait un mot bien impropre, — ce jour du 2 d é c e m b r e dernier où le Rawalpindi m 'a d é b a r q u é à Singapour, vo ic i que j ' a i tenu à y revenir. Je n ' a i pas eu grande difficulté à vaincre vis-à-vis de m o i - m ê m e . Lors de mon précé­dent voyage, i l s'agissait de commander une pompe à gravier. Aujourd 'hu i , ce sont des tracteurs, et puis aussi du pé t ro l e et de l 'iode à rapporter en q u a n t i t é s suffisantes, car, à Pahang, nous sommes en pleine crise de malaria, et l ' hôp i t a l de Serembam, le plus proche, ne peut me fournir assez de m é d i c a m e n t s pour mes pauvres diables qui risquent, avec l ' hyg iène qu'est l a leur, de mourir b i e n t ô t comme des mouches.

« Deux mois, dé jà , que je suis dans ce pays, et dire que je ne vois encore que mal le moment d ' où j ' e n pourrai repart i r! Cela n 'a d'ailleurs guère d'importance, car, soit di t sans reproche, au ton de tes lettres, quand i l en arrive, mon absence n'a pas l 'a i r de te peser autrement, ma chér ie . Mais p e u t - ê t r e n'est-ce, entre tant d'autres, qu'une preuve de dél icatesse de plus de ta par t? T u ne veux pas diminuer mon courage. P a r l ' é ta lage d e l à tienne, t u aurais trop peur d'augmenter la peine que j ' a i à ê t r e séparé de to i . De cela aussi, a p r è s tant d'autres choses, je te remercie. Sache-le, en effet : m a l g r é la folie que c ' eû t é té , que ce serait, si t a v o l o n t é s ' é ta i t exp r imée de façon tant soit peu formelle, je crois bien que je ne serais pas part i , et aujour­d 'hui encore, je crois bien que je planterais tout là au moindre signe de to i me rappelant. Merc i donc une fois de plus, d 'avoir é té , d ' ê t r e de nous deux la plus forte.

« Je suis descendu à l'Adelphi Hôtel, en face de la c a t h é d r a l e S a i n t - A n d r é , parce que l 'on y est tout de m ê m e plus tranquil le , et que son directeur, M . Waser, à qui j ' a i é t é r e c o m m a n d é , est plein de p r é v e n a n c e s pour moi . T u ne peux imaginer l ' importance de ces menues attentions, quand on est dans un é t a t d'esprit comme le mien, avec des larmes que seule parvient à retenir l a pensée qu 'on est tout de m ê m e un homme. Ce soir, cependant, ce n'est point de l'Adelphi que je t ' éc r i s , mais du Raffles. J ' ava is

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besoin de mouvement, d 'oubli de tout, de moi en premier. Où trouver tout cela, sinon au Raffles ? L e Raffles, i l faut l ' avoir v u , Adèle chér ie , pour savoir ce que c'est. Y compris les morts, vous pouvez vous attendre à y voir surgir n' importe qui , à l ' impro-viste, à votre table. Imagine-toi qu'en 1819, i l y avai t à Penang un humble emp loyé de la Compagnie des Indes orientales. N e voi là- t - i l pas que cet employé- là se met en t ê t e d 'obtenir du sultan de Johore la cession d 'un petit î lot de rien du tout, sis à hui t cents k i lomèt res plus au sud. Que voulez-vous ? Si c'est son idée, à ce ga rçon ! A u x indiscrets qui veulent c o n n a î t r e la raison qu ' i l a de se passionner pour cet amas de p a l é t u v i e r s t rempant dans une mer d'huile sombre, i l se borne à r é p o n d r e , inlassablement : « You may take my word for it, Singapour' is by far the most important station in the East, » car le petit î lot en question s'appelle en effet Singapour. H u i t ans plus tard, le commis dont i l s'agit, Stamford Raffles, meurt à Londres, dans l ' obscur i t é la plus absolue, comme i l sied. C'est à l u i , je l 'avoue, que ce soir je suis un peu venu penser, dans le palace dont l ' éc la t universel a dé f in i t ivemen t achevé de rejeter son nom dans l 'oubl i , à lu i Stamford Raffles, à la v a n i t é qu ' i l peut y avoir à recher­cher dans l'existence autre chose que le bonheur le plus égoïs te , le plus terre à terre, le plus personnel.

« Mais i l faut pouvoir !... I l y a gala, cette nuit , au Raffles, en l 'honneur d'une escadre bri tannique de passage. Les belles ladies de l 'Empi r e valsent avec des officiers de marine c h a m a r r é s , aux bras disparaissant sous les lourds galons d'or en torsade. Tou t le menu peuple des boys et des m a î t r e s d ' hô te l , Bengalis, K l i n g s , Javanais , Bougis des Célèbes, s'affaire avec des sourires silencieux. I l y en a un, un Cinghalais, qui s ' é tonne de voir , assis à l ' éca r t , dans un coin de l ' immense v é r a n d a , entre deux mas­sifs de fleurs aux couleurs inouïes , cet é t r a n g e r qui , en arrivant, a r é c l a m é de l'encre et du papier à lettres, et qui vient tout juste de s ' a r r ê t e r d 'écr i re . A u c u n de ces bril lants convives, j u s q u ' à p r é s e n t , n 'a paru faire attention à lu i , et i l a eu l 'a i r de fort bien s'en accommoder. In t r igué , gu idé par l 'espoir d 'un pourboire, ou tout simplement par un sentiment d'obscure c o m m i s é r a t i o n , pourquoi pas, notre serviteur cinghalais s'approche : « Qu'est-ce qui pourrait faire le plus de plaisir au Sahib ? » murmure- t - i l , en excellent anglais, ma foi ! M a réponse a j a i l l i , i m m é d i a t e : « Me faire le plus de plaisir, mon ami ? Savoir ce que peut faire,

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ce que peut penser, en cette minute, quelqu'un qu i habite le t ro i s i ème é t age de la rue Guynemer, 18, à Par is . » D 'abord , i l a paru hés i t e r ; ensuite, i l a souri d 'un air entendu ; puis, s 'écl ip-sant quelques instants, i l est revenu en m'apportant un double whisky.

« Les grands projecteurs blancs des cuirassés tournent comme des pales de lumiè re , ventilateurs monstrueux brassant à qui mieux mieux les merveilleuses t é n è b r e s équa to r i a l e s . Deux des danseuses, me semble-t-il , ont fini, elles aussi, par me remarquer, jetant de temps à autre un regard indifférent par-dessus l ' épau le de leurs cavaliers, un splendide lieutenant de vaisseau, un capi­taine aux dragons d 'Al lahabad, aide de camp sans doute du lord gouverneur. Quelles sont charmantes toutes les deux, l 'une rousse avec une peau de lait , l 'autre t r è s brune avec des lèvres aussi pourpres que le letchi ! Mais pourquoi leurs robes, coû­teuses, d'ailleurs, corroborent-elles la hardiesse parfois s ingul ière que les filles de ma nation maternelle aiment mettre dans leur m a n i è r e de se v ê t i r ? J ' a i l ' impression, plaisanterie à part, qu'en retournant, de l 'endroit à l'envers, les magnifiques tissus dont sont faites leurs préc ieuses tuniques, i l n ' y aurait plus aucune critique à leur adresser, on arriverait à quelque chose de t r è s bien. Comme je voudrais te voi r au mil ieu d'elles, cette nuit, habi l lée n ' importe comment, ô toi , mon cher cô té paternel ! J ' a i besoin de rire, t u le sens bien, mon amie lointaine, de rire, si je ne veux pas, subitement, éc la te r en sanglots. Ce broui l lard de chaleur m 'a n o y é le c œ u r dans une immense mélancol ie . . .

Tuan, temjok, tuan, tengok ! Soomah coolies adda. bunyok tahkoot, tuan ! Tuan, dia harimau, kaapi punyah adda bunyah...

« Maintenant , c'est le jazz qui se décha îne , accompagnant un chanteur t amoul qui module d'une vo ix d é c h i r a n t e le lugubre pantoum que vo i là . Je ne t 'en donnerai point l a t raduction. Je ne t 'en dirai que ce qu ' i l importe que t u retiennes. C'est l 'appel désespéré du malheureux g u e t t é dans la nuit par le tigre, qu ' i l devine et q u ' i l ne voi t pas. C'est tout l 'atroce drame de la m e n a c é qui plane sur.nous, et qui v a s'abattre, on ne sait pas quand, on ne sait pas d 'où . . . »

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— Il me semble qu ' i l vous écr i t aujourd'hui encore plus longuement que les autres fois !

C ' é t a i t l a bonne Mme Jocou, é m u e et souriante, qui venait de se l ivrer à cette constatation. E l l e ne qui t ta i t point Adè le du regard, tandis que celle-ci poursuivait la lecture de la lettre dont, l a veille, elle l u i avait , par t é l é p h o n e , a n n o n c é l ' a r r ivée rue Fa lgu i è r e .

M m e Fer rand s'efforça de sourire, elle aussi. — E n effet, chère Valent ine. Mais c'est qu ' i l é t a i t en vacan­

ces. I l avai t plus de temps, vous comprenez. — E t i l ne vous annonce pas la d a t é de son retour ? — Que vous ê tes pressée ! Je n 'a i pas achevé de lire, vous

voyez bien. P e u t - ê t r e à la f in. . . E n tout cas, d'ores et dé jà , je peux vous dire qu ' i l ne vous oublie pas, vous non plus.

— Est-ce possible ? — É c o u t e z p l u t ô t ! « Il est v ra i aussi que j ' a i l ' âme bour re l ée

de remords à propos d 'Hector , le neveu de notre chère Valent ine, qu i en est toujours à attendre les t imbres sur lesquels i l comptai t pour sa collection. Ou i , t u as eu raison de me rappeler l ' injustice q u ' i l y aurait à ce que ce pauvre petit fût la v ic t ime des perfec­tionnements que nous avons a p p o r t é s à notre m é t h o d e de cor­respondance, afin de la rendre plus sûre et plus rapide. En t r e p a r e n t h è s e s , sous ce rapport, i l t ' a é té loisible de vo i r à quel point notre agence londonienne aura bien rempli son office. Je suis sûr que t u as toujours eu mes lettres plus vi te que par l a voie ordinaire. Quant aux tiennes, ce n'est pas la faute de l'agence si, parfois... Mais t u m'en voudrais de recommencer mes récr i ­minations, n'est-ce pas, ma chér ie ? Donc, pour en revenir au jeune Hector , dès demain, avant de repartir pouf la plantat ion, je m'occuperai à Singapour m ê m e de faire le nécessaire , et en admettant qu'i ls n 'y soient pas déjà, t u peux annoncer dès aujour­d 'hu i l a prochaine a r r ivée rue F a l g u i è r e d 'un petit échan t i l ­lonnage de timbres de par i c i qui me vaudra, je l ' espère , mon pardon.. . »

— Comme i l est gentil ! Comme i l pense à tout ! E t que d i t - i l d'autre ?

— Chut ! Je crois que le reste est pour moi , Valentine, dit Adèle avec un sourire un peu forcé. Pou r vous prouver à quel point i l est en effet gentil, je continue tout de m ê m e à lire à haute vo ix , quitte à m ' a r r ê t e r si je m ' a p e r ç o i s que cette gentillesse

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se met à devenir trop a p p u y é e . Tenez, que dites-vous de cela ? « Au t r e chose : je cons idérera is que j 'aurais perdu mon temps dans cette vi l le si je n ' é t a i s point repassé devant le magasin d'Upper Pickering Street d 'où je t ' a i e n v o y é le collier de sar-doines dont t u n'as pas encore eu le temps de me dire s ' i l t ' ava i t p lu . Posant en principe l 'affirmative, je me suis p r éoccupé de savoir si je n 'y trouverais pas autre chose. B i e n m'en a pris. On a dû l iquider ces temps derniers, dans la région, l a déf roque de quelque mahrana disgraciée . Les usuriers sont les m ê m e s , où qu'on aille. Ils n 'ont pas l a m ê m e religion, voi là tout. Mais l'ache­teur n 'a pas à par t i r en guerre contre ce genre d'ignominies. L'essentiel est que la chose qu'on l u i propose soit belle. Or, celle qui est partie hier à ton adresse m 'a paru ainsi. I l s'agit d 'un bracelet de l ' époque de Baber , venu échouer i c i des Hautes Indes qui peut savoir quand et comment! I l est en cristal gui l loché d'or, avec pour fermoir un rond saphir du Tchi t ra l , à l ' i n t é r i eu r duquel scintille une larme, une larme, m 'a affirmé sans pouvoir me dire pourquoi le vendeur, qui a l 'a i r de s ' é te indre , de mouri r une fois chaque a n n é e , dans la nuit du trois au quatre av r i l . T u ne man­queras pas de me rendre compte de la réa l i té de ce p h é n o m è n e , si je ne suis pas, cette nu i t - l à , a u p r è s de to i pour l 'observer. Mais je m ' a p e r ç o i s de quelque chose, c'est que c'est moi , tou­jours, toujours, qui t ' impose mes choix, ma fille chér ie , alors que ce devrait ê t r e le contraire. J 'at tends sans faute de ta pro­chaine lettre qu'elle m'apprenne quelle pierre, é m e r a u d e ou diamant, t u tiens à avoir à ton doigt, le jour où t u viendras me chercher à la gare de L y o n ; ou m ê m e à Marseille, au paquebot... je n 'y vois aucun inconvén ien t . . . »

— Q u ' i l est bon ! Jamais on ne le r é p é t e r a assez. Une femme plus a imée , plus choyée que vous, ça ne doit guère courir les rues. Mais qu'est-ce q u ' i l y a ? Ce que vous lisez là ne vous ferait-i l pas plaisir, m a jolie ?

— Voyons , Valent ine, comment pouvez-vous !... — I l faudrait ê t r e bien difficile !... — B i e n difficile, en effet ! M m e Fer rand , c ' é t a i t l a vé r i t é , venait de r é p r i m e r un haus­

sement d ' épau l e s d'agacement, un sourire amer qu i n 'avai t point é c h a p p é à Valent ine . Ils sont tous les m ê m e s , déc idémen t , Rober t en t ê t e , ces hommes qui , de l'existence, n 'ont connu que les bons côtés , que leur fortune, lorsqu'ils sont nés , a aus s i tô t

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mis à l ' abr i de tout. R i e n n ' éga le l a façon charmante qu' i ls ont de nous offrir le superflu. Oui , mais ils n'ont pas la moindre idée du gouffre où la lutte pour le nécessai re risque de nous p r é ­cipiter demain.

Sur l 'emplacement de l 'ancien hô te l de la Guiche, i l y a, au coin du boulevard Raspa i l et de la rue de Rennes, un solide b â t i m e n t d'officielle apparence, aimable pendant de celui qu i occupe, plus bas, le coin du m ê m e boulevard et de la rue du Cherche-Midi . C 'é ta i t là que, sans doute pour la p r emiè re fois de sa vie, un mois auparavant, par une pluvieuse m a t i n é e de fin janvier , s 'efforçant de ne pas ê t r e reconnue dans ce quart ier qu i é t a i t .tout de m ê m e bien r a p p r o c h é du sien, s'en é t a i t venue Adè le Ferrand, toute tremblante. E l l e en é t a i t ressortie au bout d'une vingtaine de minutes, plus riche de trente-cinq mil le francs en billets, mais ayant a b a n d o n n é pour une année , aux mains des é v a l u a t e u r s patentes de l ' é t ab l i s semen t en question, son collier de perles.

E l l e ne le portait pas t r è s souvent. E l l e savait que son absence ne serait point r e m a r q u é e par L é o n a r d , qui avait , tous ces temps-ci, le pauvre homme, l u i aussi, bien d'autres sujets de p r é o c c u p a t i o n . E l l e n 'avai t donc m ê m e pas pris l a p r é c a u t i o n d 'en.faire faire un faux, comme i l est d'usage en pareil cas. D 'au t re part, cette du rée d 'un an, elle n ' ignorait point qu ' i l ne d é p e n d a i t que d'elle de la r édu i r e à six mois, à quinze jours, à r ien. I l ne s'agissait que d ' ê t r e en é t a t de rembourser le p r ê t . Ces préc is ions , ainsi que celles qu i r é g l e m e n t a i e n t les renouvel­lements et le boni , é t a i e n t é n u m é r é e s tout au long sur le t i tre de reconnaissance que l u i avai t remis l ' employé du Crédi t M u n i ­c ipal , moderne e u p h é m i s m e , d é n o m i n a t i o n à l a fois narquoise et pudique de notre M o n t - d e - P i é t é national . Cette poss ib i l i té de retrait an t i c ipé expliquait q u ' A d è l e ait fini par se déc ider à venir dans ce morne endroit. E l l e n 'avai t pas a b a n d o n n é toute e spé rance en y entrant. E l l e avai t pu en ressortir sans trop chan­celer, le visage tout simplement un peu cr ispé , un peu pâ l i . Aurai t -e l le pu imaginer que moins de deux mois a p r è s elle repas­serait sous cette m ê m e porte, non pour dégager ses perles, mais pour engager la bague au rubis, la bague de M m e Jean Labeyr ie , celle que son fils l u i avait offerte la veille de son d é p a r t , avec le v œ u qu'elle n 'ai t jamais à s'en défaire ? Reculan t devant l a

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difficulté d'en expliquer la provenance, elle ne l 'avai t jamais m o n t r é e à son mar i . I l é t a i t compréhens ib le , dans ces conditions, que, m a l g r é la parole d o n n é e à Robert . . . Mais, encore une fois, tout ce qu i arr ivai t là, n ' é t a i t - ce pas la faute de ce dernier, ap rès tout ?

P a r négl igence, sans doute, et certainement pas à dessein, Robert n 'avai t pas pris, avant de s'en aller, les dispositions qui eussent, p rése rvé M m e Ferrand des soucis d'ordre ma té r i e l qui , l u i par t i , n 'avaient point t a r d é à fondre sur elle. Adè le en avait é t é é tonnée , mais, avec cette fierté dont personne ne l 'avai t encore vue se dépa r t i r , elle n 'avai t r i squé aucune allusion à ce sujet. E l l e avai t dû s'imaginer que c ' é t a i t par dél ica tesse que Robert s ' é t a i t tu . I l n 'avait pas voulu assombrir leurs der­niers instants par des conversations d ' i n t é r ê t aussi p iè t re . D'Ecosse ou de Londres, pendant les quelques jours q u ' i l al lai t avoir à y passer avant de s'embarquer, i l r é p a r e r a i t cette omis­sion. R i e n n ' é t a i t venu, cependant, n i d'Angleterre, n i des diffé­rents ports où le Rawalpindi avait fait escale, n i finalement de Malaisie.

Les complications pécunia i res dont Adèle se t rouvai t main­tenant accab lée de toutes parts avaient eu pour r é s u l t a t d ' é t a ­bl i r de façon à peu p rès i r récusable l ' importance de ce q u ' é t a i t devenue, durant ces dernières années , la contr ibut ion de Robert Labeyrie aux dépenses non seulement de Mme Ferrand, mais aussi de la rue Guynemer, contribution que, bien entendu, L é o n a r d avai t toujours superbement ignorée , importance dont sa femme e l le -même, de la meilleure foi du monde d'ailleurs, ne s ' é ta i t p e u t - ê t r e pas toujours absolument rendu compte.

E n attendant, dans le mé na ge , à certaines dates, c ' é t a i t de plus en plus cruellement que l 'argent se mettait à faire défau t . Or, Adèle ne pouvait songer à en demander que de moins en moins à son mar i . E l l e savait qu'aucune des affaires sur les­quelles i l avai t cru pouvoir compter depuis un an n 'avai t de chance i m m é d i a t e d'aboutir. Quant à L é o n a r d , qui avait jusque alors a b a n d o n n é à sa femme ïe soin exclusif d'assurer l ' équi l ibre du budget famil ia l , i l n 'al lai t certes point encore jusque à l u i reprocher des dépenses exagérées . I l se bornait à manifester de temps en temps quelque surprise à propos d'une certaine mes­quinerie dans leur t ra in de vie qui lu i semblait remonter à une

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date r é c e n t e et ne l 'avai t point f rappé auparavant. Adè le sen­tai t que le jour n ' é t a i t plus éloigné où i l f in i ra i t par lu i en faire la remarque. De là à lu i demander des explications, oh! bien dis­crè tes , bien timides, mais qu'elle serait tout de m ê m e incapable de fournir, i l n 'y aurait plus é v i d e m m e n t qu 'un pas ! N ' a y a n t pas é t é sans remarquer la lassitude dont les marques se mu l t i ­pliaient d ' i n q u i é t a n t e façon sur le visage de la jeune femme, ne l u i é ta i t - i l pas, d e r n i è r e m e n t , à plusieurs reprises, a r r ivé de l u i dire :

— T u sais, ma L U i , i l y a quelque chose qui ne v a pas. Je te sens i n q u i è t e tous ces temps-ci. Est-ce au sujet de mes affaires ? É v i d e m m e n t , cela pourrait mieux marcher. Mais ce n'est qu 'un mauvais cap à doubler. L a victoire est de l 'autre cô té . E t puis, pour peu que ce marasme persiste, nous avons toujours une res­source, part ir pour un petit voyage d ' a g r é m e n t et nous en aller retrouver Rober t en Malaisie. Nous, je dis bien, moi , et toi aussi. Souviens-toi qu ' i l nous y a formellement inv i t é s . I l sera p l u t ô t heureux, je te le certifie, quand i l nous verra arriver. M o i , parce que, en quelques jours, je l u i aurai mis sur pied sa société ; to i , parce que t u es to i , et parce que, mon Dieu , i l n'est jamais désa­g réab le de vo i r entrer chez soi quelqu'un qu i apporte avec l u i l 'espoir et le bonheur, partout où i l v a . Il ne doit pas s'amuser tous les jours, ce pauvre ga rçon ! D'ores et déjà , t u pourrais, dans t a prochaine lettre, l u i faire prévoi r . . . D 'aut re part, dans les compagnies de navigat ion, où je ne compte que des amis, on m ' a toujours fait gracieusement des offres de passage dont je n 'a i pas songé à profiter jusque à p résen t . Réf léchis donc, sans trop attendre, à ce projet, q u i n'est pas si b ê t e qu ' i l en a l 'air, T u me diras, dans deux ou trois jours, ce que t u en penses.

Ce qu'elle en pensait ? Quit ter M a x ? Sa réponse e û t tenu en un mot : jamais 1

Or , en ce qui concernait celui-ci, bien qu ' i l la t î n t farouche­ment en dehors de tout, que ce fût dans le m y s t è r e le plus absolu que tout se t r a m â t , Adèle , si dés i reuse qu'elle e û t é t é de se leur­rer, n'apercevait plus autour d'elle qu'indices terrifiants. Dési ré , l e ' ba rman du Broadway, qui , le mois p récéden t , se fût encore l ivré aux confidences, d é t o u r n a i t maintenant la conversation. I l avai t une toux gênée de brave homme pris en faute, une toux

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qui en disait long. Ecr i re à Robert , conseillait L é o n a r d . Ecr i re à Rober t ? Si Adèle se rés ignai t à une d é m a r c h e a u p r è s de lu i , ce ne serait point celle que lu i suggéra i t son mar i . Ce serait pour l u i demander de l 'argent ! De l'argent qui pourrai t servir à venir à bout des difficultés au mil ieu desquelles se d é b a t t a i t la rue Guynemer, mais pas avant, en tout cas, que n'eussent é t é conju­rées celles, autrement tragiques et sans merci, où allait sombrer la rue d 'Aumale .

Pourquoi pas, ap rès tout ? L a p r e m i è r e fois que cette idée l 'avai t effleurée, Adè le en

avait frémi d'horreur. E l l e c o m m e n ç a i t à s'y faire, à p ré sen t . Mais oui, mais oui ! I l fallait voi r les choses en face. I l n ' y avait plus que Rober t qui fût capable de conjurer, ic i et là, la catas­trophe. Qui , mais alors, i n s t a n t a n é m e n t , une pensée lu i venait qui la faisait claquer des dents, la poignait à la gorge, y coupait net la respiration. Une r e q u ê t e de ce genre, elle en é t a i t sûre , é q u i v a u d r a i t à provoquer le retour i m m é d i a t de Rober t . Quand i l serait là , ce serait f ini ! I l faudrait l u i dire.. Te l é t a i t le dilemme hallucinant devant lequel l ' i n fo r tunée n 'a r r iva i t plus à savoir ni à qui n i à quoi se vouer. A h ! vraiment, i l est des journées , dans l'existence où l ' a quoi bon, le n é a n t de tout nous apparais­sent. Il semble qu ' i l n 'y ait plus qu'une chose à faire : ne pas sortir, laisser aller, rester couché !...

Il y avait aujourd'hui une phrase dont ne réuss issa i t plus à se déba r r a s se r la misé rab le m é m o i r e d 'Adèle , et c ' é ta i t celle dont Robert , dans sa lettre du 2 février, d a t é e de Singapour, lu i avait c o m m e n t é le pantoum entendu par l u i au Raffles Hôtel : « C'est tout l 'atroce drame de la menace qui pèse sur nous, et qui v a s'abattre, on ne sait pas quand, on ne sait pas d 'où . . . »

Ne pas sortir ! Laisser aller ! Rester couché !

— Madame ! Que Madame m'excuse de la d é r a n g e r !

C'est Mar the , la femme de chambre, qui frappe à la porte.

— Q u ' y a-t-il ?

— L e t é l é p h o n e ! L e service de garde des fourrures du B o n Marché , qu i r éc lame Madame.

— Je viens '

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240 L A R E V U E

A h ! m ê m e mourante elle serait tout de suite sur pied !

* * *

— Monsieur n'est pas là, Dés i ré ? — Ce n'est pas de chance, Madame M a x ! Il vient tout

juste de sortir. — Comment se fai t - i l ?... I l m ' a t é l é p h o n é ce mat in d ' ê t r e

i c i sans faute à trois heures. Je ne suis pas en retard pourtant ? — Pour cela non. I l est exactement trois heures. C ' é t a i t

M . Casello qui é t a i t en avance. I l est a r r i vé à deux heures et demie. Puis , à trois heures moins le quart environ, on l 'a a p p e l é à l a cabine t é l é p h o n i q u e , où i l est bien res té cinq minutes. I l ne paraissait pas t r è s satisfait, quand i l en est ressorti. I l a m ê m e j u r é , ma parole. « Quelque chose d'assez important , Dés i ré , m 'a - t - i l di t . Excusez-moi a u p r è s de Madame. Di tes- lu i de ne pas s ' impatienter, que je serai là dans trois quarts d'heure, tout au plus. Qu'elle veuille bien m'attendre, surtout ! »

Adè le eut un haussement d ' épau l e . — L 'a t tendre ? fit-elle avec un sourire rés igné. Voilà une

recommandation dont je ne vois pas bien l 'u t i l i t é . Comme si je n 'en avais pas l 'habitude !

L e bar, à cette heure - là , é t a i t absolument dése r t . L a jeune femme s'assit à leur place a c c o u t u m é e , tout au fond. C 'é ta i t là qu 'on é t a i t le moins en vue.

— Vous ne faites g u è r e recette, aujourd 'hui ! r e m a r q u â ­t-elle.

E l l e avai t pa r l é à v o i x haute, se croyant seule avec le bar­man . Celui-ci mi t un doigt sur ses lèvres , et la p r é v i n t , d 'un coup d'ceil au plafond, qu ' i l y avait quelqu 'un, un client, à l 'entresol, dont on n'apercevait que les jambes, à travers la claire-voie de la balustrade.

A d è l e fit signe qu'elle avai t compris. — E t est-ce que vous savez qui vient d'appeler Monsieur

à la cabine ? demanda-t-elle. — Absolument pas, madame M a x . E l l e secoua la t ê t e , sourit de nouveau, à p r é s e n t avec un peu

de tristesse. — Je suis sotte de vous questionner ainsi. M ê m e si vous le

saviez, vous ne m% le diriez point, n'est-ce pas ?

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L E S P L A I S I R S D U V O Y A G E 241

Dés i ré devint cramoisi : — Madame M a x , je peux vous en donner ma parole... E l l e eut un petit geste, un petit rire. — N o n ! non ! N e vous mettez pas en peine, Dési ré . Je vous

aime bien, tout de m ô m e , vous savez. E l l e soupira. Il y eut un silence. Dés i ré se donnait une conte­

nance en fourbissant son shaker, qu ' i l ne cessait de "démon te r et de remonter.

Pou r avoir l ' a i r de s ' in téresser à quelque chose, elle aussi, M m e Fer rand dés igna du doigt le premier é t a g e .

— Qui est-ce qui est là ? demanda-t-elle tout bas. L e barman eut une moue d'ignorance. — Je n'en sais rien. Quelqu 'un qui ne doit pas ê t r e du quar­

tier. A u c u n de nos clients ne le c o n n a î t . L u i - m ê m e n 'a ad ressé la parole à personne. Il vient i c i , mon Dieu , depuis quand ? Il y a bien un mois. P e u t - ê t r e plus. Ce sont toujours les m ê m e s con­sommations qu ' i l commande. U n grog, rhum et k i rsch, quand le temps est froid. Autrement , un punch mart iniquais .

Adèle se pencha de côté , à toucher de la joue la moleskine de la banquette. I l l u i fut alors possible d'apercevoir, par dessous la rampe de la balustrade, le personnage dont i l s'agissait. Dans l 'encadrement du col de pardessus relevé, elle distingua un visage à peu près hirsute. D ' épa i s ses lunettes voilaient les yeux. U n vieux bonhomme, comme on en voi t tant à Paris , de préférence sur les quais, plongeant dans les bo î t e s des bouquinistes. Celui-ci avait un journal dép loyé devant l u i . U n crayon à l a main, i l l 'annotait .

D e l ' index, Dés i ré se tapota le front. — Je le crois un peu d é r a n g é de ceci, si vous voulez c o n n a î t r e

mon sentiment, Madame Max, murmura- t - i l . Ce sont des a p r è s -m i d i parfois entiers qu ' i l passe l à - h a u t . E t à quoi les emploie-t - i l , devinez ? E h bien ! justement à ce qu ' i l est en t ra in de faire ! Des mots croisés.

Il y avai t pas mal de temps déjà q u ' A d è l e ne p r ê t a i t plus at tention à ce que lu i racontait le barman. E l l e avait a c h e v é é g a l e m e n t le verre à d é g u s t a t i o n de marc de Champagne que, sans qu'elle ait eu besoin de le réc lamer , i l avait posé devant elle. E l l e paraissait réfléchir .

— Dés i ré 1 dit-elle soudain. — Madame M a x , fit-il, sans excès d'enthousiasme.

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242 L A R E V U E

— Dés i ré , écoutez-moi bien. Je n 'a i , croyez m'en, aucune intent ion de vous mettre dans l 'embarras. E t , d'ailleurs, si vous estimez inopportune la question que je vais vous poser, vous aurez toujours la ressource de ne pas r é p o n d r e . Mais je ne pense pas que...

— Madame M a x , je suis pe r suadé . . . — I l faut aller vi te . Je connais M . Casello. I l est exact. I l v a

ê t r e de retour d'un moment à l 'autre. N'avez-vous pas l ' impres­sion q u ' i l est soucieux, t r è s soucieux, tous ces temps-ci ?

— Oui , peu t - ê t r e . . . J 'avoue que je n 'ai pas... — Dési ré , je vous en conjure. Comprenez bien que ce que

je vous supplie de me dire là, c'est dans son i n t é r ê t ! Soucieux, donc, i l l'est. E t à propos de quoi ?

— A propos de quoi, madame M a x ? Mais , voyons, c'est bien simple ! A propos de tout ! Comme vous et moi ! Comme tout le monde ! Avec ce qui se passe, avec cette existence que l ' É t a t nous fait !... E t puis, vous connaissez assez M . M a x . I l n'est pas prodigue de ses confidences. S ' i l ne dit rien à quelqu'un comme vous, qui êtes l 'intelligence, la gentillesse m ê m e , et son amie, sa vraie femme, quoi, par dessus le m a r c h é , comment voudriez-vous que ce fût à un pauvre diable de barman.. .

Adè le le regarda. E l l e compri t qu'elle n'en t irerait décidé­ment rien. E l l e en eut p i t ié .

— M o n pauvre Dési ré , dit-elle d'une vo ix t r è s douce, vous avez raison. Excusez-moi !

P I E R R E B E N O I T .

(La quatrième partie au prochain numéro.)