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LES PLEURANTS DES CORTÈGES FUNÈBRES DES DUCS DE BOURGOGNE SE MOUCHAIENT-ILS DANS LEURS DOIGTS? par M. Pierre QUARRÉ L'exposition qui vient d'être consacrée aux « pleurants dans l'Art du Moyen Age en Europe » x et la présentation des statuettes des tombeaux des Ducs de Bourgogne hors de leurs architectures d'albâtre, en une double rangée parallèle, a attiré de nouveau l'attention sur les attitudes et les gestes des personnages des cor- tèges funèbres. Au tombeau de Philippe le Hardi, la douleur s'exprime par des gestes d'une extraordinaire variété 2 , alors que le thème des deuillants était depuis le xm e siècle assez monotone. Il faut voir là un effet du génie créateur de Claus Sluter, qui a eu en son neveu et continuateur Claus de Werve un admirable exécutant 3 . Si l'on ne retrouve pas une égale unité de style dans les statuettes du tombeau de Jean sans Peur, il y a néanmoins une semblable diversité, du fait même que les imagiers employés par Philippe le Bon, Jean de la Huerta, puis Antoine le Moiturier s'étaient engagés à s'inspirer du premier tombeau 4 . Ils ont repris l'un et l'autre des attitudes et des gestes des « pleurants » de Philippe le Hardi et ils en ont imaginé de nouveaux. C'est cette diversité même qui a fait la renommée des « pleurants » des tombeaux des Ducs de Bourgogne jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, ce qui sauva de la destruction, à l'époque révolutionnaire ces statuettes que l'on considérait alors comme représentant des chartreux. Visitant la « Salle des Gardes » en 1839, Victor Hugo 5 avait remarqué au tombeau de Philippe le Hardi « un moine se mouchant dans ses doigts » (fig. 2). Dans sa description du cortège funèbre, Henri 1. P. QUARUÉ, Les pleurants avant et après Sluter, Musée de Dijon, 1971. 2. Idem, Les pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne, Musée de Dijon, 1971. 3. Les pleurants conçus par Sluter en 1404 furent pour la plupart exécutés après sa mort de 1406 à 1410 par Claus de Werve, son neveu et successeur comme imagier du duc Jean sans Peur. 4. Commencé en 1443, le tombeau ne devait être achevé qu'en 1470. 5. En voyage, II, Paris, 1910, p. 264.

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LES PLEURANTS DES CORTÈGES FUNÈBRESDES DUCS DE BOURGOGNE

SE MOUCHAIENT-ILS DANS LEURS DOIGTS?

par M. Pierre QUARRÉ

L'exposition qui vient d'être consacrée aux « pleurants dansl'Art du Moyen Age en Europe »x et la présentation des statuettesdes tombeaux des Ducs de Bourgogne hors de leurs architecturesd'albâtre, en une double rangée parallèle, a attiré de nouveaul'attention sur les attitudes et les gestes des personnages des cor-tèges funèbres. Au tombeau de Philippe le Hardi, la douleur s'exprimepar des gestes d'une extraordinaire variété 2, alors que le thèmedes deuillants était depuis le xm e siècle assez monotone. Il fautvoir là un effet du génie créateur de Claus Sluter, qui a eu en sonneveu et continuateur Claus de Werve un admirable exécutant 3.Si l'on ne retrouve pas une égale unité de style dans les statuettesdu tombeau de Jean sans Peur, il y a néanmoins une semblablediversité, du fait même que les imagiers employés par Philippele Bon, Jean de la Huerta, puis Antoine le Moiturier s'étaientengagés à s'inspirer du premier tombeau 4. Ils ont repris l'un etl'autre des attitudes et des gestes des « pleurants » de Philippele Hardi et ils en ont imaginé de nouveaux. C'est cette diversitémême qui a fait la renommée des « pleurants » des tombeaux desDucs de Bourgogne jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, ce qui sauvade la destruction, à l'époque révolutionnaire ces statuettes quel'on considérait alors comme représentant des chartreux.

Visitant la « Salle des Gardes » en 1839, Victor Hugo 5 avaitremarqué au tombeau de Philippe le Hardi « un moine se mouchantdans ses doigts » (fig. 2). Dans sa description du cortège funèbre, Henri

1. P. QUARUÉ, Les pleurants avant et après Sluter, Musée de Dijon, 1971.2. Idem, Les pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne, Musée de Dijon,

1971.3. Les pleurants conçus par Sluter en 1404 furent pour la plupart exécutés

après sa mort de 1406 à 1410 par Claus de Werve, son neveu et successeurcomme imagier du duc Jean sans Peur.

4. Commencé en 1443, le tombeau ne devait être achevé qu'en 1470.5. En voyage, II, Paris, 1910, p. 264.

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1. — AU TOMBEAU DE PHILIPPE LE HARDI 2. AU TOMBEAU DE JEAX SANS PEUR

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Chabeuf 1, l'historien de Dijon, a repris la même interprétation :il nous montre ce moine qui « a suspendu son chant pour se moucheravec ses doigts ». Le lieutenant-colonel Andrieu 2, en se reportantaux dessins de Gilquin, a restitué ce pleurant au tombeau de Jeansans Peur, auquel il appartenait, avant le transfert des mausoléesde la Chartreuse de Champmol à Saint-Bénigne : « il se prend lenez dans sa main, écrit-il, il se mouche ». Kleinclausz 3 qualifiaitce geste d' « amusant », mais le jugeait « trivial 4» . Et l'on expli-quait le geste de son voisin par l'étonnement devant un tel com-portement. Pour A. Humbert 5, les sculpteurs mirent dans lespleurants « l'humour et la fantaisie qu'ils ne pouvaient décemmentse permettre dans une figure de gisant ».

Jean de La Huerta n'avait fait que répéter le geste d'une statuettedu tombeau de Philippe le Hardi (fig. 1), conçue par Claus Sluter,en le transposant de la main droite à la main gauche. M. HenriDrouot 8 a identifié ce pleurant dans la collection Perret-Carnot :« le nez envahi par les larmes, dit-il, il se mouche avec les doigts ».On a cherché à rendre plus acceptable ce geste en indiquant que lespleurs en étaient la cause. Mlle Liebreicht 7 dit simplement que lepleurant essuie ses larmes 8 ; tandis que M. Roggen 9, pour expliquer« une attitude extraordinaire dans cette grandiose cérémonie dedeuil », nous fait sentir l'émotion de ce personnage : « jusqu'àmaintenant, écrit-il, il a pu se retenir, se maîtriser ; mais soudain,vaincu, il sanglote et essuie ses larmes du bout des doigts ». Cepen-dant, M. Henri David, dans son ouvrage sur Claus Sluter 10, voitencore là une attitude familière pour étancher les larmes ; il dittout crûment que ce pleurant « se libère les fosses nasales obstruéespar l'eau des pleurs d'un geste repris de l'homme des cavernes ».

Discuter d'un tel point de détail peut paraître de faible intérêtet l'explication donnée de peu d'importance. Cependant, remarquons

1. Jean de la Huerta, Antoine le Moiluricr et le tombeau de Jean sans Peur,clans Mémoires de l'Académie... de Dijon, années 1890-1891, p. 246.

2. Les pleurants aux tombeaux des ducs de Bourgogne, dans La Revue deBourgogne, 1914, p. 30.

3. Clans Sluter, Paris, 1905, p. 103.4. « Réalisme trivial » déclare encore Louis Réau. Cf. L'art religieux du

Moyen Age, 1946, p. 44.5. La Sculpture sous les ducs de Bourgogne, Paris, 1913, p. 106.6. Cf. H. DROUOT et H. CHABEUF, dans M^m. de la Comm. des Antiq. de

la Cûte-d'Or, t. XVII , p. xxix et CXLVIII.7. Claus Slnler, Bruxelles, 1956, p. 193.8. Cependant, du pleurant du tombeau de Jean sans Peur, elle écrit : « II

se mouche de sa main gauche, tandis que son modèle essuie ses larmes de samain droite. » II s'agit en réalité du même geste.

9. Les pleurants de Klaus Sluter à Dijon, Anvers, 1936, p. 34.10. Claus Sluter, Paris, 1951, p. 170, n. 5.

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d'abord que l'architecte Claude Saint-Père, lorsqu'il entreprit en1820 de compléter les cortèges de deuillants, amputés par defâcheux prélèvements, fit sculpter par Auguste Moreau un pleurantqui se cure l'oreille (fig. 3). Puisque l'un de ces personnages semouchait avec ses doigts, pourquoi un autre se serait-il gêné pourintroduire un doigt dans son oreille ? Le restaurateur était bien làdans la note romantique 1. Victor Hugo 2 crut le pleurant de 1820parfaitement authentique, Huysmans 3 lui aussi qui écrit dansL'Oblal : « un moine se mouche, tandis qu'un autre se cure tran-quillement l'oreille ». Cette statuette alla même jusqu'à tromperdes historiens comme H. Chabeuf 4 et Kleinclausz 5.

3. « PLEURANT ROMANTIQUEpar Moreau

1. Ce pleurant, qui a été retiré du tombeau, est présenté à part commeœuvre de l'époque romantique. Cf. P. QUARHÉ, Le goût du gothique chez lescollectionneurs du XIXe siècle, Musée de Dijon, 1961.

2. Op. cit., p. 264.3. L'Oblal, Paris, 1929, p. 223.4. Décrivant le cortège, l'auteur montre « un moine qui se cure tranquillement

l'oreille ».5. L'auteur cite « un pleurant qui se nettoie l'oreille ». M110

JALABERT àson tour écrit : « il y en a un qui se mouche dans ses doigts et un autre qui segratte énergiquement le fond de l'oreille ». Cf. La sculpture française, Paris,1931, p. 85.

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Mais voici qui est plus important encore : la présence du pleurantque l'on croyait se moucher au milieu du cortège funèbre x entraînales historiens à des considérations d'ordre général, soit sur lesmœurs du temps, soit sur l'art des maîtres des pays du Nord.J'emprunte les passages suivants à des auteurs déjà cités : « II semouche ce grand seigneur très simplement comme on faisait assezsouvent en ce temps là, en serrant son nez entre le pouce et l'indexde la main droite ». « Les moines apportent au chœur le laisser-allerde la cellule, c'est la vie familière telle que la peindront les Hollan-dais 2». Voilà pour les mœurs. Et maintenant sur le plan artistique :« les gestes des pleurants sont souvent d'une trivialité telle quel'amusement dégénère en une grosse gaîté, analogue à celle qu'onéprouve devant un intérieur hollandais de Brauwer ou une kermessede Téniers 3 ». Et Louis Réau 4 d'ajouter que « le réalisme funèbre etparfois trivial de ces figurines » rappelle « les fantaisies narquoisesdes marmousets, des gargouilles, des miséricordes des stalles ».

Ainsi, Claus Sluter — puisqu'il y a tout lieu d'attribuer à Sluterlui-même le « pourtrait » sinon l'exécution, de la statuette du tom-beau de Philippe le Hardi — annoncerait Brauwer, de même quele Saint Joseph de la Fuite en Egypte de Broederlam serait l'an-cêtre des paysans de Brueghel. A ce propos, M. Van Puyvelde 5,dans son ouvrage sur Le siècle de Van Eyck, a eu raison de s'élevercontre cette habitude de qualifier de flamand tout geste quelquepeu vulgaire que l'on remarque dans les œuvres de cette époque.

L'explication la plus communément acceptée me paraît toutà fait contraire au sentiment qui s'exprime dans le cortège des« pleurants » et qui est profondément religieux. Aussi bien en pein-ture qu'en sculpture, les drôleries sont marginales ; elles ne viennentpas d'ordinaire s'insérer au premier plan des scènes sacrées. Bienqu'il n'épargne rien de la laideur d'un visage G, Sluter ne se contentepas du simple pittoresque. S'il a le souci de l'observation minu-tieuse de la nature humaine, c'est pour donner plus de caractèreà ses figures. Le « réalisme slutérien », loin d'être terre-à-terre,s'élève parfois jusqu'au pathétique ; il est inconcevable qu'il se

1. Cette interprétation a faussé le jugement de Louis Gonse à propos despleurants : il fait observer « la naïveté de leurs attitudes ». Cf. Les chefs-d'œuvredes Musées de France, Paris, 1904, p. 147. Pour Mlle JALABERT, « les sculpteursbourguignons... ont recherché les détails réalistes sans reculer devant les plusvulgaires ».

2. Henri DUOUOT, Notes sur quelques pleurants des tombeaux des ducs, dansRevue de Bourgogne, 1914, p. 214.

3. H. CHABEUF, art. cit., p. 246.4. L'Art gothique en France, Paris, 1950, p. 122.5. Le siècle de Van Eyck, Paris-Bruxelles, 1953.6. Tel celui de la duchesse Marguerite de Flandre au portail de Champmol.

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soit abaissé à la vulgarité. Pour essuyer leurs larmes, les membresde la famille du Duc portaient à leurs yeux un pan de leur manteau,ce qui est d'un effet plastique bien supérieur à l'emploi d'un mou-choir (flg. 4). Cependant, pour se moucher, il existait déjà des lingesau Moyen Age, ainsi qu'en témoignent non seulement les comptes \mais certaines autres figurations de « pleurants 2 ». Il faut doncchercher une autre interprétation.

Ces personnages n'auraient-ils pas porté des besicles ? Lesdoigts auraient ainsi maintenu en place, à la partie supérieuredu nez, des verres dont la monture ne portait pas de brancheset tenait difficilement sur le nez. C'est l'interprétation à laquellesemblaient pouvoir conduire les travaux d'un professeur hollandais,le docteur H.J.M. WEVE, qui a étudié ce genre de lunettes médié-vales. L'absence de ressort sur les besicles à pont et le serrementinsuffisant du type « clouant» à pivot axial obligeaient les porteurs delunettes à maintenir leurs verres devant les yeux avec leurs doigts.

Les besicles étaient d'un usage courant dès le xive siècle. Phil-lippe le Hardi a dû en porter : en effet, dans l'inventaire dresséen 1420, après la mort de Jean sans Peur, à la Chapelle ducalede Dijon, on signalait deux « béricles rons, l'un assis en corne etl'autre bordé de cuivre doré », ainsi qu'un étui garni de « béricles » 3

sur lequel est écrit « y me tarde », devise du premier duc Valois,qui était peinte sur son tombeau.

On trouve des personnages à besicles sur de nombreux panneauxpeints du xve siècle. Certaines statues aussi, en étaient pourvues 4.A la Chartreuse de Champmol, l'un des prophètes du Puit de Moïseen portait : Hennequin d'Att, orfèvre, demeurant à Dijon estpayé le 2 janvier 1402 « pour la façon d'un buricle pour Jheremiele prophète » 5. Un tel accessoire était destiné à mieux exprimerl'usure de la vue chez ce vieillard inspiré.

A cette interprétation peuvent cependant être opposées deuxobjections. Il n'est pas fait mention de besicles dans les comptespour les « pleurants », et l'on ne constate aucune trace de fixationsur les mains ou le visage des personnages considérés. D'autrepart, il convient de remarquer que les personnes qui sont figuréesainsi, en peinture comme en sculpture, à la même époque onttoujours un livre sous les yeux, les besicles n'étant utilisés que

1. Cf. "V. GAY, Glossaire archéologique, t. II, p. 148.2. Comme celui du Musée archéologique de Dijon. Cf. Les pleurants dans

l'Art du Moyen Age en Europe, Musée de Dijon, 1971, n° 126, pi. XXXVII.3. Bibl. Nat., collection des Cinq cents Colbert, ms. 127, f° 111 v°.4. Au Musée de Vienne : cf. Dr P. PANSIER, Histoire des lunettes, Paris, 1901.5. Archives de la Côte-d'Or, B 11673, f° 143.

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pour la lecture. Or les deux « pleurants » en question ne portentpas de livre.

Je proposerai donc une autre interprétation. La documentationréunie à l'occasion de l'exposition sur les « pleurants » a permisde reconnaître le sens de ce geste. Sur une page enluminée d'unmanuscrit du xne siècle de Saint-Omer 1, on voit des moines enpleurs autour du lit de mort de leur abbé. L'un d'eux fait exac-tement le même geste que celui du « pleurant » du tombeau dePhilippe le Hardi. Le revers de la main se présente horizontalementjuste au dessous des yeux, le pouce et l'index s'appliquant surla moitié supérieure du nez. Il s'agit là d'un geste fait pour étancher

4. — « PLEURANT » DEPHILIPPE LE HARDI

les larmes, une sorte de geste rituel (fig. 5), analogue à celui qui sepratiquait dans l'Antiquité 2. Ce geste se distingue nettement decelui de se boucher le nez pour ne pas sentir l'odeur du cadavre,comme le fait la Sainte Marthe du tombeau de Saint Lazare àAutun.

Il suffit de bien examiner le « pleurant » du tombeau de Philippele Hardi pour voir qu'il ne presse pas ses narines, mais le haut du

1. Bibliothèque de Saint-Omer, ms. 698. Cf. Catalogue gén. des mss. desBibl. publ. des départ., III, 1861.

2. M. Von Bothmer m'a signalé une figuration semblable sur une coupegrecque du Metropolitan Muséum of Art de New York.

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nez, sensiblement au niveau des paupières inférieures des yeux 1.Il est curieux de constater qu'à cet endroit les doigts comprimentles sacs lacrymaux qui, par les canaux lacrymaux-nasaux commu-niquent avec l'intérieur du nez 2, empêchant de la sorte le trop-plein des larmes de s'écouler par la voie nasale. Ce geste rituelaurait donc une signification de nature physiologique.

On est conduit ainsi à une interprétation qui est à l'opposé del'interprétation la plus généralement acceptée. Non seulement les« pleurants » des tombeaux des ducs de Bourgogne ne se mouche-raient pas ; mais le geste qu'ils font aurait pour effet d'empêcherqu'ils aient à se moucher.

En reprenant le thème des « pleurants », Claus Sluter a su luidonner une originalité propre, en animant le cortège funèbre duduc Philippe le Hardi, en individualisant gestes et attitudes, et enusant des effets du drapé pour exprimer le deuil. Il n'a pas eu besoinpour autant de forcer la note, en introduisant parmi les membresde la famille ducale un personnage qui se serait mouché dans sesdoigts, même si ce geste était de pratique courante à l'époque.Il s'est contenté de donner forme nouvelle à des types traditionnels.

5. — PLEURANTS DU MS. DE SAINT-OMER

1. L'une des « pleureuses » du tombeau de Charles V11I à Saint-Denis, détruità la Révolution, et qui n'est malheureusement plus connu que par des dessinsou gravures, semble faire le môme geste. Il est permis de se demander quelleen est la source : italo-antique, s'il s'agit d'une idée du sculpteur Guido Mazzoni,française et peut-être bourguignonne, si l'idée vient de Jean Perréal, auteurdu dessin du tombeau de François II à Nantes. Cf. P. QUAHRÉ, Les pleurantsdu tombeau de François 11, dans Congrès Nat. des Soc. Savantes, Nantes, 1972.

2. Cf. H. ROUVIÈRE, Anatomie humaine descriptive et topographique, 4° édit.,t. 1, p. 346, lig. 216.