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Les Portugais et les marches de 1983 et 1984 Migrations Société 1 LES PORTUGAIS ET LES MARCHES DE 1983 ET 1984 I Partie Les dessous de la manipulation raciste de l’opinion publique distinguant des communautés “visibles” et “invisibles” Albano CORDEIRO * Évolution quantitative et diversité accrue de l’immigration depuis la fin des années 1950 Avant les années 1960, les communautés issues de l’immigration les plus nombreuses, comme successivement les Belges, les Italiens, les Espagnols, ont été touchées par le racisme1. Ces communautés étaient pourtant européennes et chrétiennes... donc “culturellement proches ”. Une manière de dire que les postcoloniaux, ex-“indigènes”, étaient des gens “culturellement éloignés” des Français. Cette attitude de dévalorisation avait des aspects comparables, toutes propositions gardées, avec celle dont ont été objet des populations issues de migrations internes, comme les Bretons, les Auvergnats, etc. À la fin des années 1950 et au début des années 1960, l’immigration en provenance des (anciens) territoires colonisés s’intensifie, d’abord à partir des territoires du Maghreb2, puis de l’Afrique subsaharienne3. * Économiste, sociologue. Le terme “communauté” est banni chez les bien-pensants républicains qui utilisent ici plutôt celui de “minorités”. 1. L’épisode le plus violent de ce racisme a été la tuerie d’Aigues-Mortes (Gard) en août 1893. Une chasse aux Piémontais a fait sept morts et une cinquantaine de blessés. http://fr.wikipedia.org/wiki/Aigues-Mortes#Le_massacre_des_Italiens_.28ao.C3.BBt_1893.29 2. En ce qui concerne l’Algérie, pendant la période des négociations entre la France et le Front de libération nationale, la conviction s’est fait jour, en particulier parmi les patrons du BTP, qu’il y aurait un nombre considérable de départs de travailleurs qui retourneraient en Algérie suite à son indépendance. D’après notre recherche, ces départs furent effectivement nombreux, mais, suite aux espoirs déçus de l’indépendance et des promesses du premier gouvernement de Ben Bella, on a pu observer un mouvement intense de retours en France dès le début de

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Article d'Albano Cordeiro publié dans la revue Migrations Société du CIEMI (Centre d'information et d'études sur les migrations internationales).

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Les Portugais et les marches de 1983 et 1984 Migrations Société

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LES PORTUGAIS ET LES MARCHES DE 1983 ET 1984

I Partie Les dessous de la manipulation raciste de l’opinion publique distinguant des communautés “visibles” et “invisibles”

Albano CORDEIRO *

Évolution quantitative et diversité accrue de l’immigration depuis la fin des années 1950 Avant les années 1960, les communautés issues de l’immigration les plus nombreuses, comme — successivement — les Belges, les Italiens, les Espagnols, ont été touchées par le racisme1. Ces communautés étaient pourtant européennes et chrétiennes... donc “culturellement proches ”. Une manière de dire que les postcoloniaux, ex-“indigènes”, étaient des gens “culturellement éloignés” des Français. Cette attitude de dévalorisation avait des aspects comparables, toutes propositions gardées, avec celle dont ont été objet des populations issues de migrations internes, comme les Bretons, les Auvergnats, etc. À la fin des années 1950 et au début des années 1960, l’immigration en provenance des (anciens) territoires colonisés s’intensifie, d’abord à partir des territoires du Maghreb2, puis de l’Afrique subsaharienne3. * Économiste, sociologue. Le terme “communauté” est banni chez les bien-pensants républicains qui utilisent ici plutôt celui de “minorités”. 1. L’épisode le plus violent de ce racisme a été la tuerie d’Aigues-Mortes (Gard) en août 1893. Une chasse aux Piémontais a fait sept morts et une cinquantaine de blessés. http://fr.wikipedia.org/wiki/Aigues-Mortes#Le_massacre_des_Italiens_.28ao.C3.BBt_1893.29 2. En ce qui concerne l’Algérie, pendant la période des négociations entre la France et le Front de libération nationale, la conviction s’est fait jour, en particulier parmi les patrons du BTP, qu’il y aurait un nombre considérable de départs de travailleurs qui retourneraient en Algérie suite à son indépendance. D’après notre recherche, ces départs furent effectivement nombreux, mais, suite aux espoirs déçus de l’indépendance et des promesses du premier gouvernement de Ben Bella, on a pu observer un mouvement intense de retours en France dès le début de

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On observe également, dans les années 1960, l’arrivée massive en France d’une immigration européenne, la communauté portugaise Celle-ci deviendra, en quelques années ; la plus nombreuse. De 1962 à 1982, plus d’un million de Portugais ont immigré en France. Dans la conjoncture économique, politique et sociale des premières décennies de l’après-Deuxième Guerre mondiale, les populations immigrées et leurs descendants (arrivés mineurs en France ou y étant nés) sont traversés par des différenciations majeures qui se superposent, dont la première concerne les possibilités d’échange et de communication avec la population française (en particulier, celle dite “de souche”). Ainsi, le fait de provenir ou non d’un pays francophone constituait un avantage ou un handicap pour s’insérer en France. Sur ce plan, les populations immigrées les mieux “armées” pour aboutir rapidement à cette insertion étaient plutôt les populations dites “postcoloniales”, issues de territoires anciennement sous administration française, connaissant non seulement le français mais aussi, passablement, les arcanes de l’administration française. En revanche, les immigrés d’origine européenne se trouvaient désavantagés par rapport aux postcoloniaux et aux “immigrés 1964, à tel point que les arrivées au port de Marseille furent limitées à 1 000 par mois à partir d’avril 1964

(accord Grandval-Nekkache). Voir CORDEIRO, Albano, Eléments sur la condition des travailleurs immigrés algériens, Grenoble : Institut de recherche économique et de planification (IREP), Université Grenoble II, pp. 177, 1970, 3. Dans les années 1960, divers accords conclus entre un pays africain qui n’était plus administré par la France et l’ancienne métropole régulariseront la circulation entre les nationaux de ces pays et la France. La régularisation de la circulation entre ces pays et la France et les conditions favorables que connaissait alors l’économie française vont intensifier les flux de ces travailleurs vers l’Hexagone. Voir TIMERA, Mahamet,

“L’immigration africaine en France :regards des autres et repli sur soi”, Politique Africaine, n° 67, octobre

1997, dossier La France et les migrants africains, pp. 41-47.

Le nombre de résidents portugais passe de 50 000 au tout début des années 1960 à 850 000 au bout de 15 ans, c’est-à-dire le niveau le plus élevé atteint par les Italiens dans les années 1930. Cette croissance est en partie due à la part importante qu’a prise l’immigration familiale ayant suivi une migration essentiellement constituée d’hommes et très jeunes (échappant à la conscription militaire liée à la guerre coloniale en cours), et l’appel accru de « portugais » comme travailleurs en prévision d’une pénurie d’ ouvriers dans le BTP. La communauté portugaise, contrairement aux autres communautés de migrants de l’époque, vivait très majoritairement en famille, devenant dans la première moitié des années 1970 celle où la natalité était, en termes absolus et relatifs, la plus importante chez les étrangers, dépassant même celle de la moyenne des Français. 4. Cette situation “avantageuse” d’être francophone concernait également les migrants en provenance des DOM-TOM. Ces migrants cumulaient un autre “avantage” lié au fait d’avoir la possibilité d’accéder au marché de l’emploi de l’administration publique et territoriale et dans les services publics. Précisons toutefois que la connaissance de la langue française, pour les autres migrants francophones, ne concernait pas souvent la

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totalité des migrants de telle ou telle origine. On peut considérer que cette caractéristique de la

connaissance/non-connaissance de langue française ne joue plus après la période d’insertion

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français” (originaires des DOM-TOM4) dans leur parcours d’insertion dans la société française. Pourtant, ils vinrent à être considérés “culturellement proches”. Pour les Portugais, comme pour d’autres migrants, européens ou non, la non-francophonie se traduisait par des fortes contraintes. Pendant longtemps, la majorité des migrants était originaire de petits villages ruraux où régnait un certain type de convivialité : tout le monde se connaissait et tout le monde était au courant des bonnes et des mauvaises nouvelles concernant chaque famille. Ainsi, en France, la méconnaissance de la langue était compensée par l’entraide et par la possibilité d’échanger des informations sur la société environnante (logement, documents d’identité, mouvement bancaire, emploi, transports, santé, école...). Cela a largement facilité leur insertion dans la plupart des endroits de France où des noyaux de Portugais se formaient dans les années 1960 et au début des années 1970, malgré la faible extension de réseaux d’“anciens” (arrivés dans les années 1930 et dans l’immédiat après-guerre)5. C’est en partie grâce à cette tendance “à rester en contact” et à échanger des nouvelles et des informations sur la vie en France, et aussi à occuper collectivement le temps libre (sport, bars associatifs, apprendre la langue aux enfants...) que se sont créées les premières associations portugaises locales. Au début des années 1980, elles étaient environ un millier, leur nombre exact étant inconnu (voir plus loin, note 14). Donc, une partie importante de cette immigration6, constituée de gens “culturellement proches”, européens et chrétiens, a pu

langue française ne joue plus après la période d’insertion (de durée variable). Par ailleurs, les migrants africains non francophones (anglophones et lusophones), sont sur le même plan que les migrants européens quant à la méconnaissance des rouages de l’administration française et de maints aspects de la société française. S’y ajoutent les difficultés liées au racisme qui touche les populations classées comme “africaines” (antillaises incluses).5. La question de la francophonie/non-francophonie ne se pose plus dans les mêmes termes aujourd’hui, au vu des durées de séjour accumulées et de l’augmentation relative des nouveaux migrants ayant fait des études. 6. CORDEIRO, Albano (rédacteur) ; CENTRE D’ÉTUDES ET DE DYNAMISATION DE

L’ÉMIGRATION PORTUGAISE, Enfermement et ouvertures : les associations portugaises en France, Paris : CEDEP, 1986 . Rapport final d’une enquête promue par le CEDEP sur 50 associations portugaises, enquête qui constitue l’étude la plus importante réalisée sur ce

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mouvement associatif. Cette étude donne une estimation de la part de la population résidente portugaise “touchée” par les activités de ces associations, qui serait de l’ordre de 45 %.

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constituer des espaces collectifs propres pour pouvoir créer des activités hors-travailla. Une attitude que nous avons appelé une « manifestation de résistance culturelle ». En conclusion sur ce sujet, nous dirions qu’alors que le communautarisme est considéré comme étant contraire aux “valeurs républicaines”, Toutefois, plus d’une population d’origine immigrée7 pratique une forme de communautarisme, s’organisant de façon autonome pour la gestion de son temps libre, par des activités culturelles en vue du maintien et reproduction de son identité sur le territoire français, sans soulever des critiques de la part des médias et d’autorités en matière d’éducation et de culture.

Contextes historiques

«je ne suis pas immigré ! Je ne suis pas arabe ! », expression

entendue dans la bouche d’un travailleur portugais.

Les contentieux historiques entre Français et certaines des populations immigrées et issues de l’immigration, l’islamophobie et le racisme sont des facteurs déterminants dans la formation de l’image dominante de l’immigration dans l’opinion publique. .

Les communautés de postcoloniaux

Dans le groupe des postcoloniaux, les Maghrébins sont de loin les plus nombreux. Parmi ceux-ci, les Algériens dominent en nombre, suivis des Marocains. La présence sur le sol de l’ancienne métropole de centaines de milliers de migrants — qui ont subi l’administration coloniale ou en ont entendu parler par leurs parents — a réveillé des réflexes colonialistes non seulement chez des Français ayant quitté les colonies lors de l’indépendance de celles-ci (un départ souvent ressenti comme une violence à leur égard), mais aussi chez une partie non négligeable de l’opinion publique. Ce sont, d’une part, ce ressentiment d’anciens résidents français (dont l’exemple le plus frappant est celui des pieds-noirs d’Algérie),

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7. Nous avons abordé le cas de l’immigration portugaise, mais il y a bien de points communs dans la “manière d’être en France” avec d’autres populations d’origine immigrée. Citons par exemple les migrants chinois et autres migrants asiatiques, dont les Indo-Pakistanais ainsi que les Sri-lankais.

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ayant dû quitter “leurs” colonies et, d’autre part, la “posture anti-coloniale”, en quelque sorte naturelle, propre à celui qui subit le regard dévalorisant de la part du colonialiste. La confrontation de ces postures opposées est bien le noyau dur du contentieux historique entre «français» qui se retrouvent dans une valorisant de l’action coloniale de la France, et ceux qui ont eu à le subir directement ou partagent la mémoire collective des victimes du colonialisme. Ce concept de “contentieux historique” tient ainsi compte non seulement du ressentiment des anciens colons et de cercles nationalistes divers, mais aussi de ce que nous avons appelé la «posture anticoloniale» des personnes originaires des pays anciennement administrés par la France8. Ajoutons que l’intériorisation de préjugés d’origine coloniale comme l’islamophobie, renforcée par l’apparition de l’islamisme violent à l’échelle mondiale, incite au racisme qui a été de tout temps présent dans la société française. La traduction en images de ces rapports particuliers entre la population française, spécialement celle dite “de souche”, et les populations mmigrées a été la bipartition, désormais classique, des populations d’origine immigrée entre “visibles” et “invisibles”.

Les paradoxes des populations immigrées “visibles”

Le premier paradoxe résulte du fait que les populations “visibles” ne sont pas toutes si visibles que ça, au sens habituel du mot. Bien que beaucoup défendent l’existence d’un “type maghrébin”, le fait est que nombreux sont les Maghrébins qui ne sont pas ‘facilement reconnaissables en tant que tels dans la rue ou dans la foule. En revanche, d’autres populations pourtant bien visibles sont spontanément classées dans les populations “invisibles” (Chinois, Indiens...). Cela n’exclut pas que, sur certaines ethnies, puissent circuler des récits donnant une image de gens de comportements «étranges», «exotiques», voir à les « craindre». La raison est que l’expression “immigrés visibles” veut signifier leur appartenance à l’“immigration-qui-pose-problème”. Par là même, 8. Toutefois, parmi les postcoloniaux, nous devrions citer également les personnes originaires du Vietnam, du Cambodge et du Laos. Or, il s’avère que cette population est perçue comme étant des réfugiés d’après

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1975 “victimes des communistes”, ce qui renforce les colonialistes dans leur conviction que leur présence “là-bas” les protégeait. Le “contentieux historique” ne joue donc plus comme pour d’autres postcoloniaux.

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cette expression suppose qu’il y a des immigrés “invisibles” qui, eux, “ne-posent-pas-de-problèmes”. L’immigration “invisible” serait celle qui ne mettrait pas en cause une supposée identité française, alors que l’immigration “visible” serait une immigration ayant du mal à s’“intégrer” ou qui ne s’“intègre” même pas en raison de leur différence (ou “distance”) marquée par rapport à la société française ou par leur supposée volonté de ne pas s’y “intégrer”. De la sorte, on désigne quelles sont les populations immigrées vers lesquelles le racisme se trouve non seulement “justifié”, mais également “légitimé” informellement. Or, les postcoloniaux ce sont des immigrés parmi les mieux outillés pour s’intégrer en France. La raison principale en est qu’ils sont souvent issus des moins-pauvres des couches pauvres de leur pays d’origine et de ce fait ont une connaissance du français meilleure que celle d’une partie des classes les plus pauvres de France. Les plus âgés ont pu avoir l’expérience directe du mode de fonctionnement de l’administration française (un atout considérable) et de sa réglementation, et les plus jeunes l’expérience de l’administration de leur pays, qui a souvent repris le mode de fonctionnement de la France et sa réglementation. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, les postcoloniaux sont plus proches de la culture française que les autres immigrés.

Les paradoxes des populations immigrées “invisibles”

Du fait qu’ils “ne-posent-pas-de-problème”, les migrants dits “invisibles” sont supposés “s’intégrer” ou être par avance “intégrés”. L’association d’idées entre “invisibilité” et “intégration” dans la “francitude” est un élément-clé dans le système d’évaluation des aspects positifs et négatifs qui caractérise tel ou tel groupe d’immigrés considéré alors comme “homogène” et dépourvu de diversité interne. Ajoutons également qu’il s’agit d’un élément-clé pour évaluer la “performance” de telle ou telle population dans ses nécessaires efforts pour s’“intégrer”. Le court-circuit de la pensée consiste ici à établir un lien entre,

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d’une part, “invisibilité” et “intégration” et, d’autre part, entre “visibilité” et “non-intégration”. À la base de ce court-circuit de la pensée il y a la prégnance de la question du “contentieux historique”. Tout est bon, du moment que l’on peut rabaisser ces ingrats d’ex-“indigènes” qui ont refusé la France et qui ensuite « sont venus chez nous seulement pour profiter des avantages sociaux qu’elle donne ». Ainsi, les postcoloniaux9 sont accusés de ne pas vouloir s’“intégrer”, alors que les autres immigrés, dont la grande majorité est constituée d’Européens, et en particulier de Portugais, est considérée comme bien “intégrée”.

II Partie Comment celui qui fut pendant longtemps le groupe national d’immigrés le plus nombreux a-t-il pu disparaître des écrans ? C’est dans les années 1960 que les Portugais arrivent massivement en France. C’est l’époque où la France a vu ses colonisés immigrés devenir des immigrés-étrangers et qu’elle a constaté que ses ex-“indigènes” répondaient à la forte demande de main-d’oeuvre, en affluant par dizaines et centaines de milliers. Ces ex-«indigènes» ont connu l’émigration depuis des siècles. Ces nouveaux migrants proviennent majoritairement de petits villages ruraux où les petits propriétaires de la terre ont à faire à une faible productivité, en soi insuffisante pour sortir de la pauvreté. En ce qui concerne les portugais, leur migration devient vite familiale. La “communauté portugaise” se constituait sur la base de cellules familiales, dans une proportion clairement plus élevée que les autres communautés d’immigrés. La partie de cette population vivant relativement concentrée, avec une facilité de contact entre quelques petites dizaines de familles, était à même de promouvoir des initiatives sportives, concours de jeux divers, actions culturelles 9. Ceux qui prétendent “dénoncer” les Africains subsahariens en raison de leur supposée absence de volonté de s’intégrer dans la société de leur “ex-métropole” ne sont pas sans savoir que les immigrés anglophones et lusophones sont également visés par leur démarche visant à rabaisser les postcoloniaux. De même, les Antillaise et les Réunionnais immigrés en France, qui sont des Français, peuvent également se sentir visés.

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10. Dans les années 1980, le nombre d’associations portugaises aurait été situé entre 700 et 800, mais selon les services culturels de l’ambassade du Portugal, ce nombre serait de 1 007 en 1990, ce chiffre comprenant toutefois des communautés catholiques et de petites associations de fait souvent de courte durée, le temps de la préparation d’une initiative. Le film de

José Vieira (Week-end en Tosmanie, 1983) relatait cette activité de loisirs collectifs (football, musique, danses, fêtes, excursions). Ces associations n’avaient pas le plus souvent un nombre important de membres (le taux de membres de la communauté qui cotisaient serait

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(groupes folkloriques de musique et danse, organisation de fêtes, ainsi créé le mouvement associatif le plus important de l’histoire de l’immigration en France10. Ces initiatives à caractère collectif étaient donc la manifestation la plus claire d’une autonomie relative vis-à-vis de la société française, une manière de ne pas en dépendre, du moins en ce qui concerne l’organisation du temps libre. Il y aurait de quoi scandaliser les défenseurs des “valeurs françaises” et de la République. Les jeunes fréquentant ces associations auraient tendance à rester dans le giron associatif, tout en étant également attirés à une fréquentation de “loisirs de la société française”. Compte tenu de ces éléments, il est difficile de dire que « les Portugais sont intégrés », un jugement émis très souvent par des Français. En fait, souvent ce que l’on veut faire ressortir avec cette phrase, c’est qu’il y a des immigrés qui ne se sont pas intégrés. Compte tenu d’autres éléments (« bons travailleurs», comparativement peu de chômage, le «on peut leur faire confiance », en parlant des concierges...), le travailleur portugais est placé sur un piédestal sur lequel est écrit “le bon immigré”11. Malgré la perversité de ces idées reçues, l’idée que les immigrés “visibles” sont bien plus intégrés que les “invisibles” est parfaitement défendable : * ils proviennent de pays officiellement francophones et parlent déjà le français ou sont en mesure de l’acquérir plus facilement une fois immergés dans un milieu francophone ; * les peuples dont ils sont issus et la France partagent une histoire commune, à l’origine d’un contentieux, mais une histoire qui possède également des aspects positifs, ne serait-ce que pour une partie minoritaire de ces migrants, ceux ayant fait une (relative) ascension sociale de l’ordre de 10 %, mais la participation à leurs activités était estimée à 45 % de la population concernée, ce qui est important compte tenu de la partie de la communauté qui était dispersée sur le territoire français, avec un niveau de concentration insuffisant pour mener des activités

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associatives. Le mouvement associatif portugais est presque exclusivement autofinancé, avec quelques rares subventions du gouvernement portugais. Du côté français, il est pratiquement absent du “champ de la subvention”. 11. Cet “usage” du travailleur portugais a été abordé dans une interview à l’Agence Im’Média : CORDEIRO, Albano, “La communauté portugaise a été protégée jusqu’ici par le paratonnerre

maghrébin”, entretien conduit par ABDALLAH, Mogniss, Plein Droit, dossier L’Europe multicommunautaire , n° spécial, hiver 1989-1990, pp. 116-118.

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* ils sont à même de saisir, du moins en partie, les logiques de

l’administration française, ce qui n’est pas le cas de pratiquement tous les immigrés “invisibles”, car les immigrés “visibles”, devenus adultes après l’indépendance de leur pays, ont eu affaire à une administration nationale largement inspirée de l’administration française (ou restée pratiquement la même). En revanche, les immigrés “invisibles” : * proviennent d’un pays non francophone ; * n’ont aucune expérience de l’administration française ; * généralement, leur pays ne partagent pas de liens historiques particuliers avec la France (en particulier le Portugal, allié historique de l’Angleterre).. Les immigrés “invisibles” affrontent donc plus de difficultés, d’abord, pour s’ “insérer” dans la société d’accueil dans les mois ou années qui suivent leur installation, et aussi par la suite s’ils veulent jouer un rôle social. Autre aspect qui a son importance : les migrants ne viennent pas en France pour “s’intégrer dans la nation France”. Sur cette question il y a une confusion largement entretenue. Les individus migrent pour chercher une ascension sociale. Obtenir une ascension sociale signifie que le pauvre ou le “plus ou moins pauvre” qu’il ou elle était dans la société d’origine deviendrait spontanément reconnu comme appartenant à la classe moyenne du pays d’accueil. Pour cela, il faut afficher les status symbol de la classe moyenne (propriété de sa maison, une ou deux voitures, enfants faisant des études, etc.). Or, c’est bien cette ascension sociale qui est appelée “intégration dans la nation France»...

Le mouvement des “jeunes issus de l’immigration” des années 1980 Le 30e anniversaire de la “marche des Beurs” de 1983 a été une occasion de rappeler, plusieurs semaines durant, une époque qui a

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vu l’émergence d’un nouvel acteur politique collectif appelé “jeunes issus de l’immigration”. Les travailleurs immigrés présents en France ou arrivés dans les années 1960 ont, certes, mené des luttes, en général dans le cadre syndical et en particulier lors des grèves et manifestations de 1968.

Mais leurs luttes deviennent plus fréquentes et ont des répercussions médiatiques à partir du début des années 1970, quand ces mêmes travailleurs deviennent plus conscients qu’ils sont en première ligne en cas de difficultés touchant les entreprises qui les emploient. La lutte contre la circulaire Fontenay-Marcellin (1972), subordonnant la délivrance d’une carte de séjour à l’obtention d’un contrat de travail et d’un « logement décent », touche un grand nombre de travailleurs et sera à l’origine de plusieurs grèves de la faim auxquelles font écho des luttes locales et régionales. Ces luttes mobilisent essentiellement — mais pas seulement — des travailleurs maghrébins. Elles ont lieu dans le contexte d’une montée claire du racisme polarisé sur les «maghrébins»12. Le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) organisera alors des grèves générales des travailleurs arabes qui ont un relatif succès. D’autres luttes se suivront, avec la participation des travailleurs maghrébins et d’autres origines. Tandis que ces luttes ont lieu tout au long des années 1970, toute une jeunesse issue de l’immigration — enfants arrivés du pays d’origine de leurs parents dans les années 1960 et 1970 ou nés en France — a été scolarisée dans le pays d’installation. Une partie de cette jeunesse, bien plus nombreuse que pour le passé, se trouve à la sortie de l’adolescence, à la fin des années 1970, dans les grandes villes comme Lyon, Marseille ou Paris, et s’échangent leurs histoires individuelles et collectives. Vers la fin des années 1970, les autorités françaises se montrent intraitables envers certains jeunes — spontanément tenus pour des “délinquants” — et procèdent à leur expulsion vers le pays d’origine (de leurs parents), avec comme résultat une séparation des familles. Parmi les nombreux faits divers que les médias ont à traiter tous les jours, ce sont ceux dans lesquels sont impliqués des Maghrébins (“reconnus” d’après leur nom) qui sont en général présentés au grand public, confortant

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l’image stéréotypée que ces jeunes ont à subir. S’ensuivent de nombreuses expulsions qui vont faire monter la révolte. Dans un premier temps, en 1981, la forme pacifique de la grève de la faim a été essayée sous la responsabilité de la Cimade de Lyon, suivie par deux organisateurs (le prêtre Christian Delorme et le pasteur Jean Costil) et Ahmed Boukhrouma13. Le nouveau 12. Cette montée du racisme antimaghrébin, perceptible principalement dans le sud de la France, s’exacerbe avec l’homicide d’un chauffeur de bus marseillais perpétré par un déséquilibré algérien (août 1973). Des ratonnades de Maghrébins feront plusieurs morts.

13. jeune maghrébin de Lyon, menacé d’être expulsé de France. 14. La loi du 27 octobre 1981 définit des « catégories protégées » de l’éloignement parmi lesquelles les mineurs — protégés en toute circonstance — les étrangers nés en France, ceux arrivés avant l’âge de dix ans ou qui résident en France depuis plus de dix ans. L’éloignement reste cependant possible en cas d’urgence absolue, c’est-à-dire s’il y

a « nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou pour la sécurité publique » ou en cas de condamnation à une peine égale ou supérieure à un an de prison ferme.

ABDALLAH, Mogniss H., “Pour en finir avec la double peine (1989-1992)”, Plein Droit, n° 56, mars 2003, dossier Les spoliés de la décolonisation, Les Portugais et les marches de 1983 et 1984 Migrations Société

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président de la République acceptera alors de faire quelques concessions14. Ces mêmes organisateurs de la grève de 1981, suivant une idée de Toumi Djaïdja, jeune leader des Minguettes (une cité de Venissieux), mettent en place une Marche contre le racisme et pour l’égalité qui devait relier Marseille à Paris15 pour rappeler à l’État ses engagements à ne pas faire usage de la double peine (condamnation suivie de l’expulsion du territoire français) et pour revendiquer l’égalité face à la loi et dans les rapports entre les citoyens et l’État. Il convient de remarquer le fait que le mot «égalité» était explicite, mais en définitive ce sera bien le thème du racisme qui marquera le souvenir de la marche. Le terme “Beurs”, qui n’était pas cité, va servir de marqueur, les médias ayant baptisé le mouvement “Marche des Beurs”. Néanmoins, cette marche est partie de Marseille le 15 septembre 1983 dans l’indifférence générale. La traversée de la vallée du Rhône s’est en général passée dans l’indifférence16. Grenoble sera la première ville qui organisera un accueil avec cortège dans les rues. C’est en définitive bien plus tard que la marche intéressera les médias suite à l’épisode de l’assassinat, à la mi-novembre, d’un jeune Marocain jeté par la fenêtre du train Bordeaux-Vintimille par

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des légionnaires. Salie dans sa réputation, “la France” se devait de réagir et montrer que “chez nous”, on combattait aussi le racisme. Cette affaire, c’est le début de ce que d’aucuns ont appelé la “danse 15. Il existe une vaste littérature et beaucoup de documents concernant cette marche. 16. À Valence, la déléguée locale de la Fédération des associations de soutien aux travailleurs immigrés (FASTI) les invite à aller dans les quartiers populaires. Ces intervenants ont fait remarquer qu’ils parleraient à des “convaincus”… (relaté par une personne présente).

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des ministres” (Georgina Dufoix, Jack Lang) qui rejoignent la marche pour un courte durée. Et le 3 décembre ce fut l’arrivée à Paris dans un long cortège dont le nombre de participants a été estimé à 100 000 personnes par les médias.

Les Portugais et la marche de 1983 Des dirigeants et militants associatifs portugais ont suivi de près les diverses étapes de la marche de 1983. Parmi eux, des jeunes d’une vingtaine d’années, qui étaient nés au Portugal, avaient connu la période du fascisme “là-bas” et avaient donc également connu l’importance de la résistance antifasciste. Mutatis mutandis, un profil proche de celui des “Beurs” mobilisés autour de la Marche pour l’égalité. À Grenoble, quelques Portugais ont joint le Comité d’accueil et de soutien à la marche et ont obtenu l’accord de l’Association franco- portugaise de Grenoble (AFPG) pour défiler avec son groupe folklorique avec les marcheurs. José Vieira, animateur de la Fédération des associations de soutien aux travailleurs immigrés (FASTI), suit la marche en tant que journaliste, donnant des chroniques dans la revue interne de la Fédération. Il suit aussi les réunions du Comité des jeunes issus de l’immigration pour l’accueil de la Marche pour l’égalité. Lui et d’autres militants associatifs portugais se trouvent ainsi mêlés au débat qui va suivre. Le Comité des jeunes issus de l’immigration pour l’accueil de la Marche pour l’égalité, qui avait préparé et mobilisé les militants de la région parisienne, a éclaté dans les premiers mois de 1984, et la crise du “mouvement beur” est devenue notoire lors des Assises des jeunes issus de l’immigration tenues à Villefranche-sur-Saône

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en juin 1984, alors même que le Front national confirmait sa percée aux élections européennes le même mois. Certaines analyses des causes de cet échec soulignent le fait que la marche a été érigée en symbole de l’antiracisme, au détriment de l’affirmation du principe d’égalité, ce qui ouvrait la porte à une récupération, en particulier par les forces politiques au pouvoir. C’est ainsi que Convergence 84 va essayer de mettre l’accent sur l’égalité et éviter ainsi son étiquetage en tant que mouvement exclusivement antiraciste. Cela passait par le refus d’une forme de soutien qui pouvait provenir du Parti socialiste alors au pouvoir. Ce soutien, si tant est qu’il avait lieu, devait être discret et non récupérateur.

La nécessité d’une riposte à la montée du Front national Après quelques percées du Front national aux élections municipales de 1983, l’année 1984 sera celle de la prise de conscience du danger de la montée de ce parti, une montée qui défiait directement le “mouvement beur”, qui semblait bien, dans le contexte d’alors, une force issue de la société civile qui se devait de faire face à ce danger menaçant directement les valeurs pour lesquelles il se battait. Or, déchiré, le mouvement va s’avérer incapable d’y apporter une réponse claire. C’est en réaction à cette incapacité qu’un petit groupe issu des divisions qu’a connues le Comité des jeunes issus de l’immigration pour l’accueil de la Marche pour l’égalité se proposa de faire une marche, prenant comme slogan de ralliement « La France est comme une mobylette. Elle marche au mélange », phrase affichée par un manifestant anonyme lors de la manifestation du 3 décembre 1983. D’où l’idée de parcourir la France en mobylette. Les marcheurs devenaient ainsi des “rouleurs”. L’accent mis sur l’idée d’égalité était un point majeur, mais Convergence 84 se voulait aussi une démarche visant à populariser l’idée que la France était devenue un pays multiethnique et pluriculturel, battant en brèche le républicanisme jacobin, qui présuppose qu’elle appartient “à ses nationaux” puisqu’elle est et

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doit rester un État-nation englobant des populations non françaises une fois francisées. Au contraire, les “rouleurs” étaient les messagers d’une France appartenant à ses résidents de toutes nationalités et origines culturelles. C’est bien de là qu’est venue l’idée de faire cinq trajets convergeant vers Paris. À chaque trajet était associée une communauté (ou plus) de la France d’aujourd’hui : les trajets français-maghrébin,portugais, africain, asiatique et turc. Ces trajets symbolisaient les diverses composantes du peuplement de la France. L’objectif était de rendre une représentation proche de la France-pays réel d’aujourd’hui et de la France de demain.

L’élargissement de la lutte des jeunes issus de l’immigration L’initiative de la marche de 1983 s’inscrivait dans un conflit qui concernait au premier chef une partie de la population de France. Certes, les valeurs pour lesquelles les marcheurs se sont mobilisés étaient universelles et, à ce titre, l’initiative concernait bien d’autres segments de la population de France et l’image même du pays. L’explicitation de ces valeurs pour qu’elles soient plus largement répandues et produisent des résultats politiques intéressant toute la société française, était nécessaire mais problématique. Paradoxalement, la crise du “mouvement beur” allait faciliter cette diffusion de la thématique de l’égalité et de l’antiracisme auprès d’autres composantes de la population française susceptibles de s’y reconnaître et d’y adhérer. Il y avait là une suite logique à l’initiative de la “marche des Beurs”. De fait, cette démarche fut aisément comprise par des militants provenant de divers horizons, peu mobilisés ou mobilisés très tardivement suite au succès de la marche de 1983. Si Farida Belghoul, du Comité des jeunes issus de l’immigration pour l’accueil de la Marche pour l’égalité de la région parisienne alors en pleine crise, est partante pour une nouvelle initiative en 1984, elle n’a pas réussi à réunir autour d’elle un groupe suffisamment significatif d’anciens marcheurs de 1983 et de ceux qui s’étaient mobilisés pour le succès de l’opération, comme le père Christian Delorme et le pasteur Jean Costil, et, avec eux les

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réseaux paroissiaux ou simplement chrétiens qu’ils avaient su stimuler en 1983. Christian Delorme et Jean Costil ont fait le choix de rester aux côtés de la majorité des anciens marcheurs qui, faute d’entente large entre eux, resteront en retrait de l’initiative de Farida Belghoul, initiative qui promouvait une participation active de jeunes Portugais et d’autres nationalités dont des Français qui avaient aussi contribué à l’initiative. Malgré ce handicap, Farida Belghoul et le petit groupe favorable à une nouvelle initiative ont réussi à constituer une équipe et une coordination pour lancer Convergence 84. Y seront représentées des organisations déjà présentes comme soutien dans la préparation de la manifestation du 3 décembre 1983, des militants sympathisants de la démarche du “mouvement beur” et de nouveaux participants presque absents de l’initiative précédente. C’était le cas, par exemple, de certaines associations communautaires nationales : Association des Marocains en France (AMF), Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF), Union des travailleurs immigrés tunisiens (UTIT), Association des Tunisiens en France (ATF), Association des travailleurs de Turquie (ACORT). Des organisations “franco-immigrées” de solidarité et de défense des droits des étrangers, déjà présentes dans la mobilisation de 1983, s’y sont également impliquées : Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), Ligue de droits de l’homme (LDH). Étaient aussi présents des militants d’organisations politiques de la gauche extraparlementaire française, des travailleurs sociaux de sensibilité de gauche et des militants antiracistes. Parmi ces apports, celui de militants portugais a été déterminant. Ils constituaient potentiellement des relais pour une mobilisation plus large et plus diversifiée que celle de décembre 1983, puisqu’ils étaient insérés dans la plus importante communauté étrangère de France. Mobilisés par l’intermédiaire de deux associations franco-portugaises, le Centre d’études et de dynamisation de l’émigration portugaise (CEDEP) et Centopeia (association mixte à dominante féminine), ils auront un rôle important dans l’organisation de Convergence 84 et dans la préparation des cinq trajets dont José

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17. Farida Belghoul était le porte-parole du mouvement.

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Vieira est le principal organisateur sur le terrain, devenant ainsi une des chevilles ouvrières du mouvement17. Ceux qui se rapprochent du mouvement ce sont des fils et des filles de militants associatifs ou antifascistes, de militants de la gauche catholique, eux-mêmes ayant milité dans des associations plus ou moins politisées et des organisations catholiques comme la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) ou la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC). S’ils s’étaient sentis concernés par le “mouvement beur”, en quelque sorte, ils n’y voyaient pas bien leur place. Convergence 84 leur donnait une occasion de s’impliquer à part entière.

Une alliance objective entre deux communautés d’origine immigrée Parmi les jeunes d’origine algérienne au premier plan lors de la marche de 1983, nombreux sont ceux qui, tout en étant socialisés en France, avaient des problèmes d’ordre psychologique à assumer leur “identité française”. Leurs parents et tout un peuple — celui auquel ils avaient appris à considérer comme le leur — avaient lutté et sacrifié des centaines de milliers de vies pour que leurs enfants ne soient pas français. Et si la nationalité française leur était offerte, le racisme auquel ils étaient confrontés leur rappelait que même s’ils étaient prêts à la prendre et à l’assumer, il n’était pas certain que cette situation serait bien acceptée par les Français, ou du moins par une partie d’entre eux. Par ailleurs, la communauté portugaise — grâce, en partie, à l’émergence du racisme antimaghrébin qui va la faire oublier — avait connu des circonstances exceptionnelles pour construire une “invisibilité” propice au maintien à long terme de leur identité collective sur le territoire français. Pour les jeunes Portugais socialisés en France et au regard de cet effort gigantesque mené par les parents, la logique était de ne pas liquider sans résistance un tel acquis. Entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980, ces deux grandes communautés du nouveau peuplement de la France issu de l’immigration étaient, en situation — au moins sur le plan théorique — de poser les termes d’un débat sur le dépassement de

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la conception centraliste, unitaire et jacobine de l’organisation sociale et politique française. Mais, comme nous venons de le constater, les facteurs qui y contribuent dans chacun des deux cas sont de nature totalement différente.

Le retournement du 15 novembre 1984 et le changement d’orientation politique Les objectifs de Convergence 84 pour l’égalité étaient définis dans l’appel de l’été 1984. Il y était fait référence au repli des communautés minoritaires croyant par là « défendre [leur] statut et [leur] identité ». Il y était question également de l’intolérance croissante révélée par la montée du Front national. Mais c’était autour de l’idée de “mélange” comme fondement de la nécessité de l’égalité que s’était créée la dynamique principale. Le slogan « Vivons égaux avec nos ressemblances, quelles que soient nos différences » exprimait également cette aspiration. Ce slogan devait signifier que nous nous positionnions d’égal à égal face à l’État français et dans les débats de société ; la logique était celle de changer la représentation de la nation française où un “pacte républicain” ne concernerait que des citoyens nationaux et tendrait à ne pas reconnaître la diversité culturelle du pays. Toutefois, à la réunion du 15 novembre 1984 de la coordination nationale de Convergence 84, Farida Belghoul et une partie de la coordination ont proposé de donner un autre contenu à la manifestation d’arrivée à Paris le 1er décembre, et ce malgré les engagements de l’appel et en dépit du fait que l’initiative avait été prise en charge par de multiples composantes et par des militants d’origines diverses. Le contenu et le message de Convergence 84 seraient désormais l’« autodéfense des quartiers » et la dénonciation des « faux anti-racistes ». Dans la crise qui s’est ensuivie, la préparation matérielle de la manifestation de l’arrivée à Paris a été compromise et celle-ci a failli être déprogrammée. C’est devant la perspective d’un échec irrécupérable que des militants se sont mobilisés 24 heures sur 24 à quelques jours de la date de la manifestation. Les militants portugais ont fourni une contribution majeure pour assurer un minimum de réussite à celle-ci. Quelle est l’origine de cette volte-face ? En fait, Farida Belghoul

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et ses compagnons du trajet franco-maghrébin venant de Marseille avaient subi de plein fouet les conséquences de la désaffection des réseaux les plus actifs qui avaient apporté un soutien à la marche de 1983. À la veille du défilé, Farida Belghoul a fait connaître le texte de son intervention place de la République à Paris, lieu d’arrivée de la manifestation. Intitulé Lettre aux convaincus — il fallait lire, naturellement, Lettre aux cons vaincus — le texte non seulement confirmait l’orientation du 15 novembre, mais allait même au-delà, en dénonçant les « faux anti-racistes », alors que, en tout état de cause, il s’agissait d’alliés dans la lutte antiraciste, au-delà et en dépit de tous les reproches d’engagement mou ou d’opportunisme qui pouvaient leur être adressés. Si la plupart des militants engagés jusque-là dans l’organisation, quoiqu’en désaccord avec la nouvelle orientation de dernière minute, participèrent à la manifestation, certains n’ont pas pu cautionner la volte-face, et parmi eux, l’organisateur des trajets en province, José Vieira, qui resta introuvable ce jour-là. Cette initiative aurait pu être le point de départ d’un travail commun entre jeunes militants associatifs maghrébins et portugais en faveur d’une conception nouvelle de la France. À un moment historique particulièrement propice à cette “convergence”, la manière dont l’événement s’est terminé en a fait une occasion ratée. Par la suite, d’autres raisons aidant, comme l’entrée en jeu de SOS Racisme, la crise prolongée du “mouvement beur” qui ne se remettra plus, cette possibilité ne s’estplus présentée. De manière plus générale, cela a été aussi une occasion perdue de valoriser la diversité du peuplement de la France et des atouts variés qu’elle représente. Certes, il n’est guère possible d’affirmer que le succès de Convergence 84 aurait modifié substantiellement l’état de la société, mais le mouvement aurait pu participer à l’accroissement de la contestation de l’idéologie de l’“intégration”, devenue plus difficile. L’enjeu qui consistait à faire reconnaître que les migrations avaient changé significativement le peuplement de la France avec des composantes “non françaises” d’origine est resté irrésolu. La reconnaissance de cette nouvelle identité de la France était nécessaire pour que tous se sentent partie du même pays.

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L’échec de Convergence 8418, même s’il fut relativement camouflé, ne pouvait pas aider le “mouvement beur” à se relever de la crise dans laquelle il avait plongé en 1984. Le vide sera ainsi rempli par SOS Racisme, qui a repris à son compte un type de “lutte antiraciste” qui “dénonce” des “faits concrets” tels que « l’ascenseur en panne » et qui oppose un discours antithétique à celui du Front national, sans remettre en cause les représentations ayant cours au sein de la société française. Au-delà de SOS Racisme, plus généralement, la “lutte antiraciste”, dont on sera témoin, conjugue un militantisme de proximité, par récupération des “leaders de quartier”, le grand spectacle (les concerts), les “fêtes interculturelles” et une valorisation béate des « valeurs de la nation française », la première desquelles celle d’une République généreuse ayant vocation à intégrer “tous ceux qui viennent chez elle”. Pour faire face à l’échec de l’expérience de Convergence 84, de nouveaux regroupements ont été créés par des militants y ayant participé. Symptomatique, remarquons que ces initiatives n’attirent pas des Portugais. À Mémoire fertile on en trouve deux : Carlos Bravo, alors président de la FASTI, et moi-même, et à l’Université alternative antiraciste et pour l’égalité, un militant portugais et quelques sympathisants. � 18. Le seul ouvrage existant sur cette initiative est RODRIGUES, Nelson ; CHAPELLE, Josée ; NAJGEBORN, Olga ; VIEIRA, José ; COLLECTIF DE MILITANTS ACTIFS DE CONVERGENCE

84, Convergence 84 pour l’égalité : la ruée vers l’égalité, Paris, Edtion CEDEP 1985, 108 p.

L’ouvrage, disponible au CIEMI, rassemble les textes produits avant, pendant et après cette expérience, ainsi que des reproductions d’articles de presse. Dans la vaste littérature sur les

marches, signalons BOUAMAMA, Saïd, Dix ans de marche des Beurs, Paris : Éd. Desclée de

Brouwer, 1994, 232 p., qui aborde le mouvemet Convergence 84 pour l’égalité (pp. 99-112). Militant actif de Convergence 84, S. Bouamama rappelle que cette initiative s’adressait bien à

la société civile plutôt qu’à l’État et que, « malgré elle », Convergence a pris l’allure d’une

action « de Maghrébins pour des Maghrébins ».

Le livre de BOUAMAMA, Saïd (avec la collaboration de DJERDOUBI, Mokhtar et SAD-SAOUD,

Hadjila), Contribution à la mémoire des banlieues, Paris : Éd. Culture & Liberté Île-de-France -

Éd. du Volga, 1994, 223 p. porte sur des témoignages d’acteurs du “mouvement beur”. Cet ouvrage est précieux pour évaluer l’héritage laissé dans la mémoire des débats qui ont traversé la “communauté” des militants intervenus dans les mouvements des années 1980. Convergence 84 y est rarement rappelée. De sa lecture on retire surtout l’idée que cette expérience est absente de la mémoire, voire refoulée, puisque les témoignages n’en font que rarement référence. À se demander si cette expérience fait ou non partie de la mémoire du “mouvement beur” ou s’il s’agissait d’une expérience atypique. Cette situation nous a amené

à écrire “Portugais, la grande communauté invisible”, un article paru dans la revue Travail, n° 7, en 1985, dont le titre est significatif. Ce terme a été ensuite repris par d’autres auteurs.

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[tel que c’était, c’était contradictoire. Si on ne distingue pas une “diversité interne” on ne les classe pas en “visibles” et “invisibles”]

pages tant à tant ? ? ? fin p 10 article Mogniss Pour en finir avec la double

peine (1989-1992)”, Plein Droit, n° 56, mars 2003, dossier Les spoliés de la

décolonisation

Européennes en 1984 ? p. 12