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1 Comprendre notre terrorisme et nos racismes : les racines de la haine. Georges Bertin. Cornélius Castoriadis (1922-1997) décidément nous manque beaucoup, ses analyses de la monté de l’insignifiance, des imaginaire sociaux, dans une société à la dérive ont rendu opératoires les concepts déployés tout au long de son œuvre. Ils nous aident à trouver des clefs de lecture aux deux discours terribles que nous vivons cruellement (celle des fous d’Allah et celle de frontistes haineux), quand il analyse les sources aux racines de la haine : la psyché rejette ce qui n’est pas elle-même, l’institution sociale tend à se clore sur elle– même. Observant ses racines psychiques, il décrit le noyau monadique du sujet, originaire, obscur, insondable, a-social , cuirassé, et montre que, dans cet état premier, le sujet ne peut se référer qu’à soi, se vit dans l’indistinction, « ce monde est identiquement soi, proto sujet et proto monde, se recouvrant pleinement» 1 , c’est la régression au stade infantile décrit entre deux états : 1 er état : la libido de l’enfant circule entre lui-même et le sein, (auto investissement) déterminant narcissisme et autisme. 2 ème état : la séparation crée le désir de retrouver l’état originel où il a été dans une position monadique 1 L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1975, p 397 1

Les racines de nos haines

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Essai d'approche socio- anthropologique du terrorisme et de la haine sociale? Quelles racines à ces actes et à nos peurs?

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Page 1: Les racines de nos haines

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Comprendre notre terrorisme et nos racismes : les racines de la haine.

Georges Bertin.

Cornélius Castoriadis (1922-1997) décidément nous manque beaucoup, ses

analyses de la monté de l’insignifiance, des imaginaire sociaux, dans une société

à la dérive ont rendu opératoires les concepts déployés tout au long de son

œuvre. Ils nous aident à trouver des clefs de lecture aux deux discours terribles

que nous vivons cruellement (celle des fous d’Allah et celle de frontistes

haineux), quand il analyse les sources aux racines de la haine :

la psyché rejette ce qui n’est pas elle-même,

l’institution sociale tend à se clore sur elle–même.

Observant ses racines psychiques, il décrit le noyau monadique du sujet,

originaire, obscur, insondable, a-social, cuirassé, et montre que, dans cet état

premier, le sujet ne peut se référer qu’à soi, se vit dans l’indistinction, « ce

monde est identiquement soi, proto sujet et proto monde, se recouvrant

pleinement»1, c’est la régression au stade infantile décrit entre deux états :

1er état : la libido de l’enfant circule entre lui-même et le sein, (auto

investissement) déterminant narcissisme et autisme.

2ème état : la séparation crée le désir de retrouver l’état originel où il a été dans

une position monadique indifférenciée. Ce désir est de fait indestructible car

irréalisable. Ce qui manque manquera toujours : l’avant de la séparation et de la

différenciation. Une fois que la psyché a subi la rupture de son état monadique,

qui lui impose l’objet, l’autre et le corps propre, elle est à jamais excentrée par

rapport à elle-même, orientée par ce qu’elle n’est plus, qui n’est plus et qui ne

peut plus être. La psyché est dés lors, son propre objet perdu, (perte de soi,

rupture avec soi). Nous retrouvons bien ici un double attachement au sein

maternel et des analyses récentes montrent assez l’absence du père dans les

enfances de quelques enfants perdus de la République comme l’investissement

tribal et clanique des familles frontistes où sont actuellement survalorisées des

figures féminines d’ailleurs en opposition entre elles (la mère toute puissante qui

voue le père aux gémonies et la vierge impitoyable et cruelle).

1 L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1975, p 397

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La psyché considère alors comme sens cet état unitaire où sujet et objet sont

identiques : représentation, affect et désir étant une seule et même chose. Car le

désir est immédiatement représentation :

possession psychique du désiré,

affect du plaisir, toute puissance de la pensée.

Ne pouvant l’atteindre dans le monde réel, elle met en œuvre des processus

puissants de substitution (médiations, mysticisme, visions) ou d’identification à

des personnes, tâches, collectivités, « états », partis, renvoyant à des

significations et des institutions qui fournissent du sens au sujet mais ne sont que

des substituts de sens de la vie réelle.

Le « fournir du sens au sujet » s’origine dés lors dans l’état d’enfance (marqué

par la tranquillité psychique) alors soumis à une rupture radicale quand l’énergie

de l’amour de soi se scinde en trois parties.

1. La partie qui demeure est celle de l’auto investissement du noyau psychique

(amour de soi rémanent, égocentrisme, d’où les mises en scène des eux côtés

ici amplifiés par les réseaux sociaux) qui prétendent : je suis l’origine de mes

coordonnés spatio-temporelles, lesquelles se substituent à toutes autres,

envers et contre tous et toutes. Elle imprègne toutes les phases ultérieures.

L’envers de la haine de soi est ici la haine de l’autre réel.

2. Une autre partie est transférée au sein, (hallucination du sein) marquée par

l’ambivalence des affects, l’infans devant le trou béant qui affecte son monde

originel réagit par l’angoisse, la rage. Elle interprète le manque de sein comme

manque de sens, considèrant dés lors la mère comme objet ambivalent, ce qui

détermine aussi la haine de soi, pouvant aller jusqu’au sacrifice de sa vie.

3. Une troisième part est transformée en haine du monde extérieur : être

socialisé, c’est investir l’institution, et les significations imaginaires qu’elle porte

(dieux, esprits, mythes, Justice, capital, Etat). L’institution est ici créatrice de

sens, création du monde elle est multidimensionnelle. Elle est aussi clôture du

sens : monde de significations clos (ce qui distingue les sociétés archaïques des

sociétés modernes). Toutes les sociétés se sont instituées moyennant une

clôture intérieure, elles se créent une niche nostalgique de sens qu’elles

imputent le plus souvent à une cause extra sociale (religion, hétéronomie). Or,

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toute société hétéronome repose sur deux besoins : la nécessité d’une

fondation et d’une garantie extra sociale et le besoin ou la nécessité de rendre

impossible toute mise en question de l’institution. C’est ce qui explique le

mécanisme de l’identification qui rend possible le déplacement de la puissance

meurtrière dans les guerres et la foule. D’où deux effets :

l’individu social est inconcevable sans inconscient, institution de la

société, institution de l’individu social. C’est l’imposition à la psyché

d’une organisation qui lui est hétérogène et s’étaye sur l’être de la

psyché, doit le prendre en compte.

L’inconscient dynamique se peuple de toutes les créations de la psyché

qui auront été refoulées, il est toujours dominé par le premier noyau de

la psyché : le monde psychique. « Si l’inconscient ignore le temps et la

contradiction, c’est aussi parce que tapi au plus sombre de cette

caverne, le monstre de la folie unifiante y règne en maître. »

Psychogenèse et sociogenèse.

Entre monde privé et monde public, l’individu institué socialement relève à la

fois d’une psychogenèse et d’une sociogenèse quand la psyché s’ouvre au

monde social historique, entre intimations du milieu et pulsions subjectives

(Gilbert Durand).

Quand la sphère privée et psychique, étrangère au sens, ignore temps et

contradiction, distinction, séparation, articulation, il se trouve à l’aise dans des

sociétés closes à identifications fortes portées par des cercles concentriques, de

la famille au groupe racial.

Quand il participe au sens social, il effectue un passage lui permettant de faire

son deuil de la toute puissance de la monade psychique, il s’épanouit alors dans

des sociétés ouvertes, et trouve dans les ruptures de sens l’occasion de ses

transferts. La séparation instaure la distinction du monde public et du monde

commun en imposant la socialisation à la psyché.

Dans ce contexte, la relation à l’autre est à la fois source de plaisir et de

déplaisir (perturbante)2.

2 Ibidem L’institution… p. 402.

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Les formations successives du sujet tiennent compte de la séparation, de la

diversité imposée à la psyché, et sont autant de tentatives de tenir ensemble

cette diversité qui se diversifie. La sublimation sera ainsi le procès par lequel la

psyché est formée à remplacer ses objets propres ou privés d’investissement par

des objets qui valent dans l’institution sociale, y contribuent :

l’accession au langage (qui n’est pas signes, mots privés), LEGEIN,

l’accession au faire social (qui n’est pas objet), TEUKHEIN.

Quand l’enfant investit d’autres objets que le sein, il concrétise et articule

l’institution de l’individu par la société (ex. le chasseur, le militant, l’inventeur), il

fait exister par la psyché un monde public et commun, et les rapports sociaux

doivent être ainsi médiatisés. Ce qui tient les gens ensemble, ce sont les

significations imaginaires sociales, ce sont elles qui les font participer aux

institutions. Elles sont imaginaires car elles ne correspondent ni à des objets

naturels, ni à des idées rationnelles, elles procèdent de la création. Créatrices de

l’imaginaire social, elles ne sont rien si elles ne sont pas partagées.

Le mécanisme de la haine.

Il existe, pour Cornélius Castoriadis, deux expressions psychiques de la haine :

haine de l’autre,

haine de soi.

Toutes deux trouvent leur origine dans le refus, par l’individu, d’accepter ce

qui pour lui est, au même titre, étranger. Il se refuse comme l’individu socialisé

dont il a été obligée de revêtir la forme, et les sujets sociaux dont il ne peut

assumer une co-existence vécue comme moins réelle que la sienne.

Car la société n’est pas transparente, les institutions y socialisent, y domptent la

haine par le recours à la compétition individuelle, au potlatch, à la compétition,

voire à la malveillance, toutes ces forces détournant une part de la haine, de

l’énergie destructive disponible. Et ceci ne peut se réaliser qu’à condition de

garder en réserve une partie de la haine disponible, de la destruction, ainsi « la

haine conditionne la guerre, elle s’exprime dans la guerre ».

Et quand les ressources de ce réservoir de haine ne sont pas mobilisées, elles

s’expriment dans le mépris, la xénophobie, le racisme, le djihad, la,

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stigmatisation de l’autre, toutes formations qui , provenant de la même source,

nient la socialité.

Les tendances destructrices des individus confortent alors les tendances

sociales à se clore à se refermer, et toute menace aux collectivités est vécue

comme attentatoire : « nos normes sont le bien, notre dieu est vrai ». Chaque

société-clanique devient ainsi interprétation du monde : si on l’attaque elle se

défend (car elle ne peut vivre ses significations que comme impériales aux deux

sens du terme).

Dans ce cadre, l’altérité/altération est impossible et la rencontre d’une société

avec les autres ouvre, dés lors, trois possibilités d’évaluation.

Deux positions intolérables pour l’individu car vécues comme ennemies de ses

repères identificatoires :

- les autres sont nos supérieurs, accepter cela c’est renoncer à ses

institutions, accepter celle des autres, les clivages sociaux et procédés de

stigmatisation y contribuent largement,

- les autres sont nos égaux : si on accepte cela, c’est faire le lit de

l’indifférence, contre l’égalité républicaine qualifiée d’égalitarisme et imbuvable

puisque ses tenants ont la vérité contre tous les autres, sont souverains ou

« souverainistes».

La troisième est dés lors choisie : les autres sont nos inférieurs, donc leurs

institutions sont incomparables aux nôtres, sinon cela nous conduirait à accepter

chez les autres ce qui est pour nous abominable.

Reconnaître l’altérité essentielle, c’est accepter la rupture de la clôture de la

signification, la mise en question de l’institution donnée de la société, c’est avec

Homère, Hérodote, Swift, Montesquieu, Montaigne, Condorcet, considérer que

les autres ne sont ni pervers, ni inférieurs.

Et les formes historiques d’institutions étant multiples, hétérogènes, l’hostilité à

l’égard des étrangers -ou des autres religions-parcourt tout le spectre des

possibles : du meurtre immédiat à l’hospitalité généreuse entre tolérance totale

et intolérance instituée via certaines formes de tolérance partielle.

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D’où la nécessité à reconnaître la quantité de haine retenue dans le réservoir

social que l’institution n’a pas voulu (ou su) canaliser vers d’autres objets.

L’imaginaire social doit pouvoir être interrogé aussi dans ce sens.

Facteur aggravant : par pulvérisation des repères identificatoires traditionnels,

la dissolution des collectivités intermédiaires dans les sociétés capitalistes,

privant les individus de possibilités d’identifications alternatives pour les

individus. C’est ce qui donne les crispations sur la religion, la nation, la race, et

l’exacerbation de la misocénie, de la mysogénie, de toutes les intolérances.

Le racisme se caractérise par l’inconvertibilité essentielle de l’autre car l’objet

de sa haine doit rester inconvertible. C’est ce qui fait que l’imaginaire raciste

invente des caractéristiques prétendument physiques, donc irréversibles, chez

les objets de la haine, autre façon de se haïr soi-même.

Dans ce contexte, le métissage brouille les pistes, et provoque répulsion.

Les racines de la haine sont celles de la nécessité et du besoin de clore le sens,

certitude de la singularité de la psyché, et identification à des croyances étanches

partagées.

Cornélius Castoriadis se livrait à de semblables analyses lorsque décrivant les

sociétés de capitalisme libéral, il montrait ce qu’elles présentent au reste du

monde: « une image repoussoir, celle de sociétés où règne un vide total de

significations. La seule valeur y est l’argent, la notoriété médiatique ou le pouvoir,

au sens le plus vulgaire et le plus dérisoire du terme. Les communautés y sont

détruites, la solidarité est réduite à des dispositions administratives3 ».

Certes, cette répression est aujourd’hui, au moins extérieurement, moins

étatique, moins le fait visible des appareils centraux des pouvoirs institués, elle

n’en emprunte pas moins des voies tout aussi efficaces : publicité, insignifiance

administrée à hautes doses des shows audio visuels, « machinerie sportive 4»,

algorythmes marchands qui nous évitent de choisir.

Jean-Marie Brohm dénonce avec raison, tout au long de son œuvre,

l’abrutissement médiatique du spectacle sportif quand « la paix des stades

3 Castoriadis Cornélius, La montée de l’insignifiance, in Les carrefours du labyrinthe IV, Paris, Le Seuil, 1996, p. 61.4 Brohm Jean-Marie, La machinerie sportive, Paris, Anthropos / Economica, 2002, et Les meutes sportives, critique de la domination, Paris, L’Harmattan, 1993.

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succède, écrit-il, à la paix des cimetières et que les clameurs vociférantes des

supporters couvrent fréquemment les cris des suppliciés » … quand « la fête

populaire est celle des meutes sportives déchaînées dans l’extase chauvine, la

xénophobie, la haine de l’adversaire5» et encore « la chloroformisation des

esprits, la narcotisation de la conscience critique, la dépendance à l’égard de

systèmes d’oppression6. »

La peste émotionnelle, nous la vivons dans nos sociétés occidentales

mondialisées et capitalistes, elle révèle « des forces pulsionnelles, psychiques,

indépendantes de la volonté humaine consciente et qui s’enracinent en dernière

analyse dans des sources biologiques d’énergie encore inconnues et déterminant

nos pensées et nos êtres ». Wilhelm Reich rapprochait cet imaginaire radical de

l’autre, le social: « conditions socio-économiques ou forces productives

marxiennes agissant au dehors de l’appareil bio psychique de l’homme, voire à

mi-chemin et de citer en exemple : le développement technique, les conditions

de travail, les conditions familiales, les idéologies, les organisations. Et Reich

terminait ce parallèle en affirmant : elles échappent à la volonté consciente de

l’homme7. Lutter contre la peste émotionnelle de manière efficace, -et elle est là

présente à la fois dans le spectacle sanglant du terrorisme et sous la forme plus

larvée de la remontée des fascismes européens-, c’est restaurer la couche

psychique profonde de l’homme car dans les profondeurs où vivent et travaillent

la sexualité naturelle, l’attachement des individus entre eux, la fraternité, la

tolérance et la joie spontanée du travail, peut encore éclore la capacité d’amour.

Car, petit homme, écrivait-il, tu as de la profondeur en toi, mais tu l’ignores…

5 Brohm Jean-Marie, La machinerie sportive, Paris, Economica, 2002, p. 75.6 Ibidem, p. 45.7 Reich W. La psychologie de masse du fascisme, Paris, Payot, 1972, p. 78

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