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Article original Les reconstructions phylogénétiques dans les Annales de Paléontologie (1906-1950). Comparaison avec dautres revues françaises Phylogenetic reconstructions in the Annales de Paléontologie 1906-1950. Comparison with other French journals Jean Gayon a,b a UFR de philosophie, Université Paris 1, 17, rue de la Sorbonne, 75005 Paris, France b Institut dhistoire et de philosophie des sciences et des techniques, UMR 8590 CNRS/Paris 1/ENS, 13, rue du Four, 75006 Paris, France Disponible sur internet le 18 mai 2006 Résumé Un examen des trois principales revues dans lesquelles publiaient les paléontologues français dans la première moitié du XX e siècle montre que les auteurs nont que très rarement proposé des conjectures phylogénétiques, à la différence de lattitude qui a prévalu, dune part, dans dautres pays à la même époque, dautre part, avant 1900 et après 1950 en France. Les trois revues sont comparées du point de vue du nombre et de la nature des figures représentant des phylogénies. Lévolution des diagrammes dans le temps est aussi prise en compte. Cette enquête montre que les Annales de Paléontologie nont pas eu un comportement spécifique, et ont illustré une même tendance générale, allant dans le sens dune prudence méthodologique croissante, conforme aux critères spécifiques de la stratigraphie. Les résultats de lenquête sont interprétés à la lumière de la structure professionnelle de la paléontologie fran- çaise dans la première moitié du XX e siècle. © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés. http://france.elsevier.com/direct/ANNPAL/ Annales de Paléontologie 92 (2006) 223234 Adresse e-mail : [email protected] (J. Gayon). 0753-3969/$ - see front matter © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.annpal.2006.03.018

Les reconstructions phylogénétiques dans les Annales de Paléontologie (1906-1950). Comparaison avec d'autres revues françaises

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http://france.elsevier.com/direct/ANNPAL/

Annales de Paléontologie 92 (2006) 223–234

Article original

Les reconstructions phylogénétiquesdans les Annales de Paléontologie (1906-1950).Comparaison avec d’autres revues françaises

Adresse e

0753-3969/$doi:10.1016/j

Phylogenetic reconstructions inthe Annales de Paléontologie 1906-1950.

Comparison with other French journals

Jean Gayon a,b

a UFR de philosophie, Université Paris 1, 17, rue de la Sorbonne, 75005 Paris, France

-mail : g

- see fron.annpal.2

b Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques,

UMR 8590 CNRS/Paris 1/ENS, 13, rue du Four, 75006 Paris, France

Disponible sur internet le 18 mai 2006

Résumé

Un examen des trois principales revues dans lesquelles publiaient les paléontologues français dans lapremière moitié du XXe siècle montre que les auteurs n’ont que très rarement proposé des conjecturesphylogénétiques, à la différence de l’attitude qui a prévalu, d’une part, dans d’autres pays à la mêmeépoque, d’autre part, avant 1900 et après 1950 en France. Les trois revues sont comparées du point devue du nombre et de la nature des figures représentant des phylogénies. L’évolution des diagrammesdans le temps est aussi prise en compte. Cette enquête montre que les Annales de Paléontologie n’ontpas eu un comportement spécifique, et ont illustré une même tendance générale, allant dans le sensd’une prudence méthodologique croissante, conforme aux critères spécifiques de la stratigraphie. Lesrésultats de l’enquête sont interprétés à la lumière de la structure professionnelle de la paléontologie fran-çaise dans la première moitié du XXe siècle.© 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

[email protected] (J. Gayon).

t matter © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés.006.03.018

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Abstract

A systematic examination of the three major French periodicals which published the majority ofpaleontological papers in the first part of the 20th century shows that phylogenetic conjectures were rare,in contrast with other countries in the same period. The three journals are compared from the point ofview of the number and the nature of the figures that represented phylogenies. The evolution of thesefigures is also considered. We show that the Annales de paléontologie shared the same attitude as theother journals: a general tendency towards increased methodological cautiousness is observed, with spe-cial regards to stratigraphic standards. The results of the inquiry are interpreted in the light of the profes-sional structure of French palaeontology in the first half of the 20th Century.© 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Évolution ; Histoire des sciences ; Paléontologie ; Phylogénie

Keywords: Evolution; History of science; Palaeontology; Phylogeny

1. Introduction

Les tables des Annales de Paléontologie (1906–2004) montrent que les mots « phylogénie »et « phylogenèse » ont été totalement absents dans les titres des communications dans la pre-mière moitié du XXe siècle. Une première occurrence s’observe en 1954, une seconde en1975. À partir de 1985, le mot se banalise (sept occurrences de 1985 à 2004). Nous nous inté-ressons ici à la période antérieure à 1950. L’absence du mot « phylogénie » dans les titres nesignifie pas que les auteurs en auraient refusé l’idée, mais elle mérite interprétation. Les Anna-les ont-elles dans cette période adopté une attitude particulière à l’égard des conjectures phylo-génétiques ? Pour répondre à cette question, nous avons comparé les trois périodiques françaisdans lesquels se sont concentrés le plus grand nombre de publications paléontologiques dans lapériode 1900–1950 : Annales de paléontologie, Bulletin de la Société géologique de France, etTravaux du laboratoire de géologie de la Faculté des sciences de Lyon. Dans les trois cas, ona pris en compte le nombre d’articles contenant des hypothèses phylogénétiques, la nature desgraphiques qui les représentent, et l’évolution de ceux-ci dans le temps. Après avoir exposé lesrésultats de cette enquête, nous situons les faits dans un contexte historique plus large.

2. Enquête

2.1. Annales de Paléontologie (1906–1950)

De 1906 à 1950, nous avons identifié quatre articles proposant des conjectures phylogéné-tiques. Dans tous les cas, elles font l’objet d’une représentation graphique.

Teilhard de Chardin est l’auteur des deux premiers de ces articles. Les études sur les Mam-mifères Carnassiers (1915) et les Primates des phosphorites du Quercy (Teilhard de Chardin,1921) se concluent par un « essai de phylogénie » qui prend la forme de tableaux. Cestableaux sont soigneusement distingués par Teilhard des graphiques par lesquels il représenteles relations morphologiques entre les groupes. Ceux-ci ont une allure réticulée, et sont présen-tés comme des synthèses récapitulatives de données, tandis que les schémas de filiation expri-ment des conjectures (Figs. 1 et 2). Conformément à la tradition des paléontologues, Teilhard

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Fig. 1. Diagramme de relations morphologiques donné par Teilhard de Chardin dans « Les Carnassiers des Phosphoritesdu Quercy ». Légende originale préservée. (Teilhard, 1915).Fig. 1. Diagram of the morphological relationships given by Teilhard de Chardin in “Les Carnassiers des phosphoritesdu Quercy”. Original caption preserved. (Teilhard, 1915).

Fig. 2. Arbre phylogénétique extrait Teilhard de Chardin à partir des données morphologiques reproduites en Fig. 1, etde données stratigraphiques. Légende originale préservée. (Teilhard, 1915).Fig. 2. Phylogenetic tree obtained by Teilhard de Chardin, based on the morphological data reproduced in Fig. 1 and onstratigraphical data. Original caption preserved. (Teilhard, 1915).

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représente simultanément la répartition stratigraphique des groupes dans une région donnée etun schéma phylogénique. Ces schémas, qui représentent clairement des événements de trans-formation d’espèce et de scission, sont de facture classique pour l’époque. Ils ressemblent àceux que Gaudry avait donnés dans sa monographie sur la faune de Pikermi (Gaudry, 1862–1867).

En 1933, Mercier est le second auteur à publier un arbre généalogique dans les Annales,dans une étude consacrée aux Crocodiliens. Le schéma de Mercier (Fig. 3) a la forme caracté-

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Fig. 3. Figure sans légende donnée par Mercier dans « Contribution à l’étude des Métriorhynchidés (Crocodiliens) »(Mercier, 1933).Fig. 3. Figure without caption given by Mercier in “Contribution à l’étude des Métriorhynchidés (Crocodiliens)”.(Mercier, 1933).

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ristique (caractéristique d’un candélabre) candélabre. Les événements de scission sont repré-sentés par une ligne horizontale. D’un point de vue évolutionniste, ceci suggère une formationinstantanée (au moins à l’échelle des temps géologiques). D’un point de vue méthodologique,le diagramme de Mercier est plus proche d’un tableau de présence de fossiles dans des cou-ches stratigraphiques données que celui de Teilhard, et est donc moins conjectural.

En 1936, Colette Dechaseaux, dans un article sur les Pectinidés jurassiques, adopte une atti-tude encore plus prudente. Elle représente les relations hypothétiques de filiation par des lignesobliques ou horizontales en pointillés. Son diagramme (Fig. 4) n’a pas vraiment l’allure d’unarbre, car il ne comporte pas clairement des nœuds. À l’échelle des familles – écrit Decha-seaux – « l’évolution (…) se présente sous forme de rameaux parallèles » (Dechaseaux, 1936).

Ainsi, de 1906 à 1951, sur environ 200 articles publiés dans les Annales, quatre articles ontproposé des hypothèses phylogénétiques et les ont représentés par des schémas arborescents(ou quasi-arborescents). Seul Teilhard utilise des conventions graphiques ouvertement darwi-niennes. Par ailleurs, et pour autant qu’on puisse tirer des conclusions d’un aussi faible nombred’échantillons, l’évolution des graphiques indique une prudence méthodologique croissante.

2.2. Bulletin de la Société géologique de France (1901–1950)

Nous avons examiné les quatrième et cinquième séries du Bulletin de la Société géologiquede France (1901–1930 et 1931–1950) avec les mêmes critères que ceux appliqués aux Anna-

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Fig. 4. Diagramme donné par Colette Dechaseaux dans « Pectinidés jurassiques de l’Est du Bassin de Paris ». Remarquerla légende : non « phylogénie », mais « répartition ». (Dechaseaux, 1936).Fig. 4. Diagram given by Colette Dechaseaux in “Pectinidés jurassiques de l’Est du Bassin de Paris”. Note the caption:not “phylogénie” (phylogeny) but “répartition” (distribution). (Dechaseaux, 1936).

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les. Les conjectures phylogénétiques viennent dans ce journal en conclusion de gros articlesconsistant en « révisions » de groupes dans des régions données ou des « classifications » degroupes entiers. De 1901 à 1950, nous avons identifié neuf articles de cette nature.

En 1901, Depéret présente une révision des Hyracothéridés d’Europe, qui se conclut par untableau très schématique représentant les « filiations directes », de l’Éocène inférieur aux équi-dés d’aujourd’hui.

Dauvillé (1901) propose une « classification des Radiolites », qui se termine par desréflexions explicites sur la « classification phylogénique » de ce groupe, qu’il esquisse, maisne concrétise pas par un schéma.

Le même auteur publie (Dauvillé, 1912) une « Classification des Lamellibranches », quis’achève par un « tableau phylogénique » aussi schématique que celui de Depéret en 1901.

Les articles postérieurs montrent un infléchissement sensible dans leurs conventions icono-graphiques.

La « révision des Posidonomyidés » par Guillaume (1927) contient un étrange tableau(Fig. 5) : des espèces se transforment en d’autres, des bifurcations sont représentées, mais ledessin indique une extrême prudence. La représentation des relations de filiation est totalementsubordonnée aux données stratigraphiques disponibles.

L’étude de René Abrard sur les Nummulites (Abrard, 1928) est unique dans l’ensemble dela littérature que nous avons examinée. Elle est ouvertement évolutionniste de la première à ladernière page : le titre comporte le mot « évolution », et c’est bien l’évolution du groupe qui

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Fig. 5. Tableau résumant « l’histoire des Posidonomyidés » (Guillaume, 1927).Fig. 5. Table summarizing “the history of Posidonomyids” (Guillaume, 1927).

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est examinée sous de nombreux angles. Le tableau qui résume les données stratigraphiques etles hypothèses phylogénétiques a une forme clairement arborescente : trois arbres représententles relations phylétiques existant dans les trois groupes de Nummulites distingués par l’auteur(Fig. 6).

Fig. 6. « Filiation des Nummulites » (Abrard, 1928).Fig. 6. “Filiation of Nummulites” (Abrard, 1928).

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Dans un article de 1934 consacré aux Lyogryphées liasiques, Colette Dechaseaux donnetrois tableaux de répartition stratigraphique, dont l’un est insolite (Fig. 7). On peut difficile-ment parler d’un arbre. Mais des traits transversaux relient les espèces par « des termes de pas-sage » et, dans un cas, un double trait vertical indique les « mutations » qui auraient affectél’une des espèces. La prudence de la représentation contraste avec la hardiesse des hypothèses.

Dauvillé (1935) publie « Les Rudistes et leur évolution ». Un paragraphe de quatre pagesest intitulé « Origine et évolution ». L’auteur ne fournit pas de schéma, mais exprime verbale-ment ses hypothèses phylogénétiques, en prenant soin dans sa présentation typographique defaire apparaître en détail les relations de filiation entre genres, les formations de genre nouveaupar dérivation, et l’émergence éventuelle de « rameaux secondaires ».

En 1939, Dechaseaux, dans une étude consacrée à des bivalves, rédige un paragraphe inti-tulé « Essai d’établissement de relations phylétiques ». Un tableau (Fig. 8) résume la réparti-tion stratigraphique : des lignes verticales tantôt continues, tantôt en pointillé, indiquent desrelations de filiation plus ou moins vraisemblables. Aucune bifurcation n’est représentée,mais la disposition du tableau laisse éventuellement le lecteur imaginer qu’il pourrait y enavoir. Colette Dechaseaux se montre une nouvelle fois prudente, mais son interrogation estouvertement « phylogénétique ».

En 1944, enfin, Jean Roger publie une « Phylogénie des Céphalopodes Octopodes ». Unarbre phylogénétique d’un haut degré de généralité résume les conjectures de l’auteur sur lesrelations phylétiques entre les divers groupes de décapodes et d’octopodes (Fig. 9). De toutesles figures que nous avons examinées pour cet article, celle-ci est la seule à ne pas résumer desdonnées stratigraphiques. L’arbre de Roger évoque ceux des zoologistes. Il fait aussi penser à

Fig. 7. Tableau de répartition de Liogryphées liasiques par étages (Dechaseaux, 1934).Fig. 7. Stage distribution table of liassic Liogryphs (Dechaseaux, 1934).

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Fig. 8. Répartition stratigraphique et relations graphiques de quelques bivalves (Dechaseaux, 1939).Fig. 8. Stratigraphic distribution and relationships between some bivalves (Dechaseaux, 1939).

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certains arbres qu’offrait à la même époque la littérature paléontologique américaine (parexemple Osborn).

2.3. Travaux du laboratoire de géologie de la Faculté des sciences de Lyon (1921–1943)

Les 39 mémoires publiés sous ce titre et sous l’impulsion de Frédéric Roman ont exclusive-ment porté dans cette période sur des sujets de paléontologie. Deux articles proposent deshypothèses phylogénétiques.

Lissajous et Roman (1925) présentent un immense tableau de « filiation et répartition strati-graphique » des Bélemnites jurassiques, mais le texte ne fournit aucun commentaire.

En 1939, Jean Viret conclut une étude sur des rongeurs de la région de Montpellier par unarbre phylogénétique. Dans sa forme, le diagramme est classique du point de vue de la littéra-ture internationale de l’époque, avec leurs rameaux ondulants qui suggèrent une transformationgraduelle (Fig. 10). Il est à peu de choses près contemporain de celui de Roger (1944) déjàévoqué à propos du Bulletin. À la différence de la figure de Roger, celle de Viret représenteune répartition stratigraphique et use de pointillés.

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Fig. 9. « Phylogénie des Céphalopodes Octopodes » (Roger, 1944).Fig. 9. “Phylogeny of Octopod Cephalopods” (Roger, 1944).

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3. Bilan

Des données qu’on vient d’exposer, plusieurs conclusions se dégagent.

● La première conclusion est celle de la relative rareté des reconstructions phylogénétiquesdans les trois périodiques examinés. Sur l’ensemble de la période 1901–1950, on en comptequatre dans les Annales de paléontologie, neuf dans le Bulletin de la Société géologique deFrance, deux dans les Travaux du laboratoire de géologie de la Faculté des Sciences deLyon. Si on se limite à la période 1906–1950, et si l’on ne retient que les articles dont leshypothèses de filiation sont représentées par des diagrammes, le décompte est le suivant :quatre dans les Annales, six dans le Bulletin et deux dans les Travaux (mais sur une périodede 22 ans dans ce dernier cas). La petitesse des chiffres rend la comparaison quantitativedifficile, mais il paraît raisonnable de dire que les Annales n’ont pas significativement

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Fig. 10. Relations phylétiques et extension stratigraphiques des Erinacéidés. (Viret, 1939).Fig. 10. Phyletic relationships and stratigraphical distribution of Erinaceids. (Viret, 1939).

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publié davantage ou moins d’articles à caractère phylogénétique que le Bulletin ou les Tra-vaux.

● En deuxième lieu, tous les schémas que nous avons observés, à l’exception d’un seul(Roger, 1944), se conforment à la règle de ne représenter des relations de filiation quedans un contexte stratigraphique précisément identifié. C’est là quelque chose à quoi l’onpouvait s’attendre dans des revues de géologie ou, plus spécifiquement, de paléontologie.Mais la systématicité de cette attitude indique une séparation franche entre les paléontolo-gues et les biologistes français de l’époque.

● En troisième lieu, l’évolution des diagrammes indique une tendance générale. Avec letemps les représentations des filiations se font de plus en plus prudentes. Les diagrammesde Depéret (1901) ou de Teilhard (1915) ont une allure darwinienne conventionnelle(Fig. 2), et c’est encore le cas de celui d’Abrard (1928 : Fig. 6). Ceux de Dechaseaux,1934, 1936, 1939 : resp. Figs. 7,4,8), Mercier (1933 : Fig. 3), Guillaume (1927 : Fig. 5)se distinguent par l’usage d’artifices typographiques variés, parfois atypiques, dont la fonc-tion est de rendre explicites les incertitudes que contraint à reconnaître une approche strati-graphique des phylogénies : discontinuités et lacunes stratigraphiques, exigence (idéale) dedocumenter tous les niveaux stratigraphiques dans l’établissement d’une série continue detaxons dérivés les uns des autres, etc. Cette évolution s’observe dans chacune des revuesexaminées. Dans les Annales, elle ne pouvait qu’être renforcée par la référence insistante àl’œuvre d’Alcyde d’Orbigny. De 1906 à 1937, pratiquement chaque volume annuel desAnnales a contenu un fascicule des« Types du prodrome de paléontologie stratigraphiqueuniverselle », œuvre fondatrice pour la paléontologie stratigraphique, qui a eu une valeur

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exemplaire pour les paléontologues français, quoi qu’il en ait été des convictions fixistes etcatastrophistes bien connues de d’Orbigny. Sur 32 ans, les « Types » ont représenté 23 des118 monographies publiées par la revue (514 pages sur un total de 4212). Une tendanceinverse à celle qu’on vient de décrire s’amorce cependant autour des années 1940. On voitapparaître dans les revues que nous avons examinées quelques arbres d’allure plus tradition-nelle, plus schématiques, plus proches de ceux des biologistes, et plus en phase avec unevision gradualiste de l’évolution (Viret, 1939 ; Roger, 1944 ; Figs. 9 et 8). On perçoit là,peut-être, une influence de la Synthèse moderne, qui commence à se former. Dans lesAnnales, toutefois, aucun article n’illustre ce revirement avant les années 1950.

● En quatrième lieu, la théorie causale de l’évolution est à peu près absente dans l’ensemblede la littérature examinée. Ce caractère est plus marqué dans les Annales que dans le Bulle-tin de la Société géologique de France.

La conclusion de notre enquête est que l’attitude des Annales de paléontologie en matièrede phylogénies et d’évolution ne s’est pas significativement démarquée de celle des principalesautres revues professionnelles dans lesquelles les paléontologues français ont publié dans lapremière moitié du XXe siècle.

4. Interprétation

Les résultats de notre enquête méritent d’être interprétés à la lumière de l’état de la paléon-tologie française en tant que spécialité disciplinaire dans la première moitié du XXe siècle.

Tintant (1994) a fait observer qu’avant la seconde guerre mondiale, la paléontologie,quoique pratiquée de manière professionnelle par un nombre important d’individus, n’avaitpas de véritable autonomie disciplinaire en France. La plupart des travaux paléontologiquesétaient réalisés par des géologues. Ceux-ci n’étaient en général pas des spécialistes d’ungroupe zoologique (ou botanique) particulier. C’étaient des généralistes, qui passaient souventd’un groupe à l’autre (par exemple des mollusques aux mammifères), et dont la préoccupationprincipale était la datation des terrains, non l’histoire d’un groupe biologique. Dans un telcontexte professionnel, la paléontologie était une science annexe, un outil de mesure dutemps, et non à proprement parler la science de l’histoire de la vie. Il serait tout à fait inexactde dire que les paléontologues français ne croyaient pas en l’évolution des espèces (bien quecela ait pu être exceptionnellement le cas). Mais la majorité d’entre eux n’éprouvaient pas lebesoin de s’y référer pour le genre de travail qu’ils faisaient. Ancrée dans les départementsde géologie ou dans des institutions liées aux mines, la paléontologie française de la premièremoitié du XXe siècle était en grande partie coupée de la biologie, à la différence de celle duXIXe siècle (moins spécialisée, moins professionnalisée, mais habitée par le souci d’une his-toire naturelle unifiée), et aussi à la différence aussi de la paléontologie d’inspiration « synthé-tique » qui s’est développée dans la seconde moitié du XXe siècle.

C’est ainsi que peuvent s’expliquer les trois constats majeurs que nous avons dégagés denotre enquête comparative sur les périodiques majeurs dans lesquels les paléontologues fran-çais ont publié dans la première moitié du XXe siècle : faible nombre des publications à carac-tère phylogénétique, haute exigence méthodologique d’un point de vue stratigraphique, et évi-tement de la théorie causale de l’évolution. Les Annales de paléontologie ont illustré demanière exemplaire ces tendances caractéristiques de la paléontologie française dans la pre-mière moitié du XXe siècle. À cet égard, la revue n’a pas été dans le sens de la « paléontologie

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philosophique » (c’est-à-dire, dans le langage daté de l’époque, la paléontologie évolution-niste) que Gaudry et Boule avaient appelé de leurs vœux dans les textes introductifs du pre-mier fascicule paru en 1906. Mais les Annales ont sans aucun doute joué un rôle importantdans l’émancipation de la paléontologie française en tant que discipline.

Remerciements

Nous remercions Mme Pereira pour son accueil chaleureux et efficace à la bibliothèque dulaboratoire de paléontologie du Muséum national d’histoire naturelle. Nous remercions égale-ment Mme Badré pour ses commentaires.

Références

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