les roms au cinéma

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    LES ROMS A LECRANLES ROMS SUR LES ECRANS DEUROPE OU LES COULEURS DE LA LIBERTE

    DOMINIQUE CHANSEL

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    TABLE DES MATIERES

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    Introduction 5

    1. Les imaginaires du cinma grand public: constructions romanesques et projectionsfantasmatiques. Etude globale de quelques thmatiques 9

    1.1. Les belles rebelles du cinma historique franais 101.1.1. Notre-Dame de Parisde J. Delannoy (France / Italie, 1956) 101.1.2. Cartouchede Ph. de Broca (France / Italie, 1962)

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    1.2. Des histoires damour et de mort. De la Russie lEspagne 161.2.1. Les Tsiganes montent au cieldE. Loteanu (URSS, 1976) 161.2.2. Carmende F. Rosi (France / Italie, 1984) 20

    2. Vision misrabiliste ou empathie relle? Les voies incertaines de la reconnaissance 25

    2.1. Entre grandeur et misre 252.1.1. Kriss Romanide J. Schmidt (France, 1962) 252.1.2. Jai mme rencontr des Tziganes heureuxdA. Petrovi (Yougoslavie, 1967) 29

    2.2. Une leon de libert 322.2.1. Les diables, les diablesde D. Kdzierzawska (Pologne, 1991) 322.2.2. Le cheval venu de la merde M. Newell (Etats-Unis / Irlande, 1992) 34

    3. Une vision exubrante et baroque: le cinma dEmir Kusturica 393.1. Emir Kusturica ou la fascination de lexcs 393.2. Le temps des Gitans(Yougoslavie, 1988) 403.3. Chat noir, chat blanc(France / Allemagne / Serbie, 1998) 45

    4. Un regard de lintrieur? Russites et contradictions du cinma de Tony Gatlif 51

    4.1. Tony Gatlif, la musique au cur 514.2. Gadjo Dilo(France, 1997) 534.3. VENGO(France / Espagne, 2000) 574.4. Swing(France, 2002) 61

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    Introduction

    Le peuple Rom appartient lhistoire de lEurope et notamment son histoire culturelle. Onnous pardonnera cette entre en matire qui sonne comme une vidence. Mais il y a des ralitsbonnes rappeler: nous ne sommes encore pas si loigns de la tentative dextermination de cepeuple par la barbarie nazie, certains rvent encore une Europe pure sans minoritsencombrantes.

    Certes, on peut se rjouir que les perscutions, les rpressions les plus violentes aient peuprs disparu de notre espace europen, notamment grce linfluence des institutions europennes.Mais des mesures dexclusions ou de mise lcart subsistent, plus ou moins subtilement. Attisespar des courants populistes irresponsables, de vieilles haines peuvent encore donner des flambesde violence. De faon plus insidieuse, les transformations acclres des socits europennes ontfavoris lignorance et le dsintrt dune grande partie des populations europennes pour les gensdu voyage: lurbanisation trs forte, la sgrgation spatio-sociale des agglomrations modernestendent briser tout rapport de proximit.

    En Europe occidentale, si autrefois les enfants des campagnes voyaient encore passer lesconvois des gens du voyage, et sinstaller sur la place du village des forains manouches,combien aujourdhui denfants des grandes villes peuvent tre mis rellement en contact avec descommunauts sdentarises souvent victimes de phnomnes dexclusion conomique et sociale?Par ailleurs, le monde scientifique, la recherche universitaire ont longtemps port peu dintrt lhistoire et la culture de ces communauts, varies et multiples. Par exemple, il a fallu attendre cestoutes dernires annes pour voir publies des tudes scientifiques de qualit sur le sort des Romsdurant la Seconde Guerre Mondiale.

    Tsiganes, Gitans, Manouches, Roms, Yeniches Leurs traditions et modes de vie diffrentsdes ntres, la crainte qu'ils ont longtemps inspire, les forts prjugs qui continuent lesaccompagner, les pousses plus rcentes de xnophobie, tout cela rend encore problmatique leurcohabitation avec les populations europennes en ce dbut de XXIe sicle.

    Dans le domaine culturel, qui nous intresse ici en priorit, les peuples Roms prsentent descaractristiques videmment particulires, lies aussi bien leur mode de vie spcifique quauxcontraintes ou perscutions infliges par les pouvoirs extrieurs. Cest ainsi que, sans tradition critedans la continuit historique, ils sont rests longtemps absents de lexpression littraire. Lenomadisme, quil ait t revendiqu ou parfois subi, leur permettait difficilement de dvelopper leurcrativit dans les arts plastiques ou larchitecture.

    Par contre, ils brillrent et continuent de briller dun vif clat dans le domaine des arts duspectacle vivant. Numros questres, de dressage danimaux, tours de force et dadresse, danses et

    pantomimes: que serait le cirque sans leur art de jongleurs ou dquilibristes?Mais cest surtout dans la musique que leur apport est irremplaable: mis, au hasard de leurs

    prgrinations, au contact de tous les peuples dEurope, ils reurent et donnrent beaucoup Telsdes abeilles emportant au hasard le pollen des fleurs, ils fcondrent les musiques europennes demultiples influences et leur apportrent llan de leur virtuosit. Quelques souvenirs pars: habilesfacteurs dinstruments, ils auraient beaucoup apport lart des luthiers; les Gitans ont sans doutedonn l'Espagne le meilleur de l'art flamenco, avec des danseurs inoubliables; dans le monde slave,les musiciens tziganes portrent incandescence les thmes populaires; en Europe centrale, leursmlodies et leurs rythmes se sont croiss avec ceux des communauts juives; en Belgique, leurcommunaut a vu natre un des plus grands guitaristes de l'histoire du jazz: Django Reinhardt.

    Aujourdhui, le succs international de certains de leurs musiciens nous aide mieuxapprcier cette richesse culturelle. Si les mdia de masse, les industries de limage et du son ontparfois privilgi un peu trop une veine folklorique facilement commercialisable, il nen reste pasmoins que des musiques plus authentiques et plus originales ont pu se faire entendre. C'est le cas

    pour les fanfares tziganes qui ont particip aux films de Toni Gatlif ou de Kusturica. Les Manouchesde lEst de la France ont enthousiasm de multiples spectateurs par le charme de leur swing.

    Mais les Tziganes, les Roms, appartiennent aussi fortement lhistoire culturelle europennepar la fascination quils ont exerce sur les plus grands artistes, peintre ou potes. Depuis le LorrainJacques Callotsuivant une troupe de Gitans pour limmortaliser dans ses clbres gravures jusquPicasso peignant les Saltimbanquesen passant par Murillo ou le Caravage, les artistes dEurope onttrouv une inpuisable source dinspiration dans ce monde original et color. De Pouchkine Apollinaire, du Trovatore de Verdi la Carmen de Bizet, de nombreux potes ou musiciens ontvoqu les enfants de Bohme, en rendant hommage aux symboles de libert, de passions sans

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    contraintes, de magie et de sortilges quils voyaient exprims dans un mode de vie et un systme devaleurs affranchis de tout conformisme.

    A lissue de ce si rapide tour dhorizon, il sagit maintenant de dissiper toute ambigut surlobjet de notre tude. Elle se veut un travail dhistoire culturelle: lintrieur de ce puissant couranthistoriographique, en profonde volution, elle souhaite modestement sinscrire dans une desproblmatiques les plus actuelles qui est celle des reprsentations. Pour faire court, elle souhaiteinterroger les manires et les modalits selon lesquelles des cinastes dEurope ont voqu, ontreprsent la vie du peuple Rom, et ont incarn ses fils et ses filles dans dinoubliables personnagesde fiction.

    Rappelons la complicit historique des premiers temps du cinma: les projectionscinmatographiques furent dabord un divertissement forain, install dans des baraques o lesmontreurs d'images, les bonimenteurs, les musiciens et les jongleurs s'associaient pour enchanter lepublic par l'art de l'illusion Mais embourgeois dans dimmenses palais cinmatographiques, deplus en plus produit dans des usines rves, le cinma dploya rapidement sa capacit de donner voir le monde selon des modles idologiques dominants, dautant plus prgnants quils ntaientpas toujours explicitement affichs. De manire complexe, les reprsentations collectives ainsi cressont en partie le reflet de strotypes dj diffuss par la socit - les quipes de ralisationnchappent pas totalement leur poque -, mais elles contribuent en retour modeler desimaginaires par leur puissance narrative et leurs qualits expressives.

    Quel est lintrt pdagogique de ce type de travail? Il ne sagit pas, on laura compris,dutiliser des films pour documenter la vie des Roms, ce qui ne conduirait qu accrditer un peu plusdes reprsentations discutables. Mme sil peut sembler ambitieux, le pari rside dans le choix duneanalyse collective, mene par les lves sous la direction de leurs enseignants, sur des imagesabondamment visualises sur les crans, grands ou petits. Lobjectif sera de dconstruire les jeux dereprsentation, dinterroger les fondements qui les rendent possibles, de les confronter dans toute lamesure du possible avec le rel. Ce genre dapproche sinscrit dans une ducation plus large aulangage audiovisuel, la lecture critique des films ou des missions tlvisuelles.

    Cette tude ne saurait prtendre tre exhaustive: elle se veut simple chantillonnage, dansune slection difficile, soumise des contraintes importantes pour laquelle nous devions tenir comptedes critres suivants:

    - La varit, la plus large possible, des pays europens de production des films.- La diversit des genres et des styles.- Un vritable chelonnement chronologique, indispensable pour saisir les permanences et les

    volutions.- Sans oublier les problmes daccessibilit aux films: la publication et la diffusion des uvres

    cinmatographiques en DVD taient des ncessits absolues.

    Le cinma de fiction des diffrents pays dEurope ne sest pas toujours intress auxminorits: il a oubli certains groupes sociaux, laiss dans lombre des domins. Ce nest pasvraiment le cas pour les communauts des Roms, qui souffrent plutt dun excs dereprsentations plus ou moins fantaisistes, inscrites dans une marginalit romanesque, vue sous unangle positif ou ngatif, suivant les besoins du scnario et les idologies prgnantes de lpoque: cequi nous vaut une belle galerie de tireuses de cartes et de joueurs de couteaux, de nobles nomadesou de voleurs sans scrupules, de sductrices envoutantes ou de mendiantes repoussantes

    Ou alors, linverse, ils nous apprennent beaucoup plus sur les fantasmes des ralisateursque sur la ralit vcue de ces communauts: refuge de valeurs archaques, de passionsvigoureuses, desprit de libert, empli de musique et de posie, le monde tzigane devient alors ledernier avatar dun paradis que nous aurions perdu.

    De faon plus rare, des ralisateurs mieux inspirs ou plus proches - par leur itinrairepersonnel ou artistique - du peuple rom, peuvent en donner des reprsentations moins convenues,plus complexes, plus riches. Fallait-il ne retenir que quelques films sattachant de manire prioritaire

    dcrire de manire quasi-documentaire la vie des Roms, exposer leurs problmes, rendre compteavec prcision de leur culture? Il ne nous a pas paru pertinent de retenir cette option pour au moinsdeux raisons:

    - La premire, cest quil faudrait alors se limiter un corpus trs rduit, dans le temps et danslespace gographique.

    - La deuxime, et la plus importante, cest quun travail danalyse des reprsentationscollectives doit tenir compte de paramtres quantitatifs et sattacher rendre compte des imageriesles plus largement diffuses par la production de masse, dans des films destins au grand public.Comme nous lavons dit, cette production reprend et vhicule les strotypes les plus courants, maiselle tend souvent les inflchir, les reformater, dans des directions plus subtiles, ou plus

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    consensuelles, parfois plus humanistes. Elle est rvlatrice aussi des volutions des mentalitsdans le temps historique et des variations dans lespace europen selon les diverses socits.

    Cest partir de ces rflexions prliminaires que nous proposons un dcoupage en quatregrands mouvements:

    - 1. Les imaginaires du cinma grand public: constructions romanesques et projectionsfantasmatiques. Etude globale de quelques thmatiques.

    - 2. Vision misrabiliste ou empathie relle? Les voies incertaines de la reconnaissance.- 3. Une vision exubrante et baroque: le cinma dEmir Kusturica.- 4. Un regard de lintrieur? Russites et contradictions du cinma de Tony Gatlif.

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    1. Les imaginaires du cinma grand public: constructions romanesques et projectionsfantasmatiques.Etude globale de quelques thmatiques

    Des clichs qui ont la vie dure Depuis les premires bandes des Frres Lumire la fin duXIXe sicle, o les spectateurs tonns voyaient danser des bohmiennes frntiques, jusque dansces premires annes du XXIe sicle, les reprsentations donnes des peuples roms dans lescinmatographies europennes furent la fois abondantes et le plus souvent strotypes.

    Pendant ces longues annes, dans lnorme flot dimages produit par lensemble des cinmasde notre continent, quel film aura cherch rendre compte en profondeur de leur existence relle etde leurs vrais rapports avec les socits dans lesquelles ils vivent? Quel regard, ethnographique ousocial, se sera port sur la complexit et la pluralit de leurs communauts? Combien de spectateursauront vu ces uvres rares? Au contraire, dans les films du samedi soir destination du grandpublic, dans ce cinma que l'on qualifie si vite de pur divertissement, les clichs sur les Roms furentnombreux et rcurrents: ils attestent un balancement incessant des opinions entre curiosit etfascination, mfiance et rpulsion.

    Prcisons cependant que les uvres de grande diffusion se montrent gnralement assezbienveillantes pour les personnages roms quelles introduisent dans leur scnario, et quelles fontpreuve leur gard, au moins en apparence, de moins dhostilit ou de mpris que les populationsquils ont pour charge de distraire. Il faut y voir plusieurs raisons:

    - Dune part, mis part quelques produits de commande dans les rgimes les plusautoritaires, le cinma, divertissement grand public, appelle rarement ouvertement la haine: lesallusions xnophobes peuvent tre nombreuses, elles se veulent plutt sarcastiques ou ironiques,tournant en ridicule les trangers en ressassant quelques strotypes dj mis en place dans lesconsciences. Le cinma se fait alors le miroir voil des prjugs tablis, des certitudes collectives peufondes, des sentiments de supriorit satisfaits. Et cela en toute bonne conscience.

    - Dautre part, les peuples roms, qui font partie dun paysage familier par leur ancragemultisculaire dans les socits europennes, ne sont certainement pas, pendant longtemps, descibles prioritaires. Les peuples indignes dAfrique ou dAsie, dans les priodes de colonisationtriomphante, ou dautres peuples europens, ressentis comme des ennemis hrditaires depuisdanciens antagonismes nationaux, sont plus souvent pris partie, caricaturs, parfois diaboliss, parles uvres les plus chauvines et xnophobes. Ainsi dans certains films des annes trente en Francetaient volontiers dnoncs les mtques, les levantins et autres orientaux, les rastaquoureset les allusions antismites se multipliaient.

    - Dans un autre ordre dides, il ne faut pas oublier que le monde du cinma recoupe en partiele monde des autres arts, et notamment des spectacles vivants: comdiens, musiciens, artistes de

    cirque. Il peut donc stablir, plus que dans dautres sphres, des contacts, professionnels puisamicaux, avec des artistes issus des diverses communauts roms. Les exemples dutilisation dansdes films de leurs capacits cratrices sont nombreux, surtout pour les musiciens et les gens decirque. Et la culture des Roms est perue comme un conservatoire de folklores pittoresques etcolors. Cest ainsi que, dans les annes 50 ou 60, de nombreux films allemands, autrichiens, oud'autres pays de la Mitteleuropa intgraient dans des scnarios paresseux, souvent dmarqusd'oprettes succs, des scnes de chants et danses tziganes De mme, des aventuresromanesques situes en Espagne font la part belle aux ambiances exotiques des cabarets gitans.

    - Il ne faut pas non plus ngliger lintrt sincre que les plus humanistes des cinastespeuvent porter au monde rom, mme si cet intrt est lui aussi encombr par des reprsentations plusfantasmatiques que relles. Cest ainsi que lon sapercevra que les clichs ngatifs sur les Roms sontsouvent voqus, mais dans des contextes qui les relativisent ou les remettent en question et lesutilisent plutt comme des ressorts narratifs utiles un scnario chevel.

    Dans cette approche rapide, qui na pas dautre prtention que de faciliter la prise de

    conscience du poids des clichs et de leur instrumentalisation par les images, chaque enseignant,chaque lve, pourra trouver des exemples de mthodes. Nous ne proposerons qu'un parcours limitet vagabond, travers deux thmatiques souvent illustres:

    1. Les belles rebelles du cinma historique franais:- Notre-Dame de Parisde Jean Delannoy (1956)- Cartouchede Philippe de Broca (1962)2. Des histoires damour et de mort. De la Russie lEspagne:- Les Tsiganes montent au cieldEmil Loteanu (1976)- Carmende Francesco Rosi (1984)

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    1.1. Les belles rebelles du cinma historique franais1.1.1. NOTRE-DAME DE PARISde Jean Delannoy (France / Italie, 1956)

    Ce film, qui connut un grand succs populaire sa sortie, illustre la permanence,lenracinement dans un imaginaire collectif, dun mythe romantique cr par le souffle de Victor Hugoen 1831. On sait quil fut aussi dclin par le cinma amricain, dans de multiples productions plus oumoins abouties, jusquaux dessins anims de ces dernires annes.

    1.1.1.1. Autour du filmLe ralisateur

    Jean Delannoy fut un cinaste franais estimable, qui eut son heure de gloire dans les annesquarante et cinquante, avant dtre pris pour cible par de jeunes ralisateurs de la Nouvelle Vaguecomme Franois Truffaut, qui en firent un modle rpulsif dacadmisme et de lourdeur. Il esteffectivement un des reprsentants de cette qualit France qui privilgiaient le scnario la miseen scne, le travail coteux en studio la lgret des tournages en extrieurs, le choix de grossescoproductions, souvent europennes, avec des vedettes populaires et reconnues. Son uvrecinmatographique offre paradoxalement pour notre tude lintrt dtre celle dun bon faiseursans gnie, certes, mais en rsonance avec les habitudes majoritaires dun public encore trs large,dans des annes o le cinma restait la distraction de masse par excellence, avant la monte enpuissance de la tlvision.

    Jean Delannoy gravit tous les chelons de la carrire: il commence travailler commemonteur, pour les studios de la compagnie Paramount en France. Aprs quelques courts-mtrages,son premier film sera Paris-Deauville en 1934. A la veille de la guerre, il est assez reconnu pourentreprendre Macao, l'enfer du jeu, sa premire grande production, mettant en vedette Erich vonStroheim. Pendant lOccupation, Jean Delannoy continue tourner, obtenant un vritable triomphe en1943 avec L'ternel retour, adaptation potique du mythe de Tristan et Iseult sur un scnario de JeanCocteau, avec Jean Marais et Madeleine Sologne. Ce film qui nous parat aujourd'hui passablementkitsch a pourtant marqu durablement une gnration.

    Aprs la Libration, il connat dautres succs en adaptant La symphonie pastorale daprsAndr Gide, film prim Cannes en 1946. A cette priode, il tourne d'autres projets ambitieux, tel queLes jeux sont faitssur un scnario original de Jean-Paul Sartre.

    Dans les annes 1950, entre deux adaptations des aventures du Commissaire Maigretdaprs Simenon, il ralise de fastueuses fresques historiques dont Notre-Dame de Paris reste lundes fleurons.

    Raill par les jeunes loups de la Nouvelle Vague, son travail passe de mode. Ses derniersfilms des annes 1960 ne prsentent, vrai dire, plus gure dintrt. Sa carrire cinmatographique

    prend fin l'aube des annes 70. Il se consacre alors ses fonctions d'administrateur de l'IDHEC(Ecole nationale de cinma, remplace aujourdhui par la FEMIS) et tourne quelques fresqueshistoriques pour la tlvision franaise.

    Le contexte de ralisationDans cette deuxime moiti des annes cinquante, o la France commence seulement

    ressentir les premiers effets positifs du redressement conomique europen, mais o saccumulentles tensions dues une dcolonisation dramatique et une situation politique instable, le cinmacontinue jouer un rle essentiel pour le divertissement populaire du samedi soir.

    Dans une rflexion sur les rapports entre le film et la socit qui l'a vu natre, deux lmentsconstitutifs de Notre-Dame de Parissont souligner:

    - Le recours un scnario tir de la grande tradition romanesque, une poque o VictorHugo est une rfrence incontournable de lcole et o linscription dans une grande traditionhistorique - mme sil sagit dun XVe sicle de fantaisie - tend conforter le public dans la

    permanence des destines de la nation. Le film peut aussi clbrer le prestige dune capitale fire deson pass: ce Paris mdival offre dj un panorama touristique de lieux pittoresques.

    - Limportance du budget consacr au film, avec au gnrique une distribution internationaleclatante (dans le rle de Quasimodo, le grand Anthony Quinn, aurol de son Oscar obtenu en 1952,et la somptueuse Italienne Gina Lollobrigida en star glamour), et surtout avec lutilisation ducinmascope et de la couleur. Expriments aux Etats-Unis, ces procds de tournage onreux etcompliqus sont encore rservs aux grands spectacles, florilges des mythes nationaux ou desgrandes figures populaires, destins au plus large public possible. En outre, les moyens mis en uvrese doivent d'tre impressionnants. Dans les studios de Boulogne, on btit ainsi d'immenses

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    architectures pseudo-mdivales qui ncessitent de trs lourds investissements. Et plus de millefigurants sont recruts pour les scnes de foule.

    L'accueil du publicDans la priode des annes cinquante ce film exemplaire dune production franaise de

    qualit destine la distraction du grand public, tentait avec plus ou moins de bonheur la foisdimiter les modles hollywoodiens et de les concurrencer commercialement avec succs. Lessuperproductions amricaines tendaient dj, faut-il le rappeler, occuper une bonne partie descrans europens.

    Le film sort pour les ftes de Nol 1956. Le succs populaire en France, puis en Europe, futnorme, malgr un accueil critique mitig. Ce succs ne se dmentira pas dans les trs nombreusesreprises des annes suivantes, puis dans les innombrables passages sur les diffrentes chanes detlvision. Aujourdhui encore, le film connat une diffusion importante en DVD: est-ce la preuve dunenostalgie indulgente des anciens ou dun got amus du second degr des plus jeunes?

    1.1.1.2. Analyse du filmLe rcit

    Le scnario se veut une adaptation relativement fidle du roman de Victor Hugo de 1831.En 1482, sous le rgne de Louis XI, la bonne ville de Paris retentit de mille animations:

    Gringoire le pote fait jouer un de ses mystres. Le sonneur de cloches de la cathdrale Notre-Dame,Quasimodo, sourd, bossu, difforme, est lu Pape des fous au milieu dune liesse gnrale. La bellebohmienne Esmralda danse au son du tambourin sur le parvis de la cathdrale. Elle fait excutermille tours sa petite chvre blanche.

    Dans la nuit sombre, Gringoire se perd dans la Cour des Miracles, quartier rserv peupl detruands, de voleurs et de marginaux. Le Roi des Truands se prpare le faire passer de vie trpas:pour le sauver, selon une ancienne coutume de la communaut, Esmralda l'pouse.

    L'archidiacre de la cathdrale, le svre Frollo, est dvor d'un dsir trouble pour labohmienne entrevue. Il ordonne Quasimodo d'enlever la jeune femme. Mais le beau Phbus,capitaine des archers de la Ville, fait chouer lagression: Quasimodo est arrt par ses hommesdarmes. Esmralda, sous le charme de son sauveur, en tombe amoureuse.

    Le malheureux Quasimodo est condamn au pilori, o il endure quolibets et mauvaistraitements. Mais la bohmienne, mue de sa souffrance, lui apporte boire: il lui en sera tout jamais reconnaissant.

    Frollo, ravag par la passion, suit Esmralda un de ses rendez-vous galants avec Phbus,poignarde ce dernier, le laisse pour mort La jeune femme est accuse du meurtre et condamnepar le tribunal.

    Alors que la bohmienne est amene sur le parvis de la cathdrale pour faire amendehonorable avant dtre excute, Quasimodo l'enlve et la cache dans les tours de Notre-Dame, asileinviolable. Les truands de la Cour des Miracles tentent de reprendre leur amie et donnent lassaut lacathdrale. Avec courage, Quasimodo parvient les repousser, ils seront finalement disperss. MaisEsmralda nchappe aux mains de Frollo que pour tre reprise par les autorits: elle est trane versle gibet o elle doit tre pendue.

    Quasimodo qui a compris le rle jou par l'archidiacre, le prcipite du haut d'une des tours dela cathdrale. Avant de se laisse mourir en serrant dans ses bras le corps dEsmralda, dans lecharnier de Montfaucon o l'on a jet son cadavre.

    Gringoire, lui, continue crire et devient un auteur dramatique reconnu. Le capitainePhbus, qui ntait que bless, vite guri et consol, se marie avec une dame de son rang.

    Partis pris et point de vueCe Notre-Dame de Parisse dmarque de ses prdcesseurs hollywoodiens par une assez

    grande fidlit au roman de V. Hugo. Ainsi, contrairement Notre-Dame de Paris (1923) avec LonChaney et Quasimodo(1939) de Dieterle, le personnage de Frollo est bien un homme dEglise, undvot sinistre emport dans des raisonnements pervers sur le pch et le dsir. Delannoy, on le sait,a d batailler ferme avec les producteurs pour que ce trait essentiel du livre soit respect. En effet, lessocits de production redoutaient une raction hostile des milieux catholiques et souhaitaientocculter lidentit religieuse du personnage. De manire rvlatrice des conflits idologiques de cesannes-l en France, cette dimension anticlricale (mais non antichrtienne comme le montrelimportance symbolique accorde la cathdrale!) est assume par les dialogues du pote JacquesPrvert lanarchisme souriant. Ajoutons un savoureux clin dil anticlrical, aisment perceptible par

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    le public du temps: le cardinal de Paris est interprt par lcrivain Boris Vian, qui ntait pasparticulirement une grenouille de bnitier.

    Quelques propositions danalyse: les reprsentations du filmDans le cadre de cette tude, il va sans dire que nous nous bornerons lexamen de

    lextraordinaire figure de la Gitane / Bohmienne incarne par Gina Lollobrigida, qui nous sembletout fait reprsentative dune vision bien ancre dans limaginaire collectif en Europe occidentale.

    a. Esmralda, une fille dEgypte

    Lappartenance au peuple bohmien est exprime par quelques indices simples, dans ledialogue: si elle est dsigne par les autorits comme fille dEgypte, elle souligne elle-mme sonidentit: Nous autres bohmiennes; Chez nous, cest comme a, dit-elle aussi pour souligner sonacceptation de la marche des choses.

    Les autres Gitans sont peine voqus: ils se fondent dans une masse indistincte degueux, et de truands dans la grande fraternit de la Cour des Miracles. A peine peut-on relever quundes chefs sauto-intitule duc dEgypte, roi de Bohme. Quelques plans rapides sur le musicien quiaccompagne Esmralda avec un instrument oriental entre luth et guitare nous montre unpersonnage typ, au teint sombre, avec boucle doreille et bandeau sur les cheveux.

    Mls aux misreux de toutes origines, Esmralda et ses compagnons semblent vivredexpdients. Mais le propos du film ddramatise par lhumour et le folklore les comportements dedlinquance ou de violence. Latmosphre de la Cour des Miracles est picaresque et bon enfant,jamais rellement inquitante. Tout finit par sy arranger. Les choix des dcors de la vie de ces gueuxaccrditent au passage lide dune existence prcaire, de plein air, avec des feux et descampements, alors que nous nous trouvons au cur mme de la ville.

    Repris du roman de Victor Hugo, le rcit se droule la fin du XV e sicle: il est intressant denoter que les recherches historiques les plus rcentes saccordent sur la prsence, ds le milieu duXVe sicle, de communauts de Roms, nomms alors Bohmiens ou encore Sarrazinois dansle royaume de France (on se rapportera aux fiches dites par le Conseil de lEurope pour le ProjetEducation des Enfants Roms en Europe, 2.0. Arrive en Europeet 2.4. Europe de lOuest).

    b. qui incarne la libert du corps et de lesprit

    - Entre sensualit provocante et innocence

    La chevelure, noire et brillante, contraste avec les coiffures des autres femmes, emprisonnes

    sous des coiffes populaires ou des hennins aristocratiques. Volant librement dans les lans de ladanse, cette chevelure est associe la libert et la sensualit.

    Les pieds nus, en de multiples occasions, confortent la double figure de la libert et du ddaindune certaine forme normative de civilisation; et les jambes dvoiles par instant ajoutent laffirmation rotique.

    En 1956, on la dit, le film fut tourn en technicolor, procd coteux, mais qui donne descouleurs particulirement clatantes, souvent proches de la saturation. Un travail particulier consistera analyser les tons varis des vtements dEsmralda: de la somptueuse robe rouge des premiressquences mettant en valeur la souplesse et la grce du corps, la robe jaune dor des rendez-vousamoureux, et la tunique blanche de la fin du film, tunique du martyr. Esmralda mourra vtue depuret candide et de lin blanc pour reprendre un vers clbre de Victor Hugo.

    - Le got de la musique et de la danse: une fille folle, folle de bruit, de musique, de danse

    On sinterrogera bien entendu sur les syncrtismes amusants que rvle la chorgraphiedEsmralda sur le parvis de la cathdrale: parat-elle inspire de thmes musicaux roms? On peuten tout cas y relever linfluence dun flamenco banalis pour touristes - cambrure du corps,castagnettes, martlement des pas -, ct de traces orientales, genre danse du ventregyptienne, chre aux films coloniaux: ondulations langoureuses, lascivit affiche

    Mais les chansons, en italien, et lidentit de Gina Lollobrigida elle-mme, renvoient aussi lepublic un archtype de Mditerranenne extravertie, aux rires et aux lazzis faciles, assez procheparfois des femmes du peuple du thtre de Goldoni.

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    - Le bonheur et la libert: Le bonheur, pour nous autres bohmiennes, cest un peu notremtier

    La prsence de la bohmienne apparat le plus souvent comme une subversion de lordretabli (subversion douce Prvert nest pas un rvolutionnaire doctrinaire).

    Cest ainsi que laction commence lors dune journe de Carnaval: aujourdhui tout estpermis! sexclame lune des participantes devant la mine rprobatrice de laustre Frollo, incarnationrepoussante dun ordre moral touffant et hypocrite.

    Le spectacle spontan, libre, quEsmralda offre aux badauds rjouis, soppose totalementaux tristes conventions du mystre religieux que le malheureux pote Gringoire a tent de fairereprsenter sous les moqueries du public. Le Carnaval est marqu par le dguisement et linversiondes rles sociaux. Quasimodo est lu Pape des fous et transport en grande pompe.

    Par sa beaut rayonnante, mais aussi par son effronterie courageuse, Esmralda renverse lesbarrires sociales et ne respecte pas les hirarchies tablies: elle ose aimer le grand SeigneurPhbus, elle tient tte aux autorits ecclsiastiques.

    c. mais qui est victime de la cruaut de la socit: son got du bonheur et la passion devivre se heurtent aux conformismes sociaux et lordre tabli

    - Sa compassion spontane pour les malheureux qui sexprime plusieurs reprises tranchesur lattitude gnrale de passivit ou de complicit devant lordre social

    Dans tous les cas, lintervention dEsmralda est filme de faon dynamique. La ralisation nesattarde pas sur son motion, mais insiste sur la rapidit de son action, lorsquelle va donner boire Quasimodo malgr linterdiction officielle. Sans prcipitation, ce qui est une faon presque insolentede revendiquer et dassumer son acte, elle affronte mme lhostilit ou les ricanements des foules,avant de les retourner par son attitude courageuse.

    - Peu dhommes sont la hauteur de sa libert et de son amour. Les comportementsindividuels sont mme assez peu reluisants

    Le pote Gringoire, veule et lche, nose se compromettre pour laider, alors quil a bnficide son secours dsintress.

    Phbus, le noble capitaine enferm dans son orgueil de caste, nenvisage lamour avec labelle bohmienne que comme un agrable passe-temps. Il la laissera condamner et loubliera vitepour faire un mariage digne de son rang et de ses ambitions.

    Frollo, le clerc (homme dEglise), volue entre concupiscence torture et haine. A l'oppos dela fille de la rue prise de musique et de libert, la fois sensuelle et innocente, l'archidiacre, savantet hypocrite, est obsd par ses dsirs de puissance, et son sens moral est drgl par la religion. Cepersonnage exprime de faon trs forte, peut-tre caricaturale, aussi bien le refoulement individuelque la volont de contrle social.

    Quel est le seul tre qui lui soit entirement dvou, et qui laime dun amour absolu?Quasimodo lui-mme rejet par les hommes pour sa difformit. On sinterrogera sur la valeursymbolique de ce rapprochement de deux formes dexclusion.

    - La bohmienne libre tombe sous les coups dune condamnation politique

    Le tribunal ecclsiastique qui la condamne tre pendue pour meurtre et commerce avec lediable symbolise toutes les rpressions autoritaires, gardiennes de lordre social et moral.

    Le film met aussi en scne des oppositions trs fortes de classe sociales: les bohmiens et

    les gueux, allis dans une fraternit indistincte face la brutalit de lautorit royale et ecclsiastique.

    1.1.2. CARTOUCHEde Philippe de Broca (France / Italie, 1962)1.1.2.1. Autour du filmLe ralisateur

    Philippe de Broca (1933-2004) ralise son premier film en 1959, au moment mme o clateen France le phnomne de renouveau cinmatographique connu sous le nom de Nouvelle Vague: ilest trs proche de deux de ses principaux leaders, Claude Chabrol et Franois Truffaut, dont il a tlassistant. Petit-fils d'un peintre et fils d'un photographe, Philippe de Broca avait derrire lui de solidestudes l'Ecole technique de photo et de cinma de Vaugirard.

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    Ses premiers longs-mtrages sont des comdies pleines de fantaisie et de lgret,marques par la fructueuse collaboration avec le scnariste Daniel Boulanger et le compositeurGeorges Delerue. Le succs de Cartoucheen 1962 ouvre Philippe de Broca la voie dun cinmadaventures populaire et bon enfant, o lhumour et la gaiet nexcluent pas des motions discrtes.Lacteur emblmatique de ces films est Jean Paul Belmondo, dont la prestance physique, le charmedcontract et limpertinence souriante font merveille dans ces divertissements de qualit. Deux desplus grands triomphes de ce tandem acteur-ralisateur resteront sans conteste Lhomme de Rioen1963 et

    Les Tribulations d'un Chinois en Chineen 1965, qui mlent, sur un rythme trpidant,

    aventures, fantaisie et exotisme.Dans les annes 1970 et 1980, Philippe de Broca enchane les films de genre, comdies

    lgres ou policiers dcontracts, btis autour des vedettes reconnues, comme Annie Girardot ouPhilippe Noiret, qui devient son nouvel acteur-ftiche.

    En 1988, Philippe de Broca ralise Chouans!, une ambitieuse fresque historique situependant la Rvolution Franaise. Signant de nombreuses uvres pour le petit cran dans les annes90, le ralisateur devra attendre 1997 pour renouer avec le succs en salles, grce une nouvelleversion du Bossu, qui le voit revenir avec fougue la comdie de cape et d'pe.

    En 2004, il tourne une dernire adaptation littraire, Vipre au poing.

    Le contexte de ralisation: comment renouveler un genreLes annes 1950 et 1960 ont vu se dvelopper en France un genre cinmatographique

    jusque l peu fourni, les films dits de cape et dpe. Sur des bases historiques assez fantaisistesmais ancres tout de mme dans les souvenirs scolaires dun roman national, encore largementenseign, de la grande masse du public, des aventures cheveles mettaient aux prises dans leroyaume de France, mousquetaires tmraires et fourbes hommes de main, bandits dhonneur etgendarmes lourdauds, aventuriers sduisants, fraches paysannes et courtisanes roues Dans cetAncien Rgime picaresque, il tait de bon ton de voler - avec lgance - les riches pour donner auxpauvres, au milieu de jolis minois ou de trognes patibulaires. Avant de vider quelques pichets de vinau milieu des rires de francs compagnons. Quelques films ont marqu les mmoires de cettegnration dadolescents quon nappelait pas encore les baby-boomers: Les trois mousquetaires,Le Bossu,Le Capitan, et bien sr un des prototypes, Fanfan la tulipede Christian-Jaque en 1951.Sans oublier le tendrement anarchiste Mon oncle Benjamin, avec le chanteur Jacques Brel en 1969.

    Ce genre populaire, que certains critiques ont pu nommer un western la franaise, alorsquil doit peut-tre plus la tradition libertaire de Guignol rossant les gendarmes, connatra unedclinaison au fminin avec la srie Anglique, Marquise des Anges avant de stioler dans lesannes 70, aprs le grand choc culturel de mai-juin 1968.

    Cartoucheest sans doute le meilleur exemple, le plus intressant, le plus original de ce genre

    vite condamn la rptition routinire de morceaux de bravoure attendus. Par sa fin dramatique etbaroque, par le dynamisme de ses protagonistes, avec les prestations remarquables de Jean-PaulBelmondo et Claudia Cardinale, et surtout par son ton trs contestataire lgard des hirarchiessociales et des autorits tablies, il est rvlateur de la monte dune nouvelle sensibilit dans laFrance de la Vme Rpublique. Il est aussi rvlateur des passages qui pouvaient encore se pratiquerentre le cinma dauteur le plus exigeant et un cinma populaire de qualit.

    1.1.2.2. Analyse du filmLe rcit

    Au dbut du XVIIIe sicle, dans le royaume de France: Louis Bourguignon, dit Cartouche,fait partie dune bande de voleurs Les Coquillards. Il se rebelle contre le chef de la bande, Malichot,homme cruel et violent et sengage dans larme pour lui chapper. Mais, peu fait pour la vie militaire,il ne tarde pas dserter, en compagnie de deux camarades, et avec la caisse du rgiment. Arrt,Cartouche svade. Dans une taverne, il se porte au secours dune ravissante bohmienne, Vnus:

    celle-ci devient sa compagne fidle et laccompagne dans ses aventures. La bande de Cartouche ralise des coups toujours plus spectaculaires: le lieutenant de police

    Ferrusac enrage. Mais sa femme Isabelle sest follement prise du sduisant bandit. Au cours dunrendez-vous secret avec la belle, Cartouche est trahi par Malichot. Il ne doit son salut qulintervention de ses hommes, conduits par limptueuse Vnus. Dans le combat, protgeant de soncorps son amant, pourtant infidle, la bohmienne est frappe mort.

    Le dnouement est flamboyant et romantique: Cartouche fait irruption au bal donn parFerrusac la noblesse dalentour, en portant dans les bras le cadavre de sa compagne. Il arrachetous leurs bijoux aux grandes dames de la noblesse. Il en couvre amoureusement le corps de labohmienne, quil installe dans un carrosse quil pousse, la nuit, dans un lac.

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    Sur les images du carrosse d'or qui s'enfonce dans les eaux noires, la musique de GeorgesDelerue reprend l'orchestre le thme de Vnus et Cartouche mais en mineur, sur un rythme demarche lente, quasi-funbre. Comme une vocation du temps du bonheur, une manire d'intensifier lesouvenir de Vnus dans la mmoire de Cartouche.

    Partis pris et point de vueTous les ingrdients dun grand film populaire, digne dun feuilleton dAlexandre Dumas, sont

    ici runis: amours, aventures tumultueuses, tratrise et bravoure, fin dramatique Commence sur unton humoristique, s'en prenant toutes les valeurs, dans llan dun anarchisme juvnile, cetteaventure humaine prend des allures de tragdie dans ses dernires squences. Le jeu vraimentexceptionnel de Belmondo donne ce clbre brigand une formidable authenticit, lui confrant unepersonnalit attachante. On retrouve galement Claudia Cardinale, le grand Marcel Dalio et JeanRochefort.

    Ce film est symptomatique dune priode optimiste, o le personnage de labelle bohmienne donne loccasion danalyser toute une srie de strotypes qui ne sont jamaismalveillants. Cest un des multiples avatars de la belle Gitane amoureuse, auxiliaire plein de fouguedu hros principal, que lon retrouve dans un certain nombre de films populaires de ces annes-l:citons, simplement dans le domaine du cinma franais, Gina Lollobrigida en diseuse de bonneaventure dans Fanfan la Tulipe de Christian-Jaque en 1952.

    Quelques propositions danalyse: la bohmienne Vnus (la desse de lamour: quelsymbole!)

    Contrairement lhrone Esmralda, dont on a vu le rle essentiel dans Notre-Dame deParis, Vnus ne semble tenir, aux cts du hros ponyme, quune place plus secondaire. Etcependant, le formidable hommage que lui rend la dernire squence doit nous en avertir: le film neprend tout son sens quavec elle.

    Pour renouveler les mthodes dapproches dun personnage porteur de reprsentationscomplexes, nous proposerons ici un travail sur lvolution de son image au cours du rcit filmique, entrois temps. Ce type de travail se prte bien, dans un cadre scolaire, une activit de groupes quiprennent en charge des squences diffrentes.

    a. 1er

    avatar: la rebelle au charme irrsistible

    Il sagit ici de sattarder sur une occurrence du personnage tout fait particulire, puisquilsagit de sa premire apparition, dans un film qui dure dj depuis de longues minutes.

    Il est ncessaire dinsister sur les effets voulus par le ralisateur, lorsque son scnario retarde

    lentre en jeu dune actrice internationalement reconnue (Claudia Cardinale a dj connu de beauxsuccs en Italie avant son triomphe dans le Gupardde L. Visconti en 1963), qui partage la vedette etlaffiche avec le nouveau chouchou du cinma franais quest Jean-Paul Belmondo. Le choix decette trs belle Italienne, au sourire ravageur et au regard brlant, caractrise dj un type dereprsentation qui installe durablement dans le public une image quasi-lgendaire.

    Lorsque dans la taverne o Cartouche est descendu avec ses compagnons, le personnage deVnus apparat, cest en fcheuse posture, serre de prs par deux gendarmes. Une analyseattentive de ces premiers plans permettra dtudier:

    - Les strotypes du costume de bohmienne: alors que les autres personnages respectentavec plus ou moins dauthenticit les codes vestimentaires qui font XVIII me sicle, ClaudiaCardinale est vtue dune tenue plus atemporelle: superbe robe longue, certes effrange, de couleurstrs vives (rouge, or, ce qui peut renvoyer dailleurs une forme dhispanit), foulard rouge noungligemment dans les cheveux, grands colliers de pacotille aux tons clatants. Si lon veut bien sesouvenir que les costumes fminins du peuple sont encore au XVIII e en grande majorit ternes et

    sombres, on voit quel contraste est ainsi cr: la bohmienne introduit dans un monde triqu lachaleur et la couleur des passions.

    - Cette sensualit, parfois provocante, est en outre souligne par le jeu de lactrice, quimultiplie les illades complices et regards assassins, les alanguissements torrides et lesgesticulations vives.

    - Entre deux reprsentants de la loi, dpeints - comme le veut une tradition bien franaise -comme des abrutis relativement inoffensifs, la bohmienne peut exhiber ironiquement les chanesquils viennent de lui passer. On comprend assez que lautorit qui pourra la soumettre nest pas cellede lordre et de la loi, mais peut-tre celle de lamour, qui se lit dans le regard du bandit magnifique quivient son secours.

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    b. 2me

    avatar: lamoureuse insoumise

    - Les histoires damour sont un ingrdient indispensable des grands films daventurespopulaires. On sinterrogera essentiellement sur la nouveaut des rapports amoureux qui sont dcritsici.

    - La bohmienne nest jamais soumise. Amoureuse, passionne, mais toujours libre. Ellerefuse toute alination, et revendique dans les faits sa libert entire.

    - Elle se rvle une allie, bien plus quun simple nouvel auxiliaire: imaginative, audacieuse,elle parle dgal gal avec son amant.

    - Le contraste est dautant plus vident avec le couple aristocratique des Ferrusac: la morgueet la muflerie du lieutenant de police entrane linfidlit de son pouse quil ne respecte pas. Et qui lelui rend bien, mais en secret. Au contraire, malgr sa souffrance, Vnus respecte la libert deCartouche comme il devrait accepter la sienne.

    - Enfin, cest parce quelle sait juger elle-mme dune situation, cest parce quelle dsobitaux consignes donnes et quelle exerce un rel ascendant sur les hommes, quelle est en mesuredintervenir efficacement dans le pige o Cartouche est entran.

    c. 3me

    avatar: une victime exemplaire?

    Nous lavons dit, les dernires squences de Cartouche sont la fois trs originales et trsfortes. Une analyse approfondie est mener en classe:

    - Sur lapparition de Cartouche dans la salle de bal, portant dans ses bras Vnus morte: dequelle manire se combinent et saffrontent deux images: lpoux qui fait franchir le seuil de sanouvelle demeure la jeune pouse, l'amant qui emporte le cadavre de l'tre cher en une sorte depietdsespre et baroque?

    - A quelle dnonciation peut renvoyer sa posture, lorsquil montre aux regards des bourreaux lecorps sans vie de leur victime? (sans vouloir faire de parallle outrancier, on retrouverait cette imagede dnonciation muette dans certains des plus grands classiques du cinma, par exemple sur lesescaliers de Potemkine, quand une mre monte les marches face aux soldats en exhibant le corps deson enfant bless).

    - Ce corps inerte est encore langoureusement souple: quel symbole peut-on retrouver dans lamagnifique robe, dpouille mais dun rouge flamboyant que porte alors Vnus, comme seul linceul?

    - Que signifie limmersion du carrosse dor, crmonie la fois paenne et baroque? A la foisvocation de rites trs anciens, et mpris affich des richesses rendues aux profondeurs?

    1.2. Des histoires damour et de mort. De la Russie lEspagne1.2.1. LES TSIGANES MONTENT AU CIEL dEmil Loteanu (URSS, 1976)1.2.1.1. Autour du filmLe ralisateur

    Emil Loteanu est n en 1936, Clocuna, dans une rgion frontire au nord de la Roumanieconstamment dispute par les puissances voisines. Cette Bessarabie des anciens Atlas devient le28 juin 1940 la Rpublique Socialiste Sovitique de Moldavie, partie intgrante de lURSS.

    Alors quune partie de la famille sest rfugie en Roumanie, Emil grandit dans une nouvelleculture: sa langue latine scrit dsormais en caractres cyrilliques, les idaux communistesremplacent la tradition orthodoxe... Gagn par la passion du thtre, il est engag dix-sept ans parla compagnie nationale thtrale de Chiinau, ou plutt Kichinev, capitale de la nouvelle Rpublique.

    Arriv Moscou en 1954, il y poursuit ses tudes suprieures, dabord en art dramatique,ensuite au dpartement de ralisation du VGIK, lInstitut dEtat de ralisation cinmatographique.En 1960, il met en scne lune de ses premires uvres, Il tait une fois un garon, daprs les

    mmoires de lcrivain roumain Ion Greang.Diplme en poche, il revient travailler en Moldavie dans les studios La Moldava, o il alterne

    des documentaires et des fictions: ses premires uvres rvlent un cinaste de talent, mais sansesprit contestataire. Cest ainsi que, selon certains historiens du cinma, un film comme Attendez-nous laube en 1963 illustre la vision gopolitique de la Russie puis de lUnion sovitique sur laBessarabie / Moldavie, rgion reconquise sur lenvahisseur turc lpoque napolonienne.

    Au dbut des annes soixante-dix, il rejoint les prestigieux studios Mosfilm, la Cinecittsovitique. L, son talent va bnficier de grandes ressources en comptences humaines et enmatriels techniques.

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    Il y ralise ses plus grands films qui le font connatre dans toute lURSS, puis dans le mondeentier. On remarquera avec intrt que lun de ses premiers succs aborde le thme des Tziganesavec Les Lautariidu nom des musiciens nomades traditionnels de sa terre natale. Lvocation de cestroupes de Gitans qui parcouraient jadis toutes ces rgions dEurope centrale, de la Galicie lUkraineen passant par la Moldavie, souvent en butte la mfiance des Eglises et la rpression desautorits politiques, est srement une premire tape dans sa dmarche de redcouverte, derhabilitation de cette culture, avant son coup de matre de 1976 Les Tsiganes montent au ciel.

    Le scnario tait inspir de faon trs libre dune nouvelle de Maxime Gorki. Ecrivantpersonnellement la plupart des scnarios de ses films, Emil Loteanu continue explorer avec brio ledomaine des adaptations littraires. Cest ainsi quil ralise entre autres Une partie de chassedaprsAnton Tchkhov.

    Le cinaste retourne ensuite en Moldavie o il dploie pendant une dizaine dannes uneactivit intense, avant et aprs la dislocation de lURSS qui permet lindpendance de son pays natal.Il ralise des tlfilms, donne des cours dart dramatique, fonde un thtre, anime une missiontlvise, cre une publication sur le cinma

    Malade, il est hospitalis Moscou, o il meurt en avril 2003. Cest l quil est inhum augrand regret de beaucoup de ses compatriotes. Car sil a t un ralisateur estim de lpoquesovitique, il a cependant fait reconnatre loriginalit culturelle de sa rgion dorigine, depuis toujourssi malmene par lhistoire.

    Le contexte de ralisationLe film Les Tsiganes montent au ciela t produit en 1976. Pour lURSS, ce sont des annes

    moroses quil est aujourdhui convenu dappeler le temps de la stagnation, o Brejnev tient lepouvoir dune main vieillissante mais ferme. En 1975, les accords dHelsinki ont paru consacrerlinfluence forte de lURSS dans le concert des nations europennes. Mme si on peut apprcier trsdiffremment la valeur de ces accords, ils marquent un jalon important dans lhistoire du pays: lURSSne pouvait plus se permettre dignorer compltement lopinion internationale et ses pressionspolitiques ou mdiatiques. Du mme coup, cette priode est marque par lmergence dune vaguede dissidence importante, contre laquelle le pouvoir mne une lutte de tous les instants. On nestendra pas ici sur les procs ou les dparts forcs ltranger dintellectuels ou dartistes: titresymbolique, rappelons lexil de Soljenitsyne en 1973, du chanteur Alexandre Galitch en 1974, delhistorien Andre Amalrik en 76.

    Il nest pas question dans ces quelques lignes dvaluer lvolution de la vision politique dEmilLoteanu et notamment de ses ventuels rapports avec des cinastes dissidents comme par exemplele grand Tarkovski: il nous parat cependant possible danalyser son film en partant dune tripleinterrogation:

    - Dabord sur son ancrage dans une culture nationale moldave o les apports tziganes sonttrs prsents. Les historiens du cinma ont soulign la logique ambigu de la politique culturellesovitique, qui dun ct pousse la russification de toutes les rgions, mais laisse aussi sedvelopper les cultures des diverses Rpubliques. Pour le cinma, les annes 60-70 voient sedvelopper des cinmatographies de qualit en Gorgie, Armnie, Asie centrale La cration destudios en Moldavie est un autre indice. Quant Emil Loteanu, son balancement entre diffusion de lagrande culture littraire russe et redcouverte des traditions de sa rgion dorigine nous parat tout fait rvlateur de ses contradictions cratrices.

    - Si lon prend en compte la production ordinaire du cinma sovitique de ces annes-l, onest frapp par les audaces du scnario: on est trs loin de lexaltation de hros positifs dans laclbration de ce voleur de chevaux sduisant et rebelle, qui volue quelque part entre le banditdhonneur et Robin des Bois. Le mode de vie des Tziganes est dabord, la manire dont il est film,un hymne la libert, en marge de la socit bien tablie, par-del les frontires, malgr lasurveillance et la rpression des diverses autorits. Il est aussi remarquable que le personnage du

    boyard polonais ne soit pas caricatur en grand propritaire/exploiteur, mais montr dabordcomme compagnon allgre des ftes tziganes, avant dtre ravag par la passion amoureuse, pourlaquelle sa fortune ne lui servira rien.

    - De quelle faon ce film a-t-il t reu dans les publics de lURSS et des dmocratiespopulaires qui le virent lpoque? L aussi, sans aucune certitude, on ne peut que se demander si ledferlement de couleurs et de musiques, lhymne la passion et la libert nont pas t perus parbeaucoup comme une ouverture inespre dans un monde normalis. Une bouffe dair dans uneatmosphre confineEn tout cas le succs populaire fut au rendez-vous.

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    L'accueil du publicEn effet, ce quil faut dabord retenir, cest lextraordinaire succs obtenu par ce film auprs du

    grand public. On estime 65 millions le nombre de spectateurs qui ont pu lapplaudir dans lesmultiples salles de lUnion Sovitique dans les mois et les annes qui suivirent sa sortie.

    Dans les mois qui suivirent sa sortie, il reut des rcompenses prestigieuses dans plusieursfestivals internationaux, parmi lesquelles: la Grande Conque dOr du Festival de San Sebastin, lePrix de la meilleure interprtation fminine pour Svetlana Toma au Festival de Panama, le Grand Prixde la mise en scne au Festival de Belgrade, le Prix du meilleur film Prague.

    Laccueil critique est plus nuanc, car le film est apprci de faons presque diamtralementopposes. Si les uns senthousiasment pour les qualits esthtiques et musicales de cet opralyrique, dautres dnoncent lutilisation de strotypes simplistes magnifis par le talent du ralisateur- ce qui devient sous la plume de certains un reproche supplmentaire -.

    Fait noter, le film connat depuis lors un remarquable itinraire puisquil est encore diffus loccasion par de nombreuses chanes de tlvision. La meilleure preuve de ce succs non dmentiest la continuit de ses ditions en vido puis en support numrique par les distributeurs sovitiquespuis russes, socit dEtat ou nouvelles socits prives. Aujourdhui encore, on le trouve ainsifacilement la vente sur internet. Et le film est trs souvent voqu avec enthousiasme sur les forumsde discussion o il est question de la culture des Roms.

    Il est aussi symptomatique de retrouver les musiques et les chansons de la bande-sonreprises par des musiciens roms contemporains. Par exemple, on coutera avec plaisir les principauxthmes des Les Tziganes montent au ciel, dans la chaude version quen donne le groupe UrsKarpatz.

    1.2.1.2. Analyse du filmLe rcit

    Inspir, de manire libre, des Rcits bessarabes de Maxime Gorki et notamment de lanouvelle Makar Chudra, lhistoire commence dans les montagnes des Carpates, aux confins desgrands Empires Austro-hongrois et Russe, au moment mme o la garnison russe dune petite ville-frontire clbre dans lalcool et la musique la naissance de lanne nouvelle, qui est aussi naissancedun sicle nouveau, le XXe sicle. Dans la nuit, des ombres se glissent dans lcurie; le TziganeZobar et ses compagnons semparent des chevaux de la cavalerie russe afin daller les revendre delautre ct de la frontire, dans la Bucovine alors austro-hongroise.

    A la tte dune bande de francs-compagnons qui nont pas froid aux yeux, et qui dfient parleurs vols rpts les troupes russes ou austro-hongroises, ce rebelle romantique parcourt plaines etmontagnes dans des paysages sauvages et magnifiques. Il est souvent inquit par les diversesarmes qui le traquent, mais russit toujours leur chapper, de faon souvent allgre, mais parfois

    plus tragique: cest ainsi que larme austro-hongroise punit de terribles reprsailles le campementtzigane qui lavait abrit.

    Dabord amoureux de la belle Ioulichka, muette la chevelure dor, Zobar rencontre au hasardde ses errances lorgueilleuse Tzigane Rada - quinterprte avec beaucoup de talent Svetlana Toma,actrice ftiche de Loteanu -. Cette jeune femme flamboyante, moqueuse et indomptable, fait djlobjet de la passion ardente dun aristocrate polonais prt tout pour lui plaire. Mais on ne peutacheter le cur dune Tzigane.

    Le voleur de chevaux est son tour subjugu. Pour conqurir lamour de la belle, Loko Zobarsempare dun superbe cheval blanc quelle convoite, au risque dy perdre la vie ou la libert. MaisRada est-elle prte, mme au nom de la passion amoureuse, renoncer la libert? Cette histoiredamour dmesure se terminera tragiquement, dans lclat des poignards tirs et le rouge du sangvers.

    Le film prend donc un parfum de lgende, pique et romantique. Cest une fresque trs hauteen couleurs o rien ne manque: dcors, costumes, dmonstrations questres, danses et musique, le

    tout dans une sorte de ballet envotant o le chur des belles Tziganes faisant tournoyer leursfoulards revient de faon lancinante.

    Mais en mme temps, lattention apporte par le ralisateur la reconstitution de la vie duncampement tzigane quelque part en Bessarabie, avec ses murs et ses coutumes contribue ancrerfortement le film dans un rel parfois quasiment ethnographique.

    Partis pris et point de vueLe cinaste a cherch avant tout raliser un grand film musical, une sorte dopra damour

    et de mort, proche aussi bien de Carmenque de West Side Story.

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    Il a aussi voulu un grand film daventures, avec de grands espaces et des chevauches, desreconstitutions historiques chatoyantes, et surtout, avec des personnages picaresques et haut encouleurs. Peut-tre faut-il y lire linfluence des westerns baroques venus dItalie au dbut des annes70, avec leurs hros sauvages et dconcertants, aux trognes incroyables, loin des figures trop lissesdes westerns des annes antrieures.

    Mais bon connaisseur de la Moldavie et de ses peuples, il a su aussi recrer avec unecertaine crdibilit la vie des communauts des Roms du dbut du XXe sicle, avant les drames de lapremire guerre mondiale et leffondrement des grands empires, et les massacres de masse de ladeuxime.

    Lemploi de nombreux comdiens et artistes du clbre Thtre Romen de Moscou confre lensemble une authenticit esthtique de grande qualit.

    Tax d'exotisme caricatural par les uns, d'expression lyrique par les autres, ce film deLoteanu n'en a pas moins le mrite d'avoir t l'un des premiers montrer le monde et la culture desTziganes un large public, aussi bien lEst qu lOuest, polariser l'attention sur la richesse de leurexpression artistique et sur des valeurs essentielles du code moral qui leur est attribu: l'honneur, lecourage et la loyaut.

    Quelques propositions danalyse: les reprsentations du film

    a. Du bon usage des strotypes dans un eastern pique?

    Un des objectifs mthodologiques essentiels dans cette analyse devant un public scolairesera celui dinterroger lcart entre les reprsentations et ce que peuvent nous enseigner lesdocumentations historiques.

    Le premier travail, le plus vident, est de questionner la qualit de la reconstitution matrielle.Des gravures dpoque, assez nombreuses, peuvent permettre de valider le travail des studios pourles costumes, les roulottes, les ustensiles et autres objets de vie quotidienne. On comprendrapourquoi le cinaste accorde une place tout fait exceptionnelle aux couleurs, dans les tissus desrobes et des foulards.

    Les dialogues, les attitudes, les comportements sont beaucoup plus difficiles authentifier: ilsagit ici de rflchir sur la difficult de faire passer sur lcran un vrai travail sur des mentalits dupass, et qui plus est pour une communaut souvent mal documente scientifiquement et largementfantasme: autrement dit, il nest pas facile dchapper certains strotypes. On fera alorsremarquer comment le ralisateur est capable la fois de les utiliser, mais en mme temps de lesmettre distance, notamment par lhumour. Les rles secondaires sont ainsi motif ce jeu dedcalage, pdagogiquement intressant. On tudiera par exemple, le cas exemplaire du voleur de

    poules, expliquant avec un ralisme hilarant son art particulier.On rflchira pour finir aux sources dinspiration cinmatographiques du ralisateur: il y a des

    images inspires par le genre du western, mais lesquelles exactement et comment sont-ellesutilises?

    b. Frontires et barrires: la libert du nomade devant la violence des Etats

    - Il sera indispensable dtudier avec prcision les cartes historiques de lEurope centrale dudbut du XXe sicle, pour comprendre de quelle manire les Tziganes jouent avec les frontires desempires, se rfugiant chez les uns ou les autres au gr de leurs humeurs, en butte aussi lhostilit,sinon la rpression brutale des autorits russes ou austro-hongroises.

    - Quel rle jouent par exemple les cours deau dans les espaces du film? Ces marquesgographiques de frontires par ailleurs invisibles donnent lieu plusieurs scnes daction, dans deschevauches superbes.

    - Quels sont les espaces qui abritent les nomades ou au contraire qui peuvent leur trehostiles? Lopposition ville-campagne est trs prsente dans le film: on sefforcera de voir plusfinement si les espaces urbains sont des menaces pour la libert tzigane ou parfois des endroitsdopportunit.

    - Quels sont les rapports quentretiennent les groupes tziganes avec les sdentaires?- Quelle comparaison explicite est faite lorsque les Tziganes rencontrent au hasard du chemin

    un chariot de comdiens?- La volont de vivre libre entrane souvent des conflits avec les autorits: on en citera

    quelques uns.

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    - La rpression peut saffirmer de faon trs brutale: comment sont voques les reprsaillescontre le camp gitan?

    - Les fortes images de roulottes incendies, de campement dvast, et de populationstraumatises par le dchanement de violence renvoient dans le rcit aux premires annes du XXesicle. Et donc, le premier travail de mise en relation critique devrait tre de se documenter sur cesrfrences historiques prcises, notamment pour les spectateurs des anciens pays de lOuest quiconnaissent mal lEurope centrale.

    - Mais ne peut-on pas, par analogie, dterminer un autre niveau de lecture? La ralisation dufilm, en 1976, ne prend place quune trentaine dannes aprs la Seconde Guerre Mondiale, odautres armes ont sauvagement excut des massacres de masse dans ces rgions? Quel fut eneffet le sort des Roms lors de linvasion nazie? Cette rflexion est-elle dans lintention du ralisateur?Comment certains spectateurs ne pourraient-ils pas faire le rapprochement? Cest poser la questionde la rception dune uvre, surtout dans une socit o la critique ne peut sexercer librement, et oles spectateurs peuvent devenir des experts dans le dchiffrement des allusions et des mtaphores.

    c. Lamour du chant et de la danse

    Cette troisime partie, certes indispensable, sera la plus agrable. Il sagira dvoquer, enprenant appui sur quelques squences du film, lapport culturel formidable des Tziganes dans lEst delEurope, notamment dans le domaine de la musique, du chant et de la danse.

    Dans une perspective historique, on pourra rappeler quau XVIIIe sicle, des musiciensnomades sont venus de Moldavie jusquau cur politique de lEmpire Russe. Le premier ensembletzigane connu plac sous la protection du comte Orlov, avait acquis trs vite une grande popularit.

    Dune certaine faon, le riche fonds traditionnel russe a t souvent revisit et magnifi par lesmusiciens tziganes. Les enseignants de musique ne manqueront pas cette occasion pour retrouverdes thmes populaires et en faire entendre quelques interprtations.

    1.2.2. CARMENde Francesco Rosi (France / Italie, 1984)

    Scnario de Francesco Rosi et de Tonino Guerra, daprs Prosper Mrime et Georges Bizet.Musique de Georges Bizet. Avec: Julia Migenes (Carmen), Plcido Domingo (Don Jos) et RuggeroRaimondi (Escamillo).

    1.2.2.1. Autour du film

    La rencontre de limage et du rpertoire lyrique apporte une nouvelle dimension aux mises

    en scnes traditionnelles penses pour le thtre. Le film dopra ne pouvait natre que du mariagedune uvre et dun cinaste. Je dis bien cinaste par opposition aux metteurs en scne de thtrequi passent derrire la camra pour les besoins de la cause. Le film a t entirement tourn endcors naturels. Jamais opra naura bnfici de tels moyens pour devenir spectacle.

    nen pas douter, luniversalit du mythe de la femme fatale, mi-ange, mi-dmon, la baguettede Lorin Maazel, la musique de Bizet, limmense talent de Francesco Rosi, la confrontation lcrande Julia Migenes, Plcido Domingo et Ruggero Raimondi font de Carmenun tournant dans lhistoiredes rapports entre lopra et son public. Toscan du Plantier, producteur du film.

    Le ralisateurFrancesco Rosi, n Naples en 1922, est un immense ralisateur italien. Sensibilis trs vite

    au cinma par linfluence de son pre, il commence des tudes de droit, interrompues par la guerre en1943. A la fin de la guerre, il reprend sa vie dtudiant tout en dbutant une carrire artistique, entrethtre et radio. En 1948, sa rencontre avec Visconti est dterminante: il collabore avec lui pour trois

    films. Il travaille galement aux cts d'autres grands noms du cinma italien comme Antonioni.Son vritable premier long-mtrage, Le Dfi, est ralis en 1958: il y aborde dj les

    problmes sociaux du sud de l'Italie. Prsent la Mostra de Venise, le film remporte le Prix du Jury.Mais le succs international vient en 1961 avec Salvatore Giuliano: il est alors reconnu comme l'undes plus importants ralisateurs de sa gnration dans la ligne des matres du Noralisme.

    Francesco Rosi traite de sujets de socit ancrs dans la ralit avec une volont quasi-documentaire: cest ainsi quil dnonce en 1963 les scandales immobiliers dans un film-enqute Mainbasse sur la ville. En 1972 le Festival de Cannes rcompense par son Grand Prix LAffaire Mattei,formidable thriller et investigation documente dans les milieux daffaires ptroliers.

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    Sa collaboration suivie avec Tonino Guerra, crivain et scnariste engag, lamne raliserses films les plus politiques, Les hommes contreet Cadavres exquis, travers lesquels il sefforcedcrire une histoire critique de lItalie du XXe sicle.

    Les annes 80 voient Francesco Rosi sloigner des sujets contemporains pour adapterquelques uvres majeures de la littrature: cest dabord en 1983, la version superbe de l'opraCarmen, puis Chronique dune mort annonce, daprs Gabriel Garca Mrquez. Ses derniers filmsdes annes 90 sont La Trveet Les Trois frres.

    Dans une carrire de prs de soixante ans, Francesco Rosi n'a ralis quune quinzaine defilms. Cest assez dire que chacun deux est le fruit dune longue laboration, dune rflexionapprofondie, toujours consacre, comme il le dit lui-mme, aux problmes des rapports de l'hommeet de la socit.

    Ladaptation dune histoire devenue un mythe:Carmen au cinmaFrancesco Rosi nest pas le premier ralisateur avoir t fascin par cette histoire tragique

    damour et de mort. Si aujourdhui elle appartient au nombre des grands mythes littraires europens,au mme titre que Don Juan ou Faust, il faut rappeler quau moment de la publication en 1845 de lanouvelle de Prosper Mrime, le personnage de Carmen, cette ouvrire bohmienne libre, insoumiseet sensuelle, qui choisit ses amoureux et en dispose sa guise avait passionn les espritsromantiques mais scandalis les bien-pensants.

    Et quand le compositeur Georges Bizet crit en 1875 un opra partir dun livret adapt de lanouvelle, il prolonge cet effet de scandale, tant sur le plan esthtique que thmatique. Cette tragdieen quatre actes se terminait par le meurtre de l'hrone de la main mme de son bien-aim, ce quicontrevenait toutes les rgles de biensance qui rgnaient l'Opra-Comique de Paris frquentpar la bonne socit de lpoque. Dautre part, la partition, trs novatrice, avait pris de grandesdistances avec le style musical du moment. Mais ce qui avait choqu encore plus profondmentlopinion bourgeoise, c'tait davoir construit toute lintrigue autour de cette bohmienne, Carmen,qui apparaissait comme le comble de l'immoralit. La premire interprte du rle en a fait une femmelibre et fougueuse, aux attitudes lascives, le regard perant, jonglant avec la sduction et laprovocation. Les Carmen que l'on voit sur scne de nos jours sont souvent encore redevables cettecomposition originelle.

    Depuis lors, cette uvre est devenue un des opras les plus clbres et les plus reprsentsdans le monde. Certains de ses thmes musicaux sont connus de tous, mme dans les publics peuintresss par le monde de la musique classique.

    La figure de la bohmienne, vritable mythe populaire, a suscit bien des lectures diverses, etle travail de Francesco Rosi sinscrit dans une longue suite dadaptations cinmatographiques,inspires de lopra ou parfois tires plus directement de la nouvelle de Prosper Mrime. Depuis les

    versions muettes de Cecil B. DeMille en 1915, ou d'Ernst Lubitsch en 1918, toutes les gnrations ontconnu leur illustration de Carmen: entre conformisme - Carmen de Christian-Jaque -, et audace -Carmen Jonesd'Otto Preminger, avec des acteurs noirs -.

    Notons pour finir que les annes 1980 ont vu natre de nouvelles lectures du mythe, par desralisateurs de temprament et de style trs diffrents, mais tous de trs grand talent. Si le film deFrancesco Rosi de 1984 que nous avons choisi dtudier reste, notre avis, la plus puissantetransposition ralise au grand cran, une autre vision, plus sobre, avait t ralise l'anneprcdente par le cinaste espagnol Carlos Saura et avait remport galement un norme succs. Lecinaste Jean-Luc Godardsest lui aussi la mme poque intress cette histoire en linscrivantdans le monde contemporain. Son film Prnom: Carmen est un regard trs personnel sur luvre,avec des partis-pris narratifs et esthtiques novateurs et parfois dconcertants.

    Un norme succs public, un film couvert de rcompensesPrix du meilleur film tranger et nomination au Prix de la meilleure musique et du meilleur son

    en Angleterre; Csar du meilleur son et nominations au Csar du meilleur film, meilleur ralisateur,meilleure photographie, meilleurs dcors, meilleurs costumes et meilleure actrice en France; Prix dumeilleur film, meilleur ralisateur, meilleure photographie, meilleur montage, meilleurs dcors etmeilleurs costumes en Italie; nomination du meilleur film tranger au Golden Globe en 1985.Lnumration deviendrait vite lassante. Inutile d'en dire plus: l'abondance des rcompenses officiellesest en accord pour une fois avec l'accueil enthousiaste des publics europens, qui runissaient aussibien cinphiles exigeants que mlomanes passionns.

    1.2.2.2. Analyse du filmLe rcit

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    L'Andalousie vers 1820. Une place Sville, entre la caserne des dragons d'Alcal et unemanufacture de tabac. La jeune Micala vient la caserne pour retrouver son fianc Don Jos, maisle brigadier n'est pas l. Avec ses camarades, il assiste la sortie des cigarires de la manufacture.L'une d'entre elles les fascine, la sduisante et provocante Carmen qui chante L'amour est un oiseaurebelle que nul ne peut apprivoiser. [...] L'amour est enfant de Bohme, il n'a jamais connu de loi. Si tune m'aimes pas je t'aime, et si je t'aime prends garde toi. Elle lance Don Jos la fleur qu'elleporte au corsage. Don Jos ramasse la fleur et la regarde en murmurant Certainement, s'il y a dessorcires, cette fille-l en est une. Il retrouve Micala avec laquelle il voque de tendres souvenirs.

    Par ses railleries et ses provocations, Carmen provoque une violente bagarre avec dautresouvrires. Elle marque au couteau le visage dune rivale. Don Jos doit la mener en prison, mais lalaisse senfuir contre une promesse de rendez-vous sur les remparts de Sville. Don Jos estcondamn par les autorits militaires.

    Relch aprs avoir purg sa peine, Don Jos retrouve Carmen en compagnie decontrebandiers dans une auberge. Elle danse pour lui: quand Don Jos veut rejoindre sa caserne, ellese moque de lui. Les bohmiennes et les contrebandiers promettent Don Jos: Pour paysl'univers! Et la chose enivrante: la libert, la libert! Le ciel ouvert, pour pays tout l'univers. Es-tudes ntres maintenant?, demande Carmen Don Jos. Pour elle, il dserte et suit la petite troupedans ses errances.

    Dans le sauvage repaire des contrebandiers cach dans la montagne, Carmen et Don Josse querellent Dcidment, tu n'es pas fait pour vivre avec nous, chiens et loups ne font paslongtemps bon mnage. Quand les bohmiennes tirent les cartes, avec mille promesses de bonheur,Carmen n'y voit que la mort, la mort toujours prsente, pour elle et pour son amant.

    Lattitude dsinvolte de Carmen provoque lirritation de Don Jos. Quand Carmen montrequelle n'est pas insensible au charme du torero Escamillo, la jalousie ronge le cur de Don Jos. Lesdeux hommes en viennent aux mains. Lorsque le torro invite Carmen aux courses de Sville, DonJos lance la femme volage: Prends garde toi, Carmen, je suis las de souffrir.

    A Sville, pendant que le spectacle sanglant emplit larne de clameurs, Don Jos, foud'amour, de douleur et de rage, entend Carmen lui jeter la face quelle ne l'aime plus: JamaisCarmen ne cdera. Libre elle est ne, libre elle mourra. Elle jette la bague qu'il lui avait donne. Il lapoignarde mort et on entend le chur: Torador, en garde. Et songe en combattant qu'un il noirte regarde et que l'amour t'attend.

    Partis pris et point de vueC'est, semble-t-il, l'opra le plus jou au monde, une rfrence incontournable pour des

    millions damateurs. Manifestement le cinaste italien, contrairement Godard par exemple, n'a pascherch dconstruire le mythe mais en donner lillustration la plus intense possible.

    Lenfant de Naples est un homme de la Mditerrane: il connat - la plupart de ses films entmoignent - la beaut, la pauvret, la violence des socits qui en sont nes. La misre endmiquequi y rgne pousse les hommes vivre convulsivement, souvent hors-la-loi. Du Sicilien SalvatoreGiuliano la Gitane Carmen, la volont dmancipation a trop souvent le got du sang.

    La marque personnelle du ralisateur, il faut donc sans doute la chercher dans le soucidauthenticit de la reconstitution historique de cette Espagne du dbut du XIXe sicle. Mais cettevolont dancrage raliste a rencontr certains obstacles: des critiques ont remarqu que, de manireparadoxale, lutilisation scrupuleuse du patrimoine architectural espagnol, le choix de dcors naturelssplendides, la recration attentive des costumes dpoque, aboutissaient non un surcrotdauthenticit mais la mise en scne dune Espagne ternelle fige dans une vision strotypepropre sduire des touristes conformistes.

    Au fond, le plus original, le plus convaincant parti-pris de Francesco Rosi, fut sans doute lechoix de la chanteuse/actrice qui devait donner sa voix et son visage la bohmienne indomptable.Le ralisateur a t fascin par la beaut et le talent de cette interprte, et sans doute aussi par son

    parcours personnel exemplaire: Julia Migenes est ne dans le Lower East Side de New York, de mreportoricaine et de pre grec. Son enfance est difficile: la jeune fille se rfugie rapidement dans unmonde imaginaire o la musique prend une place primordiale.

    Elle est en pleines rptitions Paris au moment o Francesco Rosi prpare le tournage deCarmen. Il cherche dsesprment l'oiseau rare: une chanteuse lyrique sachant danser, certes, maisqui soit avant tout une comdienne suffisamment sensuelle et provocante pour incarner la brlure dela passion. Julia Migenes est ainsi entrane devant les camras, presque par hasard: elle y composeune inoubliable Carmen, nourrie sans doute de son exprience intime dune vie difficile, mais libre. Labande originale du film vaut Julia Migenes de multiples rcompenses, son interprtation lui vaut unenotorit mondiale et lui ouvre les portes des plus grandes scnes du monde.

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    Quelques propositions danalyse: les reprsentations du filmOn naura pas ici la prtention de proposer des lectures nouvelles dun mythe littraire qui a

    dj fait couler beaucoup dencre. De trs nombreux manuels scolaires proposent des extraits et descommentaires des pages de la nouvelle ou des airs de lopra.

    Dans le cadre de cette tude sur la reprsentation des Roms au cinma, on pourrait dfinirtrois grands champs dinvestigations scolaires:

    a. Une reprsentation fantasme mais trs prgnante des Gitans espagnols: de la nouvellede Prosper Mrime au film, en passant par des images de lopra, quels sont lesstrotypes les plus permanents, les plus forts?

    - Un premier travail porterait sur le vocabulaire utilis, commencer par les termes quidsignent les Roms, et dont on sait que dans certains contextes, ils peuvent tre aujourdhui ressentiscomme mprisants: dans la nouvelle de Mrime, il y a un mlange du mot franais traditionnelbohmien et des emprunts lespagnol, destins bien sr donner des effets de pittoresqueexotique: la premire apparition de Carmen est annonce par Voil la gitanilla (reprenant ainsi letitre dune nouvelle de Cervants). Par contre les mots de cal ou call sont aussi utiliss parMrime et comments ainsi Mot mot: noir. Nom que les bohmiens se donnent dans leurlangue. On sinterrogera sur le destin de ces expressions.

    - Une autre tude devrait construire une comparaison des descriptions littraires et des choixcinmatographiques de costumes et dlments matriels: un monde de la couleur, avecprdominance des couleurs vives et satures, de la fantaisie, dune forme clinquante dexhibition, dudsordre apparent, sopposerait un autre monde plus normatif, avec les uniformes des soldats, ouplus terne.

    - Aujourdhui, quels codes iconographiques sont le plus souvent utiliss pour voquer cemonde dans une imagerie grand public, par exemple dans les annonces publicitaires? (Il y eutlongtemps en France des cigarettes Gitanes dont le cartonnage tait une belle illustration de cescodes graphiques).

    - Le costume du torro, dans sa surcharge baroque, est-il assimilable aux vtements bigarrsdes Gitans? Le dfi la mort passe-t-il ncessairement par cette exubrance?

    - De quelles manires, dans quels pisodes est mise en scne la marginalit de la troupe deGitans? Quels espaces gographiques les abritent? Des tavernes urbaines au campement de lamontagne, se trouve-t-on en prsence dun nomadisme structurel ou conjoncturel? Quels sont leursmoyens dexistence? Les activits de contrebande, lies des structures conomiques archaques,taient-elles uniquement rserves aux Gitans? En fait, toutes les populations dshrites proches

    des frontires se livraient ces trafics de survie. On noubliera pas de faire noter que Carmen estprsente au dpart comme ouvrire cigarire, donc pourvue dun vrai travail salari.

    b. Un deuxime chantier est possible sur linfluence, le rle, la perception de la culture desRoms dans lEspagne traditionnelle

    Avec un public scolaire non hispanophone, on pourra se contenter de rappeler quelquesnotions de base, en sappuyant sur des uvres artistiques, par exemple en faisant appel auxmultiples reprsentations picturales.

    Si Cervants se fait lcho sans indulgence des strotypes populaires de son temps sur lesGitans, on lui opposera lempathie quprouve pour eux le grand pote Federico Garca Lorca.Dans ses lettres ou ses confrences, il fait souvent l'loge des Gitans pour des aspects prcis de leurculture et de leur sensibilit: ils expriment dans leurs chants, leurs danses "el duende", c'est dire lefait dtre habit par l'inspiration ou bien "la pena negra" - la douleur existentielle -. A l'occasion de la

    publication de son livre El Romancero Gitano en 1927, Lorca fait une confrence o il dclare enprambule: El libro en conjunto, aunque se llama gitano, es el poema de Andaluca; y lo llamo gitanoporque el gitano es lo ms elevado, lo ms profundo, ms aristocrtico de mi pas, lo msrepresentativo de su modo y el que guarda el ascua, la sangre y el alfabeto de la verdad andaluza yuniversal. (Le recueil porte comme titre "gitan" mais en fait c'est le pome de l'Andalousie. Je lequalifie de gitan parce que le Gitan est ce qu'il y a de plus sublime, de plus profond, de plusaristocratique dans mon pays, de plus reprsentatif de sa manire d'tre, ce qui garde la braise, lesang et l'alphabet de la vrit andalouse et universelle.)

    De nombreux films espagnols mettent en scne des Gitans. Nous nen citerons que troisencore accessibles aujourdhui, qui accordent une trs large place au chant et la danse:

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    - Los Tarantos, film de 1963, du ralisateur Francesc Rovira Beleta, avec la clbre danseuseCarmen Amaya, est une version gitane de Romeo et Juliette.

    - El Amor Brujo (LAmour sorcier), de Carlos Saura, est une superbe mise scne de lamusique de Manuel de Falla.

    - Alma Gitana, de Chus Gutirrez, raconte une histoire d'amour entre une Gitane et unpayo. Le film sort des clichs habituels en mettant volontairement en scne des personnagesGitans socialement intgrs dans la socit espagnole. Luca est tudiante et, mme si elle respecteles traditions de sa communaut, elle veut prendre en mains son destin.

    Enfin, il sera excessivement important de conclure cette tude par lexamen dunedocumentation rcente sur les communauts des Roms dEspagne, pour bien mesurer lcart entreles mythes mme glorieux et les problmes actuels.

    c. En quoi Carmen, plus quune femme fatale, est-elle une figure de la l ibert?

    Certes, Carmen est une femme fascinante: objet de la qute de plusieurs personnagesmasculins, elle subjugue Don Jos et lui fait tout abandonner pour elle. Carmen serait-elle au fminince qu'est Don Juan au masculin?

    Mais cest aussi une femme dangereuse: quels sont les indices de sa vnalit, de son gotpour les richesses faciles, pour les gloires phmres? Don Juan, du moins celui de Molire, semblepoursuivre une qute insatiable d'absolu qui justifie sa conduite. Difficile de sentir la mme chose chezCarmen. A-t-elle pacte li avec des forces obscures? Magicienne elle tire les cartes et prdit lesdestins funestes. Elle conduit les hommes la mort. Elle-mme ne craint pas la mort, quelle dfiesans cesse. Mais elle affronte la mort comme elle joue avec l'amour, par caprice, sans raisonapparente.

    Dans la lecture de Francesco Rosi, dans linterprtation de Julia Migenes, lessentiel nest-ilpas la revendication de la libert? On tudiera avec soin le travail de lactrice: comment apporte-t-ellefougue, passion et esprit de libert son personnage? Par del les lois des hommes, sociales ouamoureuses - et certes le malheureux Jos est doublement gardien de cet ordre viril - les lans deCarmen se situeraient au point de rencontre entre limaginaire de libert dont les enfants deBohme, qui nont jamais connu de lois sont une constante mtaphore et la volont dmancipationdes femmes, dont les annes 70 et 80 virent prcisment les manifestations les plus spectaculaires.La Gitane de Carmen, dans ses drives et ses excs, oppose sa libert aux pitoyables dsirs depossession masculins, aux croyances misrables, aux prjugs archaques.

    Bien sr, cette rencontre est plus fantasmatique que relle. En prolongement de ce travail, onpourrait sinterroger sur le statut de la femme dans les communauts Roms, sur ses rellespossibilits de libert, comme sur ses non moins relles alinations.

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    2. Vision misrabiliste ou empathie relle? Les voies incertaines de la reconnaissance

    Dans les annes 1960 pour la premire fois en France, un jeune cinaste, en collaborationavec une communaut tzigane installe prs de Paris, construit un film de fiction qui tente de pntrerce monde qui semblait fondamentalement mystrieux aux yeux des gadj. Avec des objectifsrevendiqus dauthenticit du rcit et de vrit des images, dans la filiation la fois du noralismeitalien et de la Nouvelle Vague franaise, le cinaste installe sa camra dans le campement dont ilveut dcrire lexistence.

    En Yougoslavie, o les communauts roms sont nombreuses - et o elles ont dailleurs tcruellement frappes par les exactions nazies -, un cinaste sattache galement raconter unehistoire avec des acteurs issus directement de ces communauts.

    On ne saurait souponner ces ralisateurs de curiosits malsaines, encore moins de visesracistes peu avouables. Leur travail est incontestablement dict par un idal dintervention politique,au sens noble du terme, par un souci louable de mieux faire connatre au grand public ces Roms quelon peut croiser sans les voir pour reprendre les termes de la chanson.

    Il nempche que leur projet doit lui aussi tre soumis lexercice de la critique: ils peuvent,avec toutes les bonnes intentions du monde, contribuer de manire insidieuse renforcer desstrotypes ou donner limpression de mondes trs sombres o lespoir est absent. Car on nestonnera pas que ces ralisateurs aient t saisis de la tentation de raconter des histoiresdramatiques, lissue souvent pessimiste, au risque denfermer le spectateur dans une visionprofondment rductrice.

    Avec toutes les prcautions qui simposent, on ne pourra sempcher de faire lerapprochement avec un certain nombre duvres des annes 1960-1970, filmes dans des socitsde ce quil tait convenu dappeler le Tiers-monde, et qui en donnaient trs souvent une perceptiontrs sombre, plus propre confirmer les certitudes compassionnelles du Quartier Latin qu faireressentir les nergies, les dynamiques et les potentiels de ces mondes en devenir.

    Cest le danger de films fondamentalement honntes et qui peuvent correspondre desurgences civiques indiscutables. A titre dexemple plus rcent, le trs beau film tchque Marian dePetr Vaclav, ralis en 1996, que nous navons pas tudi ici, tente dbranler lindiffrence(lhostilit?) envers les Roms, par le rcit de la vie dun enfant tzigane. Mais le propos estparticulirement noir, car le poids des dterminismes ne laisse aucune chance cet enfant stigmatispar les bien-pensants comme dbile mental et dont le handicap est, de manire perverse, mis enrelation avec ses origines. Enlev sa mre juge incapable de sen occuper, plac dans unorphelinat, rebelle face un univers hostile, dont il ne maitrise pas la langue, il passe de maisons decorrection en prisons. Dans ce monde dinhumanit et de rpression, il ne pourra construire de

    relation durable avec les autres. Lexclusion et la solitude en feront un criminel. Le ralisme du film dePetr Vaclav vient du fait quil sappuie sur un fait divers rel, que ses acteurs sont l aussi desamateurs et quil a travaill avec des enfants placs lAssistance publique. Mais on peut sinterrogersur les effets secondaires dune telle accumulation de souffrances. Il est malheureusement possiblequune lecture htive du film accrdite les craintes et les prjugs quil entendait dnoncer: lesTziganes vivent en marge de la socit, ils sont inassimilables. Leur monde serait-il inconciliable avecle ntre? La voie est donc troite pour les artistes humanistes.

    A rebours de ces histoires do lesprance semble absente, nous avons voulu prsenterquatre films qui nous semblent assumer avec une certaine russite des partis-pris plus insolites etplus optimistes. Leur point commun - est-ce leur secret? - est de raconter une histoire o la prsencedenfants est essentielle. Et dans laquelle une certaine navet du regard - navet bien entendusavamment reconstruite - permet dchapper tout misrabilisme pour ouvrir plutt sur les espacesde limaginaire. Mais un imaginaire libre et non dj format par le poids des reprsentationsantrieures. Pour donner ainsi le got de la rencontre et le parfum de la libert.

    2.1. Entre grandeur et misre2.1.1. KRISS ROMANIde Jean Schmidt (France, 1962)2.1.1.1. Autour du filmLe ralisateur

    Toute la carrire de Jean Schmidt est anime dune volont daffronter le rel, mme si enloccurrence le film Kriss Romani repose sur un scnario de fiction. Il a travaill souvent pour latlvision franaise dans les annes 1960-1970, notamment en ralisant plusieurs enqutes pourlexcellente mission Dim, Dam, Dom. Il se fait surtout connatre par des documentaires trs engags,qui portent un regard sans concession sur certaines souffrances sociales.

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    Cest ainsi quil tente de comprendre la naissance du racisme lcole en filmant une classedun quartier populaire de Paris, ou quil sinterroge sur la solitude et labandon des vieux travailleurs.Son travail le plus bouleversant reste Comme les anges dchus de la plante Saint-Michelen 1978,o sa camra a capt des moments de la vie de jeunes marginaux, drogus, souvent dlinquants, quise retrouvaient alors vers la Fontaine Saint-Michel Paris. Ce reportage parsem dinterviews,sattache donner la parole de ces zonards, faire entendre leur haine envers la socit et leurviolence dsespre.

    En 1987, Jean Sch