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Convergemed dpirituelled et interculturel

Les Routes d'al-Andalus: convergences spirituelles et dialogue

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Convergemed dpirituelled

et

interculturel

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LES ROUTES D’AL-ANDALUS : CONVERGENCES SPIRITUELLES ET DIALOGUE INTERCULTUREL

‘La terre entière, dans sa diversité, est une, et les hommes sont tous frères et voisins”. (al-Zubaidi, précepteur d’al-Hakam II)

Depuis sa fondation, l’UNESCO s’attache à promouvoir le dialogue entre les cultures comme un élément fondamental de l’édification d’une culture de paix. La coopération internationale qui s’est ainsi développée a permis de créer la notion de “patrimoine commun” de l’humanité, d’améliorer la connaissance mutuelle des peuples et de mobiliser les communautés intellectuelles autour de projets mettant en valeur la diversité et les interactions culturelles.

Malgré ces acquis, renforcer le dialogue interculturel demeure une impérieuse nécessité. En effet, les processus complexes du monde actuel sont porteurs d’une dynamique qui recèle de graves dangers - comme l’attestent les nombreux conflits actuels -, mais qui peut tout aussi bien susciter un mouvement de convergence entre les cultures, appelées à découvrir un certain nombre de valeurs communes.

L’UNESCO s’efforce donc de mettre l’accent sur les processus contemporains de convergence des cultures, de multiplier les espaces de dialogue entre des communautés appartenant à différentes aires culturelles ou religieuses, de mettre en évidence les processus d’emprunts et d’apports réciproques et de favoriser le renouvellement des perceptions, ainsi que l’approfondissement des solidarités.

Dans cette perspective, le projet des “Routes dal-Andalus”, approuvé par la Conférence générale de l’UNESCO à sa vingt-huitième session (novembre 1995), vise à mettre en lumière les processus, les mécanismes et l’héritage du dialogue qui s’est développé dans l’Espagne médiévale et à analyser les conséquences actuelles des interactions dont elle a été le cadre. En effet, la coexistence des cultures et religions islamique, chrétienne et juive qu’a connue pendant presque huit siècles al-Andalus s’inscrit, certes, dans un cadre historique complexe, avec ses fractures et ses violences; mais cela ne diminue en rien son caractère d’exception. Al-Andalus apparaît comme un espace privilégié du dialogue et de la rencontre.

Cette forme de coexistence, sans pareille en son temps, aura par ailleurs des conséquences d’une grande ampleur. Ce ne sera pas seulement la péninsule Ibérique ou le Maghreb, mais aussi l’Afrique subsaharienne et l’Occident européen, qui en auront été enrichis. A travers al-Andalus, les fondements de la culture grecque, en même temps que les apports philosophiques et scientifiques de l’Inde, de la Perse, de la Chine, ont été transmis à l’Europe. L’Espagne dal-Andalus aura ainsi relié l’Orient et l’Occident et fait la jonction entre le passé (YAntiquité) et l’avenir (la Renaissance).

Il s’agit aussi, dans le projet de l’UNESCO, de jeter des ponts. Des ponts entre le judaïsme, le christianisme et l’islam; entre l’Occident, le monde arabe et l’Afrique subsaharienne; entre le passé et le présent en vue de construire un avenir d’échange et de respect mutuel entre des peuples, des cultures et des religions qui, jadis, malgré les difficultés, ont su vivre ensemble et s’enrichir mutuellement.

Federico Mayor

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L’HÉRITAGE D’AL-ANDALUS “LES ROUTES D’AL-ANDALUS”

Il est de plus en plus fréquent d’entendre parler d’al-Andalus, de ses créations artistiques et sociales, sa musique, les apports architecturaux, la science, la philosophie et de son influence dans la transmission de la pensée greco-romaine au reste de l’Europe. Lieu de rencontre, creuset entre les cultures, les races et les religions, sa capacité de tolérance et de coexistence créa une société qui rayonna de toute sa splendeur au Moyen-âge.

En Andalousie, trois cultures, à travers trois religions, ont pu coexister, et ce malgré les obstacles. Les représentations théologiques et culturelles, les formes rhétoriques actuelles entre différentes religions et communautés trouvent leur origine dans les débats et les controverses de l’époque.

Le Gouvernement Autonome de l’Andalousie, par le biais de “El Legado Andalusi” (YHéritage d’al-Andalus), est en train de réaliser un travail de récupération et de difKrsion de ce que fut notre passé andalusi. L’un de nos objectifs principaux est de promouvoir le dialogue entre les cultures comme facteur fondamental pour l’édification d’une culture plus juste, plus solidaire, une culture de la paix. La coopération et les échanges avec des organismes internationaux tels que l’UNESCO permettent l’émergence de cette notion de patrimoine commun de l’humanité, la connaissance mutuelle de cultures différentes et la mobilisation de groupes d’intellectuels autour de projets qui développent la diversité et les actions interculturelles.

Dans ce contexte de dialogue interculturel toujours rénové, le Gouvernement Autonome de l’Andalousie se propose de promouvoir la création d’espaces de dialogue entre les communautés qui appartiennent à différentes aires culturelles ou champs religieux et partagent un patrimoine historique commun afin de développer la manifestation de certaines valeurs universelles. Il s’agit de mettre en relief les apports réciproques entre les cultures et approfondir les notions d’altérité, de vision de l’autre et de solidarité.

Nous considérons le programme global “Les Routes dal-Andalus: convergences spirituelles et dialogue interculturel” comme une initiative nécessaire et digne d’intérêt. L’étude et l’analyse de la dynamique et des mécanismes de rupture et de convergence de ce que fut al-Andalus doivent être le levier permettant de nouveaux espaces de dialogue entre les cultures et les civilisations.

Cette interculturalité peut et doit servir à apporter au monde actuel les clefs pour une meilleure connaissance entre les peuples et pour établir des liens de solidarité qui contribuent à un futur meilleur.

Carmen Calvo Poyato Consejera de C&ura du Gouvernement

Autonome de l’Andalousie

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INTRODUCTION

Doudou DIENE Directeur de la Division des

projets interculturales de 1’Unesco

Un cadre géographique limité, la péninsule ibérique, un espace temporel considérable , plus de sept siècles, trois régions, le monde arabe, l’Europe et l’Afrique, et trois religions l’islam, le judaisme et le christianisme, brusquement mis en contact. Les conditions semblent ainsi réunies pour le développement d’un des plus prodigieux dialogues interculturels de l’histoire. En effet, la conjonction de l’histoire, de la géographie, de la culture et de la religion ont fait de l’Espagne médiévale “&Andalus”, la scène féconde d’interactions humaines, culturelles et spirituelles dont l’empreinte profonde est incontournable pour comprendre, dans la durée, les perceptions, les relations de l’Europe chrétienne avec le monde arabo-islamique, judaïque et africain.

Les résultats culturels de cette rencontre sont bien connus: une esthétique, un art et des créations dont témoignent entre autres 1’Alhambra de Grenade, la musique et la poésie al-Andalus. Mais c’est précisément la mise en lumière quasi-exclusive d’une esthétique et d’un art de vivre qui fait problème. Problème d’abord parce que l’esthétique, les expressions artistiques d’al-Andalus semblent l’emporter sur l’éthique, les valeurs et convergences dans la mémoire collective sinon érudite, mais problème surtout par le regard quasi exclusivement historique porté sur cette expérience inouïe, sans que toutes les leçons n’en soient tirées.

Une meilleure compréhension de l’expérience d’ al-Andalus nécessite donc que soit sollicité la mémoire longue des mécanismes, des processus et des articulations qui, pendant plusieurs

Musulman et chrétien jouant aux échecs. Livre de Jeux d’Alphonse X Le Sage.

siècles, ont permis à trois ensembles culturels et à trois religions de pratiquer “in vitro” “un vivre ensemble” où conflit et dialogue se sont réciproquement fécondés.

Parler de mémoire longue, et c’est le sens profond de la notion de “routes”, c’est précisément s’interroger sur les liens intimes d’une expérience qui s’est déroulée à l’époque médiévale, avec les interrogations, les perceptions et les pratiques actuelles entre ces trois religions et ces cultures.

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Il s’agit, en définitive, par le projet “Les Routes d’al-Andalus”, de faire en sorte que histoire et modernité, valeurs et arts se conjuguent pour littéralement construire et conforter, ici et maintenant, “Une Culture de la paix”, l’idée nouvelle du Directeur général de l’UNESCO. Lire en filigrane les rapports entre hommes et entre religions, guerre et paix, commerce et culture, c’est dans l’esprit du mandat de l’UNESCO, mettre en lumière, à travers une réappropriation plus profonde de l’expérience d’al-Andalus, la construction progressive d’une identité plurielle et d’un patrimoine commun dont la compréhension des mécanismes permet peut-être de mieux répondre aux questions actuelles dans les rapports entre l’islam, le judaïsme et le christianisme, le monde arabe, l’Europe et l’Afrique.

Profondeur et durée, ses caractéristiques majeures ont fait de l’Espagne d’al-Andalus un champs culturel sous tension. C’est parce que le politique et le militaire, l’antagonisme et l’attraction ont dû se transmuter, se résoudre ou se traduire en inventivité culturelle constante, que l’espace al-Andalus a atteint une “masse critique” culturelle qui a littéralement rayonné dans l’espace et le temps.

Mais il est urgent de faire en sorte que, par sa lumière, l’Espagne d’al-Andalus ne soit pas seulement

Mappemonde d’ut-Idrissi (XlFs.)

vue comme une scène esthétique ancienne, mais perçue et vécue comme une expérience de dialogue interculturel dont l’actualité s’impose.

En dernière analyse, l’UNESCO, en réponse à la théorie dominante du clash des civilisations, met en exergue, pour “construire la paix dans l’esprit des hommes”, le processus dynamique de nourrissement réciproque des cultures qui obéit aussi à la vieille loi de l’énergie selon laquelle “rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme”.

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DIALOGUES INTER-RELIGIEUX EN ANDALOUSIE

Haïm ZAFRANI

Le dialogue des idées, des cultures et des religions qui est au centre de nos préoccupations, plonge ses racines dans un passé lointain, celui de la littérature sapientiale biblique, une littérature d’essence universaliste, un lieu de rencontre privilégié des civilisations et des peuples anciens : les Juifs, les Arabes et les autres, une littérature de caractère suprahistorique et source du monothéisme.

Les conquêtes arabes entre 632 et 711 créent, en Méditerranée orientale, un immense espace qui réunit, sous la bannière islamique, des peuples précédemment soumis à l’empire de Perse, de Byzance et de Rome, un espace qui connut un mode de vie spécifique aux époques omeyyade et abasside, poursuivant son cours en Occident musulman sur les terres fécondes du Maghreb et de l’Andalousie durant huit siècles jusqu’en 1492, survivant après cette date tragique dans la conscience historique et culturelle judéo-musulmane, durant les quatre derniers siècles, y demeurant la référence privilégiée et sans doute un modèle à imiter.

Nous fondant sur le collationnement d’écrits parallèles juifs et musulmans, nous avons scruté les profondeurs des textes porteurs de cultures, de civilisations et de sagesse en l’occurrence, démontant les mécanismes de la

Maqrlmât d’al-Harîrî (XIIPr.)

pensée de leurs auteurs pour découvrir des analogies et les éléments d’une symbiose comme on n’en a jamais connu de pareille durant plus d’un millénaire et demi de vie juive en terre chrétienne, sauf en quelques brèves périodes de l’histoire d’une Espagne héritière de civilisation arabe, quand quelques-uns de ses monarques se proclamaient empereurs des deux ou des trois religions.

Nous avons construit ainsi des modèles, tracé des contours d’espaces où juifs, chrétiens et musulmans pouvaient exercer le mieux et librement des activités diverses ou communes : espaces socio-économiques, linguistiques et littéraires, philosophiques ou théologiques, voire religieux, mystiques et kabbalistiques, juridiques et décisionnaires, folkloriques, poétiques et musicaux, autres lieux où s’exerce l’imaginaire social et ses représentations marquées du sceau de la religion et de la magie (les rites de passage, notamment, comme la naissance, le mariage ou la mort).

1. En Castille, Alphonse VI (XPs.), Alphonse X Le Sage (XIll~s.), Pedro de Castilla, appelé “Le Cruel” (XIVes.),qrrifrappe une monnaie à te nom, et en Aragon, Jaime 1 (XlII~s.).

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Deux itinéraires exemplaires de I’Age d’or hispano-maghrébin: Averroès et Maïmonide

Averroès et Maïmonide, deux fils de Cordoue, sont les produits d’une même civilisation, d’une même société symbiotique, d’une culture qui avait atteint à l’époque un très haut degré de raffinement et qui était à son apogée. Ce sont deux maîtres de la science juridique, deux médecins et deux philosophes. Ce sont aussi deux contemporains. Le premier, Maïmonide, a vécu entre 1135 et 1204, le second, Averroès, entre 1126 et 1198, donc sous le même régime, le régime instauré par la dynastie almohade.

Ce sont deux vies parallèles (dans le sens que Plutarque donnait à ce mot) qui, sans se rencontrer, sans proximité immédiate, étaient absolument homologues au plan des activités intellectuelles, voire

professionnelles, et peut-être aussi au niveau d’une répression qu’ils subirent également sur le plan religieux; je pense au plan doctrinal surtout, s’agissant d’Averroès, bien qu’il ait vécu à la cour des Almohades, et qu’il ait exercé des fonctions officielles. Miimonide, lui, a souffert parce qu’il était juif, parce qu’il n’appartenait pas à la religion dominante.

Averroès exerça les fonctions de qadi et grand qadi (cadi al- quda), fonction éminemment religieuse dans la société musulmane, en rapport étroit avec la connaissance de la loi révélée, de ses développements théologiques et ses prolongements juridiques et jurisprudentiels.

Il fut, d’autre part, un philosophe et, à ce titre, il reçut du sultan la mission d’expliquer Aristote. A ces deux charges spirituelles et intellectuelles pour ainsi dire, il convient d’ajouter celle, temporelle, de médecin royal, attaché à la personne du souverain almohade Abu Ya’qub Yusuf. Retenons que ces trois fonctions

capitales, nous les percevons à des niveaux parallèles, dans la biographie de Maimonide, lui aussi maître de la pensée juridique et pilier de la kalakkan (droit rabbinique), philosophe et médecin à la cour royale de Fostat.

Le modèle philosophique

C’est bien évidemment, l’essor de la philosophie juive en Terre d’Islam qui a retenu davantage l’attention et on en arrive au modèle dit philosophique, un modèle qu’il n’est, du reste, pas facile de dissocier des autres modèles, des autres démarches, des autres modes d’expression, de la pensée, des composantes théologique, mystique, éthique, poétique voire juridique et politique, toutes intimement associées à doses variables selon les dominantes de l’oeuvre. A cet égard, sont exemplaires les figures et les oeuvres de Saadya, d’Ibn Gabirol, de Bahya Ibn Paquda, de Maimonide, de Juda Halévi, et de leurs homologues musulmans, Al-Kindi, Al-Farabi, Ibn Sina, Al-Ghazali, Ibn Baja, Ibn Taufayl, Ibn Rushd, etc.

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En matière de philosophie, l’un des phénomènes les plus frappants de la symbiose judéo-arabe est “l’kellénisation de la pensée juive par l’intermédaire de l’islam”. Les relations d’un grand nombre de Juifs de la Diaspora avec le monde gréco-latin, bien qu’illustrées par Philon, n’avaient eu qu’une influence superficielle. Mais, de même que les traducteurs juifs avaient transmis au monde chrétien les sciences et la philosophie arabes, c’est par le truchement de la littérature arabe que la science et les méthodes de pensées grecques ont fait irruption dans l’univers juif.

La pensée philosophique juive suivit le même itinéraire intellectuel que la pensée musulmane, adoptant les données les plus avancées des nouvelles sciences, amis conservant une attitude d’indépendance sur les questions fondamentales de la religion. Ce qui permit aux grandes oeuvres des théologiens et philosophes des Xe, XIe et XIIe siècles de demeurer des classiques du judaïsme orthodoxe, malgré les contreverses soulevées par certaines, le “Guide des Perplexes”2 notamment. Statue de Marmonide

A titre d’exemple, une figure, parmi bien d’autres philosophes et savants: Samwal a1 Maghribi, un juif islamisé sur le tard, savant, intellectuel de grand renom, créateur des mathématiques nouvelles, auteur de “1’Algèbre al-Bahir”. Il avait pour maître un penseur juif du XIIe siècle, Abn-Al-Barakat al- Baghdadi, surnommé Awhad al-Zamam, “l’unique de sa génération”, dont la critique de la Physique d’Aristote préfigurait la science moderne. Converti très tard à l’islam, il fut considéré comme l’un des plus grands philosophes musulmans de tous les temps.

L’espace mystique: un lieu de sagesse privilégié.

C’est à l’école du sufisme que bon nombre d’ascètes et mystique, juifs ont fait l’apprentissage d’une certaine forme de spiritualité qu’ils ont léguée à la culture juive et à son ethique, dans la langue arabe originelle d’abord, dans les traductions hébraïques et autres vernaculaires juifs ensuite. Ce sont : Bahya Ibn Paquda, Abraham Abulafya, Abraham et Obadya, fils et petits-fils de Maïmonide et bien d’autres encore.

Les leçons d’Ibn al-‘Arabi et les pratiques du sufïsme andalou font apparaître des points de rencontre, des pôles de similitude, et nous apprennent l’existence d’espaces de convergence où se trouvent ésotérisme et spiritualité juifs et musulmans.

L’enseignement d’Al-Ghazali eut un immense retentissemnt et exerça une influence considérable sur l’histoire de la pensée, en Orient et en Occident, parmi les élites d’Europe, spécialement parmi les penseurs et les auteurs juifs; pour eux, ses oeuvres et ses enseignements furent une leçon à apprendre et son expérience spirituelle un exemple à suivre. Cette influence se situe à deux niveaux et concerne

2. Maimonide

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deux périodes. Durant les 12e et 13e siècles, elle s’exerça sur les auteurs juifs pensant et écrivant en arabe. C’est le cas de Judah Halévi, qui en est le premier réceptacle et le plus fervent disciple, des enseignements du maïtre adoptant, d’entrée de jeu, le reproche d’incohérence qu’Al-Ghazali fait aux philosophes en général et à la philosophie aristotélicienne en particulier, percevant, comme lui, le grand danger qu’elle constitue pour les religions révélées ; fidèle à la pensée du Maître, il en cite directement les textes à partir d’un récit précoce qu’Al-Ghazali incorpora à son Ikya ‘trlt(m al-Din et qui résume les fondements doctrinaux sur lesquels reposent les dogmes qui y sont enseignés. Il est admis que Maïmonide ait connu les oeuvres d’Al-Ghazali et qu’il ait lu son Takdfït al-@asi@. Ce qui surprend, c’est que le code maïmonidien, le hlisknek Torah, le seul ouvrage que son auteur ait rédigé en langue hébraique, puisse présenter, à l’analyse, des analogies remarquables avec l’lkyu ‘crlrlm al-Din d’A1 Ghazali; les deux oeuvres d’essence exclusivement juridico-religieuse et destinées à revitaliser en quelque sorte les sciences religieuses, comportent, l’un et l’autre, autant de sujets analogues et commencent tous les deux par un prologue substantiel portant le même titre, “Le Livre de la Connaissance”, S’efr ha-madda pour le premier, Kitab al-‘ilm pour le second.

La théologie spirituelle de Bahya Ibn Paquda et ses affinités avec celle d’lbn Arabi.

Le premier auteur, considérable en lui-même et par l’influence qu’il a exercé sur la spiritualité juive ultérieure, dans l’enseignement duquel l’apport de la mystique musulmane joue un rôle capital, est ce juif andalou de la deuxième moitié du XIe siècle, Bahya Ibn Paquda, dont l’ouvrage célèbre, Introdtrction aux devoirs des coeurs, devint très vite un livre de dévotion très populaire au sein du judaïsme d’Occident et d’Orient, dans sa traduction hébraique et dans les langues juives d’Orient et d’Occident, y compris le judéo-arabe maghrébin3.

Le tissu littéraire et les idées ascétiques que Bahya développe dans cet ouvrage de piétisme appartiennent au sufisme, c’est-à-dire aux sources même de la mystique de l’islam.

La théologie spirituelle, que Bahya a construite à l’intention de ses coreligionnaires, utilise de préférence des matériaux musulmans même là où il aurait pu trouver des données équivalentes dans sa propre tradition religieuse, empruntant à la mystique musulmane l’itinéraire qui conduit l’âme au pur amour divin et à l’union avec la “lumière suprême” de Dieu, jugeant bon de se munir d’un cadre idéologique, d’un tissu mystique, d’un style conforme aux goûts de ses lecteurs juifs profondément marqués par la lecture arabe...

Bref, il y a chez Bahya, adaptation réfléchie, marquée par une incontestable sympathie, de la mystique musulmane à la spiritualité juive.

Manuel de vie intérieure d’une spiritualité très pure et très élevée, introduction aux devoirs des coeurs, il est aussi un témoin précieux de l’étonnante réceptivité de l’esprit juif qui, non content de s’incorporer 3. Babya écrivit ce livre en arabe, lui donnant pour titre Kltab al-Hidaya ‘ila fara’id al-qulub. Ort puet dire à ce sujet que AI-Ghazali, dans

son Mizam al’Ama1, s’occupe beaucoup de la “science des COU~~S” héritée de AI-Haran al-Basri.

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l’héritage de la pensée grecque, transmis et enrichi par les musulmans, se mit aussi en devoir d’extraire de l’ascèse islamique ce qu’il pouvait intégrer dans les cadres de ses propres croyances.

Bahya semble s’être nourri d’ouvrages ascétiques (zuhd) de provenance orientale. En cette matière, comme en d’autres, l’Occident était encore tributaire de l’Orient. Mais l’Espagne musulmane connaissait aussi au 1 le siècle, bon nombre d’écrivains ascétiques, un courant d’ascétisme qui circulait aisément dans le monde islamique.

Les dix principes du Kitab al-hid+a’ila farci’id al-qulûb, “Introduction aux devoirs des coeurs”, sont énoncés par son auteur, d’entrée de jeu, dans le plan qu’il trace lui-même de son ouvrage: la profession sincère de l’unicité de Dieu (ikhl& al-tawhid), la considération des créatures (al-i’tibar bilmakhldqin), l’obéissance à Dieu (ta’at Allah), l’abandon (tawakkul, “le principe de s’en remettre entièrement à Lui”), la sincérité de l’acte (ikhlcîs), l’humilité (tawddu?, le repentir (tawba), l’examen de conscience permanent (muharaba), l’abstinence et l’ascèse (zuhd), l’amour de Dieu (mahabba).

Ces différentes étapes (maqadt) de la vie spirituelle se retrouvent, dans un ordre sensiblement analogue ou complètement different dans les ouvrages des autres mystiques musulmans d’Occident et d’Orient (Ibn ‘Arabi, spécialement), et dans les description qu’ils font des expériences des sufi-s, de ce qu’ils appellent “demeures” (mandzil) et “états” (‘ahwal) spirituels.

Le modèles poétique hispano-arabe.

Dans ce domaine aussi, c’est à l’école des sciences linguistiques et des humanités arabes que les poètes juifs hispano-maghrébins

Manuscrit de la Mishneh Torah “Deuxième Loi” de Maïmonide

ont fait l’apprentissage de leur art. C’est au patrimoine élaboré à 1’Age d’Or andalou que la poésie juive doit l’essentiel de ses techniques prosodiques, sa métrique étant, en dépit de contraintes propres à la langue hébraïque, une relique de la métrique arabe.

Un “traité d’art poétique”, destiné à faire bénéficier la poésie hébraïque des acquis de la rhétorique des Arabes, fut composé par Moïse Ibn Ezra (1070 - 1140), “illustre poète en langue hébraique et savant juif de langue arabe”, pour qui “l’art de bien dire était devenu l’apanage de tout le monde arabe”. “La langue arabe, écrit un poète qu’il cite, est, parmi les langues comme le printemps parmi les saisons”. Point de vue contesté par d’autres lettrés juifs pour qui la précellence littéraire demeure celle de l’hébreu et des écritures saintes.

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Pratique des traditions musicales arabo-andalouses dans la société juive

Penseurs et musicologues arabes avaient élaboré nombre d’oeuvres de théorie musicale, bien connues des élites juives, parmi lesquelles compositeurs et théoriciens étaient nombreux. Maïmonide lui-même n’était pas indifférent aux théories émises sur la valeur thérapeutique de la musique dans certains cas de maladies mentales. Un des contemporains, dans le traité “Médecine des âmes”, recommande de consacrer à la musique une année entière, la huitième, sur les dix que comporte le cycle des études. Les princes musulmans eurent plus d’une fois recours au talent de musiciens et de chanteurs juifs dans des occasions festives ou solennelles. Il importe de noter qu’au Maghreb, au Maroc, en particulier, “les populations musulmanes et juives ont pieusement conservé le souvenir de la musique hispano-arabe, émigrée avec elle des métropoles ibériques qu’elles furent contraintes de quitter”.

Ancienne synqque de Tolède

Dans le dialogue des religions, des cultures et des civilisations, l’exemplarité du modèle andalou est une leçon pour l’actualité de la mondialisation, une mondialisation qui doit être un espace de sagesse sociale, de l’universalisation des valeurs éthiques qui sont à l’origine de l’humanité et à défaut desquelles elle ne peut survivre.

C’est aussi un message à délivrer à nos sociétés, un message de sagesse universelle inscrit dans les écritures saintes : biblique, évangélique et coranique. Il signifie la recherche des valeurs universelles dans la Création, dans les rapports avec les créatures, l’association et le partage avec l’autre, la quête de valeurs et de comportements susceptibles d’aboutir à un peu plus de justice, de responsabilité, de générosité et d’amour.

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L’ANDALOUSIE - CONVERGENCE ET TOLERANCE

Mohamed BENCHRIFA

Tout au long de son histoire islamique, l’Andalousie fut un exemple remarquable et un modèle patent de tolérance. Celle-ci se manifesta dès la conquête, puisque les conquérants musulmans s’étaient engagés auprès de leurs protagonistes à maintenir leurs libertés, à préserver leur fortune et leurs biens, à respecter leurs églises et à assurer leur défense.

L’accord passé entre Abdelaziz Ibn Moussa Ibn Noussair et Théodomire est un exemple qui illustre bien cet engagement. De même, l’histoire d’Ardabat et de Mimoun &Aâbed, relatée par les historiens, est une application pratique des conventions écrites. Elle montre, on ne peut plus clairement, la générosité de la conduite et de la politique des conquérants vis-à-vis de l’autre partie à l’époque des Gouverneurs (les Wulat). Ce qui avait abouti à une cohabitation cordiale parfaite et à une coexistence pacifique modèle entre les diverses races et religions.

L’une des conséquences en fut que la langue et les lettres arabes se répandirent parmi les chrétiens et les juifs, phénomène qui se manifesta au temps de l’émirat des Omeyyades et se renforça sous le califat. Cette arabisation rapide qui eut lieu un siècle ou juste un peu après l’arrivée des musulmans dans la presqu’île ibérique avait provoqué d’ailleurs les lamentations de certains hommes d’église, dont la plus célèbre est celle d’Alvaro, prêtre à Cordoue.

Cette situation provenait sans doute, en plus du climat de tolérance précité, de l’ambition que nourrissaient alors chrétiens et juifs d’occuper des fonctions de l’Etat et d’accéder à des postes dans les services gouvernementaux. Il est connu, à cet égard, que les Omeyyades d’Andalousie, suivant en cela l’exemple de leurs prédécesseurs d’Orient, avaient employé nombre de chrétiens dans leurs divers bureaux. Certains d’entre ceux-ci ont pu atteindre les plus hauts rangs auprès de leurs princes et califes. On citera à ce propos Gomes Rab? qui fut bien introduit auprès d’al-Hakam Arrabdi, et Gomes ben Antoun, premier secrétaire d’Abderrahman al-Awsat, dont le grand historien Ibn Haiyan loua l’art d’écrire, la qualité de la correspondance et le savoir-faire autant que la précision en matière de comptes. On signalera enfin, à ce même titre, l’évêque Rabi’Ibn Zaïd (Recesmundus) qui travailla auprès d’libderrahman an-Nasir et fut chargé, sous son règne, de missions diverses et de plusieurs ambassades.

On relève, dans ce contexte, un fait des plus curieux: les services gouvernementaux, à cette époque, vaquaient le dimanche. L’historien Ibn Haiyan a ainsi écrit: “le premier qui fit de dimanche un jour de repos, toutes les semaines, pour les secrétaires du Sultan et les employés, désormais absents du Palais à cette occasion, fut Gomes Ben Antoun, le rédacteur des correspondances du Prince Mohammad. C’était un chrétien et il désirait consacrer cette journée - c’est-à-dire dimanche - à ses dévotions.Tous les secrétaires suivirent son exemple, afin de prendre quelque repos et s’occuper de leurs propres affaires, et l’habitude en fut établie jusqu’à nos jours.”

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Un autre point où se manifestait la tolérance en Andalousie: les musulmans s’y associaient en général aux chrétiens dans leurs fêtes, et notamment celles de la Nativité.

La tolérance atteignit son point culminant sous le règne d’Abderrahman an-Nassir dans le palais duquel cohabitèrent les grands médecins et savants des trois religions abrahamiques. Il s’y était réunis, en effet, le savant, médecin et homme de lettres Ibn al-Kettani, le médecin juif Khisday Ben Shaprout et le chrétien Rabi’Ibn Zaïd, chargés tous de l’étude de l’ouvrage de Dioscoride.

Version arabe de la Mat&a Médi~a de Dioscorides

L’évêque Rabi’Ibn Zaïd et le grand savant et érudit de hadith, Kacem Ibn Asbagh devaient, d’autre part, revoir la traduction de l’oeuvre de Paul Orose. Cette collaboration d’un grand Imam du hadith et des sciences islamiques avec un évêque démontre sans aucun doute le haut degré de cohabitation et de tolérance atteint en Andalousie, au temps des Omeyyades. C’est ce qu’atteste d’ailleurs l’historien des sciences, homme de confiance et d’objectivité, le professeurvernet, qui écrit:“A cette époque califale, il existait une grande tolérance politique et religieuse. Les scientifiques de diverses races et religions collaboraient étroitement, une bonne preuve en est le mécénat eirercé par Hostây, au profit de musulmans et de chrétiens autant que de ses propres coreligionnaires juifs.”

Ces manifestations de tolérance ne diminuèrent en rien à l’époque des petites Principautés, comparativement avec le califat; et même plus tard, les exemples

n’en manquent pas, nonobstant la nouvelle donne de confrontation qui va mettre fin à la cohabitation dans l’Andalousie islamique, et aboutir ensuite à l’installation des tribunaux de l’Inquisition.

L’existence des communautés chrétiennes au sein de la société a été, en fait, une spécificité de l’Andalousie dans tout l’Occident musulman, contrairement aux communautés juives qui, elles, y étaient partout établies.

Cette situation et ce pluralisme eurent des conséquences diverses dont le brassage racial, le bilinguisme et le plurilinguisme et, enfin, le dialogue et le débat religieux.

Pour le brassage racial, il apparaît clairement dans les mariages entre Arabes, non Arabes (Espagnols) et berbères et il émerge particulièrement dans le cas des mères des princes et califes omeyyades, d’origine andalouse non arabe.

Quant au bilinguisme et au plurilinguisme, nous les trouvons dans la langue des autochtones andalous et dans l’hébreu des juif?, le tout à côté de l’arabe où l’émulation impliquait tout le monde et où se distinguèrent des auteurs, écrivains et poètes de toutes les races et religions. On citera ici un nom des plus célèbres, l’israélite Ibn Sahl. On signalera aussi comme trait de plurilinguisme, dans le domaine littéraire, les “kharjas” de poèmes, en langue non arabe, dans les “muwachassah” andalouses.

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D’un autre côté, il était naturel que le dialogue ou le débat religieux pussent s’affirmer grâce à ce pluralisme vivant des religions. Un des exemples, fort nombreux sur ce plan, est Ibn Hazm que l’on tient pour le créateur de l’histoire religieuse comparée et dont les travaux n’eurent pas un simple impact conjoncturel mais exercèrent leur influence plus tard, comme l’établissent les spécialistes, sur la pensée chrétienne critique.

A cette même époque, le Ve siècle H/ XIe siècle, al-Baji, a écrit une réponse à la lettre qu’avait adressée un moine français à al-Muqtadir Billah, prince de Saragosse. Les deux textes - qui ont été publiés - constituent un reflet de ce débat religieux qui déborde ainsi le cadre de l’Andalousie.

Cantiques d’Alphonse X Le Sage.

A ce patrimoine important d’Ibn Hazm et à cette réponse d’al-Baji, il faut ajouter un dialogue duVIe siècle H/XIIe siècle, entre Ibn Abdessamad al-Qurtubi et des prêtres de Tolède. Comme on fera mention de la joute qui eut lieu, dans la ville de Murcie, entre l’historien et homme de lettres Ibn Rachiq al-Merci et un prêtre dominicain arabisant, Raymond Ma&

Une autre référence qui nous a été léguée dans le cadre du débat religieux andalou est l’ouvrage de Abdallah Attarjumane. C’était initialement un prêtre, nommé Anselmo Turmeda, de la ville de Majorque, ville de Raymond Lull; il s’était converti à l’islam et avait rejoint Tunis à la fin duVIIIe siècle H/XIVe siècle. Pour Raymond Lull, on sait que c’est le plus célèbre interlocuteur et polémiste de la partie chrétienne... Et pour finir avec ce siècle, on rappellera que Abdelhak Alislami, un juif converti, a écrit à cette époque son livre de controverse contre les rabbins israélites.

Au milieu du IXe siècle H/XVe siècle, peu de temps avant la chute de Grenade, un andalou musulman a décrit des séances de discussions tenues avec lui à Salamanque, Madrid,Valladolid et Ségovie, dans un ouvrage intitulé “Rissalat as-Sa71 wa-l-Mujib”.

Nous terminerons la série par le livre “Nasser Eddine” du morisque Afouqay, dans lequel il relate le malheur de ses coreligionnaires et s’oppose aux rabbins et prêtres.

A côté de ce débat religieux, l’Andalousie a connu un autre débat, se rapportant aux groupes, c’est-à-dire racial et ethnique. Deux ouvrages en donnent une idée complète: “Al-Zstidhar” et “Al-Mughalaba”, et il soutient la cause des “slaves” et autres esclaves d’origin européenne. On notera que la Rissala d’Ibn Gharsia appartient à cette mouvante: elle donnait la primauté aux non arabes et elle provoqua de nombreuses réponses.

Cette tradition de disputes religieuses et de controverses théologiques, organisées entre savants et religieux, illustre des attitudes complexes: expression des différences et volouté de convaincre et convertir “l’autre”.

En conclusion, nous dirons que l’Andalousie a connu des aspects de tolérance que seuls ont promus les temps actuels. Elle a été en vérité la terre du dialogue, un dialogue calme et vif alternativement.

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LES ALMORAVIDES: UNE HEGEMONIE AFRO-IBERIQUE

Yoro K. FALL

Parmi ses nombreux caractères culturels originaux, al-Andalus offre l’exemple rarissime d’avoir été une terre européenne conquise et gouvernée, de la fin du XIe siècle au milieu du XIIe siècle, par une dynastie africaine originaire du sud-ouest du Sahara et du Sahel sénégalo-nigérien ; représentant ainsi la seule expérience historique, certes éphémère, d’intégration politique jamais constituée entre l’Afrique de l’ouest, le Maghreb et la péninsule Ibérique.

La vision exclusivement militaire de l’histoire, tout autant que la tendance des historiens à insister, plus que de raison, sur les guerres et sur les affrontements politiques et idéologiques entre l’islam et la chrétienté, occultent, encore l’origine ouest-africaine du mouvement almoravide. Sont tout aussi bien occultées la forte présence de guerriers noirs (hommes libres et esclaves) concomitante à l’hégémonie almoravide au Maghreb et en Espagne ou la constitution, à la fin du XIe et au XIIe siècles, d’un empire qui s’étendait, du

Ville de Oualata en Mauritanie nord au sud, de I’Ebre au Sénégal.

Lorsqu’en 1086, les Almoravides franchissent le détroit de Gibraltar pour se porter au secours des principautés musulmanes d’Espagne et du Portugal menacées par l’offensive castillane de reconquête chrétienne de la péninsule, ils étaient déjà solidement installés au Maghreb.

Cette base maghrébine de départ pour la conquête dal-Andalus explique le fait que l’empire almoravide ne soit considéré que sous le prisme déformant de la série des substitutions de puissances qui ponctuent l’histoire ibéro-maghrébine.

Des origines ouest-africaines

C’est à un géographe andalou contemporain, Abu Ubayd Abd Allah &Bakri de Cordoue, que nous devons le Livre des itinéraires et des royaumes (Kitab al-masalik wa l-mamalik) qui représente une impressionnante moisson d’informations sur l’expansion almoravide. A la manière d’un reportage, cette œ uvre classique de la géographie historique nous offre un panorama complet du Sahel sénégalo-nigérien, décrit les diverses phases de la naissance de l’hégémonie almoravide, à partir du sud de la Sahara et des rives du Sénégal, autour de l’année 1040.

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Né des prédications d’un exégète berbère installé auprès des tribus berbères du sud de l’actuelle Mauritanie, I

le mouvement se développe très vite sous la forme d’une coalition avec le Takrur, un Etat alors récemment islamisé de la vallée du Sénégal. Tout nous porte à penser que la plupart des autres cités-États du Sahel sénégalo-nigérien furent, elles aussi, parties prenantes de cette coalition.

En deux décennies, du sud au nord, les villes et les principautés des régions occidentales du Sahel et du Sahara très actives dans le contrôle des routes transsahariennes sont placées sous l’administration almoravide. Sidjilmasa, importante cité caravanière du sud marocain puis Awdaghost, la prestigieuse métropole commerciale de la Mauritanie centrale, sont tour à tour conquises. Marrakech est fondée en 1070 pour devenir leur capitale septentrionale et le bastion à partir duquel tout le reste du Maroc jusqu’à Ceuta, puis l’ouest de l’Algérie jusqu’à Tlemcen et Oran sont intégrés à l’empire.

Les Almoravides réussissent ainsi le tour de force d’unifier toutes les tribus et les confédérations tribales sahariennes et maghrébines dont la rivalité larvée et les conflits fréquents constituaient un obstacle à la régularité des relations d’échanges et à la sécurité des caravanes transsahariennes.

Une œ uvre unificatrice

Combinant les opérations militaires (chevauchées de reconnaissance, escarmouches ou offensives foudroyantes) à une politique opportuniste d’alliance matrimoniale, une habile diplomatie et un prosélytisme rigoureux, ils contribuèrent à la construction et à la stabilisation d’un espace musulman sahélo-maghrébin centré sur les cultures urbaines.

Bien vite, les “guerriers voilés du désert” sont happés par la géopolitique ibérique. L’unité de l’islam péninsulaire avait volé en éclat, depuis l’affaiblissement du pouvoir central umayyade, avec la constitution d’une vingtaine de petits d’émirats, (les muluk al-tawa if ou reyes de taifas), aussi soucieux les uns que les autres de leur indépendance.

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Leur désunion et les conflits vi& et vivaces qui les mettaient aux prises les uns avec les autres avaient permis aux castillans de conduire une offensive victorieuse qui culmina avec la conquête de Tolède en 1085.

Les Almoravides adaptèrent leur stratégie aux particularités andalouses.Tout en respectant l’indépendance de leurs protégés, ils menèrent à bien, de 1086 à 1090, trois expéditions qui leur permirent de refouler les troupes d’AlphonseV1 au-delà de l’Ebre, et de stabiliser autour de Tolède et de Saragosse la ligne de front.

La troisième expédition fut, néanmoins, l’occasion propice pour déposer calife et émirs, pour dominer directement l’ensemble des territoires musulmans réunifiés.

Mouvement de réforme religieuse contestant la légitimité du pouvoir fatimide d’obédience shiite, la doctrine almoravide était d’essence malikite et sunnite. En cela, il s’insère dans l’histoire des débats entre les écoles juridiques et des conflits entre doctrines orthodoxes et doctrines hétérodoxes musulmans.

Pourtant, leur appel contraignant au retour à l’orthodoxie, leur rigorisme théologique et leurs méthodes d’endoctrinement idéologique, ne surent résister ni à l’ambiance andalouse de coexistence religieuse, ni à la civilité fonctionnelle des villes commerçantes sahéliennes, ni aux nécessités politiques et économiques liées à la géographie des territoires qu’ils contrôlaient. Ne subsistèrent, alors, que leur solide organisation politico- militaire et leur conscience aristocratique d’appartenir à une élite venue du sud à la rescousse du monde musulman occidental.

Un impact culturel profond

L’unité géopolitique réelle des immenses territoires qu’ils constituèrent du Sénégal à 1’Ebre fut de courte durée. La vigueur des cultures africaines, l’impossibilité de surmonter les obstacles climatiques sahariens et leur incapacité à disposer des moyens militaires adéquats rendaient la tâche disproportionnée à leur force.

Maîtres, pendant quelques décennies, d’un espace qui s’étendait des points d’aboutissement de l’or ouest- africain aux zones méditerranéennes et européennes de très forte demande d’or monétaire, contrôlant étroitement les points d’uncrage du trafic transsaharien, les Almoravides surent tirer profit des richesses de ces territoires.

Leurs dinars, les célèbres marabotinr, pièces de bon aloi, étaient la véritable unité de compte de cette période. Bien peu d’entre elles nous sont parvenues, la plupart ayant été refondues à l’époque, par d’autres États méditerranéens et européens, pour battre leurs propres monnaies, avec un plus faible titrage en or. Ce qui valut au pouvoir almoravide d’avoir pu être considéré par ses contemporains africains, méditerranéens et européens comme l’une des plus grandes puissances de ce temps.

L’unification politique eut un impact économique durable grâce à la réactivation du commerce transsaharien. L’or était échangé contre les produits maghrébins et andalous (tissus, métaux ouvragés, bijoux, perles, épices) et les manuscrits, en particulier les manuels de jurisprudence, les ouvrages de théologie

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Monnaie arabe (XI-XlPs,)

islamique et de grammaire arabe. Des chaînes propédeutiques (reseaux d’éducation spirituel), vecteurs de la diffusion de l’islam, animèrent la circulation des manuscrits entre &Andalus, le Maghreb et le Sahel.

En Méditerranée occidentale et le long des côtes atlantiques adjacentes, les fréquentes traversées, occasionnées par les projets militaires puis par les nécessités administratives, eurent des répercussions positives durables dans l’essor de la marine et de la navigation. Lisbonne et les ports situés plus au sud, Cadix et Séville, Ceuta et Malaga, Almeria et Denia, tout comme les Baléares, tirèrent grand profit de ce développement des activités maritimes et portuaires.

Ce sont, cependant, leurs réalisations architecturales et artistiques ainsi que leur rôle dans les influences croisées entre

l’Espagne, le Maghreb, le Sahara et le Sahel qui soulignent l’apport culturel almoravide. L’usage et le travail très élaboré du stuc, la popularisation même au sud, à Gao (Mali), des stèles funéraires en marbre, l’urbanisation intégrée de Marrakech dont de nombreux monuments tels que la fontaine portent encore leur marque, l’édification de palais et de mosquées, prouvent leur talent de bâtisseurs, tout en soulignant la pureté de leur esthétique.

L’hégémonie almoravide contribua ainsi à la multiplication et à l’intersection des routes interculturelles d’al- Andalus, à leur élargissement aux régions sahariennes et sahéliennes d’Afrique de l’ouest. Marrakech, leur capitale put ainsi battre au pouls andalou, les routes caravanières devinrent aussi des voies de diffusion du sunnisme, après les premiers siècles d’islamisation shiite ou kharidjite, al-Andalus, où affluèrent les forces et les richesses du sud profond, puisa à ces nouvelles sources d’inspiration, en dépit des dérives initiales liées à la rigueur des “guerriers voilés du désert”.

Ces derniers se conformèrent très vite aux conditions de la civilisation andalouse. Cette adaptation a permis la perpétuation du rôle de carrefour joué par al-Andalus. Elle donne aussi la mesure de l’envergure atteinte par cette culture de la confluence culturelle qui a su avoir raison de la rudesse des Almoravides.

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AL-ANDALUS: HERITAGE SCIENTIFIQUE ET PENSEE EUROPEENNE

Pierre Philippe REY

Al-Andalus, nord du Maghreb, sud de l’Europe, est l’héritière de la pensée rationaliste, philosophique et scientifique, de la Perse et de la Grèce antiques, reformulée à la lumière de l’universalisme né de la dialectique féconde entre les trois grandes religions monothéistes qu’elle a su faire coexister. C’est cette nouvelle raison universaliste qu’elle a transmise à l’Europe du Nord, directement ou en transitant par la Sicile, sa soeur jumelle.

Une figure marque plus que toute autre cette naissance andalouse du rationalisme européen: celle d’Ibn Rushd, Averroès, médecin, juriste et philosophe. Nous nous y arrêterons. La figure d’Averroès n’est cependant que l’aboutissement d’un long processus antérieur.

Il existe en effet une véritable “route de la rationalité universaliste”, qu’il conviendrait d’étudier, étape par étape, comme on étudie la route de la soie ou les routes de l’or et des épices. Son point de départ est l’ensemble Maghreb-Afrique occidentale musulmane. C’est là en effet qu’au VIIIe siècle de l’ère chrétienne s’épanouissent deux courants du Kharedjisme, l’ibadisme (qui existe jusqu’à aujourd’hui au Maghreb: au Mzab en Algérie, à Djerba en Tunisie et au Djebel Nafüsa en Libye ainsi qu’en Oman et à Zanzibar) et le sufrisme (disparu depuis plusieurs siècles). Ces courants, très démocratiques depuis leur fondation en Arabie, vont rencontrer la tradition de démocratie clanique des Imazighen (c’est-à-dire des Berbères tels qu’ils se nomment eux-mêmes) de l’Afrique du Nord et fusionner avec elle. C’est d’ailleurs ce qui assure le triomphe de l’islam en Anique du Nord: alors que les premiers conquérants musulmans sunnites orthodoxes, derrière Okba Ibn Nafi, vaincu et tué dans une bataille contre le chef amazigh Kuceila, avaient échoué à convertir les Imazighen les armes à la main, quelques missionnaires pacifiques et pauvres, armés de leur seul savoir (on les désigne comme “porteurs de la science”, “hamallet et ilm”) vont répandre les doctrines dissidentes sufrites et ibadites d’un bout à l’autre de la région. Mieux même, les clans Imazighen se convertiront en masse à cet islam dissident et démocratique parce qu’il les unifie et leur permet ainsi de plus efficacement résister aux nouvelles tentatives de conquête des Orientaux: l’islamisation de masse et en profondeur des Imazighen (Berbères) s’est accomplie contre la conquête arabe.

Dès IeVIIIe siècle de l’ère chrétienne, les acquis scientifiques et techniques de la Grèce et de la Perse sont donc reformulés et développés par ce courant dissident de l’islam installé au Maghreb, ainsi d’ailleurs qu’à Oman au même moment. Mais, alors que le savoir dans la société hyper hiérarchisée de la Perse antique, et même dans la démocratie restreinte de la Grèce, était réservé à une élite, les ibadites le diffusent à tous avec une volonté de scolarisation généralisée qu’on ne retrouvera dans 1’Histoire qu’après la

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Abd al-Rahmart débarqua sur la Péninsule IbPrique en 755.

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Révolution fi-ançaise. On passe donc d’une conception initiatique à une conception universaliste du savoir. Bientôt d’ailleurs, les Ibadites renonceront à la guerre sainte offensive comme moyen de diI&er leur doctrine et lui subsisteront la diffusion du savoir par le système de scolarisation.

Dès la fin du VIIIe siècle, cette doctrine traverse le Sahara et va développer en Afrique noire la seule version de l’islam qui y sera connue pendant des siècles, celle qui accompagne l’expansion de la diaspora soninke, puis malinke, que les Arabophones dénomment Wangara et que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Dioula. L’islam dioula, codifié au XVe siècle par El Hadj Salim Suware, apparaît dans ses lignes principales comme un héritage de l’ibadisme. L’un des principaux groupes wangara-dioula islamisateur, les Saghanogho, est d’ailleurs ibadite au milieu du XIVe siècle selon Ibn Battuta. L’apparition de cet islam porteur du rationalisme universaliste au sud du Sahara est si proche dans le temps de son installation en Afrique du Nord que nous considérerons que le point de départ de la route de la rationalité universaliste est l’ensemble Afrique du Nord-Afrique Occidentale musulmane et daterons duVIIIe siècle de l’ère chrétienne le début de ce mouvement.

En Espagne, la diffusion de ce courant religieux parmi les Imazighen (qui constituent dès le départ les deux tiers de la population musulmane installée en Espagne) aboutira à la grande révolte de ces Imazighen contre les Arabes orientaux en 742, révolte qui explique certainement beaucoup plus que la bataille de Poitiers l’arrêt de l’expansion musulmane vers l’Europe du Nord. Les groupes arabes d’Espagne, eux-mêmes divisés entre originaires de 1”‘Arabie Heureuse” et originaires du désert arabique, n’arriveront à rétablir la situation que lors de l’installation des Omeyyades, chassés d’Orient par les Abbassides (750). Mais les Omeyyades comprendront très vite qu’ils ne peuvent gouverner l’Espagne qu’en s’appuyant sur l’élément musulman dominant démographiquement, c’est-à-dire les Imazighen, ce qu’ils feront jusqu’à la disparition de leur dynastie au début du XIe siècle. Pendant toute la durée de l’imamat ibadite de Tahert en Afrique du Nord, et même au-delà (voir le soutien apporté par les Omeyyades au soulèvement ibadite radical d’Abu Yazid contre les Fatimides de 943 à 946), les Omeyyades entretiendrons une alliance privilégiée avec les Ibadites d’Afrique du Nord, par laquelle transiteront les connaissances scientifiques et techniques de ces Ibadites (par exemple en mathématiques, en astronomie, dans le domaine de la navigation ou dans celui de l’irrigation des zones arides mais aussi en histoire: le grand historien andalou Al Warraq recueillera directement auprès du fils d’AbuYazid, réfugié en Andalousie après la défaite et la mort de son père, les données sur les généalogies berbères et sur l’Afrique noire qui seront reproduites ultérieurement par Al-Bakri, puis par Ibn Khaldun). Pour autant les Omeyyades, et même l’ensemble des Imazighen d’Espagne, n’adhéreront pas à 1’Ibadisme mais seront massivement sunnites de l’école malékite. Il s’agira cependant d’un malékisme ouvert et tolérant, comme l’était l’ibadisme lui-même.

11 s’écoule plus d’un siècle entre la chute des Omeyyades d’Espagne et la naissance d’Averroès, mais c’est durant la période de circulation intense des idées et des richesses entre l’Afrique Noire des Wangara, l’Afrique du Nord Ibadite et l’Espagne Omeyyade que se constitue la culture andalouse qui s’épanouira aux siècles suivants.

Cet épanouissement se traduit aux Xe, XIe et XIIe siècles par un déplacement du pôle scientifique du monde musulman d’est en ouest: alors qu’aux VIIIe et IXe siècles, la totalité des hommes de sciences

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célèbres du monde musulman était concentrée à Bagdad, Cordoue dépasse Bagdad de ce point de vue aux Xe et XIe sittcles et l’emporte sur l’ensemble de l’Orient aux XIIe et XIIIe siècles, le Caire connaissant par ailleurs une montée parallèle à celle de Cordoue, bien qu’à une échelle plus restreinte (voir Paul Benoît et Françoise Michaud, “LYntermédiaire arabe!“, cartes pp. 158 et 159, in Michel Serres, Eléments d’iiistoire des Sciences, Bordas, 3e édition, 1994).

Cette route de la science musulmane, d’Orient en Occident, chez les auteurs que nous venons de citer, ne passe pas par le Tahert ou le Djebel Nafusa ibadites, malgré le nombre considérable de savants qu’un historien commeTadeusz Lewicki a pu y répertorier aux mêmes époques, d’après les chroniques des ibadites eux-mêmes. Sans doute parce que les sources sur lesquelles se sont appuyés les auteurs des cartes citées (Dictionq of Scient@ Biographies et Encyclopédie de l’Islam) n’accordent pas aux savants ibadites un rayonnement suffisant à l’extérieur de leur courant religieux pour les faire figurer dans leurs recensements. Mais certainement aussi parce que le savoir dans le monde ibadite, surtout aux siècles ici considérés, est tellement diflüsé qu’aucun personnage n’émerge particulièrement: il s’agit d’un savoir de masse et non d’un savoir d’élite. Le passage par Tahert et par le monde dioula (où les noms des savants sont cette fois totalement inconnus, mis à part le nom collectif Saghanogho ou le nom particulier beaucoup plus tardif d’E1 Hadj Salim Suware Cisse) se lit cependant en creux dans l’histoire de la philosophie musulmane, la falarifa: celle-ci, dont le nom même est la déformation perso-arabe de son nom grec Josofia, procède en Orient à son autodestt uction. C’est ce qu’on peut lire dans le mouvement qui mène d’Ibn Sîna (985-1036,Avicenne en Europe médiévale), Persan profondément marqué par la t# philosophie grecque, à Al-Ghazali (mort en llll), Persan également, né au Khurasan, qui entend détruire l’héritage rationaliste gréco-persan des philosophes musulmans antérieurs (dont Avicenne est le plus brillant représentant) en en établissant l’athéisme profond. L’ouvrage d’Al-Ghazali. Tahufut al falasifa, “Destruction” ou “Incohérence” de la philosophie a cet objectif. Le passage par l’universalisme ibadite et son influence scientifique sur l’Andalousie, permet Madinat ai-Zahra (Cordoue)

à 1’Andalou Ibn Rushd (1126-l 198, Averroès en Europe médiévale) de régler cette querelle de Persans (OU de Gréco-Persans). Il répond à Al-Ghazali par son Tahafut a1 Tahafut, Destruction de la Destruction ou Incohérence de l’lncohérence, au titre si hégélien qu’on a peine à réaliser qu’il est venu sous la plume d’un philosophe du XIIe siècle, où il établit qu’il n’y a nulle contradiction entre le discours élitiste des philosophes et le discours universaliste de la religion, mais qu’il s’agit simplement de deux modes d’exposition d’une même vérité: la révélation, de ce fait, lorsqu’elle entre en contradiction avec la raison telle que l’ont constituée les philosophes, doit être réinterprétée jusqu’à ce que cette contradiction disparaisse. Ainsi émerge un nouvel Universel, celui de la Raison, Universel immanent qui, au cours des siècles suivants, va se substituer progressivement à l’universel transcendant révélé.

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C’est bien en Andalousie que se constitue cette Raison Universelle comme distincte de la religion, alors que chez les ibadites d’Afrique du Nord, la Science, Ilm, est l’unité du savoir religieux universaliste et de l’héritage scientifique et technique profane des Grecs et des Persans (les Imams ibadites de Tahert, les Rustam, sont les descendants d’une des plus célèbres familles persanes, à laquelle appartenait leur ancêtre, le général en chef commandant les troupes sassanides lors de la bataille de Qâdisiyya où, en l’an 14 de YHégire, les Perses connurent leur première grande défaite devant les musulmans; par eux ont transité beaucoup de savoirs persans). En Andalousie au XIIe siècle, la raison s’autonomise. Il s’agit d’un fait d’époque, effet du grand développement des sciences et des techniques. Parmi les contemporains d’Averroès, deux noms très proches du sien viennent témoigner d’une communauté de démarche: celui de son compagnon Ibn Tufayl et celui d’Ibn Maïmun, de religion juive (connu dans l’Europe médiévale sous le nom de Maimonide).

Le message rationaliste d’Averroès passera au siècle suivant en France. Il s’en fallut de peu d’ailleurs qu’il ne passât directement en Allemagne, en effet, YEmpereur Allemand Frédéric II de Hohenstaufen, petit- fils par son père de Frédéric 1 Barberousse, était en même temps roi de Sicile en tant que petit fils par sa mère de Roger de Sicile, le premier conquérant normand de l’île. Or, le roi normand avait continué à s’entourer d’une cour musulmane, changeant peu le mode de vie de l’île; c’est entre autre à lui qu’est dédiée l’oeuvre majeure du grand géographe arabe Al-Idrissi, dénommée pour cela Kitab Rudjar,“le Livre de Roger”. Frédéric II renforça encore cet aspect interne et, à l’extérieur, il se lia avec la dynastie Ayyubide du Caire et de Damas, ce qui lui valut d’entrer pacifiquement dans Jérusalem que les armées croisées n’avaient pas réussi à conquérir. Les papes successifs lui en vouèrent une haine mortelle mais, grâce en particulier à ses armées musulmanes siciliennes, il parvint à leur résister durant toute sa vie; ils se vengèrent sur ses descendants qu’ils exterminèrent jusqu’au derniere. Frédéric II fit construire dans la partie continentale du royaume de Sicile, c’est-à-dire le sud de l’Italie, une Université où débattaient les plus brillants esprits de l’époque, chrétiens, juifs et musulmans. L’influence d’Averroès y était grande et Averroès, Aristote, Ptolémée, etc., y furent traduits en latin. Frédéric II, qui disposait de sufhsamment de pouvoir politique pour le faire, affirmait un athéisme beaucoup plus net que celui d’Averroès. Mais la destruction de sa dynastie laissa son entreprise sans lendemain. Cependant, son premier Ministre en Sicile, Thomas d’Acerra ou Thomas d’Aquin, avait un neveu qui, imprégné très tôt de culture arabe et d’Averroïsme dans cette Université, allait devenir sous le nom de Saint Thomas d’Aquin à la fois le principal critique et le principal diffuseur des théories averroïstes dans la Chrétienté.

La papauté ayant eu raison sinon de Frédéric II lui-même, au moins de ses descendants, c’est en France que la pensée averroïste allait connaître sa plus grande diffusion; il y a à cela des raisons géopolitiques. Sans être véritablement alliés, le roi de France, Phil ippe-Auguste et le jeune Empereur Frédéric II combattaient les mêmes ennemis, les Saxons et les Anglo-saxons. La bataille de Bouvines (1214), dont beaucoup d’écoliers français ont entendu parler, est un épisode de ces luttes convergentes. Philippe-Auguste, méfiant également vis-à-vis de la papauté, commença à doter de statuts l’Université parisienne dès 1215 (l’année après Bouvines). Celle-ci devint quelques décennies plus tard, notamment dans sa faculté des Arts (celle dans laquelle on suivait ses premières années d’études et où l’on obtenait ses premiers grades universitaires) un fief averroïste. Au milieu du XIIIe siècle, deux des plus célèbres “Averroïstes Latins”, Siger de Brabant et Boèce de Dacie y enseignaient la pensée du maître andalou, qui fut ainsi aux origines de la pensée

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rationaliste française, près de quatre siècles avant Descartes. C’est donc là que Saint Thomas d’Aquin se rendit pour combattre (apparemment) mais aussi diffuser (réellement) ce nouveau rationalisme. Son oeuvre “Contre Averroès” est d’ailleurs plus dirigée contre les Averroïstes latins que contre Averroès lui-même.

Par la suite, cette pensée rationaliste universaliste poursuivra son chemin en France, débouchant au XVIIe siècle sur les systèmes des grands philosophes-mathématiciens-physiciens, Descartes, Pascal et Leibniz (ce dernier est al lemand mais écrit une partie de son oeuvre philosophique en français; grand connaisseur d’Aristote, il a également fait traduire une allégorie philosophique d’Ibn Tufayl, l’ami et l’émule d’Averroès) et au XVIIIe siècle sur le naturalisme de Buffon et l’évolutionnisme de Lamarck, avant de

culminer dans les Lumières françaises, chez les Encyclopédistes,Voltaire et Rousseau.

Elle atteindra son apogée avec la Révolution française, qui s’accomplit sous l’étendard de la Raison Universelle mais débouche sur une philosophie de la Liberté, pleinement élaborée par Hegel, dans laquelle la Raison triomphante du XIIe au XVIIIe siècles apparait fusionnée, mais aussi subordonnée à la construction principale de l’Esprit humain, celle de sa Liberté.

Ainsi se poursuit la route de la Raison Universaliste. L’Afrique du Nord et l’Afrique noire occidentale sont le lieu de sa naissance auxVIIIe et IXe siècles. L’Andalousie est le lieu de son autonomisation par rapport à la Révélation, aux Xe, XIe et surtout XIIe siècles. C’est principalement en France que se poursuivra sa construction et la conquête par elle, pan par pan, de tout ce qui relevait antérieurement de la Révélation. Sa victoire totale, avec la Révolution française, amènera sa subordination à une finalité englobante, la Liberté.

Aujourd’hui l’Europe est tentée par un retour à l’antirationalisme, dont le Nazisme a fait renaître au deuxième tiers de ce siècle la figure terrifiante. Pour lutter contre la nouvelle vague de cet antirationalisme qui menace actuellement de nous submerger, l’Europe doit cesser de croire que c’est en elle que sa pensée rationaliste est née et se résume. Ce rationalisme lui est venu d’ailleurs: d’Afrique du Nord, d’Afrique Occidentale et de cette Andalousie qui appartient géographiquement à l’Europe, mais dont l’Europe essaie constamment d’oublier qu’elle lui doit ce qui la constitue. C’est seulement si elle est capable de renouer, à travers l’histoire de l’Andalousie, avec l’Afrique du Nord et l’Afrique Occidentale, point de départ de la route de la rationalité universaliste, si elle est capable de les intégrer avec la place qui leur est due, c’est-à-dire la place fondatrice de son Etre même, que l’Europe évitera la nouvelle déchéance qui la guette.

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