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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL LES SANCTIONS ÉCONOMIQUES CANADIENNES OUTIL DE CONSTRUCTION IDENTITAIRE MÉMOIRE PRÉSENTÉ COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAÎTRISE EN SCIENCE POLITIQUE PAR GUILLAUME CASTONGUAY JANVIER 2010

Les sanctions économiques canadiennes outil de

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Page 1: Les sanctions économiques canadiennes outil de

UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

LES SANCTIONS ÉCONOMIQUES CANADIENNES

OUTIL DE CONSTRUCTION IDENTITAIRE

MÉMOIRE

PRÉSENTÉ

COMME EXIGENCE PARTIELLE

DE LA MAÎTRISE EN SCIENCE POLITIQUE

PAR

GUILLAUME CASTONGUAY

JANVIER 2010

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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

Service des bibliothèques

Avertissement

La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles supérieurs (SDU-522 - Rév.01-2006). Cette autorisation stipule que «conformément à l'article 11 du Règlement nOS des études de cycles supérieurs, [l'auteur] concède à l'Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d'utilisation et de publication de la totalité ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pour des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l'auteur] autorise l'Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des copies de [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l'Internet. Cette licence et cette autorisation n'entrainent pas une renonciation de [la] part [de l'auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»

Page 3: Les sanctions économiques canadiennes outil de

REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier M. Stéphane Roussel pour son

aide tout au long de la préparation de ce mémoire, de

même que M. Kim Richard Nossal et M. Alex Macleod

pour leurs commentaires.

Page 4: Les sanctions économiques canadiennes outil de

Table des matières

RÉSUMÉ v

INTRODUCTION 1

Présentation de la méthodologie 3

Contexte théorique 4

Définition des concepts 6

Sanctions économiques 6

Identité 9

Droit international 10

Organisation du mémoire 11

CHAPITRE 1 : ÉTAT DE LA QUESTION 12

Revue de la littérature 12

Les théories dominantes 12

Les théories critiques 18

Études de cas 24

Irak 24

Afrique de l'Ouest 31

CHAPITRE 2 : IDENTITÉ ET SANCTIONS 34

Identité interne: le besoin d'action 35

Les valeurs canadiennes 35

L'importance de l'opinion publique et des médias 38

La danse de la pluie 40

Identité internationale: la diplomatie de groupe 41

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Projection de l'image du Canada dans le monde 42

Organisations internationales et normes internationales 44

Diplomatie de groupe et importance des coalitions 45

Identité, sanctions et légitimité 47

Processus d'externalisation et d'internalisation 47

Création des frontières 49

Légitimité de l'intervention 50

CHAPITRE 3 : NORMES ET SANCTIONS 53

Sanctions: politiques et juridiques 53

La place des normes dans le système international 54

Indissociabilité des normes et de la logique des sanctions 57

(Re)construction du système normatif.. 59

Maintien et modification du système normatif par les sanctions 59

Sanctions autres qu'économiques en Droit international 60

Des normes à l'identité, de l'identité aux normes 62

Le débat agent-structure à travers les théories 62

Action réciproque à travers l'acte des sanctions 63

CONCLUSION 66

BIBLIOGRAPHIE 68

Page 6: Les sanctions économiques canadiennes outil de

Résumé

La théorie générique des san~tions économiques internationales prévoit que les Etats imposent des sanctions économiques contre d'autres dans le but de faire changer leur comportement en politique étrangère ou interne. Or, les études empiriques de l'efficacité des sanctions économiques à atteindre ces buts montrent un taux de réussite très faible. Pourtant, le Canada continue d'utiliser les sanctions dans sa politique étrangère, et la population canadienne continue de réclamer leur utilisation lors de crises internationales.

L'hypothèse que ce mémoire défend est que les sanctions, lorsqu'elles sont étudiées à travers la lunette des approches constructiviste critique et post­structuraliste, répondent à d'autres impératifs que leur simple efficacité, ce qui permet d'expliquer leur utilisation et leur popularité. Le Canada, dans un épisode de sanctions, contribue à développer et renforcer son identité internationale de puissance moyenne internationaliste et multilatéraliste. Du même coup, le Canada contribue au maintien et au renouvellement d'un environnement normatif international qui soit à son avantage.

Mots clés: Sanctions économiques, Politique étrangère du Canada, Théories des Relations Internationales, Constructivisme, Droit international.

Page 7: Les sanctions économiques canadiennes outil de

Introduction

Les sanctions économiques ont connu au cours des années 1990 une grande

popularité au Canada comme outil de résolution de problèmes internationaux,

et ce, malgré l'inefficacité notoire de ce type de mesures contre l'Irak et les

succès limités dans la diminution d'intensité des conflits civils dans les pays

d'Afrique subsaharienne. Cet écart étonnant entre la popularité et l'inefficacité

de l'outil est à la base du questionnement de ce mémoire.

En effet, si les sanctions économiques sont discréditées et considérées

comme inefficaces, pourquoi le Canada continue-t-il de choisir cet outil pour

atteindre un but de politique étrangère? L'hypothèse ici avancée est que le

gouvernement du Canada y trouve d'autres avantages, puisque les sanctions

économiques imposées par le Canada contribuent à la construction de

l'identité internationale canadienne et occidentale, ainsi qu'au maintien d'un

environnement normatif international qui lui soit favorable.

Ce mémoire démontre que les sanctions économiques sont un objet

d'analyse idéal pour ce type de réflexion, étant un outil de politique étrangère

bien défini sur le plan matériel et utilisé relativement souvent par le Canada.

De même, elles sont un outil à la fois de confrontation (contre une cible) et de

coopération (en commun avec d'autres États), ce qui en fait un terreau fertile

pour observer la construction de l'identité nationale et internationale. Un

épisode de sanction permet en effet d'affirmer haut et fort les valeurs qui

caractérisent l'État, et de mettre ces valeurs en action de manière non

équivoque. Dans ce mémoire, nous démontrons que cette construction de

l'identité prend trois formes. Premièrement, l'émetteur des sanctions prend

position contre une certaine conduite, affirmant par là les limites de ce qu'il

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2

juge acceptable ou non, de ce qu'il considère comme « bien» et «mal».

Deuxièmement, il prend position directement contre un autre État, confirmant

le statut d'ennemi (du moins sur ce dossier) de sa cible et s'arrogeant le droit

d'intervenir contre ses actions. Troisièmement, il participe aux sanctions, le

plus souvent, en coalition avec d'autres États, démontrant son appartenance

à ce groupe et confirmant le statut d'ami (du moins sur ce dossier) des autres

membres de la coalition. Par le truchement de ces trois moyens, un État

participant à une politique de sanctions contribue ainsi à affirmer et à

construire son identité. Or, c'est aussi son identité qui lui a dicté cette

participation, puisque les valeurs, amitiés et inimitiés étaient au moins en

partie préexistante à l'épisode de sanctions. On assiste donc à une relation

dynamique de co-constitution entre l'identité de l'État et sa politique de

sanctions.

L'analyse de la problématique de ce mémoire permet de mettre en évidence

une autre relation réciproque, celle-ci entre les sanctions et les normes. Les

sanctions sont à la fois un résultat de la violation d'une norme - puisqu'elles

sont déclenchées pour en punir la violation - et un mécanisme à la

disposition des États pour modeler celles-ci. Au-delà de la logique de la

puissance et de la sécurité, les États imposent des sanctions pour des

raisons normatives, voire quasi-juridiques. La politique de sanction d'un État

dépend donc des normes en place dans le système international, et est

modelée par les violations commises par les autres États. Or, à l'inverse, ces

normes sont aussi construites, en partie, par les réactions qu'elles créent

chez les États. Une norme constamment violée impunément aura moins de

force qu'une norme inviolée, ou qu'une norme dont la violation entraîne de

coûteuses conséquences. En ce sens, les États peuvent modeler le droit

international en choisissant de sanctionner ou non la violation de telle ou telle

Page 9: Les sanctions économiques canadiennes outil de

3

règle, selon leurs intérêts. Nous voyons donc en quoi les sanctions se

trouvent au centre d'une autre relation réciproque.

Qui plus est, ce mémoire montre en quoi les sanctions économiques mises

en place par le Canada reflètent les termes d'un débat traditionnel en

Relations Internationales, soit celui de la relation entre l'agent et la structure.

En effet, en analysant le rôle et l'impact des sanctions sur l'identité

canadienne, ce mémoire s'attardera à l'agent, alors que le chapitre sur la

construction du système normatif mondial étudiera la structure du système

international. Or, les analyses séparées de ces deux parties sont réunies

dans la compréhension, plus large, de la co-constitution de ces deux pôles.

Ainsi, à travers sa politique de sanctions, l'agent construit et légitimise la

structure, qui à son tour institue et encadre l'agent. Ce débat, central à l'école

constructiviste en Relations internationales, trouve un écho intéressant dans

l'analyse des sanctions économiques.

Présentation de la méthodologie

Les termes mêmes de la problématique et de l'hypothèse de ce mémoire

sous-entendent l'utilisation d'un cadre théorique ouvert à une épistémologie

post-positiviste et à une ontologie pluraliste. En effet, les théories

traditionnelles des Relations internationales, limitées par leur cadre d'analyse

strict, ont souvent de la difficulté à prendre en considération l'impact des

normes et de l'identité sur les décisions de politique étrangère. Un cadre

d'analyse constructiviste critique permet le mieux d'analyser l'interaction de

ces concepts dans l'élaboration de la politique de sanctions canadiennes, et

par le fait même, de répondre à notre problématique. Comme ces théories

Page 10: Les sanctions économiques canadiennes outil de

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sont complémentaires du constructivisme critique sur les enjeux que nous

traitons et n'y posent pas de contradictions logiques majeures, nous nous

inspirons aussi des approches post-structuralistes et féministes à divers

moments au cours de l'exposé.

Contexte théorique

L'étude de la politique étrangère en général, et des sanctions économiques

en particulier, sont fortement inspirés par les théories traditionnelles en

Relations Internationales que sont les théories néolibérales et néo-réalistes.

En effet, on expose le plus souvent l'effet supposé des sanctions en termes

de rapport de force économique et politico-militaire entre deux « États-boîtes

noires ». L'État puissant, en limitant le commerce avec sa cible plus faible,

nuit à l'économie nationale de cette dernière et la force, à court ou moyen

terme, à la soumission. Selon cette logique, l'effet sur la cible sera

proportionnel à la magnitude des dommages causés par les sanctions, eux­

mêmes fonction de la disparité des moyens entre l'émetteur et la cible. Ainsi

va la théorie libérale des sanctions telle qu'elle est présentée notamment

dans l'ouvrage de Hufbauer et al. (1990).

Or, malgré les tentatives de corrections apportées par des auteurs comme

K.R. l\lossal (1994), qui ouvre la porte à des motivations autres que de nature

purement stratégique, les théoriciens libéraux et réalistes ne réussissent pas

à faire concorder leurs conclusions théoriques avec la situation observable

sur le terrain lors d'épisode de sanctions, comme nous le verrons plus loin.

En effet, le succès de tel ou tel épisode de sanctions ne peut pas être

directement relié à la présence d'un facteur en particulier, malgré ce qu'en

disent Hufbauer et al. dans leur chapitre sur les « neuf commandements des

Page 11: Les sanctions économiques canadiennes outil de

5

sanctions» (1990, p.94). L'effet des sanctions défie la compréhension des

théories rationalistes. Peut-être cette compréhension se trouve-t-elle à

l'extérieur de leur champ théorique?

Le constructivisme est une approche des sciences sociales qui pose que

toute réalité sociale est par définition construite intersubjectivement et

dépendante de la compréhension que les humains en ont (O'Meara, 2007,

p.184). Son ontologie idéaliste et son épistémologie post-positiviste en font

une approche beaucoup plus dynamique pour analyser les modifications du

système international que l'ontologie matérialiste et l'épistémologie positiviste

des approches libérales et réalistes, en raison de sa plus grande sensibilité

aux normes et aux facteurs externes au système (Macleod, 2004, p.19)

D'un point de vue ontologique, certains constructivistes1 ouvrent la « boîte»

de l'État et font apparaître les diverses institutions (au sens de constructions

complexes de normes, de connaissances et de pouvoir) qui le composent, le

caractérisent et le réifient, une limite qu'il est plus rare de voir les libéraux et

réalistes dépasser. C'est cette ouverture ontologique envers les

conceptualisations idéelles de l'État qui permet une compréhension plus

étoffée des relations internationales et de la politique étrangère, à travers

entre autres les concepts de l'identité, de l'intérêt, des institutions et des

normes. En complémentarité avec cette conception ontologique plus large,

les constructivistes critiques adoptent aussi une épistémologie post-positiviste

1 Une distinction est nécessaire entre les constructivistes « dominants» (Wendt) et les constructivistes « axés sur les règles» (Onuf, Kubalkova) ou « critiques» (Bigo, Campbell). En effet, si les premiers reconnaissent la nature construite de la réalité internationale, ils placent toujours l'État au centre de leur analyse (Macleod, 2004, p.19) et conçoivent l'identité de l'État comme formée exclusivement par la structure normative de la société internationale (O'Meara, 2007). C'est pourquoi nous nous inspirons plutôt des seconds.

Page 12: Les sanctions économiques canadiennes outil de

6

qui leur permet de prendre en considération un plus grand nombre

d'éléments pour expliquer et comprendre le fonctionnement du système

international en général et le comportement en politique étrangère des États

en particulier. Par exemple, loin de se limiter aux inférences sur les

motivations des États à partir de leur « comportement observable», les

constructivistes « axés sur les règles» ou critiques peuvent porter leur regard

vers différents discours et en analyser les interactions et les impacts sur la

résultante qu'est la politique étrangère officielle de l'État en question

(O'Meara, 2007, p.197).

Définition des concepts

Nous donnons ici les définitions des principaux concepts autour desquels

s'articule notre démonstration. Ces concepts sont « sanctions

économiques », « identité» et « droit international ».

Sanctions économiques

Nous nous inspirons pour cette définition de la typologie mise en place par

Doxey (1996), que nous complétons par les idées d'autres auteurs, dont

Nossal (1994) et Hufbauer et al. (1990). Les sanctions économiques sont une

catégorie d'outils de politique étrangère qui impliquent la restriction des

échanges commerciaux décrétée par au moins un État (l'émetteur) à

l'encontre d'un autre État ou groupe infra-étatique (la cible). Ces sanctions

peuvent prendre la forme d'une interdiction complète de commercer avec la

cible, ou bien d'une interdiction touchant seulement quelques produits (le plus

souvent des armes), ou encore d'un gel des avoirs financiers de haut

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7

responsables de la cible. Le type de sanction est déterminé par plusieurs

facteurs, dont la gravité de la situation sanctionnée, la vulnérabilité de la cible

ainsi que les capacités et l'idéologie de l'émetteur (Doxey, 1996).

Depuis le « décret mégarien » en 432 av. J-C.2 jusqu'à la Guerre froide, en

passant par le blocus continental napoléonien et la guerre économique que

se livrèrent les puissances européennes en parallèle des deux conflits

mondiaux du XXe siècle, les sanctions économiques ont le plus souvent pris

la forme d'embargo complet dirigé contre un État puissant dans le but de

diminuer ses capacités militaires. Bien que les sanctions soient désormais

utilisées de diverses manières et contre une multitude de cibles, trois aspects

centraux définissent ces mesures à caractère économique.

Le premier est la limite ou la menace de limite d'échanges commerciaux et

financiers préexistants entre les États impliqués. Ceci sous-entend donc que

ces échanges doivent être d'une certaine importance avant le début de

l'épisode. En effet, bien que l'aspect symbolique joue un rôle important dans

l'impact de l'épisode sur la cible, la force de frappe économique des sanctions

dépend surtout de l'importance de la relation commerciale et financière, ainsi

que de la nature des biens échangés entre l'émetteur et la cible (Hufbauer et

al., 1990). De même, en exposant clairement que les sanctions peuvent

consister seulement d'une « menace de retrait », cette définition inclut la

dissuasion comme une des armes par lesquelles les sanctions agissent.

2 Le décret mégarien est une mesure économique punitive prise par Athènes en 432 av. J.-C. contre la Cité-État de Mégare, alliée de Sparte, et qui est considéré comme un des facteurs déclencheurs, sinon une des causes, de la Guerre du Péloponnèse .Le décret mégarien est souvent cité comme la première utilisation de sanctions économiques en relations internationales.

Page 14: Les sanctions économiques canadiennes outil de

8

Le deuxième aspect qui définit les sanctions est le fait que ce retrait doit

émerger d'une décision gouvernementale de l'État émetteur, ce qui exclut

qu'une décision privée (fut-elle motivée politiquement) soit comprise comme

un épisode de sanction. Cet aspect campe donc les sanctions dans le

domaine des actions de politique étrangère et dans le champ d'étude des

Relations Internationales. Or, si l'émetteur doit être un acteur

gouvernemental, la cible, elle, peut être un acteur infra-étatique, tel un groupe

armé, une entreprise ou même un individu, tel que le permet la loi

canadienne (Loi sur les mesures économiques spéciales, L. R.C. 1992, c. S­

14,5, art. 2). Cette diversité des cibles contraste avec une dé'finition plus

traditionnelle qui faisait des sanctions économiques un outil purement

interétatique. Par exemple, les sanctions économiques ciblées (aussi

nommée smart sanctions, ou sanctions intelligentes (Cortright et Lopez,

2000, 2002)) relèvent d'une doctrine qui préconise de ne viser que les

personnes responsables d'une violation, ainsi que les biens qui leur

permettent d'agir. Ces sanctions ciblées, contrairement aux sanctions

générales, sont supposées minimiser les impacts sur la population civile.

Le troisième aspect est plus flou. Il s'agit du fait que le retrait des échanges

soit imposé en réponse à un acte jugé illégal, ou du moins répréhensible, au

plan international. Cet aspect inscrit les sanctions économiques dans le

domaine fragile de l'application des normes du droit international. Bien

entendu, tout État émetteur justifiera son action en invoquant avec lui le droit,

et blâmera la cible pour ce mal nécessaire. Au-delà de la rhétorique, les

sanctions constituent malgré tout une des pierres angulaires de la réification

du droit international dans la réalité des relations interétatiques. En effet,

comme nous le verrons au troisième chapitre, les sanctions sont

indissociables de la notion de norme. Ces trois conditions réunies permettent

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9

de reconnaître un épisode de sanctions tel que nous les entendrons tout au

long de cette démonstration. (Doxey, 1996).

Il est à noter que des sanctions de nature non-économique sont aussi

employées par les États. Par exemple, des restrictions reliées à l'éducation

ou aux voyages visant particulièrement les responsables gouvernementaux et

leurs familles, de même que le boycott de fédérations sportives, ont été

employés à divers moments, particulièrement depuis l'avènement des

« smart sanctions» au cours des années 1990. Dans le contexte de ce

mémoire, nous ne considérerons ces sanctions qu'accessoirement, dans la

mesure où elles se conjuguent aux sanctions économiques en tant que telles.

Considérer ces sanctions non-économiques ouvrirait la porte à la

considération des autres sanctions diplomatiques, comme la protestation

officielle ou le retrait des ambassadeurs, ce qui dépasserait le spectre de ce

mémoire.

Identité

Pour ce qui est de l'identité, concept équivoque, nous utiliserons ici une

définition s'inspirant fortement de celle développée en Relations

internationales par Nicholas G. Onuf (1989; Kubalkova, Onuf et Kowert,

1998). L'identité est, chez Onuf, un sentiment ou une conscience de ce qui

constitue les caractères essentiels à l'ego. De cette conscience découle une

certaine conception de l'intérêt, c'est-à-dire des actions qui doivent être

entreprises pour protéger, maintenir et faire fructifier ces caractéristiques

essentielles.

Page 16: Les sanctions économiques canadiennes outil de

10

Chez Onuf, l'unité d'analyse est l'agent, qu'il soit individuel ou collectif. Cet

agent collectif est compris comme tout groupe dont on peut reconnaître les

actions comme étant prises par l'ensemble de ses membres bien que celles­

ci ne peuvent émaner, en dernière analyse, que d'agents individuels.

L'appartenance au groupe et la reconnaissance, au moins partielle, des

actions de celui-ci comme étant représentative des siennes propres constitue

donc l'essence de l'identité. Elle est aussi directement reliée à l'extérieur (à

l'altérité) en ce qu'elle se construit souvent en réaction et toujours en dialogue

avec les autres identités qui la bordent et la traversent. De là vient la nature

binaire de cette dé"finition de l'identité, qui est variable dépendante de divers

facteurs internes et externes. Cette identité discursive est donc fluide,

modifiable et éminemment politique. L'identité de l'agent collectif que

constitue l'État, ici le Canada, sera donc au centre de l'argumentaire, et en

constituera la variable la plus importante.

Droit international

Le troisième concept principal utilisé dans ce mémoire sera le droit

international. Loin de le réduire aux traités et ententes internationales qui

régissent les relations entre les gouvernements, ce terme inclus aussi

l'ensemble des normes informelles qui régissent la vie internationale, y

compris (ironiquement, puisqu'on les oppose habituellement au droit

international) les « règles» de la puissance militaire et économique telles

qu'elles sont comprises par les tenants des théories réalistes. En effet,

comme Nicholas Onuf (1989), nous comprenons comme constituant des

« institutions» ces ensembles plus ou moins stables de normes qui

contraignent le comportement de l'État dans ses relations avec ses

Page 17: Les sanctions économiques canadiennes outil de

11

semblables, qu'elles soient de natures juridiques, coutumières ou relevant de

la théorie des Relations Internationales.

Une telle définition permet une compréhension très large des contraintes que

le système fait peser sur les actions de l'État, tant en politique étrangère

qu'intérieure. En effet, les normes et les sanctions qui sont imposées en leur

nom peuvent porter sur tous les aspects du pouvoir étatique. De même, elles

peuvent prendre plusieurs formes dont les frontières sont difficiles à tracer.

C'est pourquoi une définition très large, permettant de regrouper toutes ces

contraintes sous un même terme, est ici utilisée.

Ces trois concepts s'influencent mutuellement dans une relation de co­

constitution permanente dont nous tenterons d'esquisser la mécanique tout

au long de notre exposé.

Organisation du mémoire

La démonstration de notre thèse se fait en trois temps. Le premier chapitre

présente un état de la question de même qu'une courte présentation de deux

cas récents où le Canada a participé à l'imposition de sanctions économiques

internationales. Le deuxième chapitre détaille les multiples aires d'interaction

entre les sanctions et l'identité internationale et nationale du Canada. Enfin,

le troisième chapitre étudie les liens entre les normes du Droit intemational et

les sanctions, de même que la relation d'influence réciproque qui se met en

place entre l'identité et les normes à travers un épisode de sanctions.

Page 18: Les sanctions économiques canadiennes outil de

Chapitre 1 : État de la question

Revue de la littérature

Comme tout outil de politique étrangère, les sanctions sont sujettes à

interprétation. En effet, les visions de leur utilisation, de leur utilité et de leur

innocuité varient selon les présupposés théoriques adoptés et selon les

objectifs de l'auteur. Le but de cet état de la question est d'exposer les liens

entre ces présupposés théoriques et les opinions et conclusions des auteurs

en regard des sanctions. Afin de bien saisir les implications des théories sur

l'étude des sanctions économiques, nous avons ici séparé les auteurs

consultés en deux grandes catégories d'analyse, théories dominantes et

théories critiques. Nous posons des questions à ces auteurs pour mieux

comprendre leurs positions.

Les théories dominantes

Nous comprenons dans la catégorie des théories dominantes les auteurs qui

se réclament ouvertement ou non des familles théoriques réalistes et

libérales. Nous avons retenu trois œuvres majeures reflétant ces positions ­

soit Hufbauer et al. (1990), Cortright et Lopez (2002) et Nossal (1994) - et

les avons lus en gardant en tête quelques questions qui correspondent aux

champs de recherche privilégiés de ces théories, soit, entre autres, la

politique étrangère et la sécurité.

Page 19: Les sanctions économiques canadiennes outil de

13

Comment les auteurs néoréalistes-néolibéraux voient-ils l'outil des sanctions économiques?

Les sanctions économiques sont analysées principalement d'un point de vue

fonctionnaliste dans les trois ouvrages lus. En effet, comme on aurait pu le

supposer de la part de tenants de théories dominantes en Relations

Internationales, les sanctions sont analysées, tant chez Hufbauer et al.

(1990), chez Cortright et Lopez (2002) que chez Nossal (1994) du point de

vue de leur effet supposé, et non pas de leur nature. Les sanctions existent

ainsi parce qu'il y a des violations à réprimer. C'est pourquoi les sanctions

n'ont de sens que si elles atteignent le but qu'on leur fixe, soit celui de faire

cesser le comportement visé, qui est plus souvent qu'autrement une violation

d'une norme internationale. Hufbauer et al. effectuent une analyse empiriste

de 116 épisodes de sanctions économiques qui impliquent les États-Unis et

tirent des conclusions devant servir de guide pour aider les décideurs

politiques à déterminer si les sanctions économiques seront un outil utile

dans différentes situations. Cortright et Lopez analysent les différents cas de

sanctions imposées par le Conseil de sécurité de l'ONU au cours des années

1990 pour déterminer ce qui a fonctionné, afin d'en affiner l'e'tficacité. Nossal,

quant à lui, adopte une approche différente, puisqu'il cherche, plutôt qu'à

évaluer l'impact des sanctions économiques, à déterminer pourquoi et

comment le Canada (et accessoirement, l'Australie) utilisent les sanctions

économiques. Évidemment, le but de Nossal est de recommander au Canada

une politique de sanctions mieux adaptée à ses « besoins», puisqu'il

conteste l'applicabilité pour le Canada de ce qu'il appelle la « théorie

générale» des sanctions, qui devrait s'appliquer aux grandes puissances.

Malgré tout, Nossal comme les autres présente les sanctions d'un point de

Page 20: Les sanctions économiques canadiennes outil de

14

vue fonctionnaliste, c'est-à-dire essentiellement comme une réponse

« appelée» par une fonction, la répression de violations.

Les sanctions sont-el/es efficaces?

Les auteurs sont relativement unanimes sur ce sujet: les sanctions, telles

qu'elles ont été appliquées depuis la Première Guerre mondiale, ne

permettent qu'exceptionnellement d'atteindre les buts qu'on leur fixe. Celles­

ci, bien entendu, sont évaluées du point de vue des résultats, c'est-à-dire

dans l'optique d'infléchir le comportement de l'État-cible. Or, comme le

sou lignent chacun des auteu rs, pou r que les sanctions «fonctionnent»,

plusieurs facteurs doivent entrer en jeu. Le meilleur exemple de ce

« pessimisme empirique» est l'étude de Hufbauer et al. En effet, selon leur

compte seulement 34 % des cas de sanctions sont efficaces (et ces résultats

sont contestés, par Robert Pape entre autres, qui conclue à un taux

d'efficacité de 4 % (Pape, 1997, p.93)). De même pour Nossal, dont le point

de départ pour l'élaboration de sa théorie alternative des sanctions pour les

puissances moyennes est justement l'incapacité de la théorie générale des

sanctions, en regard de ces piètres performances, à expliquer le

comportement du Canada. Enfin, Cortright et Lopez, portant leur attention sur

les épisodes de sanctions des années 1990 (de l'échec en Irak jusqu'aux

sanctions contre le Liberia), mettent aussi l'accent sur l'inefficacité des

sanctions globales pré-Irak pour mettre l'emphase sur les nouvelles « smart

sanctions» qui, en ciblant plus spécifiquement les responsables d'une

situation, sont supposées en améliorer l'efficacité.

Page 21: Les sanctions économiques canadiennes outil de

15

Les sanctions économiques sont-el/es dangereuses?

La question du « danger» pour l'État émetteur de l'utilisation des sanctions

est importante pour les auteurs pour deux raisons. La première, bien

évidemment, entre en jeu dans l'évaluation de l'efficacité des sanctions. En

effet, comment pourrait-on considérer comme efficaces des mesures qui

seraient plus dommageables pour l'émetteur que pour la cible? À ce titre,

tant Hufbauer et al. que Cortright et Lopez mettent en garde contre les

potentiels dangers de l'utilisation de sanctions. Même si le fardeau de

pressions économiques n'est pas supporté également par tous les États (les

petits États y étant beaucoup plus sensibles), les États solides doivent aussi

porter attention à la santé de leur propre économie dans l'imposition des

sanctions globales (et ils le font, en bloquant l'imposition de sanctions dont le

rapport coûts-bénéfices leur est défavorable). C'est en partie en réponse à ce

problème que Cortright et Lopez font la promotion des « sanctions

intelligentes» qui visent les avoirs des dirigeants du pays-cible ou leur

capacité à acheter, entre autres, des armes. Ces sanctions ne viennent

toutefois en principe que peu toucher les moyens de subsistance de la

population civile et ne nécessitent que peu de sacrifices de la part des pays­

émetteurs, réduisant ainsi le danger de dommages à leur propre économie.

La deuxième raison pour laquelle le danger des sanctions est un facteur

important pour ces auteurs découle de la première. En effet, si l'imposition de

sanctions dans un dossier particulier comporte trop de risques pour certains

États, il sera très difficile d'obtenir la large coalition nécessaire à son succès.

Des sanctions globales nécessitent la coopération de la quasi-totalité des

partenaires économiques de l'État-cible pour être efficace, une unanimité qui

peut être difficile à atteindre si les États-émetteurs sont soumis à trop de

Page 22: Les sanctions économiques canadiennes outil de

16

désavantages en raison de l'imposition. Cette situation est aussi en partie

résolue par les « sanctions intelligentes» que présentent Cortright et Lopez,

puisque les grandes institutions financières et les manufacturiers d'armes

sont majoritairement des entreprises des grands États, facilement

compensées. Malgré tout, toute coupure dans le commerce habituel constitue

un risque important pour les entreprises privées touchées. Le risque que les

sanctions aient un effet pervers est donc aussi un facteur important dans

l'évaluation de ce moyen.

Les sanctions économiques représentent-elles une alternative au recours à la force?

Bien que cette question soit centrale à une analyse réaliste des sanctions, sa

réponse ne peut être simple. Pour être une alternative valable à la guerre, les

sanctions devraient être raisonnablement efficaces, plus sécuritaires ou au

moins plus morales. Or, répondent-elles à ces critères? Les auteurs, bien

qu'aucun ne réponde directement et franchement à la question - au contraire

de Pape (1997; 1998) qui le dit on ne peut plus clairement - laissent sous­

entendre que non. Plutôt, les sanctions semblent être assez bien adaptées à

la tâche d'accompagner les interventions militaires ou de maintien de la paix.

En effet, les auteurs croient que les sanctions économiques utilisées seules

représentent un outil à l'effet bien limité qui ne peut « fonctionner» que dans

certaines circonstances bien précises3 C'est pourquoi elles ne peuvent

réellement constituer par elles-mêmes une alternative générale au recours à

3 Ces circonstances font l'objet dans le livre de Hufbauer et al. d'un chapitre nommé les « Nine Commandments ». Ces « commandements » sont supposé être des guides pour les décideurs et vont comme suit: « 1- Dan't bite aff mare than yau ean ehew ", «2- Mare is nat neeessarily merrier ", « 3- The weakest ga ta the wall ", « 4- Attaek yaur allies, nat yaur adversary ", « 5- If if were dane, when 'tis dane, then 'twere weil if were dane quiekly", « 6- ln far a penny, in far a paund ", « 7- If yau need ta ask the priee, yau ean't affard the yaeht ", « 8- Chaase the right taal far the jab " et « 9-Laak befare yau leap ".

Page 23: Les sanctions économiques canadiennes outil de

17

la force. Les études de Hufbauer et al. montrent d'ailleurs un taux de

« réussite» plus élevé lorsque les sanctions faisaient partie ou étaient

accompagnées d'une menace militaire réelle ou sous-entendue. Comme le

montrent aussi Cortright et Lopez, les sanctions ciblées peuvent tout à fait

entrer dans une stratégie plus large de maintien de la paix. Ainsi, les gels des

avoirs et les interdictions de voyager visant les responsables de la situation

sanctionnée (qu'ils soient dirigeants politiques, militaires ou rebelles) couplés

à une prohibition de vente d'armes et une interdiction sur le commerce de

biens finançant directement la cible (les diamants illégaux au Sierra Leone et

au Libéria, par exemple) ne peuvent vraisemblablement à eux seuls régler le

problème, mais sont un ajout non négligeable dans une stratégie plus large

de rétablissement ou de maintien de la paix. En ce sens, les sanctions ne

peuvent généralement constituer une alternative au recours à la force, mais

peuvent néanmoins jouer un rôle pour diminuer l'intensité du conflit.

Si les sanctions économiques sont discréditées et considérées comme inefficaces, pourquoi les États continuent-ils de choisir cet outil pour atteindre un but de politique étrangère?

C'est un peu une tartufferie que de poser ainsi cette question à ces auteurs.

En effet, seul Nossal est capable d'apporter une explication réellement

intéressante à cette question. Tant Hufbauer et al. que Cortright et Lopez ne

peuvent, en raison de leurs présupposés théoriques, donner une explication

convaincante de ce qui pourrait pousser les États à choisir l'outil des

sanctions. Comme nous l'avons vu plus haut, voir les sanctions d'un point de

vue essentiellement fonctionnaiiste pose un problème majeur lorsque,

malheureusement, l'outil n'est pas adapté à la fonction. Dans un monde

réaliste, les États, voyant l'inefficacité des sanctions, devraient

éventuellement cesser de les utiliser pour leur préférer un autre outil mieux

Page 24: Les sanctions économiques canadiennes outil de

18

adapté et plus efficace. Or, Hufbauer et al. montrent bien que les sanctions

ont été populaires dans le passé et Cortright et Lopez montrent qu'elles le

sont toujours et sont en voie de le devenir encore plus. Pourtant, ni l'un ni

l'autre n'apporte d'explication satisfaisante, d'un point de vue systémique, à

cette situation.

L'hypothèse de Nossal sur les raisons qui poussent les États (le Canada en

particulier) est plus intéressante en ce qu'elle amène au moins une ébauche

d'explication et qu'elle sort du cadre d'analyse traditionnel du libéralisme qui

inspire le reste de l'ouvrage. Nossal souligne l'importance de l'aspect punitif

dans l'imposition des sanctions, c'est-à-dire que les émetteurs, conscients de

la faible chance que leurs sanctions fassent changer de comportement la

cible, imposent néanmoins des sanctions essentiellement pour punir l'État­

cible. Nossal adjoint cette notion à celle de la « danse de la pluie», un

concept qui fait référence à la dualité inefficacité-popularité des sanctions.

Les gouvernements imposeraient donc des sanctions pour satisfaire au désir

d'action (et de vengeance, bien souvent) de leur opinion publique. Tout ceci,

chez Nossal, se fait en connaissance de cause de l'inefficacité des sanctions

et malgré celle-ci. Si les sanctions ne fonctionnent pas, elles doivent avoir

une autre raison d'être. C'est cette constatation qui fait que le livre de Nossal

se distingue des deux autres.

Les théories critiques

Du côté des théories critiques, nous avons inclus dans la catégorie des

théories critiques non seulement les théories habituellement nommées ainsi

en Relations Internationales (particulièrement les constructivistes et

Page 25: Les sanctions économiques canadiennes outil de

19

féministes), mais aussi les analyses juridiques des sanctions, puisque celles­

ci, comme les constructivistes, portent leur attention sur les normes qui sont à

la base des sanctions plutôt que sur les résultats de celles-ci. Les questions

que nous leur avons posées reflètent cet intérêt particulier. Nous avons entre

autres considéré Buck et al. (1998), Colomonos (2001), Klotz (1995) et Klotz

et Crawford (1998).

Comment les auteurs critiques (constructiviste ou féministe) voient-ils l'outil des sanctions économiques?

La vision des auteurs critiques varie selon leur allégeance théorique. Malgré

tout, un certain consensus se dégage au chapitre de la nature des sanctions.

Celles-ci, pour les auteurs critiques, constituent une action à part entière,

c'est-à-dire qu'elles possèdent une nature propre. En effet, alors que chez les

auteurs des théories dominantes les sanctions sont vues essentiellement

comme un instrument dont l'existence dépend en fin de compte de la

présence d'une situation à punir, il devient clair, à la lecture de certains

ouvrages constructivistes (ceux de Klotz (1995) et de Colomonos (2001), en

particulier) que les sanctions ont bien d'autres buts que la simple coercition­

punition et qu'elles jouent un rôle plus important. Elles contribuent à former la

structure du système international. En effet, selon Klotz, les sanctions, en tant

que symboles et véhicules des normes internationales, contribuent à la mise

en place et au développement de l'identité internationale des États, qu'ils

soient « émetteurs» ou « cibles ». Cette construction identitaire se fait tant à

travers la relation aux normes internationales qu'à travers les dynamiques de

groupe qui se créent autour d'un épisode de sanctions, que l'État soit dans le

groupe des émetteurs, des cibles ou des opposants.

Page 26: Les sanctions économiques canadiennes outil de

20

La conclusion des constructivistes trouve un écho dans les études juridiques

présentées dans le recueil du CERDIRI (2002), celui-ci présentant le rôle

central que jouent les sanctions (ou même la menace de sanctions) dans le

maintien d'un système juridique international pacifique et ordonné. Le droit

international est passivement transposé à la réalité par le respect de ses

normes, mais c'est lors de la répression de sa violation qu'il obtient la plus

grande visibilité et la plus grande crédibilité. Le droit international n'est jamais

aussi vivant que lors de sa mise en application par des sanctions. En ce

sens, la vision des auteurs critiques envers les sanctions dépasse la relation

violation-punition, vision instrumentaliste s'il en est une, qui avait été avancée

par les auteurs des théories dominantes.

Quels buts les États fixent-ils aux sanctions économiques?

Si les sanctions ont des effets plus larges sur le système international, doit-on

nécessairement prêter des intentions universalistes aux États qui les

imposent? Nous ne le croyons pas, et nous rejoignons tous les auteurs lus ici.

En effet, les buts fixés aux sanctions sont multiples. Malgré le fait que la

documentation empiriste des théories dominantes montre l'inadéquation des

sanctions pour atteindre des buts de coercition, ces buts restent

prédominants dans les justifications des États. À l'extérieur de la coercition,

nous pouvons trouver les éléments amenés par Nossal, soit la punition pure

et simple et la démonstration de l'activité de l'État (la fameuse « danse de la

pluie»). Les théoriciens critiques ne nient pas ces trois buts, mais en ajoutent

d'autres. En effet, les sanctions économiques jouent le rôle de

développement et d'affirmation de l'identité nationale et internationale de

l'État. Les sanctions sont une formidable façon de montrer en quoi l'État

émetteur est différent de l'État cible et, incidemment, en quoi il est

Page 27: Les sanctions économiques canadiennes outil de

21

moralement supérieur, puisque non seulement ne participe-t-il pas à la

situation qui appelle à sanction, mais aussi est-il prêt à subir des contrecoups

pour faire respecter la norme violée. Les sanctions sont par là un formidable

outil d'affirmation normative pour les États. De plus, comme nous l'avons vu

plus haut, ce soutien aux normes internationales contribuent à renforcer ces

normes et met en valeur l'idée d'un système international ordonné et

pacifique. Cette idée peut être un but poursuivi par les États en soi. En

somme, les sanctions économiques ont, selon les auteurs critiques consultés,

des buts plus riches et plus profonds qui dépassent les calculs

instrumentalistes des théories dominantes et qui viennent en partie pallier aux

défauts explicatifs de celles-ci.

y a-t-il des considérations amenées par les théories critiques qui pourraient influencer la prise de décision des États en matière de sanctions économiques?

En plus d'approfondir la réflexion sur les buts des sanctions, les théories

critiques permettent aussi d'élargir la vision sur les conséquences de celles­

ci. En effet, les théories critiques permettent de voir des conséquences

positives et négatives aux sanctions qui restent relativement invisibles aux

théories dominantes. Parmi les conséquences positives, mentionnons la mise

en place et le maintien de normes qui profitent aux petits et moyens États. En

effet, le rôle des sanctions dans l'entretien du système normatif international

rend important pour les puissances moyennes et les petits États le fait que les

violations soient punies. Une autre conséquence positive, déjà visible par les

libéraux mais moins par les réalistes (Nossal (1994) en avait glissé un mot),

est l'impact de la simple participation à une coalition. En effet, les États

peuvent voir leur intérêt dans la participation à un épisode de sanctions de

façon plus importante que la résolution du problème en tant que tel. Klotz

Page 28: Les sanctions économiques canadiennes outil de

22

(1995) décrit cet effet d'un point de vue constructiviste, au sens où un État

peut concevoir l'importance de son identité comme membre du groupe

sanctionnant de façon plus importante que son attachement à la norme violée

et décider de participer aux sanctions pour cette raison.

Or, les théories critiques peuvent aussi permettre de voir des conséquences

négatives tout aussi invisibles aux théories dominantes. Par exemple, une

analyse féministe des sanctions en Irak telle que faite par Buck, Gallant et

Nossal (1998) permet de mettre en exergue les impacts différenciés des

sanctions sur les hommes et les femmes. Une telle analyse permet de

remettre en cause le mythe que les sanctions sont une alternative « non­

violente» au recours à la force. En effet, un conflit armé fait mourir

violemment des hommes dans la sphère publique, avec comme collatéraux

des « femmes-et-enfants ». Quant à elles, les sanctions économiques

agissent surtout dans la sphère privée, où les femmes sont souvent les

premières touchées. Les sanctions, même « intelligentes », mènent à la

diminution de l'apport calorique et à la réduction de la consommation de

biens de tous les jours. Une telle disette a des impacts différenciés selon le

genre, et cette différence peut en partie expliquer la moindre visibilité de la

violence des sanctions. Or, il serait malhonnête de faire croire que cette

considération est totalement ignorée des tenants des théories dominantes.

Cortright et Lopez (2000) prennent en effet comme point de départ l'impact

négatif des sanctions sur les populations civiles pour élaborer un menu de

sanctions intelligentes. Or, même ces auteurs ne semblent pas prendre acte

du genre spécifique qui est particulièrement touché dans cette « population

civile ».

Page 29: Les sanctions économiques canadiennes outil de

23

Si les sanctions économiques sont discréditées et considérées comme inefficaces, pourquoi les États continuent-ils de choisir cet outil pour atteindre un but de politique étrangère?

Aucun des auteurs critiques consultés ne viennent malgré tout répondre

parfaitement à la problématique principale de notre mémoire. Les théories

critiques (constructivistes et féministes) et l'analyse juridique des sanctions

ont au moins le mérite d'étendre le champ de compréhension du phénomène

des sanctions. En effet, ces auteurs ont permis de replacer les sanctions

économiques dans le champ plus large de l'action en politique étrangère, de

la politique identitaire et du Droit international. Contrairement aux tenants des

théories dominantes, les auteurs critiques se refusent à isoler les sanctions

de leur contexte plus large sans lequel elles perdent leur sens. Les sanctions

ne sont donc plus l'aberration conceptuelle qu'elles étaient chez les

théoriciens dominants puisque le champ conceptuel est étendu au-delà de

leur fonction instrumentaliste.

Malgré tout, il en ressort de la lecture des auteurs critiques que l'aspect

« instrumentaliste » des sanctions joue tout de même un rôle significatif dans

le choix de l'outil « sanctions économiques» par un État, bien que cet outil ait

d'autres conséquences et, ultimement, d'autres finalités. Or, les théories

critiques permettent de compléter en partie l'analyse de l'utilisation de cet

outil de politique étrangère d'au moins deux façons. La première, directe,

montre que les États peuvent avoir d'autres buts qui les motivent à imposer

des sanctions, un des plus importants étant la démonstration identitaire

(Klotz, 1995). Les États, conscients de la piètre eI-ficacité des sanctions, les

imposeraient malgré tout pour ces raisons. La deuxième, indirecte, est

métathéorique. En effet, une analyse théorique dominante des sanctions

économiques peut laisser sous silence des considérations majeures qui

Page 30: Les sanctions économiques canadiennes outil de

24

aurait pu influencer le processus décisionnel des États, notamment sur le

principe que les sanctions sont moins « violentes» que le recours à la force

armée. Nous nous attarderons dans notre mémoire à approfondir cette

affirmation

Études de cas

Nous nous permettons de rappeler que la question principale de ce mémoire

se base sur deux observations, a priori contradictoires. D'un côté, les

sanctions sont un outil de politique étrangère qui ne permet

qu'exceptionnellement d'atteindre le but qu'on leur fixe. De l'autre, elles

jouissent d'une grande popularité et sont vues par la population canadienne

comme une alternative valable à l'intervention armée pour régler une situation

inacceptable dans le système international. Avant de tenter de comprendre

comment réconcilier ces deux prémisses, voyons deux cas où le Canada a

participé à des épisodes de sanctions afin de tenter d'en comprendre les

rouages.

Irak

Les sanctions économiques imposées par le Canada contre l'Irak ont

probablement été l'épisode le plus médiatisé de sanctions canadiennes. De

1991 à 2003, ce pays a été la cible d'une importante campagne internationale

à la suite de l'invasion du Koweït.

Les sanctions contre l'Irak ont passé par quatre phases distinctes (Nossal,

1994, ch.9). La première, très courte, a eu lieu entre la condamnation de

Page 31: Les sanctions économiques canadiennes outil de

25

l'invasion du Koweït par les troupes de Saddam Hussein jusqu'à la contre­

invasion menée par les troupes de la coalition internationale. Les premières

sanctions économiques ont touché les avoirs à l'étranger des États et

dirigeants irakiens et koweitiens afin de limiter au maximum les gains

économiques rapides que l'Irak aurait pu faire immédiatement suite à

l'invasion. Les sanctions imposées durant cet intervalle ont aussi touché les

biens militaires, afin de limiter la puissance irakienne. Le Canada y a participé

sous le leadership américain. Bien que l'administration américaine ait

rapidement changé de stratégie en privilégiant une intervention armée pour

forcer les troupes irakiennes hors du Koweït, les sanctions imposées avant

l'invasion ont perduré tout au long de la guerre et se sont même vues

additionnées de d'autres mesures toujours plus contraignantes ayant pour but

d'étrangler économiquement l'État irakien, voire de pousser des opposants à

Saddam Hussein à organiser un putsch.

La deuxième phase a eu lieu de la fin de la Guerre du Golfe jusqu'à

l'instauration du programme « Pétrole contre nourriture» (Oil-for-Food). Elle

est caractérisée par un des régimes de sanctions les plus complets et les

plus sévères jamais imposés contre un État entier. En effet, l'Irak est, pendant

cette période, coupée de la quasi-totalité de ses exportations et importations.

Or, un sentiment d'opposition aux sanctions de plus en plus marqué s'est

développé dans les pays de la coalition, dont le Canada, surtout en raison de

la crise humanitaire grandissante en Irak causée par le manque de nourriture

et de fournitures médicales en raison des sanctions (Nossal, 1994).

La troisième phase du régime de sanctions contre l'Irak a été celle du

programme «Pétrole-cantre-nourriture », un programme sensé alléger le

poids que les sanctions font peser sur la population civile, tout en maintenant

Page 32: Les sanctions économiques canadiennes outil de

26

la pression sur le régime. Ce programme permet l'échange direct de pétrole

irakien (le bien d'exportation principal de l'Irak, autrement encore sous

embargo) contre des denrées de première nécessité (nourriture, fournitures

médicales, pièces de rechange pour l'industrie du pétrole). Le but étant de

réduire au maximum les risques que le gouvernement irakien ne détourne

des fonds pour financer ses forces armées ou ses programmes de

développement d'armes chimiques, biologiques et nucléaires (Joyner, 2003,

p. 334). Le programme, bonifié à travers les années par diverses résolutions

du Conseil de sécurité des Nations Unies afin de permettre l'échange d'une

plus grande quantité de pétrole contre plus de biens, n'a jamais pu prendre

toute l'ampleur qu'il aurait pu avoir en raison de la non-coopération

systématique du régime irakien. En effet, Saddam Hussein n'eut de cesse de

critiquer la légitimité du régime des sanctions et du programme Pétrole­

contre-nourriture, allant jusqu'à refuser les bienfaits que ce programme aurait

pu avoir sur sa population (Joyner, 2003). Le Canada participe également à

cette phase des sanctions en tant que membre de la coalition, mais

n'influence à toutes fins pratiques pas son déroulement.

La dernière phase aura été celle des « smart sanctions». En effet, devant

l'échec des sanctions à faire plier le régime irakien et l'efficacité mitigée du

programme Pétrole-contre-nourriture, le gouvernement des États-Unis a revu

ses objectifs et a mis de l'avant une nouvelle stratégie de sanctions visant

spécifiquement à enrayer les programmes irakiens de développement

d'armes de destruction massives. En parallèle des sanctions s'est donc mis

en place un programme de visites d'inspecteurs de l'Agence internationale de

l'énergie atomique et des Nations Unies pour vérifier la présence ou non de

telles armes et de programmes pour les développer. Cette phase des

sanctions a été de courte durée, puisque les États-Unis ont envahi l'Irak en

Page 33: Les sanctions économiques canadiennes outil de

27

2003, prétextant justement la menace que posaient les armes de destruction

massive irakiennes pour la sécurité du territoire et du peuple américain. Sans

entrer dans les détails de cette décision, le Canada prétexta alors d'autres

engagements militaires pour refuser de se joindre à cette intervention armée.

L'intervention armée américaine et la chute du régime de Saddam Hussein

mit fin aux sanctions.

Il est difficile de juger de l'efficacité générale d'un épisode ayant duré douze

longues années et dont les moyens et les objectifs ont autant changé à

travers le temps. Il est à noter d'ailleurs que le Canada n'y a été qu'un

participant parmi d'autres et qu'il n'a eu qu'une influence limitée sur la

détermination de ces moyens et objectifs (Nossal, 1994). Pourtant, il est

possible de poser quelques critères, qui, quoiqu'arbitraires, permettent d'y

jeter un regard critique.

Premièrement, les deux objectifs nominaux des sanctions, soit en premier

lieu le retrait des troupes irakiennes du territoire koweitien et, en second lieu,

le désarmement du régime irakien et sa coopération avec les inspecteurs

onusiens, n'ont pu être atteints directement et ont nécessité pour chacun une

intervention armée de la part des États-Unis et de certains de leurs alliés. En

effet, malgré la pression considérable mise sur l'économie irakienne par les

sanctions, celles-ci n'ont pas suffi à faire en sorte que son gouvernement

n'adopte les correctifs requis par la communauté internationale. Or, les efforts

des inspecteurs américains qui ont cherché ces fameuses armes de

destruction massives à la suite de l'invasion de 2003 sont restés vains, ce qui

pourrait indiquer que Saddam Hussein ait effectivement ordonné leur

destruction, à son corps défendant (Joyner, 2003, p.337 ; Cortright et Lopez,

2004). Nonobstant ce fait, puisque la guerre a officiellement été déclenchée

Page 34: Les sanctions économiques canadiennes outil de

28

précisément pour ces raisons, on peut conclure que les résultats symboliques

des sanctions, sinon ses résultats matériels, n'ont pas été à la hauteur des

attentes des dirigeants américains et mondiaux.

Un deuxième critère pour juger de l'efficacité des sanctions pourrait être celui

de la durée. En effet, comme nous l'avons mentionné, les sanctions contre

l'Irak ont été en place pendant plus de douze ans et ont fait l'objet d'une

dizaine de résolutions du Conseil de sécurité, notamment en raison de

l'insatisfaction chronique des pays émetteurs envers les résultats des

sanctions et de l'attitude du gouvernement irakien. Leur durée prolongée,

malgré tous les efforts investis et l'attention qui leur a été portée, est en soi un

constat d'échec des sanctions.

Quant à la popularité du régime de sanctions contre l'Irak auprès de la

population canadienne, celle-ci a suivi plusieurs cycles tout au long de

l'épisode, passant alternativement d'un grand soutien à une critique amère,

en passant par un certain oubli et désintérêt (Nossal, 1994). Comme nous le

verrons, l'opinion publique a été amenée à se transformer en fonction de

plusieurs facteurs, les plus importants semblant être la couverture

médiatique, les déclarations officielles des gouvernements canadien et

étrangers et une certaine conception intersubjective de la normativité et de la

moralité.

Lors de l'invasion du Koweït par les troupes irakiennes, la première réaction

de l'opinion publique canadienne a été un désaveu clair (Nossal, 1994, ch.9).

En effet, informée par la presse canadienne et internationale et instruite par

les déclarations des représentants du gouvernement, la population prend

connaissance de l'illégitimité de cette invasion et réclame une intervention de

Page 35: Les sanctions économiques canadiennes outil de

29

son gouvernement. La première réponse de celui-ci sera une annonce de

participation à la coalition naissante qui imposera des sanctions à l'Irak,

notamment en refusant d'acheter son pétrole, principale ressource et revenu

du gouvernement. La première réaction de la population en est donc une

d'enthousiasme envers cette prise de position claire et cette action décisive

de son gouvernement (Nossal, 1994, p.192).

Puis, en moins d'un mois, le gouvernement américain presse la coalition

d'adopter des moyens militaires et fait glisser le but original de la coalition des

sanctions vers l'intervention armée. La réticence des Canadiens envers

l'envoi de soldats à l'étranger rend difficile la position du gouvernement

canadien envers sa propre population. Pourtant, le gouvernement justifie la

participation du Canada aux côtés des États-Unis en invoquant le rôle

internationaliste du Canada, une fibre sensible de la population et en se

justifiant par l'adoption de résolution par le Conseil de sécurité de l'ONU et les

responsabilités partagées au sein de l'OTAN. Malgré tout, l'opinion publique

canadienne semble vouloir privilégier l'alternative «douce» à la guerre

(Nossal, 1994, p.210). Le mouvement d'opposition à la guerre, visible partout

au Canada, mais surtout au Québec, soutient ardemment la continuation du

recours aux sanctions comme moyen d'action contre Saddam Hussein. Le

point central des revendications de ces supporters des sanctions était, à ce

moment, que le Canada et la coalition devait laisser le temps aux sanctions

de « fonctionner».

Suite à la fin de l'opération Tempête du désert, les sanctions en Irak quittent

le devant de la scène dans les médias. L'opinion publique s'en désintéresse

lentement jusqu'à ce qu'elles soient pratiquement oubliées. Alors qu'au début

de l'épisode les gouvernements et organisations internationales instruisaient

Page 36: Les sanctions économiques canadiennes outil de

30

la population et formaient l'opinion publique, ce sont désormais des

campagnes menées par des activistes des droits de la personne qui

commencent à en définir les paramètres dans l'opinion publique. Sans que ce

sentiment n'atteigne autant de couches de la population, les sanctions contre

l'Irak acquièrent une mauvaise réputation (Colomonos, 2001). Elles sont

qualifiées par certains de génocide, puisque les sanctions n'avaient alors eu

pour seul effet visible une détérioration substantielle de la qualité de vie de la

population civile irakienne et ne semblaient peu ou pas atteindre le

gouvernement ou l'armée (Brown, 2003). Ces pressions de certaines

couches de la société civile internationale ont amené les pays émetteurs,

dont le Canada, à chercher à réviser leur stratégie et à mettre en place des

programmes visant à alléger l'impact sur la population civile, dont Pétrole

contre nourriture et les Sanctions intelligentes. Malgré ces tentatives, les

sanctions continuèrent à avoir mauvaise presse au Canada comme ailleurs,

particulièrement en regard de leur bilan humanitaire.

Enfin, la dernière étape du cycle fut complètement influencée par les

décisions de politique étrangère américaine. Devant l'éventualité probable

d'une invasion américaine du territoire irakien au début de l'année 2003, le

sentiment pacifiste fit resurgir un engouement pour les sanctions, comme

l'ont montré les manifestations populaires. Malgré douze années d'application

sévère sans arriver à faire fléchir le régime irakien, les sanctions conservent

pour l'opinion publique large du Canada comme de nombres d'autres pays

occidentaux, leur aura d'alternative à l'intervention armée. En somme, les

sanctions sont un compromis acceptable entre l'inaction et la guerre.

Seraient-elles, comme le pense Nossal, l'équivalent en politique étrangère de

la danse de la pluie des antiques shaman?

Page 37: Les sanctions économiques canadiennes outil de

31

Afrique de l'Ouest

La situation au Sierra Leone et ses voisins à la fin des années 1990 a mené

le Conseil de sécurité des Nations Unies à imposer des sanctions financières

contre les individus impliqués dans les conflits civils, de même qu'une

interdiction complète de l'importation d'armes dans ces pays. Or, ayant été

dirigées contre des entités infra-étatiques plutôt que contre un gouvernement,

les sanctions canadiennes en Afrique de l'Ouest sont plus difficile à évaluer

que celles contre l'Irak.

Les raisons de ces sanctions sont fondamentalement différentes des

sanctions imposées contre l'Irak en 1991. En effet, ces dernières visaient au

départ à affaiblir l'État irakien en général et le faire changer de politique, voire

de gouvernement. Les sanctions africaines visent plutôt à diminuer l'intensité

d'un conflit ciblé en entravant l'arrivée d'armes sur le champ de bataille et

limiter les capacités financières de ceux qui y sont impliqué, par le gel d'avoir

et les limitations au commerce des diamants, leur principale source de revenu

(Cortright et Lopez, 2002, pp. 86; 153). De plus, ce type de sanctions est

inextricablement lié à la présence sur place de forces de maintien de la paix,

ce qui rend plus difficile l'évaluation de leur efficacité, étant essentiellement

observable par des critères négatifs et conjoncturels, comme l'absence

d'affrontements. De même, l'évaluation de leur popularité comme outil séparé

est rendu difficile, sinon impossible, par leur lien serré avec les forces de

maintien de la paix.

Malgré tout, la situation qui se redresse peu à peu au Sierra Leone et dans

les pays environnants laisse croire que les sanctions, comme partie du tout

Page 38: Les sanctions économiques canadiennes outil de

32

des actions onusiennes, ont permis la réduction d'intensité des violences et la

sécurisation relative de la région, en plus de participer à l'expulsion de la

junte du pouvoir sierra-Iéonais. En ce sens, les sanctions canadiennes ont

pris part à l'effort complet pour la paci'fication et la normalisation de la région.

En effet, si l'efficacité des sanctions est évaluée sous l'angle des objectifs,

elles ont été efficaces. Par contre, s'il faut les évaluer sous l'angle de

l'efficacité comme alternative à la force armée, elles ont été un échec,

puisque celle-ci a due être utilisée.

Or, malgré ce bilan mitigé, les sanctions contre le Sierra Leone et ses pays

environnants sont restées relativement inconnues du grand public. En effet,

cette crise a été nettement moins médiatisée que l'invasion du Koweït,

Personne ne semble s'être opposé au Canada à leur imposition. À

proprement parler, bien peu se sont prononcés en faveur de celles-ci non

plus, au Canada ou ailleurs. Ceci montre que la popularité de l'outil des

sanctions est directement dépendante du traitement médiatique de la crise

qu'il cherche à résoudre et de l'intérêt particulier de groupes à l'intérieur de

l'État bien plus que de leur ampleur ou leur durée, comme l'exprime Nossal

quand il parle du «sac d'aimants» social qui pousse et tire les

gouvernements à agir et à imposer des sanctions (1994, p.255). Cet impact

des médias sur l'élaboration de la politique étrangère canadienne est aussi

décrit par Nossal et al. (2007, p.215).

Quelles conclusions pouvons-nous tirer des deux exemples choisis?

Premièrement, que les exemples récents d'utilisation des sanctions par le

Canada ont effectivement eu une efficacité douteuse, voire nulle, pour

atteindre des buts larges n'ayant peu ou pas de lien avec le bien sanctionné.

Or, ces sanctions performent mieux lorsque les buts à atteindre sont

Page 39: Les sanctions économiques canadiennes outil de

33

restreints et clairs, et lorsque les biens sanctionnés ont un lien direct avec la

situation à changer. Ceci dit, le pouvoir des sanctions ne semble avoir

aucune commensurabilité avec leur popularité. En effet, la popularité des

sanctions semble bien plus dépendre de l'impopularité de l'intervention

armée et du niveau ponctuel d'attention du public que de toute autre

considération. Les sanctions gagnent en popularité à mesure que la menace

de l'utilisation de la force militaire grandit ou qu'une crise humanitaire est

causée par un gouvernement considéré malveillant. En plus des exemples de

l'Irak et de l'Afrique de l'Ouest, nous aurions pu faire mention des mesures

prises contre l'Iran, contre l'Afghanistan des Talibans, ou même de la

campagne entreprise pour dissuader la Corée du Nord où les sanctions n'ont

pas été appliquées, le gouvernement nord-coréen ayant préféré négocier

avant leur mise en place. En effet, tous ces cas auraient été intéressants et

auraient mené, grosso modo, aux mêmes conclusions.

Or donc, maintenant que nous avons mis en place un cadre d'analyse, que

nous avons revu les définitions des termes centraux à notre démonstration et

que nous avons pu constater que la popularité et l'utilisation des sanctions

n'ont que peu de liens avec leur efficacité, où chercher? Comme nous le

verrons dans le prochain chapitre, nous croyons que c'est vers l'identité,

interne ou internationale, et vers les questions de la légitimité du

gouvernement et de la participation à des coalitions externes qu'il faille se

tourner.

Page 40: Les sanctions économiques canadiennes outil de

Chapitre 2 : Identité et sanctions

Comme nous l'avons vu, le concept d'identité est depuis le début des années

1990 devenu un point de ralliement d'une partie de la communauté des

Relations Internationales. Ce serait elle qui, selon les constructivistes,

guiderait la prise de décision en politique étrangère d'un État en déterminant

ses intérêts. Or, ceux-ci peuvent prendre diverses formes, mais tournent la

plupart du temps autour de la protection et la 'fructification des

caractéristiques centrales de l'identité. Les sanctions font-elles partie de l'aire

d'influence de l'identité? Nous croyons que oui, mais nous allons aussi plus

loin. Nous nous attardons aussi au rôle que jouent ces sanctions (comme

telles et comme partie de la politique étrangère du Canada) dans le

processus d'élaboration de l'identité.

En effet, l'identité apparaît à la fois comme source et comme finalité de la

prise de décision en ce qui a trait à la participation à un épisode de sanction.

Comme source, parce que l'État part des valeurs qu'il croit ou veut

représenter pour juger une situation et décider ou non d'intervenir. Comme

finalité aussi, parce l'État contribue ainsi à forger cette identité par le choix

des valeurs qu'il défend ostensiblement autant que par les alliés avec qui il

impose les sanctions.

Nous verrons maintenant plus en détail comment les identités internes et

internationales du Canada influencent la prise de décision dans le cas

d'épisodes de sanctions, puis nous verrons à l'inverse le rôle que ceux-ci

jouent sur l'identité canadienne.

Page 41: Les sanctions économiques canadiennes outil de

35

Identité interne: le besoin d'action

L'identité définit l'intérêt, et celui-ci guide la prise de décision. Il devient donc

primordial, lorsque l'on tente de comprendre la prise de décision, d'analyser

en profondeur les conceptions de l'identité interne. C'est ce que nous

tenterons de faire ici, en voyant d'abord comment le concept de «valeurs

canadiennes» vient influencer la politique étrangère et la politique de

sanctions du Canada. Puis, nous nous attarderons au rôle que jouent

l'opinion publique et les médias dans ces domaines. Enfin, nous verrons, par

une analyse de l'image de « danse de la pluie» dont Kim Richard Nossal a

affublé les sanctions économiques (1994), les raisons pour lesquelles cette

identité interne influence autant la prise de décision en matière de sanctions.

Les valeurs canadiennes

C'est un lieu commun de parler des valeurs canadiennes en termes de

démocratie, de respect des droits humains et de promotion d'un système

commercial international ouvert. Or, ces valeurs nationales - ou idées

dominantes - parce qu'elles sont collectivement acceptées comme telles,

constituent en quelque sorte un filet qui sert de guide de prise de décision

pour les responsable de la politique étrangère canadienne, comme le

mentionnent Nossal et al. (2007, chA) et Keating (2001).

Le sentiment que le Canada doit intervenir dans le monde pour promouvoir et

défendre ses idéaux politiques universels serait présent dans la société

canadienne depuis la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Nossal nomme

celui-ci «Internationalisme» et en fait une des idées directrices de la

Page 42: Les sanctions économiques canadiennes outil de

36

politique étrangère canadienne (Nossal et al, 2007, p. 254). Les Canadiens

s'attendraient également à ce que leur gouvernement fasse ses interventions

en collaboration avec d'autres États et agisse multilatéralement pour régler

les problèmes du système mondial (Keating, 2001). Enfin, le Canada est

perçu par sa propre population comme une puissance moyenne dans le

système international. Une puissance moyenne se définit d'abord par rapport

aux grandes puissances qui disposent d'un grand nombre d'outils militaires,

diplomatiques et économiques pour diriger le système international dans une

direction qui leur soit favorable. La puissance moyenne quant à elle dispose

de significativement moins de ces outils, sans en être totalement dépourvu.

Elle se distingue principalement par son intérêt dans le maintien d'un système

stable et ouvert où le Droit international est respecté et appliqué en raison de

sa capacité limitée à intervenir significativement sur le système à l'extérieur

de l'arène juridique. Le Canada n'y fait pas exception (Nossal et al. 2007).

La politique canadienne de sanctions économiques vient plus souvent

qu'autrement réconcilier ces trois paramètres. En effet, l'outil des sanctions

est invoqué, sans toutefois être nécessairement utilisé, lorsque les

Canadiens se rendent compte d'une situation inacceptable au plan

humanitaire dans un État (par exemple le cas récent des répressions de

manifestations pro-démocratie au lV1yanmar) ou d'une violation patente d'une

norme majeure du droit international (les cas récents de la Corée du Nord et

de l'Iran à propos du développement d'armes nucléaires et de missiles). Les

Canadiens demandent donc à leur gouvernement de participer à un

mouvement mondial pour rectifier la situation et punir les fautifs. Cette

demande d'intervention se fait dans le contexte d'une rhétorique universaliste

où les intérêts du Canada lui-même sont minimisés, voire camou'flés, au profit

de la perspective idéologique et morale qui privilégie l'intérêt général du

Page 43: Les sanctions économiques canadiennes outil de

37

système et des droits humains des victimes étrangères (Nossal, 1994, p.257).

Les sanctions sont, dans ce contexte, un outil de choix pour défendre et

étendre les valeurs canadiennes et étancher la soif d'action des Canadiens.

Or, les sanctions ont aussi été souvent décrites par leurs détracteurs comme

des « génocides lents», au sens où la population d'un État visé souffre de

manière inacceptable, alors que leur gouvernement, qui constitue la véritable

cible, n'est que peu affecté (Simons, 1998). Les sanctions ont été décrites au

cours des années 1990 - en rapport surtout au cas de l'Irak - comme un

« enjeu éthique» (Colomonos, 2001, p.3), étant donné que les impacts

collatéraux sont devenu un facteur au moins aussi important que l'effet

recherché dans l'analyse précédant la décision d'imposer ou non des

sanctions. La rhétorique autour de l'imposition de Sanctions intelligente en

fait foi (Cortright et Lopez, 2002, p.202).

Comment réconcilier donc cet « enjeu éthique» avec l'exportation des

valeurs canadiennes? S'il est vrai que les sanctions peuvent en certaines

circonstances être éthiquement douteuses, surtout lorsque l'on parle de

sanctions générales, elles restent malgré tout nettement mieux perçues que

la guerre (pour des raisons que nous verrons plus loin) et permettent

d'affirmer plus haut et plus fort les valeurs de l'État que ne le ferait une simple

campagne diplomatique. Colomonos explique d'ailleurs la popularité

croissante des sanctions aux dépens de l'intervention armée par la « prise de

distance progressive avec la mort directe» (Colomonos, 2001, p.11), c'est-à­

dire de la distorsion théorique qui fait d'un mort par balle étrangère un objet

des Relations Internationales, alors qu'un individu mourant de faim en raison

de sanctions n'en est pas tout à fait un. La popularité des sanctions

s'explique en partie par cette distorsion de la réalité par la théorie.

Page 44: Les sanctions économiques canadiennes outil de

38

La perception différente de ces deux types d'événements qui découlent tous

deux, en dernière analyse, d'actes de politique étrangère est aussi soulevé

par la théorie féministe des Relations Internationales (Buck et al., 1998). En

effet, d'un point de vue théorique de l'école réaliste, la première victime a plus

de chance d'être reconnue comme un objet de Relations internationales que

le deuxième qui tombe à l'extérieur du champ ontologique de la discipline.

Une analyse féministe critique, en faisant tomber la clôture entre les sphères

privées et publiques, permet quant à elle de mettre sur un pied d'égalité les

deux victimes et permet moins facilement la« prise de distance» qui est

centrale à la justification de la légitimité des sanctions et dont parle

Colomonos. L'influence de la théorie réaliste sur l'opinion publique a ici un

impact mesurable sur la popularité des sanctions. Buck et al. en font l'analyse

pour l'épisode de l'Irak et concluent que ces sanctions ont eu un impact

disproportionné sur les femmes irakiennes. Cet impact différencié selon les

genres constitue un enjeu éthique de plus.

L'importance de l'opinion publique et des médias

Les médias jouent un rôle très important dans le choix des dossiers qui

seront traités par le gouvernement et qui pourront éventuellement faire l'objet

de sanctions. En effet, par un processus nommé dans les années 1990

« effet CNN» (Livingston, 1997), il se crée un écho entre l'opinion publique

et les médias de masse, qui, en se répondant, donne de l'importance

politique à tel ou tel événement, rendant nécessaire l'intervention du

gouvernement (Doxey, 2000, p. 209 ; Nossal et al. 2007, p.215).

Page 45: Les sanctions économiques canadiennes outil de

39

Dans le cas des sanctions, ce sont le plus souvent des situations de

violations des droits humains - plutôt que des conflits internationaux

impliquant le Canada - qui déclenchent une réaction des médias, des ONG

et de l'opinion publique (Nossal, 1994, p.257). Or, ces situations, où les

« valeurs canadiennes» sont mises à mal dans les États concernés, n'ont

habituellement que peu à voir avec les « intérêts de l'État» tels que les

définirait un analyste réaliste. L'existence physique du Canada ne semble en

effet n'être que de très loin mise en danger par la répression de groupes pro­

démocratie au Myanmar, par exemple. Malgré tout, il en fut plusieurs au

Canada qui, au cours de l'automne 2007, ont demandé l'imposition de

sanctions contre la junte au pouvoir dans cet État, en réaction à l'importante

couverture médiatique des manifestations des moines durement réprimées

par le pouvoir.

Malgré l'impact certain que le monde médiatique et l'opinion publique ont sur

le choix des domaines d'intervention et sur la prise de décision, il ne faut

toutefois pas en exagérer la portée. En effet, le gouvernement reste toujours,

en dernière analyse, le responsable de ses actions et le principal protagoniste

de sa politique étrangère (Burciul, 1998 ; Nossal, 1994, p.257). Il lui revient,

au-delà des exigences de l'opinion publique et de la pression médiatique, de

faire attention aux éventuels facteurs d'efficacité et aux conséquences

humaines de l'outil de politique étrangère qu'il choisit. Or, il reste que les

préférences de l'opinion publique pour l'intervention de son gouvernement à

l'étranger sont écoutées. Les Canadiens ont un impact, si indirect soit-il, sur

la politique de sanctions de leur État.

Page 46: Les sanctions économiques canadiennes outil de

40

La danse de la pluie

Kim Richard Nossal, dans son livre sur les sanctions économiques

canadiennes (1994), compare les sanctions économiques à une « danse de

la pluie », au sens où elles n'accomplissent le plus souvent rien de concret

mais qu'elles donnent l'impression que les autorités prennent des mesures

pour régler un problème qui intéresse la population. En ce sens, les sanctions

auraient un but symbolique et expiatoire auprès de la population.

En effet, les décideurs de la politique étrangère de plusieurs pays

occidentaux semblent brandir par réflexe la menace de sanctions dès qu'un

État étranger fait mine de violer un droit de la personne ou une règle du droit

international. Au Canada, cette prise de position vise beaucoup plus à

satisfaire à court terme le besoin d'action de sa population, entretenu par la

couverture médiatique, que de mettre fin au comportement visé. Par ces

actions ou menaces d'actions, le gouvernement fait ainsi passer le message

de son désaccord envers le comportement visé on ne peut plus clairement, et

prouve ainsi à sa population son sérieux et son utilité.

Si l'aspect de « danse de la pluie» des sanctions fonctionne envers la

population, elle fonctionne aussi avec les alliés de l'État et avec la

communauté internationale. En effet, en brandissant la possibilité d'imposer

des sanctions, l'État cherche aussi à dissiper toute « présomption de

complicité» (Doxey, 2000, p.219) avec le gouvernement fautif. En se

distanciant clairement de celui-ci, le gouvernement qui menace d'imposer des

sanctions répond aux attentes de ses alliés et des États qui lui sont

semblables. Il s'agit donc aussi d'une « danse de la pluie» internationale.

Page 47: Les sanctions économiques canadiennes outil de

41

Enfin, Nossal souligne aussi qu'un aspect primordial des sanctions et qui

s'apparente à celui de la « danse de la pluie" est l'aspect punitif (Nossal,

1994, p.14). En effet, en plus de satisfaire le désir d'action de sa population et

de ses alliés, la « danse" des sanctions vient satisfaire un besoin primaire

de l'humain, soit celui de voir un fautif puni, en dehors de toute considération

pratique de cessation du comportement ou même de restitution. En effet,

l'utilisation des sanctions ne semble parfois devoir atteindre qu'un seul

objectif, celui de faire souffrir la cible en raison de la souffrance qu'elle a elle­

même in1'ligé, sans plus.

Identité internationale: la diplomatie de groupe

Nous avons vu jusqu'ici comment l'identité interne de l'État, c'est-à-dire les

valeurs et l'opinion publique, influe sur la prise de décision gouvernementale

en matière de sanctions et ce, à travers, entre autres, le phénomène de la

« danse de la pluie ", c'est-à-dire de la manifestation symbolique de l'État en

action. Voyons maintenant comment l'identité internationale du Canada joue

aussi un rôle en cette matière.

L'identité internationale d'un État est plus vague que son identité interne. En

effet, alors que celle-ci correspond aux caractéristiques essentielles

intrinsèques telles que les membres de l'État les reconnaissent et auxquelles

ils adhèrent, l'identité internationale correspond à la vision que la

communauté internationale a de ces caractéristiques. Cette vision est

construite et définie à travers tous les processus de construction identitaire

internes aux autres États, qui définissent eux-mêmes leurs propres identités

Page 48: Les sanctions économiques canadiennes outil de

42

en discussion avec ce qu'ils perçoivent du système international (O'Meara et

al. 2007). Elles peuvent être ressemblantes aux caractéristiques vues de

l'intérieur (elles y sont apparentées et reliées) mais peuvent aussi échapper

au contrôle de l'État. Or, la perception de ce qui constitue l'identité

internationale et l'image du Canada dans le monde sont autant de facteurs

qui influencent la prise de décision dans le domaine des sanctions. Nous les

analyserons sous les aspects de la projection de l'image du Canada, de

l'influence des normes internationales, puis de la place qu'occupent la

diplomatie de groupe et les coalitions dans la politique de sanctions

économiques canadienne.

Projection de l'image du Canada dans le monde

Le premier aspect intéressant au sujet de l'impact de l'identité internationale

du Canada sur les sanctions est la projection de l'image du Canada dans le

monde. Cette image, que le gouvernement canadien voudrait construite

autour des « valeurs canadiennes» telles que nous les avons vu plus haut,

érigée sur le prestige des troupes canadiennes sur les théâtres des Guerres

mondiales, et auréolée des réussites diplomatiques canadiennes, du Prix

Nobel de Pearson jusqu'au Traité d'Ottawa sur les mines anti-personnelles,

est celle qui est mise de l'avant par le gouvernement dans toute stratégie de

sanctions. En effet, selon Nossal et al., « l'internationalisme [... ], encore

aujourd'hui et peut-être par défaut, constitue le système de pensée dominant

en politique étrangère canadienne» (2007, p.280). Il est de notre avis qu'une

telle vision de la stratégie du gouvernement met de l'avant l'aspect quasi­

publicitaire des sanctions économiques, c'est-à-dire que les sanctions

peuvent servir de médium par lequel le gouvernement peut véhiculer des

Page 49: Les sanctions économiques canadiennes outil de

43

messages, notamment ici, celui de l'image de marque du Canada. Il s'agit

donc d'un outil permettant au gouvernement de tenter de faire coïncider ses

identités internes et internationales.

La population semble justement très attachée à cette image internationale du

Canada (Nossal et al., 2007, p.280). Pourtant, si l'on analyse concrètement

l'implication canadienne dans le système international, comme l'a fait Keating

(2001), on se rend compte que l'image qu'ont à cœur les Canadiens n'a que

peu à voir avec la réalité. Le Canada a plusieurs fois agi, depuis la Deuxième

Guerre mondiale et depuis la fin de la Guerre froide en particulier, d'une façon

contraire aux objectifs internationalistes qu'il affiche pour atteindre d'autres

buts, notamment se rapprocher des États-Unis. Nossal et al. (2007) y

verraient un signe de tentative de passage vers l'idée dominante du

continentalisme. Malgré ces écarts, il est de notre avis que l'aspect

publicitaire des sanctions, et de la politique étrangère en général, semble

fonctionner à merveille, au sens où une certaine séparation s'est faite entre la

réalité de l'action de l'État et la représentation que la collectivité s'en fait,

représentation plus proche de l'image idéalisée des valeurs canadiennes que

de l'implication et du rôle du Canada dans le système international.

Or, malgré ces bémols, les sanctions canadiennes permettent de diffuser

l'image d'un Canada interventionniste et multilatéraliste, c'est-à-dire l'image

d'un pays qui participe directement au maintien d'un système international qui

soit respectueux des valeurs qui lui sont chères, et l'image d'un pays qui croit

à la négociation et à l'intervention plurinationale comme meilleur moyen

d'atteindre ses objectifs. Cette diffusion de l'image se fait donc à la fois

conformément aux vœux de la population canadienne (et donc au profit

politique de son gouvernement (Nossal, 1994, p.257)) et à l'avantage général

Page 50: Les sanctions économiques canadiennes outil de

44

de sa politique étrangère qui, auréolé de son prestige, est d'autant plus

efficace.

Organisations internationales et normes internationales

Un aspect fondamental de l'expression de l'identité internationale du Canada

par sa politique de sanctions est que celle-ci prend place à l'intérieur du

système normatif et politique plus large que sont les organisations et les

normes internationales. En effet, dans la très grande majorité des cas où le

Canada a eu à imposer des sanctions, celles-ci avaient d'abord été décidées

par le Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies en application

du chapitre 6 de la Charte (Nossal, 1994). Que ce soit en raison du parti-pris

multilatéraliste du gouvernement ou de son incapacité matérielle à faire

cavalier seul, la politique de sanctions du Canada est plus souvent

qu'autrement indissociable de celle de l'organisation internationale.

Le Conseil de sécurité a, selon la Charte, l'autorité d'édicter des mesures

obligatoires pour tous les pays membres. Pour cette raison, des sanctions

imposées sous son autorité pour punir la violation d'une norme du Droit

international deviennent, elles-mêmes, une norme impérative dont la violation

entraîne un coût, réel ou symbolique (Joyner, 2003, p.331). C'est pourquoi

l'image du Canada comme pays respectant le Droit international est

doublement liée aux sanctions; d'abord comme raison de les imposer, puis

comme obligation d'y participer. Ces deux obligations, l'une symbolique et

l'autre juridique, sont autant de processus liés à l'identité internationale du

Canada qui influent sur la prise de décision en matière de sanctions.

Page 51: Les sanctions économiques canadiennes outil de

45

Cet intérêt du Canada dans les organisations multilatérales et dans le respect

de leurs décisions est lié par plusieurs (Nossal et al., 2007 ; Keating, 2001) à

l'interprétation du rôle du pays dans le système international comme celui

d'une puissance moyenne. En effet, la puissance moyenne est souvent

décrite comme un État ayant des capacités matérielles limitées lui permettant

de prendre part aux événements du système international, sans toutefois

pouvoir les contrôler. La puissance moyenne, selon ces auteurs, a donc tout

intérêt au maintien d'institutions internationales fortes et au respect du Droit

international, capables d'encadrer le comportement des grandes puissances

et de protéger ses acquis. Le Canada, par ses actions et ses prises de

position en politique étrangère, se conforme souvent à cette image et agit

comme si elle lui était naturelle (I\lossal et al., 2007, ch.2). La perception du

Canada comme puissance moyenne a aussi des conséquences normatives

sur les décideurs (Nossal et al., 2007, p.130). Guidés par cette conception de

son rôle, les responsables de la politique étrangère canadienne ont donc

autant de raisons de favoriser les sanctions économiques.

Diplomatie de groupe et importance des coalitions

Nous avons maintes fois jusqu'ici souligné que les sanctions sont un outil

essentiellement multilatéral pour le Canada. Or, un troisième aspect de

l'identité internationale du Canada influe sur sa politique de sanction, soit

l'importance des coalitions et de la diplomatie de groupe.

Il est une idée préconçue bien ancrée (Hufbauer et al., 1990), mais qui

semble contredite par les faits (Drezner, 2000), que des sanctions imposées

par une coalition large et puissante ont plus de chances de porter fruit et

Page 52: Les sanctions économiques canadiennes outil de

46

d'atteindre leurs objectifs. Selon ce principe, plus la disparité de puissance

entre la coalition qui impose la sanction et la cible est grande, plus la cible

ressentira de pression et plus les sanctions ont de chance de réussir. Malgré

son inexactitude, cette idée joue un rôle important dans la détermination de

l'opportunité de participer à des sanctions par les responsables du

gouvernement canadien, en vertu de la « théorie générique des sanctions »

(Nossal, 1994, ch.1). Or, si les analyses empiriques concordent pour dire

qu'une coalition large n'a en définitive que peu d'effet sur le résultat, il faut

supposer que l'État a d'autres raisons d'en chercher la réalisation.

D'autres motivations reliées de plus près à l'identité internationale peuvent

être avancées. En effet, le Canada impose le plus souvent des sanctions en

partenariat avec les mêmes États, dont les États-Unis et les pays d'Europe

occidentale font partie (Nossal, 1994). En effet, l'identité internationale passe

énormément par son appartenance à des groupes plus ou moins stables,

comme le sont l'Alliance atlantique ou « l'Occident ». Ces liens, stratégiques,

juridiques ou symboliques, déterminent en partie les orientations générales

prises par le Canada dans ses relations avec les États membres de ces

groupes (Nossal et al., 2007, p.82). Or, le comportement de ces États

« amis» induit une pression sur les positions que le Canada peut et devrait

tenir. L'exemple de l'Irak de 1991 montre bien comment la participation à une

coalition peut obliger le gouvernement canadien d'adopter des politiques à

travers le processus de « path dependency », ou « dépendance au sentier»,

c'est-à-dire qu'une fois engagé dans une direction, la poursuite de l'action

devient aussi une norme comportant un coût à transgresser Nossal et al.

2007, p.90).

Page 53: Les sanctions économiques canadiennes outil de

47

En somme, l'identité internationale du Canada, sous la forme de son image

dans le monde, de sa place à l'intérieur des institutions internationales et de

la pression exercée par les coalitions auxquelles il appartient, contribue à

forger la politique de sanctions du Canada, en offrant des buts que les

responsables de l'élaboration de cette politique se croient obligés de

poursuivre et des limites au nombre de possibilité d'action que ceux-ci

perçoivent.

Identité, sanctions et légitimité

Nous avons vu jusqu'ici comment l'identité interne et internationale du

Canada influent sur sa politique de sanctions. Or, serait-il possible que cette

même politique ait aussi un impact sur le développement et la construction de

l'identité du pays? Nous croyons que oui. En effet, à travers les processus de

l'externalisation et de l'internalisation des différentes composantes de

l'identité, de la création de frontières et enfin de la légitimation des actions de

l'État, l'identité du Canada est reconstruite par les épisodes de sanctions.

Processus d'externalisation et d'internalisation

Les sanctions sont, comme nous l'avons vu jusqu'ici, un ensemble de

mesures diplomatiques et économiques prises par le gouvernement pour

tenter de faire changer un gouvernement étranger de politique, interne ou

étrangère. Or, il est de notre avis qu'en plus de cet effet recherché sur l'autre,

les sanctions ont aussi un effet discursif et symbolique sur l'État émetteur. En

accord avec une certaine conception post-structuraliste de la politique

étrangère et des relations internationales (Campbell, 1998), toute politique

Page 54: Les sanctions économiques canadiennes outil de

48

étrangère - dont les sanctions font partie - a, entre autres, pour but de créer

et recréer une image de Soi qui soit plus avantageuse. Nous recourons à

cette perspective post-structuraliste puisqu'elle permet selon nous de

compléter la perspective constructiviste qui ne s'attarde que peu aux

processus dialectiques d'internalisation et externalisation normatives.

Selon cette perspective, un but de la politique étrangère est de peindre par le

discours et l'action une image de l'externe qui soit à la fois loin, anarchique,

dangereux, fou et barbare afin de mieux représenter l'image du Soi comme

étant proche, ordonné, gentil, rationnel et civilisé. Cette distinction a deux

impacts majeurs. Le premier, interne - et appliqué au Canada - conforte la

représentation des « valeurs canadiennes» telles que nous les avons

décrites plus haut comme étant à la fois moralement supérieures et

souhaitables pour le Canada et le monde. Les sanctions légitimisent ainsi

l'action du gouvernement qui se réclame de ces valeurs et s'efforce de les

diffuser. L'identité interne, confortée dans sa bienfaisance, y est renforcée.

Le deuxième impact est quant à lui externe. Il s'agit de la construction d'une

menace à l'existence de l'État et à la pérennité de son identité. Cette

construction de la menace se fait en associant rhétoriquement, par les

discours et les images, la cible des sanctions aux caractéristiques contraires

et hostiles à l'identité de l'État (Campbell, 1998, p.60). Pour le Canada et les

États-Unis, on associe plus souvent qu'autrement les cibles des sanctions au

despotisme, au non-respect des droits humains ou au terrorisme. Dans ces

circonstances, le gouvernement se trouve conforté dans son rôle de

défenseur de l'identité de l'État, et justifie par le fait même sa capacité à

intervenir dans les affaires internes de la cible, à la défense de son propre

Page 55: Les sanctions économiques canadiennes outil de

49

intérêt. Ironiquement, on invoque aussi souvent une perspective altruiste de

défense de l'intérêt du peuple ciblé à l'encontre de son gouvernement.

Or, en corollaire de la construction de cette menace externe, une autre

construction se profile. La participation aux côtés d'autres États à un épisode

de sanctions contribue à la construction des relations « d'amitié» entre les

États et à forger une image positive des États qui collaborent ensemble à

imposer des sanctions. Le Canada, par exemple, participe aux sanctions

imposées par l'ONU en collaboration avec les pays occidentaux et renforce

dans ses épisodes les relations de sens positives qui existent entre ces États.

Bien qu'ils soient, effectivement des États étrangers, les États « amis» sont

partiellement inclus dans l'image positive du Soi (Campbell, 1998, p.61).

Création des frontières

Il est de notre avis qu'en tant que partie du tout qu'est la politique étrangère,

la politique de sanctions du Canada participe ainsi activement à délimiter par

le discours et l'action la frontière symbolique de l'État.

Les sanctions sont justement une conjonction intéressante de discours et

d'action qui sont à même de tracer une ligne entre les ensembles d'identité et

d'altérité, ligne qui est à la base de l'idée de frontière. En effet, les post­

structuralistes comme David Campbell (1998) voient dans la construction

rhétorique des ensembles internes et externes le processus même qui pose

les frontières de l'État et qui fonde symboliquement sa souveraineté. Cette

façon de concevoir le rôle de la politique étrangère entre directement en

contradiction avec celle mise de l'avant par plusieurs analystes de la politique

Page 56: Les sanctions économiques canadiennes outil de

50

étrangère, dont l\lossal et al. (2007, p. 28) qui postulent que la politique

étrangère n'est qu'un type de politique émanant de l'État, parmi beaucoup

d'autres. Chez Campbell (1998, p.38), l'État préexistant qui exporte sa

politique à l'étranger est un mythe justement construit par la narration libérale

de l'État. L'État, selon cette conception, est plutôt le produit de sa politique

étrangère que le contraire. Cette mise en place de la frontière du Canada

qu'est le processus d'internalisation et d'externalisation des valeurs par la

politique de sanctions est, à la racine, la raison d'être de cette politique.

Légitimité de l'intervention

Les sanctions, par les processus de construction de l'identité décrits ci­

dessus, sont à même de construire aussi leur propre légitimité. En effet, tout

en internalisant les éléments positifs et en externalisant les éléments négatifs

de l'État, permettant ainsi de « raffiner» l'identité et de poser la frontière,

nous avançons que les sanctions contribuent aussi à forger leur propre

légitimité.

L'aura de « propreté» des sanctions - qui est lié à la « prise de distance»

décrite par Colomonos (2001, p.11) leur est en effet acquis par

l'externalisation des éléments de violence couramment associés à la guerre,

et l'internalisation des éléments bénéfiques du droit international, et ce, par la

conjonction de la théorie et de l'interprétation de la pratique. Une analyse

féministe permet de compléter l'analyse en mettant en exergue les effets

différenciés selon le genre que les sanctions ont sur les sociétés des pays

ciblés. L'article de Buck et al.(1998) cité plus haut exprime bien cette situation

où des considérations ontologiques sur la nature de la violence faisant partie

Page 57: Les sanctions économiques canadiennes outil de

51

ou non du domaine de la politique étrangère et des relations internationales

font en sorte que les « dommages collatéraux» des sanctions semblent à la

fois moins violents et moins directement reliés à la politique étrangère.

Malgré les conclusions empiriques provenant de multiples sources, l'innocuité

des sanctions constitue toujours un argument fort répandu en leur faveur,

surtout dans la frange de la population civile fortement opposée à la guerre.

Or, les féministes - comme les post-structuralistes - s'attellent à la tâche de

déboulonner l'assise théorique de cette croyance en révisant les fondements

ontologiques traditionnels de l'étude des relations internationales. En effet,

une analyse de ce type permet de prendre en compte dans l'analyse de la

politique étrangère des réalités que d'autres théories des Relations

Internationales excluent de leur ontologie, comme les dommages

économiques qui relèvent de la sphère privée et domestique. Les sanctions,

quand elles prennent la forme d'un embargo général visant à appauvrir la

cible et à tarir les ressources de son gouvernement, ont des impacts profonds

sur l'économie domestique et font des victimes bien réelles. Ce n'est qu'en

prenant acte de ces conséquences que l'évaluation de l'opportunité de mettre

en place une politique de sanctions devrait être analysée.

De la même façon, des perspectives constructivistes critiques permettent

aussi de voir apparaître des conséquences des sanctions qui autrement

passent sous le radar des théories traditionnelles et qui sont à même

d'attaquer leur légitimité. Par exemple, les sociétés des États ciblés par des

sanctions sont à risque de voir se développer un important marché noir et par

le fait même de voir augmenter la criminalité. Les sanctions jouent un rôle

non négligeable dans la criminalisation et la déliquescence des sociétés

cibles (Andreas, 2005). De même, rappelons que Colomonos (2001) souligne

Page 58: Les sanctions économiques canadiennes outil de

52

la « dépersonnalisation de la perte », expression désignant la distance

grandissante que la théorie construit entre les actions de l'État et les morts

qui en résultent. Les théories dominantes des Relations internationales

ferment les yeux sur les principaux impacts négatifs des sanctions, et par le

fait même permettent de légitimer une politique de sanctions générales.

Nous avons vu dans ce chapitre comment l'identité du Canada peut influer

sur la prise de décision du gouvernement dans les cas de sanctions autant à

travers les « valeurs canadiennes» telles qu'elles sont intersubjectivement

représentées, qu'à travers les nécessités du maintien de l'image

internationale du Canada. De même, nous avons survolé les différents

mécanismes par lesquels cette identité est elle-même formée et construite de

manière dynamique par l'utilisation des sanctions. Or, nous n'avons jusqu'ici

que rapidement passé sur un autre aspect principal qui pousse le

gouvernement à imposer des sanctions et qui est au cœur d'une autre

relation de co-construction, soit les normes internationales.

Page 59: Les sanctions économiques canadiennes outil de

Chapitre 3 : Normes et sanctions

Face à l'identité de l'agent tel que nous l'avons analysé au dernier chapitre se

trouve le système normatif décentralisé qu'est le Droit international. Comme

nous l'avons vu jusqu'ici, il existe un lien intime entre les sanctions

économiques et les normes qui composent le Droit international. En fait, des

écoles de pensée juridique, en Droit interne comme en Droit international,

considèrent comme indissociables les sanctions et le Droit. Or, cette relation

est plus profonde qu'elle n'y paraît à première vue. En effet, comme nous le

verrons dans ce chapitre, si les normes ont une influence énorme sur la prise

de décision dans le cadre d'un épisode de sanctions, ces sanctions et les

États qui y participent jouent à leur tour un rôle dans l'édification de ces

normes.

Nous démontrerons ceci en analysant d'abord la nature hybride des

sanctions, qui recoupent à la fois les domaines politiques et juridiques, afin

de voir comment les normes influencent les sanctions prises par le Canada.

Puis, nous nous attarderons à l'effet que les sanctions peuvent avoir sur le

système normatif international en étudiant le phénomène de construction de

ce système par l'imposition ou non de sanctions. Enfin, nous pourrons mieux

comprendre l'influence réciproque que l'identité (l'agent) et les normes (la

structure) ont l'un sur l'autre par l'entremise des sanctions.

Sanctions: politiques et juridiques

Les sanctions économiques sont un phénomène complexe des relations

internationales, au croisement des domaines de la diplomatie, de la politique

étrangère et du droit international. En effet, si les sanctions ont un aspect

Page 60: Les sanctions économiques canadiennes outil de

54

déIinitivement politique, notamment - tel que nous l'avons démontré au

chapitre 2 - en ce qui a trait à la promotion de l'identité, il est impossible

d'écarter l'aspect normatif et quasi-juridique du processus de prise de

décision. Pour le démontrer, nous verrons d'abord la place générale

qu'occupent les normes dans le système international, puis nous analyserons

la prépondérance de la logique normative dans la prise de décision en

rapport aux sanctions, au Canada et ailleurs.

La place des normes dans le système international

Bien que les différentes approches des relations internationales voient d'un

œil différent la place et le statut des normes dans le système international,

celles-ci ont indéniablement une influence sur la conduite de la politique

étrangère. Les constructivistes mettent d'ailleurs de l'avant l'idée que les

normes, intériorisées, font partie intégrante de l'identité des acteurs (Macleod,

2004, p.19)

Une des normes centrales du système international est celle de la

souveraineté (O'Meara et al., 2007, p.186). Cette norme, dont la naissance

est souvent associée aux Traités de Westphalie - qui enchâssaient

l'indépendance des monarchies européennes les unes par rapport aux

autres, de même que par rapport au pape - constitue aujourd'hui la base du

système international. En effet, elle est présentée à l'Article 2 de la Charte

des Nations Unies comme le fondement de l'organisation et sa principale

norme de fonctionnement. Pourtant, l'existence même de cette norme est une

dérogation au principe de la Realpolitik poussée à son extrême, qui dirait que

la souveraineté d'un État est directement dépendante de sa puissance. Or,

Page 61: Les sanctions économiques canadiennes outil de

55

comme le souligne Teschke (2002, p.16), les Traités de Westphalie n'ont pas

complètement éliminé les «non juridical distinctions of great, middle and

small powers » et les conséquences qui en découlent, mais ont fait passer

l'intervention dans les affaires internes d'un État voisin de la sphère du

commun à celle de l'extraordinaire.

La norme de souveraineté, qui est le fondement du système international

actuel, joue aussi le rôle d'étalon de l'influence sur les autres États. En effet, il

est de notre avis que la combinaison particulière de reconnaissance et de

violation de cette norme la rend centrale au processus de sanction. Imposer

des sanctions à un État revient à la fois à reconnaître son statut d'État

étranger, tout en maintenant son droit d'agir sur lui. Cette intervention se fait

d'ailleurs souvent pour des raisons de politique interne à l'État cible, comme

nous l'avons vu au premier chapitre à propos du Sierra Leone, ou lorsque

nous mentionnions l'exemple du Myanmar. Les sanctions économiques

constituent donc un assemblage particulier de respect et de violation de la

norme de souveraineté étatique.

D'autres normes jouent bien entendu un rôle majeur dans le système des

relations internationales. Pour n'en nommer que quelques-unes, il y a d'abord

les normes majeures, comme celles du jus cogens et les obligations qui

découlent de la Charte des Nations Unies. Ces normes bénéficient d'une

grande force juridique et morale, notamment en raison de leur

reconnaissance large et quasi-universelle (Arbour, 2002, p.43). Viennent

ensuite les normes issues d'obligations bilatérales ou multilatérales

contenues dans les traités ou de la coutume internationale. Ces normes ont

ironiquement une force qui varie en fonction de l'étendue de leur application,

c'est-à-dire qu'une norme respectée a plus de poids qu'une norme souvent

Page 62: Les sanctions économiques canadiennes outil de

56

violée. Les constructivistes axés sur les règles, tels Onuf et Kubalkova,

argumentent que c'est par le processus de la répétition des actes de langage

que les règles régulatrices du système sont mises en place et entretenues.

Par ces actes, les États réifient les normes et, par le fait même, renforce leur

légitimité (O'Meara et al., 2007, p.186).

Viennent finalement des normes qui bien que ne relevant pas de la sphère

juridique, ont néanmoins une incidence majeure sur les relations

internationales. Nous entendons ici les normes dans leur sens commun, soit

une formule abstraite de ce qui doit être. En effet, un point de vue post­

structuraliste permet de prendre en compte l'effet normatif des concepts

théoriques mis de l'avant par les théories conventionnelles des Relations

Internationales, notamment celles qui décrivent des concepts « centraux» du

système international tel que l'anarchie ou l'équilibre des puissances. Ces

concepts théoriques, par leur popularité auprès des spécialistes des

Relations Internationales comme des décideurs, jouent un rôle important

dans la définition des possibilités d'action des États. Par exemple, il n'est pas

rare de voir un choix d'action de politique étrangère expliqué par la nécessité

de maintenir la position relative d'un État par rapport à un autre en termes de

puissance dans un système anarchique. Il semble que le développement

d'armes de destruction massive par l'Iran et la Corée du Nord relèvent de cet

irnpératif.

Les constructivistes proposent une interprétation très féconde du lien entre

les normes et le système international. Entre autres, selon Audie Klotz, qui

s'inspire fortement de la vision théorique d'Alexander Wendt (Klotz, 1995,

pp.13-35), bien loin d'être un épiphénomène du système des relations

internationales, les normes jouent au contraire un rôle central dans

Page 63: Les sanctions économiques canadiennes outil de

57

l'institution de l'identité des membres et dans la définition de leurs intérêts.

Elles encadrent les conceptions du possible et du concevable pour les

dirigeants des États.

Indissociabilité des normes et de la logique des sanctions

Or, les normes sont aussi au centre de tout épisode de sanctions.

Simplement, bien sûr, parce que les sanctions font partie intégrale du

système international que nous venons de décrire comme imprégné de

normes. Plus spécifiquement aussi, parce que les épisodes de sanctions - au

Canada comme partout ailleurs - comprennent toujours une argumentation

juridique élaborée visant d'une part à stigmatiser le comportement à réprimer

et d'autre part à légitimer l'action internationale contre celui-ci. Ainsi, au moins

sur le plan de la rhétorique, sinon celui des motivations, les normes sont

incontournables dans tout épisode de sanctions. Ariel Colomonos décrit cette

configuration arnbigüe de normes comme une inégalité fondamentale entre le

sanctionneur et le sanctionné : « [c]ette inégalité est à la fois normative et

symbolique, elle correspond à l'universalisme de celui qui édicte la norme

face à la déviance particulariste de celui qui est réprimandé» (Colomonos,

2001, p.14-15).

Audie Klotz, dans son étude des sanctions - auxquelles le Canada a participé

(l\Jossal, 1994, ch.5) - qui ont contribué à mettre fin à l'Apartheid en Afrique

du Sud (1995), souligne à gros traits les interrelations entre les normes

internationales et les sanctions économiques et diplomatiques. Sa

démonstration porte sur le fait que, dans le contexte de la Guerre froide, les

puissances occidentales n'avaient aucune raison compatible avec la logique

Page 64: Les sanctions économiques canadiennes outil de

58

« réaliste» de stigmatiser et marginaliser une importante puissance régionale

comme l'était alors l'Afrique du Sud. Selon Klotz, la campagne menée contre

le régime raciste ne s'expliquait qu'à travers la seule lorgnette de l'impact des

normes du Droit international sur la fibre morale des dirigeants des pays

émetteurs. Selon elle, les sanctions contre l'Afrique du Sud doivent leur

déclenchement à l'importance des normes.

L'aspect le plus novateur de l'analyse constructiviste de cet épisode de

sanctions est celle de leur effet. Klotz n'analyse ainsi pas la réussite des

sanctions diplomatiques, économiques et culturelles du point de vue d'un

rapport de force. Elle souligne d'ailleurs que si seul le rapport de force avait

compté, ces sanctions auraient probablement échoué. D'un point de vue

réaliste, exclure un pays des Jeux olympiques n'est pas à même d'infléchir un

rapport de puissance au point de le faire capituler. Or, de telles mesures, à la

fois hautement symboliques et bien réelles, ont plutôt eu l'heur d'attirer

l'attention et de dénoncer très clairement les violations de normes

fondamentales qui avaient cours en Afrique du Sud. Dans un tel contexte, ce

n'est pas la « force» des sanctions qui a joué le premier rôle, mais bien la

force des normes sur lesquelles les sanctions attiraient l'attention. Ce sont les

normes d'égalité entre les citoyens, de la protection contre la torture et

l'esclavage et de la dénonciation des formes les plus virulentes du racisme et

du colonialisme qui ont abattu l'Apartheid, avec l'aide et le soutien de la

communauté internationale qui a mis au ban le régime sud-africain. En effet,

la dénonciation des actions du gouvernement a amené ses dirigeants et la

portion de la population qui les soutenaient à reconsidérer leur identité et

leurs intérêts tant en politique intérieure qu'en politique étrangère, ce qui a

mené, au prix de douloureux repositionnements, à la fin du régime raciste

(Klotz, 1995)

Page 65: Les sanctions économiques canadiennes outil de

59

Comme nous l'avons vu, les sanctions jouent donc un rôle important dans

l'affirmation claire et incontournable des normes internationales dans les cas

de violation grave, tout comme ces normes permettent aux sanctions

d'atteindre leur but en légitimant leur imposition et amenant l'État fautif à

changer sa politique.

(Re)construction du système normatif

Maintien et modification du système normatif par les sanctions

Il serait simplificateur d'argumenter que seules les sanctions, qu'elles soient

pénales ou criminelles, contribuent au maintien des normes du Droit interne.

Des positivistes juridiques, comme John Austin (Austin, 1832, p.293),

présentaient toutefois ainsi l'efficacité de la loi, comme des

« commandements du souverain », soutenus par la menace de représailles

en cas de non-respect. Cette vision du Droit a depuis été réfutée par les

philosophes juridiques de toutes les tendances, y compris par les positivistes

du XXe siècle comme Hans Kelsen, mais reste encore présente aujourd'hui,

par exemple dans le débat autour de la peine de mort aux États-Unis. En

effet, on y présente la peine de mort comme étant nécessaire afin de

dissuader d'éventuels assassins. La menace de punition serait, dans cette

optique, nécessaire au maintien de la puissance de la norme. Une telle

analyse pourrait aussi être étendue à plusieurs cercles du droit pénal et

criminel, en utilisant la prison ou l'amende comme menace pour faire

appliquer le commandement qu'est la norme.

Page 66: Les sanctions économiques canadiennes outil de

60

Une extension de l'analyse post-structuraliste au domaine du Droit pourrait

aussi expliquer le maintien du système normatif par les sanctions. Or, elle le

ferait en soulignant l'aspect de la réification de la normalité qui est opérée

lorsque celui qui sanctionne, que ce soit un État ou un juge, décide que tel ou

tel comportement est néfaste et nécessite une récrimination. La normalité,

symbolisant l'ensemble des attitudes et comportements jugés positifs au

système du point de vue d'un des acteurs, est donc mise en forme et

défendue par l'arrangement complexe de ce qui déclenche ou non

l'imposition de sanctions, c'est-à-dire ce qui est punissable et vaut la peine

d'être puni. Il est de notre avis que c'est cette conception de la normalité, au

moins en partie différente pour chacun, qui est à la base des normes. Cette

constatation rappelle l'inégalité normative et symbolique entre l'émetteur et la

cible dont parlait Colomonos (2001, p.14-15) cité plus haut.

Sanctions autres qu'économiques en Droit international

Nous avons exclusivement fait état jusqu'ici des sanctions économiques en

relations internationales pour la simple raison qu'elles sont les plus visibles et

les plus souvent invoquées. Or, d'autres types de sanctions internationales,

qu'elles soient diplomatiques ou militaires, font aussi partie du processus de

construction normative internationale.

Les sanctions diplomatiques sont les sanctions qui n'impliquent ni le

commerce entre les États, ni l'utilisation ou la menace d'utilisation de la force

armée. Par définition, ces sanctions n'offrent pas d'opportunité

« d'endommager» le pays cible puisqu'elles n'ont pas d'effets tangibles

comme peuvent en avoir des sanctions économiques ou militaires. Elles

Page 67: Les sanctions économiques canadiennes outil de

61

peuvent prendre la forme de simples dénonciations, du retrait de personnel

diplomatique ou de la fin officielle de tous contacts entre les États. Ce type de

sanctions est relativement fréquent en relations internationales et sert tout

autant (sinon plus, en raison de leur fréquence) que les sanctions

économiques à définir ce qui est acceptable dans le système. Le Canada les

utilise largement par la mise en œuvre d'un activisme diplomatique dans

certains domaines (Nossal et al., 2007, p.1 01)

Un exemple bien connu de sanctions diplomatiques est la campagne de

boycott sportif de l'Afrique du Sud de l'Apartheid. L'Afrique du Sud s'est vue

exclue des Jeux olympiques de 1962 et interdite de participation aux ligues et

tournois de rugby et cricket internationaux. Cette mesure, en parallèle des

sanctions économiques, a mis en évidence le statut de paria de l'État sud­

africain au sein même de sa propre population et a ainsi contribué à la fin du

régime (Klotz, 1999).

À l'autre bout du spectre, les sanctions militaires constituent la forme la plus

visible d'intervention d'un État dans les affaires d'un autre État. Le rôle que

joue cette forme d'intervention dans le système international est très

important, ne serait-ce que par la menace du recours à la force. L'utilisation

de la force militaire pour contraindre un État à respecter une norme

internationale est une action tangible, décisive et non-équivoque, qui rend

cette forme d'intervention la préférée de certains théoriciens des sanctions

(Pape, 1997; 1998). Le chapitre VII de la Charte des Nations Unies encadre

cette forme d'intervention et la réserve théoriquement pour les cas d'absolue

nécessité, mais la structure même de l'organisation internationale ne permet

pas de contenir toute utilisation de la force dans les relations internationales,

Page 68: Les sanctions économiques canadiennes outil de

62

particulièrement quand elle est utilisée par un membre permanent du conseil

de sécurité ou un de leurs alliés.

Des normes à l'identité, de l'identité aux normes

L'analyse de l'action reclproque entre les normes internationales et le

phénomène des sanctions économiques permet de faire quelques constats

sur un débat important de la discipline des Relations Internationales, le débat

agent-structu re.

Le débat agent-structure à travers les théories

La différence d'importance relative de l'agent et de la structure dans la

détermination des événements internationaux est un point de divergence

important entre les théories des Relations Internationales.

Dans la perspective réaliste classique, celle entre autres de Morgenthau,

l'agent joue le premier rôle. En effet, le système international n'a pas de

substance propre, autre que d'être le « lieu» où se rencontrent les États.

Ceux-ci, par leurs choix et leurs actions, mettent en place un système,

l'anarchie, qui n'a pas de fondement ontologique autre que d'être le résultat

des choix et des actions des États. Cette perspective est renversée dans le

néoréalisme de Kenneth Waltz. En effet, chez Waltz et chez les néolibéraux

qui s'en sont inspiré, l'anarchie est le principe organisateur du système

international et en forme la structure. Les États, considérés comme des

unités indifférenciées, y évoluent mais n'ont pas de réelle emprise sur cette

structure. Cette vision de la structure dominant l'agent se retrouve aussi,

Page 69: Les sanctions économiques canadiennes outil de

63

quoique sous une forme différente, chez les marxistes. En effet, un point

commun des théories des relations internationales s'inspirant de Marx est

cette vision de l'architecture économique comme la structure principale aux

diktats de laquelle tous les acteurs doivent se plier. Or, ces visions de la

relation agent-structure, qualifiées de «matérialistes» ont comme point

commun la fixité et la supériorité d'un des éléments de l'équation sur l'autre.

Les approches découlant du constructivisme, notamment celle d'Alexander

Wendt, adoptent quant à elles une vision plus dynamique et plus idéaliste de

cette relation en statuant que les deux pôles s'influencent et se construisent

mutuellement dans une spirale sans fin (Wendt, 1987). Cette relation

dynamique de co-constitution en est une où chaque intervenant contribue par

ses actions à mettre en place une partie du système et où en retour ce

système définit les paramètres dans lesquels chaque intervenant peut agir.

Pourtant, malgré sa volonté d'adopter la via media dans le Troisième débat

(Wendt, 1999, pAO), Wendt met en place une ontologie essentiellement

positiviste qu'il qualifie de scientifique de façon à ne pas trop s'aliéner les

tenants des théories matérialistes. Une approche constructiviste critique

permettrait quant à elle de problématiser la construction de la signification

des rôles d'agent et de structure, sans s'arrêter seulement à une analyse de

l'action perçue de l'un sur l'autre.

Action réciproque à travers l'acte des sanctions

Comme nous l'avons déjà mentionné en ouverture de cet exposé, la relation

particulière qui s'installe entre l'émetteur, la cible et le système international

dans son ensemble lors d'un épisode de sanction permet d'analyser dans un

Page 70: Les sanctions économiques canadiennes outil de

64

contexte relativement contrôlé comment l'agent et la structure s'influencent et

se définissent en réaction les uns aux autre, en plus d'exposer par quels

moyens ces rôles sont définis. À notre connaissance, aucun auteur ne s'est

penché spécifiquement sur cette relation dans le contexte des sanctions.

Voyons premièrement la construction de l'identité de l'agent par la structure

des normes. Cette construction se fait à trois niveaux. La première et la plus

spécifique est reliée directement aux buts des sanctions, puisque les

sanctions ont comme premier objectif de faire appliquer des normes de

comportement international à des États récalcitrants. Ces normes et attentes

forment une structure qui impose des comportements aux États. Que ceux-ci

décident de les respecter ou de se rebeller contre elles, ces normes offrent

un terrain propice à la construction de l'identité de tous les États impliqués.

Le deuxième niveau de construction de l'identité des agents par la structure à

travers les sanctions est la mise en application de normes constitutives. Ces

normes influencent les attentes envers les comportements que des États

devraient adopter dans des circonstances données. Au-delà du

comportement directement visé par les sanctions, ce niveau contribue à la

construction et à la normalisation de tous les comportements adoptés par les

États autour d'un épisode de sanctions, sanctionneurs, sanctionnés et

spectateurs compris. Il s'agit ici des normes de comportements diplomatiques

qui pourraient s'apparenter à ce que les juristes internationaux appellent la

coutume.

Le troisième et dernier niveau de construction de l'identité des agents par la

structure se situe au plan du fondement de l'identité. Les sanctions

contribuent à la construction symbolique et discursive de la frontière, c'est-à­

Page 71: Les sanctions économiques canadiennes outil de

65

dire de la ligne de séparation entre l'identité et l'altérité, à travers

l'extériorisation des traits négatifs associés à l'altérité et l'intériorisation des

traits positifs associés à l'identité.

Cette structure de normes est elle-même construite et reconstruite par les

agents au cours d'un épisode de sanctions, tant de façon directe qu'indirecte.

Les États participent bien entendu directement à la production du droit

international par leurs interventions dans les organisations internationales,

par la signature de traités et par l'application de règles coutumières du Droit

international. Cette forme conventionnelle de construction des normes par les

agents représente la source principale du système de normes qu'est le Droit

international. Les épisodes de sanctions participent à la consolidation de ces

normes en leur trouvant un champ d'affirmation et d'application. Les

sanctions réifient le Droit international d'une façon non équivoque.

Or, d'autres normes non moins importantes se voient aussi construites et

reconstruites par des voies moins officielles au cours d'un épisode de

sanctions. En effet, le comportement des États impliqués crée des attentes

qui, sans avoir le statut juridique qui permettrait à une cour internationale de

les faire appliquer comme ce pourrait être le cas avec les normes du Droit

international, contribuent à modeler l'environnement dans lequel les États

évoluent et développent leurs identités. Les États, dans un épisode de

sanctions, construisent et définissent leur environnement par leurs discours,

leurs attitudes et leurs affiliations.

Page 72: Les sanctions économiques canadiennes outil de

Conclusion

Les sanctions économiques imposées par le Canada sont, en général, peu

efficaces. Elles ne permettent qu'exceptionnellement d'atteindre les objectifs

de politique étrangère que le gouvernement se fixe lorsqu'il les impose.

Malgré cette inefficacité, les sanctions économiques sont un outil de politique

étrangère populaire auprès de la population civile qui les réclame en réponse

à des violations du Droit international. Les sanctions canadiennes répondent

à un besoin d'action du gouvernement sur le système international. Sous cet

angle, les sanctions constituent donc, tel que les définit Nossal, une danse de

la pluie.

Nous avons avancé l'hypothèse que l'explication de Nossal est incomplète.

En effet, les sanctions sont populaires et sont utilisées par le gouvernement

canadien parce qu'elles participent aussi à la construction de l'identité

internationale et interne du Canada. En parallèle, les sanctions constituent

aussi une prise par laquelle le Canada peut influencer et modeler le système

normatif international de façon à ce que ce dernier soit plus favorable au

Canada. En cela, les sanctions participent à la construction de l'État et à la

réification du système international.

La considération de ces éléments nécessite un cadre d'analyse théorique

post-positiviste et une ontologie idéaliste, afin de prendre en compte les

éléments qui tombent à l'extérieur du cadre ontologique des théories

traditionnelles. De même, une approche féministe, qui met sur un pied

d'égalité les sphères publiques et privées, permet une compréhension plus

complète des impacts des sanctions et permet ainsi de mieux en évaluer

l'efficacité et l'innocuité. Une fois tous les éléments assemblés, l'étude des

Page 73: Les sanctions économiques canadiennes outil de

67

sanctions sous cet angle permet aussi d'apporter un éclairage intéressant sur

la relation de co-constitution de l'agent et de la structure.

Il est de notre avis que l'utilisation de ce nouveau cadre d'analyse des

sanctions et de leurs buts pourrait permettre de développer une nouvelle

doctrine d'intervention par le gouvernement canadien. Celui-ci, conscient des

limites et des dangers de l'outil, de même que des raisons qui poussent la

population à réclamer leur utilisation, serait mieux à même de choisir le

contexte dans lequel les sanctions devraient être utilisées.

Page 74: Les sanctions économiques canadiennes outil de

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