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Edmond Lévy Les trois traités entre Sparte et le Roi In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 107, livraison 1, 1983. pp. 221-241. Résumé Pour Thucydide, les trois traités conclus entre Sparte et la Perse en 412-411 sont de plus en plus favorables aux Grecs. En fait, le Roi renonce sans doute à affirmer ses droits sur le territoire et les cités possédés par ses ancêtres. Mais, sur la question des tributs, les traités lui sont de plus en plus favorables : le premier veut empêcher les Athéniens d'en lever, le second interdit aux Spartiates de le faire et le troisième laisse toute latitude au Roi d'agir comme il l'entend, donc d'en lever. D'autre part, la suppression des πόλεις dans l'expression χώρα και πόλεις rend le troisième traité ambigu et prépare tous les conflits d'après- guerre. περίληψη Ο τρες συνθκες το 412-411 μεταξύ Σπάρτης καί Περσίας εναι, πως πιστεύει ό Θουκυδίδης, λο καί πιό ενοϊκές γιά τους λληνες. Στήν πράξη ό Βασιλεύς παραιτεται πό τήν πικύρωση τν δικαιωμάτων του πάνω στά δάφη καί τίς πολιτεες πού κατεχαν ο πρόγονο του. 'Αλλά σέ σχέση μέ τούς φόρους, ο συνθκες εναι, γι' ατόν συνεχς ενοϊκότερες : μέ τήν πρώτη πιχειρεται νά παγορευθε στούς 'Αθηναίους εσπραξη, μέ τή δεύτερη παγορεύεται στούς Σπαρτιτες, καί τρίτη φήνει πλήρη λευθερία κινήσεων στό Βασιλέα, δηλαδή νά εσπράττει. Έξ λλου πάλειψη τς λέξης πόλεις πό τήν διατύπωση « χώρα καί πόλεις » καθίστ τή τρίτη συνθήκη διφορούμενη καί προετοιμάζει λες τίς μεταπολεμικές συγκρούσεις. Citer ce document / Cite this document : Lévy Edmond. Les trois traités entre Sparte et le Roi. In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 107, livraison 1, 1983. pp. 221-241. doi : 10.3406/bch.1983.1884 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bch_0007-4217_1983_num_107_1_1884

Les trois traités entre Sparte et le Roi

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Edmond Lévy

Les trois traités entre Sparte et le RoiIn: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 107, livraison 1, 1983. pp. 221-241.

RésuméPour Thucydide, les trois traités conclus entre Sparte et la Perse en 412-411 sont de plus en plus favorables aux Grecs. En fait,le Roi renonce sans doute à affirmer ses droits sur le territoire et les cités possédés par ses ancêtres. Mais, sur la question destributs, les traités lui sont de plus en plus favorables : le premier veut empêcher les Athéniens d'en lever, le second interdit auxSpartiates de le faire et le troisième laisse toute latitude au Roi d'agir comme il l'entend, donc d'en lever. D'autre part, lasuppression des πόλεις dans l'expression χώρα και πόλεις rend le troisième traité ambigu et prépare tous les conflits d'après-guerre.

περίληψηΟ τρες συνθκες το 412-411 μεταξύ Σπάρτης καί Περσίας εναι, πως πιστεύει ό Θουκυδίδης, λο καί πιό ενοϊκές γιά τους λληνες.Στήν πράξη ό Βασιλεύς παραιτεται πό τήν πικύρωση τν δικαιωμάτων του πάνω στά δάφη καί τίς πολιτεες πού κατεχαν οπρόγονο του. 'Αλλά σέ σχέση μέ τούς φόρους, ο συνθκες εναι, γι' ατόν συνεχς ενοϊκότερες : μέ τήν πρώτη πιχειρεται νάπαγορευθε στούς 'Αθηναίους εσπραξη, μέ τή δεύτερη παγορεύεται στούς Σπαρτιτες, καί τρίτη φήνει πλήρη λευθερία κινήσεωνστό Βασιλέα, δηλαδή νά εσπράττει. Έξ λλου πάλειψη τς λέξης πόλεις πό τήν διατύπωση « χώρα καί πόλεις » καθίστ τή τρίτησυνθήκη διφορούμενη καί προετοιμάζει λες τίς μεταπολεμικές συγκρούσεις.

Citer ce document / Cite this document :

Lévy Edmond. Les trois traités entre Sparte et le Roi. In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 107, livraison 1, 1983.pp. 221-241.

doi : 10.3406/bch.1983.1884

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bch_0007-4217_1983_num_107_1_1884

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LES TROIS TRAITÉS ENTRE SPARTE ET LE ROI

Les trois accords successifs qu'en 412-411 ont conclus la coalition anti-athénienne dirigée par Sparte et les autorités perses nous ont été conservés seulement par Thucydide1, que Justin2 se contente de résumer très brièvement.

Thucydide est très estimé, voire surestimé3 par les historiens modernes, à cause à la fois de sa méthode rigoureuse et de la nécessité, pour beaucoup de faits, de se fonder uniquement sur lui. Encore que l'épigraphie n'ait pas toujours confirmé ses précisions4 et ait parfois révélé des omissions surprenantes5, qui interdisent de raisonner ex silentio6, on ne met guère en doute la véracité de Thucydide, au moins lorsqu'il se contente de rapporter des faits. Cependant, s'il se déclare soucieux d'exactitude historique7, il ne tient pas particulièrement à reproduire des documents

(1) Thuc. VIII, 18, 37 et 58, reproduits et traduits infra p. 238-241 ; sauf indication contraire, toutes les citations de Thucydide proviennent du livre VIII. Voir sur ces textes H. Bengtson, Die Staalsvertràge des Alter- tums II (1962), 200-202, avec la bibliographie p. 143, où Ton relèvera notamment A. Kirchhoff, Thukydides und sein Urkundenmalerial (1895), p. 128-152, U. v. Wilamowitz-Mollendorf, «Thukydides VIII », Hermes 43 (1908), p. 578-618, G. de Sanctis, « Postule tucididee », RAL 6 (1930), p. 299-341, repris dans Storia délia storiografia greca (1951), p. 84-96, cité dans cette dernière pagination, G. Meyer, Die Urkunden im Geschichtes- werk des Thukydides (1955), p. 66-92; on ajoutera D. M. Lewis, Sparta and Persia (1977), p. 83-118 et A. W. Gomme, A. Andrewes et K. J. Dover, A Historical commentary on Thucydides V (1981), ad loc. cité Andrewes.

(2) Justin V, 1,7: Dareus quoque, rex Persarum, memor paterni avitique in liane urbem {se. Athenas) odii, facta cum Lacedemoniis per Tissaphernem, praefectum Lydiae, societate, omnem sumptum belli pollicetur.

(3) Cf. le titre suggestif de l'article de N. Loraux, « Thucydide n'est pas un collègue », Quaderni di storia 12 (1980), p. 56-81.

(4) Cf. pour les 460 talents du tribut initial, évoqués en I, 96, 2, B. D. Meritt, H. T. Wade-Gery et M. F. Me Gregor, The Athenian Tribute Lists (cité ATL) III, 234-243, A. W. Gomme, Hist, comment. I, p. 273- 279, M. Chambers, « Four hundred sixty talents », CPh 53 (1958), p. 26-32, S. K. Eddy, « Four hundred sixty talents once more », CPh 63 (1968), p. 184-195, et R. Meiggs, The Athenian Empire (1972), p. 62-66.

(5) Ainsi les révoltes des cités ioniennes dans les années 50, cf. ATL II, 80, III, 21, 22, 151, n. 10, 202, 252-258, 264, 266, 267, 298, et R. Meiggs et D. Lewis, A Selection of Greek historical inscriptions to the end of the fifth century B.C. (1969), 40.

(6) Par exemple à propos de la « paix de Callias ». Sur les omissions dans la Pentékontaétie, cf. Gomme, Hist, comment. I, p. 365-370.

(7) Cf. ses proclamations de principe en I, 22. Cependant, même si l'on néglige son hostilité personnelle à un Cléon, son interprétation des faits a parfois paru discutable, d'où la polémique sur la popularité de l'empire athénien, cf. E. Lévy, Athènes devant la défaite de 404 (1976), p. 73-74, avec la bibliographie, à laquelle on ajoutera S. Morch, « Popularité ou impopularité d'Athènes chez Thucydide », C & M 31 (1976), p. 49-71,

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originaux8, qu'il préfère le plus souvent utiliser en les résumant. S'il entend ici donner le texte exact9, sinon complet10, des accords, alors qu'il avait tout loisir de les résumer, c'est qu'il a eu accès à des sources plus précises que la simple tradition orale.

Puisqu'il était exilé depuis 424, il a eu dès cette époque la possibilité d'entrer en contact avec des informateurs étrangers. Mais qui a pu posséder et lui communiquer le texte exact des accords ? Certains ont supposé que Thucydide avait eu accès aux archives d'Alcibiade11. Si l'historien insiste sur le rôle et le point de vue d'Alcibiade à cette époque12, il serait néanmoins imprudent de se montrer trop afïîrmatif. Cependant, même si Ton ne retient pas cette hypothèse, rien n'interdit de supposer qu'on a érigé une stèle, au moins du troisième accord13, et que des cités ioniennes, particulièrement intéressées, comme Milet, ont conservé une copie, complète ou partielle, des accords. Sans doute, en dehors de quelques ionismes, à vrai dire contestables14, qu'on a cru trouver dans le premier accord, les textes sont en attique, mais Thucydide a pu transcrire15 une version ionienne (ou Spartiate).

Thucydide avait donc chance d'être bien informé sur ces textes, qu'il considérait comme authentiques. On ne doit pas pour autant adopter nécessairement son interprétation et admettre comme lui, ou son informateur, que ces accords soient de plus en plus favorables aux Péloponnésiens.

Les trois textes reprenant pour une large part les mêmes clauses, on les étudiera parallèlement, en précisant les conditions matérielles des accords et en distinguant le

et H. D. Westlake, «The commons at Mytilene », Historia 25 (1976), p. 429-440. Mais, en fait, c'est en se fondant sur l'honnêteté du « reporter » qu'on entend corriger les erreurs de Γ« éditorialiste ». Voir aussi sur les rapports entre l'historiographie antique et le journalisme, P. Veyne, « Entre le mythe et l'histoire ou les impuissances de la raison grecque », Diogène 113 (1981), p. 3-33, notamment p. 5-11.

(8) On n'en trouve guère qu'aux livres V et VIII, qui paraissent moins élaborés que le reste de l'œuvre, cf. J. de Romilly, Thucydide, livres IV-V, p. ix*-x* et R. Weil, Thucydide, livre VIII, p. xi-xn, ainsi que « Lire dans Thucydide » Mél. Claire Préaux (1975), p. 162-168. Mais Thucydide n'a reproduit ni le texte de la paix de 457 ni le décret de Mégare, que tout le monde pouvait consulter.

(9) C'est ce que suggèrent les démonstratifs : ή πρδς βασιλέα ξυμμαχία Λακεδοαμονίοις . · . έγένετο ήδε, 17, 4, qui paraphrase la première phrase de l'accord lui-même : ΈπΙ τοϊσδε ξυμμαχίαν έποιήσαντο ..., 18, 1, et qui est repris en 19, 1 par Ή μέν ξυμμαχία αύτη έγένετο ; de même, en 36, 2, άλλας [se. ξυνθήκας) . . . έποίουν * καί είσιν αΐδε, et en 57, 2, σπονδας τρίτας τάσδε σπένδεται. Ces démonstratifs étaient déjà employés pour la reproduction textuelle de traités en V, 17, 2 ; 20, 1 ; 22, 3 ; 24, 2 ; 78 ou 80, 1, alors que pour marquer l'imprécision des passages, notamment des discours, récrits ou résumés, Thucydide emploie toujours τοιάδε ou τοιαύτα.

(10) Cf. infra p. 225. (11) C'est la thèse soutenue par A. Kirchhoff, p. 128-152, notamment p. 142-150, et par G. de Sanctis,

p. 84-96. (12) Soit du côté Spartiate, en 6, 3 ; 11,3; 12 ; 14 ; 17, soit auprès de Tissapherne, en 45 ; 46 ; 47-38, 1 ;

52-54 et 56. (13) Le seul qui semble avoir été ratifié, cf. infra p. 227. (14) Lewis, p. 95, n. 57, rejette les deux exemples relevés par Klaffenbach, apud Bengtson, et déjà par

Wilamowitz, p. 601, n. 1 : έΌτων n'est qu'une correction de ΓΙστωσαν des manuscrits, forme attestée dans des manuscrits d'Euripide et de Platon ; quant à l'emploi de φοιτάω pour les tributs, s'il est attesté chez Hérodote, il l'est aussi chez Lysias.

(15) Kirchhoff, p. 143, conteste cette possibilité en se fondant sur les deux textes en dorien du livre V, mais, en dehors du caractère exceptionnel de ces deux courts passages, Wilamowitz, p. 601, suivi par Bengtson, a pu rappeler qu'à la fin du Ve siècle l'ionien ne se distinguait plus guère de l'attique d'un Thucydide et Lewis, p. 95, n. 57, que « Tissapherne devait certainement avoir à sa disposition des secrétaires capables de rédiger des documents diplomatiques grecs ; nous ne pouvons connaître leurs habitudes linguistiques ».

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problème juridique (reconnaissance des droits du Roi) des questions concrètes (guerre commune contre Athènes).

I. Les accords

Situation : Le premier texte date de Y été 4Γ216. Alcibiade et Chalcideus, qui ont débarqué à Chios avec cinq navires, ont suscité la défection de Chios, d'Érythrées et de Clazomènes ; renforcés par la flotte de Chios, ils ont obtenu le ralliement de Téos et, grâce en partie aux relations d'Alcibiade, ils viennent de susciter la défection de Milet, où ils sont cependant bloqués par la flotte athénienne17. Tissapherne, qui a insisté pour obtenir l'envoi d'une expédition péloponnésienne, qu'il s'engageait à entretenir18, a aidé à la défection de Téos19. Comme Alcibiade et Chalcideus souhaitent obtenir le plus de résultats possibles avant l'arrivée du gros des forces péloponné- siennes20, le moment se prête à la conclusion d'un accord.

Le deuxième texte date de Yhiver suivant21. Astyochos vient d'arriver à Milet pour prendre le commandement de la flotte, que doit lui remettre Thériménès22. D'après Thucydide la situation est florissante; la solde est bien payée, on a fait un butin considérable à Iasos et les Milésiens contribuent à l'effort de guerre23. Aussi

(16) Sur la date précise des accords voir infra n. 36. Hiver et été désignent les deux saisons distinguées par Thucydide ; pour Gomme, Hist, comment. Ill, p. 699-715, Y été dure huit mois, soit, en gros, du début mars au début novembre, mais voir infra n. 41, où il apparaît que Yhiver peut ne s'achever qu'au mois d'avril. Hérodote I, 77 suggérait déjà un hiver de quatre mois.

(17) Thuc, 12, 3; 14; 16 et 17. (18) Thuc, 5, 4-5, où Tissapherne ύπισχνεϊτο τροφήν παρέξειν, cf. 29, 1, où Tissapherne μηνδς μεν

τροφήν, ώσπερ υπέστη έν τη Λακεδαίμονι, ες δραχμήν Άττικήν έκάστω πάσοας τους ναυσί διέδωκε mais pour l'avenir entend se limiter à trois oboles en attendant une décision du Roi ; le passage, qui a été longuement étudié par L. Pernée, « Des subsides à taux fixe ou/et à la proportionnelle. Thucydide VIII, 29 », RPh, 54 (1980), p. 114-121, incite à penser que la somme d'une drachme — ou une somme correspondant à une solde d'une drachme pendant un mois — figurait dans les promesses initiales de Tissapherne ; ες me semble marquer ici un maximum, mais un maximum atteint : Tissapherne est allé jusqu'à verser une drachme à chacun.

(19) Thuc, 16, 3, où des troupes barbares aident les gens de Téos à abattre leur rempart, et 20, 2, où Tissapherne lui-même vient achever cette destruction.

(20) Cf. Thuc, 17, 2, où, à propos du ralliement de Milet, la chose est dite explicitement. (21) La fin de Y été est évoquée en 25, 1, et Yhiver en 29, 1 ; 30, 1 ; 35, 1. (22) Thuc, 36, 1 : Άστυόχου ήκοντος ες τήν Μίλητον επί τδ ναυτικόν ; sur cette mission, cf. 20, 1 ; 26, 1 ;

29, 2 ; 33, 1 . Môme si, en 36, 2, on adoptait comme la plupart des éditeurs la leçon plus récente et moins attestée : &τι Θηραμένους παρόντος — mais la place d'en surprend et pourquoi ne pas conserver επί en considérant παρόντος comme la glose d'un commentateur gêné par la présence conjointe des deux chefs ? — , même dans ce cas il est clair que pour Thucydide la passation des pouvoirs ne s'est pas encore effectuée, cf. 38, 1 : Μετά δέ ταύτας τας ξυνθήκας Θηριμένης μέν παραδούς Άστυόχω τας ναΰς αποπλέων έν κέλητι αφανίζεται, où il serait singulièrement maladroit de faire porter l'indication temporelle sur αποπλέων et αφανίζεται sans la faire porter sur παραδούς et où la suite de la phrase, avec ήδη διαβεβηκότες en 38, 2, montre que, si l'auteur l'avait voulu, il aurait très bien pu marquer une antériorité par rapport aux accords ; cf. aussi 43, 3 et 52, où est évoqué le traité (σπονδαί) de Thériménès. Si l'on accepte les indications de Thucydide, il faut supposer qu'Astyochos a préféré laisser Thérimès conclure l'accord déjà négocié, sans engager sa propre responsabilité, peut-être parce que de tels accords suscitaient des réserves de la part des autorités Spartiates. Mais on ne suivra pas Wilamowitz, p. 598, quand il suggère qu'Astyochos a voulu après coup rejeter le blâme sur le défunt Thériménès, car le texte complet des accords devait bien comporter le nom des contractants.

(23) Thuc, 28, 3-4 et 36, 1.

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les Péloponnésiens veulent-ils améliorer l'accord24. Bien que l'historien — ou sa source, sans doute favorable à Alcibiade et Chalcideus — ne le précise pas, il est vraisemblable que les autorités Spartiates avaient émis des objections et adressé des instructions. Cependant, si, contrairement à Thucydide, on se place au point de vue perse, Tissapherne apparaît comme moins demandeur que l'année précédente, car il a déjà réussi à accomplir une de ses deux missions25, à savoir la capture d'Amorgès26.

Le troisième accord est conclu vers la fin du même hiver27, c'est-à-dire au cours du printemps 411. La commission extraordinaire de onze ξύμβουλοι envoyée par Sparte28 a refusé d'appliquer (χρήσεσθαι) la convention et rompu avec Tissapherne29; les Péloponnésiens, qui ont obtenu le ralliement de Rhodes, restent 80 jours sans rien entreprendre30, tandis que Alcibiade intrigue tant auprès de Tissapherne qu'auprès des Athéniens31. Cependant, les négociations avec les Athéniens ayant échoué32, Tissapherne est allé à Caunos renouer avec les Spartiates. D'après Thucydide, il craint que, faute de ressources, ceux-ci ne soient vaincus ou ne perdent leurs équipages sans que les Athéniens lui soient redevables en rien. « En outre il redoutait surtout de voir les Péloponnésiens piller le Continent ». C'est pour ces raisons qu'il est prêt à « conclure d'autres conventions, celles qu'il pourrait »33. Cependant, si la deuxième raison invoquée est d'autant plus importante que Tissapherne a son oikos en Carie34, la première raison ne saurait le transformer en demandeur, car la défaite éventuelle des Péloponnésiens serait évidemment plus grave pour eux que pour lui. D'autre part les négociations avec les Athéniens ont montré qu'ils étaient prêts à aller très loin pour obtenir son alliance35, il serait étonnant qu'il demandât beaucoup moins aux Spartiates.

L'étude de la situation ne paraît donc guère justifier l'idée que les accords sont de plus en plus favorables aux Grecs.

Ils sont en tout cas de plus en plus précis36, notamment dans leur intitulé.

(24) Thuc, 36, 2. (25) Thuc, 5, 5, où, en plus du recouvrement des tributs, le Roi lui a enjoint (προσέταξε) de « ramener

vivant ou de tuer » Amorgès. (2b") Thuc, 28, 3, où les Péloponnésiens, qui ont pris Amorgès vivant, le livrent à Tissapherne άπαγαγεϊν,

εί βούλεται, βασιλεΐ, ώσπερ αύτω προσέταξε, ce qui fait très précisément écho à 5, 5 ; l'importance de cette prise n'échappe pas aux Athéniens, d'où les accusations portées contre Phrynichos en 54, 3 à propos de son attitude évoquée en 27.

(27) Cf. en 60, dans le passage qui suit immédiatement, τελευτώντος ήδη του χειμώνος ; sur la date précise voir infra n. 41.

(28) Thuc, 39, 1-2, où ces conseillers, parmi lesquels se distingue déjà Lichas, ont même le pouvoir de destituer Astyochos, et 41, 1, où Astyochos escorte ces Lacédémoniens, ot ήκον κατάσκοποι αύτοϋ.

(29) Thuc, 43, 2-4. (30) Thuc, 44. (31) Thuc, 45-54 et 56. (32) Thuc, 56. (33) Thuc, 57, 1 ; l'ensemble de ces raisons est repris en 57, 2 par πάντων ούν τούτων λογισμω. (34) Cf. Xénophon, Hell. Ill, 2, 12 : les Ioniens déclarent aux Lacédémoniens que Tissapherne leur

laisserait Vautonomie û . . . κακώς πάσχοι Καρία, ένθαπερ ό Τισσαφέρνους οίκος, et III, 4, 12 : Tissapherne croit qu'irrité contre lui, Agésilas va marcher έπί τον αύτοϋ οίκον εις Καρίαν ; cf. aussi Lewis, p. 83, où l'on corrigera la référence erronée à Xénophon.

(35) Thuc, 56, 4, où les Athéniens avaient accepté de donner au Roi toute l'Ionie et les îles avoisinantes. (36) Ce que suggère déjà leur longueur : 3, 5 et 7 phrases.

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La date37 et le lieu38 ne sont précisés que dans le troisième texte. Les deux premiers apparaissent ainsi comme incomplets : Thucydide ne reproduit que la partie importante. Ils ont peut-être aussi un aspect moins solennel que le troisième.

Mais, même celui-ci ne présente de clauses ni de ratification (serments) ni de publications (stèles) et ne saurait donc être considéré comme complet39. La date perse pourrait avoir été placée en tête par souci du protocole40; la 13e année du règne de Darius commencerait le 29 mars 411, ce qui fournit un terminus post quern; quant à l'éphore Alexippidas il est sans doute entré en fonction vers septembre 41241.

Bien que les négociations aient commencé à Gaunos, le troisième accord est conclu « dans la plaine du Méandre ». Le lieu peut surprendre dans la mesure où à ce moment, comme lors des deux premières conventions, les Spartiates sont à Milet et non en rase campagne. Cependant le lieu indiqué se trouve, plus que la cité même de Milet, sous le contrôle de Tissapherne et convient bien, sinon aux négociations, au moins aux cérémonies (sacrifices et serments) du traité42.

(37) Pour dater le premier texte il faut apprécier le temps qui s'est écoulé depuis les jeux isthmiques de 412, soit, comme l'a montré G. F. Unger, « Die Isthmien und die Hyakinthien », Philologue 37 (1877), p. 1-42, le début du printemps et, plus précisément, le début d'avril. Immédiatement après cette fête les Péloponnésiens sont battus à Speiraon, Thuc, 10-11, mais Alcibiade et Chalcideus ne font que précipiter leur départ et leur traversée pour arriver à Chios avant la nouvelle de la défaite, Thuc, 12 et 14, 2 ; ils obtiennent immédiatement le ralliement de Chios, Érythrées et Clazomènes, 14, 2-3 ; informés de la défection de Chios, les Athéniens ont envoyé une petite flotte, 15, 1, qui est allée à Samos, puis à Téos, avant de battre en retraite vers Samos, 16, 1-2 ; après avoir pousuivi les Athéniens, Chalcideus et Alcibiade ont remplacé leurs équipages par des gens de Chios et sont allés provoquer la défection de Milet, 17, 1. Vu la hâte d'Alcibiade il est possible que l'ensemble de ces actions aient duré moins d'un mois ; elles ne peuvent guère avoir duré beaucoup plus ; aussi est-il raisonnable de dater le premier traité de mai 412.

Le deuxième traité, qui date de Vhiver 412-411, cf. 36, 1 rapproché de 35, 1, est nettement antérieur au solstice d'hiver 412, puisque Astyochos ne prend son commandement qu'après la conclusion de l'accord, cf. supra n. 22, que les gens de Chios ont eu le temps d'envoyer plusieurs (cf. l'imparfait &πεμπον) demandes de secours à Astyochos à Milet, que devant sa carence Pédaritos l'a dénoncé à Sparte, 38, 4, et qu'au moment où partent les ξύμβουλοι, à l'époque du solstice, Astyochos est de ce fait tenu pour suspect à Sparte, 39, 2.

(38) Les deux premiers traités semblent avoir été négociés à Milet, cf. 17, 1. où Chalcideus et Alcibiade se trouvent à Milet, dont ils viennent d'obtenir le ralliement, et 36, où Astyochos et Thériménès se trouvent à Milet avec la flotte péloponnésienne. Mais, si le troisième accord paraissait aussi négocié à Milet, puisque Tissapherne a ramené les Péloponnésiens à Milet pour conclure un accord avec eux, cf. 57 — qui, malgré Wilamowitz, p. 596-597, et Andrewes, ad 58, 1, n'implique nullement que l'accord ait été conclu à Caunos — , il est en fait conclu « dans la plaine du Méandre », cf. infra η. 42 ; il n'est donc aucunement exclu qu'il en aille de même pour les deux premiers accords.

(39) Wilamowitz, p. 597, a fait aussi remarquer, à juste titre, que ce troisième traité devait bien comporter une clause sur les obligations de Pharnabaze.

(40) II faudrait d'autres traités pour pouvoir l'assurer. Notons toutefois que dans les trois conventions ce sont toujours les Lacédémoniens et leurs alliés qui concluent un accord avec les Perses et non l'inverse.

(41) Sur la date perse, voir A. Andrewes, Historia 10 (1961), p. 2, n. 4, qui se réfère à A. R. Parker et W. H. Dubberstein, Babylonian Chronology3 (1956), p. 18 et 33, et, sur la date d'entrée en fonction des éphores, qu'on s'accorde à placer vers le mois de septembre, soit à la première nouvelle lune après l'équinoxe, soit à la première (ou à la seconde) nouvelle lune avant l'équinoxe, voir G. Busolt et H. Swoboda, Griechische Staats- kunde (1926), p. 686, n. 5, et Gomme, revu par Andrewes, ad Thuc. V, 36, 1. De toute façon la commission avait quitté le Péloponnèse, 39, 1, vers le solstice d'hiver 412 ; elle a fait un détour par la Crète, 39, 3, avant d'arriver à Cnide, 42, 2, où elle a discuté avec Tissapherne ; puis, après le ralliement de Rhodes, les Spartiates restent 80 jours sans rien faire, 44 ; enfin, Tissapherne vient les chercher à Caunos pour les ramener à Milet et conclure un nouvel accord, 57 ; si l'on considère en outre qu'il a bien fallu négocier avant de conclure, il paraît difficile que le traité soit antérieur à avril 411. Il ne saurait d'ailleurs être postérieur à cette date, car immédiatement après le traité est évoquée la fin de la mauvaise saison : τελευτώντος ήδη τοϋ χειμώνος, 60, 1.

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226 EDMOND LÉVY [BCH 107

Les contractants sont précisés dans chacun de ces accords bilatéraux43. « Les Lacédémonîens et leurs alliés » sont toujours mentionnés en premier. Le terme Lacédémoniens désigne l'État formé par les Spartiates et les Périèques, mais alliés n'est pas clair. Ordinairement les Lacédémoniens et leurs alliés désigne la Ligue du Péloponnèse et les Spartiates paraissent distinguer nettement entre la Ligue du Péloponnèse et leurs autres alliés : au début de la guerre ils ont envoyé un message « dans le Péloponnèse et à leurs alliés extérieurs (au Péloponnèse) » pour les inviter à préparer une expédition44; et, dans l'expédition que Thériménès vient de conduire en Ionie, navires péloponnésiens et navires siciliens constituent deux flottes distinctes45. Or, à propos de nos textes, Thucydide évoque à plusieurs reprises les Péloponnésiensie. Mais les alliés non Péloponnésiens jouent un rôle important dans l'expédition, puisque, en dehors des Ioniens47 (notamment la flotte de Chios), on y trouve des Siciliens de Sélinonte et surtout de Syracuse et qu'Hermocrate entend même parler « pour l'ensemble des forces alliées »48. Aussi serait-il étonnant qu'ils ne soient pas inclus dans l'accord et, si c'était le cas, on ne voit pas comment Tissapherne accepterait de les entretenir.

De toute façon on peut se demander dans quelle mesure Ghalcideus ou Thériménès, qui ne sont pas navarques49 et n'exercent qu'un commandement précaire, sont à même d'engager* les Lacédémoniens et leurs alliés »50. Un chef d'expédition est sans doute habilité à conclure toute alliance tactique utile à l'accomplissement de sa mission51 et la chose semble d'autant plus normale que Tissapherne a promis d'entretenir l'expédition et que les éphores paraissent désireux d'obtenir l'alliance du Roi52. Mais, de là à engager à long terme toute la politique de la coalition, il y a un pas que

(42) II n'est pas impossible non plus que Tissapherne ait résidé dans la région, mais on ne suivra pas KirchhofT, p. 139, qui, sans fournir la moindre justification, suppose que « dans la plaine du Méandre » signifie ici « à Magnésie ou dans le voisinage de cette ville ».

(43) Les Lacédémoniens et leurs alliés constituent une des deux parties, cf. notamment άμφοτέροις, 18, 2, et αμφότερους, 37, 3.

(44) Thuc, II, 10, 1 : περιήγγελλον κατά την Πελοπόννησον και τήν έ"ξω ξυμμαχίδα. (45) Cf. Thuc, 26, 1, où les 20 navires de Syracuse et les 2 de Sélinonte sont, aux côtés des 33 navires

péloponnésiens, confiés à Thériménès, qui doit remettre les deux flottes (ξυναμφότεραι) à Astyochos. (46) Thuc, 36, 2, où les Péloponnésiens critiquent le premier accord et concluent le second, et 57, 1-2, où

Tissapherne fait revenir les Péloponnésiens et conclut avec eux le troisième accord. (47) Les Lacédémoniens se sont officiellement alliés à Chios et à Érythrées, 6, 4, et Chios, par exemple,

fournit 20 navires en 17, 1, et 10 autres en 19, 1 ; en 31, 1, on mentionne séparément les 10 navires péloponné* siens et les 10 de Chios ; cf. aussi 22, 1, où l'on distingue nettement les Péloponnésiens présents et les alliés locaux (αύτόθεν).

(48) Cf. Thuc, 26, 1, résumé supra n. 45 ; 29, 2 et 45, 3, où le stratège syracusain Hermocrato est le seul à s'opposer à Tissapherne υπέρ τοϋ παντός ξυμμαχικοϋ, mais chez Thucydide le terme ξυμμαχικόν, cf. III, 107, 2, IV, 77, 2 et 105, 1, paraît correspondre plus à un regroupement occasionnel de forces alliées qu'à une alliance « organique ».

(49) Cf., pour Chalcideus, 6, 5, où il apparaît que le navarque en titre était Mélanchridas, et, pour Thériménès, 20, 1 ; 23, 1 ; 24, 6 ; 26, 1, où est mentionné le nouveau navarque Astyochos, et 29, 2, où il est rappelé expressément que Thériménès n'était pas navarque.

(50) On notera qu'avant d'intervenir en Ionie les Lacédémoniens avaient consulté leurs alliés à Corinthe, 8, 2-4.

(51) Cf. les pouvoirs exceptionnels dont Agis jouissait à Décélie, Thuc, 5, 3. (52) Cf. Thuc, 12, 2-3, où Alcibiade persuade Endios et les autres éphores qu'il réussira à faire du Roi

l'allié des Lacédémoniens.

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1983] LES TROIS TRAITÉS ENTRE SPARTE ET LE ROI 227

les chefs Spartiates n'étaient sans doute pas autorisés à franchir sans en référer aux autorités : il suffît de rappeler à cet égard la prudence d'un Agésilas53, dont la position était pourtant mieux assurée. Aussi a-t-on parfois supposé que les deux premiers textes n'étaient que des projets d'accord soumis à Sparte54.

Mais Thucydide considère ces conventions comme réellement conclues55; c'est d'ailleurs parce que Lichas refuse non de les entériner, mais de les appliquer, que Tissapherne, furieux, rompt avec les Spartiates56. L'hypothèse la plus probable, c'est que les conventions ont été conclues et immédiatement appliquées, ne serait-ce que parce que l'expédition avait besoin des subsides de Tissapherne, mais qu'elles ne deviendront définitives qu'après ratification. En effet, si elles avaient été solennellement jurées, on voit mal comment Sparte aurait pu renier immédiatement sa parole et faire modifier les accords57.

Seule la commission spéciale envoyée de Sparte avec pleins pouvoirs était en droit de décider « sur les affaires des Lacédémoniens et de leurs alliés », donc à engager la coalition. C'est pourquoi sans doute le troisième accord est le seul dont l'intitulé paraît complet.

L'étude des contractants perses amène à des conclusions similaires. Ils apparaissent dans les trois textes, respectivement, comme :

— le Roi et Tissapherne ; — le Roi Darius, les enfants du Roi et Tissapherne ; — Tissapherne, Hiéraménès et les enfants de Pharnakès sur les affaires du Roi.

Dans les deux premiers textes Tissapherne est mentionné après le Roi conformément à l'ordre hiérarchique. Le fait que le Roi soit partie à l'accord suggère que Tissapherne a reçu des instructions à ce sujet58; d'autre part il apparaît lui-même comme contractant dans la mesure où il a négocié l'accord et doit l'appliquer.

Dans le deuxième texte sont aussi évoqués « les enfants du Roi », ce qui peut surprendre dans la mesure où l'on n'a trace d'aucune activité d'Arsacès en Asie mineure et où Cyrus, qui a alors tout au plus 12 ans59, n'y interviendra que quatre ans plus tard. Cependant, comme un accord conclu avec un roi est un accord personnel et donc caduc à sa mort, ce que soulignerait encore ici la mention du Roi Darius, la présence des « enfants du Roi » pourrait être un moyen de prolonger la durée de l'accord après la disparition du Roi60.

(53) Cf. Xénophon, Hell. Ill, 4, 26, où Agésilas se refuse à conclure un accord global avec Tithraustès άνευ των οίκοι τελών.

(54) C'est la thèse défendue notamment par de Sanctis. (55) Cf. έγένετο (commentaire de l'auteur) en 17, 4 et en 19, 1, cités supra n. 9. qu'on rapprochera de

V, 20 ; 22, 3 ; 24, 2 ; 25, 1 ; 78 ; 80, 1 ; ξυμμαχίαν έποιήσαντο (texte de l'accord), 18, 1 ; cf. aussi 43, 3 : pour Lichas τας σπονδας ούδετέρας, οΰτε τάς Χαλκιδέως οΰτε τας Θηραμένους, ε*φη καλώς ξυγκεΐσθαι.

(56) Thuc, 43, 4, où l'on notera l'emploi de χρήσεσθαι. (57) Cf. les remarques d'Andrewes ad 43, 4. (58) Thuc, 5, 5 et 6, 1 suggère que le Roi souhaite l'alliance lacédémonienne. (59) II est né alors que son père était déjà sur le trône, cf. Ctésias, livre XVIII, Epit. 49, et Plutarque,

Artoxerxes, 2, 4 ; voir aussi Lewis, p. 134, n. 151. (60) On ne sait si les enfants de Darius II avaient été d'une manière quelconque associés à son pouvoir

ou si l'un d'entre eux avait exercé ou exerçait un interim.

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228 EDMOND LÉVY [BCII 107

Dans le troisième texte le Roi n'apparaît plus comme contractant mais le fait que les personnages mentionnés décident « sur les affaires du Roi » suggère qu'ils sont dûment mandatés. Les personnages mentionnés le sont, soit dans l'ordre hiérarchique, soit à égalité. La deuxième hypothèse paraît s'imposer. En effet parmi les enfants de Pharnakès se trouve le satrape de Daskyléion, Pharnabaze, sur lequel à cette époque le satrape Tissapherne ne semble avoir aucune prééminence : ils rivalisent même pour obtenir l'aide de Sparte61. Hiéraménès, mentionné entre les deux, apparaît auprès de Tissapherne dans un texte lycien encore mal déchiffré62; dans un passage interpolé des Helléniques il paraît le beau-frère de Darius63. Aussi est-il vraisemblable qu'il exerce un haut commandement, au même niveau hiérarchique que Tissapherne ou Pharnabaze. La mention des « enfants de Pharnakès » rappelle le caractère dynastique de la satrapie de Daskyléion64, mais on ne sait pourquoi les négociateurs ne se sont pas contentés du seul Pharnabaze. Ses frères exercent-ils aussi des commandements ? Sont-ils habilités à lui succéder ? En tout cas l'allusion à Pharnabaze montre l'intérêt qu'à ce moment les Spartiates portent à l'Hellespont65.

Nature de l'accord : Pour Thucydide il s'agit de ξυνθήκαι66: le mot, employé par l'auteur pour les trois accords67, apparaît dans le texte même des deux derniers68. Mais le terme a deux sens. Il correspond d'abord au stade préliminaire de la négociation : on se met d'accord pour faire quelque chose (conclure la paix, une alliance, un traité d'amitié, etc.), ainsi dans le deuxième texte. Mais, quand on est d'accord, on l'est sur quelque chose, d'où le sens de contenu de l'accord, du traité et donc de traité, qu'on trouve dans le troisième texte.

Bien que le mot n'apparaisse que dans le texte du deuxième accord69, les trois accords sont aussi considérés par Thucydide comme des σπονδαί70. Le terme correspond aux libations qui accompagnent la conclusion d'un traité, d'où, par métonymie, au traité lui-même71. Il s'emploie souvent — mais non exclusivement71 — pour un traité qui met fin à un état de guerre.

(61) Cf. Thuc, 6, 1-2, et 8, 1 ; voir aussi Plutarque, Alcibiade, 24, 1, qui ne fait pas allusion à Tissapherne. (62) Tituli Asiae Minoris I, 44, c, 11-12. (63) (Xénophon), Hell. II, 1, 8-9 : Cyrus ayant mis à mort deux fils de la sœur de Darius II, Hiéraménès

et sa femme protestent auprès du Roi. Sur Hiéraménès on se référera avec prudence à F. Altheim et R. Stiehl, Die aramàische Sprache unter den Achaimeniden I (1963), p. 151-152.

(64) On notera d'ailleurs que Pharnakès ne saurait avoir disparu depuis longtemps, puisque, en 414, les Oiseaux d'Aristophane, v. 1028, font encore allusion à des tractations entre Pharnakès et les Athéniens.

(65) Cf. Thuc, 6, 1-2, 8, 2, 22, 1, 23, 5, 39, 2 et 61, 1. (66) Sur les συνθηκαι, voir P. Kussmaul, Synthekai (diss. Bâle 1969), et F. J. Fernandez Nieto, Los

Acuerdos belicos en la antigua Grecia (1975), passim, et, sur σπονδαί, συνθήκοα et leurs synonymes, J. C. Caveney, Verbal variation and antithesis in the narrative of Thucydides (diss. Yale 1977), p. 57-60.

(67) Thuc, 36, 2 (à propos des premier et deuxième accords), 38, 1 et 57, 1 ; cf. aussi ξυγκεϊσθοα en 43, 3 et 52.

(68) Thuc, 37, 1, où il paraît s'agir du titre même de l'accord, et 58, 1 ; pour τα ξυγκείμενα en 58, 5, voir infra n. 121.

(69) Thuc, 37, 1. (70) Thuc, 43, 3 (1" et 2e traité), 52 (2e traité), 57, 2 et 59, 1 (3e traité) ; cf. aussi σπένδεσθοα en 43, 4

et 57, 2. (71) Cf. F. Nieto, o. c. I, p. 86-90 ; il est donc inutile de supposer avec M. Amit, BSA, 4 (1974), p. 55-63,

que le second traité entendait mettre fin à 70 ans de guerre.

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Les deux termes peuvent donc désigner un même traité72, mais ξυνθήκαι le considère de l'intérieur, en insistant sur le contenu, la matière du traité, et σπονδαί, de l'extérieur, en insistant sur l'aspect formel de rite ou de cérémonie.

Cependant les trois accords pourraient aussi se distinguer par leur contenu. Le premier texte établit une alliance, ξυμμαχία, non pas universelle, contre tout ennemi éventuel, mais déterminée, contre les Athéniens et les rebelles de chaque camp73. Le deuxième ne mentionne plus expressément l'alliance, qui subsiste cependant, puisqu'on continue à mener la guerre en commun et que Thucydide avait pu qualifier le premier accord de πρώτη ξυμμαχία74. Il évoque à sa place, sans doute avec hendiadyn, traité et amitié75. Un traité d'amitié s'ajoute ainsi au traité d'alliance. Le troisième texte n'évoque plus expressément ni alliance ni amitié, non qu'on y renonce, ce qui serait absurde, mais parce que ce qui a déjà été décidé sans avoir été corrigé est censé subsister : l'absence des termes alliance et amitié dans le dernier accord interdit ainsi de voir dans les deux premiers textes de simples projets. Mais, comme ces conventions se complètent et se corrigent, il faut préciser ce qui subsiste et ce qui change.

II. Les droits du Roi

La reconnaissance des droits du Roi est la première clause de chacun des trois textes : c'est la condition sine qua non de l'accord, et il en allait de même dans les négociations entre Tissapherne et les Athéniens76. C'est aussi le plus difficile à admettre pour les autorités Spartiates comme pour les Ioniens et donc la clause qui sera le plus modifiée. D'autre part, comme il est normal dans le domaine du droit et des principes, le moindre détail est significatif, aussi bien le choix que le rejet de tel mot précis.

Le premier texte s'ouvre sur une reconnaissance claire et nette des prétentions du Roi : « Que tout le territoire (chôra) et toutes les cités (poleis) que le Roi possède ou77 que ses pères possédaient appartiennent au Roi ». La phrase, qui énonce un principe, à l'impératif, met sur le même plan des régions pour lesquelles les droits du Roi ne paraissent pas aux Grecs aussi fondés et admissibles. Pour « le territoire que le Roi possède », il n'y a naturellement aucun problème et les trois textes reconnaîtront les droits du Roi sur son propre territoire. Mais reconnaître au Roi la possession de cités peut faire difficulté, car il s'agit de cités grecques, auxquelles il est d'autant plus

(721 D'où la possibilité de combiner les deux familles de mots, ainsi σπονδας ξυγκεΐσθοα, en 43, 3. (73) Sur la notion de συμμαχία., voir E. Bikerman, « Remarques sur le droit des gens dans la Grèce

classique », RIDA, 3 (1950), 4, p. 99-127, et P. Bonk, Defensiv- und Offensivklauseln in griechischen Symma- chievertràgen (diss. Bonn 1974).

(74) Thuc, 17,4. (75) Thuc, 37, 1 : σπονδας εϊναι καΐ φιλίαν κατά τάδε. Sur la notion de φιλία, cf. J. G. Fraisse, Philia

(19741. (76) Cf. Thuc, 56, 4. (77) J'ai traduit και par ou, car il s'agit manifestement d'additionner le territoire de Darius et celui

de ses ancêtres et non de se limiter à celui qui aurait appartenu à la fois au Roi et à ses ancêtres.cf. les protestations de Lichas en 43, 3. Mais la rédaction maladroite sera améliorée dans le 2e texte, où un ή évite toute équivoque ; il serait cependant excessif de supposer avec Kirchhoff, p. 129-130, que dans le premier texte l'ambiguïté était voulue.

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difficile d'imposer le joug perse que Sparte est censée faire la guerre pour les libérer de la domination athénienne78 — et Alcibiade ne se fera pas faute de souligner la contradiction79. D'autre part, reconnaître au Roi les possessions de ses pères est aussi très dangereux : du fait du recul perse sous Xerxès et Artaxerxès ce serait reconnaître les prétentions perses non seulement sur l'ensemble de l'Asie mineure mais aussi sur les îles et même sur une partie de la Grèce propre : la Thessalie, la Locride et jusqu'en Béotie, si l'on se réfère aux objections que Lichas80 soulèvera contre les deux premières conventions.

En fait il est impensable que les Perses songent à rétablir leur domination sur l'ensemble de ces régions et même leur iconographie ne les range pas parmi les régions qui sont censées dépendre du Roi81. Mais, même sans effets pratiques, cette reconnaissance des prétentions du Roi ne peut que scandaliser les Grecs.

Le deuxième texte reste à cet égard très proche du premier. Il se montre seulement un peu plus détaillé, puisqu'il explicite « le Roi et ses pères » en « le Roi Darius, son père et ses ancêtres ». Il est cependant moins provocant dans la mesure où, au lieu de proclamer les droits du Roi, il se contente de les présupposer dans une relative.

Il faut attendre les objections de Lichas et la rédaction du troisième texte pour qu'on cesse d'admettre toutes les prétentions du Roi. Ce texte, comme le premier, s'ouvre sur une formulation théorique explicite : « Que tout le territoire du Roi qui est en Asie appartienne au Roi ». Mais aux droits historiques (possession des ancêtres) s'est substituée une justification géographique (l'Asie), déjà présente chez Eschyle82 et chez Hérodote83 et qu'on retrouvera dans la paix d'Antalcidas84. On ne reconnaît plus les droits du Roi sur la Grèce propre ni, sans doute, sur les îles, sans que le statut de ces régions soit précisé dans le traité : comme il n'est pas dit que le territoire du Roi se limite à l'Asie, pour les régions extérieures à l'Asie les deux parties peuvent conserver leur thèse. Il en va de même pour les « droits historiques » du Roi, qui ne sont pas niés mais passés sous silence : comme le Roi n'entend pas plus se limiter au territoire qu'il possède à ce moment que les Spartiates lui reconnaître le territoire que possédaient ses ancêtres, on en est réduit à une tautologie, qui ne fait que masquer un désaccord : « que la chôra du Roi ... soit au Roi ».

(78) Cf. Thuc. I, 69, 1 ; 122, 3 ; 124, 1 ; 139, 3 ; II, 8, 4 ; III, 13, 1 ; 32, 2 ; 59, 4 ; 63, 3 ; IV, 85-87 (discours de Brasidas) ; V, 9, 9 ; VIII, 43, 3 ; 46, 3 ; 52.

(79) Thuc, 46, 3, où l'on notera l'insistance d'èXeuOepcooovTaç, έλευθεροΰν, μή έλευθερώσαι, tandis que l'absurdité (ούκ εικός) est soulignée par la parataxe ; en 52, l'auteur lui-même affirme que le mot d'Alcibiade a été confirmé par les propos de Lichas (en 43, 3).

(80) Thuc, 43, 3. (81) Cf. Lewis, p. 99, n. 69 : dans le groupe canonique des tributaires, en dehors du problème controversé

des Scythes, seuls peuvent appartenir à l'Europe les Thraces et les Ioniens porteurs de pétase ou de bouclier sur la tête, qui pourraient désigner les Macédoniens.

(82) Cf. les dix ex. ά'Άσία. et de ses composés dans les Perses : 12, 57, 61, 73, 249, 270, 549, 584, 763, 929, et notamment le rêve d'Atossa, 181-200, encore qu'en 584-598 le chœur évoque la libération de l'Asie.

(83) Hérodote, qui évoque constamment l'Asie, cf. les 118 ex. relevés par J. E. Powell dans son Lexicon to Herodotus, présente cette idée comme une thèse perse en I, 4 : les Perses se considèrent comme les ennemis des Grecs, την γαρ Άσίην καΐ τα ένοικέοντα εΌνεα βάρβαρα οίκηιοΰνται οί Πέρσαι, την δέ Εύρώπην καΐ τό Έλληνικον ήγηνται κεχωρίσθαι, et en IX, 116 : les Perses considèrent que toute l'Asie έωυτών είναι . . . καΐ του αίεΐ βασιλεύοντος. Cependant l'historien prend quelque peu cette thèse à son compte en suggérant que rester libre, entendons indépendant, et conserver sa patrie en Asie étaient incompatibles, cf. I, 168-170 et, pour les Cariens, V, 119, et qu'à cet égard la plupart des Ioniens avaient fait le mauvais choix.

(84) H. Bengtson, Staatsvertrage II, 242.

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1983] LES TROIS TRAITÉS ENTRE SPARTE ET LE ROI 231

D'autre part, contrairement aux deux premiers textes, le troisième ne mentionne plus les poleis. Certains commentateurs ont négligé totalement cette différence85. Pourtant l'un des buts principaux de Tissapherne et de Pharnabaze était de détacher d'Athènes les poleis grecques d'Asie pour permettre au Roi de percevoir le tribut86; et Lichas comme Alcibiade avaient insisté sur la question des poleis et de leur libération éventuelle87. C'est pourquoi on voit mal comment un mot aussi chargé de résonances politiques aurait pu être retiré sans raison du texte en discussion. La difficulté tient à un dilemme : si la chôra comprend les poleis88, pourquoi avoir mentionné les deux dans le premier texte89 comme dans le second90 ? Si la chôra ne comprend pas les poleis, le Roi s'est laissé abuser et n'a rien obtenu. En fait l'erreur consiste à vouloir préciser le sens de chôra : c'est son équivoque qui fait son intérêt. Alors que chôra et poleis avaient un sens trop clair, chôra seul permettra aux Perses d'y inclure les poleis et aux Ioniens de les en exclure, surtout s'ils peuvent prouver91 que le mot poleis a été volontairement retiré du texte. Quant aux Spartiates, leur position est nécessairement équivoque, puisqu'il ne faut, pour le moment, laisser voir ni qu'on a abusé les Perses ni qu'on a abandonné les Ioniens; d'où les propos de Lichas, quand Milet, bientôt suivie par Antandros et Cnide92, eut chassé les garnisons perses : le chef Spartiate invite les Milésiens et les autres τους εν i9j βασιλέως . . . Τισσαφέρνει καΐ δουλεύειν τα μέτρια και θεραπεύειν « jusqu'à ce qu'on ait mené la guerre à bonne fin »93. L'expression έν τη βασιλέως94 suggère que les Ioniens se trouvent géographiquement dans le territoire du Roi sans préjuger du statut politique de leurs poleis ; quant à τα μέτρια95 et aux limites temporelles de ces concessions, ils montrent, en dehors de Γ« hypocrisie » tradi-

(85) C'est le cas notamment de Kirchhoff, de Sanctis et G. Meyer. (86) Cf. pour Tissapherne, 5, 5, où le Roi vient de lui réclamer les tributs qu'à cause des Athéniens il

ne pouvait lever άπό των Ελληνίδων πόλεων, et, pour Pharnabaze, 6, 1, où celui-ci désire de même τάς ... έν τη έαυτοϋ αρχή πόλεις άποστήσειε των 'Αθηναίων δια τους φόρους, et 99, où il est désireux, comme Tissapherne, και αυτός τάς λοιπας Ϊτι πό>εις της έαυτοϋ αρχής άποστήσαι των 'Αθηναίων. La défection des cités alliées d'Athènes est aussi évoquée en 12, 1 et 17, 2 (par Alcibiade) et en 19, 1 ; 22, 1 ; 45, 1. Voir aussi 48, 4, où Phrynichos, se plaçant au point de vue du Roi, évoque les cités importantes que les Péloponnésiens tiennent έν τή αύτοΰ αρχή.

(87) Thuc, 52 : Lichas a confirmé le mot d'Alcibiade περί του έλευθεροΰν τους Λακεδαιμονίους τάς άπάσας πόλεις ... ου φάσκων άνεκτδν εϊναι ξυγκεϊσθαι κρατεϊν βασιλέα των πόλεων ών ποτέ καΐ πρότερον ή αυτός ή οι πατέρες ήρχον ; le texte fait allusion à la fois aux propos d'Alcibiade, qui, sans employer le terme polis évoquait la libération des Grecs qui habitaient έν τή βασιλέως, 46, et à ceux de Lichas, qui trouvait scandaleux εΐ χώρας δσης βασιλεύς καΐ οι προγονοί ήρξαν πρότερον, ταύτης και νϋν αξιώσει κρατεϊν. En fait les deux textes ne sont pas entièrement superposablcs, puisqu'il s'agit dans un cas de libérer les Grecs d'Asie et leurs cités et, dans l'autre, d'interdire au Roi d'étendre sa chôra en Europe, donc sur des cités grecques.

(88) Ce qui est possible, comme les suggèrent les textes cités supra n. 86 et 87 et infra n. 94. (89) L'ensemble χώρα καΐ πόλεις se limitera aux πόλεις dès qu'il s'agira des revenus athéniens. (90) L'on notera les pluriels είσί et ταύτας à propos d'όπόση χώρα καΐ πόλεις. (91) D'où l'intérêt pour eux d'avoir une copie des trois accords. (92) Thuc, 84, 4 et 108, 5-109, 1. (93) Thuc, 84, 5. (94) On rapprochera 46, 3 : όσοι έν τή βασιλέως Έλληνες οίκοϋσι, que d'après Alcibiade, les Athéniens

pourraient contribuer à asservir (ξυγκαταδουλοΰν) au Roi ; et 48, 4 : Πελοποννησίων . . . πόλεις εχόντων έν τή αύτου {se. βασιλέως) αρχή ού τάς έλαχίστας ; voir aussi supra n. 86.

(95) Si l'on négligeait cette expression et le double jeu Spartiate, il serait étrangement cynique de la part d'un Grec — et notamment d'un chef Spartiate — d'inviter d'autres Grecs à être les esclaves d'un Barbare.

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tionnelle des Spartiates, que ceux-ci ont bien conscience du caractère équivoque du traité96, qui prépare et annonce tous les conflits d'après guerre.

Ainsi, il y a bien eu, sur le plan des principes, un recul perse, puisqu'on est passé de la chôra et des poleis possédées par le Roi ou ses ancêtres à la seule chôra du Roi et encore, limitée à l'Asie. Mais le texte initial se contentait pour une grande part de reconnaître nominalement des droits théoriques inapplicables ; la seule question qui se posait vraiment, c'était le statut des cités grecques d'Asie ; or, si, contrairement aux deux premiers textes, le troisième ne les abandonne plus explicitement aux Perses, leur statut reste ambigu.

D'autre part, plus important sans doute que les droits théoriques du Roi, apparaît le pouvoir concret que ces textes lui reconnaissent dans les régions grecques d'Asie. Or, sur ce point, on ne saurait parler d'un recul perse.

Si le premier texte est celui qui va le plus loin sur le plan des principes, les conséquences qu'on en tire restent très limitées. Il s'agit seulement d'empêcher les Athéniens de recevoir de l'argent et rien d'autre — entendons surtout des vaisseaux — des cités grecques d'Asie97. Le droit théorique du Roi s'oppose ainsi à l'exploitation des cités par Athènes, mais, malgré les instructions de Darius98, on ne mentionne aucunement la possibilité pour le Roi de lever des tributs.

L'on s'engage d'autre part à traiter en ennemis ceux qui font défection dans l'autre camp99. Cette clause, normale dans une alliance entre deux coalitions ou deux empires, est fondée sur une fausse réciprocité. En effet le camp lacédémonien n'est alors menacé d'aucune défection. Pour les Perses au contraire, même si l'on néglige l'Egypte, toujours turbulente, et la Médie, peut-être en instance de révolte100, il importe de réprimer au plus vite la révolte d'Amorgès, conformément aux instructions expresses de Darius101. Il y a plus grave : si, à l'avenir, le Roi établit sa domination sur les cités grecques d'Asie, les Lacédémoniens se sont engagés à intervenir contre ceux qui feraient défection.

(96) G. E. M. de Sainte Croix, The Origins of the Peloponnesian War (1972), p. 313-314, a bien noté que « dès que la guerre serait finie les Spartiates prétendraient qu'ils n'avaient jamais livré au Roi les cités grecques, alors que dans l'esprit du Roi sa chôra comprenait toutes les poleis qui se trouvaient à l'intérieur de ses frontières » ; cf. aussi ibid. p. 105. Nous ne suivrons pas Lewis, p. 105, quand il déclare au contraire que Thuc, 84, 5 « semble prouver que, même dans l'esprit de Lichas, Milet et donc toutes les cités du continent étaient dans la chôra du Roi et liées par le traité ». Qu'elles soient dans la chôra du Roi, personne n'en doute, mais toute la question est de savoir si elles appartiennent à cette chôra et sont donc impliquées dans le traité. On notera d'ailleurs qu'en 84, 4 l'action des Milésiens était approuvée (ξυνεδόκει) par les alliés, notamment par les Syracusains.

(97) Thuc, 18, 1 : όπόσα Άθηναίοις έφοίτα χρήματα ή άλλο τι ; le texte n'évoque pas expressément le tribut, supprimé en 413, cf. Thuc. VII, 28, 4, avec le commentaire de Gomme, ad hoc. et p. 402 ; pour χρήματα, on rapprochera 76, 4, où la flotte de Samos entend contraindre les autres cités de l'empire à τα χρήματα ομοίως διδόναι.

(98) Cf. Thuc, 5, 5, cité supra n. 86 ; sur la question controversée du tribut perse à l'époque de l'emphe athénien, voir la mise au point de G. E. M. de Sainte Croix, o. c, p. 312-313.

(99) Thuc, 18, 3, où l'expression employée : "Ην τίνες άφιστώνται. άπό . . . recouvre aussi bien les défections individuelles (d'un Amorgès) que les défections collectives (d'une cité ou d'un peuple).

(100) (Xénophon), Hell. I, 2, 19, place en 409-408 la fin d'une révolte mède ; notons aussi que, d'après Hell. II, 1, 13, en 405 Darius était en Médie, d'où il avait fait une expédition contre les Cadusiens en dissidence (άφεστώτας).

(101) Thuc, 5, 5, cité supra n. 25.

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1983] LES TROIS TRAITÉS ENTRE SPARTE ET LE ROI 233

Comme les Spartiates ont dû prendre conscience de ces implications et que la clause tenait essentiellement au désir de Tissapherne d'obtenir l'aide Spartiate contre Amorgès, le deuxième accord, conclu après la capture d'Amorgès, ne reprend plus cette disposition.

Cependant, dans ce deuxième accord, le Roi commence à donner un contenu concret à ses droits sur l'Asie. Les deux camps prennent un engagement réciproque de non-agression, engagement traditionnel mais dont la réciprocité est ici trompeuse, car le territoire lacédémonien n'est aucunement menacé, alors qu'on redoute que par manque d'argent l'expédition lacédémonienne ne soit tentée de se livrer au pillage.

Non seulement on s'interdit tout acte hostile contre le territoire de l'autre camp, mais, à la fin du deuxième texte, on s'engage à intervenir contre tout membre de son propre camp qui n'aurait pas respecté cet engagement. Les deux clauses, étrangement séparées dans le deuxième texte, mal rédigé — ce qui a égaré certains commentateurs — sont, comme il est normal, réunies dans le troisième texte102.

Cette affirmation concrète des droits du Roi en face des pillages possibles, débouche, dans le deuxième texte, sur l'interdiction qui est faite aux Lacédémoniens et à leurs alliés de lever des tributs sur les cités. Ce point, très important, mérite discussion. En effet, avant le deuxième accord, Milet finance en partie la guerre103 et, après cet accord, les Péloponnésiens lèvent 32 talents à Rhodes104, tandis qu'Alcibiade, au nom de Tissapherne, reproche aux gens de Chios et des autres cités de rechigner à financer la guerre contre Athènes105. Si la clause avait été sérieusement appliquée, Sparte serait encore plus à la merci de Tissapherne ; si, comme cela semble le cas, elle ne l'a pas été106, pourquoi l'avoir adoptée ? Il faut sans doute distinguer la théorie et la pratique. En théorie, le Roi se considère comme seul habilité à lever des tributs, ce qui ne sera jamais dit explicitement, car Sparte ne saurait l'admettre ouvertement. En pratique, Tissapherne laisse — et n'aurait guère les moyens de les en empêcher — les Spartiates tirer de l'argent des cités qu'ils libèrent ou occupent, mais il s'agit d'une tolérance et non d'un droit; et les Perses préféreraient lever eux-mêmes les tributs, quitte à en rétrocéder une partie aux Spartiates107. Ces réserves sont destinées à empêcher l'impérialisme Spartiate de se substituer à l'impérialisme athénien.

(102) Andrewes, ad 37, 5, considère que ήν δέ τις των πόλεων όπόσαι ξυνέθεντο βασιλεϊ fait allusion aux cités grecques du continent qui se seraient liées au Roi par un accord séparé non rapporté par Thucydide. Mais alors, il n'y aurait plus de parallélisme avec les engagements du Roi ; Lewis, p. 94, n. 54, qui approuve Andrewes, a beau tenter d'affaiblir l'objection en affirmant que « the balancing clause will have to be meaningless courtesy, like the balancing clause in 18, 3 », en fait, même si le parallélisme est trompeur, il est toujours formellement respecté. Si l'on adoptait la thèse d'Andrewes, il faudrait donc nécessairement considérer les poleis en question comme appartenant au camp péloponnésien, ce qui serait en contradiction avec les droits reconnus au Roi en 38, 2. Quant à l'idée selon laquelle, si l'on rejette cette interprétation, le § 5 ne ferait que répéter la clause de non agression du § 2, elle ne repose que sur un examen superficiel des textes. En fait, à la fin du § 2 chaque partie s'engage à ne pas agresser l'autre, tandis que le § 5 va plus loin, puisqu'il faut intervenir contre tout membre de son camp qui n'aurait pas respecté la clause de non agression. D'ailleurs ces deux clauses, complémentaires et non redondantes, se retrouveront aux § 3 et 4 du troisième traité.

(103) Thuc, 36,1 : oî τε Μιλήσιοι προθύμως τα του πολέμου έφερον. (104) Thuc, 44, 4. (105) Thuc, 45, 4-5 : des cités qui versaient de l'argent à Athènes seraient coupables, ει μή και νΰν καΐ

τοσαΰτα καΐ Ιτι πλείω υπέρ σφών αυτών έθελήσουσι έσφέρειν. (106) Après l'arrivée de Cyrus, Callicratidas obtient encore des subsides de Milet et de Chios, Xénophon,

Hell. I, 6, 12, et Etéonicos, de Chios, ibid. II, 1,5. (107) C'est ce que fera pour sa part Cyrus, cf. Xénophon, Hell. II, 1, 14 ; il montre à Lysandre πάντας

τους φόρους τους εκ τών πόλεων, οΐ αύτω ίδιοι ήσαν et lui donne tout ce qu'il a en excédent.

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La même crainte apparaît dans la clause où sont évoquées « les troupes qui se trouveront sur le territoire du Roi à l'appel du Roi » et seront entretenues par le Roi. Ces précisions, que souligne la répétition insistante de βασιλεύς, tendent à éviter que l'intervention lacédémonienne n'apparaisse comme un titre à s'approprier la région ; l'acceptation de subsides perses est même présentée habilement comme une reconnaissance implicite des droits perses : on n'est payé que parce qu'on agit pour le Roi et chez lui.

Pour l'instant le Roi se présente comme le protecteur des Ioniens contre les exactions et l'impérialisme Spartiates. Mais il n'est pas encore question de lever un tribut pour le Roi; c'est plutôt Tissapherne qui est sollicité par les cités en quête d'argent108.

La possibilité de lever un tribut ne sera suggérée que dans une clause du troisième traité : « que sur son territoire le Roi délibère (se. décide) comme il le désire »109. La clause surprend au premier abord : puisqu'il s'agit de son propre territoire sur lequel on vient de reconnaître explicitement ses droits pourquoi faut-il que les Spartiates l'autorisent à agir comme il l'entend ? On ne saurait y voir un simple geste de mauvaise humeur, en réaction aux objections de Lichas110, geste qui serait tout à fait déplacé dans un tel texte. La clause implique manifestement que les Spartiates pourraient limiter les droits du Roi et protéger les Ioniens. Sans vouloir intervenir à nouveau dans une polémique sur laquelle je me suis déjà prononcé111, je tiens cette phrase pour une référence implicite à la paix de Callias112. Gomme les Spartiates n'ont déjà que trop tendance à vouloir se substituer aux Athéniens, le Roi n'entend pas leur laisser le moindre droit de regard sur la façon dont il traitera les Ioniens. Cette interprétation est confirmée par l'emploi d'une expression très voisine à propos des cités dont l'autonomie n'est pas garantie par la paix de Nicias et qui sont laissées à l'entière discrétion d'Athènes113.

Dans sa généralité et son imprécision la clause permet surtout au Roi de lever à son gré des tributs sur les Ioniens ; si l'on considère les trois textes de ce point de vue, essentiel pour Tissapherne et Pharnabaze, puisque conforme aux instructions royales, il apparaît que le premier texte tend à empêcher les Athéniens de lever des tributs, le deuxième interdit aux Spartiates d'en lever et le troisième, sans le dire expressément, autorise enfin le Roi à en lever.

On voit ainsi que le recul dans la reconnaissance nominale des droits perses a été compensé — et au-delà - — par un grand progrès dans le domaine concret. Lors de la conclusion du deuxième et surtout du troisième traité Tissapherne n'était sans doute pas aussi demandeur que le supposait Thucydide. Sollicité par les deux camps, il pouvait faire monter les enchères tout en donnant aux autorités Spartiates les satisfactions formelles qui leur éviteraient de perdre la face.

(108) Cf. Thuc, 45,4. (109) Thuc, 58, 2 : περί της χώρας της έαυτοϋ βουλευέτω βασιλεύς όπως βούλεται. (110) Lewis, p. 106 : « (the clause) may simply reflect an angry outburst of the King when faced with

the difficulty about the definition of his empire » ; cf. Andrewes, ad 58, 2. (111) Dans mon article, « Autonomia et éleuthéria au ve siècle», RPh, 109 (1983). (112) La thèse a été soutenue entre autres par A. Andrewes, Historia, 10 (1961), p. 15-16, qui y a renoncé

dans Hist, comment., ad 58, 2. (113) Thuc, V, 18, 8 : 'Αθηναίους βουλεύεσθαι περί αυτών καΐ των άλλων πόλεων ο τι αν δοκη αύτοϊς.

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III. La guerre commune

Si les Perses tenaient à faire reconnaître leurs prétentions impériales, les Spartiates étaient surtout désireux d'obtenir l'aide du Roi pour pouvoir enfin triompher d'Athènes.

Les trois traités prévoient de faire en commun la guerre à Athènes sans conclure de paix séparée. Le premier texte est le plus redondant et évoque à chaque fois en toutes lettres d'une part le Roi, d'autre part les Lacédémoniens et leurs alliés, sans se contenter d'un pronom de rappel114, comme si la nouveauté de l'accord obligeait à insister. Au contraire le troisième texte n'évoque plus la guerre commune qu'à propos des opérations combinées des deux flottes. D'autre part la paix n'est encore évoquée que de façon négative dans le premier texte, qui interdit de la conclure sans l'accord des deux parties. Dans les deux autres textes elle est au contraire considérée comme une possibilité à envisager : si on la conclut, ce sera en commun (2e texte) ou, encore mieux, à égalité (3e texte)115. Dans le troisième traité la paix paraît même si proche qu'on prévoit déjà les remboursements qui auront lieu à la fin de la guerre116.

Cependant les engagements perses se font de plus en plus précis. Le premier texte se contente du principe de la guerre commune sans promettre aucune aide particulière, mais, avant la capture d'Amorgès, Tissapherne a encore trop besoin des Spartiates pour faillir aux engagements pris à Sparte117. Dans le deuxième texte le Roi s'engage personnellement118 à subvenir à la dépense des troupes qui se trouveront dans la chôra du Roi à l'appel du Roi119, formule habile qui lie les deux volets de l'accord : reconnaissance des droits du Roi et financement de l'expédition. D'autre part une clause prévoit la possibilité d'améliorer l'accord par agrément réciproque; bien qu'elle soit placée avant la mention de la guerre commune, vu le caractère assez décousu du deuxième accord120, elle pourrait s'appliquer aussi au financement de l'expédition.

Enfin le dernier traité évoque de façon plus détaillée les engagements perses : c'est même la partie la plus longue du texte (phrases 4 à 7). Il distingue deux phases

(114) Thuc, 18, 2 : και τ6ν πόλεμον τον προς 'Αθηναίους κοινή πολεμούντων βασιλεύς καΐ Λακεδαιμόνιοι και οι ξύμμαχοι ; la formule est reprise à l'infinitif en 37, 4, où αμφότερους suffirait pour évoquer les deux alliés ; mais aux Athéniens s'ajoutent leurs alliés : και τους ξυμμάχους, ajout sans paralèle ni dans ce texte ni dans les deux autres et qui ne s'explique guère ; aussi la conjecture de Kirchhoff, p. 136, n. 1, rejetée à tort par Wilamowitz, p. 600, n. 2 mais acceptée par Hude, paraît-elle s'imposer : entre 'Αθηναίους et καί τους ξυμμάχους aurait sauté le groupe de mots βασιλέα και Λακεδαιμονίους. S'il en est ainsi, le texte serait encore plus proche de celui du premier traité.

(115) On notera cependant que, sans qu'à notre connaissnce le traité ait été dénoncé, on ne voit pas les Perses intervenir lorsque, en 404, Sparte conclut la paix avec Athènes.

(116) Cf. Thuc, 58, 6 : τελευτώντος του πολέμου. (117) Cf. supra n. 18. (118) On notera qu'en 29, 1, Tissapherne avait manifesté le désir de consulter le Roi sur le problème

de la solde et qu'en 45, 6, Alcibiade avait évoqué les subsides que pourrait envoyer le Roi : ην δέ ποτέ τροφή καταβη παρά βασιλέως.

(119) Cf. supra p. 234. (120) Cf. supra n. 102.

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séparées par l'arrivée de la flotte royale. Jusque-là Tissapherne entretiendra la flotte actuellement présente selon les dispositions convenues (κατά τα ξυγκείμενα). Il paraît difficile de voir dans cette dernière expression une simple allusion au fait que la chose avait déjà été décidée, ne serait-ce que dans le deuxième accord. Il faut plutôt supposer qu'on s'était mis d'accord sur les modalités de financement (solde journalière121, nombre d'hommes à payer, etc.), modalités qui avaient déjà suscité de nombreux conflits122. S'il en est bien ainsi, on ne sait à quelles conventions précises fait allusion le texte.

L'arrivée de la flotte royale est considérée comme sûre, d'où la subordonnée temporelle (έπήν) et comme imminente123. C'est pourquoi l'on prévoit déjà les dispositions pratiques qui seront alors adoptées. Personne n'envisage que les Lacédémoniens aient à se retirer à l'arrivée de la flotte royale. Mais le Roi n'entend plus les entretenir ; il affecte de leur laisser le choix entre entretenir eux-mêmes leur flotte124 — mais avec quel argent ? — ou la faire entretenir par Tissapherne à charge pour eux de le rembourser à la fin de la guerre. Tissapherne devrait dès lors avancer l'argent sur ses ressources personnelles125 ou celles de sa satrapie, ce qui suggère qu'aux yeux des contractants la guerre ne pouvait durer longtemps après l'arrivée de la flotte royale.

Pour la direction des opérations on veille aussi à ne pas heurter les susceptibilités Spartiates, puisque les décisions seront prises conjointement par Tissapherne et par les Lacédémoniens et leurs alliés. Mais, là encore, l'égalité est illusoire : si Tissapherne commande les Perses et finance les Spartiates, il est nécessairement le maître.

Si le Roi ne se contente plus de faire la guerre avec son or et quelques troupes satrapiques mais entend faire intervenir la flotte royale, il serait surprenant qu'en échange il reçoive de moins en moins.

(121) Cf. supra n. 18 et surtout Xénophon, Hell. I, 5, 5, où, en 407, Cyrus se réfère aux conventions (ξυνθήκας) en vigueur, qui prévoyaient 30 mines par mois pour chaque navire, ce qui, cf. I, 5, 7, correspondait à une solde de 3 oboles par jour ; on notera qu'en 410 Pharnabaze avait donné deux mois de « solde » (έφόδιον) aux Péloponnésiens démoralisés par la défaite de Cyzique, Hell. I, 1, 24.

(122) La solde est réduite et payée de façon irrégulière, cf. Thuc, 29, 1-2 et 85, 3 : récriminations d'Hermocrate ; 45 et 46, 5 : c'est Alcibiade qui a poussé Tissapherne à traiter ainsi les Péloponnésiens ; 78, 1 83, 2 : récriminations des Péloponnésiens contre Tissapherne, voire, en 84, 2, contre Astyochos ; 80, 1 et 83, 2-3, Tissapherne paie mal et, cf. 87, 3 et 99, en son absence, son lieutenant paie encore plus mal.

(123) Thuc, 59, 78 et 108, 1 montre qu'on s'attendait à voir cette flotte participer aux opérations de Y été 411 ; en 81, 3, 87 et 88, il apparaît que cette flotte est déjà à Aspendos ; voir aussi Plutarque, Alcibiade, 25, 4, où les Athéniens redoutent l'arrivée imminente des 150 trières phéniciennes.

(124) En 58, 6, R. Weil a corrigé εφ' έαυτοΐς en άφ' εαυτών dans τρέφειν έφ' έαυτοϊς είναι ; cette correction, qu'on rapprochera de 44, 1, où les Lacédémoniens pensent, grâce à Rhodes, pouvoir άπδ της ύπαρχούσης ξυμμαχίας . . . τρέφειν τας ναϋς, a le mérite de justifier grammaticalement le réfléchi en le rattachant à τρέφειν et non plus à είναι. Mais 1) la place d'acp1 εαυτών surprend; 2) l'expression est inutilement redondante. Aussi ai-je préféré conserver le texte des manuscrits en considérant que le mouvement de la phrase, avec son sujet isolé au début, avait entraîné l'emploi du réfléchi, grammaticalement incorrect, mais dont Thucydide n'est pas responsable, puisque aussi bien il s'agit ici d'une citation textuelle.

(125) On rapprochera Thuc, 45, 6, où, d'après Alcibiade, Tissapherne menait la guerre τοις ιδίοις χρήμασι et était donc obligé de faire des économies (φειδόμενον).

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Conclusion

Le langage diplomatique étant facilement trompeur — et c'est ce qui a pu abuser Thucydide ou son informateur — , il faut dans ces textes bien distinguer la réalité et l'apparence. Le premier traité paraissait tout accorder aux Perses, puisqu'il reconnaissait explicitement leurs prétentions inadmissibles pour les Grecs, mais en fait, si les accords suivants n'ont plus cet aspect provocant, ils abandonnent concrètement l'Ionie au Roi en échange d'une aide d'abord financière126, puis financière et navale, qui, au moins pour la flotte, ne sera même pas fournie.

Malgré la réciprocité scrupuleusement maintenue dans la formulation, il s'agit d'un traité inégal, qui annonce plus la paix d'Antalcidas qu'il ne rappelle la paix de Callias (ou l'image qu'on s'en fera au ive siècle).

Edmond Lévy.

(126) Cf. Thuc, 43, 4, où les subsides (τροφή) perses apparaissent comme la contrepartie de concessions inacceptables aux yeux de Lichas, et 57, 1-2, où ces subsides paraissent conditionner la conclusion du troisième accord. Les Athéniens seraient bien sûr tout aussi désireux d'obtenir des subsides perses, cf. 48, 2-3, et 86, 6.

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XVIII « Les Lacédémoniens et leurs alliés ont fait alliance avec le Roi et Tissapherne aux conditions suivantes : que tout le territoire et les cités que possède le Roi et ceux que possédaient les pères du Roi appartiennent au Roi ; pour tout ce qui revenait de ces cités aux Athéniens, en argent ou autrement, que le Roi et les Lacédémoniens et leurs alliés empêchent en commun que les Athéniens ne reçoivent de l'argent ni rien d'autre ;

(2) que la guerre contre les Athéniens soit menée en commun par le Roi et par les Lacédémoniens et leurs alliés ; qu'on ne soit pas autorisé à mettre fin à la guerre contre les Athéniens à moins d'une décision des deux parties, le Roi et les Lacédémoniens et leurs alliés ;

(3) que ceux qui feront défection chez le Roi soient aussi les ennemis des Lacédémoniens et de leurs alliés et que ceux qui feront défection chez les Lacédémoniens et leurs alliés soient de la même façon les ennemis du Roi. »

EDMOND LEVY

XXXVII « Conventions des Lacédémoniens et de leurs alliés avec le Roi Darius, les enfants du Roi et Tissapherne : qu'il y ait traité et amitié selon les dispositions suivantes :

(2) tout le territoire et les cités qui appartiennent au Roi Darius ou appartenaient à son père ou à ses aïeux, que ni les Lacédémoniens ni les alliés des Lacédémoniens n'aillent leur faire la guerre ni leur infliger aucun dommage et que ni les Lacédémoniens ni les alliés des Lacédémoniens ne perçoivent de tributs dans ces cités ; que le Roi Darius et ceux sur qui le Roi exerce son autorité n'aillent faire la guerre ni infliger aucun dommage aux Lacédémoniens ni à leurs alliés ;

(3) si les Lacédémoniens ou leurs alliés adressent des demandes au Roi ou le Roi aux Lacédémoniens ou à leurs alliés, qu'il soit bien de faire ce dont ils se seront persuadés mutuellement ;

(4) que la guerre contre les Athéniens soit menée en commun par les deux parties, [le Roi et les Lacédémoniens] et leurs alliés ; si l'on y met fin, que les deux parties le fassent en commun ; que pour toutes les troupes qui se trouveront sur le territoire du Roi à l'appel du Roi, le Roi subvienne à la dépense ;

[BCH 107

LVIII « Dans la treizième année du règne de Darius et sous l'éphorat d'Alexippidas à Lacédémone ont été conclues dans la plaine du Méandre des conventions des Lacédémoniens et de leurs alliés avec Tissapherne, Hié- raménès et les enfants de Pharnakès sur les affaires du Roi et celles des Lacédémoniens et de leurs alliés ;

(2) que tout le territoire du Roi qui est en Asie appartienne au Roi et que sur son territoire le Roi décide comme il le désire ;

(3) que les Lacédémoniens et leurs alliés n'aillent infliger aucun dommage au territoire du Roi et le Roi, aucun dommage au territoire des Lacédémoniens ni à celui de leurs alliés ;

(4) si l'un des Lacédémoniens ou de leurs alliés va infliger des dommages au territoire du Roi, que les Lacédémoniens et leurs alliés s'y opposent, et si quelqu'un vient de la terre du Roi infliger des dommages aux Lacédémoniens ou à leurs alliés, que le Roi s'y oppose ;

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XVIII Έπί τοΐσδε ξυμμαχίαν έποιήσαντο προς βασιλέα και Τισσαφέρνην Λακεδαιμόνιοι και οι ξύμμαχοι ' όπόσην χώ- ραν και πόλεις βασιλεύς έχει και οι πατέρες οι βασιλέως είχον, βασιλέως έστω * και εκ τούτων των πόλεων όπόσα Άθηναίοις έφοίτα χρήματα ή άλλο τι, κωλυόντων κοινή βασιλεύς και Λακεδαιμόνιοι και οι ξύμμαχοι, δπως μήτε χρήματα λαμβάνωσιν 'Αθηναίοι μήτε άλλο μηδέν.

(2) και τον πόλεμον τον προς 'Αθηναίους κοινή πολε- μούντων βασιλεύς και Λακεδαιμόνιοι και οι ξύμμαχοι * και κατάλυσιν του πολέμου του πρδς 'Αθηναίους μη έξέ- στω ποιεΐσθαι, ην μη άμφο- τέροις δοκη, βασιλεΐ και Λακεδαιμονίοις και τοις ξυμ- μάχοις.

(3) ην δέ τίνες άφιστώνται άπο βασιλέως, πολέμιοι έ'στω- σαν και Λακεδαιμονίοις και τοις ξυμμάχοις * και ην τίνες άφιστώνται άπό Λακεδαιμονίων και των ξυμμάχων, πολέμιοι έστωσαν βασιλεΐ κατά ταύτα.

XXXVII Ξυνθήκαι Λακεδαιμονίων και των ξυμμάχων προς βασιλέα Δαρεΐον και τους παΐδας τους βασιλέως και Τισσαφέρνην · σπονδας είναι και φιλίαν κατά τάδε "

(2) όπόση χώρα και πόλεις βασιλέως είσί Δαρείου ή του πατρός ήσαν ή των προγόνων, έπί ταύτας μη ΐέναι έπί πολέ- μω μηδέ κακω μηδενί μήτε Λακεδαιμονίους μήτε τους ξυμ- μάχους τους Λακεδαιμονίων, μηδέ φόρους πράσσεσθαι εκ των πόλεων τούτων μήτε Λα

κεδαιμονίους μήτε τους ξυμ- μάχους τών Λακεδαιμονίων * μηδέ Δαρεΐον βασιλέα μηδέ ών βασιλεύς άρχει έπί Λακεδαιμονίους μηδέ τους ξυμμά- χους ίέναι έπί πολέμω μηδέ κακω μηδενί.

(3) ""Ήν δέ τι δέωνται Λακεδαιμόνιοι ή οι ξύμμαχοι βασιλέως, ή βασιλεύς Λακεδαιμονίων ή τών ξυμμάχων, ο τι αν πείθωσιν αλλήλους, τούτο ποιουσι καλώς έ'χειν.

(4) τον δέ πόλεμον τον προς 'Αθηναίους [βασιλέα και Λακεδαιμονίους] και τους ξυμ- μάχους κοινή αμφότερους πολεμεΐν * ήν δέ κατάλυσιν ποιώνται, κοινή αμφότερους ποιεΐσθαι. όπόση δ' αν στρατιά εν τη χώρα τη βασιλέως fj μεταπεμψαμένου βασιλέως, την δαπάνην βασιλέα παρέχειν.

LVI1I Τρίτω και δεκάτω έ'τει Δαρείου βασιλεύοντος, έφο- ρεύοντος δέ Άλεξιππίδα έν Λακεδαίμονι, ξυνθηκαι έγέ- νοντο έν Μαιάνδρου πεδίω Λακεδαιμονίων και τών ξυμμάχων προς Τισσαφέρνην και Ίεραμένη και τους Φαρνάκου παΐδας περί τών βασιλέως πραγμάτων και Λακεδαιμονίων και τών ξυμμάχων.

(2) χώραν την βασιλέως, δση της 'Ασίας εστί, βασιλέως είναι * και περί της χώρας της έαυτοΰ βουλευέτω βασιλεύς δπως βούλεται.

(3) Λακεδαιμονίους δέ και τους ξυμμάχους μη ίέναι έπί χώραν την βασιλέως έπί κακω μηδενί, μηδέ βασιλέα έπί την Λακεδαιμονίων χώραν μηδέ των ξυμμάχων έπί κακω μηδενί.

(4) *Ην δέ τις Λακεδαιμονίων ή τών ξυμμάχων έπί κακω ϊη έπί την βασιλέως χώραν, Λακεδαιμονίους και τους ξυμμάχους κωλύειν * και ήν τις εκ της βασιλέως ΐη έπί κακω έπί Λακεδαιμονίους ή τους ξυμμάχους, βασιλεύς κωλυέτω.

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(5) si l'une des cités qui auront conclu les conventions avec le Roi marche contre le territoire du Roi, que les autres s'y opposent et défendent le Roi autant qu'ils le pourront ; et, si l'un de ceux qui se trouvent dans le territoire du Roi ou dans tout ce qui est soumis au pouvoir du Roi marche contre la terre des Lacédémoniens ou de leurs alliés que le Roi s'y oppose et les défende autant qu'il le pourra. »

(5) l'entretien des navires actuellement présents, que Tissapherne y pourvoie aux conditions convenues jusqu'à ce que viennent les navires du Roi ;

(6) quand les navires du Roi seront arrivés, que les Lacédémoniens et leurs alliés, s'ils le désirent, aient la possibilité d'entretenir leurs navires ; mais s'ils veulent obtenir de Tissapherne qu'il les entretienne, que Tissapherne y pourvoie et que les Lacédémoniens et leurs alliés rendent à Tissapherne à la fin de la guerre tout l'argent qu'ils auront reçu ;

(7) quand les navires du Roi seront arrivés, que les navires des Lacédémoniens et de leurs alliés et ceux du Roi mènent la guerre en commun comme il semblera bon à Tissapherne et aux Lacédémoniens et à leurs alliés ; et s'ils désirent traiter avec les Athéniens, qu'ils traitent à égalité. »

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(5) ην δέ τις των πόλεων όπόσαι ξυνέθεντο βασιλεΐ επί την βασιλέως ϊη χώραν, τους άλλους κωλύειν καΐ άμύνειν βασιλεΐ κατά το δυνατόν * και ήν τις των εν τη βασιλέως χώρα ή όσης βασιλεύς άρχει επί την Λακεδαιμονίων ϊη ή των ξυμμάχων, βασιλεύς κωλυέτω και άμυνέτω κατά τό δυνατόν.

(5) τροφήν δέ ταΐς ναυσί ταΐς νυν παρούσαις Τισσα- φέρνην παρέχειν κατά τα ξυγ- κείμενα μέχρι αν αϊ νήες αϊ βασιλέως έ'λθωσι.

(6) Λακεδαιμονίους δέ και τους ξυμμάχους, έπήν αί βασιλέως νήες άφίκωνται, τας εαυτών ναυς ην βούλωνται τρέφειν, εφ' έαυτοΐς εϊναι. ην δέ παρά Τισσαφέρνους λαμβάνειν έθέλωσι τήν τροφήν, Τισσαφέρνην παρέχειν, Λακεδαιμονίους δέ και τους ξυμμάχους τελευτώντος του πολέμου τα χρήματα Τισσα- φέρνει άποδουναι όπόσα αν λάβωσιν.

(7) Έπήν δέ αί βασιλέως νήες άφίκωνται, αι τε Λακεδαιμονίων νήες και αί των ξυμμάχων και αί βασιλέως κοινή τον πόλεμον πολεμούν- των καθ' δτι αν Τισσαφέρνει δοκή και Λακεδαιμονίοις και τοις ξυμμάχοις. ην δέ κατα- λύειν βούλωνται προς Αθηναίους, εν όμοίω καταλύεσθαι.

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