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LES VESTIGES DE BOVINS DE L’ÎLE AMSTERDAM RÉVÈLENT LEURS SECRETS A ssis derrière une tête de bovin, pied à coulisse en main, Claude Guin- tard ne se lasse pas d’expliquer l’originalité des bovins de l’île Amsterdam. Pour cet enseignant, spécialiste de l’auroch en France, l’éradica- tion complète de l’animal décidée en 2010 est une aberration : « C’est une illustration de la bêtise humaine… Il s’agissait d’un isolat géographique d’animaux sauvages incomparable. Depuis 1871, les bo- vins d’Amsterdam se reprodui- saient sans aucune intervention humaine. Avec le temps, l’échan- tillon prenait de la valeur. Il était possible de suivre 40 à 50 généra- tions qui se sont sélectionnées de façon naturelle, avec un sex-ratio de 1 pour 1. Pendant 120 ans, les mâles dominants saillaient les fe- melles. Ces dernières mettaient bas si elles pouvaient. Si elles ne le pouvaient pas… la sélection natu- relle s’exprimait pleinement. » L’île Amsterdam est un îlot volca- nique de 58 km², balayé par les vents mais au climat tempéré, situé au beau milieu de l’océan Indien. Un confetti émergé à 3 000 km de l’Antarctique, autant LA SEMAINE VÉTÉRINAIRE N° 1592 4 JUILLET 2014 31 30 LA SEMAINE VÉTÉRINAIRE N° 1592 4 JUILLET 2014 © FRÉDÉRIC DECANTE © D. R. © FRÉDÉRIC DECANTE Claude Guintard, professeur d’anatomie comparée à Oniris (Nantes), a réussi à faire rapatrier des ossements de bovins sauvages de l’île Amsterdam, 20 ans avant leur éradication. Depuis, il a fait parler ces vestiges. > PHOTOREPORTAGE DE FRÉDÉRIC THUAL « Les nombreuses études réalisées permettent notamment de comprendre et d’expliquer la disparition de l’auroch », précise Claude Guintard, spécialiste de cet animal en France. « En décembre 1985, une mission du CNRS dénombrait 1 650 bovins, occupant 80 % de l’île Amsterdam, précise Frédéric Decante dans sa thèse vétérinaire en . Quatre ans plus tard, le troupeau était réduit de moitié. » Les derniers bovins présents sur l’île Amsterdam ont été photographiés au cours de l’été par Frédéric Decante, vétérinaire et photographe à La Semaine Vétérinaire, alors en mission dans le cadre d’un stage au Centre d’écologie et de biologie des animaux sauvages de Chizé. Celui-ci a débouché sur la rédaction d’un rapport sur l’aménagement de l’île Amsterdam. Frédéric Decante y a également consacré sa thèse de doctorat vétérinaire, et a alerté Claude Guintard, son camarade de promotion. REPORTAGE >>>

LES VESTIGES DE BOVINS DE L’ÎLE AMSTERDAM SECRETS

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Page 1: LES VESTIGES DE BOVINS DE L’ÎLE AMSTERDAM SECRETS

LES VESTIGES DEBOVINS DE L’ÎLEAMSTERDAMRÉVÈLENT LEURSSECRETS

A ssis derrière une tête debovin, pied à coulisseen main, Claude Guin-tard ne se lasse pasd’expliquer l’originalité

des bovins de l’île Amsterdam.Pour cet enseignant, spécialistede l’auroch en France, l’éradica-tion complète de l’animal décidéeen 2010 est une aberration :« C’est une illustration de la bêtise

humaine… Il s’agissait d’un isolatgéographique d’animaux sauvagesincomparable. Depuis 1871, les bo-vins d’Amsterdam se reprodui-saient sans aucune interventionhumaine. Avec le temps, l’échan-tillon prenait de la valeur. Il étaitpossible de suivre 40 à 50 généra-tions qui se sont sélectionnées defaçon naturelle, avec un sex-ratiode 1 pour 1. Pendant 120 ans, les

mâles dominants saillaient les fe-melles. Ces dernières mettaient bassi elles pouvaient. Si elles ne lepouvaient pas… la sélection natu-relle s’exprimait pleinement. »L’île Amsterdam est un îlot volca-nique de 58 km², balayé par lesvents mais au climat tempéré,situé au beau milieu de l’océanIndien. Un confetti émergé à3 000 km de l’Antarctique, autant

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Claude Guintard, professeur d’anatomie comparée à Oniris (Nantes), a réussi à faire rapatrier des ossements de bovins sauvages de l’île Amsterdam, 20 ansavant leur éradication. Depuis, il a fait parler ces vestiges.

> PHOTOREPORTAGE DE FRÉDÉRIC THUAL

« Les nombreuses étudesréalisées permettent notammentde comprendre et d’expliquer ladisparition de l’auroch », préciseClaude Guintard, spécialiste de cetanimal en France.

« En décembre 1985,une mission du

CNRS dénombrait 1 650 bovins,

occupant 80 % de l’île

Amsterdam, préciseFrédéric Decante danssa thèse vétérinaire en1988. Quatre ans plustard, le troupeau était

réduit de moitié. »

Les derniers bovins présents sur l’îleAmsterdam ont été photographiés aucours de l’été 1987 par Frédéric Decante,vétérinaire et photographe à La SemaineVétérinaire, alors en mission dans le cadred’un stage au Centre d’écologie et debiologie des animaux sauvages de Chizé.Celui-ci a débouché sur la rédaction d’unrapport sur l’aménagement de l’îleAmsterdam. Frédéric Decante y a égalementconsacré sa thèse de doctorat vétérinaire, et a alerté Claude Guintard, son camarade de promotion.

REPORTAGE

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l’albatros d’Amsterdam soient pré-servés. Néanmoins, le bovin de l’îleAmsterdam était également endé-mique. Il n’en existait nulle part ail-leurs sur Terre. Il avait autant devaleurs patrimoniale, génétique,scientifique que les autres espèces.L’homme s’est arrogé le droit dedécider que son origine domestiqueavait moins d’importance qu’uneautre sauvage. Il était possible,dans un paysage très anthropisé,de faire des mosaïques. Que fai-sons-nous actuellement avec les ré-serves naturelles ? »

91 têtes rapatriées et desmilliers de mesures réaliséesEn dépit des protestations descientifiques, l’éradication com-plète intervient en 2010. Suite à lapremière série d’abattage, en1987, Claude Guintard réussit,avec le concours des Taff et duCentre national de la recherchescientifique (CNRS, Centre d’éco-logie et de biologie des animaux

sauvages de Chizé) à faire rapa-trier 91 têtes de bovins, des méta-carpes et des métapodes. « En ré-digeant ma thèse de doctoratvétérinaire sur l’auroch, je me suisaperçu que peu de bovins sauvagesexistaient sur Terre, souligne-t-il.Même ceux de Camargue ou lestaureaux de combat espagnolssont, en réalité, hypersélectionnés.Sur l’île Amsterdam, j’ai trouvé unisolat géographique ! Étudier cesanimaux permettrait de constituerun modèle de référence, en relationavec les études archéozoologiques.Souvent, j’entendais dire : “Rien neprouve que ce qui se passait auMoyen Âge puisse se retrouveraujourd’hui chez des races trèssélectionnées telles que la charo-laise, la limousine, la prim’hol-stein, etc.” Je me suis dit que j’avaisla possibilité de contrer cet argu-ment avec une population d’ani-maux non sélectionnés ! »Depuis, des milliers de mesureset de nombreuses études ont été

réalisées. Le sexage et l’ostéomé-trie des métapodes, le dimor-phisme sexuel à partir de boîtescrâniennes, etc., ont permis de dé-terminer le sex-ratio, la vitesse decroissance, ainsi que le compor-tement des animaux. Aujourd’hui,Claude Guintard estime avoir faitle tour de ces os. Il a montré quedes lois biologiques pouvaientêtre transposables aux animauxdomestiques. La race d’Amster-dam sert désormais de référentiel.Seule la piste génétique n’estpour l’instant pas exploitée. « Cesont des ossements produits demanière naturelle, sans détergent,sans lessive, sans traitement dé-graissant. Ils contiennent donc del’ADN. Maintenant que les bovinsde l’île Amsterdam ont tous dis-paru, la seule façon de travaillersur eux serait de faire appel à lagénétique et de faire parler l’ADNprésent dans les os… » Les bovinsd’Amsterdam n’ont peut-être pasdit leur dernier mot. <

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de l’Australie, et à 4 000 km de laRéunion. Une première hypo-thèse suggère que les bovins au-raient pu y être déposés par desnavigateurs entre le xvIIe et lexvIIIe siècles pour que l’île de-vienne un lieu de ravitaillementsur la route des baleiniers del’Antarctique. La seconde veut qu’en 1871, « leRéunionnais Heurtain débarque enfamille pour tenter l’élevage de bo-vins et la culture de la terre ». Sixmois plus tard, il rebrousse che-min, abandonnant sur place lesbovins d’Amsterdam : des vachesà la robe polymorphe, tachetée,faussement charbonnée, un peugrise, sans doute issues d’un croi-sement de tarentaise, de bretonnepie noire et de brunes des Alpes,

voire de zébu. « Une po-pulation d’animaux

non sélectionnéspar l’homme quicorrespondait aumorphotype dela fin du xIxe

siècle, d’une

hauteur de 1,17 à 1,30 m au garrotet doté de grosses cornes », décritClaude Guintard.

Abattus au nom de lasauvegarde de l’écosystèmeProfitant des conditions tempé-rées de l’île, les animaux se sontbien acclimatés. Trop bien, auxyeux des défenseurs des bois dephylicas et des trois espèces d’al-batros (d’Amsterdam, à bec jauneet fuligineux à dos sombre) quinichent sur l’île. Au nom de lasauvegarde de l’écosystème, lesautorités des Terres australes etantarctiques françaises (Taff) dé-cident de décimer l’ensemble ducheptel, perçu comme domes-tique. Plusieurs vagues d’abattageont lieu à partir de 1987. « Il étaitpossible de simplement contingen-ter les bovins dans une partie del’île, martèle Claude Guintard. Au-cune espèce ne peut se prévaloird’être endémique sur ce territoire.Elles sont arrivées d’ailleurs, puisquel’île a émergé il y a 70 000 ansenviron. Tout dépend où est placéle curseur. Si l’homme avait laissél’opportunité aux bovins d’Amster-dam de faire la même chose que lesalbatros, une espèce totalement ori-ginale aurait été obtenue enquelques milliers d’années. Quelleest la différence ? Je suis tout à faitd’accord pour que les bois de phy-licas, menacés par l’impact dupâturage, et la nidification de

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L’étude ostéométrique des métapodes de bovinsréalisée par Claude Guintard porte sur les racesactuelles (charolaises) et les bovins d’Amsterdam. Ellerévèle que certaines lois générales des typesmorphologiques peuvent être extrapolées aux populationsarchéologiques. Une étude sur le sexagedes métapodes debovins a permisd’élaborer uneméthodologie etd’obtenir un outilfacile d’utilisationpour lesarchéozoologuesconfrontés au sexagede métacarpes de cesanimaux.

Quelle que soit l’origine ethnologique du troupeau, l’isolement génétique du cheptel depuis plus d’un siècle a abouti à une organisation qui, sur le planmorphologique, permet de parler de la race d’Amsterdam, selon Claude Guintard.

Grâce à une taille d’échantillon assezimportante, l’étude craniométrique desbovins a permis une modélisation dudimorphisme sexuel.

REPORTAGE

L’étude des empreintes dentaires réalisée actuellement par Armelle Gardesein, archéozoologue,est susceptible d’apporter un éclairage intéressant sur l’abrasion des dents par une alimentationtotalement naturelle chez les bovins.

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