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T Dans le Parana (sud du Brésil), les pouvoirs publics mènent une expérience agraire unique Les « vila rural » ramènent les Brésiliens à la terre SANTA AMELIA (Brésil) Correspondance spéciale D omingos Mendes Araujo parle les pieds dans la boue, mais il garde le sou- rire : il pleut des torrents depuis deux jours et son champ se gorge enfin d’une eau qui se fait attendre depuis de longs mois. La « terra rocha » , terre couleur rouge bordeaux typique de cette région du Brésil, se répand partout, mais cet homme à la peau burinée par le soleil n’en a cure : ce mois-ci, la récolte d’avoine sera bonne et il pourra en tirer un prix raisonnable à la ville toute proche. Domingos est un travailleur agricole de la « vila rural » de Santa Amélia, une bourgade de 5 000 habitants située près de la ville de Londrina, au nord-ouest de l’État du Parana. Sur son ter- rain d’un demi-hectare fourni par la mairie, trois petites maisons en brique : la sienne de 50 m 2 dont les mensualités de remboursement de 40 reals (15 €) s’échelonnent sur vingt-cinq ans, et deux autres construites après coup pour loger ses fils et leur progéniture. Toute la famille a quitté le bidonville de la ville pour s’installer sur ce bout de terre, même si celle-ci ne permet pas de nourrir tout ce petit monde. L’eau courante qui provient du puits collectif est fournie gracieusement, de même que l’énergie électrique lorsque la consommation n’excède pas 5 kW par mois. Comme les 33 autres familles de ce village rural de 35 hectares, Domingos et les siens bénéficient d’un programme d’agriculture familiale mis en place il y a plus de dix ans dans l’ensemble de l’État du Parana, dans le sud du Brésil. L’objectif est de per- mettre aux paysans sans terre de revenir à l’agriculture en mettant à leur disposition un lot cultivable de 5 000 m 2 , une maison d’une surface moyen- ne de 50 m 2 , des instruments de travail adaptés, des graines à ensemencer, ainsi que des con- seils d’ingénieurs en agronomie. La municipalité achète la terre et l’offre en parcelles égales, l’État du Parana prend en charge deux tiers du coût de construction de la maison, et l’État fédéral met à disposition du personnel pour apporter conseil et assistance technique. Le premier projet fut lancé dans la ville d’Apucarana. Désormais, la quasi-majorité des 400 villes de l’État du Parana abritent une ou plusieurs vila rural, certaines étant parvenues à mettre en place des coopératives agricoles viables ba- sées sur les cultures maraîchères. « L’idée est de faciliter le retour à la terre de paysans pauvres tentés par la migration vers les grandes villes, explique Roderjan Luiz Inforsato, le maire de Santa Amélia qui a lancé le projet en 2002. Il s’agit d’évoluer du stade de la micro-agriculture à de l’artisanat agri- cole à haute valeur ajoutée, grâce à des produits comme la figue, le piment, le raisin, ou encore la tomate. Il faut lais- ser soja et café aux grands producteurs et se concentrer sur des cultures plus traditionnelles qui offrent de meilleurs débouchés. La prochaine étape consiste à mon- ter une coopérative qui servira de lien entre de petits maraîchers professionnalisés et la population régionale, intéressée par des fruits de facture originale. » Actuellement, aucun des tra- vailleurs agricoles de Santa Amélia ne vit de sa terre. La moitié des fa- milles bénéficient de la « bourse famille », programme d’assistance mis en place par le gouvernement fédéral. Ceux qui ont quelques ressources plantent de l’avoine et le commercialisent, les plus pauvres cultivent du maïs pour leur con- sommation personnelle. Les trois fils de Domingos, faute de mieux, continuent de travailler pour les producteurs de café, de coton et de soja du village. « L’avoine que nous produisons apporte un complément de revenu d’environ 120 reals par mois (45 €) mais il faudrait des tra- vaux d’irrigation, un tracteur dédié uniquement à la vila rural ainsi que des conseils en agronomie plus sou- tenus pour pouvoir se lancer dans le maraîchage, note Amos, l’un des fils de Domingos. C’est la seule issue pour devenir autonomes car nous ne pouvons pas concurrencer l’agrobusiness. » La vraie planche de salut de la Vila Rural réside dans un modèle économique finalement proche des principes de l’agriculture bio- logique. Au Brésil, les groupes qui se battent pour la réforme agraire se sont convertis à l’idée que pro- duire bio peut faire vivre la petite paysannerie traditionnelle. « Aupa- ravant, ces mouvements voulaient faire de l’agriculture comme les gros fermiers, explique Jean-Pierre Leroy, coordonnateur exécutif de l’ONG brésilienne Fase. Mais ils ont réalisé que l’agriculture biolo- gique les rendait moins dépendants tout en leur apportant des revenus supérieurs. » STEVE CARPENTIER Offrir terre, logement et aide technique aux paysans sans terre pour les inciter à créer un modèle alternatif à l’agrobusiness. Food Force, premier jeu vidéo humanitaire C Le Programme alimentaire mondial lance à partir de dimanche 15 octobre la version française de Food Force, le premier jeu vidéo humanitaire international, produite gracieusement par Ubisoft. Le scénario campe une crise humanitaire classique avec un conflit, une sécheresse et une population souffrant de la faim. À travers un mode ludique et dynamique, il s’agit de sensibiliser les 8-14 ans au problème de la faim dans le monde. Les versions PC et Mac sont téléchargeables gratuitement sur www.food-force.fr. Elles sont disponibles, outre l’anglais et le français, en version japonaise, italienne, polonaise. Les versions chinoise, grecque, espagnole, norvégienne, hindoue, arabe et hongroise sont prévues prochainement. Depuis le lancement de la version anglaise en 2005, le jeu a connu un énorme succès avec plus de 4 millions de téléchargements, soit le deuxième jeu le plus téléchargé. T Les petits paysans du Sud n’ont pas les moyens de lutter à armes égales dans la compétition internationale Le soja, emblème de la bataille entre agricultures A u Nord, les élevages inten- sifs et industriels. Au Sud, les étendues immenses de culture de soja pour nour- rir ce bétail. Voilà ce qui ressemble à une division bien organisée du travail. Tout irait pour le mieux, si chacun tirait effectivement son épingle du jeu. Tel n’est pas le cas, selon de nombreuses ONG de défense des paysans des pays du Sud, soutenues par un collectif d’associations françaises, parmi lesquelles le Comité catholique contre la faim et pour le dévelop- pement (CCFD) (1). Dans un rapport intitulé « Le soja contre la vie », ces associations ex- pliquent comment nos habitudes alimentaires ont un impact sur la vie des paysans du Sud. Notam- ment comment l’expansion de la culture de soja depuis trente ans est en train de virer au cauchemar pour les agriculteurs traditionnels, atta- chés à la culture vivrière. Car, si les États-Unis demeurent le premier producteur au monde de soja, avec 40 % du total en 2004, les deux géants réunis de l’Amérique du Sud, Brésil (24 %) et Argentine (18 %), les dépassent aujourd’hui avec 42 % de la production mon- diale. En Argentine, les surfaces cultivées en soja fourrager ont progressé de 75 % en cinq ans. Au Brésil, et également en Bolivie et au Paraguay, on observe la même tendance. Au Brésil, deuxième producteur mondial avec 53 millions de tonnes (dont 73 % de la production par- tent à l’exportation), cette culture occupe 22 millions d’hectares, soit 47 % des terres cultivées en grains. Or, ceci a un impact à la fois environne- mental et social. Les spécialistes affirment que, depuis 1998, 270 000 km 2 de forêt ont disparu au Brésil, dont la moitié à cause du soja. Autre zone grandement menacée par cette expansion, celle du Cerrado (savane arborée qui couvre un quart de la surface du Brésil) où l’État projette un accroissement de la production de soja sur une surface de 70 à 100 millions d’hec- tares. Dans le Mato Gros- so, le recours au vol délibéré des terres, la falsification des titres de propriété, l’occupation illégale des terres indigènes jusqu’en 2003, ont permis de chasser les petits paysans de leurs terres, notamment les Indiens Xavantes. Par- fois l’expropriation est carrément légalisée, comme dans la com- mune de Araguatins, au nord de l’État du Tocantins, où l’État a repris possession de 300 000 hectares de terres qui étaient occupés de longue date par des agriculteurs familiaux. En Argentine, troisième produc- teur mondial avec 39 millions de tonnes, la moitié des terres culti- vées en grains y sont consacrées, soit 14,3 millions d’hectares. Or, 90 % du soja cultivé est généti- quement modifié, ce qui entraîne un épandage massif de désher- bant, nuisible à l’environnement, et plus globalement, l’obligation pour les agriculteurs d’acheter un « paquet technologique » compre- nant engrais, semences OGM et herbicides. La culture du soja, développée sous l’im- pulsion des grandes industries agroalimen- taires depuis le milieu des années 1970, est fortement insérée dans les échanges mondiaux. Mais elle est aux mains essentiellement de qua- tre grands groupes : trois Américains (Archer Da- niels Midlands, Bunge et Cargill) et le groupe français Dreyfus. « Les exploitations familia- les bénéficient peu des soutiens publics. En l’absence de politiques volontaristes pour les soutenir, elles sont con- damnées soit à s’inté- grer par contrat auprès de ces entreprises, soit à disparaître », expliquent les auteurs du rapport du CCFD. Autrement dit, la richesse pro- duite par cette culture d’exportation ne profite finalement que très peu aux petits paysans bré- siliens ou argentins. Le cas du soja illustre la problématique plus globale de l’inégalité entre paysans du Nord et paysans du Sud. « La culture vivrière est l’activité principale de la majorité de la popu- lation africaine. Or le marché international des produits alimentaires de base ne représente que 10 % de la production mon- diale des céréales », rappelle Marcel Mazoyer, professeur émérite à l’Institut national agronomique de Paris-Grignon. Cet ingénieur agronome ne cache pas un certain pessimisme quant à l’avenir de cette petite paysannerie des pays du Sud. « La véritable cause de l’appauvrissement des agricul- teurs dans les pays en développe- ment, et notamment en Afrique, vient de la mise en concurrence de tous ces acteurs du monde agricole, par la soumission aux cours in- ternationaux et au libre-échange, alors même qu’ils ne sont pas à armes égales pour la compétition », explique-t-il. De fait, les pays du Nord, et cer- tains pays émergents comme l’Inde et plusieurs pays d’Asie du Sud-Est, ont obtenu des gains faramineux de productivité en quarante ans, participant ainsi à l’effondrement des cours. Pour rester dans la com- pétition, les uns ont recours aux subventions pour soutenir leurs agriculteurs, les autres au protec- tionnisme, et lorsqu’ils entrent dans la sphère du libre-échange, ils actionnent le levier de la déva- luation de leur monnaie. Quant aux petits paysans africains, faute de politique volontariste, de réformes agraires, et de marge de manœuvre vis-à-vis du FMI ou de la Banque mondiale, ils sont carrément mis hors jeu dans ce système. Or, pour Marcel Mazoyer, le maintien de cette petite paysanne- rie familiale est essentiel. « Si nous voulons nourrir correctement tous les habitants de cette planète d’ici à cinquante ans, il va falloir produire deux fois plus qu’aujourd’hui. La seule solution, au-delà de la mise en culture de toutes les terres arables, c’est d’organiser à l’échelle mondiale un système d’échanges plus équitable qui ne pénalise plus le petit produc- teur. » CATHERINE REBUFFEL (1) CCFD, Confédération paysanne, Gret, Cohérence, Réseau agriculture durable. Depuis 1998, 270 000 km 2 de forêt ont disparu au Brésil, dont la moitié à cause du soja. 4 la Croix Jeudi 12 octobre 2006 La France

Les « vila rural » ramènent les Brésiliens à la terre. Article paru le 12/10/2006

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Dans le Parana (sud du Brésil), les pouvoirs publics mènent une expérience agraire unique.

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T Dans le Parana (sud du Brésil), les pouvoirs publics mènent une expérience agraire unique

Les « vila rural » ramènent les Brésiliens à la terreSANTA AMELIA (Brésil)Correspondance spéciale

Domingos Mendes Araujo parle les pieds dans la boue, mais il garde le sou-rire : il pleut des torrents

depuis deux jours et son champ se gorge enfin d’une eau qui se fait attendre depuis de longs mois. La « terra rocha », terre couleur rouge bordeaux typique de cette région du Brésil, se répand partout, mais cet homme à la peau burinée par le soleil n’en a cure : ce mois-ci, la récolte d’avoine sera bonne et il pourra en tirer un prix raisonnable à la ville toute proche.

Domingos est un travailleur agricole de la « vila rural » de Santa Amélia, une bourgade de 5 000 habitants située près de la ville de Londrina, au nord-ouest de l’État du Parana. Sur son ter-rain d’un demi-hectare fourni par la mairie, trois petites maisons en brique : la sienne de 50 m2 dont les mensualités de remboursement de 40 reals (15 €) s’échelonnent sur vingt-cinq ans, et deux autres construites après coup pour loger ses fils et leur progéniture. Toute la famille a quitté le bidonville de la ville pour s’installer sur ce bout de terre, même si celle-ci ne permet pas de nourrir tout ce petit monde. L’eau courante qui

provient du puits collectif est fournie gracieusement, de même que l’énergie électrique lorsque la consommation n’excède pas 5 kW par mois.

Comme les 33 autres familles de ce village rural de 35 hectares, Domingos et les siens bénéficient d’un programme d’agriculture familiale mis en place il y a plus de dix ans dans l’ensemble de l’État du Parana, dans le sud du Brésil. L’objectif est de per-mettre aux paysans sans terre de revenir à l’agriculture en mettant à leur disposition un lot cultivable de 5 000 m2, une maison d’une surface moyen-ne de 50 m2, des instruments de travail adaptés, des graines à ensemencer, ainsi que des con-seils d’ingénieurs en agronomie. La municipalité achète la terre et l’offre en parcelles égales, l’État du Parana prend en charge deux tiers du coût de construction de la maison, et l’État fédéral met à disposition du personnel pour apporter conseil et assistance technique.

Le premier projet fut lancé dans la ville d’Apucarana. Désormais, la quasi-majorité des 400 villes de l’État du Parana abritent une ou plusieurs vila rural, certaines étant parvenues à mettre en place des coopératives agricoles viables ba-

sées sur les cultures maraîchères. « L’idée est de faciliter le retour à la terre de paysans pauvres tentés par la migration vers les grandes villes, explique Roderjan Luiz Inforsato, le maire de Santa Amélia qui a lancé le projet en 2002. Il s’agit d’évoluer du stade de la micro-agriculture à

de l’artisanat agri-cole à haute valeur ajoutée, grâce à des produits comme la figue, le piment, le raisin, ou encore la tomate. Il faut lais-ser soja et café aux grands producteurs et se concentrer sur des cultures plus traditionnelles qui

offrent de meilleurs débouchés. La prochaine étape consiste à mon-ter une coopérative qui servira de lien entre de petits maraîchers professionnalisés et la population régionale, intéressée par des fruits de facture originale. »

Actuellement, aucun des tra-vailleurs agricoles de Santa Amélia ne vit de sa terre. La moitié des fa-milles bénéficient de la « bourse famille », programme d’assistance mis en place par le gouvernement fédéral. Ceux qui ont quelques ressources plantent de l’avoine et le commercialisent, les plus pauvres cultivent du maïs pour leur con-

sommation personnelle. Les trois fils de Domingos, faute de mieux, continuent de travailler pour les producteurs de café, de coton et de soja du village. « L’avoine que nous produisons apporte un complément de revenu d’environ 120 reals par mois (45 €) mais il faudrait des tra-vaux d’irrigation, un tracteur dédié uniquement à la vila rural ainsi que des conseils en agronomie plus sou-tenus pour pouvoir se lancer dans le maraîchage, note Amos, l’un des fils de Domingos. C’est la seule issue pour devenir autonomes car nous ne pouvons pas concurrencer l’agrobusiness. »

La vraie planche de salut de la

Vila Rural réside dans un modèle économique finalement proche des principes de l’agriculture bio-logique. Au Brésil, les groupes qui se battent pour la réforme agraire se sont convertis à l’idée que pro-duire bio peut faire vivre la petite paysannerie traditionnelle. « Aupa-ravant, ces mouvements voulaient faire de l’agriculture comme les gros fermiers, explique Jean-Pierre Leroy, coordonnateur exécutif de l’ONG brésilienne Fase. Mais ils ont réalisé que l’agriculture biolo-gique les rendait moins dépendants tout en leur apportant des revenus supérieurs. »

STEVE CARPENTIER

Offrir terre, logement et aide technique aux paysans sans terre pour les inciter à créer un modèle alternatif à l’agrobusiness.

Food Force, premier jeu vidéo humanitaire

C Le Programme alimentaire mondial lance à partir de dimanche 15 octobre la version française de Food Force, le premier jeu vidéo humanitaire international, produite gracieusement par Ubisoft. Le scénario campe une crise humanitaire classique avec un conflit, une sécheresse et une population souffrant de la faim. À travers un mode ludique et dynamique, il s’agit de sensibiliser les 8-14 ans au problème de la faim dans le monde. Les versions PC et Mac sont téléchargeables gratuitement sur www.food-force.fr. Elles sont disponibles, outre l’anglais et le français, en version japonaise, italienne, polonaise. Les versions chinoise, grecque, espagnole, norvégienne, hindoue, arabe et hongroise sont prévues prochainement. Depuis le lancement de la version anglaise en 2005, le jeu a connu un énorme succès avec plus de 4 millions de téléchargements, soit le deuxième jeu le plus téléchargé.

T Les petits paysans du Sud n’ont pas les moyens de lutter à armes égales dans la compétition internationale

Le soja, emblème de la bataille entre agricultures

Au Nord, les élevages inten-sifs et industriels. Au Sud, les étendues immenses de culture de soja pour nour-

rir ce bétail. Voilà ce qui ressemble à une division bien organisée du travail. Tout irait pour le mieux, si chacun tirait effectivement son épingle du jeu. Tel n’est pas le cas, selon de nombreuses ONG de défense des paysans des pays du Sud, soutenues par un collectif d’associations françaises, parmi lesquelles le Comité catholique contre la faim et pour le dévelop-pement (CCFD) (1).

Dans un rapport intitulé « Le soja contre la vie », ces associations ex-pliquent comment nos habitudes alimentaires ont un impact sur la

vie des paysans du Sud. Notam-ment comment l ’ e x p a n s i o n de la culture de soja depuis trente ans est en train de virer au cauchemar pour

les agriculteurs traditionnels, atta-chés à la culture vivrière.

Car, si les États-Unis demeurent le premier producteur au monde de soja, avec 40 % du total en 2004, les deux géants réunis de l’Amérique du Sud, Brésil (24 %) et Argentine (18 %), les dépassent aujourd’hui avec 42 % de la production mon-diale. En Argentine, les surfaces cultivées en soja fourrager ont progressé de 75 % en cinq ans. Au Brésil, et également en Bolivie et au Paraguay, on observe la même tendance.

Au Brésil, deuxième producteur mondial avec 53 millions de tonnes (dont 73 % de la production par-tent à l’exportation), cette culture occupe 22 millions d’hectares, soit 47 % des terres cultivées en grains.

Or, ceci a un impact à la fois environne-mental et social. Les spécialistes affirment que, depuis 1998, 270 000 km2 de forêt ont disparu au Brésil, dont la moitié à cause du soja. Autre zone grandement menacée par cette expansion, celle du Cerrado (savane arborée qui couvre un quart de la surface du Brésil) où l’État projette un accroissement de la production de soja sur une surface de 70 à 100 millions d’hec-tares.

Dans le Mato Gros-so, le recours au vol délibéré des terres, la falsification des titres de propriété, l’occupation illégale des terres indigènes jusqu’en 2003, ont permis de chasser les petits paysans de leurs terres, notamment les Indiens Xavantes. Par-fois l’expropriation est carrément légalisée, comme dans la com-mune de Araguatins, au nord de l’État du Tocantins, où l’État a repris possession de 300 000 hectares de terres qui étaient occupés de longue date par des agriculteurs familiaux.

En Argentine, troisième produc-teur mondial avec 39 millions de tonnes, la moitié des terres culti-vées en grains y sont consacrées, soit 14,3 millions d’hectares. Or, 90 % du soja cultivé est généti-

quement modifié, ce qui entraîne un épandage massif de désher-bant, nuisible à l’environnement, et plus globalement, l’obligation pour les agriculteurs d’acheter un « paquet technologique » compre-nant engrais, semences OGM et herbicides.

La culture du soja, développée sous l’im-pulsion des grandes industries agroalimen-taires depuis le milieu des années 1970, est fortement insérée dans les échanges mondiaux. Mais elle est aux mains essentiellement de qua-tre grands groupes : trois Américains (Archer Da-niels Midlands, Bunge et Cargill) et le groupe français Dreyfus. « Les exploitations familia-les bénéficient peu des soutiens publics. En l’absence de politiques volontaristes pour les soutenir, elles sont con-damnées soit à s’inté-grer par contrat auprès de ces entreprises, soit à disparaître », expliquent les auteurs du rapport du CCFD. Autrement dit, la richesse pro-duite par cette culture d’exportation ne profite finalement que très peu aux petits paysans bré-siliens ou argentins.

Le cas du soja illustre la problématique plus globale de l’inégalité entre paysans du Nord et paysans du Sud. « La culture vivrière est l’activité principale de la majorité de la popu-lation africaine. Or le

marché international des produits alimentaires de base ne représente que 10 % de la production mon-diale des céréales », rappelle Marcel Mazoyer, professeur émérite à l’Institut national agronomique de Paris-Grignon.

Cet ingénieur agronome ne cache

pas un certain pessimisme quant à l’avenir de cette petite paysannerie des pays du Sud. « La véritable cause de l’appauvrissement des agricul-teurs dans les pays en développe-ment, et notamment en Afrique, vient de la mise en concurrence de tous ces acteurs du monde agricole, par la soumission aux cours in-ternationaux et au libre-échange, alors même qu’ils ne sont pas à armes égales pour la compétition », explique-t-il.

De fait, les pays du Nord, et cer-tains pays émergents comme l’Inde et plusieurs pays d’Asie du Sud-Est, ont obtenu des gains faramineux de productivité en quarante ans, participant ainsi à l’effondrement des cours. Pour rester dans la com-pétition, les uns ont recours aux subventions pour soutenir leurs agriculteurs, les autres au protec-tionnisme, et lorsqu’ils entrent dans la sphère du libre-échange, ils actionnent le levier de la déva-luation de leur monnaie. Quant aux petits paysans africains, faute de politique volontariste, de réformes agraires, et de marge de manœuvre vis-à-vis du FMI ou de la Banque mondiale, ils sont carrément mis hors jeu dans ce système.

Or, pour Marcel Mazoyer, le maintien de cette petite paysanne-rie familiale est essentiel. « Si nous voulons nourrir correctement tous les habitants de cette planète d’ici à cinquante ans, il va falloir produire deux fois plus qu’aujourd’hui. La seule solution, au-delà de la mise en culture de toutes les terres arables, c’est d’organiser à l’échelle mondiale un système d’échanges plus équitable qui ne pénalise plus le petit produc-teur. »

CATHERINE REBUFFEL(1) CCFD, Confédération paysanne, Gret, Cohérence, Réseau agriculture durable.

Depuis 1998,270 000 km2 de forêt ont disparu au Brésil, dont la moitié à cause du soja.

4 la CroixJeudi 12 octobre 2006 La France