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L'ESPRIT DE S O L J É N I T S Y N E

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Olivier Clément

L'espri t de

Soljéni tsyne

Stock

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Tous droits réservés pour tous pays. @ 1974, Editions Stock.

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ABRÉVIATIONS employées pour désigner les œuvres d'Alexandre Soljénitsyne traduites en français

au 1er janvier 1974.

« Herne » : Soljénitsyne, Cahiers de l'Herne, série slave, sous la direction de Georges Nivat et Michel Aucouturier, Paris, 1971. Ce Cahier contient, outre des Etudes et témoigna- ges et une Bibliographie quasi exhaustive, la traduction des textes suivants de Soljénitsyne : Etudes et miniatures, Zacha- fie l 'Escarcelle, La Main droite, La Procession pascale, Lettre a trois étudiants, Lettre ouverte du 15 juin 1970, Flamme au vent. On y trouve aussi le texte de l'interview accordée par Soljénitsyne à Pavol Licko et publiée dans la revue Kulturny Zivot, n° 13/1967, à Bratislava, sous le titre Une journée avec Alexandre Soljénitsyne, et le dossier de l' « affaire Soljénit- syne », avec les lettres de celui-ci à l'Union des écrivains ainsi que les comptes rendus sténographiques des séances de l'Union, a Moscou et à Riazan, auxquelles Soljénitsyne a participé.

« Une journée » : Une journée d ivan Dénissovitch, trad. Maurice Decaillot, Julliard, Paris, 1963.

« Matriona » : La Maison de Matriona, trad. Léon et An- drée Robel, Julliard, Paris, 1963.

« L'Inconnu » : L'Inconnu de Kretchétovka, dans le même volume que le précédent.

« Cause » : Pour le bien de la cause, dans le même volume que les précédents.

« Premier Cercle » : Le Premier Cercle, trad. Henri-Gabriel Kybarthi, Laffont, Paris, 1968. Nous avons souvent modifié cette traduction contestable.

« Pavillon » : Le Pavillon des cancéreux, trad. Alfreda et

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Michel Aucouturier, Lucile et Georges Nivat, Jean-Paul Sé- mon ; Julliard, Paris, 1968.

« Fille d'amour » : La Fille d'amour et l'innocent, trad. Alain Préchac ; Laffont, Paris, 1971.

« Août 14 » : Août quatorze, trad. Alfreda et Michel Au- couturier, Georges Nivat, Jean-Paul Sémon ; Seuil, Paris, 1972.

« Lettre au patriarche », « Nobel », « Lettre à Serge Jéloud- kov » : Lettre de carême au patriarche Pimen, Discours pour le prix Nobel, Lettre au père Serge Jéloudkov, trad. André Martin dans Soljénitsyne le croyant ; Albatros, Paris, 1973 (les pages indiquées sont celles de cet ouvrage).

« Prière » : Prière d'Alexandre Soljénitsyne. Nous avons utilisé à la fois la trad. d'André Martin, parue dans Soljénit- syne le croyant, et celle de Gabriel Matzneff, publiée dans Combat, n° 8163, 15.10.1970.

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Première partie

La proximité de la mort

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1.

Le camp, la guerre, le cancer

^ ère du nihil isme et les ascèses de l 'histoire

Soljénitsyne parle pour tous, p o u r nous. Le combat

où il se trouve engagé, et que d 'autres ont décrit1, n 'est

Pas politique au sens étroit du mot : il est prophétique.

Il s'agit de rendre à u n grand peuple — ou plutôt à

ses citoyens, car il n'existe, en définitive, que des per-

sonnes —, il s'agit de rendre aux hommes russes la possibilité de dire aux autres hommes et d 'entendre

d eux, une parole de vérité. Une parole de pravda, mot

admirable quand on le dépouille, comme le fait Soljé-

nitsyne, de tout lyrisme populiste, mot synthétique qui

signifie à la fois justice et vérité : non la vérité des

idéologies ni même des concepts, mais celle des êtres et

des choses, et la justice qui se soumet à toute vie pour

la faire grandir toute. Or, cette parole, Soljénitsyne ne

1* Pierre Daix : Ce que je sais de Soljénitsyne, Paris, 1973. taures Medvedev : Dix ans après Ivan Dénissovitch. Cette ®tude, publiée en anglais en 1973, doit paraître en traduction l'ançaise dans le courant de 1974.

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se contente pas de la revendiquer , il la prononce. Il la

dit pour nous. A propos de sa brève pièce, F l amme au

vent, il a noté qu' i l avait voulu trai ter des problèmes

humains de nos sociétés industrielles, « indépendamment

du fait qu'elles soient capitalistes ou socialistes » (Herne,

116) , et l 'on y entend « des bruits de botte » (Herne,

86-87) qui nous sont assez familiers de ce côté-ci de la

planète.

Or cette universalité provient de l ' enracinement de

l 'écrivain dans l 'histoire contemporaine de son pays, de

cette Europe orientale qui a vécu à notre époque « des

bouleversements très profonds » (Herne, 117) , tandis

que l 'Europe de l 'Ouest, depuis la f in de la Seconde

Guerre mondiale, connaît le r isque d 'une quiétude vide,

de sorte qu ' « une part ie considérable de sa l i t térature

ne survivra pas » (ibid.).

Depuis août 1914, ou plutôt depuis les gigantesques

« batailles de matériel » de 1916, l 'Europe est entrée dans l 'ère du nihilisme. Des millions d 'hommes ont connu

dans leur chair cette mort de Dieu, cette glaciation des

cœurs que des prophètes isolés, comme Nietzsche, avaient

pressenties dans leur âme au siècle précédent. La mort

innombrable des corps, sans doute, ne fit que manifester

l 'asphyxie inaperçue des âmes. Certes, quelques hommes

de contemplation — qu 'on relise les lettres de tranchées d ' un Tei lhard — ont vu dans ce vendredi saint de l'his-

toire l 'empreinte en creux du Ressuscité : celui qui vient

dans l 'enfer de sa propre absence pour ressusciter les

morts. Ces visionnaires, pourtant , ne faisaient pas nom-

bre ; les renouveaux spirituels, parce qu'ils respectent cha-

que liberté, veulent du temps. Devant le nihil isme quoti-

d iennement dévoilé, après que les cadavres, sur les

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coteaux de la Somme, eurent constitué de vraies strates géologiques, les masses ont fui comme bêtes tisonnées. Les uns, dans l'histoire même qui les broyait, ont cher- ché l'absolu qui justifierait tant d'holocaustes. Ont re- surgi les vieilles divinités païennes de la terre et du sang, les vieilles hérésies bibliques des catastrophes libé- ratrices assurant pour mille ans le règne des justes. La guerre devenait l'ordalie de la race ou 1' « avent » de la révolution. Le total, cherché dans le partiel, engendra le totalitaire. Ce fut le temps des idéologies. La Seconde Guerre mondiale vit s'entre-dévorer les idoles. En Europe occidentale, une fois Berlin, lieu de la fausse totalisation, ruiné et divisé — et cette ruine et ce partage expriment puissamment la ruine du sens, la scission de l'âme —, les masses se sont ruées vers l'autre forme du nihilisme : 1 oubli par un bonheur en deçà de la mort et du sens, fumier fécond pour ces fleurs de révolte et de dérision que cultivent les intellectuels.

L Europe orientale, en revanche, a connu après la Seconde Guerre mondiale le sursaut d'un messianisme séculier assorti, pendant les dernières années de Staline, d une terreur de masse à son apogée. Aujourd'hui que 1 industrie et la consommation progressent en Russie, des menaces sporadiques, allant jusqu'à des traitements psychiatriques très spéciaux, tentent de réduire au silence les esprits libres. Autant dire que l'expérience du mal historique est restée longtemps, reste encore, autrement prégnante là-bas.

Or, cette expérience, destructrice pour beaucoup, ne va pas pour quelques-uns sans une terrible fécondité.

est comme si l'histoire elle-même entraînait des mil- liers d hommes dans une voie qu'elle mure par ailleurs :

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celle de la plus dure ascèse. Quand les hommes ne célè-

b ren t plus de sacrifices, éclatent les guerres totales. Quand

les monastères disparaissent, les bagnes s 'ouvrent à des innocents dont certains se t ransforment en moines.

Quand la civilisation du « bonheur » ne connaît d 'autres

ascèses que celles des sportifs, des yogis du dimanche et

des femmes du monde éprises de sveltesse, une histoire

tragique impose aux « enterrés vivants » le dénuement , le

jeûne, la continence, et ce que la spiritualité de l 'Or ient

chrétien appelle la « mémoire de la mort ». Or, dans

l 'éclairage de cette spiritualité qui, justement, façonna la sensibilité secrète de l 'homme russe, la « mémoire de

la mor t » peut s ' inverser en une sorte de résurrection.

Ceux qui sont passés par ces ascèses de l 'histoire se

reconnaissent à des signes aux autres imperceptibles :

un mot, ou simplement une intonation, ou peut-être, dans un instant de silence, u n certain mouvement des

lèvres. Ceux-là « sourient lorsque les autres sont sérieux,

et restent sérieux lorsque les autres r ient » (Pavillon,

699) : renversement qui veut dire initiation. A u sens pro-

pre, ils sont passés pa r une métanoïa, non repent i r comme on t radui t souvent, mais « re tournement » de l 'homme

en sa profondeur la plus profonde. On peut dire qu'ils

sont passés par la croix et por tent des « stigmates »

christiques « sur les os des mains et des chevilles »

(ibid. ).

Désormais, « toutes les tragédies littéraires [ leur]

semblent comiques » (Pavillon, 704) et lorsqu'ils écri-

vent, comme Soljénitsyne, c'est une l i t térature sans lit-

térature, une parole scellée par le silence et pa r la mort.

« Le rappor t essentiel entre la mort et la parole éblouit,

mais il est encore impensé », écrit Heidegger (Unterwegs

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zur Sprache, 1959, p. 215) . Sans doute le philosophe

veut dire que tout ce qui tombe dans le discours est

voué à la mort. Mais le rappor t de la parole et de la mor t

s est renversé chez Soljénitsyne : la parole est au-delà

de la mort, c'est une parole ressuscitée.

Soljénitsyne se contente de regarder, du regard de

ceux qui savent, une journée ou u n très pet i t nombre de

journées (le t r iduum du Premie r Cercle). Ceux qui

savent, non selon la science ou la gnose, ce scientisme de l 'invisible, mais selon la saveur légère d ' un éveil et î d une tendresse qui sont des composantes de la sainteté.

L écrivain parle ici de « roman symphonique », selon

la grande tradit ion l i t téraire russe, symphonie, non sans

dissonances, d'existences personnelles accueillies dans

leurs intériorités communicantes ou leurs subjectivités

juxtaposées. Comme si l 'écrivain, d ' ini t iat ion en initia-

tion, avait atteint cette profondeur christique où per-

sonne n'est plus séparé de personne, sinon par lui-même, où il n 'y a plus dans l ' « Homme maximal », comme

disait du Christ Nicolas de Cusa, qu 'une seule humani té

au sens le plus réaliste — non de ressemblance, mais

d identité —, « un seul homme » dans l ' i r réductible

diversité des visages.

Une journée, trois journées, où l 'on entre sans r ien savoir, pour se t rouver aussitôt dans le connu-inconnu

des personnes et dans un monde qui, pour exister en

elles et entre elles, devient u n symbole vrai. Ainsi Une

journée d ' Ivan Dénissovitch commence sans préambule

au son des coups de mar teau f rappés contre u n rail,

dans le camp, sous les fenêtres du ba raquemen t : « Le

son martelé traversa faiblement les carreaux givrés sur

deux doigts d 'épaisseur et bientôt se tut. » (Une journée,

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29, trad. modifiée.) Tout est dit avec une justesse, un laconisme, une justice terrible. Parfois vient l'ironie, qui signale la dipsychie, au sens de l'ascétique néo- testamentaire : l'âme dédoublée, désintégrée par le men- songe. L'ironie naît dans la contradiction manifeste du dire et du faire. Ainsi Roussanov le nanti, hospi- talisé, déclare, dans une discussion avec les autres ma- lades, que « les hommes vivent d'idéologie et de causes communes ». Sur quoi, saisissant la cuisse du poulet qu'on vient de lui faire tenir, « il arracha le morceau le plus tendre, près de l'articulation » (Pavillon, 173). Mais finalement tout est dit avec une compassion sans limites. Au terme du jour, ou des trois, rien n'est d'ail- leurs conclu, comme chez les autres grands romanciers russes: le bien peut encore advenir. De même l'Archipel Goulag invite la Russie — et le mouvement socialiste — à une sorte de métanoia collective qui leur rende possible une vraie création de vie.

Justice et compassion : on pense au regard du Christ Pantocrator représenté sur les coupoles des églises d'Orient. Le nom de Pantocrator exprime une puissance donatrice d'être et de sens ; mais parce que la mesure de cette puissance a été la croix, ce regard est une lumière où l'homme à la fois se juge et se réconcilie. Se réconcilie s'il se juge, s'il confesse son propre enfer, dont il est responsable, où d'autres ont été par lui entraînés. La miséricorde du Pantocrator passe par la justice. Soljénitsyne est impitoyable pour les bourreaux et pour leurs complices.

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Le camp

Dans le destin d'Alexandre Soljénitsyne, on sait que 1 expérience déterminante fut celle des camps. Lui-même, dans son discours pour le prix Nobel, se présente comme le porte-parole des morts de ces camps, porté aussi, peut- être, par leur intercession : « Voici que je me tiens aujour- d hui devant vous, la tête baissée, escorté par les ombres de ceux qui sont morts et qui, mieux que moi, méri- teraient de se trouver à cette place » (Nobel, 106). Entrer dans « ce pays invisible qu'ignorent géographes [... 1 et historiens, dans ce pays pourtant célèbre où quatre-vingt-dix-neuf hommes sur cent pleurent et où un seul rit » (Fille d'amour, 84), c'est très exactement descendre aux enfers. Le thème apparaît en clair dans le titre même du Premier Cercle avec sa référence à

Dante : il s'agit du premier cercle des enfers. Du pre- mier seulement, car ce centre de recherche scientifique organisé avec des détenus et surnommé ironiquement par eux la « maison de fous » (charachka) 1 connaissait, Malgré son isolement, un confort élémentaire, indispen- sable au bon rendement du travail intellectuel. Plus bas,

beaucoup plus bas, s'étageaient d'autres cercles, prisons où l 'on s'entasse jusqu'à l'asphyxie, bagnes du Grand Nord, où règnent les « droit commun », où des normes sans pitié, une nourriture de famine livrent l'homme

presque sans défense à la cruauté du climat. Plus qu'à Dante, on pense parfois à la définition de l'enfer que donnait un moine du désert d'Egypte : « Là, il n'est

1. Le sens de cette expression argotique oscille entre « mai- son de fous » et « marché aux puces » où l 'on fait trafic d'objets volés.

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p a s poss ib l e d e v o i r q u e l q u ' u n f ace à face » ( A b b a M a '

c a i r e : A p o p h t e g m e s , éd. B e l l e f o n t a i n e , p. 1 8 1 ) . I n n o -

c e n t V o l o d i n e , a p r è s son a r r e s t a t i o n , r e m a r q u e q u ' « il

é t a i t i n t e r d i t a u x p r i s o n n i e r s de se r e n c o n t r e r . I l l e u r

é t a i t i n t e r d i t d e p u i s e r r é c o n f o r t d a n s le r e g a r d d ' u n

a u t r e » ( P r e m i e r C e r c l e , 5 4 3 ) . M ê m e d a n s la c h a r a c h k a ,

« les gens d ' u n e sa l le n e s a v a i e n t r i e n d e c e u x d e l a

sa l le vo is ine . Les vo i s in s n e se c o n n a i s s a i e n t pas . L e s

o f f i c i e r s de s é c u r i t é n e s a v a i e n t r i e n des " e m p l o y é s

l i b r e s " , t o u t c o m m e ces f e m m e s n e s a v a i e n t r i e n l ' u n e

d e l ' a u t r e » ( P r e m i e r Ce rc l e , 2 0 5 ) . L ' a r r e s t a t i o n , l ' i n t e r -

r o g a t o i r e , l a c o n d a m n a t i o n , le m a r t è l e m e n t des b o t t e s ,

les a b o i e m e n t s des c h i e n s t o u j o u r s e n évei l , t o u t con t r i -

b u e à f a i r e d e l ' e sc l avage u n i n s t i n c t , à l e f a i r e e n t r e r

« j u s q u e d a n s les os » ( P r e m i e r Ce rc l e , 4 1 0 ) . U n h o m m e ,

t a n t q u ' i l r e s t e e n v ie , « il y a t o u j o u r s q u e l q u e chose

e n c o r e q u ' o n p e u t l u i p r e n d r e » — vis sans f i n d e

l a p e u r q u i t u e l e n t e m e n t « l ' ê t r e h u m a i n q u ' i l y a v a i t

e n l u i » ( P r e m i e r Ce rc l e , 5 4 4 ) .

S é p a r a t i o n , angoisse , ce s o n t les f o n d s d e l a c o n d i t i o n

h u m a i n e q u e l a p r i s o n et le c a m p m e t t e n t à n u . « Di tes-

m o i , d e m a n d e u n e p r i s o n n i è r e , p o u r q u o i a u c a m p les

gens d e v i e n n e n t - i l s si h o r r i b l e s ? O u a lo rs , a v a n t , ils

é t a i e n t p a r e i l s , e t se c o n t e n t a i e n t d e l e c a c h e r ? » (F i l l e

d ' a m o u r , 1 1 4 ) .

« C a c h e r » l ' h o r r e u r : c ' es t p e u t - ê t r e u n des b u t s

d e t o u t e c iv i l i sa t ion . E t q u e f a i t d o n c l e D i e u d e l a per -

m a n e n t e G e n è s e , s i non , a p r è s l e p r e m i e r m e n s o n g e e t

le p r e m i e r c r i m e — le s ang d e l ' o i s e a u m o r t s u r l a

ne ige d e l ' e n f a n c e — , d e n o u s a b r i t e r d e l ' h o r r e u r p a r

les « t u n i q u e s de p e a u » d e l ' âge m û r ? M a i s l ' h o r r e u r ,

é c l a i r é e d ' u n e l u m i è r e su rg ie d ' a i l l e u r s , p e u t d e v e n i r

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r é s u r r e c t i o n . E l l e accu le a u c h o i x , a u seu l c h o i x q u i

compte , e l le d é n u d e à l a fois l a m o r t e t l a l i b e r t é .

L h o m m e , p o u r s u r v i v r e , p e u t d e v e n i r u n e b ê t e , u n e b ê t e

sans i n n o c e n c e , d é n a t u r é e , e t d o n c m o i n s q u ' u n e b ê t e ,

u n e chose q u i r e s t e d o t é e d e consc i ence . E n ru s se , l a

m ê m e r a c i n e u n i t ici le m o t q u i v e u t d i r e chose et c e lu i qu i s ign i f ie d é m o n .

O u b i e n l ' h o m m e cho i s i t d e r e s t e r u n h o m m e e t ce t t e

i r r é d u c t i b i l i t é m ê m e , q u a n d t o u t l u i m a n q u e , e t p e u t - ê t r e

m ê m e la vie , t é m o i g n e d e sa t r a n s c e n d a n c e . L e c h o i x

se p réc i se d o n c e n t r e ce q u e s a i n t G r é g o i r e d e N y s s e

et N ico l a s B e r d i a e v , m é d i t a n t les s y m b o l e s d e l ' A p o c a -

lypse, n o m m a i e n t la « b e s t i a l o - h u m a n i t é » e t l a « d iv ino-

h u m a n i t é ». L ' h o m m e n ' e s t p a s n e u t r e . I l es t u n e l i m i t e

t o u j o u r s m o u v a n t e e n t r e les t é n è b r e s d é m o n i a q u e s e t l a

l u m i è r e q u i v i e n t d ' « u n e s o u r c e p l u s p u r e q u e l e

soleil » ( P r e m i e r Ce rc l e , 2 6 1 ) . C e r t a i n s « d e v i e n n e n t des

l o u p s ». M a i s I v a n D é n i s s o v i t c h e t ses p a r e i l s n e s o n t

pas d e v e n u s des l o u p s a p r è s h u i t ans d e b a g n e . L a des-

cen t e a u x e n f e r s es t a lo r s m a î t r i s é e . E l l e p e u t m ê m e ê t r e

v o u l u e : a ins i p a r G l e b N e r j i n e q u i , d e p u i s son ado-

lescence , b r û l e d ' u n e p a s s i o n d e vé r i t é . I l v e u t com-

p r e n d r e s o n pays , son é p o q u e , l ' é n i g m e d e l ' h i s t o i r e , le

m y s t è r e de l ' h o m m e . I l p r e s s e n t q u e les t é m o i n s m a j e u r s

Sont d a n s les c a m p s . C ' e s t p o u r q u o i l a c h a r a c h k a n e l u i

s u f f i t pas . H r e f u s e t o u t e pos s ib i l i t é d ' y r e s t e r : « J e

suis d h u m e u r à t e n t e r u n e e x p é r i e n c e p o u r m o i - m ê m e .

Le p r o v e r b e d i t : " Ce n ' e s t p a s d a n s l a m e r q u ' o n se

noie , c est d a n s u n e f l a q u e d e b o u e . " J e v o u d r a i s m e

l a n c e r s u r l a m e r » ( P r e m i e r Ce rc l e , 5 6 3 ) . E t i l p a r t ,

ve rs l e l a r g e des f o r ê t s e t des m a r a i s , o ù l a m o r t m e n a c e ,

ma i s o ù son t les h o m m e s q u i s aven t .

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Ce cho ix t r a n s f o r m e l ' é p r e u v e e n ascèse , a u sens f o r t

d ' u n c o m b a t p o u r l ' e s sen t i e l . P l u s p r o f o n d , il n ' y a

pas l a m o r t , m a i s u n e v ie a u t r e . C ' e s t l e « s e c o n d souf-

f l e » d ' I n n o c e n t e m p r i s o n n é , ce « s e c o n d s o u f f l e q u i

a p p o r t e a u co rps c r i spé d e l ' a t h l è t e u n e f r a î c h e u r n e u v e »

( P r e m i e r C e r c l e , 5 4 9 ) . C ' e s t « l ' i n t r é p i d i t é de c e u x

q u i o n t t o u t p e r d u » : « O u i , ce q u i les a t t e n d a i t , c ' é t a i t

la t a ïga e t l a t o u n d r a [ . . . ] , le p i c e t l a b r o u e t t e , les

r a t i o n s f a m é l i q u e s [ . . . ] , m o r t . R i e n q u e le p i r e .

« Mai s la p a i x r é g n a i t d a n s l e u r c œ u r .

« I ls é t a i e n t h a b i t é s p a r l ' i n t r é p i d i t é d e c e u x q u i o n t

t o u t p e r d u , u n e i n t r é p i d i t é q u ' o n n ' a c q u i e r t p a s faci le-

m e n t , m a i s q u i d u r e » ( P r e m i e r Cerc le , 5 7 5 ) . A l o r s le

b a g n a r d q u i a c c e p t e d ' a v o i r t o u t p e r d u et d e p e r d r e m ê m e

sa v ie p e u t j e t e r a u x p u i s s a n t s de l a t e r r e : « Q u e l q u ' u n

q u e v o u s avez p r i v é d e t o u t n ' e s t p l u s e n v o t r e p o u v o i r .

I l es t d e n o u v e a u e n t i è r e m e n t l i b r e » ( P r e m i e r Cer-

cle, 9 1 ) .

L e c h i f f r e d e l a m o r t - r é s u r r e c t i o n

E n t r e les h o m m e s a i n s i r e n o u v e l é s e t , p o u r r a i t - o n pres -

q u e d i r e , « re -nés », s ' i n s t a u r e u n e f r a t e r n i t é d ' i n i t i é s ,

u n e a m i t i é d e p e r s o n n e à p e r s o n n e , b i e n a u - d e l à des

p e r s o n n a g e s d o n t les d é f r o q u e s r e s t e n t a c c r o c h é e s a u x

b a r b e l é s . S o l j é n i t s y n e a r e c o u r s ic i à t o u t e s les images

d e l ' E u r o p e s p i r i t u e l l e . L ' a r c h e d ' a b o r d , à p r o p o s d e la

c h a r a c h k a le d i m a n c h e soi r , s i l enc ieuse , r e t r a n c h é e de

t o u t . C e u x q u i v o g u e n t d a n s « l ' a r c h e d e l a c h a r a c h k a »,

à ces m o m e n t s p r e s q u e i n t e m p o r e l s , « s o n t sans p o i d s et

o n t des p e n s é e s s a n s p o i d s [ . . . ] . L ' e s p r i t d ' u n e a m i t i é

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VlF. C et s é r é n i t é g o n f l e au -dessus d e l e u r s t ê tes les

voûtes s e m b l a b l e s à des voiles . . . » ( P r e m i e r Ce rc l e , 296 - 297). Au-des sus des e a u x d e l ' h i s t o i r e , l ' a r c h e s y m b o l i s e

11 « e n d e d a n s » o ù c h a c u n , d a n s l e p r e s s e n t i m e n t d u

« c e n t r e o ù c o n v e r g e n t les l ignes », t r o u v e l a p a i x et

l'union de avec les a u t r e s . D e so r t e q u ' u n m a t h é m a t i c i e n génie , e m b a r q u é l u i auss i d a n s l ' a r c h e , p e u t a v a n c e r

avec h u m o u r q u e seu l u n p r i s o n n i e r es t c a p a b l e d e

, connaître son â m e i m m o r t e l l e , c e u x q u i s o n t e n l i b e r t é

tant t r o p r o u l é s p a r les f lo ts , t r o p p r i v é s d e ce t t e dis-

tance s e r e i n e (cf. P r e m i e r Ce rc l e , 1 7 6 ) .

A cet te i m a g e b i b l i q u e , S o l j é n i t s y n e a i m e j o i n d r e les

g r ands s y m b o l e s d e l ' é s o t é r i s m e o c c i d e n t a l te ls q u e l a

Re n a i s s a n c e r u s s e d u d é b u t d u s iècle les a déce lés e t gés d 'uii sens r e n o u v e l é . D u r a n t les d e u x p r e m i è r e s

dé cenn ie s d u xxe siècle, e n e f f e t , a v a n t q u e le m a r x i s m e n e d e v i e n n e , n o n avec l a r é v o l u t i o n m a i s avec l a N.E.P. 1

1922 , u n e i déo log i e exc lus ive , l a R u s s i e a c o n n u ,

^ a i u m e n t à S a i n t - P é t e r s b o u r g , des é t u d e s t r è s pous -

c s u r M o y e n Age occ iden t a l . S o l j é n i t s y n e é v o q u e

ces recherches d a n s A o û t 14, l o r s q u ' i l c isèle l e p e r s o n -

nage d e l a j e u n e , l u m i n e u s e e t p r o f o n d e h i s t o r i e n n e

z e r ska ï a , q u i p a r l e avec t a n t de p e r t i n e n c e d e

^ m é d i é v a l e . D a n s l a m ê m e p e r s p e c t i v e ,

écrivains esie e t p h i l o s o p h e s d e ce t t e é p o q u e si r i c h e e n e t e n t â t o n n e m e n t s , p a r f o i s a p p r o f o n d i s s e -

ments, de la sp i r i t ue l s , o n t a i m é e n a p p e l e r d e l ' O c c i d e n t e a r a t i o n a l i t é t e c h n i c i e n n e , v i t e d é f o r m é e e n idéo lo -

gie n t i s te , à l O c c i d e n t des p r o f o n d e u r s , à ses i m a g e s

Période d Nouvelle détente Pol i t ique Economique » (1921-1928) :

logique de de la " t ^ t économique mais de renforcement idéo-

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de lumière, la Quête du Graal, les rose-croix ou plu- tôt, car cette société secrète fort ambiguë dans ses abou- tissements restait mal connue, la symbolique de la Rose et de la Croix. La Rose qui naît de la Croix dans une aube de transfiguration semblait heureusement corriger l'accent un peu unilatéral mis par le catholicisme latin sur le vendredi saint et l'Homme de douleurs. En 1913, après un voyage en Bretagne, Alexandre Blok composait son drame celtique intitulé La Rose et la Croix, et Nicolas Berdiaev, après un voyage en Italie, surtout en Toscane et Ombrie, rédigeait sa première œuvre maî- tresse : Le Sens de l'acte créateur, dont voici la dernière phrase : « C'est dans le mystère du Sacrifice que la Rose de la vie universelle refleurira \ » Ce contexte

éclaire les fréquentes références que fait Soljénitsyne, dans Le Premier Cercle, à la chevalerie du Graal et aux rose-croix.

Mais il ne faut pas en rester à des données ponctuel- les : ce sont les structures spirituelles d'ensemble qu'il importe de considérer pour pressentir le sens de ce grand récit de la captivité qu'est Le Premier Cercle. Au cœur du triduum se place le jour de la Nativité, la Noël à la date occidentale du 25 décembre, et nous en sommes informés dès le troisième des brefs chapitres (l'ouvrage en compte quatre-vingt-sept). La Noël orthodoxe, du moins en Rus- sie où l'Eglise, comme immobilisée par la révolution, est restée fidèle au calendrier julien, se célèbre treize jours plus tard, le 7 janvier. Que Soljénitsyne ait choisi, pour éclairer son récit, la date occidentale de la Noël, qu'il ait choisi, comme nous venons de le voir, pour désigner

1. Le Sens de la création, trad. française, Paris-Bruges, 1955, p. 427.

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1 Filiation terrible des camps, les symboles occidentaux du Graal et de la Rose-Croix, affirme la volonté délibé- ree d'enraciner la Russie dans l'histoire profonde de "E llIrOPe. C'est que le tenaillant débat de la conscience russe au siècle dernier : — D'où sommes-nous ? d'Europe ou d Asie ? — semblait tranché par le stalinisme en fa- VeUr de l'Asie. Psychologiquement, la Russie avait comme régressé à la période tatare, ne retenant de l'héritage yzantin que les traits caricaturaux d'un Orient sans

transcendance, et donnant à Marx, ce Prométhée philoso- phique, « un aspect qui l'apparentait aux génies barbus qui gardaient les palais de la lointaine Babylonie » Postas Papaioannou : Marx et les marxistes, Paris, 1972, P* 21). « Et nous aussi, nous sommes des Asiatiques », avait dit Staline au plénipotentiaire japonais venu signer

traité de non-agression qui fut curieusement respecté

illsqu'aux l'époque dernières semaines de la guerre. Surtout, ePoque où se déroule l'action du Premier Cercle voit

e communisme triompher en Chine, victoire fiévreuse- ment observée et commentée par Lev Rubine, le seul communiste sincère de la charachka. Dans une inter-

d'août 1973, Soljénitsyne a précisé que « l'objectif ensemble de l'étouffement actuel de la pensée dans

notre pays pourrait être défini comme une sinisation, cOlDme la réalisation de l'idéal chinois, si cet idéal ne s' *

é * ait pas déjà incarné chez nous dans les années 30... » (Le Monde, 29.8.1973, p. 4). Il ne s'agit pour l'écrivain 111 de porter un jugement hâtif sur les aspects économi- ques et sociaux de l'expérience chinoise, ni de rejeter sans autre les spiritualités de l'Asie pour lesquelles, n°Us aurons l'occasion de le voir, il montre le plus grand "'tél'êt. La sinisation désigne pour lui une histoire où la

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personne, dans son irréductibilité spirituelle, n'a pas encore été révélée, parce que le dynamisme de la croix et de la résurrection n'a pas encore brisé l'immanence de l'histoire, au sens marxiste, ou d'un cosmos imper- sonnel, au sens de l'ancienne tradition de l'Extrême- Orient. Or, c'est justement ce « chiffre » de la mort- résurrection qui donne sens à tout le déroulement du Premier Cercle. L'action se place au moment de Noël, et le 25 décembre, cette année-là — l'année 1949 —, tombe un dimanche. Or, dans la sensibilité orthodoxe — et c'est un aspect que la spiritualité russe a accen- tué —, la Nativité a surtout valeur de « kénôse » (ékénôsen, dit saint Paul : Dieu « s'est vidé » de sa condi- tion divine), c'est-à-dire d'humiliation volontaire, de descente volontaire dans les profondeurs démonisées de l'existence humaine. « Tu es descendu sur la terre

pour sauver Adam et ne l'y trouvant pas, ô Maître, tu es allé le chercher jusque dans l'enfer », dit un texte liturgique. Les langes de l'Enfant divin annoncent les bandelettes qui envelopperont le Mort de trois jours, lorsqu'il descendra volontairement au lieu spirituel de la plus grande séparation. « La lumière luit dans les ténèbres », dit le prologue de saint Jean, et les ténèbres désignent l'enfer où peut s'enclore la condition humaine.

Or, le dimanche, dans la même tradition, s'identifie à Pâques, comme l'exprime son nom russe : voskressénié (résurrection). Ainsi le rapprochement de la Nativité comme descente volontaire dans l'enfer des hommes, et du dimanche comme Pâques, donne le « chiffre » de la mort-résurrection. Il faut se rappeler aussi que le dortoir des détenus est aménagé dans l'ancienne chapelle du manoir transformé en prison, plus précisément dans le

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Qo ni,e qui surmontait l'autel et dont la courbure ren-

f l e à ce centre désormais invisible où s'actualisait la Biort-résurrection du Christ. L'autel désormais a dis-

paru, comme ont été détruits et l'autel et l'église de Saint- Nicétas-Martyr, sur la colline baignée par les rivières, au cœur secret de Moscou ; et les chapitres concernant cette église, sa beauté, sa ruine, constituent probablement le noyau « initiatique » du Premier Cercle. L'autel est désormais invisible : c'est la conscience de l'homme.

^ est aussi l'autel céleste dont parle l'Apocalypse, et sur lequel triomphe paradoxalement l'Agneau immolé depuis le commencement des siècles.

Or c'est bien dans une mort-résurrection que s'enga- gent les deux principaux personnages du récit, Gleb Nerjine et Innocent Volodine. Le premier, après avoir renoué avec sa femme, entrevue au cœur de l'absence, le pacte de la fidélité, se retrouve plus que jamais fidèle a sa propre vocation — de trouver la vérité de l'histoire, la vérité de l'homme, des hommes de vérité. Il quitte la charachka pour un camp du Grand Nord, il descend, revêtu de l'intrépidité de ceux qui ont tout perdu, dans les cercles inférieurs de l'enfer, et il y descend volon- tairement. Le second, jeune diplomate à la carrière bril- lante, libre — privilège inouï pour un Russe — d'aller et de venir par le monde, à la vie d'épicurien raffiné, court le risque de l'arrestation et de l'anéantissement social, voire physique, pour sauver du pire un vieux savant menacé, homme non seulement de science, mais de sagesse. Lui aussi descend volontairement en enfer et connaît le « second souffle ».

Le prénom d'Innocent a son évidence. Il n'est guère d'œuvre de Soljénitsyne où l'on ne trouve un « inno-

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cent » : soit au sens d'un juste très humble, disponible et bafoué, comme Matriona ; soit au sens d'un homme de noblesse et d'indignation, broyé par les mécanismes de « ce monde », comme le Némov de la pièce au titre doublement caractéristique : La Fille d'amour et l'in- nocent ; soit encore au sens de l'homme saisi par la « folie » de la justice et de la vérité et qui, pour elles, renonce à tout, tel Innocent Volodine du Premier Cercle. Toute la spiritualité russe est hantée par ce thème de l'innocent qui prend tellement au sérieux la « folie de la croix » et le monde à l'envers des Béatitudes qu'il sem- ble dangereusement fou à tous les pharisiens, naguère d'Eglise, aujourd'hui d'Etat. Quant au prénom de Ner- jine, Gleb, il renvoie à saint Gleb, un de ceux qui, selon une forme spécifiquement russe de la sainteté, « ont volontairement souffert passion ». A l'époque de la pre- mière Russie, celle de Kiev, le prince Gleb fut assas- siné à l'instigation de son frère aîné. Il mourut dans le regret de la claire lumière et de son beau corps, mais en pardonnant aux meurtriers, en s'identifiant au Christ qui volontairement souffre passion pour libérer les hommes de l'enchaînement du mal. Le thème de l'innocent

comme la sainteté de « ceux qui ont volontairement souf- fert passion » laissent transparaître la présence du seul Innocent, de Celui qui se laisse assassiner pour offrir la vie à ses assassins.

La guerre

La guerre totale, elle aussi, constitue un passage par l'enfer, et ce fut pour Soljénitsyne l'expérience fonda- trice qui fit de lui un homme capable d'affronter les

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camps : « Les soldats et les prisonniers n'entendent Jamais de voix d'enfants » (Premier Cercle, 205). Soljé- nitsyne a décrit incomparablement la « guerre de maté- riel » inaugurée par les Allemands en 1914, mais qui devait connaître son apogée sur le front russe pendant la Seconde Guerre mondiale, de sorte qu'il est légitime de voir dans certaines descriptions d'Août 14 un témoi- gnage personnel.

Cette guerre, lors des grands bombardements d'artil- lerie lourde, prend les proportions d'un véritable cata- clysme cosmique. En plein jour, il n'y a plus ni soleil ni matin, seulement « une nuit enfumée et malodo- rante ». « Le corps de la terre », où les hommes se réfu- gient comme dans un sein maternel, est « défoncé », violé, « secoué jusqu'à la nausée » (Août 14, 195-196). Le « chiffre » d'Août 14 est sans doute le tournoiement de flammes, à l'opposé de la paix spirituelle que Sol- jénitsyne, nous le verrons, exprime par l'image de l'eau Pacifiée. Deux « poèmes cinématographiques » éclairent sinistrement, d'un tourbillon de feu, le puissant « roman historique ». Le premier (198-199) décrit l'embrasement Par la canonnade d'un moulin à vent « saisi tout entier

Par les flammes » ; les ailes en feu, bien qu'il n'y ait Pas le moindre vent, se mettent à tourner au souffle de l'air chaud :

« En une étrange rotation, se meuvent des rayons Pourpres, dorés, qui ne sont que des arêtes,

« COMME ROULE DANS LES AIRS UNE ROUE DE FEU.

« Et puis s'écroule, « S'écroule en morceaux, « En débris de feu. »

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L'autre poème (252) évoque la roue qui, dans la débâ- cle, se détache d'un fourgon et « roule, illuminée par l'incendie écrasant tout sur son passage ».

D'une manière spontanée, probablement selon les lois de ce que Henry Corbin, par opposition à l'imaginaire, subjectif et irréel, nomme l'imaginal — vérité profonde des êtres et des choses —, l'écrivain, pour les avoir vécus jusqu'aux limites de la mort, retrouve ici de très vieux et très universels symboles : celui, asiatique, du « sermon de feu » que le Bouddha prêcha à Gayâsisa ; dans une rotation insensée les hommes brûlent ; ils brû- lent du feu du désir, du ressentiment, de l'illusion ; du feu de la naissance, du déclin, de la douleur, de la mort. « La langue [signe du mensonge originel] est en feu et la vie est la roue du devenir dit le Bouddha ; et saint Jacques, dans son épître (in, 6), écrit à peu près la même chose : « La langue est un feu... elle enflamme la roue du devenir », cette roue dont la guerre accélère et rend manifeste la giration. On pense aussi, dans un contexte purement biblique cette fois, à la rotation de l'épée de feu qui interdit aux hommes l'accès du para- dis, aux « signes dans le ciel » des apocalypses néo- testamentaires.

Par là même, comme le camp, la guerre est jugement, tri, vannage sur l'aire, « des fléaux gigantesques pas- saient à travers leurs rangs et s'abattaient sur eux » (Août 14, 197). Soljénitsyne n'approuve pas la guerre, il la constate. Le principal personnage d'Août 14, le colonel Vorotyntsev, considère l'entrée en guerre de la Russie comme une erreur, tout en sachant que le destin de son pays se trouve radicalement en cause. Soljénitsyne observe que la guerre, comme le camp, comme une grave mala-

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die, arrache l'homme à la zone claire et connue du Quotidien, où menace un certain sommeil, pour lui don- ner la possibilité d'une « purification par la proximité de la mort » (Premier Cercle, 291). Le combattant, non seulement l'officier de carrière mais le chef improvisé

certaines scènes d'Août 14, quand s'écroule l'organi- sation des armées encerclées, font penser à une guerre de partisans —, y découvre une responsabilité terrible, 1 instant du choix, cet instant et pas un autre ensuite, car ensuite c'est trop tard : « Die Hochste Zeit » (« Le plus haut temps »), dit Vorotyntsev se rappelant machinale- ment un poème de Goethe appris à l'école (Août 14, 255). L'épreuve mûrit les êtres jeunes, pose sur leur visage le « hâle » d'une virilité précoce (L'Inconnu, 101), car il y a comme une connivence virginale (au sens d'une intégrité de tout l'être) entre le sacrifice et 1 adolescence : « L'invisible clarté juvénile du sacrifice l'illuminait, qui naît avant la femme et ne lui doit rien », écrit Soljénitsyne d'un très jeune sous-lieutenant blessé ttoût 14, 280). L'écrivain observe aussi qu'il existe des guerriers de vocation, souvent officiers de métier, et qu'ils trouvent dans le combat cette « légèreté » qui, dans la symbolique de Soljénitsyne, caractérise la vie quand elle se renonce et se dépasse. Vorotyntsev a quitté l'état-major pour observer directement l'action, et s'y engager. Au long d'une course épuisante d'unité en Unité, quand le pire menace, il « sent descendre sur lui cette bonne allégresse connue de tous les hommes de guerre » (Août 14, 92). « Cette nuit sans sommeil ne lui pesait nullement, non plus que la longue course qui l'attendait encore [...] avec, peut-être, la mort au bout [...]. Non seulement il n'éprouvait aucune peine, mais

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il se sentait léger, il avait des ailes \ Et quelle impor- tance ? dormir — ne pas dormir, manger — ne pas manger » (Août 14, 97).

La guerre totale, et notamment la Première Guerre mondiale, a été dépouillée de toute exaltation « éroti- que » par le volume de la technique et la patience exi- gée des hommes. Brice Parain, qui s'y trouvait, a noté qu'elle a demandé des soldats les vertus de la sainteté plus que celles de l'héroïsme. Ou, plutôt, un héroïsme qui dure et que l'ivresse lyrique ne porte plus devient comme une sainteté. En quoi l'expérience des guerres mondiales, en notre siècle, converge avec celle des camps. Cette durée patiente, décapante par la présence irrécu- sable de la mort, tant d'hommes contraints au memento mori des vieux ascètes contemplant les crânes qu'ils seront, voilà qui permet aussi, d'homme à homme, une « amitié désintéressée » : « Mes amis, mes camarades de combat, hommes purs... », songe avec nostalgie l'écrivain retrouvant, longtemps après, dans une forêt où le front s'était durablement fixé, un vieux seau qu'il décrit avec tendresse. Ce seau avait fini par servir d'embouchure au tuyau du petit poêle en fer qui réchauffait l'abri : « En un rien de temps il était brûlant, on s'y réchauf- fait les mains, on pouvait y allumer une cigarette, on faisait dorer le pain contre lui... » (Le Vieux Seau, Herne, 25.) Ainsi, « dans les fossés le long des routes, dans les tranchées inondées, entre les ruines de maisons incen- diées », des hommes ont appris « le sens de la véritable amitié » (Premier Cercle, 290).

Lorsque, dans l'énorme fracas du bombardement, le

1. C'est nous qui soulignons.

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colonel d'état-major et le paysan mobilisé de la veille, plaqués contre la paroi de la tranchée, osent ouvrir les yeux, c'est comme s' « ils étaient les deux seuls vivants sur la terre », et le regard qu'ils échangent, parce qu'il est peut-être le dernier, se transfigure dans une rayonnante « humanité » (Août 14, 196).

La guerre, enfin, peut faire jaillir une compassion où toute suffisance se déchire. Dans Août 14, l'énigmatique infirmière Tania, éclairée dans la nuit de l'hôpital par une flamme à la fois extérieure et intérieure comme

Un personnage de Georges de La Tour, voit soudain le drame qui la murait — un amour où l'autre a trahi — se faire « minuscule », « un état trompeur », devant l'immensité irrésistible de « la douleur commune d'au-

trui » (Août 14, 435).

Le cancer

La troisième expérience qui donne poids à la parole de Soljénitsyne est celle du cancer. Ici il n'y a plus l'Est et l'Ouest, mais la quotidienneté commune à nos sociétés urbaines et industrielles, quotidienneté soudain traversée par l'horreur. Le cancer fait peur à tous, ou presque, c'est une des grandes peurs du xx' siècle, du moins dans les sociétés économiquement « développées ». Figure, jusque dans son nom imagé, d'un démoniaque moderne, expression particulièrement prégnante de notre condition de mort. Dürenmatt, dans une de ses nou- velles, a comparé la vie contemporaine à une méca- nique bien huilée où seule la panne peut faire surgir l'insolite. Le cancer est une des pannes les plus redou-

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tées. Peut-être aussi doit-il sa signification symbolique — signification qui, faut-il le redire, est recelée par sa réalité la plus concrète et la confirme — au fait qu'il consiste en la séparation, puis la prolifération mons- trueuse d'une cellule qui semble rejeter la sagesse et l'ordre de l'être inscrits dans l'organisme humain.

Et voici de nouveau la configuration maintenant fami- lière : enfer, mort, ascèse de dépouillement, signes de résurrection. Soljénitsyne évoque « les malades tombés dans le cercle infernal du cancer » (Pavillon, 100). Le nanti Roussanov, arraché par la maladie à la puissance et à la sécurité, se sent « ramené à l'état de poussière » par la souffrance lancinante que lui cause sa tumeur au cou et plus particulièrement par le spectacle des cabinets qui, malgré les fréquents nettoyages, présentent toujours « des traces fraîches de vomissures, de sang et de saleté » (Pavillon, 309). Certains, tout en restant dans un corps encore vivant, ont l'impression d'avoir franchi la limite qui sépare la vie de la mort. « Il y a encore en vous, quelque part, du sang qui coule, mais, psy- chologiquement [...], vous avez déjà vécu la mort elle- même. Tout ce que vous voyez autour de vous, vous le voyez déjà comme depuis la tombe, sans passion [...]. Au fond, tout vous est devenu égal » (Pavillon, 65-66) — état, dit ce malade, semblable à celui des arbres et des pierres saisis non dans leur beauté et leur secrète célé- bration, mais, à la manière de Sartre, comme des en-soi opaques, clos sur leur néant. Chacun alors est muré dans sa souffrance solitaire, proprement incommunicable, ou dans ce détachement inerte. Cependant, une sorte de métanoia, ici aussi, est sollicitée. La souffrance devient jugement, et Roussanov, homme de police secrète, dont

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chaque mot, chaque geste, savait devenir menace et soup- Çon, découvre qu'il a « son tribunal — là, entre sa Mâchoire et sa clavicule. Et devant ce tribunal, il n'avait plus ni relations, ni mérites, ni défense... » (Pavillon, 320). Le malade peut alors « apprendre à tout faire tomber de soi, hormis l'essentiel » (Pavillon, 235). Les premiers chrétiens pensaient que l'âme, après la mort, si du moins elle n'a pas su se dépouiller, s'unifier, se Pacifier dès ici-bas, doit passer par des sortes de douanes spirituelles, les « télonies », où les puissances de sépa- ration et de haine prélèvent chaque fois ce qui leur appartient, de sorte que peu à peu dépouillée de ses dusses identifications, de ses peaux mortes, elle rede- vient elle-même, retrouve sa transparence originelle.

fait, c'est toute la vie de l'homme que traversent ces frontières où l'attendent d'impitoyables douaniers. La maladie, en particulier, si elle peut dégrader l'homme, I affoler, l'identifier à la partie souffrante et désagrégée

son organisme (alors seule, en effet, la mort et son odyssée... ), peut aussi devenir « l'école des grands renon- cements » (Pavillon, 235). Et le « chiffre » de la ^ort-résurrection surgit dans toute sa force : lumineux 8 il s'agit d'une guérison totale, spirituelle (englobant ou II englobant pas le corps), ambigu, s'il s'agit seulement d'un retour à cette vie mêlée de mort que nous appelons « la vie ». Résurrection du Christ ou résurrection de

Lazare. Toujours « signe », cependant, au sens johan- ^îque : « J'étais un homme mort quand je suis arrivé ici, et maintenant, je revis » (Pavillon, 92).

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2.

La mort et le sens

Qiï est-ce qui fait vivre les hommes ?

Dans le destin de Soljénitsyne, la triple expérience de ta guerre, de la prison et du cancer a radicalement mis en cause la sensibilité qui domine dans les « sociétés déve-

loppées » — peut-être, spirituellement, sous-dévelop- pees —-9 et que l'écrivain résume en ces deux proposi- tions : « On ne vit qu'une fois, on ne mourra jamais. » Dans Flamme au vent, qui se déroule en Occident, un « Occident » saisi comme civilisation planétaire, la der- rière en date des épouses d'un musicien célèbre, âgé mais complaisant, riche d'argent et de relations, cette jeune femme en pleine frénésie vitale s'exclame, entre

passade érotique et un article fiévreusement rédigé Pour les pages « culturelles » d'un grand journal : « J'aime la vie [...] ! J'aime la vie dans toutes ses Manifestations ! Après tout, on ne vit qu'une fois ! Il

faut rien laisser passer » (Herne, 61). La question décisive surgit parmi malades et infirmiers du Pavillon des cancéreux avec le titre même, en forme d'interroga-

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tion, d'un récit de Tolstoï qui circule dans l'hôpital : « Qu'est-ce qui fait vivre les hommes ? » Le seul qui aurait pu répondre face à la mort, voyant au-delà, est un vieil Ouzbek plein de sagesse, mais, significativement, il ne sait pas le russe : il est en dehors de la question, dans un « orient » que n'ont encore atteint ni l'angoisse occidentale de l'individu ni la pleine révélation chré- tienne de la personne. Les autres répondent à ras de terre, sans même penser à la mort. De quoi vivent les hommes ? comprennent-ils. Mais « de leur salaire », fait l 'un ; « de la ration et du paquetage », lance un autre, presque guéri (Pavillon, 170). Diomka, adoles- cent studieux, modelé par l'école, son moralisme et son scientisme (si proches de ceux que dispensaient en France, vers 1900, les écoles normales d'instituteurs), explique consciencieusement que « les hommes avant tout vivent de l'air, puis de l'eau, ensuite de la nourri- ture » (Pavillon, 172). Et le forban Ephrem Poddouïev, longtemps porté par l'inconscience d'une puissante vita- lité, mais qu'un cancer à la bouche rend maintenant atten- tif à l'ultime — c'est lui qui pose aux autres la question —, se dit qu'il aurait naguère répondu comme Diomka, mais en remplaçant l'eau par la vodka. Pour lui, tout avait toujours été très clair : « Ce qu'on demande à un homme, c'est ou bien une bonne spécialisation, ou bien une solide poigne dans la vie. Quand on a l'un ou l'autre, l'argent vient tout seul » (Pavillon, 162). L'homme, c'est ce qu'il fait, c'est ce qu'il gagne. Ou du moins c'est vrai tant qu'on n'a pas le cancer ou une autre maladie mortelle, tant qu'on ne sait pas qu'on va mourir. Alors, si l'on ne se ment pas, comme la plupart, on découvre qu'on a négligé « quelque chose ». On pose la question.

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A laquelle les plus réfléchis répondent par deux des grandes valeurs de la morale soviétique — et d'autres Morales laïques de naguère : le travail et la patrie. Quant à Roussanov, membre influent de la « nouvelle

classe dirigeante », tout en croquant sa cuisse de pou- let, nourriture de privilégié dans l'Union soviétique des années 50, il affirme que « les hommes vivent d'idéolo- gie et de causes communes » (Pavillon, 173).

Mais le travail, la patrie, les causes communes, c'est « le groupe », dira plus loin le principal personnage du roman, Kostoglotov, un homme rude, dépouillé, qui a connu la guerre, les camps, les limbes de la relégation, et maintenant négocie lucidement avec un cancer. Le travail, la patrie, l'idéologie, ce sont des aspects de l'exis- tence collective, en deçà de la mort : « Ce n'est vrai Çu autant qu'on vit. » Mais « quand vient l'heure de Courir, nous renvoyons l'intéressé hors du groupe... Mourir est son affaire à lui » (Pavillon, 222-223). La Illort dénude l'homme de tout ce qui ne la dépasse pas. L homme est jeté nu dans le monde, il est nu entre les Illains des laveurs des morts. Job savait cette vérité.

Au reste, combien vivent réellement de l'idéologie ? ^ e fois éteint le lyrisme de la révolution, une fois gagnée la guerre, combien se rallieraient plutôt à l'excla- Illation de la jeune Assia lorsque Diomka lui pose à son tour la question maudite : « Pour quelle raison vit homme [...] ? Pour l'amour, bien sûr [...] ! Et qu'y

a-t-il d'autre dans la vie en dehors de l'amour ? » —

c est-à-dire du plaisir fougueux des jeunes corps. C'est ce que pensent aussi l'étudiante en médecine Zoé, et ses

camarades, qui veulent « profiter de la vie le plus tôt possible » (Pavillon, 249) et pratiquent sans problème les

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Le vrai chef de brigade est celui qui donne le ry thme

du travail , lance ce grand jeu d 'abord difficile, de sorte

que chacun sent que « son travail le met sur le même

pied que lui » (Une journée, 147). Les vrais pédagogues,

comme Lidia Guéorguievna dans P o u r le bien de la cause,

s ' imposent par une sorte de t ransparence : ses élèves

« aimaient tout ce qui est sincère et chacun lisait aisé-

ment sur [son] visage que ses paroles étaient le miroir

fidèle de sa pensée » (169) — , s ' imposent aussi pa r

l 'exemple : « Elle avait honte d 'envoyer les autres là où

elle ne serait pas allée elle-même » (170), et c'est sur le

chantier que ses élèves ont appris à la connaître. Ils

l 'appellent de son diminutif , Lidotchka, mais elle sait

mainteni r l ' imperceptible distance qu i lu i permet , roya-

lement, d ' investir l ' un ou l 'autre de sa confiance, pa r

exemple « d 'une pression du bout des doigts sur

l 'épaule » (170).

Soljénitsyne, surtout, a traité d 'une manière aiguë, dans Le Pavil lon des cancéreux, de la relat ion du médecin et du

malade. Le « vieux docteur » qui reste u n modèle et u n

conseiller pour ses élèves qui dirigent plusieurs services à

l 'hôpital , pense que le médecin doit être « une âme à qui

l 'on puisse confier ses craintes les plus secrètes, voire

celles dont on a honte » (628), dans une relation person-

nelle qui comporte à la fois réciprocité et, de la par t du

médecin, paterni té aimante, pacifiante. Il s 'absorbe avec

chaque malade dans u n long entretien. Il entend « soigner

son malade comme u n tout » (631), car « l 'organisme,

lui, ne se fract ionne pas » (632). Ce qui exige que « le

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médecin lui-même soit un tout », unifié dans l'accueil

et la connaissance : un tout qui réunisse l'intelligence et le cœur. Le « vieux docteur » va jusqu'à penser qu'il n'est pas mauvais qu'un spécialiste contracte la maladie qu'il a l'habitude de soigner, de sorte qu'une fois guéri il puisse comprendre comme de l'intérieur ses patients.

Kostoglotov, que les camps ont rendu taciturne, obser- vateur et circonspect, rejette le mythe — qui rassure, mais infantilise — du médecin infaillible. Hospitalisé pour un cancer, il refuse d'être soigné « comme s'il était un singe » (Pavillon, 67), donc de subir n'importe quel traitement, il étudie des ouvrages spécialisés pour percer à jour le jargon des médecins qui s'entretiennent à son chevet, bouscule leur bienveillance impérieuse, demande des comptes, cherche à devenir leur « allié raisonnable » (Pavillon, 447). Il souhaite que le médecin lui avoue ses tâtonnements et ses doutes, de sorte qu'ils puissent, médecin et malade, travailler « en conseil », et que le malade s'associe lucidement à l'effort de gué- rison, car, pour reprendre l'expression du « vieux doc- teur », l'homme est un tout, et la guérison du corps ne peut vraiment se réaliser sans la coopération de l'âme : « N'ayez pas peur de m'expliquer [...]. Je suis comme ce guerrier lucide qui ne pourra combattre que s'il com- prend les buts de son combat » (Pavillon, 116-117). Seule Véra finit par accéder à ce désir de réciprocité. Pour faire accepter par Oleg un traitement indispensa- ble, mais qui risque de le diminuer durablement, elle lui parle à fond, livre son propre secret, lui révèle ce qu'est pour elle le sens de la vie, obtient son libre consentement.

Multiplier les possibilités de cette co-responsabilité, les