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L’ETHNOPSYCHIATRIE ET SES RÉSEAUX L’influence qui grandit * Didier Fassin paru dans Genèses. Histoire et sciences sociales, 1999, 35, p. 146- 171 « C’est une des vertus de l’analyse en termes de réseaux socio-techniques que d’attirer l’attention de l’observateur sur tout ce qui semble extérieur à la science et sans laquelle elle n'existerait pourtant pas ». Michel Callon, « Introduction », in La science et ses réseaux, La Découverte, Paris, 1989, p.24 « Ethnopsychiatry lasted from about 1900 to 1960, disappearing as the social conditions upon which it rested were destroyed », note Jock McCulloch (1995) au début de son important ouvrage Colonial Psychiatry and the ‘African Mind’ . Et il précise : « Tout au long de la période coloniale, le terme ethnopsychiatrie fut employé à la fois par des praticiens et leurs critiques pour décrire l’étude de la psychologie et des * A propos des ouvrages suivants (les appels dans le texte seront faits par des initiales notées ici entre parenthèses) : T. Nathan, Fier de n’avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c’était, La pensée sauvage, 1993 (FA) ; T. Nathan, L’influence qui guérit, Paris, Odile Jacob, 1994 (IG) ; I. Stengers, « Le Grand Partage », Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, 1994, 27, pp. 7-19 (GP) ; B. Latour, « Note sur certains objets chevelus », Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, 1994, 27, 21-36 (NO) ; T. Nathan, « La haine. Réflexions ethnopsychanalytiques sur l’appartenance culturelle », Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, 1995, 28, pp. 7-17 (LA) ; I. Stengers et T. Nathan, Médecins et sorciers, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 1995 (MS) ; T. Nathan et L. Hounkpatin, La parole de la forêt initiale, Paris, Odile Jacob, 1996 (PF) ; T. Nathan, « Devereux, un hébreu anarchiste », Préface à l’édition française de G. Devereux, Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 1996, p. 11-18 (DH) ; T. Nathan, « Etre juif ? », Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, 1996, 31, 7-12 (EJ) ; B. Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches , Le Plessis- Robinson, Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 1996 (PR) ; P. Pichot et T. Nathan, Quel avenir pour la psychiatrie et la psychothérapie ? Le Plessis-Robinson, Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 1998 (QA). Je remercie, pour leurs remarques sur une première version de ce texte, Anne-Claire Defossez, Eric Fassin et Richard Rechtman. 1

L’ETHNOPSYCHIATRIE ET SES RESEAUX L’influence qui grandit*

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Didier Fassin

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Lethnopsychiatrie et ses rseaux

Lethnopsychiatrie et ses rseaux

Linfluence qui grandit*Didier Fassin

paru dans Genses. Histoire et sciences sociales, 1999, 35, p. 146-171

Cest une des vertus de lanalyse en termes de rseaux socio-techniques

que dattirer lattention de lobservateur sur tout ce qui semble

extrieur la science et sans laquelle elle n'existerait pourtant pas.

Michel Callon, Introduction, in La science et ses rseaux,

La Dcouverte, Paris, 1989, p.24

Ethnopsychiatry lasted from about 1900 to 1960, disappearing as the social conditions upon which it rested were destroyed, note Jock McCulloch (1995) au dbut de son important ouvrage Colonial Psychiatry and the African Mind. Et il prcise: Tout au long de la priode coloniale, le terme ethnopsychiatrie fut employ la fois par des praticiens et leurs critiques pour dcrire ltude de la psychologie et des comportements des peuples africains. Cette discipline occupait une petite et inconfortable niche entre la psychiatrie et lanthropologie. Mais la diffrence de ces deux spcialisations, lethnopsychiatrie nobtint jamais le statut de science dominante. Au milieu des annes soixante, elle fut supplante par une psychiatrie transculturelle plus large qui prenait acte du changement intervenu dans sa clientle, passe de sujets coloniaux des travailleurs immigrs et des minorits ethniques en Europe mme, et que sous-tendait un dsir des psychiatres de se distancier de la propre histoire de leur discipline. Discipline coloniale ne deltonnement dEuropens mdecins (John Colin Carothers nest pas psychiatre) et ethnologues (le premier mtier dOctave Mannoni) devant la psychologie de lAfricain (Carothers 1954) et le comportement des indignes (Mannoni 1950), lethnopsychiatrie se serait donc teinte avec la colonisation. A cet gard, la dnonciation que fait Frantz Fannon (1952) des fondements idologiques et politiques de cette ethnopsychiatrie du colonis en serait la condamnation dfinitive.

Ce constat historique semble aujourdhui trouver un dmenti, en France, avec le retour en force dun discours savant et dun exercice clinique se rclamant de cette discipline. Les publications se multiplient et les mdias se passionnent, des consultations closent et des enseignements se crent, des polmiques se dveloppent et des intellectuels se mobilisent. Cette success story de lethnopsychatrie se noue autour dun psychologue, Tobie Nathan, le plus actif et le plus prolifique de ses promoteurs, relays par quelques-uns de ses disciples, demeursdes fidles ou devenus des mules. Elle a sa scne principale, le Centre Devereux lUniversit Paris VIII de Saint-Denis qui, depuis une dizaine dannes, a succd au Centre hospitalo-universitaire de Bobigny (1979-1983) et au Centre de Protection maternelle et infantile de Villetaneuse (1983-1988), mais lessaimage des dispositifs sest aussi fait au gr des volonts dindpendance des lves (Marie-Rose Moro lhpital Avicenne, Moussa Maman dans lassociation URACA). Le propos qui sous-tend cette renaissance est simple: la socit franaise est devenue multiculturelle; les immigrs et leurs descendants souffrent de troubles mentaux ou, tout simplement, prsentent des carts de comportement, lis leur culture dorigine; or, les institutions de mdecine et de psychiatrie ne savent pas faire face ces nouvelles pathologies, tout comme les institutions sociales et juridiques se rvlent dsarmes devant ces dviances insolites; cest en fait travers une pratique radicalement diffrente et culturellement instruite que ces patients peuvent tre compris et guris ou jugs; seule lethnopsychiatrie est en mesure de proposer cette pratique et de la thoriser. Le syllogisme savre efficace si lon en croit les patients qui affluent, les tudiants qui se pressent, les mdecins qui demandent des conseils, les juges qui sollicitent des expertises, les collectivits territoriales qui font appel ses services. La comptence de lethnopsychiatre parat ainsi devenue indispensable pour tout ce qui touche limmigration et mme, au-del, tout ce qui concerne les diffrences socialement construites comme culturelles, y compris chez des patients non immigrs mais dorigine trangre. Trop promptement enterre, lethnopsychiatrie est donc bien vivante. Avait-elle toutefois vraiment disparu?

En fait, lannonce de sa mort tait, pour reprendre un mot dhumoriste, trs exagre, tout au moins dans le contexte franais. Les travaux de l'Ecole de Fann Dakar avec Henri Collomb (1965), Andrs Zemplni (1968) et les Ortigues (1966), avaient assur dans les annes soixante et soixante-dix, sous la bannire de lethnopsychiatrie, la permanence en mme temps que le renouvellement dune pense et dune pratique sefforant dapprhender les diffrences culturelles dans les modes dexpression et de prise en charge de la maladie mentale: la fin de lethnopsychiatrie coloniale navait, par consquent, pas sonn le glas de la rflexion et de lintervention ethnopsychiatriques sur des terrains dsormais politiquement indpendants, mais toujours exotiques. Paralllement, les travaux de Roger Bastide (1965) et de Georges Devereux (1970), puisant dans des rfrentiels thoriques distincts, en particulier celui du culturalisme amricain dont ils se dmarquaient toutefois nettement, se revendiquaient eux aussi dune ethnopsychiatrie explorant les liens entre culture et psychismeau sein de socits ethniquement diffrencies: cette exploration se voulait cependant avant tout exercice scientifique, contribution une sociologie des maladies mentales pour lun, fondation dune ethnopsychanalyse complmentariste pour lautre, plutt que pratique clinique. Lhistoire de lethnopsychiatrie, qui reste dans une trs large mesure crire, exprime ainsi la diversit de la discipline, de ses traditions intellectuelles, de ses activits concrtes, de ses inscriptions historiques diversit que masque le recours au mme intitul disciplinaire , mais elle en rvle aussi les continuits et les convergences au-del des vicissitudes de lhistoire des socits contemporaines. La fin de la priode coloniale nen signe pas lacte de dcs et il existe bien une ethnopsychiatrie post-coloniale qui, par bien des aspects, se dmarque du lourd hritage colonial.

Si, pourtant, la priode actuelle semble inscrire, dans cette histoire, une profonde rupture, avec notamment luvre de Tobie Nathan, cest probablement pour deux raisons principales: dune part, la prtendue radicalit du propos, qui veut faire table rase de tous les discours savants qui lont prcd et jeter des bases pistmologiques totalement indites non seulement pour la psychopathologie, mais aussi plus largement pour les sciences de lhomme; dautre part, sa rception dans lespace public, o il tend simposer comme rfrentiel dominant de laction dans le champ socio-sanitaire pour ce qui touche limmigration et aux minorits. L o ses prdcesseurs avaient tent de maintenir un dialogue et une intelligence avec lanthropologie, dun ct, et la psychiatrie, de lautre, Roger Bastide faisant de lethnopsychiatrie une ethnologie des maladies mentales qui est lune des trois sciences composant la psychiatrie sociale et Georges Devereux plaidant pour une science interdisciplinaire qui se devait de considrer conjointement les concepts cls et les problmes de base de lethnologie et de la psychiatrie, lauteur du Manifeste pour une psychopathologie scientifique rompt tous les ponts, dnonant en bloc la mystification ethnocentriste des anthropologues et des psychiatres. L o le dbat dides et la mise en application demeuraient limits des cercles relativement restreints de la recherche et de la clinique, o les perces ambitieuses de la thorie se traduisaient par des avances prudentes de la pratique, lEcole dakaroise ayant jou un rle dcisif mais circonscrit aux milieux psychiatriques et anthropologiques, la controverse se situe maintenant dans le domaine public et la dmarche se transforme en proslytisme. Autrement dit, lopration intellectuelle est devenue un enjeu de socit. Cest prcisment en tant quelle est une pice succs que la scne rituelle qui se joue au Centre Devereux, avec ses divinations et ses oracles, ses initis et ses thrapeutes, nous intresse. Cest parce quelle devient, pour des agents dsempars des domaines sanitaire, social et judiciaire, une rponse universelle aux souffrances des immigrs et aux dsordres des banlieues que la psychothrapie de Tobie Nathan nous concerne. Plus que luvre crite, cest le fait social quil sagit de comprendre, mme si dans la premire se trouvent les cls dinterprtation du second.

La seule discipline scientifiquement dfendable serait, si lon me pardonne ce barbarisme, une influenologie, qui aurait pour objet danalyser les diffrentes procdures de modification de lautre, crit Tobie Nathan (IG: 25). La meilleure manire de parler de lethnopsychiatrie aujourdhui, cest peut-tre prcisment de tenter de faire, en le paraphrasant, une sociologie de son influence. Cette approche nest assurment pas la seule possible. Dautres se sont avres utiles. Abordant luvre sur le terrain de la clinique psychiatrique, de lethnolinguistique ou de la dontologie, on a pu mettre en vidence certains des problmes quelle pose sur les plans intellectuel, pratique et thique: travers une critique souvent serre, il sest agi dune dmystification des savoirs mis en uvre par lethnopsychiatrie et singulirement par son refondateur. Mais luvre ne peut se rduire un corpus dnoncs programmatiques et un ensemble de prescriptions thrapeutiques. Elle est aussi une entreprise concrte qui vise imposer un ordre des choses dans la cit et instaurer une norme dans la gestion de laltrit. Son auteur est ainsi, au sens o lentend Howard Becker (1985), un entrepreneur de morale qui, tout comme les ethnopsychiatres coloniaux ont souvent servi dauxiliaires au pouvoir colonial, prend part ladministration locale de la question sociale et, singulirement, de la question immigre. Plus que le contenu de ses crits, cest donc la place occupe par lentreprise de Tobie Nathan et son cole sur le march du malheur et dans le gouvernement de la cit, son influence sociale en somme, qui justifie cette nouvelle lecture de ses rcents essais. Le propos nest pas une exgse de luvre proprement parler, mme si celle-ci savre ncessaire, mais une analyse de ce quon peut appeler la politique de lethnopsychiatrie: le travail de dmystification porte ici sur les pouvoirs, ceux par lesquels un discours simpose un ensemble dagents et impose un ordre social. Seul le dchiffrement des rseaux permet de suivre les logiques et les mcaniques de linfluence.

Pour ce faire, il faut partir du dispositif mis en place par lauteur, cest--dire le discours historique dont il est porteur. Cest l en quelque sorte le cur idologique du rseau. Puis il est ncessaire de comprendre les alliances noues et les ramifications par lesquelles linfluence sexerce, tant dans les domaines intellectuel et scientifique que dans les mondes institutionnel et politique. Cest lexpression positive du rseau, dont les sociologues des sciences ont montr limportance. Mais pour fonctionner de manire efficace, le dispositif a besoin de se donner des ennemis et de construire ainsi une ralit contre laquelle se dfendre. Cest ce que lon pourrait appeler la manifestation ngative du rseau, sa version en creux, gnralement oublie dans les travaux de sociologie des sciences. A la diffrence toutefois des thoriciens de lacteur-rseau, dont le travail de relativisation aboutit souvent neutraliser les positions, comme on le verra propos de lethnopsychiatrie elle-mme, on sefforcera ici de montrer les implications sociales de ces positions, de comprendre les enjeux de socit quelles cristallisent, en somme de repolitiser la lecture des rseaux. Tel sera le sens de la partie finale: prendre comme une affaire srieuse, et non comme le divertissement exotique quelle semble parfois, lethnopsychiatrie dans ses actes.

La machine de guerre

Au dbut de son fameux Cours de 1976 au Collge de France, Michel Foucault (1997: 41) dclare:La question premire que je voudrais tudier cette anne serait celle-ci: comment, depuis quand et pourquoi a-t-on commenc percevoir ou imaginer que cest la guerre qui fonctionne sous et dans les rapports de pouvoir?. Autrement dit: comment passe-t-on de la reprsentation pacifie de la souverainet la reprsentation belliqueuse de la domination? Lenqute le conduit ainsi dcouvrir quun discours historique nouveau nat lextrme fin du Moyen Age, vrai dire mme au xvie et au dbut du xviie sicle, qui nest plus le discours de la souverainet, mais le discours des races, de laffrontement des races, de la lutte des races travers les nations et les lois (1996: 61-62). Cette histoire biblique de la prophtie et des exils met en uvre une ractivation de la guerre, en nonant lexistence de divisions internes de la socit: les races sont donnes comme des entits irrductibles et antagonistes. Discours des origines, fondes sur des mythologies; discours des diffrences, rcusant luniversel; discours sombrement critique enfin, qui annonce des rvolutions ou des apocalypses. Lanalyse, qui se dploie historiquement jusqu la priode contemporaine, y tourne toutefois un peu court, demeurant en quelque sorte prise dans une tension non rsolue entre la victoire suppose du principe de luniversalit nationale sur la guerre des races et la reconfiguration de celle-ci dans latechnologie du bio-pouvoir, entre un droit souverain retrouv et une biopolitique invente (1996: 213-220). Si lon se hasarde donc poursuivre lenqute inacheve volontairement, nen pas douter et si lon sefforce den prolonger les intentions, on peut proposer le constat suivant.

A peu prs partout, et singulirement dans la socit franaise, lidologie librale et rpublicaine, qui est le discours moderne de la souverainet, celle de lEtat mais aussi celle du march, a fini par simposer contre le discours de la guerre des races. Que lon pense au droit de vote ou la protection sociale, que lon considre la circulation des biens ou aux politiques publiques, la tendance lourde est assurment la mise en place de principes universels. Lhistoire comme guerre des races ne disparat cependant pas. Elle se perptue ou se reconstitue sous deux formes essentielles. Une version dure, biologique, passablement discrdite, mais dont le retour en force est avr avec la monte en Europe des extrmes-droites. Une version molle, culturelle, moins haineuse, mais dont la prsence se renforce partout o les diffrences ethniques ou nationales se durcissent autour de revendications identitaires. Lethnopsychiatrie, par sa fascination pour la diffrence rifie dans la culture, se trouve assurment expose de manire structurelle cette seconde version, dont Tobie Nathan offre une lecture radicale.

La guerre?, sinterroge-t-il (IG: 327) dans le titre de la conclusion dun de ses derniers ouvrages. Et de sindigner:Au secours! Les meilleurs de nos penseurs sont aveugles. Les droits de lhomme et du citoyen et leurs avatars en cit moderne que sont le droit la sant ou le droit des enfants quils dfendent corps et cri, sont une vritable machine de guerre contre les peuples du tiers monde. Au nom de ce droit, on intervient dans les familles, on vole les enfants, on les passe la machine uniformiser, cette pense la violence mtallique et glace (IG: 329). Plus loin: Je laffirme haut et fort, les enfants des Soninks, des Bambaras, des Peuls, des Dioulas, des Ewoundous, des Dwalas, que sais-je encore? appartiennent leurs anctres. Leur laver le cerveau pour en faire des blancs, rpublicains et athes, cest tout simplement un acte de guerre (IG: 331). La lutte des races, ici reformule dans les termes de lethnie, prend la tonalit dramatique de lurgence sur le thme bien connu du seuil de tolrance: Le problme le plus aigu que devra traiter la France dans un tout proche avenir, cest celui de lintgration de ses populations migrantes, ncessairement de plus en plus nombreuses et de plus en plus culturellement loignes (IG: 331). Si lon peut voir dans cette dramatisation une application la socit de son apologie de la frayeur (IG: 221) quil estime salutaire dans la cure analytique, on en reconnat aussi les relents dans le dbat politique. Surtout si lon considre les jugements mprisants quil rserve aux enfants africains qui ont grandi en France,des janissaires blanchis dans les coles rpublicaines, qui rentreront un jour coloniser leur peuple pour le compte des vainqueurs, et plus encore ceux qui y ont t adopts: gageons quune fois adultes, ces enfants noirs levs la franaise seront les plus insipides de tous les blancs (IG: 330-331). Faut-il ny voir que des provocations? Ce serait oublier que, sur le thme de limmigration, le rejet de lordre rpublicain, lessentialisation des origines, la rcusation delintgration, la dnonciation de linvasion, le langage de la disqualification et, pour finir, le mode de la provocation constituent le fonds rhtorique de lextrme-droite.

Le cur de largumentaire, cest un diffrentialisme radical qui fait de lappartenance originelle, le plus souvent nonce en termes ethniques, une dimension irrductible et immuable de la personne. Irrductible, dabord. A propos dun patient sonink auquel il vient, pour se mettre son diapason culturel suppos, dnoncer un proverbe (du reste bambara), il note: Je lui permettais ainsi dtre avant tout sonink (la seule faon, je pense, dtre humain pour un Sonink) Tout faire pour agir en Sonink avec un patient sonink, en Bambara avec un bambara, en Kabyle avec un kabyle (IG:23-24). Immuable, ensuite. Se rfrant toujours ce groupe, il sexclame: Mettre un Sonink de trois ans n en France, berc en sonink, nourri au sein, mass la faon sonink, le mettre brutalement lcole et attendre de lui quil sy adapte, cest ne rien savoir du fonctionnement psychique. Et cest honteux! A cet ge, il est totalement impossible de grer rapidement des processus de mdiation entre deux cultures, entre deux langues, seul moyen de ne pas perdre la Culture avec un grand C (IG: 217-218). Ailleurs, il sinterroge encore: Franchement, existe-t-il dautre acculturation que de surface? (LH: 10). Ds lors, il ne peut y avoir quune solution, radicale: Dans les socits forte migration, il faut favoriser les ghettos afin de ne jamais contraindre une famille abandonner son systme culturel (IG: 216). Classique mesure du protectionnisme culturel, dont on sait quil tait largument apparemment avouable du dveloppement spar dans les pays dapartheid.

Lacharnement rduire lautre ses origines prend une intensit singulire lorsquil sen prend la judit de son matre, Georges Devereux (IG: ddicace). Dans sa prface ldition franaise de la clbre Ethnopsychatrie des Indiens Mohaves, il formule avec jubilation sa dcouverte: Quelques psychanalystes, originaires dEurope de lEst, rencontrs un jour ou lautre, me disaient quils lavaient cotoy aux Etats-Unis o on le connaissait juif. Et lorsque je le lui demandais, il me rpondait, niant lvidence: Si jtais juif, pourquoi est-ce que je le cacherais? Il le cachait! Il le cachait, mais il lexhibait tout la fois, comme le ministre cachait la lettre vole, dans la nouvelle dEdgar Poe. Jappris aprs sa mort quil se nommait en vrit Dobo, Georg Dobo, et quil tait bien juif en roumain: evreu. Il suffisait donc de prendre la premire lettre de son nom, dy adjoindre le nom de son peuple pour comprendre la fabrication de son nouveau nom. Que transmettait-il ainsi sinon cette exprience profonde quil avait sans doute durement acquise: lappartenance nest pas une identit, mais un cur, la fois indispensable et fragile Le cur, on ne peut lapercevoir qu la mort, et encore aprs dissection! Le dissquer, cest bien ce quil mavait contraint faire (DH: 12-13). Autopsie du matre qui ressemble fort un parricide. Et le meurtre du pre repose ici sur une double dlation: en dvoilant la judit prtendument cache et en rvlant quil la dissimulait. Sans sattarder sur le caractre dplaisant de cette traque, de surcrot videmment posthume, on peut en relever la dimension tactique.

Cest, nous dit le prfacier, la lumire de cette dcouverte que luvre de Georges Devereux prenait donc ses yeux toute sa signification et, lencontre de toutes les prises de position universalistes du fondateur de lethnopsychanalyse complmentariste, il peut ainsi affirmer, par une fidlit non aux textes et aux dclarations ritres, mais linconscient et au refoul quil prtend avoir dbusqu: Devereux cachait son profond engagement pour la dfense des ethnies et de leurs systmes thrapeutiques tout comme il cachait sa judit: par calcul. Car il savait au fond de lui que lopposition violente au rouleau compresseur occidental tait ncessairement voue au dsastre (DH: 17). Inlassable pourfendeur de linconscient (IG: 332, MS: 11, QA: 68), cest pourtant dans le refoul du matre que lexgte inquisiteur prtend trouver la signification ethniste de luvre de celui qui revendiquait pourtant on ne peut plus clairement un universalisme culturel (1970: 337):Le psychanalyste doit comprendre parfaitement la nature et la fonction de la culture considre en elle-mme en dehors de telle ou telle culture particulire non seulement parce quil sagit l dun phnomne universel, caractristique de lhomme exclusivement, mais aussi parce que les catgories gnrales de la culture quon ne doit pas confondre avec le contenu ventuel de ces catgories dans telle culture dtermine sont des phnomnes universels. Traduttore, traditore. Mettant la question de la traduction et donc le respect de la pense de lautre au centre de son dispositif thrapeutique (LH: 12, FA: 50), llve nen trahit pas moins et de la manire la plus cruelle pour le matre et la plus dsagrable pour le lecteur pris tmoin de lindiscrtion la pense de celui dont il revendique publiquement lhritage.

Au-del de linterprtation peu scrupuleuse des thories de Georges Devereux, ce qui est en jeu, cest la dmonstration et tous les moyens, on le voit, sont bons que lon nchappe pas son destin ethnique. Quand bien mme, par choix de vie ou par stratgie de survie, on tente dcrire autrement son histoire, lethnopsychiatre est l pour rappeler, telle la statue du Commandeur, qui lon est et ce que lon est. Juif, tu es; juif, tu demeureras. Tu naquis sonink; toute ta vie, tu ne seras vu que comme sonink. Certes, rien ne diffrencie physiquement un Dogon dun Bozo, mais un Dogon reste un Dogon et un Bozo, un Bozo! (IG: 219), se rjouit-il. Tout en reprochant aux ethnologues de penser la culture comme sil sagissait dun objet naturel (LH: 11) et tout en sen prenant aux psychanalystes pour qui elle est comme un simple vtement (FA:130), lui-mme en assne la dfinition suivante: La culture est un systme psycho-sociologique, non biologique mais fonctionnellement trs comparable une espce biologique (IG: 175). Que complte cette autre: Une culture est une organisation transportable de lunivers permettant chaque membre dune socit donne de percevoir le monde sur le mode de lvidence, comme naturel (IG: 179). Une thorie littrale du bagage culturel, en somme. La rification de la culture est une condition essentielle du fonctionnement de la nouvelle politique de limmigration que veut instaurer notre influenologue.

Cest elle qui permet en effet de justifier lenfermement ethnique. Lobsession de la clture est cet gard aussi remarquable que le leitmotiv de la sparation: la culture est une ralit close, indivisible, non partageable, et cest pourquoi les cultures doivent tre distingues, disjointes, isoles par des frontires tanches. Pas de vases culturels communiquants dans cette nouvelle lutte des races. Une culture est constitue par lensemble de tous les individus culturellement semblables, ayant en commun des caractres qui les distinguent des autres tres humains, eux aussi membres dune culture et capables dengendrer des individus culturellement semblables (IG: 179). Tout comme il y avait une hrdit de la race, il y a une hrdit de la culture, le discours de lethnie subsumant, au fond, la diffrence entre le langage biologique et le langage anthropologique. Une culture fonctionnelle assure la clture du groupe et lui donne une conscience de son identit (nous sommes Bambara et non Sonink) (IG: 213). Peu importe tout ce que les ethnologues ont pu crire et dire sur la relativit des dfinitions de lethnie, sur les rapports de pouvoirs qui sous-tendent la construction des catgories ethniques, sur les jeux dinteractions qui prsident la mobilisation dune appartenance plutt que dune autre. A chacun son Bambara. Celui de Tobie Nathan est pur de toute contamination culturelle. Car, derrire cette reprsentation de la culture, il y a la hantise des mtissages de populations (IG: 212). Parvenu au terme de sa logique, ce culturalisme extrme conduit une ethnicisation de la condition humaine elle-mme: Fabriquer un petit homme nest en aucun cas rductible une opration biologique. Il sagit toujours dune opration culturelle complexe permettant de produire non pas un petit dhomme, mais bien un petit Sonink, Bambara ou Wolof (IG: 179). Ainsi nest-il dhumanit que dans lethnie.

Le dispositif idologique et, on le verra, politique mis en place est donc bien, pour reprendre le mot par lequel Tobie Nathan dsigne le modle rpublicain, une machine de guerre (IG: 329). Et la lutte des races se ractualise bien, dans la forme pure, reconnue, proclame, dun relativisme absolutiste qui enferme et spare. Son promoteur prophtise mme que si, par malheur, loracle ntait pas entendu et ses recommandations suivies, autrement dit si la division entre les cultures ntait pas assume et si la contention des ethnies ntait pas assure, adviendraient alors de plus grandes violences. Ce discours qui dchiffre la permanence de la guerre dans la socit est un discours sombrement critique et en mme temps intensment mythique, notait Michel Foucault (1997: 243). Pour que cette machine de guerre prenne corps, il lui faut des allis. Et pour quelle prenne sens, il lui faut des ennemis. Cest ce double rseau quil nous faut maintenant explorer.

La nouvelle alliance

Comme nous lenseignent les sociologues de la science, la ralit scientifique ne sarrte pas aux portes du laboratoire. Elle est tout autant dans les ramifications institutionnelles et les relations sociales que dans la production dnoncs et la ralisation dexpriences. A cet gard, Michel Callon (1988: 13) propose une utile distinction entre le laboratoire restreint et le laboratoire tendude la science : La force de travail du laboratoire ne se limite pas aux seuls chercheurs et techniciens qui se trouvent sur la liste de ses effectifs. Elle inclut galement tous les interlocuteurs et partenaires plus ou moins rapprochs des membres du laboratoire et qui, bien quils ne participent pas directement son activit, jouent un rle souvent important dans la dfinition du contenu des recherches, voire dans lvaluation des rsultats. Ce cercle de partenaires et dinterlocuteurs constitue ce quon pourrait appeler le laboratoire tendu par opposition au laboratoire restreint qui rassemble ses seuls membres officiels. Le laboratoire tendu de Tobie Nathan, ce sont des rseaux dinstitutions et de professionnels, souvent formaliss dans des conventions avec des services de lEtat et des collectivits territoriales, ce sont aussi des relais dans des maisons ddition et des organes de presse, permettant une prsence diversifie dans lespace public. Mais il forme, tout ensemble, un puissant dispositif dinfluence. Contrairement ce quil prtend lorsquil se rfre ses travaux en termes de psychiatrie immigre (QA: 38), pour en indiquer la marginalit, lethnopsychiatre dionysien, en situation dapparente extriorit par rapport la psychiatrie dhpital et de secteur encore que nombre de ses lves travaillent dans les structures publiques de sant mentale , occupe en fait une position centrale dans le systme socio-sanitaire de la banlieue parisienne et, bien au-del de ses frontires indcises, dans les rseaux de prise en charge des populations immigres.

Les rgles de lalliance qui fondent ces rseaux ont leurs codes et les contrats qui les instituent supposent, comme pour toute alliance, des remises de dots et des reconnaissances de dettes. Les codes sont des conventions organisant les pratiques entre soi: par exemple, dans le cas des disciples, le rapport hirarchique est masqu par une relation de complicit que la forme du dialogue et les manifestations dignorance illustrent bien; linverse, dans le cas des intellectuels, la communaut de pense se manifeste par des jeux presque strictement autorfrentiels et des constructions conjointes des inimitis. Les remises de dots concernent bien entendu au premier chef les multiples institutions qui apportent leur soutien financier aux activits du centre, mais aussi lensemble des lves qui se lient au matre par la ralisation dun diplme ou la rdaction dune thse qui sont itrativement et publiquement offerts dans les publications ultrieures. Les reconnaissances de dettes sexpriment fort logiquement dans la citation des bailleurs de fonds, la gratitude lgard des lves et, de manire plus exceptionnelle, la mention des emprunts scientifiques. Dans tous ses ouvrages, Tobie Nathan laisse ainsi des signes qui permettent au lecteur de reconstituer, comme avec les pices dun puzzle, la carte de son laboratoire tendu. Ici, lvocation des premiers soutiens universitaires (FA: 18-19). L, les remerciements aux disciples dvous (IG: 10). L encore, les mentions enthousiastes de proches collgues et de leurs travaux (MS: 25 et 43). Exercice certes convenu, mais qui fournit dimportantes indications dont on voit bien quelles ne sont pas laisses au hasard: cest aussi, comme il se doit, un exercice de lgitimation. La mention des quinze institutions, dont trois ministres et trois collectivits locales, qui apportent leur soutien actif au Centre Devereux ou le rappel des diplmes des lves qui sont tous titulaires dau moins un DESS de psychologie clinique (pour la plupart dun DEA) ont bien pour fonction de signifier la reconnaissance officielle des pouvoirs publics et des autorits acadmiques, la lgitimit rationnelle-lgale dirait Weber, dont on sait combien elle peut tre importante pour des acteurs situs sur les marges de leur propre champ. Le devoir de mmoire est donc aussi un marquage de territoire.

Dans le laboratoire tendu de Tobie Nathan, cinq cercles dinfluence peuvent tre distingus. Le premier rassemble les disciples et les lves, encore auprs de lui ou ayant dj pris leurs distances; espace dintimit admirative o tous les signes du matre font sens. Le second regroupe les collgues et les pairs, des mondes de la science et de ldition; cest en fait un noyau trs restreint. Le troisime se compose des institutions et des professions qui font appel ses comptences et, pour certaines, le financent; au contraire du prcdent, il apparat trs tendu. Le quatrime runit les gurisseurs et les tradipraticiens auprs desquels se font les apprentissages et les changes; il est essentiellement exotique, des les du Pacifique aux rivages de lAfrique, en passant par les cits dIsral. Le dernier cercle est celui des ftiches et des rituels, des divinits et des esprits, que manipulent ou quinvoquent le matre et ses disciples; cest la matire suppose de la psychothrapie. Bien entendu, ces cinq cercles nont pas le mme statut. Les trois premiers dvoilent les ressources de la lgitimation et donc le fonctionnement de linfluencedans le monde social: selon un principe de filiation, pour les pigones; selon un principe dofficialisation, pour les institutions; selon un principe de complicit, pour les savants. On pourrait certes en rester l dans lanalyse, considrant quil sagit bien des rseaux effectivement mobiliss. Mais les deux derniers cercles ne sont pas sans intrt sociologique, car ils fournissent les instruments de la mystification des trois autres: les gurisseurs, dont lethnopsychiatre fait des confrres exotiques; les esprits, grce auxquels il peut revendiquer la vrit de la divination et lefficacit de la cure.

Dans le cercle des disciples, ce qui compte, cest la proximit intellectuelle et affective au matre. Si tous sont gnreusement associs luvre, des liens privilgis les distinguent. La pense est une uvre collective. Jaime me savoir le porte-parole de ceux qui ont co-pens un temps avec moi et je me rjouis lide de leur tmoigner ma reconnaissance. Jai toujours t trs tonn de la coopration de mes patients, de leur touchante confiance, quelquefois de leur pathtique abandon entre mes mains. Mais je voudrais surtout les remercier de leur volont de minstruire, toujours plus, et toujours en me laissant limpression que ctait moi qui leur apportais des bienfaits (IG: 9). Parmi les co-penseurs ainsi dfinis, le petit groupe cinq sont mentionns des tudiants de thse qui ont entrepris de se faire initier dans leur propre culture et de lui faire partager leurs sensations si personnelles, leurs rflexions et leurs doutes (IG: 10) mritent une distinction particulire pour leur exprience mystique des techniques rituelles de leurs anctres et leur communication des secrets ainsi rvls: revenus de cet au-del, ce sont les vritables initis de lethnopsychiatrie. Ensemble plus large quarante-deux sont remercis , celui des co-thrapeutes regroupe les psychiatres, psychologues, ducateurs qui participent aux diffrentes consultations dethnopsychanalyse (IG: 10) selon des modalits souvent dcrites: ils sont des anciens lves devenus collgues qui interviennent, principalement en fonction de leur capacit se mettre au diapason culturel du patient dont ils partagent des origines supposes communes: eux sont les mdiateurs qui traduisent la langue et la culture. Il faudrait ici analyser la division du travail et de la lgitimit qui conduit les disciples dorigine trangre, les ethnocliniciens ne pouvoir noncer que la vrit de leur monde suppos originel, confins quils sont dans la spcificit ethnique qui est au cur du dispositif dionysien et quils contribuent entriner. La reconnaissance dont ils jouissent dans cette institution leur vient exclusivement de ce quils connaissent ce monde de lintrieur. Ds lors, ils sont, dans une certaine mesure, enferms dans le mme espace ethnique que les patients. Sils rdigent un article, il ne peut sagir que dune ethnopsychologie particulire: Bninois traitant des croyances bninoises, Kabyle parlant des reprsentations kabyles, Antillais racontant des cas antillais. Seul le Matre, et par dlgation quelques proches, telle Claude Mesmin, auxquels leur origine franaise ouvre un certain droit une connaissance mtaculturelle, sont en mesure dassurer le lien entre ces savoirs parcellaires pour apporter la thorie susceptible de reconstituer le puzzle et de fonder une psychopathologie scientifique(MS: 9). Mais travers cette filiation aux multiples ressorts, ne se dessinent pas seulement des liens intellectuels. Ce sont aussi des relations professionnelles et institutionnelles avec la psychiatrie publique, des milieux universitaires, des fondations qui se constituent.

Le cercle des professionnels et des institutionnels ne peut donc tre totalement spar de celui des disciples, mme sil est bien plus tendu et plus diversifi. Lorsque des mdecins de centres municipaux de sant de communes de Seine-Saint-Denis sinscrivent dans la ronde des co-thrapeutes, ils le font la fois titre personnel, par intrt lgard de lethnopsychanalyse, pour des raisons pragmatiques tenant aux patients immigrs quils sont amens suivre dans leurs propres consultations et en tant que reprsentants de leurs villes, qui ont sign des conventions financires avec le Centre Devereux. De mme, lorsquune pdiatre travaillant pour la Fondation de France prend part la psychothrapie dun patient ou dun groupe, elle le fait, au-del de sa propre participation, en impliquant une importante institution qui finance lquipe de Tobie Nathan et un grand service hospitalo-universitaire spcialis dans le sida infantile avec lequel celle-ci mne une recherche. A linverse, lethnopsychiatre doit lui aussi se construire ses alliances dans ce cercle de lautorit publique. La plupart de ses rcits de patients sappuie sur la dmonstration de linefficacit constate ou potentielle des structures habituelles de soins, qui justifie sa propre intervention. Un foyer de lAide sociale lenfance nous adresse une jeune fille de treize ans place durgence la suite dun drame ayant mobilis lensemble des services sociaux du dpartement (FA: 105-106), nonce-t-il au dbut de lhistoire de Khadidjatou. Voici plusieurs annes quIphignie inquite les services mdico-sociaux (IG:85-86), relve-t-il avant den prsenter la cure. Exercice dlicat o il faut montrer limpuissance des professionnels comptents et des institutions spcialises sans les disqualifier pour ne pas les indisposer. Mais exercice gratifiant pour lui comme pour eux, dans la mesure o, au terme de la sance de psychothrapie, la confirmation du bien-fond de la sollicitation du matre apparat dans la rvlation de lexplication culturelle des troubles du patient. Ces agents de lEtat ne sont donc pas compltement mauvais, puisque, confronts leurs limites, ils savent o trouver la bonne solution leur problme. De fait, ce rseau est doublement vital pour le laboratoire dethnopsychiatrie de Saint-Denis: dune part, il en assure le financement; dautre part, et peut-tre surtout, il lui garantit son recrutement. Les deux lments sont videmment essentiels pour asseoir la lgitimit officielle dune structure thrapeutique qui fonctionne au sein dune universit et en dehors du systme habituel de soins. Le matre des lieux en joue et les rapports dactivit, tout comme, dune manire plus gnrale, les relations avec les milieux professionnels et institutionnels sont empreints dune modration et dun srieux qui tranchent sur les dbordements des prises de position dans lespace public ou le monde scientifique. Provocation nest pas draison.

Plus de libert videmment dans le cercle des gurisseurs. Ces allis dun type particulier fournissent la trame exotique du rseau dinfluence. Exotisme renforc par les conditions semi-touristiques de ces visites brves o, par manque de temps, on va droit au but. Les gurisseurs apparaissent ainsi plus, dans les ouvrages, comme des faire-valoir de lethnopsychiatre et des cautions videmment invrifiables de sa pratique. La thtralisation de ces rencontres est dailleurs manifeste. Avec eux, la collgialit et la complicit ne sont jamais exemptes de jeux subtils de positionnements rciproques. Latteste cet change lors dune visite une association de gurisseurs au Bnin: Il vous salue trs sincrement pour vous remercier et vous demande de ne pas avoir peur. Est-ce quun lve du secondaire peut avoir le mme niveau quun universitaire comme vous?, lui dit Ernest, traduisant les paroles de Gaston, instituteur de classe exceptionnelle, chercheur en pharmaco-phytothrapie et en sciences occultes, prsident des tradipraticiens de la ville dAbomey, prsident dpartemental du Zou et secrtaire administratif de lassociation des tradipraticiens du Bnin. A quoi lethnopsychiatre rpond:Pourquoi aurais-je peur? A-t-on peur dun pre qui vous aide progresser dans lexistence? (FP: 352-353). Chacun doit comprendre qui est lautre, commencer par le lecteur cens tre saisi par leffet de ralisme de la forme dialogue. Entre thrapeutes, on rivalise galement de prouesses interprtatives. Tmoin cette visite, en terre runionnaise, Madame Visnelda, sans doute la gurisseuse la plus clbre de lle: O maviez-vous dit que vous enseigniez?, me demande-t-elle immdiatement. A Paris-viii, cest--dire Saint-Denis, enfin Saint-Denis en rgion parisienne, pas Saint-Denis de la Runion. Est-ce que ce ne serait pas plutt Bobigny par hasard? Et pourquoi diable veut-elle dj me dmontrer ses capacits de voyance? Par politesse, je demande: Et comment le savez-vous? Superbe, ne se donnant mme pas la peine de savourer sa victoire, elle change de sujet de conversation. Mais quelques instants plus tard, les rles sont inverss: Sans transition, je linterroge: Vous deviez tre une petite fille trs curieuse! Pensez donc, je ne manquais pas de malice! Et nouveau, selon une logique que je commence reprer, elle voque deux vnements imbriqus (IG: 40-44). De retour dans son centre aprs avoir assist quelques sances de divination et de thrapie traditionnelles, Tobie Nathan pourra son tour mettre en uvre ses dons frachement ractivs dans ces mondes exotiques. Bien plus que lvocation des professeurs europens, rarement cits ou sous un jour peu favorables (DH: 12 et MS: 46), cest la rfrence aux matres lointains qui fonde la lgitimit traditionnelle du psychothrapeute.

Mais son efficacit, cest du cercle des ftiches et des divinits quil affirme la tenir. On peut bien sr traiter ces allis inhabituels avec le sourire amus de lincroyant, mais on peut aussi sintresser la place qui leur est donne sur la scne dionysienne. Lvolution de la pratique ethnopsychiatrique de Tobie Nathan, et plus encore de ses crits, se caractrise cet gard par un dplacement dune psychanalyse rsolument culturaliste utilisant des dispositifs traditionnels, telle quelle tait expose dans les ouvrages des annes quatre-vingt, vers une forme dobjectalisation de la relation thrapeutique o nexiste plus que des techniques dinfluence, dans les livres les plus rcents. Probablement au contact de Bruno Latour, lethnopsychiatre revendique maintenant une dshumanisation de la cure. Tout comme la science nest au fond quune affaire d objets chevelus (NO), la psychothrapie est une simple histoire dobjets compacts (MS). La pense se trouve dans les objets (MS: 55) est le nouveau credo. Tout est donc dans la manipulation dobjetsqui contrent les intentionnalits caches d entits invisibles (MS: 70-86). Entre le patient et le thrapeute, plus dautre mdiation que ces ftiches et ces divinits. Do lappel solennel la communaut savante:Je considre dsormais que le seul objet dune psychopathologie vritablement scientifique doit tre la description la plus fine possible des thrapeutes et des techniques thrapeutiques jamais des malades (MS: 106-107). A quoi fait cho cet autre message, destination des thrapeutes traditionnels cette fois: Il faut savoir couter la parole des vieux. Les Yorubas, les Minas, les Gouns, les Fons ne sont rien; tout leur tre rside dans leurs Vodns (PF: 354). Lethnopsychiatrie dionysienne est, au fond, une mystique en acte dont le cahier des charges (PR: 82), est de mettre en rsonance la psychothrapie des immigrs et la sociologie des sciences.

Le cercle le plus singulier nest en effet paradoxalement pas celui des ftiches et des divinits, mais bien celui des savants. Tobie Nathan et son quipe mont accueilli pendant trois mois dans leur consultation dethnopsychiatrie. Isabelle Stengers ma demand de venir expliquer dans son sminaire leffet dune telle exprience sur cette anthropologie des modernes que je cherche dfinir depuis quelques annes. Philippe Pignare ma propos daccueillir cette rflexion trs provisoire dans le cadre de sa collection, afin dacclrer le travail de ceux qui parlent des faits et ceux qui parlent des ftiches. Jai accept loccasion quils moffraient de comparer certains effets de la sociologie des sciences avec certains traits de lethnopsychiatrie (PR: 9). Ainsi Bruno Latour raconte-t-il comment il a crit certain de ses livres. Au principe de sa rencontre avec lethnopsychiatrie, la perspective dun sduisant exercice danthropologie symtrique permettant danalyser en parallle la science telle quelle studie au Centre de sociologie des innovations de lEcole des mines et lethnopsychiatrie telle quelle se pratique lUniversit de Paris viii, autrement dit de dcaler le regard anthropologique en les mettant en relation : Comment peut-on dpsychologiser en trois heures un patient alourdi par quarante-huit annes de solides psychognses? Pourtant, cela ne devrait pas mtonner. En trois heures, il y a tout juste vingt ans, javais entrepris de dspistmologiser tous les objets des sciences exactes. Avouez que la symtrie est trop belle. Au Centre Georges Devereux, des migrants retrouvent leurs divinits en perdant leur psychologie; boulevard Saint-Michel, au CSI, des savants retrouvent leurs collectifs en perdant leur pistmologie. Je ne pouvais pas rater a. Deux centres que rien ne rattachait (sinon la silencieuse navette dune jeune femme et la sagesse dune philosophe belge) font le mme travail, deux fois, lun sur les objets, lautre sur les sujets. A quoi ressemblerait Paris, si je reliais les deux, si, aux objets resocialiss par la nouvelle histoire des sciences, on ajoutait les sujets auxquels lethnopsychiatrie redonne leurs divinits? (PR: 71). Derrire ce projet, bien entendu, on reconnat la critique de la modernit dveloppe dans des ouvrages antrieurs. Lethnopsychiatrie dionysienne lui offre loccasion inespre de dmonter la fois le discours psychologique du sujet et le discours anthropologique du symbole. Pour lui, plus quun collgue, Tobie Nathan est un objet dtude ou mme, plus exactement, un article de dmonstration: Le thoricien de lethnopsychiatrie nous intresse moins que le praticien (PR: 88). Cest une optique diffrente, quoique convergente, qui oriente Isabelle Stengers vers le Centre Devereux. Plus que la vise ontologique dune critique de la modernit, cest lexploration des limites de la science, de la mdecine et mme de la psychanalyse qui lintresse. Do le long dveloppement sur la cuve de Mesmer qui sert de base de questionnement de la rationalit scientifique et mdicale. Cest dans la critique de cette rationalit et de lomnipotence qui la sous-tend, dans la contestation de ce quelle nomme la Voie Royale de la science et de la mdecine, que la philosophe croise la route de lethnopsychiatrie: Et cest alors que rsonne la question-dfi de Tobie Nathan: naurions-nous pas apprendre de ceux-l dont la caractristique commune est de ne pas avoir t hants par lidal dune Voie Royale capable par dfinition de disqualifier les autres? (MS: 151). Lethnopsychiatre devient ainsi pour elle une sorte de tmoin privilgi de son questionnement des certitudes savantes.

La rencontre du psychothrapeute, de lanthropologue, de la philosophe et de lditeur constitue assurment lune des curiosits du regain contemporain de lethnopsychiatrie. On pourrait certes montrer les contradictions entre les positions des uns et des autres, commencer par celle qui traverse la question centrale du Grand Partage, dnonc par Bruno Latour (PR) et Isabelle Stengers (GP) comme illusion moderne, mais repris son compte en linversant par Tobie Nathan qui, dans tous ses textes, oppose, y compris dans une srie de tableaux deux colonnes, le monde moderne et le monde traditionnel (MS: 12, 14, 22, 39, par exemple). Il est toutefois plus intressant de sefforcer de comprendre ce qui, au-del de ces divergences de vues et dintrts, est en jeu dans cette alliance, autrement dit ce qui fait la politique de lethnopsychiatrie. Avant den venir cette discussion, il nous faut complter lanalyse des rseaux qui la sous-tendent.

Les ennemis pratiques

Les sociologues des sciences, en dveloppant les thories de lacteur-rseau, ont t plus attentifs aux rseaux positifs que mobilisent les agents sociaux pour asseoir leur influence quaux rseaux ngatifs contre lesquels ils sadossent pour difier leur dispositif. Il sagit pourtant l dun lment souvent essentiel dans llaboration des rhtoriques argumentatives de la science. Par rseaux ngatifs, on peut entendre lensemble des constructions qui vont servir de repoussoirs dans la conception et la lgitimation dune thorie ou dune pratique. Pour btir son anthropologie symtrique, Bruno Latour (1997: 13-14) a ainsi besoin de se doter dun rseau dennemis thoriques quil va mme incarner: Les critiques ont dvelopp trois rpertoires distincts pour parler de notre monde: la naturalisation, la socialisation, la dconstruction. Disons, pour faire vite et avec quelque injustice, Changeux, Bourdieu, Derrida. Quand le premier parle de faits naturaliss, il ny a plus socit, ni sujet, ni forme du discours. Quand le deuxime parle de pouvoir sociologis, il ny a plus ni science, ni technique, ni contenu. Quand le troisime parle deffets de vrit, ce serait faire preuve dune grande navet que de croire en lexistence relle des neurones du cerveau ou des jeux de pouvoir. Cest sur cette base quil peut faire merger la ncessit dune autre thorie dans laquelle les rseaux sont tels que nous les avons dcrits et traversent les frontires des grands fodaux de la critique ils ne sont ni objectifs, ni sociaux, ni effets de discours, tout en tant et rels, et collectifs, et discursifs. De la mme manire, pour fonder sa psychopathologie scientifique, Tobie Nathan doit se construire un rseau dennemis pratiques.

Relue dans cette perspective, tous ses livres rcents semblent avoir pour fonction de rgler leur compte quelques ennemis qui sont, pour loccasion, idalement, cest--dire caricaturalement, constitus: les psychanalystes et les rpublicains, dans LInfluence qui gurit ; les psychopathologistes dans Mdecins et sorciers, qui mnage quelque peu les anthropologues ; les ethnologues, dans La fort de la parole initiale, qui sen prend aussi aux dveloppeurs. Dans cette gographie de ladversit, deux grands types dinimitis se dessinent. Le premier concerne des entits souvent dotes dune majuscule qui en soulignent labstraction: lEtat, la Mdecine, lEcole. Le second vise des catgories qui sont en fait des ensembles dindividus circonscrivant des champs sociaux: les psychanalystes, les ethnologues.

Le mal absolu, dans lethnopsychiatrie dionysienne, cest bien sr luniversel qui soppose la singularit des cultures. Ce sont donc les droits de lhomme et les principes rpublicains. Ce sont surtout, pratiquement, les institutions qui les reprsentent dans la socit franaise, commencer par les institutions scolaires et mdicales, presque systmatiquement dnonces ensemble: Je ne suis pas loin de penser que toutes les institutions qui conoivent lautre comme un sujet universel en France: lEcole et la Mdecine sont de vritables machines de guerre contre les cultures traditionnelles (FA: 37). Et plus prcisment: Les machines dabrasion des systmes culturels en France sont la Mdecine et lEcole, car ce sont les deux lieux institutionnels o lon peroit le migrant comme un humain universel et non comme un tre de culture (IG: 217). Evidemment, dans ces endroits de perdition, les immigrs, non reconnus pour ce quils sont des Bambaras, des Soninks ou des Wolofs avant dtre des hommes et des femmes ne peuvent que perdre leur me. A lcole, les enfants dimmigrs sont condamns lchec et la relgation(affirmation faite contre lvidence toutes les tudes prcises ralises sur la question des performances scolaires de ces enfants): Dois-je aussi, mon tour, attirer lattention sur le fait que les commissions dorientation, les classes dites dadaption, de perfectionnement, de pdagogie active, bref, toutes les poubelles de lEducation nationale sont de fait rserves en priorit aux enfants de migrants? (FA: 33). Face la mdecine, les immigrs sont vous lincomprhension et lerrance(affirmation qui a dabord pour fonction de justifier lintervention de lethnopsychiatre): Ces patients ont toujours eu le mauvais got de refuser de sinscrire dans les logiques thrapeutiques qui leur taient proposes, et par consquent de tarder gurir. Cest pourquoi ils ont toujours t refouls, dans tous les sens du mot (IG: 22). Derrire ces institutions se profilent les figures encore plus malfiques de lEtat et de lOccident.

Seul contre tous. La position que dfend Tobie Nathan dans le champ de la sant mentale le conduit construire, partir de la diversit des corpus et des coles qui y oprent, un monde unique: La psychothrapie quon appelle scientifique quelle que soit par ailleurs son obdience thorique (freudienne, anti-freudienne ou nofreudienne, kleinienne fanatique ou crypto-lacanienne) ce type de psychothrapie, disais-je, contient toujours une seule prmisse; elle est claire, explicite: lhumain est seul! Cest par cette unique formule que je pourrais rsumer les professions de foi des psychothrapies savantes que je connais. Et je parle bien de tous les systmes thoriques, car, y regarder de prs, si lon se place sur le seul plan logique, il nexiste quune seule catgorie de psychothrapies (MS: 9-10). Cest partir de cette rduction des adversaires un ennemi unique que peut slaborer lalternative ethnopsychiatrique. Alors que ceux-l on mis des sicles laborer toutes leurs thories du psychisme, celle-ci se fondera sur une dpsychologisation de la psychothrapie.

Bien sr, il ne suffit pas de dsigner lennemi, il faut aussi le discrditer, montrer ses points faibles que lauteur dit bien connatre, puisque lui-mme en est, ou tout au moins en a t longtemps: Form la psychologie et la psychanalyse, jai exerc mon activit thrapeutique dans la plupart des institutions de soins psychiatriques existant en France. Il nest de meilleur informateur que le repenti. A ce jeu de massacre quautorise la connaissance de lintrieur de la maison, nul ne rchappe: certes pas ces bons docteurs, ces psychanalystes lisses, ces thrapeutes aux mains propres, qui reprsentent lordre psychiatrique; mais pas non plus les psychanalystes (jen suis un) se voulant au-dessus de la mle, les pires en ce domaine lorsquils travaillent en institution (IG: 14-15). Cest sur leurs dpouilles que peut sdifier une psychopathologie vritablement scientifique pour laquelle il faut dores et dj renoncer lespoir dy faire adhrer ces collgues pris dans leurs vieilleries, car aprs mavoir cout, pensez-vous quun seul psychopathologiste accepterait de se dessaisir de son pouvoir dexpert, et cela rien que pour obtenir un petit peu plus de plaisir penser? (MS: 105-107). La marginalit, loin dtre une faiblesse, se veut facteur de ralliement. Plus il sera isol, plus on sefforcera de le tenir lcart de linstitution, et mieux sa vrit clatera. Loin dtre dsespre, cette stratgie est la seule viable: la position dexclu convient parfaitement une psychothrapie des marges sociales et fournit un argumentaire efficace pour obtenir dans lespace public la reconnaissance laquelle il a partiellement renonc dans les cercles psychanalytiques et psychiatriques.

Si les attaques contre les psychanalystes et les psychiatres sont stratgiques du point de vue du positionnement de lethnopsychiatrie dans le champ de la sant mentale, celles contre les ethnologues et les anthropologues sont dune autre nature. Il sagit moins de se faire reconnatre dans une communaut o il chercherait simposer intellectuellement ou institutionnellement que de se situer dans lespace public en sopposant ses reprsentants. Lenjeu est politique. Nous ne sommes ni ethnologues, ni anthropologues. Dieu merci! Nous imaginer nous installant dans la cuisine dtrangers pour tudier leur manire de cuire ou qui sait? dans leur lit, chaque nuit, pour explorer leur passion du cru, non, vraiment, non! Cette ethnologie qui comprend, qui explique, qui interprte, qui modlise, qui raconte, et de cette longue fermentation, tire des noncs sur des univers qui les font paratre des provinces, cette ethnologie, nous la rfutons dans son principe mme! Les mondes sont mondes et de ce fait, univers complets, ne ncessitant aucune interprtation supplmentaire venant dun autre monde (FP: 9). Que tout le travail de surinterprtation auquel se livre Tobie Nathan dans sa consultation soit en contradiction flagrante avec ces dclarations importe peu. Ce qui compte, cest de se dmarquer des anthropologues pour affirmer sa propre anthropologie, cest de disqualifier les ethnologues pour asseoir son ordre ethnique. La critique a une fonction politique. Quest-ce donc quun ethnologue? Quelquun venu voir? Quelquun venu comprendre? Et dans quel intrt? Et pour servir quel dessein? Je pense quau village, les gens peuvent accepter un prtre car son intention est explicite. Ne vient-il pas convertir les villageois? On laccueillera, lobservera, le respectera, lui qui est en contact permanent avec une divinit. On essaiera sans doute aussi de mettre jour le secret de ses pouvoirs, voir sur quoi il est assis comme on dit chez vous. Et mme un marchand desclaves ou un administrateur colonial, on pourra les accueillir parce quon saura identifier leurs intentions. Mais un ethnologue! Il vient ici chercher du matriel pour faire progresser sa carrire au cnrs ou au Collge de France. Cest l son vritable intrt nous le savons bien! (PF: 66-67). Dans les cercles de lenfer ethnopsychiatrique, les ethnologues, coupables de carririsme et de duplicit, arrivent ainsi juste au-dessous des marchands desclaves et des administrateurs coloniaux.

Tous les ethnologues? Certes pas. Rchappent ce monde infernal les divinits tutlaires et les bouffons rituels de la discipline. Parmi les premires, la figure de Marcel Mauss est assurment la plus respecte et la plus souvent cite, lui qui ds le dbut du sicle, a dress le modle de ce que devrait tre un vritable manuel de psychopathologie (MS: 55). Parmi les seconds, Nigel Barley dont les remarques savoureuses assurent le drisoire et rconfortant spectacle de lanthropologue en droute (LH: 11). Le cas de Claude Lvi-Strauss apparat en revanche plus complexe et, sil est souvent invoqu, notamment pour ses recherches approfondies et extrmement dmonstratives sur la pense sauvage (MS: 45), son homme nu est donn comme le paradigme de cet humain universel (FA: 36) tant ha. Les autres, savoir les anthropologues et les ethnologues, demeurent ce degr de gnralit qui permet la caricature sans indiquer trop la cible: des anthropologues qui se comportent vis--vis de ceux dont ils parlent comme sils taient au mieuxnafs ou inconscients la plupart du temps comme sils les pensaient stupides et qui sont prts renoncer aux particularismes locaux au nom de la culture mondiale (LH: 13); des ethnologues qui ne considrent leurs interlocuteurs que comme du matriel pour leurs recherches et ne comprennent pas que de vritables rituels ne peuvent se dcrire du dehors (PF: 67). Ce sont ces ennemis idaux qui permettent, par contraste, de dgager loriginalit et le courage dune ethnopsychiatrie qui dfend ce quoi les ethnologues et les anthropologues nauraient jamais d renoncer: lethnie et la culture.

La politique de lethnopsychiatrie

Ces joutes seraient toutefois dautant plus innocentes que Tobie Nathan nomme rarement ses ennemis sen prenant de manire bien moins prilleuse des corporations entires si les affaires du Centre Devereux ne prospraient cyniquement sur de vritables problmes de la socit franaise quil contribue occulter en prtendant les rsoudre. Moins que le discours sommes toutes convenu du bateleur, cest lescamotage quil permet qui mrite que lon sy intresse. A cet gard, on ne saurait se contenter de critiquer lethnopsychiatrie dionysienne. Elle na le succs quon lui connat que parce quelle sest implante sur un terrain favorable, dlaiss par les pouvoirs publics, nglig par les institutions sanitaires et sociales, les uns et les autres se satisfaisant bon compte de la seule rponse peu prs cohrente qui soit disponible. Cette rponse repose sur une reconnaissance de diffrences qui sont videntes pour tout praticien confront des personnes culturellement loigne, mais auxquelles les dispositifs existants naccordent gure dattention ou dont, sils veulent sen proccuper, ils ne savent que faire.

Quen effet, il y ait, en France, comme dans tous les pays du monde, des trangers et des immigrs, et mme des indignes, de plus ou moins longue gnalogie nationale, dont les rfrents culturels sont diffrents; que ces trangers, ces immigrs et ces indignes de diverses origines aient des manires distinctes dexprimer leurs symptmes et, dans une certaine mesure de se soigner; et quune attention cette diversit soit ncessaire; lethnopsychiatrie est fonde le rappeler. Que, par ailleurs, en France, comme dans la plupart des pays du monde, les trangers et les immigrs aient, en matire de sant de mme que dans bien dautres domaines, des rgimes de dfaveur; que la mdecine en gnral et la psychiatrie en particulier ne se soient gure soucies de faciliter laccs aux soins et la qualit des prestations pour des populations qui, maints gards, sont laisses pour compte; et quune meilleure prise en charge socio-sanitaire soit indispensable; les ethnopsychiatres ont beau jeu de lnoncer. Linadquation du systme de sant, et singulirement de sant mentale, aux catgories dfavorises, parmi lesquelles les immigrs et les trangers, ou leurs descendants, sont fortement sur-reprsents, est un problme sur lequel Tobie Nathan porte certaines critiques fondes et lon peut dire avec Isabelle Stengers quil pose un problme politique (MS: 155). Ds lors, faudrait-il reconnatre quil fournirait une mauvaise rponse une bonne question, pour reprendre le mot malheureux dun ancien premier ministre? Ce serait l une profonde erreur. En ralit, mieux vaudrait dire qu propos dun indniable problme des socits contemporaines, il formule de mauvaises questions et produit de mauvaises rponses.

La relation entre la culture et le psychisme, qui est au cur de la dfinition de lethnopsychiatrie, en est aussi llment le plus fragile et le point de tension le plus constant. Ses grands fondateurs lont bien compris et se sont efforcs de lui donner un contenu aussi prcis que possible sans dissocier les deux termes. Pour Georges Devereux, le psychisme et la culture sont des concepts indissolublement lis et si la seconde influe sur le premier, ce nest pas travers des particularismes ethniques, mais en tant quelle est lexpression de catgories universelles (1970: 335-338): que certaines de ses propositions soient cet gard ambigus ne doit pas faire oublier linsistance quil a mise faire de la culture un phnomne humain porte universelle. Pour Gza Rheim, qui se montre encore plus rsolu sur ce point et affirme avec force lunit du genre humain, tout montre quun nvros obsessionnel italien ressemble plus un nvros obsessionnel franais qu un Italien normal et, linverse, il ny a aucune raison de penser quun comte hongrois ressemble plus un paysan hongrois qu un paysan slovaque (1967: 446-448): sen prenant ce quil appelle le nationalisme des anthropologues qui ne voient que les diffrences, il le prsente comme un danger presque aussi grand que le racisme, alors mme que le culturalisme tait au dpart une raction contre les thories racistes. En faisant de la culture et du psychisme deux termes strictement quivalents (FA: 37) ou deux systmes redondants (IG:183), Tobie Nathan apporte une fausse solution cette difficult conceptuelle. Cette aporie finit par le conduire se dbarrasser emphatiquement du second (MS: 106) pour hypostasier la premire avec les excs de langage que lon a dj relevs. Le culturalisme radical quil professe dans ses derniers travaux rvle limpasse thorique de son systme qui marque cet gard une rgression trs nette par rapport ses illustres prdcesseurs. Au point quil ne vaudrait probablement pas une heure de peine, si ce ntait, on la dit, le succs public de son uvre tant crite quinstitutionnelle. Si lethnopsychiatrie dionysienne nous intresse, ce nest pas en tant quavance conceptuelle, dont les limites apparaissent vite, comme Bruno Latour lui-mme la bien vu (PR: 88), mais en tant que phnomne politique. Cest partir du moment o il devient le rfrent privilgi dun nombre croissant dinstitutions et de professionnels confronts aux difficults sociales et aux populations immigres que lon ne peut plus se contenter de sourire de ses provocations verbales.

La politique de lethnopsychiatrie, cest avant tout la mise en application du culturalisme. Comme toutes les raisons culturalistes, lethnopsychiatrie exerce une violence sur ceux dont elle prtend noncer la vrit. Cette violence contre laltrit prend quatre formes, dj exposes et illustres ailleurs (Fassin 1999a). En premier lieu, elle prive lautre de son universalit. En lenfermant dans sa culture, quelle soit ethnique, religieuse ou nationale, elle ne le reconnat pas dans ce quil partage du lot commun. La bambarat du Bambara est le seul horizon de son humanit. En second lieu, elle prive lautre de sa diversit. Immuable et naturalise, comme on le dirait dun animal mort, la culture ne permet quune expression unique et standardise de chaque tre. Tous les Soninks sont censs penser et agir de la mme faon, comme des Soninks. En troisime lieu, elle prive lautre de sa rationalit. Non quon le dise ncessairement irrationnel, mais on le confine dans la rationalit dun ailleurs exotique. Le Wolof ne peut penser qu des rabs et des djinns, agir quen fonction de ses traditions et de ses mythes, les rationalits du monde moderne lui sont dfinitivement inaccessibles. En dernier lieu, et cest peut-tre latteinte la plus grave, elle prive lautre de sa condition sociale. La rduction de lindividu sa culture est, tout particulirement lorsquil sagit dimmigrs, la ngation de ce quest son existence, de ce que sont ses difficults conomiques, juridiques, sociales au quotidien: faut-il rappeler que nombre de ces immigrs qui consultent au Centre Devereux vivent dans des logements surpeupls et vtustes, sont confronts la prcarit de lemploi et lincertitude des titres de sjour, font face des situations de racisme ou de discrimination? L o les ethnopsychiatres dionysiens recherchent les ftiches et les divinits, les patients nont plus qui parler de leurs difficults sociales. Lethnopsychiatrie nest pas seulement une institution de plus qui nglige cette ralit, elle est surtout celle autour de laquelle sorganise le silence, celle qui permet aux autres institutions de se dtourner en pensant bien faire, celle qui lgitime leur dsengagement au profit dune approche culturaliste individualise.

Dans ces conditions, on ne peut se satisfaire de lesquive de Bruno Latour qui, contre lvidence, nie la ngation: Malgr des formules ambigus, la production didentit dans la cure renouvele de Tobie Nathan ne repose en rien sur le culturalisme, mais sur la cration volontariste, parfois violente, dune affiliation exactement aussi artificielle que le dispositif de consultation. Ce point est capital car cest lui qui distingue lethnopsychiatrie de la pense ractionnaire, laquelle prtend au contraire enfermer pour toujours lidentit ethnique dans une appartenance culturelle (PR: 87-88 note 52). Qui peut croire que ce nest pas trs prcisment non seulement ce que dit Tobie Nathan, mais aussi ce quil fait. Certes, on conoit quil apparaisse parfois encombrant ses allis eux-mmes et que ses prises de position finissent par les embarrasser. Lordre ethnique quil nous propose na pas bonne presse. Mais nest-ce pas pourtant sur ce terrain aussi quil faut chercher ses convergences avec ses dfenseurs? Les mondes sociaux ne sont pas si tanches que lon ne puisse confronter, dun ct, la dngation que, dans un ouvrage scientifique, semble opposer Bruno Latour aux supposes drives idologiques de son ami et, de lautre, les prises de position du mme dans lespace journalistique, cette fois loccasion du dbat sur la loi interdisant certaines formes de racisme. Le rapprochement devient au contraire clairant: A travers le dernier discours politique qui leur reste, celui de limmigration, les Franais rejettent lobligation quon veut leur imposer de prendre lacceptation pour un fait acquis, pour un fait dfinitif, pour un fait naturel, pour un fait inluctable, pour un fait dans la composition duquel ils nentreraient pour rien. Ils vibrent celui qui dit: chassons les trangers. Mais ils ne croient pas ce quil dit. Ils se servent du thme de ltranger et de la race, pour rappeler que la France doit tre compose pas pas par tous ses membres; quil ny a rien dinluctable dans sa composition ni de dfinitif dans son appartenance. Ce sont les racistes qui la naturalisent, la substantialisent, en faisant une loi pour quon ne puisse plus en parler, pour quon ne puisse plus dcider librement qui nous voulons tre, et combien, et de quelle couleur de peau. La cl des alliances qui se nouent autour de lethnopsychiatrie dionysienne nest-elle pas aussi dans la politique quelle dessine en matire dimmigration? Compte tenu du contexte politique franais, linsistance de ces auteurs sur ce thme ne peut tre considre comme anodine.

On ne saurait, en effet, mieux exprimer le thme foucaldien de la lutte des races. Le monde social de Tobie Nathan et, malgr quil en ait, de Bruno Latour est un monde hant par dtranges spectres. Cest dabord laversion de lhumanisme, aussi bien dans ses dimensions psychologique (et lon sait combien la dpsychologisation du patient est centrale dans le dispositif) et ontologique (la nouvelle fin du sujet humain quils annoncent) que politique (les droits de lhomme et leurs avatars, droits de lenfant et droit la sant, particulirement honnis). Cest ensuite le rejet des institutions rpublicaines (avec leurs aspirations universalisantes), mais galement la drision des formes classiques dengagement et de mobilisation dans la cit (avec un anti-intellectualisme paradoxalement litiste). Cest encore la rcurrence des proccupations identitaires autour de lethnie et de la race (la recherche forcene de la vritable identit des personnes, la rptition de lopposition Noirs/Blancs), allant de pair avec une obsession de puret et une crainte du mtissage (thme des Noirs blanchis et du droit choisir sa couleur de peau). Cest aussi lattrait pour les mythes, le primitivisme, les fondations, lauthenticit, les sources (contre toutes les modernits). Cest enfin, dans la forme de leurs interventions publiques, le maniement de la provocation, de lincantation, de la dramatisation allant jusquau catastrophisme et, plus gnralement, de ce que lon pourrait appeler une rhtorique pyromane (manire de jouer avec le feu sur les sujets les plus sensibles en dfendant les ides les moins acceptables). Tous ces thmes et tous ces discours ont cependant, au xxe sicle, une histoire dont la ractualisation devrait inquiter. On peut certes prtendre, comme ils le font, quen se situant ainsi aux confins des argumentaires politiques et des styles polmiques de lextrme-droite, en saventurant sur des terres o ne vont pas les dmocrates, ils noncent des vrits pas toujours bonnes dire, mais ncessaires entendre: leur political incorrectness devrait leur valoir notre considration. Mais on peut penser aussi, et cest videmment lanalyse propose ici, que ces jeux ne sont pas innocents en ces temps de crise et que les succs des modles quils promeuvent dans lespace public et dans les politiques locales ne peuvent laisser indiffrents.

Dj Jock McCulloch (1995: 1) lavait bien compris: Comme ce fut le cas pour lanthropologie, le colonialisme europen a fourni le cadre social de lethnopsychiatrie et il est impossible de sparer lhistoire de la profession de lentreprise coloniale. Sa renaissance depuis une dizaine dannes dans la banlieue parisienne est assurment insparable des transformations sociales et politiques que connat la socit franaise, du malaise quelle manifeste lgard de limmigration, des raidissements qui sexpriment dans la radicalisation des idologies. On aimerait que la politique ambigu de lethnopsychiatrie ne soit pas la seule rponse politique que le monde social puisse apporter ces questions qui appellent assurment de plus grandes exigences.

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Rsum

Lethnopsychiatrie franaise a connu, au cours de la dernire dcennie, un succs public grandissant autour de la figure de Tobie Nathan qui a spectaculairement fait cole en radicalisant la prise en charge thrapeutique des personnes dorigine immigre autour dune revendication de puret ethnique et de spcificit culturelle. Cette entreprise a t rendue possible grce la constitution dun rseau de disciples et dlves, de professionnels et dinstitutionnels, plus rcemment de chercheurs et de philosophes. On sefforce ici de dcrire ce rseau, de reprer les prsupposs idologiques qui en font la cohrence, de montrer les principes qui sous-tendent la politique de lethnopsychiatrie.

Notice

Didier Fassin, anthropologue et mdecin, est professeur de sociologie lUniversit Paris XIII o il dirige le Centre de Recherche sur les Enjeux contemporains en Sant Publique (CRESP). Il travaille dans le domaine de lanthropologie politique de la sant. Aprs avoir men des recherches en Afrique subsaharienne et en Amrique latine, il conduit depuis une dizaine dannes des travaux dans la rgion parisienne, en particulier sur limmigration. Il a rcemment publi Lespace politique de la sant. Essai de gnalogie (PUF, 1996) et coordonn Les figures urbaines de la sant publique. Enqute sur des expriences locales (La Dcouverte, 1998).

* A propos des ouvragessuivants(les appels dans le texte seront faits par des initiales notes ici entre parenthses) : T. Nathan, Fier de navoir ni pays, ni amis, quelle sottise ctait, La pense sauvage, 1993(FA) ; T. Nathan, Linfluence qui gurit, Paris, Odile Jacob, 1994 (IG); I. Stengers, Le Grand Partage, Nouvelle Revue dEthnopsychiatrie, 1994, 27, pp. 7-19 (GP); B. Latour, Note sur certains objets chevelus, Nouvelle Revue dEthnopsychiatrie, 1994, 27, 21-36(NO); T. Nathan, La haine. Rflexions ethnopsychanalytiques sur lappartenance culturelle, Nouvelle Revue dEthnopsychiatrie, 1995, 28, pp. 7-17(LA) ; I. Stengers et T. Nathan, Mdecins et sorciers, Le Plessis-Robinson, Synthlabo, coll. Les empcheurs de penser en rond, 1995(MS) ; T. Nathan et L. Hounkpatin, La parole de la fort initiale, Paris, Odile Jacob, 1996(PF) ; T. Nathan, Devereux, un hbreu anarchiste, Prface ldition franaise de G. Devereux, Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves, Le Plessis-Robinson, Synthlabo, coll. Les empcheurs de penser en rond, 1996, p. 11-18 (DH); T. Nathan, Etre juif?, Nouvelle Revue dEthnopsychiatrie, 1996, 31, 7-12(EJ); B.Latour, Petite rflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Le Plessis-Robinson, Synthlabo, coll. Les empcheurs de penser en rond, 1996 (PR) ; P. Pichot et T.Nathan, Quel avenir pour la psychiatrie et la psychothrapie? Le Plessis-Robinson, Synthlabo, coll. Les empcheurs de penser en rond, 1998 (QA). Je remercie, pour leurs remarques sur une premire version de ce texte, Anne-Claire Defossez, Eric Fassin et Richard Rechtman.

Encore que, derrire cette homognit apparente, se cache une vritable lutte pour les qualifications. Si ethnopsychiatrie est gnralement fdrateur, il suscite des critiques de deux ordres. Dune part, la rfrence la psychiatrie, dans lintitul, peut laisser supposer que ses praticiens sont des mdecins, ce qui nest pas toujours le cas (ni Georges Devereux, ni Tobie Nathan ne le sont). Dautre part, et sur un plan plus politique, les prises de position des ethnopsychiatres, tant des colonies que des banlieues, amnent certains se dmarquer (psychiatrie transculturelle sest ainsi impos aux Etats-Unis et fait aujourdhui son apparition en France). Linstabilit des termes ethnopsychiatrie, ethnopsychologie, ethnopsychanalyse, anthropologie psychiatrique, psychiatrie interculturelle, psychiatrie transculturelle, psychiatrie mtaculturelle est toutefois le signe de la labilit du champ et de ses fragilits conceptuelles.

Evolution rcente, si lon considre que, dans ses premiers ouvrages, La folie des autres. Trait dethnopsychiatrie clinique, Paris, Dunod, 1986, notamment, Tobie Nathan dialoguait volontiers avec Freud et Frazer, Rheim et Lvi-Strauss. Aujourdhui, le commentaire a laiss la place la dnonciation des sciences humaines (LH: 9-13) et des psychothrapies (IG: 13-15) dont il se proclame aujourdhui le seul vrai reprsentant. Ainsi, dans lavant-propos de lun des ses derniers ouvrages, il proclame (PF: 10-11): Nous ne sommes ni ethnologues ni anthropologues et cest pour cette raison que nous pensons que ce livre est un vritable livre danthropologie, la seule possible Ce livre est aussi un livre de psychologie et pourtant il ne fait appel aucun des concepts habituels quon rencontre dans les livres de psychologie Lethnopsychiatrie se veut une alternative cette attitude qui vient si facilement aux Occidentaux: celle de rduire lautre ntre quune copie de soi-mme. Car, nous le savons: la prtention luniversel est toujours la justification de la conqute.

A la suite de la prsentation avantageuse, sur une page entire du Monde, le 22 octobre 1996, dune interview et dune biographie de Tobie Nathan, sous le titre Freud ressemblait un peu un gurisseur africain, une polmique sest dveloppe autour de ses mthodes, avec notamment deux tribunes de Fethi Benslama, Lillusion ethnopsychiatrique, Le Monde, 4 dcembre 1996, et dAlain Policar, La drive de lethnopsychiatrie, Libration, 20 juin 1997, suscitant une rponse de Bruno Latour, qui prenait la dfense de son ami, galement dans Libration: Pourquoi tant de haine?, sinterrogeait-il.

Richard Rechtman (1995: 125-126) sen prend, dans son analyse de Fier de navoir ni pays, ni ami, quelle sottise ctait, au relativisme extrme de Tobie Nathan qui lamne remplacer la spcificit du fait psychopathologique par la spcificit culturelle et refuser daccorder lapproche psychopathologique le minimum dinvariance requis par les sciences de lhomme, aboutissant ainsi une impasse pratique puisquune clinique psychiatrique nest possible que si, par-del les variations culturelles, le rapport de lhomme la culture demeure inchang.

Yannick Jaffr (1996: 183-184) sattache, dans sa critique de Linfluence qui gurit, mettre en vidence les problmes que pose le maniement approximatif de langues mal matrises et mal contextualises, conduisant des contresens qui, en psychothrapie, ne sont videmment pas sans incidence. Mais il rappelle aussi que lanalyse anthropologique na pas craindre de rencontrer le bon sens: Que ja signifie le double de la personne et tig couper, nimplique pas quune personne disant n ja tigra (lit. mon double/me est coup) exprime lextraction du sujet ou plutt du noyau du sujet. Depuis Csar et Pagnol, nous savons que fendre le cur nest pas automatiquement une cause de dcs. Bref, admettre que le signifiant puisse parfois sexprimer, pour un sujet, sous la forme dun symptme somatique ne signifie pas que toute catachrse soit prendre au pied de la lettre. Dans un contexte franais, les locutions se faire du mauvais sang, ou de la bile saccordent avec lancienne thorie des humeurs, mais elles ne permettent pas dinfrer que des acteurs sociaux attribuent leur dsarroi leur vsicule, alors que cest ce que laisse supposer Tobie Nathan en pays bambara.

Christine Henry (1997: 108-111) dnonce, dans sa note de lecture sur La parole de la fort initiale, le plagiat dun article de Marie-Jose Jamous dont des paragraphes entiers sont recopis au mot prs sans guillemets ni mention, sur seize pages. Ces dialogues o Lucien Houkpatin feint dignorer aussi bien les rites goun dont il est question que les sources littraires dans lesquelles puise son matre et o il limplore: je ten prie, instruis-moi, je ne connais rien ces histoires, je suis si petit, ne sont en fait que des procds destins faire briller lomniscient Tobie Nathan et berner le lecteur. Et lauteur de conclure: Les chemins de cette fort initiale sont bien mal fams: on y croise des tire-laine!.

Y compris lanticolonialiste Octave Mannoni qui, comme le rappelle Maurice Bloch (1997) dans son introduction la nouvelle dition de Prospero and Caliban, fut pendant un temps, dans la colonie malgache, directeur gnral des services gouvernementaux de linformation.

Probablement y a-t-il l un vritable achoppement de la thorie de Michel Foucault. En mme temps que la perspective quil amorce autour du biopouvoir semble ouvrir des potentialits prometteuses, la concrtisation de ce thme dvelopp dans le dernier chapitre de La volont de savoir ne se fera pas et il faudra attendre huit annes avant que ne paraisse le second volume de lHistoire de la sexualit qui, tout comme le troisime, lont engag dans de nouvelles voies.

Identifiant ces deux versions du discours, Pierre-Andr Taguieff (1991: 35-36) tablit la communaut thorique et pratique des deux versions: Racialisme et culturalisme sont deux rductionnismes mettant en uvre les mmes mcanismes et aboutissant des rsultats analogues: lindividu est rduit reprsenter telle ou telle totalit. Deux rductionnismes qui, passs au politique, sont entrs en rivalit mimtique, rendant indterminable la frontire entre racisme et antiracisme: lantiracisme relativiste-culturaliste peut se renverser en nouveau racisme, par exemple en fournissant au racisme biologisant dconsidr un habillage rhtorique qui le rend acceptable.

Dont Vronique de Rudder (1991: 162) rappelle toute lambigut: La notion de seuil de tolrance russit concilier linconciliable et, en particulier, autoriser et interdire, simultanment, le racisme. Elle lautorise en lassimilant un phnomne invitable, naturel, normal, et elle linterdit en lui fixant une borne infrieure, en de de laquelle il convient de supporter, bon gr mal gr, les immigrs.

Dans un article sur Le psy des ghettos, paru dans La Recherche en septembre 1998, Marie-Ange dAdler note: Ceux qui laiment bien disent: cest un provocateur. Plus loin, elle cite encore: Je lai vu plusieurs fois crer des situations o il allait forcment perdre des plumes: il ne pouvait pas sen empcher, se souvient lun de ses proches collaborateurs. Et elle conclut par ce mot du professeur Lebovici,qui lavait fait venir lhpital Avicenne. Il exagre, sourit le vieux psychiatre.

Dans sa prface un autre ouvrage rcemment republi, Psychothrapie dun Indien des Plaines, Elisabeth Roudinesco (1998: 10-11 et 28) prsente une version plus respectueuse des faits, mais aussi de lhomme: Comme de nombreux Juifs roumains soucieux dchapper aux horreurs dun antismitisme qui allait bientt dcimer lEurope, il dcida de se faire baptiser. Lanne suivante, en avril 1933, par un dcret du ministre de la Justice de Roumanie, il obtint le droit de porter un nouveau patronyme: il sappellerait dsormais George (ou Georges) Devereux. Emprunt George Bulwer Lytton, le clbre auteur des Derniers jours de Pompi, ce nom servait de titre un rcit autobiographique qui avait marqu sa jeunesse. Lcrivain anglais y mettait en scne un certain Morton Devereux Ce changement didentit fut mal interprt par certains de ses commentateurs qui voulurent y voir la preuve que Devereux rejetait une judit quil avait juge honteuse ou encombrante. Sans doute serait-il plus juste de souligner que la qute permanente dune place tait chez lui le signe dun dchirement originel qui le portait autant vers les sductions de lanonymat que vers la haine de soi ou la revendication identitaire.

Lirritation contre les interprtations ethnicisantes ou culturalistes de sa thorie est manifeste dans ce texte o Georges Devereux (1970: 338) se plaint de lemprunt abusif de sa terminologie qui loblige en forger une autre, prcisment pour se dmarquer des lectures partiales: Le psychothrapeute qui a recours ce quil sait de la culture tribale de son patient fait de la psychothrapie interculturelle; celui qui se fonde sur sa connaissance de la Culture en soi et des catgories culturelles universelles fait de la psychothrapie mtaculturelle. Il ajoute en note: Il convient de rappeler les raisons qui mont incit modifier ma terminologie. Originellement, javais forg le terme psychothrapie transculturelle afin de souligner la distinction entre cette cette dmarche et la psychothrapie interculturelle. Malheureusement, on ma emprunt depuis lors ce terme et, ce qui est plus grave, en le dpouillant du sens spcial que je lui avais attribu. Le terme psychiatrie transculturelle a ainsi acquis le sens de psychiatrie interculturelle, et mme, de manire plus gnrale, dethnopsychiatrie. Incapable de renverser cette tendance en matire de terminologie, je suis contraint de men dissocier en proposant le terme de psychothrapie mtaculturelle en lieu et place de psychothrapie transculturelle. Ctait sans compter avec la kleptomanie conceptuelle de son lve qui, en contradiction avec le sens donn par Georges Devereux ce qualificatif, propose dsormais (IG: 32) une thorie gnrale de linfluence qui se doit dtre mtaculturelle.

La circularit du raisonnement, qui fonctionne comme un vritable enfermement ethnique, devient apparent dans la dfinition de la judit. Ltre juif ne se cache-t-il pas simplement dans les modalits culturelles du soin? Un Juif nest-il pas celui qui, lorsquil est soign la juive, a le plus de chances de gurir? Ainsi avons-nous dlibrment choisi de chercher ltre juif au travers des dispositifs de soins, autrement dit: des modalits de rattrapage des gars. Car nous avons remarqu que chez les Juifs, comme dans la majorit des autres peuples, les logiques culturelles de fabrication des personnes sont totalement contenues dans chaque thrapeutique spcifique (EJ: 11). La judit tient donc dans la rponse la cure qui est elle-mme lexpression de la culture juive. Ainsi, Freud qui disait lui-mme, dans la prface la traduction en hbreu de Totem et tabou, quil ne savait pas rellement ce que ctait que son tre juif, Tobie Nathan est donc en mesure dapporter la rponse, avec ce quil faut dhermtisme aux allures vaguement cabalistiques: Cest en tant ce quon est, et rien que ce quon est et non pas en tant tout la fois quon rejoint ce que tous les autres sont rien dautre que ce quils sont (EJ: 12).

On ne saurait trop conseiller aux ethnopsychiatres en formation dans les banlieues, la lecture du texte de Jean Bazin (1985: 88-90) propos de ce groupe qui bnficie visiblement de la dilection de leur matre, tout comme il avait t chri des voyageurs et des administrateurs coloniaux. Chacun de ces auteurs y va, leur sujet, de son commentaire: stupides et superstitieux, paresseux, mais gais et dun caractre trs doux, affables, discrets, hospitaliers, polis, complaisants, laborieux et industrieux, particulirement dous pour les travaux agricoles, habitus la guerre et vivant surtout de pillage et pour finir tirailleur solide et disciplin. Au bout du compte, on ne sait plus gure quoi sen tenir sur ce peuple pourtant si bien dfinien apparence : Pourquoi faut-il absolument que les Bambaras soient quelque chose, btes ou mchants, rustres ou philosophes, paisibles ou sanguinaires, etc.? Cest la bambarat qui fait agir le Bambara et inversement chacun de ses actes la signifie: terrible logique de limputation, telle quelle est luvre dans toute lecture mta-sociale (raciste ou autre) de la ralit sociale.

Seul un ultime sursaut pourrait nous viter ce dnouement apocalyptique: Dieu, donne-nous la force de rcuprer notre humanit avant dtre anantis par nos banlieues! (IG: 220).

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