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Jean-Jacques Rousseau

LETTRES ÉCRITES DELA MONTAGNE

1763-64

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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AVERTISSEMENT

C’EST revenir tard, je le sens, sur un sujettrop rebattu, et déjà presque oublié. Mon état,qui ne me permet plus aucun travail suivi, monaversion pour le genre polémique, ont causéma lenteur à écrire et ma répugnance à publier.J’aurais même tout-à-fait supprimé ces Lettres,ou plutôt je ne les aurais point écrites, s’il n’eûtété question que de moi : mais ma Patrie nem’est pas tellement devenue étrangère, que jepuisse voir tranquillement opprimer ses Ci-toyens, surtout lorsqu’ils n’ont compromisleurs droits qu’en défendant ma Cause. Je se-rais le dernier des hommes, si, dans une telleoccasion, j’écoutais un sentiment qui n’est plusni douceur ni patience, mais faiblesse et lâche-té, dans celui qu’il empêche de remplir son de-voir.

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Rien de moins important pour le Public,j’en conviens, que la matière de ces Lettres.La constitution d’une petite République, le sortd’un petit Particulier, l’exposé de quelques in-justices, la réfutation de quelques sophismes ;tout cela n’a rien en soi d’assez considérablepour mériter beaucoup de Lecteurs : mais simes sujets sont petits, mes objets sont grands,et dignes de l’attention de tout honnête-homme. Laissons Genève à sa place, et Rous-seau dans sa dépression ; mais la Religion,mais la liberté, la justice ! voilà, qui que voussoyez, ce qui n’est pas au-dessous de vous.

Qu’on ne cherche pas même ici dans lestyle le dédommagement de l’aridité de la ma-tière. Ceux que quelques traits heureux de maplume ont si fort irrités, trouveront de quois’apaiser dans ces Lettres. L’honneur de dé-fendre un opprimé, eût enflammé mon cœursi j’avais parlé pour un autre. Réduit au tristeemploi de me défendre moi-même, j’ai dû meborner à raisonner ; m’échauffer eût été m’avi-

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lir. J’aurai donc trouvé grâce en ce point de-vant ceux qui s’imaginent qu’il est essentiel àla vérité d’être dite froidement ; opinion quepourtant j’ai peine à comprendre. Lorsqu’unevive persuasion nous anime, le moyen d’em-ployer un langage glacé ! Quand Archimède,tout transporté, courait nu dans les rues de Sy-racuse, en avait-il moins trouvé la vérité parcequ’il se passionnait pour elle ? Tout aucontraire, celui qui la sent ne peut s’abstenir del’adorer ; celui qui demeure froid ne l’a pas vue.

Quoi qu’il en soit, je prie les Lecteurs devouloir bien mettre à part mon beau style, etd’examiner seulement si je raisonne bien oumal ; car enfin, de cela seul qu’un Auteur s’ex-prime en bons termes, je ne vois pas commentil peut s’ensuivre que cet Auteur ne fait ce qu’ildit.

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PREMIÈRE LETTRE.

NON, Monsieur, je ne vous blâme point dene vous être pas joint aux Représentants poursoutenir ma cause. Loin d’avoir approuvé moi-même cette démarche, je m’y suis opposé detout mon pouvoir, et mes parents s’en sont re-tirés à ma sollicitation. L’on s’est tu quand ilfallait parler ; on a parlé quand il ne restaitqu’à se taire. Je prévis l’inutilité des représen-tations, j’en pressentis les conséquences : je ju-geai que leurs suites inévitables troubleraientle repos public, ou changeraient la constitu-tion de l’État. L’événement a trop justifié mescraintes. Vous voilà réduits à l’alternative quim’effrayait. La crise où vous êtes exige uneautre délibération dont je ne suis plus l’objet.Sur ce qui a été fait, vous demandez ce quevous devez faire : vous considérez que l’effetde ces démarches, étant relatif au corps de la

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Bourgeoisie, ne retombera pas moins sur ceuxqui s’en sont abstenus que sur ceux qui les ontfaites. Ainsi, quels qu’aient été d’abord les di-vers avis, l’intérêt commun doit ici tout réunir.Vos droits réclamés et attaqués ne peuventplus demeurer en doute ; il faut qu’ils soient re-connus ou anéantis, et c’est leur évidence quiles met en péril. Il ne fallait pas approcher leflambeau durant l’orage ; mais aujourd’hui lefeu est à la maison.

Quoiqu’il ne s’agisse plus de mes intérêts,mon honneur me rend toujours partie danscette affaire ; vous le savez, et vous me consul-tez toutefois comme un homme neutre ; voussupposez que le préjugé ne m’aveuglera point,et que la passion ne me rendra point injuste :je l’espère aussi ; mais dans des circonstancessi délicates, qui peut répondre de soi ? Je sensqu’il m’est impossible de m’oublier dans unequerelle dont je suis le sujet, et qui a mes mal-heurs pour première cause. Que ferai-je donc,Monsieur, pour répondre à votre confiance et

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justifier votre estime autant qu’il est en moi ?Le voici. Dans la juste défiance de moi-même,je vous dirai moins mon avis que mes raisons :vous les pèserez, vous comparerez, et vouschoisirez. Faites plus ; défiez-vous toujours,non de mes intentions, Dieu le sait, elles sontpures, mais de mon jugement. L’homme le plusjuste, quand il est ulcéré, voit rarement leschoses comme elles sont. Je ne veux sûrementpas vous tromper, mais je puis me tromper ; jele pourrais en toute autre chose, et cela doit ar-river ici plus probablement. Tenez-vous doncsur vos gardes, et quand je n’aurai pas dix foisraison, ne me l’accordez pas une.

Voilà, Monsieur, la précaution que vous de-vez prendre, et voici celle que je veux prendreà mon tour. Je commencerai par vous parler demoi, de mes griefs, des durs procédés de vosMagistrats ; quand cela sera fait, et que j’au-rai bien soulagé mon cœur, je m’oublierai moi-même ; je vous parlerai de vous, de votre si-tuation, c’est-à-dire de la République ; et je ne

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crois pas trop présumer de moi, si j’espère, aumoyen de cet arrangement, traiter avec équitéla question que vous me faites.

J’ai été outragé d’une manière d’autant pluscruelle, que je me flattais d’avoir bien méritéde la Patrie. Si ma conduite eût eu besoin degrâce, je pouvais raisonnablement espérer del’obtenir. Cependant, avec un empressementsans exemple, sans avertissement, sans cita-tion, sans examen, on s’est hâté de flétrir meslivres : on a fait plus ; sans égard pour mesmalheurs, pour mes maux, pour mon état, ona décrété ma personne avec la même préci-pitation, l’on ne m’a pas même épargné lestermes qu’on emploie pour les malfaiteurs. CesMessieurs n’ont pas été indulgents ; ont-ils dumoins été justes ? C’est ce que je veux recher-cher avec vous. Ne vous effrayez pas, je vousprie, de l’étendue que je suis forcé de donnerà ces Lettres. Dans la multitude de questionsqui se présentent, je voudrais être sobre en pa-

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roles : mais, Monsieur, quoiqu’on puisse faire,il en faut pour raisonner.

Rassemblons d’abord les motifs qu’ils ontdonnés de cette procédure, non dans le réqui-sitoire, non dans l’arrêt, porté dans le secret,et resté dans les ténèbres(1) ; mais dans les ré-ponses du Conseil aux représentations des Ci-toyens et Bourgeois, ou plutôt dans les Lettresécrites de la Campagne : ouvrage qui leur sertde manifeste, et dans lequel seul ils daignentraisonner avec vous.

« Mes Livres sont, disent-ils, impies, scan-daleux, téméraires, pleins de blasphèmes et decalomnies contre la Religion. Sous l’apparencedes doutes, l’Auteur y a rassemblé tout ce quipeut tendre à saper, ébranler et détruire lesprincipaux fondements de la Religion Chré-tienne révélée.

« Ils attaquent tous les Gouvernements.

« Ces Livres sont d’autant plus dangereuxet répréhensibles, qu’ils sont écrits en français,

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du style le plus séducteur, qu’ils paraissentsous le nom et la qualification d’un Citoyende Genève, et que, selon l’intention de l’Au-teur, l’Émile doit servir de guide aux pères, auxmères, aux précepteurs.

« En jugeant ces Livres, il n’a pas été pos-sible au Conseil de ne jeter aucun regard surcelui qui en était présumé l’Auteur. »

Au reste, le Décret porté contre moi n’est,continuent-ils, « ni un jugement, ni une sen-tence, mais un simple appointement provi-soire, qui laissait dans leur entier mes excep-tions et défenses, et qui, dans le cas prévu, ser-vait de préparatoire à la procédure prescritepar les Édits et par l’Ordonnance Ecclésias-tique. »

À cela, les Représentants, sans entrer dansl’examen de la Doctrine, objectèrent ; « que leConseil avait jugé sans formalités prélimi-naires ; que l’Article 88 de l’Ordonnance Ecclé-siastique avait été violé dans ce jugement ; que

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la procédure, faite en 1562 contre Jean Mo-relli à forme de cet Article, en montrait clai-rement l’usage, et donnait par cet exemple,une jurisprudence qu’on n’aurait pas dû mépri-ser ; que cette nouvelle manière de procéderétait même contraire à la règle du Droit natureladmise chez tous les Peuples, laquelle exigeque nul ne soit condamné sans avoir été en-tendu dans ses défenses ; qu’on ne peut flétrirun Ouvrage, sans flétrir en même temps l’Au-teur dont il porte le nom ; qu’on ne voit pasquelles exceptions et défenses il reste à unhomme déclaré impie, téméraire, scandaleuxdans ses Écrits, et après la sentence rendueet exécutée contre ses mêmes Écrits, puisqueles choses n’étant point susceptibles d’infamie,celle qui résulte de la combustion d’un Livrepar la main du bourreau, rejaillit nécessaire-ment sur l’Auteur : d’où il suit qu’on n’a pu en-lever à un Citoyen le bien le plus précieux,l’honneur ; qu’on ne pouvait détruire sa réputa-tion, son état, sans commencer par l’entendre ;que les Ouvrages condamnés et flétris méri-

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taient du moins autant de support et de to-lérance que divers autres Écrits où l’on faitde cruelles satires sur la Religion, et qui ontété répandus et même imprimés dans la Ville ;qu’enfin, par rapport aux Gouvernements, il atoujours été permis dans Genève de raison-ner librement sur cette matière générale, qu’onn’y défend aucun Livre qui en traite, qu’on n’yflétrit aucun Auteur pour en avoir traité, quelque soit son sentiment ; et que, loin d’attaquerle Gouvernement de la République en particu-lier, je ne laisse échapper aucune occasion d’enfaire l’éloge. »

À ces objections il fut répliqué de la partdu Conseil : « Que ce n’est point manquer à larègle qui veut que nul ne soit condamné sansl’entendre, que de condamner un Livre aprèsen avoir pris lecture, et l’avoir examiné suf-fisamment ; que l’Article 88 des Ordonnancesn’est applicable qu’à un homme qui dogmatise,et non à un Livre destructif de la Religion Chré-tienne ; qu’il n’est pas vrai que la flétrissure

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d’un Ouvrage se communique à l’Auteur, le-quel peut n’avoir été qu’imprudent ou mal-adroit ; qu’à l’égard des Ouvrages scandaleux,tolérés ou même imprimés dans Genève, iln’est pas raisonnable de prétendre que, pouravoir dissimulé quelquefois, un Gouvernementsoit obligé de dissimuler toujours ; qued’ailleurs les Livres où l’on ne fait que tourneren ridicule la Religion, ne sont pas, à beaucoupprès, aussi punissables que ceux où, sans dé-tour, on l’attaque par le raisonnement ; qu’en-fin ce que le Conseil doit au maintien de laReligion Chrétienne dans sa pureté, au bienpublic, aux Lois, et à l’honneur du Gouverne-ment, lui ayant fait porter cette sentence, ne luipermet ni de la changer ni de l’affaiblir. »

Ce ne sont pas là toutes les raisons, ob-jections et réponses qui ont été alléguées depart et d’autre ; mais ce sont les principales, etelles suffisent pour établir, par rapport à moi,la question de fait et de droit.

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Cependant comme l’objet, ainsi présenté,demeure encore un peu vague, je vais tâcherde le fixer avec plus de précision, de peur quevous n’étendiez ma défense à la partie de cetobjet que je n’y veux pas embrasser.

Je suis homme, et j’ai fait des Livres ; j’aidonc fait aussi des erreurs(2). J’en aperçoismoi-même en assez grand nombre : je ne doutepas que d’autres n’en voient beaucoup davan-tage, et qu’il n’y en ait bien plus encore que nimoi ni d’autres ne voyons point. Si l’on ne ditque cela, j’y souscris.

Mais quel Auteur n’est pas dans le mêmecas, ou s’ose flatter de n’y pas être ? Là-dessusdonc, point de dispute. Si l’on me réfute etqu’on ait raison, l’erreur est corrigée, et je metais. Si l’on me réfute, et qu’on ait tort, je metais encore ; dois-je répondre du fait d’autrui ?En tout état de cause, après avoir entendu lesdeux Parties, le Public est juge, il prononce, leLivre triomphe ou tombe, et le procès est fini.

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Les erreurs des Auteurs sont souvent fortindifférentes ; mais il en est aussi de domma-geables, même contre l’intention de celui quiles commet. On peut se tromper au préjudicedu Public comme au sien propre ; on peut nuireinnocemment. Les controverses sur les ma-tières de Jurisprudence, de Morale, de Reli-gion, tombent fréquemment dans ce cas. Né-cessairement un des deux disputants setrompe, et l’erreur sur ces matières, importanttoujours, devient faute ; cependant on ne la pu-nit pas quand on la présume involontaire. Unhomme n’est pas coupable pour nuire en vou-lant servir ; et si l’on poursuivait criminelle-ment un Auteur pour des fautes d’ignorance oud’inadvertance, pour de mauvaises maximesqu’on pourrait tirer de ses écrits très consé-quemment mais contre son gré, quel Écrivainpourrait se mettre à l’abri des poursuites ? Ilfaudrait être inspiré du Saint-Esprit pour sefaire Auteur, et n’avoir que des gens inspirés duSaint-Esprit pour juges.

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Si l’on ne m’impute que de pareilles fautes,je ne m’en défends pas plus que des simpleserreurs. Je ne puis affirmer n’en avoir pointcommis de telles, parce que je ne suis pas unAnge ; mais ces fautes, qu’on prétend trouverdans mes Écrits peuvent fort bien n’y pas être,parce que ceux qui les y trouvent ne sont pasdes Anges non plus. Hommes et sujets à l’er-reur ainsi que moi, sur quoi prétendent-ils queleur raison soit l’arbitre de la mienne, et que jesois punissable pour n’avoir pas pensé commeeux ?

Le Public est donc aussi le juge de sem-blables fautes ; son blâme en est le seul châti-ment. Nul ne peut se soustraire à ce Juge, etquant à moi je n’en appelle pas. Il est vrai quesi le Magistrat trouve ces fautes nuisibles, ilpeut défendre le Livre qui les contient ; mais,je le répète, il ne peut punir pour cela l’Auteurqui les a commises, puisque ce serait punir undélit qui peut être involontaire, et qu’on ne doit

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punir dans le mal que la volonté. Ainsi ce n’estpoint encore-là ce dont il s’agit.

Mais il y a bien de la différence entre unLivre qui contient des erreurs nuisibles, et unLivre pernicieux. Des principes établis, lachaîne d’un raisonnement suivi, des consé-quences déduites, manifestent l’intention del’Auteur ; et cette intention dépendant de savolonté, rentre sous la juridiction des Lois. Sicette intention est évidemment mauvaise, cen’est plus erreur ni faute, c’est crime ; ici toutchange. Il ne s’agit plus d’une dispute littérairedont le Public juge selon la raison, mais d’unprocès criminel qui doit être jugé dans les Tri-bunaux selon toute la rigueur des Lois : telleest la position critique où m’ont mis des Magis-trats qui se disent justes, et des Écrivains zé-lés qui les trouvent trop cléments. Sitôt qu’onm’apprête des prisons, des bourreaux, deschaînes, quiconque m’accuse est un délateur ;il sait qu’il n’attaque pas seulement l’Auteur,mais l’homme ; il sait que ce qu’il écrit peut in-

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fluer sur mon sort(3) ; ce n’est plus à ma seuleréputation qu’il en veut, c’est à mon honneur,à ma liberté, à ma vie.

Ceci, Monsieur, nous ramène tout d’uncoup à l’état de la question dont il me paraîtque le public s’écarte. Si j’ai écrit des chosesrépréhensibles, on peut m’en blâmer, on peutsupprimer le livre. Mais, pour le flétrir, pourm’attaquer personnellement, il faut plus ; lafaute ne suffit pas, il faut un délit, un crime ;il faut que j’aie écrit à mauvaise intention unlivre pernicieux, et que cela soit prouvé, noncomme un Auteur prouve qu’un autre Auteurse trompe, mais comme un accusateur doitconvaincre devant le Juge l’accusé. Pour êtretraité comme un malfaiteur, il faut que je soisconvaincu de l’être. C’est la première questionqu’il s’agit d’examiner. La seconde, en suppo-sant le délit constaté, est d’en fixer la nature,le lieu où il a été commis, le tribunal qui doiten juger, la loi qui le condamne, et la peine quidoit le punir. Ces deux questions une fois ré-

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solues décideront si j’ai été traité justement ounon.

Pour savoir si j’ai écrit des livres pernicieux,il faut en examiner les principes, et voir cequ’il en résulterait si ces principes étaient ad-mis. Comme j’ai traité beaucoup de matières,je dois me restreindre à celles sur lesquelles jesuis poursuivi, savoir, la religion et le gouver-nement. Commençons par le premier article, àl’exemple des juges qui ne se sont pas expli-qués sur le second.

On trouve dans l’Émile la profession de foid’un Prêtre Catholique, et dans l’Héloïse celled’une femme dévote : ces deux pièces s’ac-cordent assez pour qu’on puisse expliquerl’une par l’autre ; et de cet accord, on peutprésumer avec quelque vraisemblance, que sil’Auteur, qui a publié les livres où elles sontcontenues, ne les adopte pas en entier l’une etl’autre, du moins il les favorise beaucoup. Deces deux professions de foi, la première étantla plus étendue et la seule où l’on ait trouvé

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le corps du délit, doit être examinée par préfé-rence.

Cet examen, pour aller à son but, rend en-core un éclaircissement nécessaire. Car remar-quez bien qu’éclaircir et distinguer les proposi-tions que brouillent et confondent mes accusa-teurs, c’est leur répondre. Comme ils disputentcontre l’évidence, quand la question est bienposée, ils sont réfutés.

Je distingue dans la Religion deux parties,outre la forme du culte, qui n’est qu’un céré-monial. Ces deux parties sont le dogme et lamorale. Je divise les dogmes encore en deuxparties : savoir, celle qui, posant les principesde nos devoirs, sert de base à la morale ; etcelle qui, purement de foi, ne contient que desdogmes spéculatifs.

De cette division, qui me paraît exacte, ré-sulte celle des sentiments sur la Religion, d’unepart en vrais, faux ou douteux ; et de l’autre, enbons, mauvais ou indifférents.

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Le jugement des premiers appartient à laraison seule, et si les Théologiens s’en sont em-parés, c’est comme raisonneurs, c’est commeprofesseurs de la science par laquelle on par-vient à la connaissance du vrai et du faux enmatière de foi. Si l’erreur en cette partie estnuisible, c’est seulement à ceux qui errent, etc’est seulement un préjudice pour la vie à ve-nir, sur laquelle les tribunaux humains nepeuvent étendre leur compétence. Lorsqu’ilsconnaissent de cette matière, ce n’est pluscomme juges du vrai et du faux, mais commeministres des lois civiles qui règlent la formeextérieure du culte : il ne s’agit pas encore icide cette partie ; il en sera traité ci-après.

Quant à la partie de la religion qui regardela morale, c’est-à-dire, la justice, le bien public,l’obéissance aux lois naturelles et positives, lesvertus sociales, et tous les devoirs de l’hommeet du citoyen, il appartient au gouvernementd’en connaître : c’est en ce point seul que la re-ligion rentre directement sous sa juridiction, et

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qu’il doit bannir, non l’erreur, dont il n’est pasjuge, mais tout sentiment nuisible qui tend àcouper le nœud social.

Voilà, Monsieur, la distinction que vousavez à faire pour juger de cette Pièce, portéeau Tribunal, non des Prêtres, mais des Magis-trats. J’avoue qu’elle n’est pas toute affirma-tive. On y voit des objections et des doutes.Posons, ce qui n’est pas, que ces doutes soientdes négations. Mais elle est affirmative dans saplus grande partie ; elle est affirmative et dé-monstrative sur tous les points fondamentauxde la Religion civile ; elle est tellement décisivesur tout ce qui tient à la Providence éternelle,à l’amour du prochain, à la justice, à la paix,au bonheur des hommes, aux lois de la socié-té, à toutes les vertus, que les objections, lesdoutes mêmes y ont pour objet quelque avan-tage, et je défie qu’on m’y montre un seul pointde doctrine attaqué, que je ne prouve être nui-sible aux hommes ou par lui-même ou par sesinévitables effets.

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La Religion est utile et même nécessaireaux peuples. Cela n’est-il pas dit, soutenu,prouvé dans ce même Écrit ? Loin d’attaquerles vrais principes de la Religion, l’Auteur lespose, les affermit de tout son pouvoir ; ce qu’ilattaque, ce qu’il combat, ce qu’il doit com-battre, c’est le fanatisme aveugle, la supersti-tion cruelle, le stupide préjugé. Mais il faut,disent-ils, respecter tout cela. Mais pourquoi ?Parce que c’est ainsi qu’on mène les Peuples.Oui, c’est ainsi qu’on les mène à leur perte. Lasuperstition est le plus terrible fléau du Genrehumain ; elle abrutit les simples, elle persécuteles sages, elle enchaîne les Nations, elle faitpartout cent maux effroyables : quel bien fait-elle ? Aucun ; si elle en fait, c’est aux Tyrans,elle est leur arme la plus terrible, et cela mêmeest le plus grand mal qu’elle ait jamais fait.

Ils disent qu’en attaquant la superstition, jeveux détruire la Religion même : comment lesavent-ils ? Pourquoi confondent-ils ces deuxcauses, que je distingue avec tant de soin ?

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Comment ne voient-ils point que cette impu-tation réfléchit contre eux dans toute sa force,et que la Religion n’a point d’ennemis plus ter-ribles que les défenseurs de la superstition ? Ilserait bien cruel qu’il fût si aisé d’inculper l’in-tention d’un homme, quand il est si difficile dela justifier. Par cela même qu’il n’est pas prou-vé qu’elle est mauvaise, on la doit juger bonne.Autrement, qui pourrait être à l’abri des juge-ments arbitraires de ses ennemis ? Quoi ! leursimple affirmation fait preuve de ce qu’ils nepeuvent savoir ; et la mienne, jointe à toutema conduite, n’établit point mes propres senti-ments ? Quel moyen me reste donc de les faireconnaître ? Le bien que je sens dans mon cœur,je ne puis le montrer, je l’avoue ; mais quel estl’homme abominable qui s’ose vanter d’y voirle mal qui n’y fut jamais ?

Plus on serait coupable de prêcher l’irréli-gion, dit très bien M. d’Alembert, plus il est cri-minel d’en accuser ceux qui ne la prêchent pasen effet. Ceux qui jugent publiquement de mon

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Christianisme, montrent seulement l’espèce duleur ; et la seule chose qu’ils ont prouvée est,qu’eux et moi n’avons pas la même Religion.Voilà précisément ce qui les fâche : on sent quele mal prétendu les aigrit moins que le bienmême. Ce bien, qu’ils sont forcés de trouverdans mes Écrits, les dépite et les gêne ; réduitsà le tourner en mal encore, ils sentent qu’ilsse découvrent trop. Combien ils seraient plus àleur aise si ce bien n’y était pas !

Quand on ne me juge point sur ce que j’aidit, mais sur ce qu’on assure que j’ai vouludire, quand on cherche dans mes intentions lemal qui n’est pas dans mes Écrits, que puis-je faire ? Ils démentent mes discours par mespensées ; quand j’ai dit blanc, ils affirment quej’ai voulu dire noir ; ils se mettent à la place deDieu pour faire l’œuvre du Diable ; commentdérober ma tête à des coups portés de si haut ?

Pour prouver que l’Auteur n’a point eu l’hor-rible intention qu’ils lui prêtent, je ne voisqu’un moyen ; c’est d’en juger sur l’ouvrage.

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Ah ! qu’on en juge ainsi, j’y consens ; maiscette tâche n’est pas la mienne, et un examensuivi sous ce point de vue, serait de ma partune indignité. Non, Monsieur, il n’y a ni mal-heur, ni flétrissure qui puissent me réduire àcette abjection. Je croirais outrager l’Auteur,l’Éditeur, le Lecteur même, par une justifica-tion d’autant plus honteuse qu’elle est plus fa-cile ; c’est dégrader la vertu, que montrerqu’elle n’est pas un crime ; c’est obscurcir l’évi-dence, que prouver qu’elle est la vérité. Non,lisez et jugez vous-même. Malheur à vous, si,durant cette lecture, votre cœur ne bénit pascent fois l’homme vertueux et ferme qui oseinstruire ainsi les humains !

Eh ! comment me résoudrais-je à justifiercet Ouvrage ? moi qui crois effacer par lui lesfautes de ma vie entière ; moi qui mets lesmaux qu’il m’attire en compensation de ceuxque j’ai faits ; moi qui, plein de confiance, es-père dire au Juge Suprême : Daigne juger dans

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ta clémence un homme faible ; j’ai fait le malsur la terre, mais j’ai publié cet Écrit.

Mon cher Monsieur, permettez à mon cœurgonflé d’exhaler de temps en temps ses sou-pirs ; mais soyez sûr que dans mes discussionsje ne mêlerai ni déclamations ni plaintes. Jen’y mettrai pas même la vivacité de mes adver-saires ; je raisonnerai toujours de sang-froid. Jereviens donc.

Tâchons de prendre un milieu qui vous sa-tisfasse, et qui ne m’avilisse pas. Supposons unmoment la profession de foi du Vicaire adop-tée en un coin du monde Chrétien, et voyonsce qu’il en résulterait en bien et en mal. Ce nesera ni l’attaquer ni la défendre ; ce sera la ju-ger par ses effets.

Je vois d’abord les choses les plus nouvellessans aucune apparence de nouveauté ; nulchangement dans le culte et de grands chan-gements dans les cœurs, des conversions sanséclats, de la foi sans dispute, du zèle sans fa-

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natisme, de la raison sans impiété, peu dedogmes et beaucoup de vertus, la tolérance duPhilosophe et la charité du Chrétien.

Nos Prosélytes auront deux règles de foi quin’en font qu’une, la raison et l’Évangile ; la se-conde sera d’autant plus immuable qu’elle nese fondera que sur la première, et nullementsur certains faits, lesquels, ayant besoin d’êtreattestés, remettent la Religion sous l’autoritédes hommes.

Toute la différence qu’il y aura d’eux auxautres Chrétiens, est que ceux-ci sont des gensqui disputent beaucoup sur l’Évangile sans sesoucier de le pratiquer, au lieu que nos genss’attacheront beaucoup à la pratique, et ne dis-puteront point.

Quand les Chrétiens disputeurs viendrontleur dire : Vous vous dites Chrétiens sansl’être ; car pour être Chrétiens, il faut croireen Jésus-Christ, et vous n’y croyez point ; lesChrétiens paisibles leur répondront : « Nous ne

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savons pas bien si nous croyons en Jésus-Christ dans votre idée, parce que nous ne l’en-tendons pas ; mais nous tâchons d’observer cequ’il nous prescrit. Nous sommes Chrétienschacun à notre manière ; nous, en gardant saparole, et vous, en croyant en lui. Sa charitéveut que nous soyons tous frères, nous la sui-vons en vous admettant pour tels ; pourl’amour de lui, ne nous ôtez pas un titre quenous honorons de toutes nos forces, et quinous est aussi cher qu’à vous. »

Les Chrétiens disputeurs insisteront sansdoute. En vous renommant de Jésus, il faudraitnous dire à quel titre. Vous gardez, dites-vous,sa parole ; mais quelle autorité lui donnez-vous ? Reconnaissez-vous la Révélation, ne lareconnaissez-vous pas ? Admettez-vousl’Évangile en entier, ne l’admettez-vous qu’enpartie ? Sur quoi fondez-vous ces distinctions ?Plaisants Chrétiens, qui marchandent avec leMaître, qui choisissent dans sa doctrine cequ’il leur plaît d’admettre et de rejeter !

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À cela les autres diront paisiblement :« Mes frères, nous ne marchandons point ; carnotre foi n’est pas un commerce. Vous suppo-sez qu’il dépend de nous d’admettre ou de re-jeter comme il nous plaît ; mais cela n’est pas,et notre raison n’obéit point à notre volonté.Nous aurions beau vouloir que ce qui nous pa-raît faux nous parût vrai, il nous paraîtrait fauxmalgré nous. Tout ce qui dépend de nous estde parler selon notre pensée on contre notrepensée, et notre seul crime est de ne vouloirpas vous tromper. »

« Nous reconnaissons l’autorité de Jésus-Christ, parce que notre intelligence acquiesceà ses préceptes et nous en découvre la subli-mité. Elle nous dit qu’il convient aux hommesde suivre ces préceptes, mais qu’il était au-des-sus d’eux de les trouver. Nous admettons laRévélation comme émanée de l’Esprit de Dieu,sans en savoir la manière, et sans nous tour-menter pour la découvrir : pourvu que noussachions que Dieu a parlé, peu nous importe

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d’expliquer comment il s’y est pris pour se faireentendre. Ainsi reconnaissant dans l’Évangilel’autorité divine, nous croyons Jésus-Christ re-vêtu de cette autorité ; nous reconnaissons unevertu plus qu’humaine dans sa conduite, et unesagesse plus qu’humaine dans ses leçons. Voilàce qui est bien décidé pour nous. Comment ce-la s’est-il fait ? Voilà ce qui ne l’est pas ; celanous passe. Cela ne vous passe pas, vous ; à labonne heure ; nous vous en félicitons de toutnotre cœur. Votre raison peut être supérieureà la nôtre ; mais ce n’est pas à dire qu’elledoive vous servir de Loi. Nous consentons quevous sachiez tout ; souffrez que nous ignorionsquelque chose. »

« Vous nous demandez si nous admettonstout l’Évangile ; nous admettons tous les ensei-gnements qu’a donnés Jésus-Christ. L’utilité, lanécessité de la plupart de ces enseignementsnous frappe, et nous tâchons de nous y confor-mer. Quelques-uns ne sont pas à notre portée ;ils ont été donnés sans doute pour des esprits

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plus intelligents que nous. Nous ne croyonspoint avoir atteint les limites de la raison hu-maine, et les hommes plus pénétrants ont be-soin de préceptes plus élevés. »

« Beaucoup de choses dans l’Évangilepassent notre raison, et même la choquent ;nous ne les rejetons pourtant pas. Convaincusde la faiblesse de notre entendement, nous sa-vons respecter ce que nous ne pouvons conce-voir, quand l’association de ce que nous conce-vons nous le fait juger supérieur à nos lu-mières. Tout ce qui nous est nécessaire à sa-voir pour être saints, nous paraît clair dansl’Évangile ; qu’avons-nous besoin d’entendre lereste ? Sur ce point nous demeurons ignorants,mais exempts d’erreur, et nous n’en serons pasmoins gens de bien ; cette humble réserve elle-même est l’esprit de l’Évangile. »

« Nous ne respectons pas précisément ceLivre Sacré comme Livre, mais comme la pa-role et la vie de Jésus-Christ. Le caractère devérité, de sagesse et de sainteté qui s’y trouve,

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nous apprend que cette histoire n’a pas été es-sentiellement altérée(4) ; mais il n’est pas dé-montré pour nous qu’elle ne l’ait point été dutout. Qui sait si les choses que nous n’y com-prenons pas, ne sont point des fautes glisséesdans le texte ? Qui sait si des Disciples, si fortinférieurs à leur Maître, l’ont bien compris etbien rendu partout ? Nous ne décidons pointlà-dessus, nous ne présumons pas même, etnous ne vous proposons des conjectures queparce que vous l’exigez. »

« Nous pouvons nous tromper dans nosidées, mais vous pouvez aussi vous tromperdans les vôtres. Pourquoi ne le pourriez-vouspas, étant hommes ? Vous pouvez avoir autantde bonne foi que nous, mais vous n’en sauriezavoir davantage : vous pouvez être plus éclai-rés, mais vous n’êtes pas infaillibles. Qui jugeradonc entre les deux partis ? Sera-ce vous ? celan’est pas juste. Bien moins sera-ce nous, quinous défions si fort de nous-mêmes. Laissonsdonc cette décision au Juge commun qui nous

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entend ; et puisque nous sommes d’accord surles règles de nos devoirs réciproques, suppor-tez-nous sur le reste, comme nous vous sup-portons. Soyons hommes de paix, soyonsfrères ; unissons-nous dans l’amour de notrecommun Maître, dans la pratique des vertusqu’il nous prescrit. Voilà ce qui fait le vraiChrétien. »

« Que si vous vous obstinez à nous refuserce précieux titre après avoir tout fait pour vivrefraternellement avec vous, nous nous conso-lerons de cette injustice, en songeant que lesmots ne sont pas les choses, que les premiersDisciples de Jésus ne prenaient point le nomde Chrétiens, que le martyr Etienne ne le portajamais, et que quand Paul fut converti à la foide Christ il n’y avait encore aucun Chrétiens(5)

sur la terre. »

Croyez-vous, Monsieur, qu’une controverseainsi traitée sera fort animée et fort longue, etqu’une des Parties ne sera pas bientôt réduite

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au silence quand l’autre ne voudra point dispu-ter ?

Si nos Prosélytes sont maîtres du pays oùils vivent, ils établiront une forme de culte aus-si simple que leur croyance, et la Religion quirésultera de tout cela sera la plus utile auxhommes par sa simplicité même. Dégagée detout ce qu’ils mettent à la place des vertus, etn’ayant ni rites superstitieux ni subtilités dansla Doctrine, elle ira toute entière à son vrai but,qui est la pratique de nos devoirs. Les motsde dévot et d’orthodoxe y seront sans usage ; lamonotonie de certains sons articulés n’y serapas la piété ; il n’y aura d’impies que les mé-chants, ni de fidèles que les gens de bien.

Cette institution une fois faite, tous serontobligés par les Lois de s’y soumettre, parcequ’elle n’est point fondée sur l’autorité deshommes, qu’elle n’a rien qui ne soit dansl’ordre des lumières naturelles, qu’elle necontient aucun article qui ne se rapporte aubien de la société, et qu’elle n’est mêlée d’au-

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cun dogme inutile à la morale, d’aucun pointde pure spéculation.

Nos Prosélytes seront-ils intolérants pourcela ? Au contraire, ils seront tolérants parprincipe ; ils le seront plus qu’on ne peut l’êtredans aucune autre doctrine, puisqu’ils admet-tront toutes les bonnes Religions qui ne s’ad-mettent pas entre elles, c’est-à-dire, toutescelles qui, ayant l’essentiel qu’elles négligent,font l’essentiel de ce qui ne l’est point. En s’at-tachant, eux, à ce seul essentiel, ils laisserontles autres en faire à leur gré l’accessoire, pour-vu qu’ils ne le rejettent pas : ils les laisserontexpliquer ce qu’ils n’expliquent point, déciderce qu’ils ne décident point. Ils laisseront à cha-cun ses rites, ses formules de foi, sa croyance ;ils diront : admettez avec nous les principesdes devoirs de l’homme et du Citoyen ; dureste, croyez tout ce qu’il vous plaira. Quantaux Religions qui sont essentiellement mau-vaises, qui portent l’homme à faire le mal, ilsne les toléreront point ; parce que cela même

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est contraire à la véritable tolérance, qui n’apour but que la paix du Genre humain. Le vraitolérant ne tolère point le crime, il ne tolère au-cun dogme qui rende les hommes méchants.

Maintenant supposons, au contraire, quenos Prosélytes soient sous la domination d’au-trui : comme gens de paix, ils seront soumisaux Lois de leurs Maîtres, même en matière deReligion, à moins que cette Religion ne fût es-sentiellement mauvaise ; car alors, sans outra-ger ceux qui la professent, ils refuseraient de laprofesser. Ils leur diraient : puisque Dieu nousappelle à la servitude, nous voulons être debons serviteurs, et vos sentiments nous empê-cheraient de l’être ; nous connaissons nos de-voirs, nous les aimons, nous rejetons ce quinous en détache ; c’est afin de vous être fi-dèles, que nous n’adoptons pas la Loi de l’ini-quité.

Mais si la Religion du pays est bonne enelle-même, et que ce qu’elle a de mauvais soitseulement dans des interprétations particu-

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lières, ou dans des dogmes purement spécu-latifs, ils s’attacheront à l’essentiel, et tolére-ront le reste, tant par respect pour les Lois, quepar amour pour la paix. Quand ils seront appe-lés à déclarer expressément leur croyance, ilsle feront, parce qu’il ne faut point mentir ; ilsdiront au besoin leur sentiment avec fermeté,même avec force ; ils se défendront par la rai-son, si on les attaque. Du reste, ils ne dispu-teront point contre leurs frères ; et, sans s’obs-tiner à vouloir les convaincre, ils leur reste-ront unis par la charité, ils assisteront à leursassemblées, ils adopteront leurs formules ; et,ne se croyant pas plus infaillibles qu’eux, ilsse soumettront à l’avis du plus grand nombre,en ce qui n’intéresse pas leur conscience, et neleur paraît pas importer au salut.

Voilà le bien, me direz-vous, voyons le mal.Il sera dit en peu de paroles. Dieu ne sera plusl’organe de la méchanceté des hommes. La Re-ligion ne servira plus d’instrument à la tyran-nie des Gens d’Église et à la vengeance des

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usurpateurs ; elle ne servira plus qu’à rendreles Croyants bons et justes : ce n’est pas là lecompte de ceux qui les mènent ; c’est pis poureux que si elle ne servait à rien.

Ainsi donc la Doctrine en question estbonne au Genre humain, et mauvaise à ses op-presseurs. Dans quelle classe absolue la faut-ilmettre ? J’ai dit fidèlement le pour et le contre ;comparez, et choisissez.

Tout bien examiné, je crois que vousconviendrez de deux choses : l’une que ceshommes que je suppose, se conduiraient en ce-ci très conséquemment à la profession de foidu Vicaire ; l’autre, que cette conduite seraitnon seulement irréprochable, mais vraimentChrétienne, et qu’on aurait tort de refuser à ceshommes bons et pieux le nom de Chrétiens,puisqu’ils le mériteraient parfaitement leurconduite, et qu’ils seraient moins opposés, parleurs sentiments, à beaucoup de Sectes qui leprennent, et à qui on ne le dispute pas, que plu-sieurs de ces mêmes Sectes ne sont opposées

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entre elles. Ce ne seraient pas, si l’on veut, desChrétiens à la mode de saint Paul, qui était na-turellement persécuteur, et qui n’avait pas en-tendu Jésus-Christ lui-même ; mais ce seraientdes Chrétiens à la mode de saint Jaques, choi-sis par le Maître en personne, et qui avait re-çu de sa propre bouche les instructions qu’ilnous transmet. Tout ce raisonnement est biensimple, mais il me paraît concluant.

Vous me demanderez peut-être commenton peut accorder cette doctrine avec celle d’unhomme qui dit que l’Évangile est absurde etpernicieux à la société ? En avouant franche-ment que cet accord me paraît difficile, je vousdemanderai à mon tour où est cet homme quidit que l’Évangile est absurde et pernicieux.Vos Messieurs m’accusent de l’avoir dit ; etoù ? Dans le Contrat Social, au Chapitre de laReligion civile. Voici qui est singulier ! Dansce même Livre, et dans ce même Chapitre, jepense avoir dit précisément le contraire : jepense avoir dit que l’Évangile est sublime, et

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le plus fort lien de la société(6). Je ne veuxpas taxer ces Messieurs de mensonge ; maisavouez que deux propositions si contraires,dans le même Livre et dans le même Chapitredoivent faire un tout bien extravagant.

N’y aurait-il point ici quelque nouvelle équi-voque, à la faveur de laquelle on me rendit pluscoupable ou plus fou que je ne suis ? Ce motde Société présente un sens un peu vague : ily a dans le monde des sociétés de bien dessortes, et il n’est pas impossible que ce qui sertà l’une, nuise à l’autre. Voyons : la méthode fa-vorite de mes agresseurs est toujours d’offriravec art des idées indéterminées ; continuons,pour toute réponse, à tâcher de les fixer.

Le Chapitre dont je parle est destiné,comme on le voit par le titre, à examiner com-ment les institutions religieuses peuvent entrerdans la constitution de l’État. Ainsi ce dont ils’agit ici, n’est point de considérer les Religionscomme vraies ou fausses, ni même commebonnes ou mauvaises en elles-mêmes, mais de

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les considérer uniquement par leurs rapportsaux corps politiques, et comme parties de laLégislation.

Dans cette vue, l’Auteur fait voir que toutesles anciennes Religions, sans en excepter laJuive, furent nationales dans leur origine, ap-propriées, incorporées à l’État, et formant labase, ou du moins faisant partie du Système lé-gislatif.

Le Christianisme, au contraire, est dans sonprincipe une Religion universelle, qui n’a riend’exclusif, rien de local, rien de propre à telpays plutôt qu’à tel autre. Son divin Auteur,embrassant également tous les hommes danssa charité sans bornes, est venu lever la bar-rière qui séparait les Nations, et réunir tout leGenre humain dans un Peuple de frères : car entoute Nation, celui qui le craint et qui s’adonne àla justice, lui est agréable(7). Tel est le véritableesprit de l’Évangile.

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Ceux donc qui ont voulu faire du Christia-nisme une Religion nationale, et l’introduirecomme partie constitutive dans le Système dela Législation, ont fait par-là deux fautes, nui-sibles, l’une à la Religion, et l’autre à l’État.Ils se sont écartés de l’esprit de Jésus-Christ,dont le règne n’est pas de ce monde ; et mêlantaux intérêts terrestres ceux de la Religion, ilsont souillé sa pureté céleste, ils en ont faitl’arme des Tyrans et l’instrument des persé-cuteurs. Ils n’ont pas moins blessé les sainesmaximes de la politique, puisqu’au lieu de sim-plifier la machine du Gouvernement, ils l’ontcomposée, ils lui ont donné des ressorts étran-gers, superflus ; et l’assujettissant à deux mo-biles différents, souvent contraires, ils ont cau-sé les tiraillements qu’on sent dans tous lesÉtats Chrétiens, où l’on a fait entrer la Religiondans le système politique.

Le parfait Christianisme est l’institution so-ciale universelle ; mais, pour montrer qu’iln’est point un établissement politique, et qu’il

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ne concourt point aux bonnes institutions par-ticulières, il fallait ôter les sophismes de ceuxqui mêlent la Religion à tout, comme une priseavec laquelle ils s’emparent de tout. Tous lesétablissements humains sont fondés sur lespassions humaines, et se conservent par elles :ce qui combat et détruit les passions, n’estdonc pas propre à fortifier ces établissements.Comment ce qui détache les cœurs de la terre,nous donnerait-il plus d’intérêt pour ce qui s’yfait ? comment ce qui nous occupe uniquementd’une autre Patrie, nous attacherait-il davan-tage à celle-ci ?

Les Religions nationales sont utiles à l’Étatcomme parties de sa constitution, cela est in-contestable ; mais elles sont nuisibles au Genrehumain, et même à l’État dans un autre sens :j’ai montré comment et pourquoi.

Le Christianisme, au contraire, rendant leshommes justes, modérés, amis de la paix, esttrès avantageux à la société générale ; mais ilénerve la force du ressort politique, il com-

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plique les mouvements de la machine, il romptl’unité du corps moral ; et ne lui étant pas assezapproprié, il faut qu’il dégénère, ou qu’il de-meure une pièce étrangère et embarrassante.

Voilà donc un préjudice et des inconvé-nients des deux côtés, relativement au corpspolitique. Cependant il importe que l’État nesoit pas sans Religion, et cela importe par desraisons graves, sur lesquelles j’ai partout for-tement insisté : mais il vaudrait mieux encoren’en point avoir, que d’en avoir une barbare etpersécutante, qui, tyrannisant les Lois mêmes,contrarierait les devoirs du Citoyen. On diraitque tout ce qui s’est passé dans Genève à monégard, n’est fait que pour établir ce Chapitre enexemple, pour prouver par ma propre histoireque j’ai très bien raisonné.

Que doit faire un sage Législateur danscette alternative ? De deux choses l’une. Lapremière, d’établir une Religion purement ci-vile, dans laquelle, renfermant les dogmes fon-damentaux de toute bonne Religion, tous les

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dogmes vraiment utiles à la société, soit uni-verselle, soit particulière, il omette tous lesautres qui peuvent importer à la foi, mais nul-lement au bien terrestre, unique objet de la Lé-gislation : car, comment le mystère de la Tri-nité, par exemple, peut-il concourir à la bonneconstitution de l’État ? en quoi ses membresseront-ils meilleurs Citoyens, quand ils aurontrejeté le mérite des bonnes œuvres ? et quefait au lien de la société civile, le dogme dupéché originel ? Bien que le Christianisme soitune institution de paix, qui ne voit que le Chris-tianisme dogmatique ou théologique, est, parla multitude et l’obscurité de ses dogmes, sur-tout par l’obligation de les admettre, un champde bataille toujours ouvert entre les hommes,et cela sans qu’à force d’interprétations et dedécisions on puisse prévenir de nouvelles dis-putes sur les décisions mêmes ?

L’autre expédient est de laisser le Christia-nisme tel qu’il est dans son véritable esprit,libre, dégagé de tout lien de chair, sans autre

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obligation que celle de la conscience, sansautre gêne dans les dogmes que les mœurs etles lois. La Religion Chrétienne est, par la pu-reté de sa morale, toujours bonne et saine dansl’État, pourvu qu’on n’en fasse pas une partiede sa constitution, pourvu qu’elle y soit admiseuniquement comme Religion, sentiment, opi-nion, croyance ; mais comme Loi politique, leChristianisme dogmatique est un mauvais éta-blissement.

Telle est, Monsieur, la plus forte consé-quence qu’on puisse tirer de ce Chapitre, où,bien loin de taxer le pur Évangile(8) d’être per-nicieux à la société, je le trouve, en quelquesorte, trop sociable, embrassant trop tout leGenre humain pour une Législation qui doitêtre exclusive ; inspirant l’humanité plutôt quele patriotisme, et tendant à former deshommes plutôt que des Citoyens(9). Si je mesuis trompé, j’ai fait une erreur en politique ;mais où est mon impiété ?

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La science du salut et celle du Gouverne-ment sont très différentes : vouloir que la pre-mière embrasse tout, est un fanatisme de petitesprit ; c’est penser comme les Alchimistes,qui, dans l’art de faire de l’or, voient aussi lamédecine universelle ; ou comme les Mahomé-tans, qui prétendent trouver toutes les sciencesdans l’Alcoran. La doctrine de l’Évangile n’aqu’un objet, c’est d’appeler et sauver tous leshommes ; leur liberté, leur bien-être ici-bas n’yentre pour rien, Jésus l’a dit mille fois. Mêlerà cet objet des vues terrestres, c’est altérer sasimplicité sublime, c’est souiller sa sainteté pardes intérêts humains : c’est cela qui est vrai-ment une impiété.

Ces distinctions sont de tout temps éta-blies : on ne les a confondues que pour moiseul. En ôtant des Institutions nationales la Re-ligion Chrétienne, je l’établis la meilleure pourle Genre humain. L’Auteur de l’Esprit des Loisa fait plus, il a dit que la Musulmane était lameilleure pour les Contrées Asiatiques. Il rai-

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sonnait en politique, et moi aussi. Dans quelpays a-t-on cherché querelle, je ne dis pas àl’Auteur, mais au Livre(10) ? Pourquoi doncsuis-je coupable, ou pourquoi ne l’était-il pas ?

Voilà, Monsieur, comment, par des extraitsfidèles, un critique équitable parvient àconnaître les vrais sentiments d’un Auteur, etle dessein dans lequel il a composé son Livre.Qu’on examine tous les miens par cette mé-thode, je ne crains point les jugements quetout honnête homme en pourra porter. Mais cen’est pas ainsi que ces Messieurs s’y prennent,ils n’ont garde, ils n’y trouveraient pas ce qu’ilscherchent. Dans le projet de me rendre cou-pable à tout prix, ils écartent le vrai but de l’ou-vrage ; ils lui donnent pour but chaque erreur,chaque négligence échappée à l’Auteur : et sipar hasard il laisse un passage équivoque, ilsne manquent pas de l’interpréter dans le sensqui n’est pas le sien. Sur un grand champ cou-vert d’une moisson fertile, ils vont triant avec

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soin quelques mauvaises plantes, pour accusercelui qui l’a semé d’être un empoisonneur.

Mes propositions ne pouvaient faire aucunmal à leur place ; elles étaient vraies, utiles,honnêtes, dans le sens que je leur donnais.Ce sont leurs falsifications, leurs subreptions,leurs interprétations frauduleuses qui lesrendent punissables : il faut les brûler dansleurs Livres, et les couronner dans les miens.

Combien de fois les Auteurs diffamés et lePublic indigné n’ont-ils pas réclamé contrecette manière odieuse de déchiqueter un ou-vrage, d’en défigurer toutes les parties, d’en ju-ger sur des lambeaux enlevés çà et là au choixd’un accusateur infidèle, qui produit le mal lui-même en le détachant du bien qui le corrige etl’explique, en détorquant partout le vrai sens ?Qu’on juge la Bruyère ou La Rochefoucauld surdes maximes isolées, à la bonne heure ; en-core sera-t-il juste de comparer et de compter.Mais dans un Livre de raisonnement, combiende sens divers ne peut pas avoir la même pro-

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position, selon la manière dont l’Auteur l’em-ploie, et dont il la fait envisager ? Il n’y a peut-être pas une de celles qu’on m’impute, à la-quelle, au lieu où je l’ai mise, la page qui pré-cède ou celle qui suit ne serve de réponse, etque je n’aie prise en un sens différent de celuique lui donnent mes accusateurs. Vous verrez,avant la fin de ces Lettres, des preuves de celaqui vous surprendront.

Mais qu’il y ait des propositions fausses,répréhensibles, blâmables en elles-mêmes, ce-la suffit-il pour rendre un Livre pernicieux ?Un bon Livre n’est pas celui qui ne contientrien de mauvais ou rien qu’on puisse interpré-ter en mal ; autrement il n’y aurait point debons Livres : mais un bon Livre est celui quicontient plus de bonnes choses que de mau-vaises ; un bon Livre est celui dont l’effet totalest de mener au bien, malgré le mal qui peuts’y trouver. Eh ! que serait-ce, mon Dieu ! sidans un grand ouvrage, plein de vérités utiles,de leçons d’humanité, de piété, de vertu, il

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était permis d’aller cherchant avec une maligneexactitude toutes les erreurs, toutes les pro-positions équivoques, suspectes, ou inconsidé-rées, toutes les inconséquences qui peuventéchapper dans le détail à un Auteur surchargéde sa matière, accablé des nombreuses idéesqu’elle lui suggère, distrait des unes par lesautres, et qui peut à peine assembler dans satête toutes les parties de son vaste plan ? s’ilétait permis de faire un amas de toutes sesfautes, de les aggraver les unes par les autres,en rapprochant ce qui est épars, en liant ce quiest isolé ; puis, taisant la multitude de chosesbonnes et louables qui les démentent, qui lesexpliquent, qui les rachètent, qui montrent levrai but de l’Auteur, de donner cet affreux re-cueil pour celui de ses principes, d’avancer quec’est là le résumé de ses vrais sentiments, etde le juger sur un pareil extrait ? Dans quel dé-sert faudrait-il fuir, dans quel antre faudrait-il se cacher pour échapper aux poursuites depareils hommes, qui, sous l’apparence du mal,puniraient le bien, qui compteraient pour rien

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le cœur, les intentions, la droiture partout évi-dente, et traiteraient la faute la plus légère etla plus involontaire comme le crime d’un scé-lérat ? Y a-t-il un seul Livre au monde, quelquevrai, quelque bon, quelque excellent qu’ilpuisse être, qui pût échapper à cette infâme in-quisition ? Non, Monsieur, il n’y en a pas un,pas un seul, non pas l’Évangile même : car lemal qui n’y serait pas, ils sauraient l’y mettrepar leurs extraits infidèles, par leurs fausses in-terprétations.

Nous vous déférons, oseraient-ils dire, unLivre scandaleux, téméraire, impie, dont la mo-rale est d’enrichir le riche et de dépouiller lepauvre(11), d’apprendre aux enfants à renier leurmère et leurs frères(12), de s’emparer sans scrupuledu bien d’autrui(13), de n’instruire point les mé-chants, de peur qu’ils ne se corrigent et qu’ils nesoient pardonnés(14), de haïr père, mère, femme,enfants, tous ses proches(15) ; un Livre où l’onsouffle partout le feu de discorde(16), où l’on sevante d’armer le fils contre le père(17), les parents

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l’un contre l’autre(18), les domestiques contre leursmaîtres(19) ; où l’on approuve la violation desLois(20), où l’on impose en devoir la persécu-tion(21), où pour porter les peuples au brigan-dage, on fait du bonheur éternel le prix de la forceet la conquête des hommes violents(22).

Figurez-vous une âme infernale analysantainsi tout l’Évangile, formant de cette calom-nieuse analyse, sous le nom de Profession defoi évangélique, un Écrit qui ferait horreur, etles dévots Pharisiens prônant cet Écrit d’un airde triomphe comme l’abrégé des leçons de Jé-sus-Christ. Voilà pourtant jusqu’où peut menercette indigne méthode. Quiconque aura lu mesLivres, et lira les imputations de ceux qui m’ac-cusent, qui me jugent, qui me condamnent, quime poursuivent, verra que c’est ainsi que tousm’ont traité.

Je crois vous avoir prouvé que ces Mes-sieurs ne m’ont pas jugé selon la raison ; j’aimaintenant à vous prouver qu’ils ne m’ont pasjugé selon les lois : mais laissez-moi reprendre

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un instant haleine. À quels tristes essais mevois-je réduit à mon âge ? Devais-je apprendresi tard à faire mon apologie ? Était-ce la peinede commencer ?

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SECONDE LETTRE.

J’AI supposé, Monsieur, dans ma précé-dente Lettre, que j’avais commis en effetcontre la foi les erreurs dont on m’accuse, etj’ai fait voir que ces erreurs n’étant point nui-sibles à la société, n’étaient pas punissablesdevant la justice humaine. Dieu s’est réservésa propre défense et le châtiment des fautesqui n’offensent que lui. C’est un sacrilège à deshommes de se faire les vengeurs de la Divinité,comme si leur protection lui était nécessaire.Les Magistrats, les Rois n’ont aucune autoritésur les âmes ; et pourvu qu’on soit fidèle auxLois de la société dans ce monde, ce n’est pointà eux de se mêler de ce qu’on deviendra dansl’autre, où ils n’ont aucune inspection. Si l’onperdait ce principe de vue, les Lois faites pourle bonheur du Genre humain en seraient bien-tôt le tourment ; et, sous leur inquisition ter-

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rible, les hommes, jugés par leur foi plus quepar leurs œuvres, seraient tous à la merci dequiconque voudrait les opprimer.

Si les Lois n’ont nulle autorité sur les sen-timents des hommes en ce qui tient unique-ment à la Religion, elles n’en ont point nonplus en cette partie sur les Écrits où l’on ma-nifeste ses sentiments. Si les Auteurs de cesÉcrits sont punissables, ce n’est jamais préci-sément pour avoir enseigné l’erreur, puisque laLoi ni ses Ministres ne jugent pas de ce quin’est précisément qu’une erreur. L’Auteur desLettres écrites de la Campagne paraît convenirde ce principe(23). Peut-être même en accor-dant que la Politique et la Philosophie pourrontsoutenir la liberté de tout écrire, le pousserait-iltrop loin(24). Ce n’est pas ce que je veux exa-miner ici.

Mais voici comment vos Messieurs et luitournent la chose pour autoriser le jugementrendu contre mes Livres et contre moi. Ils mejugent moins comme Chrétien que comme Ci-

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toyen ; ils me regardent moins comme impieenvers Dieu, que comme rebelle aux Lois ; ilsvoient moins en moi le péché que le crime, etl’hérésie que la désobéissance. J’ai, selon eux,attaqué la Religion de l’État ; j’ai donc encourula peine portée par la Loi contre ceux qui l’at-taquent. Voilà, je crois, le sens de ce qu’ils ontdit d’intelligible pour justifier leur procédé.

Je ne vois à cela que trois petites difficultés.La première, de savoir quelle est cette Religionde l’État ; la seconde, de montrer comment jel’ai attaquée ; la troisième, de trouver cette Loiselon laquelle j’ai été jugé.

Qu’est-ce que la Religion de l’État ? C’estla sainte Réformation évangélique. Voilà, sanscontredit, des mots bien sonnants. Mais qu’est-ce, à Genève aujourd’hui, que la sainte Ré-formation évangélique ? Le sauriez-vous, Mon-sieur, par hasard ? En ce cas je vous en félicite.Quant à moi, je l’ignore. J’avais cru le savoirci-devant ; mais je me trompais ainsi que bien

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d’autres, plus savants que moi sur tout autrepoint, et non moins ignorants sur celui-là.

Quand les Réformateurs se détachèrent del’Église Romaine, ils l’accusèrent d’erreur ; et,pour corriger cette erreur dans sa source, ilsdonnèrent à l’Écriture un autre sens que celuique l’Église lui donnait. On leur demanda dequelle autorité ils s’écartaient ainsi de la Doc-trine reçue ; ils dirent que c’était de leur auto-rité propre, de celle de leur raison. Ils direntque le sens de la Bible étant intelligible et clairà tous les hommes en ce qui était du salut,chacun était juge compétent de la Doctrine, etpouvait interpréter la Bible, qui en est la règle,selon son esprit particulier ; que tous s’accor-deraient ainsi sur les choses essentielles ; etque celles sur lesquelles ils ne pourraient s’ac-corder, ne l’étaient point.

Voilà donc l’esprit particulier établi pourunique interprète de l’Écriture ; voilà l’autoritéde l’Église rejetée ; voilà chacun mis pour laDoctrine sous sa propre juridiction. Tels sont

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les deux points fondamentaux de la Réforme :reconnaître la Bible pour règle de sa croyance,et n’admettre d’autre interprète du sens de laBible que soi. Ces deux points combinésforment le principe sur lequel les Chrétiens Ré-formés se sont séparés de l’Église Romaine, etils ne pouvaient moins faire sans tomber encontradiction ; car quelle autorité interpréta-tive auraient-ils pu se réserver, après avoir re-jeté celle du corps de l’Église ?

Mais, dira-t-on, comment, sur un tel prin-cipe, les Réformés ont-ils pu se réunir ? Com-ment, voulant avoir chacun leur façon de pen-ser, ont-ils fait corps contre l’Église Catho-lique ? Ils le devaient faire : ils se réunissaienten ceci, que tous reconnaissaient chacun d’euxcomme juge compétent pour lui-même. Ils to-léraient, et ils devaient tolérer toutes les inter-prétations, hors une, savoir celle qui ôte la li-berté des interprétations. Or cette unique in-terprétation qu’ils rejetaient, était celle des Ca-tholiques. Ils devaient donc proscrire de

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concert Rome seule, qui les proscrivait égale-ment tous. La diversité même de leur façon depenser sur tout le reste, était le lien communqui les unissait. C’étaient autant de petits Étatsligués contre une grande Puissance, et dont laconfédération générale n’ôtait rien à l’indépen-dance de chacun.

Voilà comment la Réformation évangéliques’est établie, et voilà comment elle doit seconserver. Il est bien vrai que la Doctrine duplus grand nombre peut être proposée à tous,comme la plus probable ou la plus autorisée.Le Souverain peut même la rédiger en formule,et la prescrire à ceux qu’il charge d’enseigner,parce qu’il faut quelque ordre, quelque règledans les instructions publiques ; et qu’au fondl’on ne gêne en ceci la liberté de personne,puisque nul n’est forcé d’enseigner malgré lui :mais il ne s’ensuit pas de là que les Particulierssoient obligés d’admettre précisément ces in-terprétations qu’on leur donne et cette Doc-trine qu’on leur enseigne. Chacun en demeure

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seul juge pour lui-même, et ne reconnaît en ce-la d’autre autorité que la sienne propre. Lesbonnes instructions doivent moins fixer lechoix que nous devons faire, que nous mettreen état de bien choisir. Tel est le véritable es-prit de la Réformation ; tel en est le vrai fonde-ment. La raison particulière y prononce, en ti-rant la foi de la règle commune qu’elle établit,savoir, l’Évangile, et il est tellement de l’es-sence de la raison d’être libre, que, quand ellevoudrait s’asservir à l’autorité, cela ne dépen-drait pas d’elle. Portez la moindre atteinte à ceprincipe, et tout l’évangélisme croule à l’ins-tant. Qu’on me prouve aujourd’hui qu’en ma-tière de foi je suis obligé de me soumettre auxdécisions de quelqu’un, dès demain je me faisCatholique, et tout homme conséquent et vraifera comme moi.

Or la libre interprétation de l’Écriture em-porte non seulement le droit d’en expliquer lespassages, chacun selon son sens particulier,mais celui de rester dans le doute sur ceux

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qu’on trouve douteux, et celui de ne pas com-prendre ceux qu’on trouve incompréhensibles.Voilà le droit de chaque fidèle, droit sur lequelni les Pasteurs ni les Magistrats n’ont rien àvoir. Pourvu qu’on respecte toute la Bible etqu’on s’accorde sur les points capitaux, on vitselon la Réformation évangélique. Le sermentdes Bourgeois de Genève n’emporte rien deplus que cela.

Or je vois déjà vos Docteurs triompher surces points capitaux, et prétendre que je m’enécarte. Doucement, Messieurs, de grâce ; cen’est pas encore de moi qu’il s’agit, c’est devous. Sachons d’abord quels sont, selon vous,ces points capitaux ; sachons quel droit vousavez de me contraindre à les voir où je ne lesvois pas, et où peut-être vous ne les voyez pasvous-mêmes. N’oubliez point, s’il vous plaît,que me donner vos décisions pour Lois, c’estvous écarter de la sainte réformation évangé-lique, c’est en ébranler les vrais fondements ;c’est vous qui par la Loi, méritez punition.

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Soit que l’on considère l’état politique devotre République lorsque la Réformation futinstituée, soit que l’on pèse les termes de vosanciens Édits par rapport à la Religion qu’ilsprescrivent, on voit que la Réformation est par-tout mise en opposition avec l’Église Romaine,et que les Lois n’ont pour objet que d’abjurerles principes et le culte de celle-ci, destructifsde la liberté dans tous les sens.

Dans cette position particulière l’Étatn’existait, pour ainsi dire, que par la séparationdes deux Églises, et la République était anéan-tie si le Papisme reprenait le dessus. Ainsi laLoi qui fixait le culte évangélique, n’y considé-rait que l’abolition du culte Romain. C’est cequ’attestent les invectives, même indécentes,qu’on voit contre celui-ci dans vos premièresOrdonnances, et qu’on a sagement retranchéesdans la suite, quand le même danger n’existaitplus : c’est ce qu’atteste aussi le serment duConsistoire, lequel consiste uniquement à em-pêcher toutes idolâtries, blasphèmes, dissolutions,

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et autres choses contrevenantes à l’honneur deDieu et à la Réformation de l’Évangile. Tels sontles termes de l’Ordonnance passée en 1562.Dans la revue de la même Ordonnance en1576, on mit à la tête du serment de veiller surtous scandales(25) : ce qui montre que dans lapremière formule du serment, on n’avait pourobjet que la séparation de l’Église Romaine.Dans la suite on pourvut encore à la police :cela est naturel quand un établissement com-mence à prendre de la consistance ; mais enfin,dans l’une et dans l’autre leçon, ni dans aucunserment de Magistrats, de Bourgeois, de Mi-nistres, il n’est question ni d’erreur ni d’hérésie.Loin que ce fût là l’objet de la Réformation nides Lois, c’eût été se mettre en contradictionavec soi-même. Ainsi vos Édits n’ont fixé, sousce mot de Réformation que les points contro-versés avec l’Église Romaine.

Je sais que votre Histoire, et celle en gé-néral de la Réforme, est pleine de faits quimontrent une inquisition très sévère, et que, de

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persécutés, les Réformateurs devinrent bien-tôt persécuteurs : mais ce contraste, si cho-quant dans toute l’histoire du Christianisme,ne prouve autre chose dans la vôtre que l’in-conséquence des hommes et l’empire des pas-sions sur la raison. À force de disputer contrele Clergé Catholique, le Clergé Protestant pritl’esprit disputeur et pointilleux. Il voulait toutdécider, tout régler, prononcer sur tout ; cha-cun proposait modestement son sentimentpour Loi suprême à tous les autres : ce n’étaitpas le moyen de vivre en paix. Calvin, sansdoute, était un grand homme ; mais enfinc’était un homme, et, qui pis est, un Théolo-gien : il avait d’ailleurs tout l’orgueil du géniequi sent sa supériorité, et qui s’indigne qu’on lalui dispute : la plupart de ses Collègues étaientdans le même cas ; tous en cela d’autant pluscoupables qu’ils étaient plus inconséquents.

Aussi, quelle prise n’ont-ils pas donnée ence point aux Catholiques, et quelle pitié n’est-ce pas de voir dans leurs défenses ces savants

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hommes, ces esprits éclairés qui raisonnaientsi bien sur tout autre article, déraisonner sisottement sur celui-là. Ces contradictions neprouvaient cependant autre chose, sinon qu’ilssuivaient bien plus leurs passions que leursprincipes. Leur dure orthodoxie était elle-même une hérésie. C’était bien là l’esprit desRéformateurs, mais ce n’était pas celui de laRéformation.

La Religion Protestante est tolérante parprincipe, elle est tolérante essentiellement ;elle l’est autant qu’il est possible de l’être,puisque le seul dogme qu’elle ne tolère pas,est celui de l’intolérance. Voilà l’insurmontablebarrière qui nous sépare des Catholiques, etqui réunit les autres Communions entre elles :chacune regarde bien les autres comme étantdans l’erreur ; mais nulle ne regarde ou ne doitregarder cette erreur comme un obstacle au sa-lut(26).

Les Réformés de nos jours, du moins les Mi-nistres, ne connaissent ou n’aiment plus leur

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Religion. S’ils l’avaient connue et aimée, à lapublication de mon Livre, ils auraient pousséde concert un cri de joie, ils se seraient tousunis avec moi, qui n’attaquais que leurs adver-saires ; mais ils aiment mieux abandonner leurpropre cause que de soutenir la mienne : avecleur ton risiblement arrogant, avec leur rage dechicane et d’intolérance, ils ne savent plus cequ’ils croient, ni ce qu’ils veulent, ni ce qu’ilsdisent. Je ne les vois plus que comme de mau-vais valets des Prêtres, qui les servent moinspar amour pour eux que par haine contremoi(27). Quand ils auront bien disputé, bienchamaillé, bien ergoté, bien prononcé, tout aufort de leur petit triomphe, le Clergé Romain,qui maintenant rit et les laisse faire, viendra leschasser, armé d’arguments ad hominem sansréplique ; et les battant de leurs propres armes,il leur dira : cela va bien ; mais à présent ôtez-vous de-là, méchants intrus que vous êtes ; vousn’avez travaillé que pour nous. Je reviens à monsujet.

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L’Église de Genève n’a donc et ne doit avoir,comme Réformée, aucune profession de foiprécise, articulée, et commune à tous sesmembres. Si l’on voulait en avoir une, en celamême on blesserait la liberté évangélique, onrenoncerait au principe de la Réformation, onviolerait la Loi de l’État. Toutes les Églises Pro-testantes qui ont dressé des formules de pro-fession de foi, tous les Synodes qui ont déter-miné des points de doctrine, n’ont voulu queprescrire aux Pasteurs celle qu’ils devaient en-seigner, et était bon et convenable. Mais sices Églises et ces Synodes ont prétendu faireplus par ces formules, et prescrire aux fidèlesce qu’ils devaient croire ; alors, par de tellesdécisions, ces assemblées n’ont prouvé autrechose, sinon qu’elles ignoraient leur propre Re-ligion.

L’Église de Genève paraissait depuis long-temps s’écarter moins que les autres du véri-table esprit du Christianisme, et c’est sur cettetrompeuse apparence que j’honorai ses Pas-

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teurs d’éloges dont je les croyais dignes ; carmon intention n’était assurément pas d’abuserle Public. Mais qui peut voir aujourd’hui cesmêmes Ministres, jadis si coulants et devenustout-à-coup si rigides, chicaner sur l’ortho-doxie d’un Laïque, et laisser la leur dans une siscandaleuse incertitude ? On leur demande siJésus-Christ est Dieu, ils n’osent répondre : onleur demande quels mystères ils admettent, ilsn’osent répondre. Sur quoi donc répondront-ils, et quels seront les articles fondamentaux,différents des miens, sur lesquels ils veulentqu’on se décide, si ceux-là n’y sont pas com-pris ?

Un Philosophe jette sur eux un coup d’œilrapide ; il les pénètre, il les voit Ariens, Soci-niens : il le dit, et pense leur faire honneur ;mais il ne voit pas qu’il expose leur intérêttemporel, la seule chose qui généralement dé-cide ici-bas de la foi des hommes.

Aussitôt, alarmés, effrayés, ils s’assemblent,ils discutent, ils s’agitent, ils ne savent à quel

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Saint se vouer ; et après force consulta-tions(28), délibérations, conférences, le toutaboutit à un amphigouri où l’on ne dit ni oui ninon, et auquel il est aussi peu possible de riencomprendre qu’aux deux Plaidoyers de Rabe-lais(29). La doctrine orthodoxe n’est-elle pasbien claire, et ne la voilà-t-il pas en de sûresmains ?

Cependant, parce qu’un d’entre eux, compi-lant force plaisanteries scolastiques, aussi bé-nignes qu’élégantes, pour juger mon Christia-nisme, ne craint pas d’abjurer le sien ; toutcharmés du savoir de leur Confrère, et surtoutde sa logique, ils avouent son docte ouvrageet l’en remercient par une députation. Ce sonten vérité de singulières gens que Messieurs vosMinistres ; on ne sait ni ce qu’ils croient ni cequ’ils ne croient pas ; on ne sait pas même cequ’ils font semblant de croire : leur seule ma-nière d’établir leur foi est d’attaquer celle desautres : ils font comme les Jésuites, qui, dit-on,forçaient tout le monde à signer la Constitu-

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tion, sans vouloir la signer eux-mêmes. Au lieude s’expliquer sur la doctrine qu’on leur im-pute, ils pensent donner le change aux autresÉglises, en cherchant querelle à leur propre dé-fenseur ; ils veulent prouver par leur ingrati-tude qu’ils n’avaient pas besoin de mes soins,et croient se montrer assez orthodoxes en semontrant persécuteurs.

De tout ceci je conclus qu’il n’est pas aiséde dire en quoi consiste à Genève aujourd’huila sainte Réformation. Tout ce qu’on peutavancer de certain sur cet article, est qu’elledoit consister principalement à rejeter lespoints contestés à l’Église Romaine par les pre-miers Réformateurs, et surtout par Calvin.C’est là l’esprit de votre institution ; c’est par làque vous êtes un Peuple libre, et c’est par cecôté seul que la Religion fait chez vous partiede la Loi de l’État.

De cette première question je passe à la se-conde, et je dis ; dans un Livre où la vérité,l’utilité, la nécessité de la Religion en général

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est établie avec la plus grande force, où, sansdonner aucune exclusion(30), l’Auteur préfèrela Religion Chrétienne à tout autre culte, et laRéformation évangélique à toute autre Secte,comment se peut-il que cette même Réforma-tion soit attaquée ? Cela paraît difficile àconcevoir. Voyons cependant.

J’ai prouvé ci-devant en général, et je prou-verai plus en détail ci-après, qu’il n’est pas vraique le Christianisme soit attaqué dans monLivre. Or, lorsque les principes communs nesont pas attaqués, on ne peut attaquer en parti-culier aucune Secte que de deux manières ; sa-voir, indirectement, en soutenant les dogmesdistinctifs de ses adversaires ; ou directement,en attaquant les siens.

Mais comment aurais-je soutenu lesdogmes distinctifs des Catholiques, puisqu’aucontraire ce sont les seuls que j’aie attaqués, etpuisque c’est cette attaque même qui a soule-vé contre moi le parti Catholique, sans lequelil est sûr que les Protestants n’auraient rien

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dit ? Voilà, je l’avoue, une des choses les plusétranges dont on ait jamais ouï parler ; maiselle n’en est pas moins vraie. Je suis Confes-seur de la Foi Protestante à Paris, et c’est pourcela que je le suis encore à Genève.

Et comment aurais-je attaqué les dogmesdistinctifs des Protestants, puisque aucontraire ce sont ceux que j’ai soutenus avecle plus de force, puisque je n’ai cessé d’insistersur l’autorité de la raison en matière de foi,sur la libre interprétation des Écritures, sur latolérance évangélique, et sur l’obéissance auxLois, même en matière de culte ; tous dogmesdistinctifs et radicaux de l’Église Réformée, etsans lesquels, loin d’être solidement établie,elle ne pourrait pas même exister.

Il y a plus : voyez quelle force la formemême de l’Ouvrage ajoute aux arguments enfaveur des Réformés. C’est un Prêtre Catho-lique qui parle, et ce Prêtre n’est ni un impie niun libertin : c’est un homme croyant et pieux,plein de candeur, de droiture ; et, malgré ses

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difficultés, ses objections, ses doutes, nourris-sant au fond de son cœur le plus vrai respectpour le culte qu’il professe : un homme qui,dans les épanchements les plus intimes, dé-clare qu’appelé dans ce culte au service del’Église, il y remplit avec toute l’exactitudepossible les soins qui lui sont prescrits ; quesa conscience lui reprocherait d’y manquer vo-lontairement dans la moindre chose ; que dansle mystère qui choque le plus sa raison, il serecueille au moment de la consécration, pourla faire avec toutes les dispositions qu’exigentl’Église et la grandeur du Sacrement ; qu’il pro-nonce avec respect les mots sacramentaux,qu’il donne à leur effet toute la foi qui dépendde lui ; et que, quoi qu’il en soit de ce Mystèreinconcevable, il ne craint pas qu’au jour du ju-gement il soit puni pour l’avoir jamais profanédans son cœur(31).

Voilà comment parle et pense cet hommevénérable, vraiment bon, sage, vraiment Chré-

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tien, et le Catholique le plus sincère qui peut-être ait jamais existé.

Écoutez toutefois ce que dit ce vertueuxPrêtre à un jeune homme Protestant qui s’étaitfait Catholique, et auquel il donne des conseils.« Retournez dans votre Patrie, reprenez la Re-ligion de vos Pères, suivez-la dans la sincéritéde votre cœur, et ne la quittez plus ; elle esttrès simple et très sainte ; je la crois, de toutesles Religions qui sont sur la terre, celle dontla morale est la plus pure et dont la raison secontente le mieux(32). »

Il ajoute un moment après : « Quand vousvoudrez écouter votre conscience, mille obs-tacles vains disparaîtront à sa voix. Vous sen-tirez que, dans l’incertitude où nous sommes,c’est une inexcusable présomption de profes-ser une autre Religion que celle où l’on est né,et une fausseté de ne pas pratiquer sincère-ment celle qu’on professe. Si l’on s’égare, ons’ôte une grande excuse au Tribunal du Sou-verain Juge. Ne pardonnera-t-il pas plutôt l’er-

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reur où l’on fut nourri que celle qu’on osa choi-sir soi-même(33) ? »

Quelques pages auparavant, il avait dit :« Si j’avais des Protestants à mon voisinageou dans ma Paroisse, je ne les distingueraispas de mes Paroissiens en ce qui tient à lacharité Chrétienne ; je les porterais tous éga-lement à s’entre-aimer, à se regarder commefrères, à respecter toutes les Religions, et àvivre en paix chacun dans la sienne. Je penseque solliciter quelqu’un de quitter celle où ilest né, c’est le solliciter de mal faire, et parconséquent faire mal soi-même. En attendantde plus grandes lumières, gardons l’ordre pu-blic, dans tout Pays respectons les Lois, netroublons point le culte qu’elles prescrivent, neportons point les Citoyens à la désobéissance :car nous ne savons point certainement si c’estun bien pour eux de quitter leurs opinions pourd’autres, et nous savons très certainement quec’est un mal de désobéir aux Lois. »

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Voilà, Monsieur, comment parle un PrêtreCatholique dans un Écrit où l’on m’accused’avoir attaqué le culte des Réformés, et où iln’en est pas dit autre chose. Ce qu’on aurait pume reprocher peut-être était une partialité ou-trée en leur faveur, et un défaut de convenanceen faisant parler un Prêtre Catholique commejamais Prêtre Catholique n’a parlé. Ainsi j’aifait en toute chose précisément le contraire dece qu’on m’accuse d’avoir fait. On dirait quevos Magistrats se sont conduits par gageure :quand ils auraient parié de juger contre l’évi-dence, ils n’auraient pu mieux réussir.

Mais ce Livre contient des objections, desdifficultés, des doutes ! Eh ! pourquoi non, jevous prie ? Où est le crime à un Protestant deproposer ses doutes sur ce qu’il trouve dou-teux, et ses objections sur ce qu’il en trouvesusceptible ? Si ce qui vous paraît clair me pa-raît obscur, si ce que vous jugez démontré neme semble pas l’être, de quel droit prétendez-vous soumettre ma raison à la vôtre, et me

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donner votre autorité pour Loi, comme si vousprétendiez à l’infaillibilité du Pape ? N’est-ilpas plaisant qu’il faille raisonner en Catho-lique, pour m’accuser d’attaquer les Protes-tants ?

Mais ces objections et ces doutes tombentsur les points fondamentaux de la foi ? Sousl’apparence de ces doutes on a rassemblé toutce qui peut tendre à saper, ébranler et détruireles principaux fondements de la Religion Chré-tienne ? Voilà qui change la thèse : et si cela estvrai, je puis être coupable ; mais aussi c’est unmensonge, et un mensonge bien impudent dela part de gens qui ne savent pas eux-mêmesen quoi consistent les principes fondamentauxde leur Christianisme. Pour moi, je sais trèsbien en quoi consistent les principes fonda-mentaux du mien, et je l’ai dit. Presque toutela profession de foi de la Julie est affirmative ;toute la première partie de celle du Vicaire estaffirmative, la moitié de la seconde partie estencore affirmative ; une partie du chapitre de

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la Religion civile est affirmative ; la Lettre àM. l’Archevêque de Paris est affirmative. Voi-là, Messieurs, mes articles fondamentaux :voyons les vôtres.

Ils sont adroits, ces Messieurs ; ils éta-blissent la méthode de discussion la plus nou-velle et la plus commode pour des persécu-teurs. Ils laissent avec art tous les principes dela Doctrine incertains et vagues. Mais un Au-teur a-t-il le malheur de leur déplaire, ils vontfuretant dans ses Livres quelles peuvent êtreses opinions. Quand ils croient les avoir bienconstatées, ils prennent les contraires de cesmêmes opinions, et en font autant d’articles defoi. Ensuite ils crient à l’impie, au blasphème,parce que l’Auteur n’a pas d’avance admis dansses Livres les prétendus articles de foi qu’ilsont bâtis après coup pour le tourmenter.

Comment les suivre dans ces multitudes depoints sur lesquels ils m’ont attaqué ? com-ment rassembler tous leurs libelles ? commentles lire ? qui peut aller trier tous ces lambeaux,

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toutes ces guenilles, chez les fripiers de Ge-nève ou dans le fumier du Mercure de Neuf-châtel ? Je me perds, je m’embourbe au milieude tant de bêtises. Tirons de ce fatras un seularticle pour servir d’exemple, leur article leplus triomphant, celui pour lequel leurs Prédi-cants(34) se sont mis en campagne, et dont ilsont fait le plus de bruit : les miracles.

J’entre dans un long examen. Pardonnez-m’en l’ennui, je vous supplie. Je ne veux discu-ter ce point si terrible que pour vous épargnerceux sur lesquels ils ont moins insisté.

Ils disent donc : « J. J. Rousseau n’est pasChrétien, quoiqu’il se donne pour tel ; carnous, qui certainement le sommes, ne pensonspas comme lui. J. J. ne croit point à la Ré-vélation, quoiqu’il dise y croire : en voici lapreuve. »

« Dieu ne révèle pas sa volonté immédiate-ment à tous les hommes. Il leur parle par sesEnvoyés ; et ces Envoyés ont pour preuve de

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leur mission les miracles. Donc quiconque re-jette les miracles, rejette les Envoyés de Dieu ;et qui rejette les Envoyés de Dieu, rejette la Ré-vélation. Or Jean-Jacques Rousseau rejette lesmiracles. »

Accordons d’abord et le principe et le faitcomme s’ils étaient vrais : nous y reviendronsdans la suite. Cela supposé, le raisonnementprécédent n’a qu’un défaut, c’est qu’il fait di-rectement contre ceux qui s’en servent. Il esttrès bon pour les Catholiques, mais très mau-vais pour les Protestants. Il faut prouver à montour.

Vous trouverez que je me répète souvent,mais qu’importe ? Lorsqu’une même proposi-tion m’est nécessaire à des arguments tout dif-férents, dois-je éviter de la reprendre ? Cetteaffectation serait puérile. Ce n’est pas de varié-té qu’il s’agit, c’est de vérité de raisonnementsjustes et concluants. Passez le reste et ne son-gez qu’à cela.

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Quand les premiers Réformateurs commen-cèrent à se faire entendre, l’Église universelleétait en paix ; tous les sentiments étaient una-nimes ; il n’y avait pas un dogme essentiel dé-battu parmi les Chrétiens.

Dans cet état tranquille, tout-à-coup deuxou trois hommes élèvent leur voix, et crientdans toute l’Europe : Chrétiens, prenez garde àvous, on vous trompe, on vous égare, on vousmène dans le chemin de l’enfer : le Pape estl’Antéchrist, le suppôt de Satan, son Église estl’école du mensonge. Vous êtes perdus si vousne nous écoutez.

À ces premières clameurs, l’Europe éton-née resta quelques moments en silence, atten-dant ce qu’il en arriverait. Enfin le Clergé, reve-nu de sa première surprise, et voyant que cesnouveaux venus se faisaient des Sectateurs,comme s’en fait toujours tout homme qui dog-matise, comprit qu’il fallait s’expliquer aveceux. Il commença par leur demander à qui ilsen avaient avec tout ce vacarme ? Ceux-ci ré-

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pondent fièrement qu’ils sont les Apôtres de lavérité, appelés à réformer l’Église, et à rame-ner les fidèles de la voie de perdition où lesconduisaient les Prêtres.

Mais, leur répliqua-t-on, qui vous a donnécette belle commission, de venir troubler lapaix de l’Église et la tranquillité publique ?Notre conscience, dirent-ils, la raison, la lu-mière intérieure, la voix de Dieu, à laquellenous ne pouvons résister sans crime : c’est luiqui nous appelle à ce saint ministère, et noussuivons notre vocation.

Vous êtes donc Envoyés de Dieu ? reprirentles Catholiques. En ce cas, nous convenonsque vous devez prêcher, réformer, instruire,et qu’on doit vous écouter. Mais, pour obtenirce droit, commencez par nous montrer vosLettres de créances. Prophétisez, guérissez,illuminez, faites des miracles, déployez lespreuves de votre mission.

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La réplique des Réformateurs est belle, etvaut bien la peine d’être transcrite.

« Oui, nous sommes les Envoyés de Dieu ;mais notre mission n’est point extraordinaire :elle est dans l’impulsion d’une consciencedroite, dans les lumières d’un entendementsain. Nous ne vous apportons point une Ré-vélation nouvelle ; nous nous bornons à cellequi vous a été donnée, et que vous n’entendezplus. Nous venons à vous, non pas avec desprodiges, qui peuvent être trompeurs, et donttant de fausses Doctrines se sont étayées, maisavec les signes de la vérité et de la raison, quine trompent point ; avec ce Livre saint, quevous défigurez, et que nous vous expliquons.Nos miracles sont des arguments invincibles,nos prophéties sont des démonstrations : nousvous prédisons que si vous n’écoutez la voix duChrist, qui vous parle par nos bouches, vousserez punis comme des serviteurs infidèles, àqui l’on dit la volonté de leurs Maîtres, et quine veulent pas l’accomplir. »

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Il n’était pas naturel que les Catholiquesconvinssent de l’évidence de cette nouvelledoctrine, et c’est aussi ce que la plupart d’entreeux se gardèrent bien de faire. Or on voit quela dispute étant réduite à ce point, ne pouvaitplus finir, et que chacun devait se donner gainde cause ; les Protestants soutenant toujoursque leurs interprétations et leurs preuvesétaient si claires qu’il fallait être de mauvaisefoi pour s’y refuser ; et les Catholiques, de leurcôté, trouvant que les petits arguments dequelques Particuliers, qui même n’étaient passans réplique, ne devaient pas l’emporter surl’autorité de toute l’Église, qui, de tout temps,avait autrement décidé qu’eux les points dé-battus.

Tel est l’état où la querelle est restée. Onn’a cessé de disputer sur la force des preuves ;dispute qui n’aura jamais de fin, tant que leshommes n’auront pas tous la même tête.

Mais ce n’était pas de cela qu’il s’agissaitpour les Catholiques. Ils prirent le change ; et

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si, sans s’amuser à chicaner les preuves deleurs adversaires, ils s’en fussent tenus à leurdisputer le droit de prouver, ils les auraientembarrassés, ce me semble.

« Premièrement, leur auraient-ils dit, votremanière de raisonner n’est qu’une pétition deprincipe ; car si la force de vos preuves est lesigne de votre mission ; il s’ensuit pour ceuxqu’elles ne convainquent pas, que votre mis-sion est fausse, et qu’ainsi nous pouvons lé-gitimement tous tant que nous sommes, vouspunir comme hérétiques comme faux Apôtres,comme perturbateurs de l’Église et du Genrehumain. »

« Vous ne prêchez pas, dites-vous, des doc-trines nouvelles : et que faites-vous donc ennous prêchant vos nouvelles explications ?Donner un nouveau sens aux paroles de l’Écri-ture, n’est-ce pas établir une nouvelle doc-trine ? N’est-ce pas faire parler Dieu tout au-trement qu’il n’a fait ? Ce ne sont pas les sons,mais les sens des mots, qui sont révélés : chan-

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ger ces sens reconnus et fixés par l’Église, c’estchanger la Révélation. »

« Voyez, de plus, combien vous êtes in-justes ! Vous convenez qu’il faut des miraclespour autoriser une mission divine ; et cepen-dant vous, simples Particuliers, de votre propreaveu, vous venez nous parler avec empire etcomme les Envoyés de Dieu(35). Vous récla-mez l’autorité d’interpréter l’Écriture à votrefantaisie, et vous prétendez nous ôter la mêmeliberté. Vous vous arrogez à vous seuls un droitque vous refusez et à chacun de nous, et ànous tous qui composons l’Église. Quel titreavez-vous donc pour soumettre ainsi nos ju-gements communs à votre esprit particulier ?Quelle insupportable suffisance de prétendreavoir toujours raison, et raison seuls contretout le monde, sans vouloir laisser dans leursentiment ceux qui ne sont pas du vôtre, et quipensent avoir raison aussi(36) ! Les distinctionsdont vous nous payez seraient tout au plus to-lérables si vous disiez simplement votre avis,

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et que vous en restassiez-là ; mais point. Vousnous faites une guerre ouverte ; vous soufflezle feu de toutes parts. Résister à vos leçons,c’est être rebelle, idolâtre, digne de l’enfer.Vous voulez absolument convertir, convaincre,contraindre même. Vous dogmatisez, vous prê-chez, vous censurez, vous anathématisez, vousexcommuniez, vous punissez, vous mettez àmort : vous exercez l’autorité des Prophètes, etvous ne vous donnez que pour des Particuliers.Quoi ! vous Novateurs, sur votre seule opinion,soutenus de quelques centaines d’hommes,vous brûlez vos adversaires ; et nous, avecquinze siècles d’antiquité, et la voix de centmillions d’hommes, nous aurons tort de vousbrûler ? Non, cessez de parler, d’agir enApôtres, ou montrez vos titres ; ou, quandnous serons les plus forts, vous serez très jus-tement traités en imposteurs. »

À ce discours, voyez-vous, Monsieur, ceque nos Réformateurs auraient eu de solide àrépondre ? Pour moi je ne le vois pas. Je pense

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qu’ils auraient été réduits à se taire ou à fairedes miracles. Triste ressource pour des amis dela vérité !

Je conclus de là qu’établir la nécessité desmiracles en preuve de la mission des Envoyésde Dieu qui prêchent une doctrine nouvelle,c’est renverser la Réformation de fond encomble ; c’est faire, pour me combattre, cequ’on m’accuse faussement d’avoir fait.

Je n’ai pas tout dit, Monsieur, sur ce Cha-pitre ; mais ce qui me reste à dire ne peut secouper, et ne fera qu’une trop longue Lettre : ilest temps d’achever celle-ci.

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TROISIÈME LETTRE.

JE reprends, Monsieur, cette question desmiracles que j’ai entrepris de discuter avecvous ; et après avoir prouvé qu’établir leur né-cessité c’était détruire le Protestantisme, jevais chercher à présent quel est leur usagepour prouver la Révélation.

Les hommes ayant des têtes si diversementorganisées, ne sauraient être affectés tous éga-lement des mêmes arguments, surtout en ma-tières de foi. Ce qui paraît évident à l’un, neparaît pas même probable à l’autre : l’un, parson tour d’esprit, n’est frappé que d’un genrede preuves ; l’autre ne l’est que d’un genre toutdifférent. Tous peuvent bien quelquefoisconvenir des mêmes choses, mais il est trèsrare qu’ils en conviennent par les mêmes rai-sons : ce qui, pour le dire en passant, montre

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combien la dispute en elle-même est peu sen-sée : autant vaudrait vouloir forcer autrui devoir par nos yeux.

Lors donc que Dieu donne aux hommes uneRévélation que tous sont obligés de croire, ilfaut qu’il l’établisse sur des preuves bonnespour tous, et qui par conséquent soient aussidiverses que les manières de voir de ceux quidoivent les adopter.

Sur ce raisonnement, qui me paraît justeet simple, on a trouvé que Dieu avait donnéà la mission de ses Envoyés divers caractèresqui rendaient cette mission reconnaissable àtous les hommes, petits et grands, sages etsots, savants et ignorants. Celui d’entre euxqui a le cerveau assez flexible pour s’affecterà la fois de tous ces caractères, est heureuxsans doute : mais celui qui n’est frappé que dequelques-uns n’est pas à plaindre, pourvu qu’ilen soit frappé suffisamment pour être persua-dé.

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Le premier, le plus important, le plus cer-tain de ces caractères, se tire de la nature decette doctrine ; c’est-à-dire, de son utilité, desa beauté(37), de sa sainteté, de sa vérité, desa profondeur, et de toutes les autres qualitésqui peuvent annoncer aux hommes les instruc-tions de la suprême Sagesse, et les préceptesde la suprême Bonté. Ce caractère est, commej’ai dit, le plus sûr, le plus infaillible ; il porteen lui-même une preuve qui dispense de touteautre : mais il est le moins facile à constater ;il exige, pour être senti, de l’étude, de la ré-flexion, des connaissances, des discussions quine conviennent qu’aux hommes sages qui sontinstruits et qui savent raisonner.

Le second caractère est dans celui deshommes choisis de Dieu pour annoncer sa pa-role ; leur sainteté, leur véracité, leur justice,leurs mœurs pures et sans tache, leurs vertusinaccessibles aux passions humaines, sont,avec les qualités de l’entendement, la raison,l’esprit, le savoir, la prudence, autant d’indices

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respectables, dont la réunion, quand rien ne s’ydément, forme une preuve complète en leur fa-veur, et dit qu’ils sont plus que des hommes.Ceci est le signe qui frappe par préférence lesgens bons et droits, qui voient la vérité partoutoù ils voient la justice, et n’entendent la voixde Dieu que dans la bouche de la vertu. Ce ca-ractère a sa certitude encore, mais il n’est pasimpossible qu’il trompe ; et ce n’est pas un pro-dige qu’un imposteur abuse les gens de bien,ni qu’un homme de bien s’abuse lui-même, en-traîné par l’ardeur d’un saint zèle qu’il prendrapour de l’inspiration.

Le troisième caractère des Envoyés deDieu, est une émanation de la Puissance di-vine, qui peut interrompre et changer le coursde la nature à la volonté de ceux qui reçoiventcette émanation. Ce caractère est sans contre-dit le plus brillant des trois, le plus frappant,le plus prompt à sauter aux yeux ; celui qui, semarquant par un effet subit et sensible, sembleexiger le moins d’examen et de discussion :

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par-là ce caractère est aussi celui qui saisitspécialement le Peuple, incapable de raisonne-ments suivis, d’observations lentes et sûres, eten toute chose esclave de ses sens : mais c’estce qui rend ce même caractère équivoque,comme il sera prouvé ci-après ; et en effet,pourvu qu’il frappe ceux auxquels il est des-tiné, qu’importe qu’il soit apparent ou réel ?C’est une distinction qu’ils sont hors d’état defaire : ce qui montre qu’il n’y a de signe vrai-ment certain que celui qui se tire de la doc-trine, et qu’il n’y a par conséquent que les bonsraisonneurs qui puissent avoir une foi solideet sûre ; mais la bonté divine se prête aux fai-blesses du vulgaire, et veut bien lui donner despreuves qui fassent pour lui.

Je m’arrête ici sans rechercher si ce dénom-brement peut aller plus loin : c’est une discus-sion inutile à la nôtre ; car il est clair que quandtous ces signes se trouvent réunis, c’en est as-sez pour persuader tous les hommes, les sages,les bons et le Peuple ; tous, excepté les fous,

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incapables de raison, et les méchants qui neveulent être convaincus de rien.

Ces caractères sont des preuves de l’autori-té de ceux en qui ils résident ; ce sont les rai-sons sur lesquelles on est obligé de les croire.Quand tout cela est fait, la vérité de leur mis-sion est établie ; ils peuvent alors agir avecdroit et puissance en qualité d’Envoyés deDieu. Les preuves sont les moyens, la foi dueà la doctrine est la fin. Pourvu qu’on admettela doctrine, c’est la chose la plus vaine de dis-puter sur le nombre et le choix des preuves ;et si une seule me persuade, vouloir m’en faireadopter d’autres est un soin perdu. Il serait dumoins bien ridicule de soutenir qu’un hommene croit pas ce qu’il dit croire, parce qu’il nele croit pas précisément par les mêmes raisonsque nous disons avoir de le croire aussi.

Voilà, ce me semble, des principes clairs etincontestables : venons à l’application. Je medéclare Chrétien ; mes persécuteurs disent queje ne le suis pas. Ils prouvent que je ne suis pas

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Chrétien, parce que je rejette la Révélation ; etils prouvent que je rejette la Révélation, parceque je ne crois pas aux miracles.

Mais pour que cette conséquence fût juste,il faudrait de deux choses l’une : ou que lesmiracles fussent l’unique preuve de la Révéla-tion, ou que je rejetasse également les autrespreuves qui l’attestent. Or il n’est pas vrai queles miracles soient l’unique preuve de la Ré-vélation, et il n’est pas vrai que je rejette lesautres preuves ; puisqu’au contraire on lestrouve établies dans l’Ouvrage même où l’onm’accuse de détruire la Révélation(38).

Voilà précisément à quoi nous en sommes.Ces Messieurs, déterminés à me faire, malgrémoi, rejeter la Révélation, comptent pour rienque je l’admette sur les preuves qui meconvainquent, si je ne l’admets encore surcelles qui ne me convainquent pas ; et parceque je ne le puis, ils disent que je la rejette.Peut-on rien concevoir de plus injuste et deplus extravagant ?

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Et voyez de grâce si j’en dis trop ; lorsqu’ilsme font un crime de ne pas admettre unepreuve que non seulement Jésus n’a pas don-née, mais qu’il a refusée expressément.

Il ne s’annonça pas d’abord par des mi-racles, mais par la prédication. À douze ansil disputait déjà dans le Temple avec les Doc-teurs, tantôt les interrogeant, et tantôt les sur-prenant par la sagesse de ses réponses. Ce futlà le commencement de ses fonctions, commeil le déclara lui-même à sa mère et à Jo-seph(39). Dans le Pays, avant qu’il fît aucunmiracle il se mit à prêcher aux Peuples leRoyaume des Cieux(40) ; et il avait déjà ras-semblé plusieurs Disciples sans s’être autoriséprès d’eux d’aucun signe, puisqu’il est dit quece fut à Cana qu’il fit le premier(41).

Quand il fit ensuite des miracles, c’était leplus souvent dans des occasions particulières,dont le choix n’annonçait pas un témoignagepublic, et dont le but était si peu de manifestersa puissance, qu’on ne lui en a jamais demandé

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pour cette fin qu’il ne les ait refusés. Voyez là-dessus toute l’histoire de sa vie ; écoutez sur-tout sa propre déclaration : elle est si décisive,que vous n’y trouverez rien à répliquer.

Sa carrière était déjà fort avancée, quandles Docteurs, le voyant faire tout de bon le Pro-phète au milieu d’eux, s’avisèrent de lui de-mander un signe. À cela qu’aurait dû répondreJésus, selon vos Messieurs ? « Vous demandezun signe, vous en avez cent. Croyez-vous queje sois venu m’annoncer à vous pour le Messiesans commencer par rendre témoignage demoi, comme si j’avais voulu vous forcer à meméconnaître et vous faire errer malgré vous ?Non, Cana, le Centenier, le Lépreux, lesAveugles, les Paralytiques, la multiplicationdes pains, toute la Galilée, toute la Judée, dé-posent pour moi. Voilà mes signes ; pourquoifeignez-vous de ne les pas voir ? »

Au lieu de cette réponse, que Jésus ne fitpoint, voici, Monsieur, celle qu’il fit :

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La Nation méchante et adultère demande unsigne, et il ne lui en sera point donné. Ailleurs ilajoute : Il ne lui sera point donné d’autre signeque celui de Jonas le Prophète. Et leur tournant ledos, il s’en alla(42).

Voyez d’abord comment, blâmant cette ma-nie des signes miraculeux, il traite ceux qui lesdemandent. Et cela ne lui arrive pas une foisseulement, mais plusieurs(43). Dans le systèmede vos Messieurs, cette demande était très lé-gitime : pourquoi donc insulter ceux qui la fai-saient ?

Voyez ensuite à qui nous devons ajouterfoi par préférence ; d’eux, qui soutiennent quec’est rejeter la Révélation Chrétienne, que dene pas admettre les miracles de Jésus pour lessignes qui l’établissent ; ou de Jésus lui-même,qui déclare qu’il n’a point de signe à donner.

Ils demanderont ce que c’est donc que lesigne de Jonas le Prophète ? Je leur répondraique c’est sa prédication aux Ninivites, précisé-

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ment le même signe qu’employait Jésus avecles Juifs, comme il l’explique lui-même(44). Onne peut donner au second passage qu’un sensqui se rapporte au premier, autrement Jésus seserait contredit. Or dans le premier passage,où l’on demande un miracle en signe, Jésusdit positivement qu’il n’en sera donné aucun.Donc le sens du second passage n’indique au-cun signe miraculeux.

Un troisième passage, insisteront-ils, ex-plique ce signe par la résurrection de Jésus(45).Je le nie ; il l’explique tout au plus par sa mort.Or la mort d’un homme n’est pas un miracle ;ce n’en est pas même un qu’après avoir restétrois jours dans la terre, un corps en soit retiré.Dans ce passage, il n’est pas dit un mot de larésurrection. D’ailleurs, quel genre de preuveserait-ce de s’autoriser durant sa vie sur unsigne qui n’aura lieu qu’après sa mort ? Ce se-rait vouloir ne trouver que des incrédules ; ceserait cacher la chandelle sous le boisseau.

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Comme cette conduite serait injuste, cette in-terprétation serait impie.

De plus, l’argument invincible revient en-core. Le sens du troisième passage ne doit pasattaquer le premier, et le premier affirme qu’ilne sera point donné de signe, point du tout,aucun. Enfin, quoi qu’il en puisse être, il restetoujours prouvé, par le témoignage de Jésusmême, que, s’il a fait des miracles durant savie, il n’en a point fait en signe de sa mission.

Toutes les fois que les Juifs ont insisté surce genre de preuve, il les a toujours renvoyésavec mépris, sans daigner jamais les satisfaire.Il n’approuvait pas même qu’on prît en ce sensses œuvres de charité. Si vous ne voyez des pro-diges et des miracles, vous ne croyez point, disait-il à celui qui le priait de guérir son fils(46).Parle-t-on sur ce ton-là quand on veut donnerdes prodiges en preuves ?

Combien n’était-il pas étonnant que, s’il eneût tant donné de telles, on continuât sans

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cesse à lui en demander ? Quel miracle fais-tu,lui disaient les Juifs, afin que l’ayant vu, nouscroyons à toi ? Moïse donna la manne dans ledésert à nos Pères ; mais toi, quelle œuvre fais-tu(47) ? C’est à-peu-près dans le sens de vosMessieurs, et laissant à part la majesté Royale,comme si quelqu’un venait dire à Frédéric :On te dit un grand Capitaine ; et pourquoi donc ?Qu’as-tu fait qui te montre tel ? Gustave vainquit àLeipsic, à Lützen ; Charles à Frawstat, à Narva :mais où sont tes monuments ? Quelle victoire as-turemportée, quelle Place as-tu prise, quelle marcheas-tu faite ? quelle Campagne t’a couvert degloire ? de quel droit portes-tu le nom de Grand ?L’impudence d’un pareil discours est-elleconcevable, et trouverait-on sur la terre entièreun homme capable de le tenir ?

Cependant, sans faire honte à ceux qui luien tenaient un semblable, sans leur accorderaucun miracle, sans les édifier au moins surceux qu’il avait faits, Jésus, en réponse à leurquestion, se contente d’allégoriser sur le pain

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du Ciel : aussi, loin que sa réponse lui donnâtde nouveaux Disciples, elle lui en ôta plusieursde ceux qu’il avait, et qui, sans doute, pen-saient comme vos Théologiens. La désertionfut telle, qu’il dit aux douze : Et vous, ne voulez-vous pas aussi vous en aller ? Il ne paraît pasqu’il eût fort à cœur de conserver ceux qu’il nepouvait retenir que par des miracles.

Les Juifs demandaient un signe du Ciel.Dans leur système, ils avaient raison. Le signequi devait constater la venue du Messie, nepouvait pour eux être trop évident, trop décisif,trop au-dessus de tout soupçon, ni avoir tropde témoins oculaires : comme le témoignageimmédiat de Dieu vaut toujours mieux que ce-lui des hommes, il était plus sûr d’en croire ausigne même, qu’aux gens qui disaient l’avoirvu ; et pour cet effet le Ciel était préférable à laterre.

Les Juifs avaient donc raison dans leur vue,parce qu’ils voulaient un Messie apparent ettout miraculeux. Mais Jésus dit, après le Pro-

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phète, que le Royaume des Cieux ne vientpoint avec apparence ; que celui qui l’annoncene débat point, ne crie point, qu’on n’entendpoint sa voix dans les rues. Tout cela ne respirepas l’ostentation des miracles ; aussi n’était-elle pas le but qu’il se proposait dans les siens.Il n’y mettait ni l’appareil ni l’authenticité né-cessaires pour constater de vrais signes, parcequ’il ne les donnait point pour tels. Aucontraire, il recommandait le secret aux ma-lades qu’il guérissait, aux boiteux qu’il faisaitmarcher, aux possédés qu’il délivrait du Dé-mon. L’on eût dit qu’il craignait que sa vertumiraculeuse ne fût connue : on m’avouera quec’était une étrange manière d’en faire la preuvede sa mission.

Mais tout cela s’explique de soi-même, sitôtque l’on conçoit que les Juifs allaient cherchantcette preuve où Jésus ne voulait point qu’ellefût. Celui qui me rejette a, disait-il, qui le juge.Ajoutait-il, les miracles que j’ai faits le condam-neront ? Non ; mais la parole que j’ai portée le

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condamnera. La preuve est donc dans la parole,et non pas dans les miracles.

On voit dans l’Évangile que ceux de Jésusétaient tous utiles ; mais ils étaient sans éclat,sans apprêt, sans pompe ; ils étaient simplescomme ses discours, comme sa vie, commetoute sa conduite. Le plus apparent, le plus pal-pable qu’il ait fait, est sans contredit celui de lamultiplication des cinq pains et des deux pois-sons, qui nourrirent cinq mille hommes. Nonseulement ses Disciples avoient vu le miracle,mais il avait pour ainsi dire passé par leursmains ; et cependant ils n’y pensaient pas, ilsne s’en doutaient presque pas. Concevez-vousqu’on puisse donner pour signes notoires auGenre humain, dans tous les siècles, des faitsauxquels les témoins les plus immédiats font àpeine attention(48) ?

Et tant s’en faut que l’objet réel des miraclesde Jésus fût d’établir la foi, qu’au contraire ilcommençait par exiger la foi avant que de fairele miracle. Rien n’est si fréquent dans l’Évan-

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gile. C’est précisément pour cela, c’est parcequ’un Prophète n’est sans honneur que dansson Pays, qu’il fit dans le sien très peu de mi-racles(49) ; il est dit même qu’il n’en put faire, àcause de leur incrédulité(50). Comment ! c’étaità cause de leur incrédulité qu’il en fallait fairepour les convaincre, si ces miracles avoient eucet objet ; mais ils ne l’avaient pas. C’étaientsimplement des actes de bonté, de charité, debienfaisance, qu’il faisait en faveur de ses amis,et de ceux qui croyaient en lui ; et c’était dansde pareils actes que consistaient les œuvresde miséricorde, vraiment dignes d’être siennes,qu’il disait rendre témoignage de lui(51). Cesœuvres marquaient le pouvoir de bien faireplutôt que la volonté d’étonner ; c’étaient desvertus(52) plus que des miracles. Et commentla suprême Sagesse eût-elle employé desmoyens si contraires à la fin qu’elle se propo-sait ? Comment n’eût-elle pas prévu que les mi-racles, dont elle appuyait l’autorité de ses En-voyés produiraient un effet tout opposé ; qu’ilsferaient suspecter la vérité de l’histoire tant sur

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les miracles que sur la mission ; et que, parmitant de solides preuves, celle-là ne ferait querendre plus difficiles sur toutes les autres lesgens éclairés et vrais ? Oui, je le soutiendraitoujours, l’appui qu’on veut donner à lacroyance, en est le plus grand obstacle : ôtezles miracles de l’Évangile, et toute la terre estaux pieds de Jésus-Christ(53).

Vous voyez, Monsieur, qu’il est attesté parl’Écriture même, que dans la mission de Jésus-Christ les miracles ne sont point un signe telle-ment nécessaire à la foi qu’on n’en puisse avoirsans les admettre. Accordons que d’autres pas-sages présentent un sens contraire à ceux-ci,ceux-ci réciproquement présentent un senscontraire aux autres ; et alors je choisis, usantde mon droit, celui de ces sens qui me paraîtle plus raisonnable et le plus clair. Si j’avaisl’orgueil de vouloir tout expliquer, je pourrais,en vrai Théologien, tordre et tirer chaque pas-sage à mon sens ; mais la bonne foi ne mepermet point ces interprétations sophistiques :

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suffisamment autorisé dans mon sentiment(54)

par ce que je comprends, je reste en paix surce que je ne comprends pas, et que ceux quime l’expliquent me font encore moins com-prendre. L’autorité que je donne à l’Évangile,je ne la donne point aux interprétations deshommes, et je n’entends pas plus les soumettreà la mienne que me soumettre à la leur. Larègle est commune, et claire en ce qui im-porte ; la raison qui l’explique est particulière,et chacun a la sienne, qui ne fait autorité quepour lui. Se laisser mener par autrui sur cettematière, c’est substituer l’explication au texte,c’est se soumettre aux hommes et non pas àDieu.

Je reprends mon raisonnement ; et, aprèsavoir établi que les miracles ne sont pas unsigne nécessaire à la foi, je vais montrer, enconfirmation de cela, que les miracles ne sontpas un signe infaillible, et dont les hommespuissent juger.

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Un miracle est, dans un fait particulier, unacte immédiat de la puissance divine, un chan-gement sensible dans l’ordre de la nature, uneexception réelle et visible à ses Lois. Voilàl’idée dont il ne faut pas s’écarter, si l’on veuts’entendre en raisonnant sur cette matière.Cette idée offre deux questions à résoudre.

La première : Dieu peut-il faire des mi-racles ? c’est-à-dire peut-il déroger aux Loisqu’il a établies ? Cette question, sérieusementtraitée, serait impie si elle n’était absurde : ceserait faire trop d’honneur à celui qui la ré-soudrait négativement que de le punir ; il suf-firait de l’enfermer. Mais aussi quel homme ajamais nié que Dieu pût faire des miracles ? Ilfallait être Hébreu pour demander si Dieu pou-vait dresser des tables dans le désert.

Seconde question : Dieu veut-il faire desmiracles ? C’est autre chose. Cette question enelle-même, et abstraction faite de toute autreconsidération, est parfaitement indifférente ;elle n’intéresse en rien la gloire de Dieu, dont

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nous ne pouvons sonder les desseins. Je diraiplus : s’il pouvait y avoir quelque différencequant à la foi dans la manière d’y répondre,les plus grandes idées que nous puissions avoirde la sagesse et de la majesté divine seraientpour la négative ; il n’y a que l’orgueil humainqui soit contre. Voilà jusqu’où la raison peut al-ler. Cette question, du reste, est purement oi-seuse, et, pour la résoudre, il faudrait lire dansles décrets éternels ; car, comme on verra toutà l’heure, elle est impossible à décider par lesfaits. Gardons-nous donc d’oser porter un œilcurieux sur ces mystères. Rendons ce respectà l’essence infinie, de ne rien prononcer d’elle :nous n’en connaissons que l’immensité.

Cependant quand un mortel vient hardi-ment nous affirmer qu’il a vu un miracle, iltranche net cette grande question ; jugez si l’ondoit l’en croire sur sa parole. Ils seraient mille,que je ne les en croirais pas.

Je laisse à part le grossier sophisme d’em-ployer la preuve morale à constater des faits

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naturellement impossibles, puisqu’alors leprincipe même de la crédibilité, fondé sur lapossibilité naturelle, est en défaut. Si leshommes veulent bien, en pareil cas, admettrecette preuve dans des choses de pure spécu-lation, ou dans des faits dont la vérité ne lestouche guère, assurons-nous qu’ils seraientplus difficiles s’il s’agissait pour eux dumoindre intérêt temporel. Supposons qu’unmort vînt redemander ses biens à ses héritiers,affirmant qu’il est ressuscité, et requérantd’être admis à la preuve(55) ; croyez-vous qu’ily ait un seul Tribunal sur la terre où cela luifût accordé ? Mais encore un coup n’entamonspas ici ce débat : laissons aux faits toute la cer-titude qu’on leur donne, et contentons-nous dedistinguer ce que le sens peut attester de ceque la raison peut conclure.

Puisqu’un miracle est une exception auxLois de la nature, pour en juger il fautconnaître ces Lois, et pour en juger sûrement,il faut les connaître toutes : car une seule qu’on

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ne connaîtrait pas, pourrait, en certains cas,inconnus aux Spectateurs, changer l’effet decelles qu’on connaîtrait. Ainsi, celui qui pro-nonce qu’un tel ou tel acte est un miracle, dé-clare qu’il connaît toutes les Lois de la nature,et qu’il sait que cet acte en est une exception.

Mais quel est ce mortel qui connaît toutesles Lois de la nature ? Newton ne se vantait pasde les connaître. Un homme sage, témoin d’unfait inouï, peut attester qu’il a vu ce fait, et l’onpeut le croire ; mais ni cet homme sage ni nulautre homme sage sur la terre n’affirmera ja-mais que ce fait, quelque étonnant qu’il puisseêtre, soit un miracle ; car comment peut-il lesavoir ?

Tout ce qu’on peut dire de celui qui se vantede faire des miracles, est qu’il fait des chosesfort extraordinaires : mais qui est-ce qui niequ’il se fasse des choses fort extraordinaires ?J’en ai vu, moi, de ces choses-là, et même j’enai fait(56).

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L’Étude de la nature y fait faire tous lesjours de nouvelles découvertes : l’industrie hu-maine se perfectionne tous les jours. La Chimiecurieuse a des transmutations, des précipita-tions, des détonations, des explosions, desphosphores, des pyrophores, des tremble-ments de terre, et mille autres merveilles àfaire signer mille fois le Peuple qui les verrait.L’huile de gayac et l’esprit de nitre ne sont pasdes liqueurs fort rares ; mêlez-les ensemble, etvous verrez ce qu’il en arrivera ; mais n’allezpas faire cette épreuve dans une chambre, carvous pourriez bien mettre le feu à la mai-son(57). Si les Prêtres de Baal avaient euM. Rouelle au milieu d’eux, leur bûcher eût prisfeu de lui-même, et Elie eût été pris pour dupe.

Vous versez de l’eau dans de l’eau, voilàde l’encre ; vous versez de l’eau dans de l’eau,voilà un corps dur. Un prophète dit Collèged’Harcourt va en Guinée, et dit au Peuple : re-connaissez le pouvoir de celui qui m’envoie ;je vais convertir de l’eau en pierre : par des

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moyens connus du moindre Écolier, il fait de laglace ; voilà les Nègres prêts à l’adorer.

Jadis les Prophètes faisaient descendre àleur voix le feu du Ciel ; aujourd’hui les enfantsen font autant avec un petit morceau de verre.Josué fit arrêter le Soleil ; un faiseur d’alma-nachs va le faire éclipser ; le prodige est encoreplus sensible. Le cabinet de M. l’Abbé Nolletest un laboratoire de magie, les récréationsmathématiques sont un recueil de miracles ;que dis-je ? les foires même en fourmilleront,les Briochés n’y sont pas rares ; le seul Paysande Northollande, que j’ai vu vingt fois allumersa chandelle avec son couteau, a de quoi sub-juguer tout le Peuple, même à Paris ; que pen-sez-vous qu’il eût fait en Syrie ?

C’est un spectacle bien singulier que cesfoires de Paris ; il n’y en a pas une où l’on nevoie les choses les plus étonnantes, sans quele Public daigne presque y faire attention ; tanton est accoutumé aux choses étonnantes, etmême à celles qu’on ne peut concevoir ! On

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y voit, au moment que j’écris ceci, deux ma-chines portatives séparées, dont l’une marcheou s’arrête exactement à la volonté de celuiqui fait marcher ou arrêter l’autre. J’y ai vuune tête de bois qui parlait, et dont on ne par-lait pas tant que de celle d’Albert-le-Grand. J’aivu même une chose plus surprenante ; c’étaitforce têtes d’hommes, de Savants, d’Académi-ciens qui couraient aux miracles des convul-sions, et qui en revenaient tout émerveillés.

Avec le canon, l’optique, l’aimant, le ba-romètre, quels prodiges ne fait-on pas chezles ignorants ? Les Européens, avec leurs arts,ont toujours passé pour des Dieux parmi lesBarbares. Si dans le sein même des Arts, desSciences, des Collèges, des Académies ; si,dans le milieu de l’Europe, en France, en An-gleterre, un homme fût venu, le siècle dernier,armé de tous les miracles de l’électricité, quenos Physiciens opèrent aujourd’hui, l’eût-onbrûlé comme un sorcier, l’eût-on suivi commeun Prophète ? Il est à présumer qu’on eût fait

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l’un ou l’autre : il est certain qu’on aurait eutort.

Je ne sais si l’art de guérir est trouvé, nis’il se trouvera jamais : ce que je sais, c’estqu’il n’est pas hors de la nature. Il est toutaussi naturel qu’un homme guérisse, qu’il l’estqu’il tombe malade ; il peut tout aussi bienguérir subitement que mourir subitement. Toutce qu’on pourra dire de certaines guérisons,c’est qu’elles sont surprenantes, mais non pasqu’elles sont impossibles ; comment prouve-rez-vous donc que ce sont des miracles ? Il ya pourtant, je l’avoue, des choses qui m’éton-neraient fort, si j’en étais le témoin : ce ne se-rait pas tant de voir marcher un boiteux, qu’unhomme qui n’avait point de jambes ; ni de voirun paralytique mouvoir son bras, qu’unhomme qui n’en a qu’un reprendre les deux.Cela me frapperait encore plus, je l’avoue, quede voir ressusciter un mort ; car enfin un mortpeut n’être pas mort(58). Voyez le Livre deM. Bruhier.

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Au reste, quelque frappant que pût me pa-raître un pareil spectacle, je ne voudrais pourrien au monde en être témoin ; car que sais-je ce qu’il en pourrait arriver ? Au lieu de merendre crédule, j’aurais grand’peur qu’il ne merendît que fou : mais ce n’est pas de moi qu’ils’agit : revenons.

On vient de trouver le secret de ressusciterdes noyés ; on a déjà cherché celui de res-susciter les pendus : qui sait si dans d’autresgenres de mort, on ne parviendra pas à rendrela vie à des corps qu’on en avait cru privés.On ne savait jadis ce que c’était que d’abattrela cataracte ; c’est un jeu maintenant pour nosChirurgiens. Qui sait s’il n’y a pas quelque se-cret trouvable pour la faire tomber tout d’uncoup ? Qui sait si le Possesseur d’un pareil se-cret ne peut pas faire avec simplicité ce qu’unSpectateur ignorant va prendre pour un mi-racle, et ce qu’un Auteur prévenu peut donnerpour tel(59) ? Tout cela n’est pas vraisemblable,soit : mais nous n’avons point de preuve que

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cela soit impossible, et c’est de l’impossibilitéphysique qu’il s’agit ici. Sans cela, Dieu, dé-ployant à nos yeux sa puissance, n’aurait punous donner que des signes vraisemblables, desimples probabilités ; et il arriverait de là quel’autorité des miracles n’étant fondée que surl’ignorance de ceux pour qui ils auraient étéfaits, ce qui serait miraculeux pour un siècle oupour un Peuple ne le serait plus pour d’autres ;de sorte que la preuve universelle étant en dé-faut, le système établi sur elle serait détruit.Non, donnez-moi des miracles qui demeurenttels quoi qu’il arrive, dans tous les temps etdans tous les lieux. Si plusieurs de ceux quisont rapportés dans la Bible paraissent êtredans ce cas, d’autres aussi paraissent n’y pasêtre. Réponds-moi donc, Théologien, pré-tends-tu que je passe le tout en bloc, ou si tume permets le triage ? Quand tu m’auras déci-dé ce point, nous verrons après.

Remarquez bien, Monsieur, qu’en suppo-sant tout au plus quelque amplification dans

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les circonstances, je n’établis aucun doute surle fond de tous les faits. C’est ce que j’ai déjàdit, et qu’il n’est pas superflu de redire. Jésus,éclairé de l’esprit de Dieu, avait des lumièressi supérieures à celles de ses Disciples qu’iln’est pas étonnant qu’il ait opéré des multi-tudes de choses extraordinaires où l’ignorancedes spectateurs a vu le prodige qui n’y étaitpas. À quel point, en vertu de ces lumières,pouvait-il agir par des voies naturelles, incon-nues à eux et à nous(60) ? Voilà ce que nous nesavons point, et ce que nous ne pouvons sa-voir. Les spectateurs des choses merveilleusessont naturellement portés à les décrire avecexagération. Là-dessus on peut, de très bonnefoi, s’abuser soi-même en abusant les autres :pour peu qu’un fait soit au-dessus de nos lu-mières, nous le supposons au-dessus de la rai-son, et l’esprit voit enfin du prodige où le cœurnous fait désirer fortement d’en voir.

Les miracles sont, comme j’ai dit, lespreuves des simples, pour qui les Lois de la na-

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ture forment un cercle très étroit autour d’eux.Mais la sphère s’étend à mesure que leshommes s’instruisent et qu’ils sentent combienil leur reste encore à savoir. Le grand Physicienvoit si loin les bornes de cette sphère, qu’il nesaurait discerner un miracle au-delà. Cela ne sepeut est un mot qui sort rarement de la bouchedes Sages ; ils disent plus fréquemment, je nesais.

Que devons-nous donc penser de tant demiracles rapportés par des Auteurs, véridiques,je n’en doute pas, mais d’une si crasse igno-rance, et si pleins d’ardeur pour la gloire deleur Maître ? Faut-il rejeter tous ces faits ?Non. Faut-il tous les admettre ? Je l’ignore(61).Nous devons les respecter sans prononcer surleur nature, dussions-nous être cent fois dé-crétés. Car enfin l’autorité des Lois ne peuts’étendre jusqu’à nous forcer de mal raisonner ;et c’est pourtant ce qu’il faut faire pour trouvernécessairement un miracle où la raison ne peutvoir qu’un fait étonnant.

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Quand il serait vrai que les Catholiques ontun moyen sûr pour eux de faire cette distinc-tion, que s’ensuivrait-il pour nous ? Dans leursystème, lorsque l’Église une fois reconnue adécidé qu’un tel fait est un miracle, il est unmiracle ; car l’Église ne peut se tromper. Maisce n’est pas aux Catholiques que j’ai affaire ici,c’est aux Réformés. Ceux-ci ont très bien réfu-té quelques parties de la profession de foi duVicaire, qui, n’étant écrite que contre l’ÉgliseRomaine, ne pouvait ni ne devait rien prouvercontre eux. Les Catholiques pourront de mêmeréfuter aisément ces Lettres, parce que je n’aipoint affaire ici aux Catholiques, et que nosprincipes ne sont pas les leurs. Quand il s’agitde montrer que je ne prouve pas ce que je n’aipas voulu prouver, c’est là que mes adversairestriomphent.

De tout ce que je viens d’exposer, jeconclus que les faits les plus attestés, quandmême on les admettrait dans toutes leurs cir-constances, ne prouveraient rien, et qu’on peut

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même y soupçonner de l’exagération dans lescirconstances, sans inculper la bonne foi deceux qui les ont rapportés. Les découvertescontinuelles qui se font dans les Lois de la na-ture, celles qui probablement se feront encore,celles qui resteront toujours à faire ; les pro-grès passés, présents et futurs de l’industriehumaine ; les diverses bornes que donnent lesPeuples à l’ordre des possibles, selon qu’ilssont plus ou moins éclairés ; tout nous prouveque nous ne pouvons connaître ces bornes. Ce-pendant il faut qu’un miracle, pour être vrai-ment tel, les passe. Soit donc qu’il y ait des mi-racles, soit qu’il n’y en ait pas ; il est impos-sible au Sage de s’assurer que quelque fait quece puisse être en est un.

Indépendamment des preuves de cette im-possibilité que je viens d’établir, j’en vois uneautre, non moins forte dans la suppositionmême : car, accordons qu’il y ait de vrais mi-racles ; de quoi nous serviront-ils s’il y a ausside faux miracles, desquels il est impossible de

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les discerner ? Et faites bien attention que jen’appelle pas ici faux miracle un miracle quin’est pas réel, mais un acte bien réellementsurnaturel, fait pour soutenir une fausse doc-trine. Comme le mot de miracle en ce senspeut blesser les oreilles pieuses, employons unautre mot, et donnons-lui le nom de prestige ;mais souvenons-nous qu’il est impossible auxsens humains de discerner un prestige d’un mi-racle.

La même autorité qui atteste les miracles,atteste aussi les prestiges ; et cette autoritéprouve encore que l’apparence des prestigesne diffère en rien de celle des miracles. Com-ment donc distinguer les uns des autres ; etque peut prouver le miracle, si celui qui le voitne peut discerner par aucune marque assuréeet tirée de la chose même, si c’est l’œuvre deDieu, ou si c’est l’œuvre du Démon ? Il faudraitun second miracle pour certifier le premier.

Quand Aaron jeta sa verge devant Pharaonet qu’elle fut changée en serpent, les Magiciens

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jetèrent aussi leurs verges, et elles furent chan-gées en serpents. Soit que ce changement fûtréel des deux côtés, comme il est dit dansl’Écriture, soit qu’il n’y eût de réel que le mi-racle d’Aaron et que le prestige des Magiciensne fût qu’apparent, comme le disent quelquesThéologiens, il n’importe ; cette apparenceétait exactement la même : l’Exode n’y re-marque aucune différence ; et s’il y en eût eu,les Magiciens se seraient gardés de s’exposerau parallèle ; ou, s’ils l’avaient fait, ils auraientété confondus.

Or les hommes ne peuvent juger des mi-racles que par leurs sens ; et si la sensation estla même, la différence réelle, qu’ils ne peuventapercevoir, n’est rien pour eux. Ainsi le signe,comme signe, ne prouve pas plus d’un côté quede l’autre, et le Prophète en ceci n’a pas plusd’avantage que le Magicien. Si c’est encore làde mon beau style, convenez qu’il en faut unbien plus beau pour le réfuter.

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Il est vrai que le serpent d’Aaron dévora lesserpents des Magiciens. Mais, forcé d’admettreune fois la Magie, Pharaon put fort bien n’enconclure autre chose, sinon qu’Aaron était plushabile qu’eux dans cet art ; c’est ainsi que Si-mon, ravi des choses que faisait Philippe, vou-lut acheter des Apôtres le secret d’en faire au-tant qu’eux.

D’ailleurs, l’infériorité des Magiciens étaitdue à la présence d’Aaron. Mais Aaron absent,eux faisant les mêmes signes, avaient droit deprétendre à la même autorité. Le signe en lui-même ne prouvait donc rien.

Quand Moïse changea l’eau en sang, lesMagiciens changèrent l’eau en sang ; quandMoïse produisit des grenouilles, les Magiciensproduisirent des grenouilles. Ils échouèrent àla troisième plaie ; mais tenons-nous aux deuxpremières dont Dieu même avait fait la preuvedu pouvoir divin(62). Les Magiciens firent aussicette preuve-là.

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Quant à la troisième plaie, qu’ils ne purentimiter, on ne voit pas ce qui la rendait si dif-ficile, au point de marquer que le doigt de Dieuétait-là. Pourquoi ceux qui purent produire unanimal, ne purent-ils produire un insecte ? etcomment, après avoir fait des grenouilles, nepurent-ils faire des poux ? S’il est vrai qu’il n’yait dans ces choses-là que le premier pas quicoûte, c’était assurément s’arrêter en beau che-min.

Le même Moïse, instruit par toutes ces ex-périences, ordonne que si un faux Prophètevient annoncer d’autres Dieux, c’est-à-dire unefausse doctrine, et que ce faux Prophète auto-rise son dire par des prédictions ou des pro-diges qui réussissent, il ne faut point l’écouter,mais le mettre à mort. On peut donc employerde vrais signes en faveur d’une fausse doc-trine ; un signe en lui-même ne prouve doncrien.

La même doctrine des signes, par des pres-tiges, est établie en mille endroits de l’Écriture.

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Bien plus ; après avoir déclaré qu’il ne ferapoint de signes, Jésus annonce de faux Christsqui en feront ; il dit qu’ils feront de grands signes,des miracles capables de séduire les élus mêmes,s’il était possible(63). Ne serait-on pas tenté, surce langage, de prendre les signes pour despreuves de fausseté ?

Quoi ! Dieu, maître du choix de sespreuves, quand il veut parler aux hommes,choisit par préférence celles qui supposent desconnaissances qu’il sait qu’ils n’ont pas ! Ilprend pour les instruire la même voie qu’il saitque prendra le Démon pour les tromper ! Cettemarche serait-elle donc celle de la Divinité ? Sepourrait-il que Dieu et le Diable suivissent lamême route ? Voilà ce que je ne puis conce-voir.

Nos Théologiens, meilleurs raisonneurs,mais de moins bonne foi que les anciens, sontfort embarrassés de cette magie : ils vou-draient bien pouvoir tout-à-fait s’en délivrer,mais ils n’osent ; ils sentent que la nier serait

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nier trop. Ces gens, toujours si décisifs,changent ici de langage ; ils ne la nient, ni nel’admettent, ils prennent le parti de tergiverser,de chercher des faux-fuyants, à chaque pas ilss’arrêtent ; ils ne savent sur quel pied danser.

Je crois, Monsieur, vous avoir fait sentir oùgît la difficulté. Pour que rien ne manque à saclarté, la voici mise en dilemme.

Si l’on nie les prestiges, on ne peut prouverles miracles ; parce que les uns et les autressont fondés sur la même autorité.

Et si l’on admet les prestiges avec les mi-racles, on n’a point de règle sûre, précise etclaire, pour distinguer les uns des autres : ainsiles miracles ne prouvent rien.

Je sais bien que nos gens, ainsi pressés, re-viennent à la doctrine : mais ils oublient bon-nement que si la doctrine est établie, le miracleest superflu ; et que si elle ne l’est pas, elle nepeut rien prouver.

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Ne prenez pas ici le change, je vous sup-plie ; et de ce que je n’ai pas regardé les mi-racles comme essentiels au Christianisme, n’al-lez pas conclure que j’ai rejeté les miracles.Non, Monsieur, je ne les ai rejetés ni ne les re-jette ; si j’ai dit des raisons pour en douter, jen’ai point dissimulé les raisons d’y croire : il ya une grande différence entre nier une choseet ne la pas affirmer, entre la rejeter et ne pasl’admettre ; et j’ai si peu décidé ce point, queje défie qu’on trouve un seul endroit dans tousmes Écrits où je sois affirmatif contre les mi-racles.

Eh ! comment l’aurais-je été malgré mespropres doutes, puisque partout où je suis,quant à moi, le plus décidé, je n’affirme rien en-core ? Voyez quelles affirmations peut faire unhomme qui parle ainsi dès sa Préface(64).

« À l’égard de ce qu’on appellera le partisystématique, qui n’est autre chose ici que lamarche de la nature, c’est là ce qui déroutera

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le plus les Lecteurs ; c’est aussi par là qu’onm’attaquera sans doute, et peut-être n’aura-t-on pas tort. On croira moins lire un Traitéd’éducation que les rêveries d’un visionnairesur l’éducation. Qu’y faire ? Ce n’est pas sur lesidées d’autrui que j’écris, c’est sur les miennes.Je ne vois point comme les autres hommes ;il y a longtemps qu’on me l’a reproché. Maisdépend-il de moi de me donner d’autres yeux,et de m’affecter d’autres idées ? Non il dépendde moi de ne point abonder dans mon sens, dene point croire être seul plus sage que tout lemonde ; il dépend de moi, non de changer desentiment, mais de me défier du mien : voilàtout ce que je puis faire, et ce que je fais. Que sije prends quelquefois le ton affirmatif, ce n’estpoint pour en imposer au Lecteur ; c’est pourlui parler comme je pense. Pourquoi propose-rais-je par forme de doute ce dont, quant àmoi, je ne doute point ? Je dis exactement cequi se passe dans mon esprit. »

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« En exposant avec liberté mon sentiment,j’entends si peu qu’il fasse autorité, que j’yjoins toujours mes raisons, afin qu’on les pèse,et qu’on me juge. Mais quoique je ne veuillepoint m’obstiner à défendre mes idées, je neme crois pas moins obligé de les proposer ;car les maximes sur lesquelles je suis d’un aviscontraire à celui des autres, ne sont point in-différentes. Ce sont de celles dont la vérité oula fausseté importe à connaître, et qui font lebonheur ou le malheur du Genre humain. »

Un Auteur qui ne sait lui-même s’il n’estpoint dans l’erreur, qui craint que tout ce qu’ildit ne soit un tissu de rêveries, qui, ne pouvantchanger de sentiments, se défie du sien, qui neprend point le ton affirmatif pour le donner,mais pour parler comme il pense, qui, ne vou-lant point faire autorité, dit toujours ses rai-sons afin qu’on le juge, et qui même ne veutpoint s’obstiner à défendre ses idées ; un Au-teur qui parle ainsi à la tête de son Livre, yveut-il prononcer des oracles ? veut-il donner

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des décisions ? et, par cette déclaration préli-minaire, ne met-il pas au nombre des doutesses plus fortes assertions ?

Et qu’on ne dise point que je manque àmes engagements en m’obstinant à défendreici mes idées. Ce serait le comble de l’injus-tice ; ce ne sont point mes idées que je défends,c’est ma personne. Si l’on n’eût attaqué quemes Livres, j’aurais constamment gardé le si-lence ; c’était un point résolu. Depuis ma dé-claration, faite en 1753, m’a-t-on vu répondre àquelqu’un, ou me taisais-je faute d’agresseurs ?Mais quand on me poursuit, quand on me dé-crète, quand on me déshonore pour avoir ditce que je n’ai pas dit, il faut bien, pour me dé-fendre, montrer que je ne l’ai pas dit. Ce sontmes ennemis, qui, malgré moi, me remettent laplume à la main. Eh ! qu’ils me laissent en re-pos, et j’y laisserai le Public ; j’en donne de boncœur ma parole.

Ceci sert déjà de réponse à l’objection ré-torsive que j’ai prévenue, de vouloir faire moi-

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même le réformateur en bravant les opinionsde tout mon siècle ; car rien n’a moins l’air debravade qu’un pareil langage, et ce n’est pasassurément prendre un ton de Prophète que deparler avec tant de circonspection. J’ai regar-dé comme un devoir de dire mon sentiment enchoses importantes et utiles ; mais ai-je dit unmot, ai-je fait un pas pour le faire adopter àd’autres ? quelqu’un a-t-il vu dans ma conduitel’air d’un homme qui cherchait à se faire dessectateurs ?

En transcrivant l’Écrit particulier qui faittant d’imprévus zélateurs de la Foi, j’avertis en-core le Lecteur qu’il doit se défier de mes ju-gements ; que c’est à lui de voir s’il peut tirerde cet Écrit quelques réflexions utiles, que jene lui propose ni le sentiment d’autrui ni lemien pour règle, que je le lui présente à exami-ner(65).

Et lorsque je reprends la parole, voici ceque j’ajoute encore à la fin.

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« J’ai transcrit cet Écrit, non comme unerègle des sentiments qu’on doit suivre en ma-tière de Religion, mais comme un exemple dela manière dont on peut raisonner avec sonÉlève pour ne point s’écarter de la méthodeque j’ai tâché d’établir. Tant qu’on ne donnerien à l’autorité des hommes ni aux préjugésdes pays où l’on est né, les seules lumières dela raison ne peuvent, dans l’institution de laNature, nous mener plus loin que la Religionnaturelle, et c’est à quoi je me borne avec monÉmile. S’il en doit avoir une autre, je n’ai plusen cela le droit d’être son guide ; c’est à lui seulde la choisir(66). »

Quel est après cela l’homme assez impu-dent pour m’oser taxer d’avoir nié les miraclesqui ne sont pas même niés dans cet Écrit ? Jen’en ai pas parlé ailleurs(67).

Quoi ! parce que l’Auteur d’un Écrit publiépar un autre y introduit un raisonneur qu’ildésapprouve(68), et qui dans une dispute re-

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jette les miracles, il s’ensuit de là que nonseulement l’Auteur de cet Écrit, mais l’Éditeur,rejette aussi les miracles ? Que tissu de témé-rités ! Qu’on se permette de telles présomp-tions dans la chaleur d’une querelle littéraire,cela est très blâmable et trop commun ; maisles prendre pour des preuves dans les Tribu-naux ! Voilà une jurisprudence à faire tremblerl’homme le plus juste et le plus ferme, qui a lemalheur de vivre sous de pareils Magistrats.

L’Auteur de la profession de foi fait des ob-jections tant sur l’utilité que sur la réalité desmiracles, mais ces objections ne sont point desnégations. Voici là-dessus ce qu’il dit de plusfort : « C’est l’ordre inaltérable de la nature quimontre le mieux l’Être suprême. S’il arrivaitbeaucoup d’exceptions, je ne saurais plusqu’en penser ; et pour moi je crois trop en Dieupour croire à tant de miracles si peu dignes delui. »

Or, je vous prie, qu’est-ce que cela dit ?Qu’une trop grande multitude de miracles les

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rendrait suspects à l’Auteur ; qu’il n’admetpoint indistinctement toute sorte de miracles,et que sa foi en Dieu lui fait rejeter tous ceuxqui ne sont pas dignes de Dieu. Quoi donc ! ce-lui qui n’admet pas tous les miracles, rejette-t-il tous les miracles ? et faut-il croire à tousceux de la Légende, pour croire l’Ascension deChrist ?

Pour comble. Loin que les doutes contenusdans cette seconde partie de la profession defoi puissent être pris pour des négations, lesnégations, au contraire, qu’elle peut contenirne doivent être prises que pour des doutes.C’est la déclaration de l’Auteur, en la commen-çant, sur les sentiments qu’il va combattre. Nedonnez, dit-il, à mes discours que l’autorité de laraison. J’ignore si je suis dans l’erreur. Il est diffi-cile, quand on discute, de ne pas prendre quelque-fois le ton affirmatif ; mais souvenez-vous qu’icitoutes mes affirmations ne sont que des raisons dedouter(69). Peut-on parler plus positivement ?

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Quant à moi, je vois des faits attestés dansles saintes Écritures : cela suffit pour arrêtersur ce point mon jugement. S’ils étaientailleurs, je rejetterais ces faits, ou je leur ôte-rais le nom de miracles ; mais parce qu’ils sontdans l’Écriture, je ne les rejette point. Je ne lesadmets pas non plus, parce que ma raison s’yrefuse, et que ma décision sur cet article n’in-téresse point mon salut. Nul Chrétien judicieuxne peut croire que tout soit inspiré dans laBible, jusqu’aux mots et aux erreurs. Ce qu’ondoit croire inspiré, est tout ce qui tient à nosdevoirs ; car pourquoi Dieu aurait-il inspiré lereste ? Or la doctrine des miracles n’y tient nul-lement ; c’est ce que je viens de prouver. Ain-si le sentiment qu’on peut avoir en cela n’a nultrait au respect qu’on doit aux Livres sacrés.

D’ailleurs, il est impossible aux hommes des’assurer que quelque fait que ce puisse être estun miracle(70) ; c’est encore ce que j’ai prouvé.Donc en admettant tous les faits contenus dansla Bible, on peut rejeter les miracles sans im-

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piété, et même sans inconséquence. Je n’ai pasété jusque-là.

Voilà comment vos Messieurs tirent des mi-racles, qui ne sont pas certains, qui ne sont pasnécessaires, qui ne prouvent rien, et que je n’aipas rejetés, la preuve évidente que je renverseles fondements du Christianisme, et que je nesuis pas Chrétien.

L’ennui vous empêcherait de me suivre sij’entrais dans le même détail sur les autres ac-cusations qu’ils entassent pour tâcher de cou-vrir par le nombre l’injustice de chacune enparticulier. Ils m’accusent, par exemple, de re-jeter la prière. Voyez le Livre, et vous trouverezune prière dans l’endroit même dont il s’agit.L’homme pieux qui parle(71) ne croit pas, il estvrai, qu’il soit absolument nécessaire de de-mander à Dieu telle ou telle chose en particu-lier(72). Il ne désapprouve point qu’on le fasse ;quant à moi, dit-il, je ne le fais pas, persuadéque Dieu est un bon Père, qui sait mieux queses enfants ce qui leur convient. Mais ne peut-

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on lui rendre aucun autre culte aussi digne delui ? Les hommages d’un cœur plein de zèle,les adorations, les louanges, la contemplationde sa grandeur, l’aveu de notre néant, la rési-gnation à sa volonté, la soumission à ses Lois,une vie pure et sainte ; tout cela ne vaut-ilpas bien des vœux intéressés et mercenaires ?Près d’un Dieu juste, la meilleure manière dedemander est de mériter d’obtenir. Les Angesqui le louent autour de son Trône, le prient-ils ? Qu’auraient-ils à lui demander ? Ce motde prière est souvent employé dans l’Écriturepour hommage, adoration ; et qui fait le plusest quitte du moins. Pour moi, je ne rejette au-cune des manières d’honorer Dieu : j’ai tou-jours approuvé qu’on se joignît à l’Église quile prie : je le fais ; le Prêtre Savoyard le faisaitlui-même(73). L’Écrit si violemment attaqué estplein de tout cela. N’importe : je rejette, dit-on,la prière ; je suis un impie à brûler. Me voilà ju-gé.

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Ils disent encore que j’accuse la moralechrétienne de rendre tous nos devoirs impra-ticables en les outrant. La morale chrétienneest celle de l’Évangile ; je n’en reconnais pointd’autre, et c’est en ce sens aussi que l’entendmon accusateur, puisque c’est des imputationsoù celle-là se trouve comprise qu’il conclut,quelques lignes après, que c’est par dérisionque j’appelle l’Évangile divin(74).

Or voyez si l’on peut avancer une faussetéplus noire, et montrer une mauvaise foi plusmarquée, puisque, dans le passage de monLivre où ceci se rapporte, il n’est pas mêmepossible que j’aie voulu parler de l’Évangile.

Voici, Monsieur, ce passage : il est dans lesecond Tome d’Émile, page 64. « En n’asser-vissant les honnêtes femmes qu’à de tristes de-voirs, on a banni du mariage tout ce qui pou-vait le rendre agréable aux hommes. Faut-ils’étonner si la taciturnité qu’ils voient régnerchez eux les en chasse on s’ils sont peu tentésd’embrasser un état si déplaisant ? À force

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d’outrer tous les devoirs, le Christianisme lesrend impraticables et vains : à force d’interdireaux femmes le chant, la danse, et tous les amu-sements du monde, il les rend maussades,grondeuses, insupportables dans leurs mai-sons. »

Mais où est-ce que l’Évangile interdit auxfemmes le chant et la danse ? où est-ce qu’illes asservit à de tristes devoirs ? Tout aucontraire, il y est parlé des devoirs des maris,mais il n’y est pas dit un mot de ceux desfemmes. Donc on a tort de me faire dire del’Évangile ce que je n’ai dit que des Jansé-nistes, des Méthodistes, et d’autres dévotsd’aujourd’hui, qui font du Christianisme uneReligion aussi terrible et déplaisante(75),qu’elle est agréable et douce sous la véritableLoi de Jésus-Christ.

Je ne voudrais pas prendre le ton du PèreBerruyer, que je n’aime guère, et que je trouvemême de très mauvais goût ; mais je ne puism’empêcher de dire qu’une des choses qui me

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charment dans le caractère de Jésus, n’est passeulement la douceur des mœurs, la simplicité,mais la facilité, la grâce, et même l’élégance.Il ne fuyait ni les plaisirs ni les fêtes, il allaitaux noces, il voyait les femmes, il jouait avecles enfants, il aimait les parfums, il mangeaitchez les Financiers. Ses disciples ne jeûnaientpoint ; son austérité n’était point fâcheuse. Ilétait indulgent et juste, doux aux faibles et ter-rible aux méchants. Sa morale avait quelquechose d’attrayant, de caressant, de tendre ; ilavait le cœur sensible, il était homme de bonnesociété. Quand il n’eût pas été le plus sage desmortels, il en eût été le plus aimable.

Certains passages de saint Paul, outrés oumal entendus, ont fait bien des fanatiques, etces fanatiques ont souvent défiguré et désho-noré le Christianisme. Si l’on s’en fût tenu àl’esprit du Maître, cela ne serait pas arrivé.Qu’on m’accuse de n’être pas toujours de l’avisde Saint Paul, on peut me réduire à prouverque j’ai quelquefois raison de n’en être pas.

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Mais il ne s’ensuivra jamais de là que ce soitpar dérision que je trouve l’Évangile divin. Voi-là pourtant comment raisonnent mes persécu-teurs.

Pardon, Monsieur ; je vous excède avec ceslongs détails, je le sens, et je les termine : jen’en ai déjà que trop dit pour ma défense, et jem’ennuie moi-même de répondre toujours pardes raisons à des accusations sans raison.

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QUATRIÈME LETTRE

JE vous ai fait voir, Monsieur que les impu-tations tirées de mes Livres en preuve que j’at-taquais la Religion établie par les Lois, étaientfausses. C’est cependant sur ces imputationsque j’ai été jugé coupable, et traité comme tel.Supposons maintenant que je le fusse en effet,et voyons en cet état la punition qui m’étaitdue.

Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés.

Pour être coupable d’un crime, on ne l’estpas de tous. La justice consiste à mesurerexactement la peine à la faute, l’extrême jus-tice elle-même est une injure lorsqu’elle n’anul égard aux considérations raisonnables quidoivent tempérer la rigueur de la Loi.

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Le délit supposé réel, il nous reste à cher-cher quelle est sa nature, et quelle procédureest prescrite en pareil cas par vos Lois.

Si j’ai violé mon serment de Bourgeois,comme on m’en accuse, j’ai commis un crimed’État, et la connaissance de ce crime appar-tient directement au Conseil ; cela est incon-testable.

Mais si tout mon crime consiste en erreursur la doctrine, cette erreur fût-elle même uneimpiété, c’est autre chose. Selon vos Édits, ilappartient à un autre Tribunal d’en connaîtreen premier ressort.

Et quand même mon crime serait un crimed’État ; si, pour le déclarer tel, il faut préalable-ment une décision sur la doctrine, ce n’est pasau Conseil de la donner. C’est bien à lui de pu-nir le crime, mais non pas de le constater. Celaest formel par vos Édits, comme nous verronsci-après.

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Il s’agit d’abord de savoir si j’ai violé monserment de Bourgeois, c’est-à-dire, le sermentqu’ont prêté mes Ancêtres quand ils ont été ad-mis à la Bourgeoisie : car pour moi, n’ayant pashabité la Ville, et n’ayant fait aucune fonctionde Citoyen, je n’en ai point prêté le serment :mais passons.

Dans la formule de ce serment, il n’y a quedeux articles qui puissent regarder mon délit.On promet, par le premier, de vivre selon la Ré-formation du saint Évangile ; et par le dernier, dene faire ne souffrir aucunes pratiques, machina-tions ou entreprises contre la Réformation du saintÉvangile.

Or loin d’enfreindre le premier article, jem’y suis conformé avec une fidélité et mêmeune hardiesse qui ont peu d’exemples, profes-sant hautement ma Religion chez les Catho-liques, quoique j’eusse autrefois vécu dans laleur ; et l’on ne peut alléguer cet écart de monenfance comme une infraction au serment, sur-tout depuis ma réunion authentique à votre

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Église en 1754, et mon rétablissement dansmes droits de Bourgeoisie, notoire à tout Ge-nève, et dont j’ai d’ailleurs des preuves posi-tives.

On ne saurait dire, non plus, que j’ai en-freint ce premier article par les Livres condam-nés ; puisque je n’ai point cessé de m’y déclarerProtestant. D’ailleurs, autre chose est laconduite, autre chose sont les Écrits. Vivre se-lon la Réformation, c’est professer la Réfor-mation, quoiqu’on se puisse écarter par erreurde sa doctrine dans de blâmables Écrits, oucommettre d’autres péchés qui offensent Dieu,mais qui par le seul fait ne retranchent pas ledélinquant de l’Église. Cette distinction, quandon pourrait la disputer en général, est ici dansle serment même ; puisqu’on y sépare, en deuxarticles ce qui n’en pourrait faire qu’un, si laprofession de la Religion était incompatibleavec toute entreprise contre la Religion. On yjure, par le premier, de vivre selon la Réforma-tion ; et l’on y jure, par le dernier, de ne rien

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entreprendre contre la Réformation. Ces deuxarticles sont très distincts, et même séparéspar beaucoup d’autres. Dans le sens du Légis-lateur, ces deux choses sont donc séparables.Donc quand j’aurais violé ce dernier article, ilne s’ensuit pas que j’aye violé le premier.

Mais ai-je violé ce dernier article ?

Voici comment l’Auteur des Lettres écritesde la Campagne établit l’affirmative, page 30.

« Le serment des Bourgeois leur imposel’obligation de ne faire ne souffrir être faites au-cunes pratiques, machinations ou entreprisescontre la Ste. Réformation Évangélique. Il sembleque c’est un peu(76) pratiquer et machinercontre elle, que de chercher à prouver, dansdeux Livres si séduisants, que le pur Évangileest absurde en lui-même et pernicieux à la so-ciété. Le Conseil était donc obligé de jeter unregard sur celui que tant de présomptions sivéhémentes accusaient de cette entreprise. »

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Voyez d’abord que ces Messieurs sontagréables ! Il leur semble entrevoir de loin unpeu de pratique et de machination. Sur ce petitsemblant éloigné d’une petite manœuvre, ilsjettent un regard sur celui qu’ils en présumentl’Auteur ; et ce regard est un décret de prise decorps.

Il est vrai que le même Auteur s’égaye àprouver ensuite que c’est par une pure bontépour moi qu’ils m’ont décrété. Le Conseil, dit-il,pouvait ajourner personnellement M. Rousseau, ilpouvait l’assigner pour être ouï, il pouvait le dé-créter… De ces trois partis, le dernier était in-comparablement le plus doux… ce n’était au fondqu’un avertissement de ne pas revenir, s’il ne vou-lait pas s’exposer à une procédure ; ou, s’il voulaits’y exposer, de bien préparer ses défenses(77).

Ainsi plaisantait, dit Brantôme, l’exécuteurde l’infortuné Dom Carlos, Infant d’Espagne.Comme le Prince criait et voulait se débattre :Paix, Monseigneur, lui disait-il en l’étranglant,tout ce qu’on en fait n’est que pour votre bien.

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Mais quelles sont donc ces pratiques et ma-chinations dont on m’accuse ? Pratiquer, si j’en-tends ma Langue, c’est se ménager des intel-ligences secrètes ; machiner, c’est faire desourdes menées, c’est faire ce que certainesgens font contre le Christianise et contre moi.Mais je ne conçois rien de moins secret, riende moins caché dans le monde, que de publierun Livre et d’y mettre son nom. Quand j’ai ditmon sentiment sur quelque matière que ce fût,je l’ai dit hautement, à la face du Public, je mesuis nommé, et puis je suis demeuré tranquilledans ma retraite : on me persuadera difficile-ment que cela ressemble à des pratiques et ma-chinations.

Pour bien entendre l’esprit du serment et lesens des termes, il faut se transporter au tempsoù la formule en fut dressée, et où il s’agissaitessentiellement pour l’État de ne pas retombersous le double joug qu’on venait de secouer.Tous les jours on découvrait quelque nouvelletrame en faveur de la Maison de Savoie ou des

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Évêques, sous prétexte de Religion. Voilà surquoi tombent clairement les mots de pratiqueset de machinations, qui, depuis que la LangueFrançoise existe, n’ont sûrement jamais étéemployés pour les sentiments généraux qu’unhomme publie dans un Livre où il se nomme,sans projet, sans vue particulière, et sans traità aucun Gouvernement. Cette accusation pa-raît si peu sérieuse à l’Auteur même qui l’osefaire, qu’il me reconnaît fidèle aux devoirs duCitoyen(78). Or comment pourrais-je l’être, sij’avais enfreint mon serment de Bourgeois ?

Il n’est donc pas vrai que j’aye enfreint ceserment. J’ajoute que quand cela serait vrai,rien ne serait plus inouï dans Genève en chosesde cette espèce, que la procédure faite contremoi. Il n’y a peut-être pas de Bourgeois quin’enfreigne ce serment en quelque article(79),sans qu’on s’avise pour cela de lui chercherquerelle, et bien moins de le décréter.

On ne peut pas dire, non plus, que j’attaquela morale dans un Livre où j’établis de tout

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mon pouvoir la préférence du bien général surle bien particulier, et où je rapporte nos devoirsenvers les hommes à nos devoirs envers Dieu ;seul principe sur lequel la morale puisse êtrefondée, pour être réelle et passer l’apparence.On ne peut pas dire que ce Livre tende en au-cune sorte à troubler le culte établi ni l’ordrepublic, puisqu’au contraire j’y insiste sur le res-pect qu’on doit aux formes établies, sur l’obéis-sance aux Lois en toute chose, même en ma-tière de Religion, et puisque c’est de cetteobéissance prescrite qu’un Prêtre de Genèvem’a le plus aigrement repris.

Ce délit si terrible, et dont on fait tant debruit, se réduit donc, en l’admettant pour réel,à quelque erreur sur la foi, qui, si elle n’estavantageuse à la société, lui est du moins trèsindifférente ; le plus grand mal qui en résulteétant la tolérance pour les sentiments d’autrui,par conséquent la paix dans l’État et dans lemonde sur les matières de Religion.

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Mais je vous demande, à vous, Monsieur,qui connaissez votre Gouvernement et vosLois, à qui il appartient de juger, et surtouten première instance, des erreurs sur la Foique peut commettre un Particulier ? Est-ce auConseil, est-ce au Consistoire ? Voilà le nœudde la question.

Il fallait d’abord réduire le délit à son es-pèce. À présent qu’elle est connue, il faut com-parer la procédure à la Loi.

Vos Édits ne fixent pas la peine due à celuiqui erre en matière de Foi, et qui publie sonerreur. Mais par l’Article 88 de l’Ordonnanceecclésiastique, au Chapitre du Consistoire, ilsrèglent l’ordre de la procédure contre celui quidogmatise. Cet Article est couché en cestermes.

S’il y a quelqu’un qui dogmatise contre la doc-trine reçue, qu’il soit appelé pour conférer aveclui : s’il se range, qu’on le supporte sans scandaleni diffame ; s’il est opiniâtre, qu’on l’admoneste

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par quelques fois pour essayer à le réduire. Si onvoit enfin qu’il soit besoin de plus grande sévérité,qu’on lui interdise la sainte Cène, et qu’on en aver-tisse le Magistrat, afin d’y pourvoir.

On voit par-là, 1°. Que la première inqui-sition de cette espèce de délit appartient auConsistoire.

2°. Que le Législateur n’entend point qu’untel délit soit irrémissible, si celui qui l’a commisse repent et se range.

3°. Qu’il prescrit les voies qu’on doit suivrepour ramener le coupable à son devoir.

4°. Que ces voies sont pleines de douceur,d’égards, de commisération ; telles qu’ilconvient à des Chrétiens d’en user, à l’exemplede leur Maître, dans les fautes qui ne troublentpoint la société civile, et n’intéressent que laReligion.

5°. Qu’enfin la dernière et plus grande peinequ’il prescrit, est tirée de la nature du délit,comme cela devrait toujours être, en privant le

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coupable de la sainte Cène, et de la Commu-nion de l’Église, qu’il a offensée, et qu’il veutcontinuer d’offenser.

Après tout cela le Consistoire le dénonce auMagistrat, qui doit alors y pourvoir ; parce quela Loi ne souffrant dans l’État qu’une seule Re-ligion, celui qui s’obstine à vouloir en professeret enseigner une autre, doit être retranché del’État.

On voit l’application de toutes les parties decette Loi dans la forme de procédure suivie en1563, contre Jean Morelli.

Jean Morelli, habitant de Genève, avait faitet publié un Livre, dans lequel il attaquait ladiscipline ecclésiastique, et qui fut censuré auSynode d’Orléans. L’Auteur, se plaignant beau-coup de cette censure et ayant été, pour cemême Livre, appelé au Consistoire de Genève,n’y voulut point comparaître, et s’enfuit ; puisétant revenu, avec la permission du Magistrat,pour se réconcilier avec les Ministres, il ne

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tint compte de leur parler, ni de se rendre auConsistoire, jusqu’à ce qu’y étant cité de nou-veau, il comparut enfin, et, après de longuesdisputes, ayant refusé toute espèce de satisfac-tion ; il fut déféré et cité au Conseil, où, au lieude comparaître, il fit présenter, par sa femme,une excuse par écrit, et s’enfuit derechef de laVille.

Il fut donc enfin procédé contre lui, c’est-à-dire, contre son Livre ; et comme la sentencerendue en cette occasion est importante,même quant aux termes, et peu connue, je vaisvous la transcrire ici toute entière ; elle peutavoir son utilité.

« Nous(80) Syndiques, Juges des causes cri-minelles de cette Cité, ayant entendu le rap-port du vénérable Consistoire de cette Église,des procédures tenues envers Jean Morelli, ha-bitant de cette Cité : d’autant que maintenant,pour la seconde fois, il a abandonné cette Cité,et au lieu de comparaître devant nous et notre

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Conseil, quand il y était renvoyé, s’est montrédésobéissant : à ces causes, et autres justes àce nous mouvantes, séants pour Tribunal aulieu de nos Ancêtres, selon nos anciennes cou-tumes, après bonne participation de Conseilavec nos Citoyens, ayant Dieu et ses saintesÉcritures devant nos yeux, et invoqué son saintNom pour faire Droit jugement ; disants. Aunom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen.Par cette notre définitive sentence, laquelledonnons ici par écrit, avons avisé par meuredélibération de procéder plus outre, comme encas de contumace dudit Morelli : surtout afind’avertir tous ceux qu’il appartiendra, de sedonner garde du Livre, afin de n’y être pointabusés. Estant donc duement informés des re-sveries et erreurs lesquels y sont contenus, etsurtout que ledit Livre tend à faire schismes ettroubles dans l’Église d’une façon séditieuse :l’avons condamné et condamnons comme unLivre nuisible et pernicieux ; et, pour donnerexemple, ordonné et ordonnons que l’und’iceux soit présentement bruslé. Défendant à

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tous Libraires d’en tenir ni exposer en vente :et à tous Citoyens Bourgeois et Habitans decette Ville, de quelque qualité qu’ils soient,d’en acheter ni avoir pour lire : commandantà tous ceux qui en auroient de nous les ap-porter, et ceux qui sauroient où il y en a, dele nous réveler dans vingt-quatre heures, souspeine d’être rigoureusement punis. »

» Et à vous, nostre Lieutenant, comman-dons que faciez mettre nostre présente Sen-tence à due et entiere exécution. »

Prononcée et exécutée le Jeudi seizieme jour deSeptembre, mil cinq cents soixante-trois.

« Ainsi signé P. CHENELAT. »

Vous trouverez, Monsieur, des observationsde plus d’un genre à faire en temps et lieu surcette Piece. Quant à présent ne perdons pasnotre objet de vue. Voilà comment il fut procé-dé au jugement de Morelli, dont le Livre ne futbrûlé qu’à la fin du procès, sans qu’il fût par-

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lé de Bourreau ni de flétrissure, et dont la per-sonne ne fut jamais décrétée, quoiqu’il fût opi-niâtre et contumax.

Au lieu de cela, chacun sait comment leConseil a procédé contre moi dans l’instantque l’Ouvrage a paru, et sans qu’il ait mêmeété fait mention du Consistoire. Recevoir leLivre par la poste, le lire, l’examiner, le déférer,le brûler, me décréter, tout cela fut l’affaire dehuit ou dix jours : on ne saurait imaginer uneprocédure plus expéditive.

Je me suppose ici dans le cas de la Loi, dansle seul cas où je puisse être punissable. Car au-trement de quel droit punirait-on des fautes quin’attaquent personne, et sur lesquelles les Loisn’ont rien prononcé ?

L’Édit a-t-il donc été observé dans cette af-faire ? Vous autres Gens de bon sens, vous ima-gineriez en l’examinant qu’il a été violé commeà plaisir dans toutes ses parties.

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« Le Sieur Rousseau, disent les Représen-tants, n’a point été appelé au Consistoire ; maisle magnifique Conseil a d’abord procédé contrelui : il devait être supporté sans scandale ; maisses Écrits ont été traités par un jugement pu-blic, comme téméraires, impies, scandaleux : ildevait être supporté sans diffame ; mais il a étéflétri de la manière la plus diffamante, ses deuxLivres ayant été lacérés et brûlés par la maindu Bourreau. »

» L’Édit n’a donc pas été observé, conti-nuent-ils, tant à l’égard de la juridiction quiappartient au Consistoire, que relativement auSieur Rousseau, qui devait être appelé, sup-porté sans scandale ni diffame, admonesté parquelques fois, et qui ne pouvait être jugé qu’encas d’opiniâtreté obstinée. »

Voilà, sans doute, qui vous paraît plus clairque le jour, et à moi aussi. Hé bien non : vousallez voir comment ces gens, qui savent mon-trer le Soleil à minuit, savent le cacher à midi.

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L’adresse ordinaire aux Sophistes est d’en-tasser force arguments pour en couvrir la fai-blesse. Pour éviter des répétitions et gagnerdu temps, divisons ceux des Lettres écrites dela Campagne ; bornons-nous aux plus essen-tiels, laissons ceux que j’ai ci-devant réfutés ;et, pour ne point altérer les autres, rapportons-les dans les termes de l’Auteur.

C’est d’après nos Lois, dit-il, que je dois exami-ner ce qui s’est fait à l’égard de M. Rousseau. Fortbien ; voyons.

Le premier Article du serment des Bourgeois lesoblige à vivre selon la Réformation du Saint Évan-gile. Or, je le demande, est-ce vivre selon l’Évan-gile, que d’écrire contre l’Évangile ?

Premier sophisme. Pour voir clairement sic’est là mon cas, remettez dans la mineure decet argument le mot Réformation, que l’Auteuren ôte, et qui est nécessaire pour que son rai-sonnement soit concluant.

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Second sophisme. Il ne s’agit pas, dans cetArticle du serment, d’écrire selon la Réforma-tion, mais de vivre selon la Réformation. Cesdeux choses, comme on l’a vu ci-devant, sontdistinguées dans le serment même ; et l’on a vuencore s’il est vrai que j’aie écrit ni contre laRéformation ni contre l’Évangile.

Le premier devoir des Syndics et Conseilest de maintenir la pure Religion.

Troisième sophisme. Leur devoir est biende maintenir la pure Religion, mais non pas deprononcer sur ce qui n’est ou n’est pas la pureReligion. Le Souverain les a bien chargés demaintenir la pure Religion, mais il ne les a pasfaits pour cela Juges de la doctrine. C’est unautre Corps qu’il a chargé de ce soin, et c’estce Corps qu’ils doivent consulter sur toutes lesmatières de Religion, comme ils ont toujoursfait depuis que votre Gouvernement existe. Encas de délit en ces matières, deux Tribunauxsont établis, l’un pour le constater, et l’autre

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pour le punir ; cela est évident par les termesde l’Ordonnance : nous y reviendrons ci-après.

Suivent les imputations ci-devant exami-nées, et que par cette raison je ne répéteraipas ; mais je ne puis m’abstenir de transcrire icil’article qui les termine : il est curieux.

Il est vrai que M. Rousseau et ses Partisansprétendent que ces doutes n’attaquent point réel-lement le Christianisme, qu’à cela près il continued’appeler divin. Mais si un Livre caractérisé,comme l’Évangile l’est dans les Ouvrages deM. Rousseau, peut encore être appelé divin, qu’onme dise quel est donc le nouveau sens attaché àce terme ? En vérité, si c’est une contradiction, elleest choquante ; si c’est une plaisanterie, convenezqu’elle est bien déplacée dans un pareil sujet(81) ?

J’entends. Le culte spirituel, la pureté ducœur, les œuvres de miséricorde, la confiance,l’humilité, la résignation, la tolérance, l’oublides injures, le pardon des ennemis, l’amourdu prochain, la fraternité universelle et l’union

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du Genre humain par la charité, sont autantd’inventions du Diable. Serait-ce là le senti-ment de l’Auteur et de ses Amis ? On le dirait àleurs raisonnements et surtout à leurs œuvres.En vérité, si c’est une contradiction, elle estchoquante. Si c’est une plaisanterie, convenezqu’elle est bien déplacée dans un pareil sujet.

Ajoutez que la plaisanterie sur un pareil su-jet est si fort du goût de ces Messieurs, que,selon leurs propres maximes, elle eût dû, sije l’avais faite, me faire trouver grâce devanteux(82).

Après l’exposition de mes crimes, écoutezles raisons pour lesquelles on a si cruellementrenchéri sur la rigueur de la Loi dans la pour-suite du criminel.

Ces deux Livres paraissent sous le nom d’unCitoyen de Genève. L’Europe en témoigne sonscandale. Le premier Parlement d’un Royaumevoisin poursuit Émile et son Auteur. Que sera leGouvernement de Genève ?

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Arrêtons un moment. Je crois apercevoir iciquelque mensonge.

Selon notre Auteur, le scandale de l’Europeforça le Conseil de Genève de sévir contre leLivre et l’Auteur d’Émile, à l’exemple du Parle-ment de Paris : mais au contraire, ce furent lesdécrets de ces deux Tribunaux qui causèrentle scandale de l’Europe. Il y avait peu de joursque le Livre était public à Paris, lorsque le Par-lement le condamna(83) ; il ne paraissait en-core en nul autre Pays, pas même en Hollande,où il était imprimé ; et il n’y eut, entre le dé-cret du Parlement de Paris et celui du Conseilde Genève, que neuf jours d’intervalle(84) ; letemps à peu près qu’il fallait pour avoir avis dece qui se passait à Paris. Le vacarme affreuxqui fut fait en Suisse sur cette affaire, mon ex-pulsion de chez mon Ami, les tentatives faitesà Neufchâtel, et même à la Cour, pour m’ôtermon dernier asyle, tout cela vint de Genèveet des environs, après le Décret. On sait quelsfurent les instigateurs, on sait quels furent les

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émissaires, leur activité fut sans exemple ; il netint pas à eux qu’on ne m’ôtât le feu et l’eaudans l’Europe entière, qu’il ne me restât pasune terre pour lit, pas une pierre pour chevet.Ne transposons donc point ainsi les choses, etne donnons point, pour motif du Décret de Ge-nève, le scandale qui en fut l’effet.

Le premier Parlement d’un Royaume voisinpoursuit Émile et son Auteur. Que sera le Gouver-nement de Genève ?

La réponse est simple. Il ne sera rien, il nedoit rien faire, ou plutôt, il doit ne rien faire.Il renverserait tout ordre judiciaire, il braveraitle Parlement de Paris, il lui disputerait la com-pétence en l’imitant. C’était précisément parceque j’étais décrété à Paris, que je ne pouvaisl’être à Genève. Le délit d’un criminel a certai-nement un lieu, et un lieu unique ; il ne peutpas plus être coupable à la fois du même dé-lit en deux États, qu’il ne peut être en deuxlieux dans le même temps ; et s’il veut purger

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les deux Décrets, comment voulez-vous qu’il separtage ? En effet, avez-vous jamais ouï direqu’on ait décrété le même homme en deuxpays à la fois pour le même fait ? C’en est icile premier exemple, et probablement ce se-ra le dernier. J’aurai, dans mes malheurs, letriste honneur d’être à tous égards un exempleunique.

Les crimes les plus atroces, les assassinatsmême ne sont pas et ne doivent pas être pour-suivis par devant d’autres Tribunaux que ceuxdes lieux où ils ont été commis. Si un Genevoistuait un homme, même un autre Genevois, enpays étranger, le Conseil de Genève ne pour-rait s’attribuer la connaissance de ce crime :il pourrait livrer le coupable s’il était réclamé,il pourrait en solliciter le châtiment ; mais àmoins qu’on ne lui remît volontairement le ju-gement avec les pièces de la procédure, il nele jugerait pas, parce qu’il ne lui appartient pasde connaître d’un délit commis chez un autreSouverain, et qu’il ne peut pas même ordonner

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les informations nécessaires pour le constater.Voilà la règle, et voilà la réponse à la question ;que sera le Gouvernement de Genève ? Ce sont iciles plus simples notions du Droit public, qu’ilserait honteux au dernier Magistrat d’ignorer.Faudra-t-il toujours que j’enseigne à mes dé-pens les éléments de la Jurisprudence à mesJuges ?

Il devait, suivant les Auteurs des Représenta-tions, se borner à défendre provisionnellement ledébit dans la Ville(85). C’est en effet tout ce qu’ilpouvait légitimement faire pour contenter sonanimosité ; c’est ce qu’il avait déjà fait pourla nouvelle Héloïse ; mais voyant que le Par-lement de Paris ne disait rien, et qu’on ne fai-sait nulle part une semblable défense, il en euthonte, et la retira tout doucement(86). Mais uneimprobation si faible n’aurait-elle pas été taxéede secrète connivence ? Mais il y a longtempsque, pour d’autres Écrits, beaucoup moins to-lérables, on taxe le Conseil de Genève d’uneconnivence assez peu secrète, sans qu’il se

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mette fort en peine de ce jugement. Personne,dit-on, n’aurait pu se scandaliser de la modéra-tion dont on aurait usé. Le cri public vous ap-prend combien on est scandalisé du contraire.De bonne foi, s’il s’était agi d’un homme aussidésagréable au Public que Monsieur Rousseau luiétait cher, ce qu’on appelle modération n’aurait-il pas été taxé d’indifférence de tiédeur impardon-nable ? Ce n’aurait pas été un si grand mal quecela, et l’on ne donne pas des noms si honnêtesà la dureté qu’on exerce envers moi pour mesÉcrits, ni au support que l’on prête à ceux d’unautre.

En continuant de me supposer coupable,supposons de plus que le Conseil de Genèveavait droit de me punir, que la procédure eûtété conforme à la Loi, et que cependant, sansvouloir même censurer mes Livres, il m’eût re-çu paisiblement arrivant de Paris ; qu’auraientdit les honnêtes gens ? le voici.

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« Ils ont fermé les yeux, ils le devaient. Quepouvaient-ils faire ? User de rigueur en cetteoccasion eût été barbarie, ingratitude, injusticemême, puisque la véritable justice compense lemal par le bien. Le coupable a tendrement ai-mé sa Patrie, il en a bien mérité ; il l’a hono-rée dans l’Europe ; et tandis que ses Compa-triotes avaient honte du nom Genevois, il ena fait gloire, il l’a réhabilité chez l’Étranger. Ila donné ci-devant des conseils utiles ; il vou-lait le bien public, il s’est trompé, mais il étaitpardonnable. Il a fait les plus grands élogesdes Magistrats, il cherchait à leur rendre laconfiance de la Bourgeoisie ; il a défendu la Re-ligion des Ministres, il méritait quelque retourde la part de tous. Et de quel front eussent-ils osé sévir, pour quelques erreurs, contre leDéfenseur de la Divinité, contre l’Apologistede la Religion si généralement attaquée, tandisqu’ils toléraient, qu’ils permettaient même lesÉcrits les plus odieux, les plus indécents, lesplus insultants au Christianisme, aux bonnesmœurs, les plus destructifs de toute vertu, de

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toute morale, ceux mêmes que Rousseau a crudevoir réfuter ? On eût cherché les motifs se-crets d’une partialité si choquante ; on les eûttrouvés dans le zèle de l’Accusé pour la liberté,et dans les projets des Juges pour la détruire.Rousseau eût passé pour le martyr des Loisde sa Patrie. Ses persécuteurs, en prenant encette seule occasion le masque de l’hypocrisie,eussent été taxés de se jouer de la Religion,d’en faire l’arme de leur vengeance et l’instru-ment de leur haine. Enfin, par cet empresse-ment de punir un homme dont l’amour poursa Patrie est le plus grand crime, ils n’eussentfait que se rendre odieux aux gens de bien,suspects à la Bourgeoisie et méprisables auxÉtrangers. » Voilà, Monsieur, ce qu’on auraitpu dire ; voilà tout le risque qu’aurait couru leConseil dans le cas supposé du délit, en s’abs-tenant d’en connaître.

Quelqu’un a eu raison de dire qu’il fallait brû-ler l’Évangile ou les Livres de M. Rousseau.

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La commode méthode que suivent toujoursces Messieurs contre moi ! S’il leur faut despreuves, ils multiplient les assertions ; et s’illeur faut des témoignages, ils font parler desQuidams.

La sentence de celui-ci n’a qu’un sens quine soit pas extravagant, et ce sens est un blas-phème.

Car quel blasphème n’est-ce pas de suppo-ser l’Évangile et le Recueil de mes Livres sisemblables dans leurs maximes, qu’ils se sup-pléent mutuellement, et qu’on en puisse indif-féremment brûler un comme superflu, pour-vu que l’on conserve l’autre ? Sans doute, j’aisuivi du plus près que j’ai pu la doctrine del’Évangile ; je l’ai aimée, je l’ai adoptée, éten-due, expliquée, sans m’arrêter aux obscurités ;aux difficultés, aux mystères, sans me détour-ner de l’essentiel : je m’y suis attaché avec toutle zèle de mon cœur ; je me suis indigné, récriéde voir cette sainte Doctrine ainsi profanée,avilie, par nos prétendus Chrétiens, et surtout

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par ceux qui font profession de nous en ins-truire. J’ose même croire, et je m’en vante,qu’aucun d’eux ne parla plus dignement quemoi du vrai Christianisme et de son Auteur.J’ai là-dessus le témoignage, l’applaudisse-ment même de mes Adversaires, non de ceuxde Genève, à la vérité, mais de ceux dont lahaine n’est point une rage, et à qui la passionn’a point ôté tout sentiment d’équité. Voilà cequi est vrai ; voilà ce que prouvent et ma Ré-ponse au Roi de Pologne, et ma Lettre àM. d’Alembert, et l’Héloïse, et l’Émile, et tousmes Écrits qui respirent le même amour pourl’Évangile, la même vénération pour Jésus-Christ. Mais qu’il s’ensuive de là qu’en rien jepuisse approcher de mon Maître, et que mesLivres puissent suppléer à ses leçons, c’est cequi est faux, absurde, abominable ; je détestece blasphème, et désavoue cette témérité. Rienne peut se comparer à l’Évangile ; mais sa su-blime simplicité n’est pas également à la portéede tout le monde. Il faut quelquefois, pour l’ymettre, l’exposer sous bien des jours. Il faut

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conserver ce Livre sacré comme la règle duMaître, et les miens comme les commentairesde l’Écolier.

J’ai traité jusqu’ici la question d’une ma-nière un peu générale ; rapprochons-la mainte-nant des faits, par le parallèle des procéduresde 1563 et de 1761, et des raisons qu’on donnede leurs différences. Comme c’est ici le pointdécisif par rapport à moi, je ne puis, sans négli-ger ma cause, vous épargner ces détails, peut-être ingrats en eux-mêmes, mais intéressants,à bien des égards, pour vous et pour vos Conci-toyens. C’est une autre discussion qui ne peutêtre interrompue, et qui tiendra seule unelongue Lettre. Mais, Monsieur, encore un peude courage ; ce sera la dernière de cette es-pèce, dans laquelle je vous entretiendrai demoi.

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CINQUIÈME LETTRE

APRÈS avoir établi, comme vous avez vu,la nécessité de sévir contre moi, l’Auteur desLettres prouve, comme vous allez voir, quela procédure faite contre Jean Morelli, quoi-qu’exactement conforme à l’Ordonnance, etdans un cas semblable au mien, n’était point unexemple à suivre à mon égard ; attendu, pre-mièrement, que le Conseil étant au-dessus del’Ordonnance, n’est point obligé de s’y confor-mer ; que d’ailleurs mon crime étant plus graveque le délit de Morelli, devait être traité plussévèrement. À ces preuves l’Auteur ajoute,qu’il n’est pas vrai qu’on m’ait jugé sans en-tendre, puisqu’il suffisait d’entendre le Livremême, et la flétrissure du Livre ne tombe enaucune façon sur l’Auteur ; qu’enfin les ou-vrages qu’on reproche au Conseil d’avoir tolé-

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rés, sont innocents et tolérables en comparai-son des miens.

Quant au premier Article, vous aurez peut-être peine à croire qu’on ait osé mettre sansfaçon le petit Conseil au-dessus des Lois. Jene connais rien de plus sûr pour vous enconvaincre, que de vous transcrire le passageoù ce principe est établi ; et, de peur de chan-ger le sens de ce passage en le tronquant, je letranscrirai tout entier(87).

« L’Ordonnance a-t-elle voulu lier les mainsà la puissance civile, et l’obliger à ne réprimeraucun délit contre la Religion qu’après que leConsistoire en aurait connu ? Si cela était, il enrésulterait qu’on pourrait impunément écrirecontre la Religion, que le Gouvernement seraitdans l’impuissance de réprimer cette licence,et de flétrir aucun Livre de cette espèce ; car sil’Ordonnance veut que le délinquant paraissed’abord au Consistoire, l’Ordonnance ne pres-crit pas moins que s’il se range, on le supporte

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sans diffame. Ainsi quel qu’ait été son délitcontre la Religion, l’Accusé, en faisant sem-blant de se ranger, pourra toujours échapper ;et celui qui aurait diffamé la Religion par toutela terre, au moyen d’un repentir simulé, devraitêtre supporté sans diffame. Ceux quiconnaissent l’esprit de sévérité, pour ne riendire de plus, qui régnait, lorsque l’Ordonnancefut compilée, pourront-ils croire que ce soit làle sens de l’article 88 de l’Ordonnance. »

« Si le Consistoire n’agit pas, son inactionenchaînera-t-elle le Conseil ? Ou du moins se-ra-t-il réduit à la fonction de délateur auprèsdu Consistoire ? Ce n’est pas là ce qu’a entendul’Ordonnance, lorsqu’après avoir traité del’établissement du devoir et du pouvoir duConsistoire, elle conclut que la puissance civilereste en son entier, en sorte qu’il ne soit en riendérogé à son autorité, ni au cours de la justiceordinaire, par aucunes remontrances ecclésias-tiques. Cette Ordonnance ne suppose doncpoint, comme on le fait dans les Représenta-

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tions, que dans cette matière les Ministres del’Évangile soient des Juges plus naturels queles Conseils. Tout ce qui est du ressort de l’au-torité en matière de Religion, est du ressortdu Gouvernement. C’est le principe des Pro-testants, et c’est singulièrement le principe denotre Constitution, qui, en cas de dispute, at-tribue aux Conseils le droit de décider sur ledogme. »

Vous voyez, Monsieur, dans ces dernièreslignes, le principe sur lequel est fondé ce quiles précède. Ainsi, pour procéder dans cet exa-men avec ordre, il convient de commencer parla fin.

Tout ce qui es du ressort de l’Autorité en ma-tière de Religion, est du ressort du Gouvernement.

Il y a ici dans le mot Gouvernement uneéquivoque, qu’il importe beaucoup d’éclaircir ;et je vous conseille, si vous aimez la Constitu-tion de votre Patrie, d’être attentif à la distinc-

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tion que je vais faire ; vous en sentirez bientôtl’utilité.

Le mot de Gouvernement n’a pas le mêmesens dans tous les pays, parce que la Constitu-tion des États n’est pas partout la même.

Dans les Monarchies, où la puissance exé-cutive est jointe à l’exercice de la souveraineté,le Gouvernement n’est autre chose que le Sou-verain lui-même, agissant par ses Ministres,par son Conseil, ou par des Corps qui dé-pendent absolument de sa volonté. Dans lesRépubliques, surtout dans les Démocraties, oùle Souverain, n’agit jamais immédiatement parlui-même, c’est autre chose. Le Gouvernementn’est alors que la puissance exécutive, et il estabsolument distinct de la souveraineté.

Cette distinction est très importante en cesmatières. Pour l’avoir bien présente à l’esprit,on doit lire avec quelque soin dans le ContratSocial les deux premiers Chapitres du Livretroisième, où j’ai tâché de fixer, par un sens

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précis, des expressions qu’on laissait avec artincertaines, pour leur donner au besoin telleacception qu’on voulait. En général, les Chefsdes Républiques aiment extrêmement à em-ployer le langage des Monarchies. À la faveurde termes qui semblent consacrés, ils saventamener peu à peu les choses que ces mots si-gnifient. C’est ce que fait ici très habilementl’Auteur des Lettres, en prenant le mot de Gou-vernement, qui n’a rien d’effrayant en lui-même,pour l’exercice de la souveraineté, qui seraitrévoltant, attribué sans détour au Petit Conseil.

C’est ce qu’il fait encore plus ouvertementdans un autre passage(88), où, après avoir ditque le Petit Conseil est le Gouvernement même, cequi est vrai en prenant ce mot de Gouvernementdans un sens subordonné, il ose ajouter qu’àce titre il exerce toute l’autorité qui n’est pasattribuée aux autres Corps de l’État ; prenantainsi le mot de Gouvernement dans le sens dela souveraineté, comme si tous les Corps del’État, et le Conseil général lui-même, étaient

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institués par le Petit Conseil : car ce n’est qu’àla faveur de cette supposition qu’il peut s’attri-buer à lui seul tous les pouvoirs que la Loi nedonne expressément à personne. Je reprendraici-après cette question.

Cette équivoque éclaircie, on voit a décou-vert le sophisme de l’Auteur. En effet, dire quetout ce qui est du ressort de l’autorité, en ma-tière de Religion, est du ressort du Gouverne-ment, est une proposition véritable, si par cemot de Gouvernement on entend la puissancelégislative ou le Souverain : mais elle est trèsfausse, si l’on entend la puissance exécutive oule Magistrat ; et l’on ne trouvera jamais dansvotre République que le Conseil général ait at-tribué au petit Conseil le droit de régler en der-nier ressort tout ce qui concerne la Religion.

Une seconde équivoque, plus subtile en-core, vient à l’appui de la première dans cequi suit. C’est le principe des Protestants, et c’estsingulièrement l’esprit de notre constitution, qui,dans le cas de dispute, attribue aux Conseils le

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droit de décider sur le dogme. Ce droit, soit qu’ily ait dispute ou qu’il n’y en ait pas, appartientsans contredit aux Conseils, mais non pas auConseil. Voyez comment, avec une lettre deplus ou de moins, on pourrait changer laconstitution d’un État !

Dans les principes des Protestants, il n’y apoint d’autre Église que l’État, et point d’autreLégislateur Ecclésiastique que le Souverain.C’est ce qui est manifeste, surtout à Genève, oùl’Ordonnance Ecclésiastique a reçu du Souve-rain, dans le Conseil général, la même sanctionque les Édits civils.

Le Souverain ayant donc prescrit, sous lenom de Réformation, la doctrine qui devaitêtre enseignée à Genève, et la forme de Cultequ’on y devait suivre, a partagé entre deuxCorps le soin de maintenir cette doctrine et ceCulte, tels qu’ils sont fixés par la Loi. À l’un,elle a remis la matière des enseignements pu-blics, la décision de ce qui est conforme oucontraire à la Religion de l’État, les avertisse-

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ments et admonitions convenables, et mêmeles punitions spirituelles, telles que l’excom-munication. Elle a chargé l’autre de pourvoirà l’exécution des Lois sur ce point comme surtout autre, et de punir civilement les prévarica-teurs obstinés.

Ainsi toute procédure régulière sur cettematière doit commencer par l’examen du fait ;savoir, s’il est vrai que l’Accusé soit coupabled’un délit contre la Religion ; et par la Loi cetexamen appartient au seul Consistoire.

Quand le délit est constaté, et qu’il est denature à mériter une punition civile, c’est alorsau Magistrat seul de faire droit, et de décernercette punition. Le Tribunal ecclésiastique dé-nonce le coupable au Tribunal civil, et voilàcomment s’établit, sur cette matière, la compé-tence du Conseil.

Mais lorsque le Conseil veut prononcer enThéologien sur ce qui est ou n’est pas dudogme, lorsque le Consistoire veut usurper la

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juridiction civile, chacun de ces Corps sort desa compétence ; il désobéit à la Loi et au Sou-verain qui l’a portée, lequel n’est pas moins Lé-gislateur en matière ecclésiastique qu’en ma-tière civile, et doit être reconnu tel des deuxcôtés.

Le Magistrat est toujours juge des Ministresen tout ce qui regarde le civil, jamais en cequi regarde le dogme ; c’est le Consistoire. Sile Conseil prononçait les jugements de l’Église,il aurait le droit d’excommunication ; et, aucontraire, ses Membres y sont soumis eux-mêmes. Une contradiction bien plaisante danscette affaire, est que je suis décrété pour meserreurs, et que je ne suis pas excommunié ;le Conseil me poursuit comme apostat, et leConsistoire me laisse au rang des fidèles ! Celan’est-il pas singulier ?

Il est bien vrai que s’il arrive des dissentionsentre les Ministres sur la doctrine, et que, parl’obstination d’une des parties, ils ne puissents’accorder ni entre eux ni par l’entremise des

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Anciens, il est dit par l’article 18 que la causedoit être portée au Magistrat pour y mettreordre.

Mais mettre ordre à la querelle, n’est pasdécider du dogme. L’Ordonnance expliqueelle-même le motif du recours au Magistrat ;c’est l’obstination d’une des Parties. Or la po-lice dans tout l’État, l’inspection sur les que-relles, le maintien de la paix et de toutes lesfonctions publiques, la réduction des obstinés,sont incontestablement du ressort du Magis-trat. Il ne jugera pas pour cela de la doctrine,mais il rétablira dans l’assemblée l’ordreconvenable pour qu’elle puisse en juger.

Et quand le Conseil serait juge de la doc-trine en dernier ressort, toujours ne lui serait-il pas permis d’intervertir l’ordre établi par laLoi, qui attribue au Consistoire la premièreconnaissance en ces matières ; tout de mêmequ’il ne lui est pas permis, bien que Juge su-prême, d’évoquer à soi les causes civiles, avant

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qu’elles aient passé aux premières appella-tions.

L’article 18 dit bien qu’en cas que les Mi-nistres ne puissent s’accorder, la cause doitêtre portée au Magistrat pour y mettre ordre ;mais il ne dit point que la première connais-sance de la doctrine pourra être ôtée auConsistoire par le Magistrat ; et il n’y a pas unseul exemple de pareille usurpation depuis quela République existe(89). C’est de quoi l’Auteurdes Lettres paraît convenir lui-même, en disantqu’en cas de dispute les Conseils ont le Droit dedécider sur le dogme ; car c’est dire qu’ils n’ontce Droit qu’après l’examen du Consistoire, etqu’ils ne l’ont point quand le Consistoire estd’accord.

Ces distinctions du ressort civil et du res-sort ecclésiastique sont claires, et fondées, nonseulement sur la Loi, mais sur la raison, quine veut pas que les Juges, de qui dépend lesort des Particuliers, en puissent décider autre-ment que sur des faits constants, sur des corps

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de délit positifs, bien avérés, et non sur desimputations aussi vagues, aussi arbitraires quecelles des erreurs sur la Religion ; et de quellesûreté jouiraient les Citoyens, si, dans tant dedogmes obscurs, susceptibles de diverses in-terprétations, le Juge pouvait choisir, au gré desa passion, celui qui chargerait ou disculperaitl’Accusé, pour le condamner ou l’absoudre ?

La preuve de ces distinctions est dans l’ins-titution même, qui n’aurait pas établi un Tribu-nal inutile ; puisque si le Conseil pouvait juger,surtout en premier ressort, des matières ecclé-siastiques, l’institution du Consistoire ne servi-rait de rien.

Elle est encore en mille endroits de l’Or-donnance, où le Législateur distingue avec tantde soin l’autorité des deux Ordres ; distinctionbien vaine, si dans l’exercice de ses fonctionsl’un était en tout soumis à l’autre. Voyez dansles Articles XXIII et XXIV la spécification descrimes punissables par les Lois, et de ceux dontla première inquisition appartient au Consistoire.

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Voyez la fin du même Article XXIV, qui veutqu’en ce dernier cas, après la conviction ducoupable, le Consistoire en fasse rapport auConseil, en y ajoutant son avis : afin, dit l’Or-donnance, que le jugement concernant la punitionsoit toujours réservé à la Seigneurie. Termes d’oùl’on doit inférer que le jugement concernant ladoctrine appartient au Consistoire.

Voyez le serment des Ministres, qui jurentde se rendre pour leur part sujets et obéissantsaux Lois ; et au Magistrat, en tant que leur mi-nistre le porte : c’est-à-dire sans préjudicier àla liberté qu’ils doivent avoir d’enseigner se-lon que Dieu le leur commande, mais où seraitcette liberté, s’ils étaient, par les Lois, sujets,pour cette doctrine, aux décisions d’un autreCorps que le leur ?

Voyez l’Article 80, où non seulement l’Éditprescrit au Consistoire de veiller et pourvoiraux désordres généraux et particuliers del’Église, mais où il l’institue à cet effet. Cet Ar-ticle a-t-il un sens, ou n’en a-t-il point ; est-il

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absolu, n’est-il que conditionnel ; et le Consis-toire établi par la Loi, n’aurait-il qu’une exis-tence précaire, et dépendante du bon plaisir duConseil ?

Voyez l’article 97 de la même Ordonnance,où, dans les cas qui exigent punition civile, ilest dit que le Consistoire, ayant ouï les par-ties et fait les remontrances et censures ecclé-siastiques, doit rapporter le tout au Conseil, le-quel, sur son rapport, remarquez bien la répéti-tion de ce mot, avisera d’ordonner et faire juge-ment selon l’exigence du cas. Voyez, enfin, ce quisuit dans le même Article, et n’oubliez pas quec’est le Souverain qui parle. Car combien que cesoient choses conjointes et inséparables que la Sei-gneurie et supériorité que Dieu nous a données, etle Gouvernement spirituel qu’il a établi dans sonÉglise, elles ne doivent nullement être confuses ;puisque celui qui a tout empire de commander, etauquel nous voulons rendre toute sujétion, commenous devons, veut être tellement reconnu Auteurdu Gouvernement politique et ecclésiastique, que

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cependant il a expressément discerné tant les vo-cations que l’administration de l’un et de l’autre.

Mais comment ces administrationspeuvent-elles être distinguées sous l’autoritécommune du Législateur, si l’une peut empié-ter à son gré sur celle de l’autre ? S’il n’y a paslà de la contradiction, je n’en saurais voir nullepart.

À l’article 88, qui prescrit expressémentl’ordre de procédure qu’on doit observercontre ceux qui dogmatisent, j’en joins unautre, qui n’est pas moins important : c’est l’Ar-ticle 53, au titre du Catéchisme, où il est ordon-né que ceux qui contreviendront au bon ordre,après avoir été remontrés suffisamment, s’ilspersistent, soient appelés au Consistoire ; et silors ils ne veulent obtempérer aux remontrancesqui leur seront faites, qu’il en soit fait rapport àla Seigneurie.

De quel bon ordre est-il parlé là ? Le Titrele dit ; c’est du bon ordre en matière de doc-

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trine, puisqu’il ne s’agit que du Catéchisme, quien est le sommaire. D’ailleurs le maintien dubon ordre en général paraît bien plus apparte-nir au Magistrat qu’au Tribunal ecclésiastique.Cependant, voyez quelle gradation ! Première-ment il faut remontrer ; si le coupable persiste,il faut l’appeler au Consistoire ; enfin, s’il ne veutobtempérer, il faut faire rapport à la Seigneu-rie. En toute matière de Foi, le dernier ressortest toujours attribué aux Conseils ; telle est laLoi, telles sont toutes vos Lois. J’attends devoir quelque article, quelque passage dans vosÉdits, en vertu duquel le petit Conseil s’attri-bue aussi le premier ressort, et puisse faire toutd’un coup d’un pareil délit le sujet d’une procé-dure criminelle.

Cette marche n’est pas seulement contraireà la Loi, elle est contraire à l’équité, au bonsens, à l’usage universel. Dans tous les paysdu monde, la règle veut qu’en ce qui concerneune Science ou un Art, on prenne, avant que deprononcer, le jugement des Professeurs dans

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cette Science, ou des Experts dans cet Art :pourquoi, dans la plus obscure, dans la plusdifficile de toutes les Sciences ; pourquoi, lors-qu’il s’agit de l’honneur et de la liberté d’unhomme, d’un Citoyen, les Magistrats néglige-raient-ils les précautions qu’ils prennent dansl’Art le plus mécanique au sujet du plus vil in-térêt ?

Encore une fois, à tant d’autorités, à tant deraisons qui prouvent l’illégalité et l’irrégulari-té d’une telle procédure, quelle Loi, quel Éditoppose-t-on pour la justifier ? Le seul passagequ’ait pu citer l’Auteur des Lettres est celui-ci,dont encore il transpose les termes pour en al-térer l’esprit.

Que toutes les remontrances ecclésiastiques sefassent en telle sorte, que par le Consistoire ne soiten rien dérogé à l’autorité de la Seigneurie ni dela Justice ordinaire ; mais que la puissance civiledemeure en son entier(90).

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Or voici la conséquence qu’il en tire :« Cette ordonnance ne suppose donc point,comme on le fait dans les Représentations, queles Ministres de l’Évangile soient dans ces ma-tières des Juges plus naturels que lesConseils. » Commençons d’abord par remettrele mot Conseil au singulier et pour cause.

Mais où est-ce que les Représentants ontsupposé que les Ministres de l’Évangilefussent, dans ces matières, des Juges plus na-turels que le Conseil(91) ?

Selon l’Édit, le Consistoire et le Conseilsont juges naturels chacun dans sa partie, l’unde la doctrine, et l’autre du délit. Ainsi la puis-sance civile et l’ecclésiastique restent chacuneen son entier sous l’autorité commune du Sou-verain : et que signifierait ici ce mot même dePuissance civile, s’il n’y avait une autre Puis-sance sous-entendue ? Pour moi je ne vois riendans ce passage qui change le sens naturelde ceux que j’ai cités. Et bien loin de là ; leslignes qui suivent les confirment, en détermi-

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nant l’état où le Consistoire doit avoir mis laprocédure avant qu’elle soit portée au Conseil.C’est précisément la conclusion contraire àcelle que l’Auteur en voudrait tirer.

Mais voyez comment, n’osant attaquer l’Or-donnance par les termes, il l’attaque par lesconséquences.

« L’Ordonnance a-t-elle voulu lier les mainsà la puissance civile, et l’obliger à ne réprimeraucun délit contre la Religion qu’après que leConsistoire en aurait connu ? Si cela était ainsi,il en résulterait qu’on pourrait impunémentécrire contre la Religion : car en faisant sem-blant de se ranger, l’Accusé pourrait toujourséchapper ; et celui qui aurait diffamé la Reli-gion par toute la terre, devrait être supportésans diffame au moyen d’un repentir simu-lé(92). »

C’est donc pour éviter ce malheur affreux,cette impunité scandaleuse, que l’Auteur neveut pas qu’on suive la Loi à la lettre. Toute-

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fois, seize pages après, le même Auteur vousparle ainsi :

« La Politique et la Philosophie pourrontsoutenir cette liberté de tout écrire, mais nosLois l’ont réprouvée : or il s’agit de savoir sile jugement du Conseil contre les ouvrages deM. Rousseau, et le décret contre sa personne,sont contraires à nos Lois, et non de savoir s’ilssont conformes à la Philosophie et à la Poli-tique(93). »

Ailleurs encore cet Auteur, convenant quela flétrissure d’un Livre n’en détruit pas les ar-guments, et peut même leur donner une publi-cité plus grande, ajoute : « À cet égard, je re-trouve assez mes maximes dans celles des Re-présentations. Mais ces maximes ne sont pascelles de nos Lois(94). »

En resserrant et liant tous ces passages, jeleur trouve à-peu-près le sens qui suit :

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Quoique la Philosophie, la Politique et la rai-son puissent soutenir la liberté de tout écrire, ondoit, dans notre État, punir cette liberté, parce quenos Lois la réprouvent. Mais il ne faut pourtantpas suivre nos Lois à la lettre, parce qu’alors on nepunirait pas cette liberté.

À parler vrai, j’entrevois là je ne sais quelgalimatias qui me choque ; et pourtant l’Auteurme paraît homme d’esprit : ainsi, dans ce résu-mé, je penche à croire que je me trompe, sansqu’il me soit possible de voir en quoi. Compa-rez donc vous-mêmes les pages 14, 22, 30, etvous verrez si j’ai tort ou raison.

Quoi qu’il en soit, en attendant que l’Auteurnous montre ces autres Lois où les préceptesde la Philosophie et de la Politique sont ré-prouvés, reprenons l’examen de ses objectionscontre celle-ci.

Premièrement, loin que, de peur de laisserun délit impuni, il soit permis dans une Répu-blique au Magistrat d’aggraver la Loi, il ne lui

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est pas même permis de l’étendre aux délitssur lesquels elle n’est pas formelle ; et l’on saitcombien de coupables échappent en Angle-terre, à la faveur de la moindre distinction sub-tile dans les termes de la Loi. Quiconque est plussévère que les Lois, dit Vauvenargue, est un ty-ran(95).

Mais voyons si la conséquence de l’impuni-té, dans l’espèce dont il s’agit, est si terrible quel’a faite l’Auteur des Lettres.

Il faut, pour bien juger de l’esprit de la Loi,se rappeler ce grand principe, que lesmeilleures Lois criminelles sont toujours cellesqui tirent de la nature des crimes les châti-ments qui leur sont imposés. Ainsi les assas-sins doivent être punis de mort, les voleurs dela perte de leur bien ; ou, s’ils n’en ont pas, decelle de leur liberté, qui est alors le seul bienqui leur reste. De même, dans les délits quisont uniquement contre la Religion, les peinesdoivent être tirées uniquement de la Religion ;telle est, par exemple, la privation de la preuve

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par serment en choses qui l’exigent ; telle estencore l’excommunication, prescrite icicomme la peine la plus grande de quiconquea dogmatisé contre la Religion, sauf ensuite lerenvoi au Magistrat, pour la peine civile due audélit civil, s’il y en a.

Or il faut se ressouvenir que l’Ordonnance,l’Auteur des Lettres, et moi, ne parlons ici qued’un délit simple contre la Religion. Si le délitétait complexe, comme si, par exemple, j’avaisimprimé mon Livre dans l’État sans permis-sion, il est incontestable que, pour être absousdevant le Consistoire, je ne le serais pas devantle Magistrat.

Cette distinction faite, je reviens, et je dis :il y a cette différence entre les délits contrela Religion et les délits civils, que les derniersfont aux hommes ou aux Lois un tort, un malréel, pour lequel la sûreté publique exige né-cessairement réparation et punition ; mais lesautres sont seulement des offenses contre laDivinité, à qui nul ne peut nuire, et qui par-

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donne au repentir. Quand la Divinité est apai-sée, il n’y a plus de délit à punir, sauf le scan-dale ; et le scandale se répare en donnant aurepentir la même publicité qu’a eue la faute. Lacharité chrétienne imite alors la clémence di-vine : et ce serait une inconséquence absurdede venger la Religion par une rigueur que laReligion réprouve. La justice humaine n’a, etne doit avoir nul égard au repentir, je l’avoue ;mais voilà précisément pourquoi, dans une es-pèce de délit, que le repentir peut réparer, l’Or-donnance a pris des mesures pour que le Tri-bunal civil n’en prît pas d’abord connaissance.

L’inconvénient terrible que l’Auteur trouveà laisser impunis civilement les délits contre laReligion, n’a donc pas la réalité qu’il lui donne ;et la conséquence qu’il en tire pour prouverque tel n’est pas l’esprit de la Loi, n’est pointjuste, contre les termes formels de la Loi.

Ainsi quel qu’ait été le délit contre la Religion,ajoute-t-il, l’Accusé, en faisant semblant de se ran-ger, pourra toujours échapper. L’Ordonnance ne

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dit pas : s’il fait semblant de se ranger ; elle dit :s’il se range ; et il y a des règles aussi certainesqu’on en puisse avoir en tout autre cas pourdistinguer ici la réalité de la fausse apparence,surtout quant aux effets extérieurs, seuls com-pris sous ce mot : s’il se range.

Si le délinquant, s’étant rangé, retombe, ilcommet un nouveau délit plus grave, et quimérite un traitement plus rigoureux. Il est re-laps, et les voies de le ramener à son devoirsont plus sévères. Le Conseil a là-dessus pourmodèle, les formes judiciaires de l’Inquisi-tion(96) : et si l’Auteur des Lettres n’approuvepas qu’il soit aussi doux qu’elle, il doit aumoins lui laisser toujours la distinction descas ; car il n’est pas permis, de peur qu’un dé-linquant ne retombe, de le traiter d’avancecomme s’il était déjà retombé.

C’est pourtant sur ces fausses consé-quences que cet Auteur s’appuie pour affirmerque l’Édit, dans cet article, n’a pas eu pour ob-jet de régler la procédure, et de fixer la com-

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pétence des Tribunaux. Qu’a donc voulu l’Édit,selon lui ? Le voici.

Il a voulu empêcher que le Consistoire nesévît contre des gens auxquels on imputeraitce qu’ils n’auraient peut-être point dit, ou donton aurait exagéré les écarts ; qu’il ne sévît, dis-je, contre ces gens-là sans en avoir conféréavec eux, sans avoir essayé de les gagner.

Mais qu’est-ce que sévir, de la part duConsistoire ? C’est excommunier, et déférer auConseil. Ainsi, de peur que le Consistoire nedéfère trop légèrement un coupable auConseil, l’Édit le livre tout d’un coup auConseil. C’est une précaution d’une espècetoute nouvelle. Cela est admirable que, dansle même cas, la Loi prenne tant de mesurespour empêcher le Consistoire de sévir précipi-tamment, et qu’elle n’en prenne aucune pourempêcher le Conseil de sévir précipitamment ;qu’elle porte une attention si scrupuleuse àprévenir la diffamation, et qu’elle n’en donneaucune à prévenir le supplice ; qu’elle pourvoie

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à tant de choses pour qu’un homme ne soit pasexcommunié mal-à-propos, et qu’elle ne pour-voie à rien pour qu’il ne soit pas brûlé mal-à-propos ; qu’elle craigne si fort la rigueur desMinistres, et si peu celle des Juges ! C’étaitbien fait assurément de compter pour beau-coup la communion des fidèles ; mais ce n’étaitpas bien fait de compter pour si peu leur sû-reté, leur liberté, leur vie ; et cette même Re-ligion qui prescrivait tant d’indulgence à sesGardiens, ne devait pas donner tant de barba-rie à ses Vengeurs.

Voilà toutefois, selon notre Auteur, la solideraison pourquoi l’Ordonnance n’a pas vouludire ce qu’elle dit. Je crois que l’exposer, c’estassez y répondre. Passons maintenant à l’ap-plication ; nous ne la trouverons pas moins cu-rieuse que l’interprétation.

L’article 88 n’a pour objet que celui qui dog-matise, qui enseigne, qui instruit. Il ne parlepoint d’un simple Auteur, d’un homme qui nefait que publier un Livre, et qui, au surplus se

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tient en repos. À dire la vérité, cette distinctionme paraît un peu subtile ; car, comme disenttrès bien les Représentants, on dogmatise parécrit tout comme de vive voix. Mais admettonscette subtilité ; nous y trouverons une distinc-tion de faveur pour adoucir la Loi, non de ri-gueur pour l’aggraver.

Dans tous les États du monde, la policeveille avec le plus grand soin sur ceux qui ins-truisent, qui enseignent, qui dogmatisent : ellene permet ces sortes de fonctions qu’à gens au-torisés ; il n’est pas même permis de prêcherla bonne doctrine, si l’on n’est reçu Prédica-teur. Le Peuple aveugle est facile à séduire ;un homme qui dogmatise, attroupe, et bientôtil peut ameuter. La moindre entreprise en cepoint est toujours regardée comme un attentatpunissable, à cause des conséquences quipeuvent en résulter.

Il n’en est pas de même de l’Auteur d’unLivre ; s’il enseigne, au moins il n’attroupepoint, il n’ameute point, il ne force personne à

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l’écouter, à le lire ; il ne vous recherche point,il ne vient que quand vous le recherchez vous-même ; il vous laisse réfléchir sur ce qu’il vousdit, il ne dispute point avec vous, ne s’animepoint, ne s’obstine point, ne lève point vosdoutes, ne résout point vos objections, ne vouspoursuit point : voulez-vous le quitter, il vousquitte, et, ce qui est ici l’article important, il neparle pas au Peuple.

Aussi jamais la publication d’un Livre nefut-elle regardée par aucun Gouvernement, dumême œil que les pratiques d’un Dogmatiseur.Il y a même des pays où la liberté de la Presseest entière ; mais il n’y en a aucun où il soitpermis à tout le monde de dogmatiser indiffé-remment. Dans les pays où il est défendu d’im-primer des Livres sans permission, ceux quidésobéissent sont punis quelquefois pour avoirdésobéi ; mais la preuve qu’on ne regarde pasau fond ce que dit un Livre comme une chosefort importante, est la facilité avec laquelle onlaisse entrer dans l’État ces mêmes Livres, que,

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pour n’en pas paraître approuver les maximes,on n’y laisse pas imprimer.

Tout ceci est vrai, surtout des Livres qui nesont point écrits pour le Peuple, tels qu’ont tou-jours été les miens. Je sais que votre Conseilaffirme dans ses Réponses, que, selon l’intentionde l’Auteur, l’Émile doit servir de guide aux Pèreset aux Mères(97) : mais cette assertion n’est pasexcusable, puisque j’ai manifesté dans la Pré-face, et plusieurs fois dans le Livre, une inten-tion toute différente. Il s’agit d’un nouveau sys-tème d’éducation, dont j’offre le plan à l’exa-men des Sages, et non pas d’une méthode pourles Pères et les Mères, à laquelle je n’ai jamaissongé. Si quelquefois, par une figure assezcommune, je parais leur adresser la parole,c’est, ou pour me faire mieux entendre ou pourm’exprimer en moins de mots. Il est vrai quej’entrepris mon Livre à la sollicitation d’uneMère ; mais cette Mère, toute jeune et touteaimable qu’elle est, a de la Philosophie, etconnaît le cœur humain, elle est par la figure

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un ornement de son sexe, et par le génie uneexception. C’est pour les esprits de la trempedu sien que j’ai pris la plume, non pour desMessieurs tel ou tel, ni pour d’autres Messieursde pareille étoffe, qui me lisent sans m’en-tendre, et qui m’outragent sans me fâcher.

Il résulte de la distinction supposée, que sila procédure prescrite par l’Ordonnance contreun homme qui dogmatise, n’est pas applicableà l’Auteur d’un Livre, c’est qu’elle est trop sé-vère pour ce dernier. Cette conséquence si na-turelle, cette conséquence que vous et tousmes Lecteurs tirez sûrement ainsi que moi,n’est point celle de l’Auteur des Lettres. Il entire une toute contraire. Il faut l’écouter lui-même : vous ne m’en croiriez pas, si je vousparlais d’après lui.

« Il ne faut que lire cet article de l’Ordon-nance pour voir évidemment qu’elle n’a en vueque cet ordre de personnes qui répandent parleurs discours des principes estimés dange-

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reux. Si ces personnes se rangent, y est-il dit,qu’on les supporte sans diffame. Pourquoi ? C’estqu’alors on a une sûreté raisonnable qu’elles nerépandront plus cette ivraie, c’est qu’elles nesont plus à craindre. Mais qu’importe la rétrac-tation vraie ou simulée de celui qui, par la voiede l’impression, a imbu tout le monde de sesopinions ? Le délit est consommé, il subsiste-ra toujours ; et ce délit, aux yeux de la Loi, estde la même espèce que tous les autres, où lerepentir est inutile dès que la justice en a prisconnaissance. »

Il y a là de quoi s’émouvoir ; mais calmons-nous et raisonnons. Tant qu’un homme dogma-tise, il fait du mal continuellement ; jusqu’à cequ’il se soit rangé cet homme est à craindre ;sa liberté même est un mal, parce qu’il en usepour nuire, pour continuer de dogmatiser. Ques’il se range à la fin, n’importe ; les enseigne-ments qu’il a donnés sont toujours donnés, etle délit à cet égard est autant consommé qu’ilpeut l’être. Au contraire, aussitôt qu’un Livre

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est publié, l’Auteur ne fait plus de mal, c’est leLivre seul qui en fait. Que l’Auteur soit libre ousoit arrêté, le Livre va toujours son train. Ladétention de l’Auteur peut être un châtimentque la Loi prononce ; mais elle n’est jamais unremède au mal qu’il a fait, ni une précautionpour en arrêter le progrès.

Ainsi les remèdes à ces deux maux ne sontpas les mêmes. Pour tarir la source du malque fait le Dogmatiseur, il n’y a nul moyenprompt et sûr que de l’arrêter : mais arrêterl’Auteur, c’est ne remédier à rien du tout ; c’est,au contraire augmenter la publicité du Livre,et par conséquent empirer le mal, comme ledit très bien ailleurs l’Auteur des Lettres. Cen’est donc pas là un préliminaire à la procé-dure, ce n’est pas une précaution convenableà la chose ; c’est une peine qui ne doit êtreinfligée que par jugement, et qui n’a d’utilitéque le châtiment du coupable. À moins doncque son délit ne soit un délit civil, il faut com-mencer par raisonner avec lui, l’admonester, le

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convaincre, l’exhorter à réparer le mal qu’il afait, à donner une rétractation publique, à ladonner librement, afin qu’elle fasse son effet, età la motiver si bien que ses derniers sentimentsramènent ceux qu’ont égarés les premiers. Si,loin de se ranger, il s’obstine, alors seulementon doit sévir contre lui. Telle est certainementla marche pour aller au bien de la chose ; telest le but de la Loi, tel sera celui d’un sageGouvernement, qui doit bien moins se proposerde punir l’Auteur, que d’empêcher l’effet de l’ou-vrage(98).

Comment ne le serait-ce pas pour l’Auteurd’un Livre, puisque l’Ordonnance, qui suit entout les voies convenables à l’esprit du Chris-tianisme, ne veut pas même qu’on arrête leDogmatiseur avant d’avoir épuisé tous lesmoyens possibles pour le ramener au devoir ?elle aime mieux courir les risques du mal qu’ilpeut continuer de faire, que de manquer à lacharité. Cherchez, de grâce, comment de celaseul on peut conclure que la même Ordon-

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nance veut qu’on débute contre l’Auteur par undécret de prise de corps.

Cependant l’Auteur des Lettres, après avoirdéclaré qu’il retrouvait assez ses maximes surcet article dans celles des Représentants,ajoute : mais ces maximes ne sont pas celles denos Lois ; et un moment après il ajoute encore,que ceux qui inclinent à une pleine tolérance pour-raient tout au plus critiquer le Conseil de n’avoirpas, dans ce cas, fait taire une Loi dont l’exercicene leur paraît pas convenable(99). Cette conclu-sion doit surprendre, après tant d’efforts pourprouver que la seule Loi, qui paraît s’appliquerà mon délit, ne s’y applique pas nécessaire-ment. Ce qu’on reproche au Conseil, n’est pointde n’avoir pas fait taire une Loi qui existe, c’estd’en avoir fait parler une qui n’existe pas.

La Logique employée ici par l’Auteur, meparaît toujours nouvelle. Qu’en pensez-vous,Monsieur ? connaissez-vous beaucoup d’argu-ments dans la forme de celui-ci ?

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La Loi force le Conseil à sévir contre l’Auteurdu Livre ?

Et où est-elle cette Loi qui force le Conseilà sévir contre l’Auteur du Livre ?

Elle n’existe pas, à la vérité : mais il en existeune autre, qui, ordonnant de traiter avec douceurcelui qui dogmatise, ordonne par conséquent detraiter avec rigueur l’Auteur dont elle ne parlepoint.

Ce raisonnement devient bien plus étrangeencore pour qui sait que ce fut comme Auteuret non comme Dogmatiseur que Morelli futpoursuivi ; il avait aussi fait un Livre, et ce futpour ce Livre seul qu’il fut accusé. Le corps dudélit, selon la maxime de notre Auteur, étaitdans le Livre même ; l’Auteur n’avait pas be-soin d’être entendu ; cependant il le fut, et nonseulement on l’entendit, mais on l’attendit ; onsuivit de point en point toute la procédureprescrite par ce même article de l’Ordonnance,qu’on nous dit ne regarder ni les Livres ni les

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Auteurs. On ne brûla même le Livre qu’aprèsla retraite de l’Auteur ; jamais il ne fut décrété,l’on ne parla pas du Bourreau(100) ; enfin toutcela se fit sous les yeux du Législateur, parles Rédacteurs de l’Ordonnance, au momentqu’elle venait de passer dans le temps mêmeoù régnait cet esprit de sévérité qui, selonnotre Anonyme, l’avait dictée, et qu’il allègueen justification très claire de la rigueur exercéeaujourd’hui contre moi.

Or écoutez là-dessus la distinction qu’il fait.Après avoir exposé toutes les voies de douceurdont on usa envers Morelli, le temps qu’on luidonna pour se ranger, la procédure lente etrégulière qu’on suivit avant que son Livre fûtbrûlé, il ajoute : « Toute cette marche est trèssage. Mais en faut-il conclure que dans tous lescas, et dans des cas très différents, il en failleabsolument tenir une semblable ? Doit-on pro-céder contre un homme absent qui attaque laReligion, de la même manière qu’on procéde-rait contre un homme présent qui censure la

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discipline(101) ? C’est-à-dire, en d’autrestermes, doit-on procéder contre un homme quin’attaque point les Lois, et qui vit hors de leurjuridiction, avec autant de douceur que contreun homme qui vit sous leur juridiction et quiles attaque ? » Il ne semblerait pas, en effet,que cela dût faire une question. Voici, j’en suissûr, la première fois qu’il a passé par l’esprithumain d’aggraver la peine d’un coupable, uni-quement parce que le crime n’a pas été commisdans l’État.

« À la vérité, continue-t-il, on remarquedans les Représentations à l’avantage deM. Rousseau, que Morelli avait écrit contre unpoint de discipline, au lieu que les Livres deM. Rousseau, au sentiment de ses juges, at-taquent proprement la Religion. Mais cette re-marque pourrait bien n’être pas généralementadoptée ; et ceux qui regardent la Religioncomme l’ouvrage de Dieu, et l’appui de laconstitution, pourront penser qu’il est moinspermis de l’attaquer que des points de disci-

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pline, qui, n’étant que l’ouvrage des hommes,peuvent être suspects d’erreurs, et du moinssusceptibles d’une infinité de formes et decombinaisons différentes(102). »

Ce discours, je vous l’avoue, me paraîtraittout au plus passable dans la bouche d’un Ca-pucin, mais il me choquerait fort sous la plumed’un Magistrat. Qu’importe que la remarquedes Représentants ne soit pas généralementadoptée, si ceux qui la rejettent ne le font queparce qu’ils raisonnent mal ?

Attaquer la Religion, est sans contredit unplus grand péché devant Dieu que d’attaquer ladiscipline. Il n’en est pas de même devant lesTribunaux humains, qui sont établis pour punirles crimes, non les péchés, et qui ne sont pasles vengeurs de Dieu, mais des Lois.

La Religion ne peut jamais faire partie dela Législation, qu’en ce qui concerne les ac-tions des hommes. La Loi ordonne de faire oude s’abstenir, mais elle ne peut ordonner de

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croire. Ainsi quiconque n’attaque point la pra-tique de la Religion n’attaque point la Loi.

Mais la discipline établie par la Loi fait es-sentiellement partie de la Législation, elle de-vient Loi elle-même. Quiconque l’attaque, at-taque la Loi, et ne tend pas à moins qu’à trou-bler la constitution de l’État. Que cette consti-tution fût, avant d’être établie, susceptible deplusieurs formes et combinaisons différentes,en est-elle moins respectable et sacrée sousune de ces formes, quand elle en est une foisrevêtue à l’exclusion de toutes les autres ; etdès lors la Loi politique n’est-elle pas constanteet fixe, ainsi que la Loi divine ?

Ceux donc qui n’adopteraient pas en cetteaffaire la remarque des Représentants, au-raient d’autant plus de tort que cette remarquefut faite par le Conseil, même dans la sentencecontre le Livre de Morelli, qu’elle accuse sur-tout de tendre à faire schisme et trouble dansl’État, d’une manière séditieuse ; imputationdont il serait difficile de charger le mien.

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Ce que les Tribunaux civils ont à défendren’est pas l’ouvrage de Dieu, c’est l’ouvrage deshommes ; ce n’est pas des âmes qu’ils sontchargés, c’est des corps ; c’est de l’État, et nonde l’Église qu’ils sont les vrais gardiens ; etlorsqu’ils se mêlent des matières de Religion,ce n’est qu’autant qu’elles sont du ressort desLois, autant que ces matières importent au bonordre et à la sûreté publique. Voilà les sainesmaximes de la Magistrature. Ce n’est pas, sil’on veut, la doctrine de la puissance absolue,mais c’est celle de la justice et de la raison. Ja-mais on ne s’en écartera dans les Tribunaux ci-vils, sans donner dans les plus funestes abus,sans mettre l’État en combustion, sans fairedes Lois et de leur autorité le plus odieux bri-gandage. Je suis fâché, pour le Peuple de Ge-nève, que le Conseil le méprise assez pourl’oser leurrer par de tels discours, dont les plusbornés et les plus superstitieux de l’Europe nesont plus les dupes. Sur cet article, vos Repré-sentants raisonnent en hommes d’État, et vosMagistrats raisonnent en Moines.

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Pour prouver que l’exemple de Morelli nefait pas règle, l’Auteur des Lettres oppose àla procédure faite contre lui celle qu’on lit en1632 contre Nicolas Antoine, un pauvre fou,qu’à la sollicitation des Ministres le Conseil fitbrûler pour le bien de son âme. Ces auto-da-fén’étaient pas rares jadis à Genève, et il paraît,par ce qui me regarde, que ces Messieurs nemanquent pas de goût pour les renouveler.

Commençons toujours par transcrire fidèle-ment les passages, pour ne pas imiter la mé-thode de mes persécuteurs.

« Qu’on voie le procès de Nicolas Antoine.L’Ordonnance ecclésiastique existait ; et onétait assez près du temps où elle avait été ré-digée pour en connaître l’esprit : Antoine fut-il cité au Consistoire ? Cependant, parmi tantde voix qui s’élevèrent contre cet Arrêt sangui-naire, et au milieu des efforts que firent pour lesauver, les gens humains et modérés, y eût-ilquelqu’un qui réclamât contre l’irrégularité de

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la procédure ? Morelli fut cité au Consistoire,Antoine ne le fut pas ; la citation au Consis-toire n’est donc pas nécessaire dans tous lescas(103). »

Vous croirez là-dessus, que le Conseil pro-céda d’emblée contre Nicolas Antoine commeil a fait contre moi, et qu’il ne fut pas seulementquestion du Consistoire ni des Ministres : vousallez voir.

Nicolas Antoine ayant été, dans un de sesaccès de fureur, sur le point de se précipiterdans le Rhône, le Magistrat se détermina à letirer du logis public où il était, pour le mettre àl’Hôpital, où les Médecins le traitèrent. Il y res-ta quelque temps, proférant divers blasphèmescontre la Religion Chrétienne. « Les Ministresle voyaient tous les jours, et tâchaient, lorsquesa fureur paraissait un peu calmée, de le fairerevenir de ses erreurs, ce qui n’aboutit à rien,Antoine ayant dit qu’il persisterait dans sessentiments jusqu’à la mort, qu’il était prêt à

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souffrir pour la gloire du grand Dieu d’Israël.N’ayant pu rien gagner sur lui, ils en infor-mèrent le Conseil, où ils le représentèrent pireque Servet, Gentilis, et tous les autres Anti-Trinitaires, concluant à ce qu’il fût mis enchambre clause ; ce qui fut exécuté(104). »

Vous voyez là d’abord pourquoi il ne futpas cité au Consistoire ; c’est qu’étant griève-ment malade, et entre les mains des Médecins,il lui était impossible d’y comparaître. Mais s’iln’allait pas au Consistoire, le Consistoire ouses Membres allaient vers lui. Les Ministresle voyaient tous les jours, l’exhortaient tousles jours. Enfin, n’ayant pu rien gagner sur lui,ils le dénoncent au Conseil, le représententpire que d’autres qu’on avait punis de mort, re-quièrent qu’il soit mis en prison ; et sur leur ré-quisition cela est exécuté.

En prison même les Ministres firent de leurmieux pour le ramener, entrèrent avec lui dansla discussion des divers passages de l’ancienTestament, et le conjurèrent, par tout ce qu’ils

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purent imaginer de plus touchant, de renoncerà ses erreurs(105) : mais il y demeura ferme.Il le fut aussi devant le Magistrat, qui lui fitsubir les interrogatoires ordinaires. Lorsqu’ilfut question de juger cette affaire, le Magistratconsulta encore les Ministres, qui comparurenten Conseil au nombre de quinze, tant Pasteursque Professeurs. Leurs opinions furent parta-gées ; mais l’avis du plus grand nombre fut sui-vi, et Nicolas exécuté. De sorte que le procèsfut tout ecclésiastique, et que Nicolas fut, pourainsi dire, brûlé par la main des Ministres.

Tel fut, Monsieur, l’ordre de la procédure,dans laquelle l’Auteur des Lettres nous assurequ’Antoine ne fut pas cité au Consistoire : d’oùil conclut que cette citation n’est donc pas tou-jours nécessaire. L’exemple vous paraît-il bienchoisi ?

Supposons qu’il le soit, que s’en suivra-t-il ? Les Représentants concluaient d’un fait enconfirmation d’une Loi. L’Auteur des Lettresconclut d’un fait contre cette même Loi. Si

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l’autorité de chacun de ces deux faits détruitcelle de l’autre, reste la Loi dans son entier.Cette Loi, quoiqu’une fois enfreinte, en est-ellemoins expresse, et suffirait-il de l’avoir violéeune fois pour avoir droit de la violer toujours ?

Concluons à notre tour. Si j’ai dogmatisé,je suis certainement dans le cas de la Loi ;si je n’ai pas dogmatisé, qu’a-t-on à me dire ?aucune Loi n’a parlé de moi(106). Donc on atransgressé la Loi qui existe, ou supposé cellequi n’existe pas.

Il est vrai qu’en jugeant l’Ouvrage on n’apas jugé définitivement l’Auteur. On n’a fait en-core que le décréter, et l’on compte cela pourrien. Cela me paraît dur cependant ; mais nesoyons jamais injustes, même envers ceux quile sont envers nous, et ne cherchons point l’ini-quité où elle peut ne pas être. Je ne fais pointun crime au Conseil, ni même à l’Auteur desLettres, de la distinction qu’ils mettent entrel’Homme et le Livre, pour se disculper dem’avoir jugé sans m’entendre. Les Juges ont pu

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voir la chose comme ils la montrent, ainsi jene les accuse en cela ni de supercherie ni demauvaise foi. Je les accuse seulement de s’êtretrompés à mes dépens en un point très grave :et se tromper pour absoudre est pardonnable ;mais se tromper pour punir, est une erreur biencruelle.

Le Conseil avançait dans ses réponses, que,malgré la flétrissure de mon Livre, je restais,quant à ma personne, dans toutes mes excep-tions et défenses.

Les Auteurs des Représentations répliquentqu’on ne comprend pas quelles exceptions etdéfenses il reste à un homme déclaré impie, té-méraire, scandaleux, et flétri même par la maindu Bourreau dans des Ouvrages qui portentson nom.

« Vous supposez ce qui n’est point, dit à ce-la l’Auteur des Lettres ; savoir, que le jugementporte sur celui dont l’Ouvrage porte le nom :mais ce jugement ne l’a pas encore effleuré,

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ses exceptions et défenses lui restent donc en-tières(107). »

Vous vous trompez vous-même, dirais-je àcet Écrivain. Il est vrai que le jugement quiqualifie et flétrit le Livre, n’a pas encore atta-qué la vie de l’Auteur ; mais il a déjà tué sonhonneur : ses exceptions et défenses lui restentencore entières pour ce qui regarde la peine af-flictive ; mais il a déjà reçu la peine infamante :il est déjà flétri et déshonoré, autant qu’il dé-pend de ses Juges : la seule chose qui leur resteà décider, c’est s’il sera brûlé ou non.

La distinction sur ce point, entre le Livreet l’Auteur, est inepte, puisqu’un Livre n’estpas punissable. Un Livre n’est en lui-même niimpie ni téméraire ; ces épithètes ne peuventtomber que sur la doctrine qu’il contient, c’est-à-dire, sur l’Auteur de cette doctrine. Quand onbrûle un Livre, que fait là le Bourreau ? Désho-nore-t-il les feuillets du Livre ? qui jamais ouïtdire qu’un Livre eût de l’honneur ?

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Voilà l’erreur ; en voici la source : un usagemal entendu.

On écrit beaucoup de Livres ; on en écritpeu avec un désir sincère d’aller au bien. Decent Ouvrages qui paraissent, soixante aumoins ont pour objet des motifs d’intérêt oud’ambition. Trente autres, dictés par l’esprit departi, par la haine, vont, à la faveur de l’ano-nyme, porter dans le Public le poison de la ca-lomnie et de la satire. Dix, peut-être, et c’estbeaucoup, sont écrits dans de bonnes vues : ony dit la vérité qu’on sait, on y cherche le bienqu’on aime. Oui ; mais où est l’homme à quil’on pardonne la vérité ? Il faut donc se cacherpour la dire. Pour être utile impunément, onlâche son Livre dans le Public, et l’on fait leplongeon.

De ces divers Livres, quelques-uns desmauvais et à-peu-près tous les bons sont dé-noncés et proscrits dans les Tribunaux : la rai-son de cela se voit sans que je la dise. Ce n’est,au surplus, qu’une simple formalité, pour ne

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pas paraître approuver tacitement ces Livres.Du reste, pourvu que les noms des Auteursn’y soient pas, ces Auteurs, quoique tout lemonde les connaisse et les nomme, ne sontpas connus du Magistrat. Plusieurs même sontdans l’usage d’avouer ces Livres pour s’en fairehonneur, et de les renier pour se mettre à cou-vert ; le même homme sera l’Auteur ou ne lesera pas, devant le même homme, selon qu’ilsseront à l’audience ou dans un souper. C’est al-ternativement oui et non, sans difficulté, sansscrupule. De cette façon la sûreté ne coûte rienà la vanité. C’est là la prudence et l’habiletéque l’Auteur des Lettres me reproche de n’avoirpas eue, et qui pourtant n’exige pas, ce mesemble, que pour l’avoir, on se mette en grandsfrais d’esprit.

Cette manière de procéder contre desLivres anonymes, dont on ne veut pasconnaître les Auteurs, est devenue un usage ju-diciaire. Quand on veut sévir contre le Livre,on le brûle, parce qu’il n’y a personne à en-

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tendre, et qu’on voit bien que l’Auteur qui secache n’est pas d’humeur à l’avouer ; sauf à rirele soir avec lui-même des informations qu’onvient d’ordonner le matin contre lui. Tel estl’usage.

Mais lorsqu’un Auteur maladroit, c’est-à-dire, un Auteur qui connaît son devoir, qui leveut remplir, se croit obligé de ne rien dire auPublic qu’il ne l’avoue, qu’il ne se nomme, qu’ilne se montre pour en répondre, alors l’équi-té, qui ne doit pas punir comme un crime lamaladresse d’un homme d’honneur, veut qu’onprocède avec lui d’une autre manière ; elleveut qu’on ne sépare point la cause du Livrede celle de l’homme, puisqu’il déclare, en met-tant son nom ne les vouloir point séparer ; elleveut qu’on ne juge l’ouvrage, qui ne peut ré-pondre, qu’après avoir ouï l’Auteur qui répondpour lui. Ainsi, bien que condamner un Livreanonyme, soit en effet ne condamner que leLivre, condamner un Livre qui porte le nom del’Auteur, c’est condamner l’Auteur même ; et

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quand on ne l’a point mis à portée de répondre,c’est le juger sans l’avoir entendu.

L’assignation préliminaire, même, si l’onveut, le décret de prise de corps, est donc in-dispensable en pareil cas avant de procéderau jugement du Livre : et vainement dirait-on,avec l’Auteur des Lettres, que le délit estévident, qu’il est dans le Livre même, cela nedispense point de suivre la forme judiciairequ’on suit dans les plus grands crimes, dansles plus avérés, dans les mieux prouvés. Carquand toute la Ville aurait vu un homme en as-sassiner un autre, encore ne jugerait-on pointl’assassin sans l’entendre, ou sans l’avoir mis àportée d’être entendu.

Et pourquoi cette franchise d’un Auteur quise nomme, tournerait-elle ainsi contre lui ? Nedoit-elle pas, au contraire, lui mériter deségards ? Ne doit-elle pas imposer aux Jugesplus de circonspection que s’il ne se fût pasnommé ? Pourquoi, quand il traite des ques-tions hardies, s’exposerait-il ainsi, s’il ne se

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sentait rassuré contre les dangers par des rai-sons qu’il peut alléguer en sa faveur, et qu’onpeut présumer, sur sa conduite même, valoirla peine d’être entendues ? L’Auteur des Lettresaura beau qualifier cette conduite d’impru-dence et de maladresse, elle n’en est pas moinscelle d’un homme d’honneur, qui voit son de-voir où d’autres voient cette imprudence, quisent n’avoir rien à craindre de quiconque vou-dra procéder avec lui justement, et qui regardecomme une lâcheté punissable de publier deschoses qu’on ne veut pas avouer.

S’il n’est question que de la réputation d’Au-teur, a-t-on besoin de mettre son nom à sonLivre ? Qui ne sait comment on s’y prend pouren avoir tout l’honneur sans rien risquer, pours’en glorifier sans en répondre, pour prendreun air humble à force de vanité ? De quelsAuteurs d’une certaine volée, ce petit tourd’adresse est-il ignoré ? Qui d’entre eux ne saitqu’il est même au-dessous de la dignité de senommer, comme si chacun ne devait pas, en li-

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sant l’Ouvrage, deviner le grand homme qui l’acomposé ?

Mais ces Messieurs n’ont vu que l’usage or-dinaire ; et, loin de voir l’exception qui faisaiten ma faveur, ils l’ont fait servir contre moi. Ilsdevaient brûler le Livre sans faire mention del’Auteur ; ou, s’ils en voulaient à l’Auteur, at-tendre qu’il fût présent ou contumax pour brû-ler le Livre. Mais point ; ils brûlent le Livrecomme si l’Auteur n’était pas connu, et dé-crètent l’Auteur comme si le Livre n’était pasbrûlé. Me décréter après m’avoir diffamé ! Queme voulaient-ils donc encore ? que me réser-vaient-ils de pis dans la suite ? Ignoraient-ilsque l’honneur d’un honnête homme lui est pluscher que la vie ? Quel mal reste-t-il à lui fairequand on a commencé par le flétrir ? Que mesert de me présenter innocent devant lesJuges, quand le traitement qu’ils me font avantde m’entendre, est la plus cruelle peine qu’ilspourraient m’imposer si j’étais jugé criminel ?

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On commence par me traiter à tous égardscomme un malfaiteur, qui n’a plus d’honneur àperdre, et qu’on ne peut punir désormais quedans son corps ; et puis on dit tranquillementque je reste dans toutes mes exceptions et dé-fenses ! Mais comment ces exceptions et dé-fenses effaceront-elles l’ignominie et le malqu’on m’aura fait souffrir d’avance et dans monLivre et dans ma personne, quand j’aurai étépromené dans les rues par des Archers, quandaux maux qui m’accablent, on aura pris soind’ajouter les rigueurs de la prison ? Quoi donc !pour être juste doit-on confondre dans lamême classe et dans le même traitementtoutes les fautes et tous les hommes ? Pourun acte de franchise, appelé maladresse, faut-il débuter par traîner un Citoyen sans reprochedans les prisons comme un scélérat ? Et quelavantage aura donc devant les Juges l’estimepublique et l’intégrité de la vie entière, si cin-quante ans d’honneur vis-à-vis du moindre in-dice(108) ne sauvent un homme d’aucun af-front ?

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« La comparaison d’Émile et du Contrat So-cial avec d’autres Ouvrages qui ont été tolérés,et la partialité qu’on en prend occasion de re-procher au Conseil, ne me semblent pas fon-dées. Ce ne serait pas bien raisonner que deprétendre qu’un Gouvernement, parce qu’il au-rait une fois dissimulé, serait obligé de dis-simuler toujours : si c’est une négligence, onpeut la redresser ; si c’est un silence forcé parles circonstances ou par la politique, il y auraitpeu de justice à en faire la matière d’un re-proche. Je ne prétends point justifier les Ou-vrages désignés dans les Représentations ;mais, en conscience, y a-t-il parité entre desLivres où l’on trouve des traits épars et in-discrets contre la Religion, et des Livres oùsans détour, sans ménagement, on l’attaquedans ses dogmes, dans sa morale, dans son in-fluence sur la Société civile ? Faisons impar-tialement la comparaison de ces Ouvrages, ju-geons-en par l’impression qu’ils ont faite dansle monde : les uns s’impriment et se débitent

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partout ; on sait comment y ont été reçus lesautres(109). »

J’ai cru devoir transcrire d’abord ce para-graphe en entier. Je le reprendrai maintenantpar fragments. Il mérite un peu d’analyse.

Que n’imprime-t-on pas à Genève ; que n’ytolère-t-on pas ? Des Ouvrages qu’on a peineà lire sans indignation s’y débitent publique-ment ; tout le monde les lit, tout le monde lesaime ; les Magistrats se taisent, les Ministressourient ; l’air austère n’est plus du bon air.Moi seul et mes Livres avons mérité l’animad-version du Conseil ; et quelle animadversion !L’on ne peut même l’imaginer plus violente niplus terrible. Mon Dieu ! je n’aurais jamais crud’être un si grand scélérat !

La comparaison d’Émile et du Contrat Socialavec d’autres Ouvrages tolérés, ne me semble pasfondée. Ah ! je l’espère.

Ce ne serait pas bien raisonner de prétendrequ’un Gouvernement, parce qu’il aurait une fois

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dissimulé, serait obligé de dissimuler toujours.Soit ; mais voyez les temps, les lieux, les per-sonnes ; voyez les Écrits sur lesquels on dissi-mule, et ceux qu’on choisit pour ne plus dissi-muler ; voyez les Auteurs qu’on fête à Genève,et voyez ceux qu’on y poursuit.

Si c’est une négligence, on peut la redresser.On le pouvait, on l’aurait dû ; l’a-t-on fait ? MesÉcrits et leur Auteur ont été flétris sans avoirmérité de l’être ; et ceux qui l’ont mérité nesont pas moins tolérés qu’auparavant. L’excep-tion n’est que pour moi seul.

Si c’est un silence forcé par les circonstances etpar la politique, il y aurait peu de justice à en fairela matière d’un reproche. Si l’on vous force à to-lérer des Écrits punissables, tolérez donc aussiceux qui ne le sont pas. La décence au moinsexige qu’on cache au Peuple ces choquantesacceptions de personnes, qui punissent lefaible innocent des fautes du puissant cou-pable. Quoi ! ces distinctions scandaleusessont-elles donc des raisons, et feront-elles tou-

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jours des dupes ? Ne dirait-on pas que le sortde quelques satires obscènes intéresse beau-coup les Potentats, et que votre Ville va êtreécrasée si l’on n’y tolère, si l’on n’y imprime,si l’on n’y vend publiquement ces mêmes ou-vrages qu’on proscrit dans le pays des Au-teurs ? Peuples, combien on vous en fait ac-croire, en faisant si souvent intervenir les Puis-sances pour autoriser le mal qu’elles ignorent,et qu’on veut faire en leur nom !

Lorsque j’arrivai dans ce pays, on eût ditque tout le Royaume de France était à mestrousses. On brûle mes Livres à Genève ; c’estpour complaire à la France. On m’y décrète ;la France le veut ainsi. L’on me fait chasser duCanton de Berne ; c’est la France qui l’a de-mandé. L’on me poursuit jusque dans ces Mon-tagnes ; si l’on m’en eût pu chasser, c’eût en-core été la France. Forcé par mille outrages,j’écris une Lettre apologétique. Pour le couptout était perdu. J’étais entouré, surveillé ; laFrance envoyait des espions pour me guetter,

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des Soldats pour m’enlever, des brigands pourm’assassiner ; il était même imprudent de sor-tir de ma maison. Tous les dangers me ve-naient toujours de la France, du Parlement, duClergé, de la Cour même ; on ne vit de la vieun pauvre barbouilleur de papier devenir, pourson malheur, un homme aussi important. En-nuyé de tant de bêtises, je vais en France ;je connaissais les Français, et j’étais malheu-reux ! On m’accueille, on me caresse, je reçoismille honnêtetés, et il ne tient qu’à moi d’enrecevoir davantage. Je retourne tranquillementchez moi. L’on tombe des nues ; on n’en revientpas ; on blâme fortement mon étourderie, maison cesse de me menacer de la France : on a rai-son. Si jamais des assassins daignent terminermes souffrances, ce n’est sûrement pas de cepays-là qu’ils viendront.

Je ne confonds point les diverses causes demes disgrâces ; je sais bien discerner celles quisont l’effet des circonstances, l’ouvrage de latriste nécessité, de celles qui me viennent uni-

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quement de la haine de mes ennemis. Eh ! plûtà Dieu que je n’en eusse pas plus à Genèvequ’en France, et qu’ils n’y fussent pas plus im-placables ! Chacun sait aujourd’hui d’où sontpartis les coups qu’on m’a portés, et qui m’ontété les plus sensibles. Vos gens me reprochentmes malheurs comme s’ils n’étaient pas leurouvrage. Quelle noirceur plus cruelle que deme faire un crime à Genève des persécutionsqu’on me suscitait dans la Suisse, et de m’ac-cuser de n’être admis nulle part, en me faisantchasser de partout ? Faut-il que je reproche àl’amitié qui m’appela dans ces Contrées, le voi-sinage de mon pays ? J’ose en attester tous lesPeuples de l’Europe ; y en a-t-il un seul, excep-té la Suisse, où je n’eusse pas été reçu mêmeavec honneur ? Toutefois dois-je me plaindredu choix de ma retraite ? Non, malgré tantd’acharnement et d’outrages, j’ai plus gagnéque perdu ; j’ai trouvé un homme. Âme nobleet grande ! ô George Keith ! mon protecteur,mon ami, mon père ! où que vous soyez, oùque j’achève mes tristes jours, et dussé-je ne

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vous revoir de ma vie, non, je ne reprocheraipoint au Ciel mes misères ; je leur dois votreamitié.

En conscience, y a-t-il parité entre les Livresoù l’on trouve quelques traits épars et indiscretscontre la Religion, et des Livres où, sans détour,sans ménagement, on l’attaque dans ses dogmes,dans sa morale, dans son influence sur la Société ?

En conscience !… il ne siérait pas à un im-pie tel que moi d’oser parler de conscience…surtout vis-à-vis de ces bons Chrétiens… ainsije me tais… C’est pourtant une singulièreconscience que celle qui fait dire à des Ma-gistrats : nous souffrons volontiers qu’on blas-phème, mais nous ne souffrons pas qu’on rai-sonne ! Ôtons, Monsieur, la disparité des su-jets ; c’est avec ces mêmes façons de penserque les Athéniens applaudissaient aux impié-tés d’Aristophane, et firent mourir Socrate.

Une des choses qui me donnent le plus deconfiance dans mes principes, c’est de trouver

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leur application toujours juste dans les cas quej’avais le moins prévus ; tel est celui qui se pré-sente ici. Une des maximes qui découlent del’analyse que j’ai faite de la Religion et de cequi lui est essentiel, est que les hommes nedoivent se mêler de celle d’autrui qu’en ce quiles intéresse, d’où il suit qu’ils ne doivent ja-mais punir des offenses(110) faites uniquementà Dieu, qui saura bien les punir lui-même. Ilfaut honorer la Divinité, et ne la venger jamais,disent, après Montesquieu, les Représentants :ils ont raison. Cependant les ridicules outra-geants, les impiétés grossières, les blasphèmescontre la Religion sont punissables, jamais lesraisonnements. Pourquoi cela ? Parce que,dans ce premier cas, on n’attaque pas seule-ment la Religion, mais ceux qui la professent ;on les insulte, on les outrage dans leur culte,on marque un mépris révoltant pour ce qu’ilsrespectent, et par conséquent pour eux. De telsoutrages doivent être punis par les Lois, parcequ’ils retombent sur les hommes, et que leshommes ont droit de s’en ressentir. Mais où est

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le mortel sur la terre qu’un raisonnement doiveoffenser ? Où est celui qui peut se fâcher dece qu’on le traite en homme, et qu’on le sup-pose raisonnable ? si le raisonneur se trompeou nous trompe, et que vous vous intéressiez àlui ou à nous, montrez-lui son tort, désabusez-nous, battez-le de ses propres armes. Si vousn’en voulez pas prendre la peine, ne dites rien,ne l’écoutez pas, laissez-le raisonner ou dérai-sonner, et tout est fini sans bruit, sans que-relle, sans insulte quelconque pour qui que cesoit. Mais sur quoi peut-on fonder la maximecontraire de tolérer la raillerie, le mépris, l’ou-trage, et de punir la raison ? la mienne s’y perd.

Ces Messieurs voient si souvent M. de Vol-taire. Comment ne leur a-t-il point inspiré cetesprit de tolérance qu’il prêche sans cesse, etdont il a quelquefois besoin. S’ils l’eussent unpeu consulté dans cette affaire, il me paraîtqu’il eût pu leur parler à peu près ainsi.

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« Messieurs, ce ne sont point les raison-neurs qui font du mal, ce sont les cafards. LaPhilosophie peut aller son train sans risque,le Peuple ne l’entend pas ou la laisse dire, etlui rend tout le dédain qu’elle a pour lui. Rai-sonner, est de toutes les folies des hommescelle qui nuit le moins au Genre humain, et l’onvoit même des gens sages entichés parfois decette folie-là. Je ne raisonne pas, moi, cela estvrai, mais d’autres raisonnent ; quel mal en ar-rive-t-il ? Voyez, tel, tel, et tel Ouvrage ; n’y a-t-il que des plaisanteries dans ces Livres-là ?Moi-même enfin, si je ne raisonne pas, je faismieux, je fais raisonner mes Lecteurs. Voyezmon chapitre des Juifs ; voyez le même cha-pitre plus développé dans le Sermon des Cin-quante. Il y a là du raisonnement ou l’équi-valent, je pense. Vous conviendrez aussi qu’ila peu de détour, et quelque chose de plus quedes traits épars et indiscrets.

« Nous avons arrangé que mon grand crédità la Cour et ma toute-puissance prétendue

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vous serviraient de prétexte pour laisser couriren paix les jeux badins de mes vieux ans : celaest bon, mais ne brûlez pas pour cela des Écritsplus graves ; car alors cela serait trop cho-quant.

« J’ai tant prêché la tolérance ! Il ne fautpas toujours l’exiger des autres, et n’en jamaisuser avec eux. Ce pauvre homme croit enDieu ? passons-lui cela, il ne fera pas secte. Ilest ennuyeux ? Tous les raisonneurs le sont.Nous ne mettrons pas celui-ci de nos soupers ;du reste, que nous importe ? Si l’on brûlait tousles Livres ennuyeux, que deviendraient les Bi-bliothèques ? et si l’on brûlait tous les gens en-nuyeux, il faudrait faire un bûcher du pays.Croyez-moi, laissons raisonner ceux qui nouslaissent plaisanter ; ne brûlons ni Gens niLivres, et restons en paix ; c’est mon avis. »Voilà, selon moi, ce qu’eût pu dire d’unmeilleur ton M. de Voltaire, et ce n’eût pas étélà, ce me semble, le plus mauvais conseil qu’ilaurait donné.

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Faisons impartialement, la comparaison de cesOuvrages ; jugeons-en par l’impression qu’ils ontfaite dans le monde. J’y consens de tout moncœur. Les uns s’impriment et se débitent partout.On soit comment y ont été reçus les autres.

Ces mots, les uns et les autres, sont équi-voques. Je ne dirai pas sous lesquels l’Auteurentend mes Écrits : mais ce que je puis dire,c’est qu’on les imprime dans tous les pays,qu’on les traduit dans toutes les Langues, qu’ona même fait à la fois deux traductions del’Émile, à Londres, honneur que n’eut jamaisaucun autre Livre, excepté l’Héloïse, au moinsque je sache. Je dirai, de plus, qu’en France, enAngleterre, en Allemagne, même en Italie, onme plaint, on m’aime, on voudrait m’accueillir,et qu’il n’y a partout qu’un cri d’indignationcontre le Conseil de Genève. Voilà ce que jesais du sort de mes Écrits ; j’ignore celui desautres.

Il est temps de finir. Vous voyez, Monsieur,que dans cette lettre et dans la précédente, je

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me suis supposé coupable ; mais dans les troispremières, j’ai montré que je ne l’étais pas. Orjugez de ce qu’une procédure injuste contre uncoupable doit être contre un innocent !

Cependant ces Messieurs, bien déterminésà laisser subsister cette procédure, ont hau-tement déclaré que le bien de la Religion neleur permettait pas de reconnaître leur tort, nil’honneur du Gouvernement de réparer leur in-justice. Il faudrait un Ouvrage entier pour mon-trer les conséquences de cette maxime, quiconsacre et change en arrêt du destin toutesles iniquités des Ministres des Lois. Ce n’estpas de cela qu’il s’agit encore, et je ne me suisproposé jusqu’ici que d’examiner si l’injusticeavait été commise, et non si elle devait être ré-parée. Dans le cas de l’affirmative, nous ver-rons ci-après quelle ressource vos Lois se sontménagée pour remédier à leur violation. Enattendant, que faut-il penser de ces Juges in-flexibles, qui procèdent dans leurs jugementsaussi légèrement que s’ils ne tiraient point à

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conséquence, et qui les maintiennent avec au-tant d’obstination que s’ils y avaient apporté leplus mûr examen ?

Quelque longues qu’aient été ces discus-sions, j’ai cru que leur objet vous donnerait lapatience de les suivre ; j’ose même dire quevous le deviez, puisqu’elles sont autant l’apo-logie de vos Lois que la mienne. Dans un payslibre et dans une Religion raisonnable, la Loiqui rendrait criminel un Livre pareil au mienserait une Loi funeste, qu’il faudrait se hâterd’abroger pour l’honneur et le bien de l’État.Mais, grâce au Ciel, il n’existe rien de tel parmivous, comme je viens de le prouver, et il vautmieux que l’injustice dont je suis la victime soitl’ouvrage du Magistrat que des Lois ; car les er-reurs des hommes sont passagères, mais cellesdes Lois durent autant qu’elles. Loin que l’os-tracisme qui m’exile à jamais de mon pays soitl’ouvrage de mes fautes, je n’ai jamais mieuxrempli mon devoir de Citoyen qu’au moment

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que je cesse de l’être, et j’en aurais mérité letitre par l’acte qui m’y fait renoncer.

Rappelez-vous ce qui venait de se passer, ily avait peu d’années, au sujet de l’Article Ge-nève de M. d’Alembert. Loin de calmer les mur-mures excités par cet Article, l’Écrit publié parles Pasteurs l’avait augmenté, et il n’y a per-sonne qui ne sache que mon Ouvrage leur fitplus de bien que le leur. Le parti Protestant,mécontent d’eux, n’éclatait pas, mais il pouvaitéclater d’un moment à l’autre ; et malheureu-sement les Gouvernements s’alarment de sipeu de chose en ces matières, que les querellesdes Théologiens, faites pour tomber dans l’ou-bli d’elles-mêmes, prennent toujours de l’im-portance par celle qu’on leur veut donner.

Pour moi, je regardais comme la gloire et lebonheur de la Patrie d’avoir un Clergé animéd’un esprit si rare dans son ordre, et qui, sanss’attacher à la doctrine purement spéculative,rapportait tout à la morale et aux devoirs del’homme et du Citoyen. Je pensais que, sans

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faire directement son apologie, justifier lesmaximes que je lui supposais et prévenir lescensures qu’on en pourrait faire, était un ser-vice à rendre à l’État. En montrant que ce qu’ilnégligeait n’était ni certain ni utile, j’espéraiscontenir ceux qui voudraient lui en faire uncrime : sans le nommer, sans le désigner, sanscompromettre son orthodoxie, c’était le don-ner en exemple aux autres Théologiens.

L’entreprise était hardie, mais elle n’étaitpas téméraire ; et sans des circonstances qu’ilétait difficile de prévoir, elle devait naturelle-ment réussir. Je n’étais pas seul de ce senti-ment ; des gens très éclairés, d’illustres Ma-gistrats même pensaient comme moi. Considé-rez l’état religieux de l’Europe au moment oùje publiai mon Livre, et vous verrez qu’il étaitplus que probable qu’il serait partout accueilli.La Religion décréditée en tout lieu par la Phi-losophie, avait perdu son ascendant jusque surle Peuple. Les Gens d’Église, obstinés à l’étayerpar son côté faible, avaient laissé miner tout

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le reste, et l’édifice entier, portant à faux, étaitprêt à s’écrouler. Les controverses avaient ces-sé parce qu’elles n’intéressaient plus personne,et la paix régnait entre les différents partis,parce que nul ne se souciait plus du sien. Pourôter les mauvaises branches, on avait abattul’arbre ; pour le replanter, il fallait n’y laisserque le tronc.

Quel moment plus heureux pour établir so-lidement la paix universelle, que celui où l’ani-mosité des partis suspendue laissait tout lemonde en état d’écouter la raison ? À qui pou-vait déplaire un Ouvrage, où sans blâmer, dumoins sans exclure personne, on faisait voirqu’au fond tous étaient d’accord ; que tant dedissentions ne s’étaient élevées, que tant desang n’avait été versé que pour des malenten-dus ; que chacun devait rester en repos dansson culte, sans troubler celui des autres ; quepartout on devait servir Dieu, aimer son Pro-chain, obéir aux Lois, et qu’en cela seul consis-tait l’essence de toute bonne Religion ? C’était

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établir à la fois la liberté philosophique et lapiété religieuse ; c’était concilier l’amour del’ordre et les égards pour les préjugés d’autrui ;c’était, sans détruire les divers partis, les ra-mener tous au terme commun de l’humanitéet de la raison ; loin d’exciter des querelles,c’était couper la racine à celles qui germent en-core, et qui renaîtront infailliblement d’un jourà l’autre, lorsque le zèle du fanatisme, qui n’estqu’assoupi, se réveillera : c’était, en un mot,dans ce siècle pacifique par indifférence, don-ner à chacun des raisons très fortes d’être tou-jours ce qu’il est maintenant sans savoir pour-quoi.

Que de maux tout prêts à renaître n’étaientpoint prévenus si l’on m’eût écouté ! Quels in-convénients étaient attachés à cet avantage ?Pas un, non, pas un. Je défie qu’on m’enmontre un seul probable et même possible,si ce n’est l’impunité des erreurs innocentes,et l’impuissance des persécuteurs. Eh ! com-ment se peut-il qu’après tant de tristes expé-

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riences, et dans un siècle si éclairé, les Gou-vernements n’aient pas encore appris à jeter etbriser cette arme terrible, qu’on ne peut ma-nier avec tant d’adresse qu’elle ne coupe lamain qui s’en veut servir ? L’abbé de Saint-Pierre voulait qu’on ôtât les Écoles de Théo-logie, et qu’on soutînt la Religion. Quel partiprendre pour parvenir sans bruit à ce doubleobjet, qui, bien vu, se confond en un ? Le partique j’avais pris.

Une circonstance malheureuse, en arrêtantl’effet de mes bons desseins, a rassemblé surma tête tous les maux dont je voulais délivrerle Genre humain. Renaîtra-t-il jamais un autreami de la vérité que mon sort n’effraye pas ?je l’ignore. Qu’il soit plus sage, s’il a le mêmezèle ; en sera-t-il plus heureux ? J’en doute. Lemoment que j’avais saisi, puisqu’il est man-qué, ne reviendra plus. Je souhaite de tout moncœur que le Parlement de Paris ne se repentepas un jour lui-même d’avoir remis dans la

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main de la superstition le poignard que j’en fai-sais tomber.

Mais laissons les lieux et les temps éloi-gnés, et retournons à Genève. C’est là que jeveux vous ramener par une dernière observa-tion, que vous êtes bien à portée de faire, etqui doit certainement vous frapper. Jetez lesyeux sur ce qui se passe autour de vous. Quelssont ceux qui me poursuivent, quels sont ceuxqui me défendent ? Voyez parmi les Représen-tants l’élite de vos Citoyens, Genève en a-t-ellede plus estimables ? Je ne veux point parlerde mes persécuteurs ; à Dieu ne plaise que jesouille jamais ma plume et ma cause des traitsde la satire ; je laisse sans regret cette arme àmes ennemis ; mais comparez et jugez vous-même. De quel côté sont les mœurs, les vertus,la solide piété, le plus vrai patriotisme ? Quoi !J’offense les Lois, et leurs plus zélés défen-seurs sont les miens ! J’attaque le Gouverne-ment, et les meilleurs Citoyens m’approuvent !J’attaque la Religion, et j’ai pour moi ceux qui

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ont le plus de Religion ! Cette seule observa-tion dit tout ; elle seule montre mon vrai crime,et le vrai sujet de mes disgrâces. Ceux qui mehaïssent et m’outragent, font mon éloge en dé-pit d’eux. Leur haine s’explique d’elle-même.Un Genevois peut-il s’y tromper ?

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SIXIÈME LETTRE

ENCORE une lettre, Monsieur, et vous êtesdélivré de moi, mais je me trouve, en la com-mençant, dans une situation bien bizarre : obli-gé de l’écrire, et ne sachant de quoi la remplir.Concevez-vous qu’on ait à se justifier d’uncrime qu’on ignore, et qu’il faille se défendresans savoir de quoi l’on est accusé ? C’est pour-tant ce que j’ai à faire au sujet des Gouver-nements. Je suis, non pas accusé, mais jugé,mais flétri, pour avoir publié deux Ouvrages té-méraires, scandaleux, impies, tendant à détruirela Religion chrétienne et tous les Gouvernements.Quant à la Religion, nous avons eu du moinsquelque prise pour trouver ce qu’on a vouludire, et nous avons examiné. Mais, quant auxGouvernements, rien ne peut nous fournir lemoindre indice. On a toujours évité toute es-

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pèce d’explication sur ce point : on n’a jamaisvoulu dire en quel lieu j’entreprenais ainsi deles détruire, ni comment, ni pourquoi, ni riende ce qui peut constater que le délit n’est pasimaginaire. C’est comme si l’on jugeait quel-qu’un pour avoir tué un homme, sans dire nioù, ni qui, ni quand : pour un meurtre abstrait,à l’inquisition, l’on force bien l’accusé de devi-ner de quoi on l’accuse ; mais on ne le juge passans dire sur quoi.

L’Auteur des Lettres écrites de la Campagneévite avec le même soin de s’expliquer sur ceprétendu délit ; il joint également la Religionet les Gouvernements dans la même accusa-tion générale ; puis, entrant en matière sur lareligion, il déclare vouloir s’y borner, et il tientparole. Comment parviendrons-nous à vérifierl’accusation qui regarde les Gouvernements, siceux qui l’intentent refusent de dire sur quoielle porte ?

Remarquez même comment, d’un trait deplume, cet Auteur change l’état de la question.

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Le Conseil prononce que mes Livres tendent àdétruire tous les Gouvernements ; l’Auteur desLettres dit seulement que les Gouvernements ysont livrés à la plus audacieuse critique. Celaest fort différent. Une critique, quelque auda-cieuse qu’elle puisse être, n’est point uneconspiration. Critiquer ou blâmer quelquesLois n’est pas renverser toutes les Lois. Autantvaudrait accuser quelqu’un d’assassiner lesmalades, lorsqu’il montre les fautes des Méde-cins.

Encore une fois, que répondre à des raisonsqu’on ne veut pas dire ? Comment se justifiercontre un jugement porté sans motifs ? Que,sans preuve de part ni d’autre, ces Messieursdisent que je veux renverser tous les Gouver-nements ; et que je dise, moi, que je ne veuxpas renverser tous les Gouvernements ; il y adans ces assertions parité exacte, excepté quele préjugé est pour moi : car il est à présumerque je sais mieux que personne ce que je veuxfaire.

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Mais où la parité manque, c’est dans l’effetde l’assertion. Sur la leur, mon Livre est brûlé,ma personne est décrétée ; et ce que j’affirmene rétablit rien. Seulement, si je prouve quel’accusation est fausse et le jugement inique,l’affront qu’ils m’ont fait retourne à eux-mêmes : le décret, le bourreau, tout y devraitretourner ; puisque nul ne détruit si radicale-ment le Gouvernement que celui qui en tire unusage directement contraire à la fin pour la-quelle il est institué.

Il ne suffit pas que j’affirme, il faut que jeprouve ; et c’est ici qu’on voit combien est dé-plorable le sort d’un particulier soumis à d’in-justes magistrats, quand ils n’ont rien àcraindre du souverain, et qu’ils se mettent au-dessus des Lois. D’une affirmation sanspreuve, ils font une démonstration ; voilà l’in-nocent puni. Bien plus, de sa défense même ilslui font un nouveau crime ; et il ne tiendrait pasà eux de le punir encore d’avoir prouvé qu’ilétait innocent.

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Comment m’y prendre pour montrer qu’ilsn’ont pas dit vrai ? pour prouver que je ne dé-truis point les Gouvernements ? Quelque en-droit de mes Écrits que je défende, ils dirontque ce n’est pas celui-là qu’ils ont condamné,quoiqu’ils aient condamné tout, le bon commele mauvais, sans nulle distinction. Pour ne leurlaisser aucune défaite, il faudrait donc tout re-prendre, tout suivre d’un bout à l’autre, Livreà Livre, page à page, ligne à ligne, et presqueenfin mot à mot. Il faudrait de plus examinertous les Gouvernements du monde, puisqu’ilsdisent que je les détruis tous. Quelle entre-prise ! Que d’années y faudrait-il employer !Que d’in-folios faudrait-il écrire ! et, après cela,qui les lirait ?

Exigez de moi ce qui est faisable. Touthomme sensé doit se contenter de ce que j’aià vous dire : vous ne voulez sûrement rien deplus.

De mes deux Livres, brûlés à la fois sousdes imputations communes, il n’y en a qu’un

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qui traite du Droit politique et des matières degouvernement. Si l’autre en traite, ce n’est quedans un extrait du premier. Ainsi je supposeque c’est sur celui-ci seulement que tombe l’ac-cusation. Si cette accusation portait surquelque passage particulier, on l’aurait citésans doute ; on en aurait du moins extraitquelque maxime, fidèle ou infidèle, comme ona fait sur les points concernant la religion.

C’est donc le système établi dans le corpsde l’ouvrage qui détruit les Gouvernements : ilne s’agit donc que d’exposer ce système, oude faire une analyse du Livre ; et si nous n’yvoyons évidemment les principes destructifsdont il s’agit, nous saurons du moins où leschercher dans l’ouvrage, en suivant la méthodede l’Auteur.

Mais, Monsieur, si, durant cette analyse,qui sera courte, vous trouvez quelque consé-quence à tirer, de grâce, ne vous pressez pas.Attendez que nous en raisonnions ensemble.Après cela, vous y reviendrez, si vous voulez.

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Qu’est-ce qui fait que l’État est un ? C’estl’union de ses membres. Et d’où naît l’union deses membres ? De l’obligation qui les lie. Toutest d’accord jusqu’ici.

Mais quel est le fondement de cette obliga-tion ? Voilà où les Auteurs se divisent. Selonles uns, c’est la force ; selon d’autres, l’autoritépaternelle ; selon d’autres, la volonté de Dieu.Chacun établit son principe, et attaque celuides autres. Je n’ai pas moi-même fait autre-ment : et, suivant la plus saine partie de ceuxqui ont discuté ces matières, j’ai posé, pourfondement du Corps politique, la conventionde ses membres ; j’ai réfuté les principes diffé-rents du mien.

Indépendamment de la vérité de ce prin-cipe, il l’emporte sur tous les autres par la so-lidité du fondement qu’il établit ; car quel fon-dement plus sûr peut avoir l’obligation parmiles hommes, que le libre engagement de celuiqui s’oblige ? On peut disputer tout autre prin-cipe(111) ; on ne saurait disputer celui-là.

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Mais par cette condition de la liberté, quien renferme d’autres, toutes sortes d’engage-ments ne sont pas valides, même devant lesTribunaux humains. Ainsi, pour déterminer ce-lui-ci, l’on doit en expliquer la nature ; on doiten trouver l’usage et la fin ; on doit prouverqu’il est convenable à des hommes, et qu’iln’a rien de contraire aux Lois naturelles. Car iln’est pas plus permis d’enfreindre les Lois na-turelles par le Contrat social, qu’il n’est permisd’enfreindre les Lois positives par les contratsdes particuliers ; et ce n’est que par ces Loismêmes qu’existe la liberté qui donne force àl’engagement.

J’ai pour résultat de cet examen, que l’éta-blissement du Contrat social est un pacte d’uneespèce particulière, par lequel chacun s’engageenvers tous ; d’où s’ensuit l’engagement réci-proque de tous envers chacun, qui est l’objetimmédiat de l’union.

Je dis que cet engagement est d’une espèceparticulière, en ce qu’étant absolu, sans condi-

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tion, sans réserve, il ne peut toutefois être in-juste ni susceptible d’abus ; puisqu’il n’est paspossible que le corps se veuille nuire à lui-même, tant que le tout ne veut que pour tous.

Il est encore d’une espèce particulière, ence qu’il lie les contractants sans les assujettir àpersonne ; et qu’en leur donnant leur seule vo-lonté pour règle, il les laisse aussi libres qu’au-paravant.

La volonté de tous est donc l’ordre, la règlesuprême ; et cette règle générale et personni-fiée est ce que j’appelle le Souverain.

Il suit de là que la Souveraineté est indivi-sible, inaliénable, et qu’elle réside essentielle-ment dans tous les membres du Corps.

Mais comment agit cet être abstrait et col-lectif ? Il agit par des Lois, et il ne saurait agirautrement.

Et qu’est-ce qu’une loi ? C’est une déclara-tion publique et solennelle de la volonté géné-rale sur un objet d’intérêt commun.

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Je dis, sur un objet d’intérêt commun ;parce que la Loi perdrait sa force, et cesseraitd’être légitime, si l’objet n’en importait à tous.

La Loi ne peut par sa nature avoir un objetparticulier et individuel ; mais l’application dela Loi tombe sur des objets particuliers et indi-viduels.

Le pouvoir législatif, qui est le Souverain,a donc besoin d’un autre pouvoir qui exécute,c’est-à-dire qui réduise la Loi en actes parti-culiers. Ce second pouvoir doit être établi demanière qu’il exécute toujours la Loi, et qu’iln’exécute jamais que la Loi. Ici vient l’institu-tion du Gouvernement.

Qu’est-ce que le Gouvernement ? C’est uncorps intermédiaire établi entre les sujets et leSouverain pour leur mutuelle correspondance,chargé de l’exécution des Lois et du maintiende la liberté, tant civile que politique.

Le Gouvernement, comme partie intégrantedu Corps politique, participe à la volonté géné-

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rale qui le constitue ; comme corps lui-même,il a sa volonté propre. Ces deux volontés quel-quefois s’accordent, et quelquefois se com-battent. C’est de l’effet combiné de ce concourset de ce conflit que résulte le jeu de toute lamachine.

Le principe qui constitue les diversesformes du Gouvernement consiste dans lenombre des membres qui le composent. Plusce nombre est petit, plus le Gouvernement a deforce ; plus le nombre est grand, plus le Gou-vernement est faible ; et comme la souverai-neté tend toujours au relâchement, le Gouver-nement tend toujours à se renforcer. Ainsi lecorps exécutif doit l’emporter à la longue sur lecorps législatif ; et quand la Loi est enfin sou-mise aux hommes, il ne reste que des esclaveset des maîtres : l’État est détruit.

Avant cette destruction, le Gouvernementdoit, par son progrès naturel, changer de formeet passer par degrés du grand nombre aumoindre.

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Les diverses formes dont le Gouvernementest susceptible se réduisent à trois principales.Après les avoir comparées par leurs avantageset par leurs inconvénients, je donne la préfé-rence à celle qui est intermédiaire entre lesdeux extrêmes, et qui porte le nom d’Aristo-cratie. On doit se souvenir ici que la constitu-tion de l’État et celle du Gouvernement sontdeux choses très distinctes, et que je ne lesai pas confondues. Le meilleur des Gouverne-ments est l’aristocratique ; la pire des Souve-rainetés est l’aristocratique.

Ces discussions en amènent d’autres sur lamanière dont le Gouvernement dégénère, etsur les moyens de retarder la destruction duCorps politique.

Enfin, dans le dernier Livre, j’examine, parvoie de comparaison avec le meilleur Gouver-nement qui ait existé, savoir celui de Rome, lapolice la plus favorable à la bonne constitutionde l’État ; puis je termine ce Livre et tout l’Ou-vrage par des recherches sur la manière dont

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la Religion peut et doit entrer comme partieconstitutive dans la composition du Corps po-litique.

Que pensiez-vous, Monsieur, en lisant cetteanalyse courte et fidèle de mon Livre ? Je ledevine. Vous disiez en vous-même : voilà l’his-toire du Gouvernement de Genève. C’est cequ’ont dit à la lecture du même Ouvrage, tousceux qui connaissent votre Constitution.

Et en effet, ce Contrat primitif, cette es-sence de la Souveraineté, cet empire des Lois,cette institution du Gouvernement, cette ma-nière de le resserrer à divers degrés pour com-penser l’autorité par la force, cette tendance àl’usurpation, ces assemblées périodiques, cetteadresse à les ôter, cette destruction prochaine,enfin, qui vous menace et que je voulais pré-venir, n’est-ce pas, trait pour trait l’image devotre République, depuis sa naissance jusqu’àce jour ?

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J’ai donc pris votre Constitution, que jetrouvais belle, pour modèle des institutions po-litiques ; et vous proposant en exemple à l’Eu-rope, loin de chercher à vous détruire, j’ex-posais les moyens de vous conserver. CetteConstitution, toute bonne qu’elle est, n’est passans défaut ; on pouvait prévenir les altéra-tions qu’elle a souffertes, la garantir du dangerqu’elle court aujourd’hui. J’ai prévu ce danger,je l’ai fait entendre, j’indiquais des préserva-tifs : était-ce la vouloir détruire, que de mon-trer ce qu’il fallait faire pour la maintenir ?C’était par mon attachement pour elle, quej’aurais voulu que rien ne pût l’altérer. Voilàtout mon crime : j’avais tort, peut-être ; mais sil’amour de la Patrie m’aveugla sur cet article,était-ce à elle de m’en punir ?

Comment pouvais-je tendre à renversertous les Gouvernements, en posant en prin-cipes tous ceux du vôtre ? Le fait seul détruitl’accusation. Puisqu’il y avait un Gouverne-ment existant sur mon modèle, je ne tendais

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donc pas à détruire tous ceux qui existaient.Eh ! Monsieur, si je n’avais fait qu’un système,vous êtes bien sûr qu’on n’aurait rien dit. Onse fût contenté de reléguer le Contrat Socialavec la République de Platon, l’Utopie et lesSévarambes dans le pays des chimères. Mais jepeignais un objet existant, et l’on voulait quecet objet changeât de face. Mon Livre portaittémoignage contre l’attentat qu’on allait faire.Voilà ce qu’on ne m’a pas pardonné.

Mais voici qui vous paraîtra bizarre. MonLivre attaque tous les Gouvernements, et iln’est proscrit dans aucun ! Il en établit un seul,il le propose en exemple, et c’est dans celui-là qu’il est brûlé ! N’est-il pas singulier que lesGouvernements attaqués se taisent, et que leGouvernement respecté sévisse ? Quoi ! LeMagistrat de Genève se fait le protecteur desautres Gouvernements contre le sien même !Il punit son propre Citoyen d’avoir préféré lesLois de son pays à toutes les autres ! Cela est-ilconcevable, et le croiriez-vous si vous ne l’eus-

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siez vu ? Dans tout le reste de l’Europe quel-qu’un s’est-il avisé de flétrir l’Ouvrage ? Non ;pas même l’État où il a été imprimé(112). Pasmême la France, où les Magistrats sont là-des-sus si sévères. Y a-t-on défendu le Livre ? Riende semblable : on n’a pas laissé d’abord en-trer l’édition de Hollande, mais on l’a contre-faite en France, et l’Ouvrage y court sans diffi-culté. C’était donc une affaire de commerce etnon de police : on préférait le profit du Librairede France au profit du Libraire étranger. Voilàtout.

Le Contrat Social n’a été brûlé nulle partqu’à Genève, où il n’a pas été imprimé ; le seulMagistrat de Genève y a trouvé des principesdestructifs de tous les Gouvernements. À la vé-rité, ce Magistrat n’a point dit quels étaient cesprincipes ; en cela je crois qu’il a fort prudem-ment fait.

L’effet des défenses indiscrètes est de n’êtrepoint observées et d’énerver la force de l’au-torité. Mon Livre est dans les mains de tout

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le monde à Genève ; et que n’est-il égalementdans tous les cœurs ! Lisez-le, Monsieur, ceLivre si décrié, mais si nécessaire ; vous y ver-rez partout la Loi mise au-dessus des hommes ;vous y verrez partout la liberté réclamée, maistoujours sous l’autorité des Lois, sans les-quelles la liberté ne peut exister, et sous les-quelles on est toujours libre, de quelque façonqu’on soit gouverné. Par là je ne fais pas, dit-on, ma cour aux Puissances. Tant pis pourelles ; car je fais leurs vrais intérêts, si elles sa-vaient les voir et les suivre. Mais les passionsaveuglent les hommes sur leur propre bien.Ceux qui soumettent les Lois aux passions hu-maines sont les vrais destructeurs des Gouver-nements voilà les gens qu’il faudrait punir.

Les fondements de l’état sont les mêmesdans tous les Gouvernements, et ces fonde-ments sont mieux posés dans mon Livre quedans aucun autre. Quand il s’agit ensuite decomparer les diverses formes de Gouverne-ment, on ne peut éviter de peser séparément

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les avantages et les inconvénients de chacun :c’est ce que je crois avoir fait avec impartialité.Tout balancé, j’ai donné la préférence au Gou-vernement de mon pays. Cela était naturel etraisonnable ; on m’aurait blâmé, si je ne l’eussepas fait. Mais je n’ai point donné d’exclusionaux autres Gouvernements ; au contraire, j’aimontré que chacun avait sa raison qui pouvaitle rendre préférable à tout autre, selon leshommes, les temps et les lieux. Ainsi, loin dedétruire tous les Gouvernements, je les ai tousétablis.

En parlant du Gouvernement monarchiqueen particulier, j’en ai bien fait valoir l’avantage,et je n’en ai pas non plus déguisé les défauts.Cela est, je pense, du droit d’un homme qui rai-sonne. Et quand je lui aurais donné l’exclusion,ce qu’assurément je n’ai pas fait, s’ensuivrait-ilqu’on dût m’en punir à Genève ? Hobbes a-t-ilété décrété dans quelque monarchie, parce queses principes sont destructifs de tout Gouver-nement républicain ? et fait-on le procès chez

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les rois aux Auteurs qui rejettent et déprimentles Républiques ? Le Droit n’est-il pas réci-proque ? et les Républicains ne sont-ils pasSouverains dans leur pays, comme les Rois lesont dans le leur ? Pour moi, je n’ai rejeté au-cun Gouvernement ; je n’en ai méprisé aucun.En les examinant, en les comparant, j’ai tenu labalance, et j’ai calculé les poids : je n’ai rien faitde plus.

On ne doit punir la raison nulle part, nimême le raisonnement ; cette punition prou-verait trop contre ceux qui l’imposeraient. LesReprésentants ont très bien établi que monLivre, où je ne sors pas de la thèse générale,n’attaquant point le Gouvernement de Genèveet imprimé hors du territoire, ne peut êtreconsidéré que dans le nombre de ceux quitraitent du Droit naturel et politique, sur les-quels les Lois ne donnent au Conseil aucunpouvoir, et qui se sont toujours vendus publi-quement dans la ville, quelque principe qu’ony avance, et quelque sentiment qu’on y sou-

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tienne. Je ne suis pas le seul qui, discutantpar abstraction des questions de politique, aitpu les traiter avec quelque hardiesse ; chacunne le fait pas, mais tout homme a droit de lefaire ; plusieurs usent de ce droit, et je suis leseul qu’on punisse pour en avoir usé. L’infor-tuné Sidney pensait comme moi, mais il agis-sait ; c’est pour son fait, et non pour son Livre,qu’il eut l’honneur de verser son sang. Althu-sius, en Allemagne, s’attira des ennemis ; maison ne s’avisa pas de le poursuivre criminel-lement. Locke, Montesquieu, l’abbé de Saint-Pierre, ont traité les mêmes matières, et sou-vent avec la même liberté tout au moins.Locke, en particulier, les a traitées exactementdans les mêmes principes que moi. Tous troissont nés sous des Rois, ont vécu tranquilles, etsont morts honorés dans leurs pays. Vous sa-vez comment j’ai été traité dans le mien.

Aussi soyez sûr que, loin de rougir de cesflétrissures, je m’en glorifie ; puisqu’elles neservent qu’à mettre en évidence le motif qui

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me les attire, et que ce motif n’est que d’avoirbien mérité de mon pays. La conduite duConseil envers moi m’afflige, sans doute, enrompant des nœuds qui m’étaient si chers.Mais peut-elle m’avilir ? Non, elle m’élève, elleme met au rang de ceux qui ont souffert pourla liberté. Mes Livres, quoi qu’on fasse, porte-ront toujours témoignage d’eux-mêmes ; et letraitement qu’ils ont reçu ne fera que sauverde l’opprobre ceux qui auront l’honneur d’êtrebrûlés après eux.

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SEPTIÈME LETTRE

VOUS m’aurez trouvé diffus, Monsieur ;mais il fallait l’être, et les sujets que j’avais àtraiter ne se discutent pas par des épigrammes.D’ailleurs ces sujets m’éloignent moins qu’il nesemble de celui qui vous intéresse. En parlantde moi, je pensais à vous ; et votre question te-nait si bien à la mienne, que l’une est déjà ré-solue avec l’autre ; il ne me reste que la consé-quence à tirer. Partout où l’innocence n’est pasen sûreté, rien n’y peut être ; partout où lesLois sont violées impunément, il n’y a plus deliberté.

Cependant comme on peut séparer l’intérêtd’un particulier de celui du public, vos idéessur ce point sont encore incertaines ; vous per-sistez à vouloir que je vous aide à les fixer.Vous demandez quel est l’état présent de votre

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République, et ce que doivent faire ses Ci-toyens ? Il est plus aisé de répondre à la pre-mière question qu’à l’autre.

Cette première question vous embarrassesûrement moins par elle-même que par les so-lutions contradictoires qu’on lui donne autourde vous. Des gens de très bon sens vousdisent : nous sommes le plus libre de tous lesPeuples ; et d’autres gens de très bon sens vousdisent : nous vivons sous le plus dur esclavage.Lesquels ont raison, me demandez-vous. Tous,Monsieur ; mais à différents égards : une dis-tinction très simple les concilie. Rien n’est pluslibre que votre état légitime ; rien n’est plusservile que votre état actuel.

Vos lois ne tiennent leur autorité que devous ; vous ne reconnaissez que celles quevous faites ; vous ne payez que les droits quevous imposez ; vous élisez les Chefs qui vousgouvernent ; ils n’ont droit de vous juger quepar des formes prescrites. En Conseil généralvous êtes Législateurs, Souverains, indépen-

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dants de toute puissance humaine ; vous ra-tifiez les traités, vous décidez de la paix etde la guerre ; vos Magistrats eux-mêmes voustraitent de Magnifiques, très honorés et souve-rains Seigneurs. Voilà votre liberté : voici votreservitude.

Le Corps chargé de l’exécution de vos Loisen est l’interprète et l’arbitre suprême ; il lesfait parler comme il lui plaît ; il peut les fairetaire ; il peut même les violer, sans que vouspuissiez y mettre ordre ; il est au-dessus desLois.

Les Chefs que vous élisez ont, indépendam-ment de votre choix, d’autres pouvoirs qu’ilsne tiennent pas de vous, et qu’ils étendent auxdépens de ceux qu’ils en tiennent. Limités dansvos élections à un petit nombre d’hommes,tous dans les mêmes principes et tous animésdu même intérêt, vous faites avec un grand ap-pareil un choix de peu d’importance. Ce quiimporterait dans cette affaire, serait de pouvoirrejeter tous ceux entre lesquels on vous force

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de choisir. Dans une élection libre en appa-rence, vous êtes si gênés de toutes parts, quevous ne pouvez pas même élire un premierSyndic ni un Syndic de la Garde : le Chef de laRépublique et le Commandant de la Place nesont pas à votre choix.

Si l’on n’a pas le droit de mettre sur vousde nouveaux impôts, vous n’avez pas celui derejeter les vieux. Les finances de l’État sontsur un tel pied, que sans votre concours, ellespeuvent suffire à tout. On n’a donc jamais be-soin de vous ménager dans cette vue, et vosdroits à cet égard se réduisent à être exemptsen partie et à n’être jamais nécessaires.

Les procédures qu’on doit suivre en vousjugeant, sont prescrites ; mais quand le Conseilveut ne les pas suivre, personne ne peut l’ycontraindre, ni l’obliger à réparer les irrégula-rités qu’il commet. Là-dessus je suis qualifiépour faire preuve, et vous savez si je suis leseul.

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En Conseil général votre Souveraine puis-sance est enchaînée : vous ne pouvez agir quequand il plaît à vos Magistrats, ni parler quequand ils vous interrogent. S’ils veulent mêmene point assembler de Conseil général, votreautorité, votre existence est anéantie, sans quevous puissiez leur opposer que de vains mur-mures, qu’ils sont en possession de mépriser.

Enfin, si vous êtes Souverains Seigneursdans l’assemblée, en sortant de là vous n’êtesplus rien. Quatre heures par an Souverains su-bordonnés, vous êtes Sujets le reste de la vie,et livrés sans réserve à la discrétion d’autrui.

Il vous est arrivé, Messieurs, ce qui arrive àtous les Gouvernements semblables au vôtre.D’abord la puissance législative et la puissanceexécutive qui constituent la Souveraineté, n’ensont pas distinctes. Le Peuple Souverain veutpar lui-même, et par lui-même il fait ce qu’ilveut. Bientôt l’incommodité de ce concours detous à toute chose, force le Peuple Souverainde charger quelques-uns de ses membres

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d’exécuter ses volontés. Ces Officiers, aprèsavoir rempli leur commission, en rendentcompte, et rentrent dans la commune égalité.Peu à peu ces commissions deviennent fré-quentes, enfin permanentes. Insensiblement ilse forme un corps qui agit toujours. Un corpsqui agit toujours ne peut pas rendre comptede chaque acte ; il ne rend plus compte quedes principaux ; bientôt il vient à bout de n’enrendre d’aucun. Plus la puissance qui agit estactive, plus elle énerve la puissance qui veut.La volonté d’hier est censée être aussi celled’aujourd’hui ; au lieu que l’acte d’hier ne dis-pense pas d’agir aujourd’hui. Enfin l’inactionde la puissance qui veut, la soumet à la puis-sance qui exécute : celle-ci rend peu à peu sesactions indépendantes, bientôt ses volontés :au lieu d’agir pour la puissance qui veut, elleagit sur elle. Il ne reste alors dans l’État qu’unepuissance agissante, c’est l’exécutive. La puis-sance exécutive n’est que la force ; et où règnela seule force, l’État est dissous. Voilà, Mon-

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sieur, comment périssent à la fin tous les ÉtatsDémocratiques.

Parcourez les annales du vôtre, depuis letemps où vos Syndics, simples Procureurs éta-blis par la Communauté pour vaquer à telle outelle affaire, lui rendaient compte de leur com-mission le chapeau bas, et rentraient à l’instantdans l’ordre des Particuliers, jusqu’à celui oùces mêmes Syndics, dédaignant les droits deChefs et de Juges qu’ils tiennent de leur élec-tion, leur préfèrent le pouvoir arbitraire d’uncorps dont la Communauté n’élit point lesmembres, et qui s’établit au-dessus d’ellecontre les Lois : suivez les progrès qui séparentces deux termes ; vous connaîtrez à quel pointvous en êtes, et par quels degrés vous y êtesparvenus.

Il y a deux siècles qu’un Politique auraitpu prévoir ce qui vous arrive. Il aurait dit :l’Institution que vous formez est bonne pourle présent, et mauvaise pour l’avenir ; elle estbonne pour établir la liberté publique, mau-

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vaise pour la conserver ; et ce qui fait main-tenant votre sûreté, sera dans peu la matièrede vos chaînes. Ces trois corps qui rentrent tel-lement l’un dans l’autre, que du moindre dé-pend l’activité du plus grand, sont en équilibretant que l’action du plus grand est nécessaireet que la Législation ne peut se passer du Lé-gislateur. Mais quand une fois l’établissementsera fait, le corps qui l’a formé manquant depouvoir pour le maintenir, il faudra qu’il tombeen ruine, et ce seront vos Lois mêmes qui cau-seront votre destruction. Voilà précisément cequi vous est arrivé. C’est, sauf la disproportion,la chute du Gouvernement Polonais par l’ex-trémité contraire. La constitution de la Répu-blique de Pologne n’est bonne que pour unGouvernement où il n’y a plus rien à faire. Lavôtre, au contraire, n’est bonne qu’autant quele Corps législatif agit toujours.

Vos Magistrats ont travaillé de tous lestemps, et sans relâche, à faire passer le pouvoirsuprême du Conseil général au petit Conseil

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par la gradation du Deux-Cent ; mais leurs ef-forts ont eu des effets différents, selon la ma-nière dont ils s’y sont pris. Presque toutes leursentreprises d’éclat ont échoué, parce qu’alorsils ont trouvé de la résistance, et que, dansun État tel que le vôtre, la résistance publiqueest toujours sûre, quand elle est fondée sur lesLois.

La raison de ceci est évidente. Dans toutÉtat la Loi parle où parle le Souverain. Or dansune Démocratie où le Peuple est Souverain,quand les divisions intestines suspendenttoutes les formes et font taire toutes les auto-rités, la sienne seule demeure ; et où se portealors le plus grand nombre, là réside la Loi etl’autorité.

Que si les Citoyens et Bourgeois réunis nesont pas le Souverain, les Conseils, sans les Ci-toyens et Bourgeois le sont beaucoup moinsencore, puisqu’ils n’en font que la moindre par-tie en quantité. Sitôt qu’il s’agit de l’autorité su-prême, tout rentre à Genève dans l’égalité, se-

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lon les termes de l’Édit. Que tous soient contentsen degré de Citoyens et Bourgeois, sans vouloirse préférer et s’attribuer quelque autorité et Sei-gneurie par-dessus les autres. Hors du Conseilgénéral, il n’y a point d’autre Souverain que laLoi ; mais quand la Loi même est attaquée parses Ministres, c’est au Législateur à la soutenir.Voilà ce qui fait que, partout où règne une véri-table liberté, dans les entreprises marquées lePeuple a presque toujours l’avantage.

Mais ce n’est pas par des entreprises mar-quées que vos Magistrats ont amené les chosesau point où elles sont ; c’est par des effortsmodérés et continus, par des changementspresque insensibles dont vous ne pouviez pré-voir la conséquence, et qu’à peine même pou-viez-vous remarquer. Il n’est pas possible auPeuple de se tenir sans cesse en garde contretout ce qui se fait, et cette vigilance lui tour-nerait même à reproche. On l’accuserait d’êtreinquiet et remuant, toujours prêt à s’alarmersur des riens. Mais de ces riens-là sur lesquels

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on se tait, le Conseil sait avec le temps fairequelque chose. Ce qui se passe actuellementsous vos yeux en est la preuve.

Toute l’autorité de la République résidedans les Syndics qui sont élus dans le Conseilgénéral. Ils y prêtent serment parce qu’il estleur seul Supérieur, et ils ne le prêtent quedans ce Conseil, parce que c’est à lui seul qu’ilsdoivent compte de leur conduite, de leur fidé-lité à remplir le serment qu’ils y ont fait. Ilsjurent de rendre bonne et droite justice ; ilssont les seuls Magistrats qui jurent cela danscette assemblée, parce qu’ils sont les seuls àqui ce droit soit conféré par le Souverain(113),et qui l’exercent sous sa seule autorité. Dansle jugement public des criminels ils jurent en-core seuls devant le Peuple, en se levant(114)

et haussant leurs bâtons, d’avoir fait droit juge-ment, sans haine ni faveur, priant Dieu de les pu-nir s’ils ont fait au contraire ; et jadis les sen-tences criminelles se rendaient en leur nomseul, sans qu’il fût fait mention d’autre Conseil

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que de celui des Citoyens, comme on le voitpar la sentence de Morelli ci-devant trans-crites, et par celle de Valentin Gentil, rapportéedans les Opuscules de Calvin.

Or vous sentez bien que cette puissance ex-clusive, ainsi reçue immédiatement du Peuple,gêne beaucoup les prétentions du Conseil. Ilest donc naturel que pour se délivrer de cettedépendance il tâche d’affaiblir peu à peu l’au-torité des Syndics, de fondre dans le Conseil lajuridiction qu’ils ont reçue, et de transmettreinsensiblement à ce Corps permanent, dont lePeuple n’élit point les membres, le pouvoirgrand, mais passager, des Magistrats qu’il élit.Les Syndics eux-mêmes, loin de s’opposer à cechangement, doivent aussi le favoriser, parcequ’ils sont Syndics seulement tous les quatreans, et qu’ils peuvent même ne pas l’être ; aulieu que, quoi qu’il arrive, ils sont Conseillerstoute leur vie, le Grabeau n’étant plus qu’unvain cérémonial(115).

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Cela gagné, l’élection des Syndics devien-dra de même une cérémonie tout aussi vaineque l’est déjà la tenue des Conseils généraux,et le petit Conseil verra fort paisiblement lesexclusions ou préférences que le Peuple peutdonner pour le Syndicat à ses membres,lorsque tout cela ne décidera plus de rien.

Il a d’abord, pour parvenir à cette fin, ungrand moyen dont le Peuple ne peutconnaître : c’est la police intérieure du Conseil,dont, quoique réglée par les Édits, il peut diri-ger la forme à son gré(116), n’ayant aucun sur-veillant qui l’en empêche ; car, quant au Procu-reur-Général, on doit en ceci le compter pourrien(117). Mais cela ne suffit pas encore : il fautaccoutumer le Peuple même à ce transport dejuridiction. Pour cela on ne commence pas parériger dans d’importantes affaires des Tribu-naux composés de seuls Conseillers, mais onen érige d’abord de moins remarquables surdes objets peu intéressants. On fait ordinaire-ment présider ces Tribunaux par un Syndic au-

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quel on substitue quelquefois un ancien Syn-dic, puis un Conseiller, sans que personne yfasse attention ; on répète sans bruit cette ma-nœuvre jusqu’à ce qu’elle fasse usage : on latransporte au criminel. Dans une occasion plusimportante on érige un Tribunal pour juger desCitoyens. À la faveur de la Loi des récusations,on fait présider ce Tribunal par un Conseiller.Alors le Peuple ouvre les yeux et murmure. Onlui dit : de quoi vous plaignez-vous ? voyez lesexemples ; nous n’innovons rien.

Voilà, Monsieur, la politique de vos Magis-trats. Ils font leurs innovations peu à peu, len-tement, sans que personne en voie la consé-quence ; et quand enfin l’on s’en aperçoit etqu’on y veut porter remède, ils crient qu’onveut innover.

Et voyez, en effet, sans sortir de cetexemple, ce qu’ils ont dit à cette occasion. Ilss’appuyaient sur la Loi des récusations ; on leurrépond : la loi fondamentale de l’État veut queles Citoyens ne soient jugés que par leurs Syn-

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dics. Dans la concurrence de ces deux Loiscelle-ci doit exclure l’autre ; en pareil cas pourles observer toutes deux on devrait plutôt élireun Syndic ad actum. À ce mot, tout est perdu !Un Syndic ad actum ! innovation ! Pour moi,je ne vois rien là de si nouveau qu’ils disent :si c’est le mot, on s’en sert tous les ans auxélections ; et si c’est la chose, elle est encoremoins nouvelle, puisque les premiers Syndicsqu’ait eu la ville n’ont été Syndics qu’ad actum.Lorsque le Procureur-Général est récusable,n’en faut-il pas un autre ad actum pour faire sesfonctions ; et les adjoins tirés du Deux-Centpour remplir les Tribunaux, que sont-ils autrechose que des Conseillers ad actum ? Quandun nouvel abus s’introduit, ce n’est point inno-ver que d’y proposer un nouveau remède ; aucontraire, c’est chercher à rétablir les chosessur l’ancien pied. Mais ces Messieurs n’aimentpoint qu’on fouille ainsi dans les antiquités deleur Ville ; ce n’est que dans celles de Carthageet de Rome qu’ils permettent de chercher l’ex-plication de vos Lois.

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Je n’entreprendrai point le parallèle decelles de leurs entreprises qui ont manqué etde celles qui ont réussi : quand il y aurait com-pensation dans le nombre, il n’y en aurait pointdans l’effet total. Dans une entreprise exécutéeils gagnent des forces ; dans une entreprisemanquée ils ne perdent que du temps. Vous, aucontraire, qui ne cherchez et ne pouvez cher-cher qu’à maintenir votre constitution, quandvous perdez, vos pertes sont réelles ; et quandvous gagnez, vous ne gagnez rien. Dans unprogrès de cette espèce, comment espérer derester au même point ?

De toutes les époques qu’offre à méditerl’histoire instructive de votre Gouvernement,la plus remarquable par sa cause et la plus im-portante par son effet, est celle qui a produit lerèglement de la Médiation. Ce qui donna lieuprimitivement à cette célèbre époque, fut uneentreprise indiscrète, faite hors de temps parvos Magistrats. Ils avaient doucement usurpéle droit de mettre des impôts. Avant d’avoir as-

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sez affermi leur puissance, ils voulurent abuserde ce droit. Au lieu de réserver ce coup pourle dernier, l’avidité le leur fit porter avant lesautres, et précisément après une commotionqui n’était pas bien assoupie. Cette faute en at-tira de plus grandes, difficiles à réparer. Com-ment de si fins politiques ignoraient-ils unemaxime aussi simple que celle qu’ils cho-quèrent en cette occasion ? Par tout pays lepeuple ne s’aperçoit qu’on attente à sa libertéque lorsqu’on attente à sa bourse ; ce qu’aussiles usurpateurs adroits se gardent bien de faire,que tout le reste ne soit fait. Ils voulurent ren-verser cet ordre, et s’en trouvèrent mal(118).Les suites de cette affaire produisirent les mou-vements de 1734, et l’affreux complot qui enfut le fruit.

Ce fut une seconde faute pire que la pre-mière. Tous les avantages du temps sont poureux ; ils se les ôtent dans les entreprisesbrusques, et mettent la machine dans le cas dese remonter tout d’un coup : c’est ce qui faillit

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arriver dans cette affaire. Les événements quiprécédèrent la Médiation, leur firent perdre unsiècle, et produisirent un autre effet défavo-rable pour eux. Ce fut d’apprendre à l’Europeque cette Bourgeoisie qu’ils avaient voulu dé-truire, et qu’ils peignaient comme une popu-lace effrénée, savait garder dans ses avantagesla modération qu’ils ne connurent jamais dansles leurs.

Je ne dirai pas si ce recours à la Médiationdoit être compté comme une troisième faute.Cette Médiation fut ou parut offerte ; si cetteoffre fut réelle ou sollicitée, c’est ce que je nepuis ni ne veux pénétrer : je sais seulement quetandis que vous couriez le plus grand dangertout garda le silence, et que ce silence ne futrompu que quand le danger passa dans l’autreparti. Du reste, je veux d’autant moins imputerà vos Magistrats d’avoir imploré la Médiation,qu’oser même en parler est à leurs yeux le plusgrand des crimes.

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Un Citoyen se plaignant d’un emprisonne-ment illégal, injuste et déshonorant, demandaitcomment il fallait s’y prendre pour recourir àla garantie. Le Magistrat auquel il s’adressaitosa lui répondre que cette seule propositionméritait la mort. Or, vis-à-vis du Souverain, lecrime serait aussi grand, et plus grand peut-être, de la part du Conseil que de la part d’unsimple particulier ; et je ne vois pas où l’on enpeut trouver un digne de mort dans un secondrecours, rendu légitime par la garantie qui futl’effet du premier.

Encore un coup, je n’entreprends point dediscuter une question si délicate à traiter et sidifficile à résoudre. J’entreprends simplementd’examiner, sur l’objet qui nous occupe, l’étatde votre Gouvernement, fixé ci-devant par lerèglement des Plénipotentiaires, mais dénaturémaintenant par les nouvelles entreprises devos Magistrats. Je suis obligé de faire un longcircuit pour aller à mon but ; mais daignez mesuivre, et nous nous retrouverons bien.

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Je n’ai point la témérité de vouloir critiquerce règlement ; au contraire, j’en admire la sa-gesse, et j’en respecte l’impartialité. J’y croisvoir les intentions les plus droites et les dis-positions les plus judicieuses. Quand on saitcombien de choses étaient contre vous dans cemoment critique, combien vous aviez de préju-gés à vaincre, quel crédit à surmonter, que defaux exposés à détruire ; quand on se rappelleavec quelle confiance vos adversaires comp-taient vous écraser par les mains d’autrui, l’onne peut qu’honorer le zèle, la constance et lestalents de vos défenseurs, l’équité des Puis-sances médiatrices, et l’intégrité des Plénipo-tentiaires qui ont consommé cet ouvrage depaix.

Quoi qu’on en puisse dire, l’Édit de la Mé-diation a été le salut de la République ; etquand on ne l’enfreindra pas, il en sera laconservation. Si cet Ouvrage n’est pas parfaiten lui-même, il l’est relativement ; il l’est quantaux temps, aux lieux, aux circonstances ; il est

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le meilleur qui vous pût convenir. Il doit vousêtre inviolable et sacré par prudence, quandil ne le serait pas par nécessité ; et vous n’endevriez pas ôter une ligne, quand vous seriezles maîtres de l’anéantir. Bien plus, la raisonmême qui le rend nécessaire, le rend néces-saire dans son entier. Comme tous les articlesbalancés forment l’équilibre, un seul article al-téré le détruit. Plus le règlement est utile, plusil serait nuisible ainsi mutilé. Rien ne seraitplus dangereux que plusieurs articles pris sé-parément et détachés du corps qu’ils affer-missent. Il vaudrait mieux que l’édifice fût raséqu’ébranlé. Laissez ôter une seule pierre de lavoûte, et vous serez écrasés sous ses ruines.

Rien n’est plus facile à sentir par l’examendes articles dont le Conseil se prévaut, et deceux qu’il veut éluder. Souvenez-vous, Mon-sieur, de l’esprit dans lequel j’entreprends cetexamen. Loin de vous conseiller de toucher àl’Édit de la Médiation, je veux vous faire sen-tir combien il vous importe de n’y laisser por-

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ter nulle atteinte. Si je parais critiquer quelquesarticles, c’est pour montrer de quelle consé-quence il serait d’ôter ceux qui les rectifient.Si je parais proposer des expédients qui ne s’yrapportent pas, c’est pour montrer la mauvaisefoi de ceux qui trouvent des difficultés insur-montables où rien n’est plus aisé que de leverces difficultés. Après cette explication j’entreen matière sans scrupule, bien persuadé que jeparle à un homme trop équitable pour me prê-ter un dessein tout contraire au mien.

Je sens bien que si je m’adressais aux étran-gers, il conviendrait, pour me faire entendre,de commencer par un tableau de votre consti-tution ; mais ce tableau se trouve déjà tracésuffisamment pour eux dans l’article Genève deM. d’Alembert, et un exposé plus détaillé seraitsuperflu pour vous qui connaissez vos Lois po-litiques mieux que moi-même, ou qui du moinsen avez vu le jeu de plus près. Je me bornedonc à parcourir les articles du règlement qui

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tiennent à la question présente, et qui peuventle mieux en fournir la solution.

Dès le premier je vois votre Gouvernementcomposé de cinq ordres subordonnés, mais in-dépendants, c’est-à-dire, existants nécessaire-ment, dont aucun ne peut donner atteinte auxdroits et attributs d’un autre ; et dans ces cinqordres je vois compris le Conseil général. Dèslà je vois dans chacun des cinq une portionparticulière du Gouvernement ; mais je n’yvois point la Puissance constitutive qui les éta-blit, qui les lie, et de laquelle ils dépendenttous : je n’y vois point le Souverain. Or danstout État politique il faut une Puissance su-prême ; un centre où tout se rapporte, un prin-cipe d’où tout dérive, un Souverain qui puissetout.

Figurez-vous, Monsieur, que quelqu’un,vous rendant compte de la constitution del’Angleterre vous parle ainsi. « Le Gouverne-ment de la Grande-Bretagne est composé dequatre Ordres dont aucun ne peut attenter aux

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droits et attributions des autres : savoir, le Roi,la Chambre haute, la Chambre basse, et le Par-lement. » Ne diriez-vous pas à l’instant ? vousvous trompez : il n’y a que trois Ordres. Le Par-lement qui, lorsque le Roi y siège, les com-prend tous, n’en est pas un quatrième : il est letout ; il est le pouvoir unique et suprême du-quel chacun tire son existence et ses droits.Revêtu de l’autorité législative, il peut changermême la Loi fondamentale en vertu de laquellechacun de ces ordres existe ; il le peut, et, deplus, il l’a fait.

Cette réponse est juste : l’application en estclaire ; et cependant il y a encore cette diffé-rence, que le Parlement d’Angleterre n’est Sou-verain qu’en vertu de la Loi et seulement parattribution et députation : au lieu que leConseil général de Genève n’est établi ni dépu-té de personne ; il est souverain de son proprechef ; il est la Loi vivante et fondamentale quidonne vie et force à tout le reste, et qui neconnaît d’autres droits que les siens. Le Conseil

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général n’est pas un ordre dans l’État ; il estl’État même.

L’Article second porte que les Syndics nepourront être pris que dans le Conseil desVingt-cinq. Or les Syndics sont des Magistratsannuels que le peuple élit et choisit, non seule-ment pour être ses Juges, mais pour être sesProtecteurs au besoin contre les membres per-pétuels des Conseils, qu’il ne choisit pas(119).

L’effet de cette restriction dépend de la dif-férence qu’il y a entre l’autorité des membresdu Conseil et celle des Syndics. Car si la dif-férence n’est très grande, et qu’un Syndic n’es-time plus son autorité annuelle, comme Syn-dic, que son autorité perpétuelle commeConseiller, cette élection lui sera presque in-différente ; il fera peu pour l’obtenir, et ne ferarien pour la justifier. Quand tous les membresdu Conseil animés du même esprit suivront lesmêmes maximes, le peuple, sur une conduitecommune à tous ne pouvant donner d’exclu-sion à personne, ni choisir que des Syndics dé-

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jà Conseillers, loin de s’assurer par cette élec-tion des Patrons contre les attentats duConseil, ne fera que donner au Conseil de nou-velles forces pour opprimer la liberté.

Quoique ce même choix, eût lieu pour l’or-dinaire dans l’origine de l’institution, tant qu’ilfut libre il n’eut pas la même conséquence.Quand le Peuple nommait les Conseillers lui-même, ou quand il les nommait indirectementpar les Syndics qu’il avait nommés, il lui étaitindifférent, et même avantageux, de choisir sesSyndics parmi des Conseillers déjà de sonchoix(120) ; et il était sage alors de préférerdes chefs déjà versés dans les affaires : maisune considération plus importante eût dû l’em-porter aujourd’hui sur celle-là ; tant il est vraiqu’un même usage a des effets différents parles changements des usages qui s’y rapportent,et qu’en cas pareil c’est innover que n’innoverpas !

L’Article III du Règlement est plus considé-rable. Il traite du Conseil général légitimement

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assemblé : il en traite pour fixer les droits et at-tributions qui lui sont propres, et il lui en rendplusieurs que les Conseils inférieurs avaientusurpés. Ces droits en totalité sont grands etbeaux, sans doute : mais premièrement ils sontspécifiés, et par cela seul limités ; ce qu’onpose exclut ce qu’on ne pose pas, et même lemot limités est dans l’article. Or il est de l’es-sence de la puissance Souveraine de ne pou-voir être limitée : elle peut tout, ou elle n’estrien. Comme elle contient éminemment toutesles puissances actives de l’État et qu’il n’existeque par elle, elle n’y peut reconnaître d’autresdroits que les siens et ceux qu’elle commu-nique. Autrement les possesseurs de ces droitsne feraient point partie du corps politique ; ilslui seraient étrangers par ces droits qui ne se-raient pas en lui, et la personne morale man-quant d’unité, s’évanouirait.

Cette limitation même est positive en ce quiconcerne les Impôts. Le Conseil Souverain lui-même n’a pas le droit d’abolir ceux qui étaient

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établis avant 1714. Le voilà donc à cet égardsoumis à une puissance supérieure. Quelle estcette Puissances ?

Le pouvoir Législatif consiste en deuxchoses inséparables : faire les Lois et les main-tenir ; c’est-à-dire, avoir inspection sur le pou-voir exécutif. Il n’y a point d’État au monde oùle Souverain n’ait cette inspection. Sans celatoute liaison, toute subordination manquantentre ces deux pouvoirs, le dernier ne dépen-drait point de l’autre ; l’exécution n’aurait au-cun rapport nécessaire aux Lois ; la Loi ne se-rait qu’un mot, et ce mot ne signifierait rien.Le Conseil général eut de tout temps ce droitde protection sur son propre ouvrage, il l’a tou-jours exercé. Cependant il n’en est point parlédans cet article, et s’il n’y était suppléé dans unautre, par ce seul silence votre État serait ren-versé. Ce point est important, et j’y reviendraici-après.

Si vos droits sont bornés d’un côté danscet article, ils y sont étendus de l’autre par

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les paragraphes 3 et 4 : mais cela fait-il com-pensation ? Par les principes établis dans leContrat Social, on voit que malgré l’opinioncommune, les alliances d’État à État, les dé-clarations de Guerre et les traités de paix nesont pas des actes de Souveraineté, mais deGouvernement, et ce sentiment est conforme àl’usage des Nations qui ont le mieux connu lesvrais principes du Droit politique. L’exerciceextérieur de la Puissance ne convient point auPeuple ; les grandes maximes d’État ne sontpas à sa portée ; il doit s’en rapporter là-dessusà ses chefs qui, toujours plus éclairés que luisur ce point, n’ont guère intérêt à faire au-dehors des traités désavantageux à la patrie ;l’ordre veut qu’il leur laisse tout l’éclat exté-rieur, et qu’il s’attache uniquement au solide.Ce qui importe essentiellement à chaque Ci-toyen, c’est l’observation des Lois au-dedans,la propriété des biens, la sûreté des particu-liers. Tant que tout ira bien sur ces trois points,laissez les Conseils négocier et traiter avecl’étranger ; ce n’est pas de là que viendront

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vos dangers les plus à craindre. C’est autourdes individus qu’il faut rassembler les droitsdu Peuple ; et quand on peut l’attaquer sépa-rément, on le subjugue toujours. Je pourraisalléguer la sagesse des Romains, qui, laissantau Sénat un grand pouvoir au-dehors, le for-çaient dans la Ville à respecter le dernier Ci-toyen ; mais n’allons pas si loin chercher desmodèles. Les Bourgeois de Neuchâtel se sontconduits bien plus sagement sous leurs Princesque vous sous vos Magistrats(121). Ils ne fontni la paix ni la guerre, ils ne ratifient pointles traités, mais ils jouissent en sûreté de leursfranchises ; et comme la Loi n’a point présuméque dans une petite Ville un petit nombred’honnêtes Bourgeois seraient des scélérats,on ne réclame point dans leurs murs, on n’yconnaît pas même l’odieux droit d’emprisonnersans formalités. Chez vous on s’est toujourslaissé séduire à l’apparence, et l’on a négligél’essentiel. On s’est trop occupé du Conseil gé-néral, et pas assez de ses membres : il fallait

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moins songer à l’autorité, et plus à la liberté.Revenons aux Conseils généraux.

Outre les limitations de l’Article III, les Ar-ticles V et VI en offrent de bien plus étranges :un Corps souverain, qui ne peut ni se former, niformer aucune opération de lui-même, et sou-mis absolument quant à son activité et quantaux matières qu’il traite, à des tribunaux subal-ternes. Comme ces Tribunaux n’approuverontcertainement pas des propositions qui leur se-raient en particulier préjudiciables, si l’intérêtde l’État se trouve en conflit avec le leur, ledernier a toujours la préférence, parce qu’iln’est permis au Législateur de connaître que dece qu’ils ont approuvé.

À force de tout soumettre à la règle, on dé-truit la première des règles, qui est la justice etle bien public. Quand les hommes sentiront-ilsqu’il n’y a point de désordre aussi funeste quele pouvoir arbitraire, avec lequel ils pensenty remédier ? Ce pouvoir est lui-même le pirede tous les désordres. Employer un tel moyen

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pour les prévenir, c’est tuer les gens afin qu’ilsn’aient pas la fièvre.

Une grande Troupe formée en tumulte peutfaire beaucoup de mal. Dans une assembléenombreuse, quoique régulière, si chacun peutdire et proposer ce qu’il veut, on perd bien dutemps à écouter des folies, et l’on peut être endanger d’en faire. Voilà des vérités incontes-tables ; mais est-ce prévenir l’abus d’une ma-nière raisonnable, que de faire dépendre cetteassemblée uniquement de ceux qui voudraientl’anéantir, et que nul n’y puisse rien proposerque ceux qui ont le plus grand intérêt de luinuire ? Car, Monsieur, n’est-ce pas exactementlà l’état des choses, et y a-t-il un seul Genevoisqui puisse douter que si l’existence du Conseilgénéral dépendait tout-à-fait du petit Conseil,le Conseil général ne fût pour jamais suppri-mé ?

Voilà pourtant le Corps qui seul convoqueces assemblées, et qui seul y propose ce qu’illui plaît : car pour le Deux-Cent, il ne fait que

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répéter les ordres du petit Conseil, et quandune fois celui-ci sera délivré du Conseil gé-néral, le Deux-Cent ne l’embarrassera guère ;il ne fera que suivre avec lui la route qu’il afrayée avec vous.

Or, qu’ai-je à craindre d’un supérieur in-commode dont je n’ai jamais besoin, qui nepeut se montrer que quand je le lui permets, nirépondre que quand je l’interroge ? Quand jel’ai réduit à ce point, ne puis-je pas m’en regar-der comme délivré ?

Si l’on dit que la Loi de l’État a prévenul’abolition des Conseils généraux en les ren-dant nécessaires à l’élection des Magistrats età la sanction des nouveaux Édits ; je réponds,quant au premier point, que toute la force duGouvernement étant passée des mains des Ma-gistrats élus par le Peuple dans celles du petitConseil qu’il n’élit point et d’où se tirent lesprincipaux de ces Magistrats, l’élection et l’as-semblée où elle se fait ne sont plus qu’unevaine formalité sans consistance, et que des

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Conseils généraux tenus pour cet unique objetpeuvent être regardés comme nuls. Je répondsencore que par le tour que prennent les choses,il serait même aisé d’éluder cette Loi sans quele cours des affaires en fût arrêté : car suppo-sons que, soit par la rejection de tous les su-jets présentés, soit sous d’autres prétextes, onne procède point à l’élection des Syndics, leConseil, dans lequel leur juridiction se fond in-sensiblement, ne l’exercera-t-il pas à leur dé-faut, comme il l’exerce dès à présent indépen-damment d’eux ? N’ose-t-on pas déjà vous direque le petit Conseil, même sans les Syndics,est le Gouvernement ? Donc, sans les Syndics,l’État n’en sera pas moins gouverné. Et quantaux nouveaux Édits, je réponds qu’ils ne serontjamais assez nécessaires pour qu’à l’aide desanciens et de ses usurpations, ce mêmeConseil ne trouve aisément le moyen d’y sup-pléer. Qui se met au-dessus des anciennes Loi,peut bien se passer des nouvelles.

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Toutes les mesures sont prises pour que vosAssemblées générales ne soient jamais néces-saires. Non seulement le Conseil périodiqueinstitué ou plutôt rétabli(122) l’an 1707, n’a ja-mais été tenu qu’une fois et seulement pourl’abolir(123) ; mais par le paragraphe 5 du troi-sième article du règlement, il a été pourvu sansvous et pour toujours aux frais de l’administra-tion. Il n’y a que le seul cas chimérique d’uneguerre indispensable, où le Conseil généraldoive absolument être convoqué.

Le petit Conseil pourrait donc supprimerabsolument les Conseils généraux sans autreinconvénient que de s’attirer quelques repré-sentations qu’il est en possession de rebuter,ou d’exciter quelques vains murmures qu’ilpeut mépriser sans risque ; car, par les Ar-ticles VII, XXIII, XXIV, XXV, XLIII, toute espècede résistance est défendue en quelque cas quece puisse être, et les ressources qui sont horsde la constitution n’en font pas partie et n’encorrigent pas les défauts.

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Il ne le fait pas toutefois, parce qu’au fondcela lui est très indifférent, et qu’un simulacrede liberté fait endurer plus patiemment la ser-vitude. Il vous amuse à peu de frais, soit pardes élections sans conséquence, quant au pou-voir qu’elles conférent et quant au choix dessujets élus, soit par des Lois qui paraissent im-portantes, mais qu’il a soin de rendre vaines,en ne les observant qu’autant qu’il lui plaît.

D’ailleurs on ne peut rien proposer dans cesassemblées, on n’y peut rien discuter, on n’ypeut délibérer sur rien. Le petit Conseil y pré-side, et par lui-même, et par les Syndics quin’y portent que l’esprit du Corps. Là mêmeil est Magistrat encore et maître de son Sou-verain. N’est-il pas contre toute raison que lecorps exécutif règle la police du corps Législa-tif, qu’il lui prescrive les matières dont il doitconnaître, qu’il lui interdise le droit d’opiner, etqu’il exerce sa puissance absolue jusque dansles actes faits pour la contenir ?

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Qu’un Corps si nombreux(124) ait besoinde police et d’ordre, je l’accorde : mais quecette police et cet ordre ne renversent pas lebut de son institution ! Est-ce donc une choseplus difficile d’établir la règle sans servitudeentre quelques centaines d’hommes naturel-lement graves et froids, qu’elle ne l’était àAthènes, dont on nous parle, dans l’assembléede plusieurs milliers de Citoyens emportés,bouillants, et presque effrénés ; qu’elle nel’était dans la Capitale du monde, où le Peupleen corps exerçait en partie la Puissance exécu-tive ; et qu’elle ne l’est aujourd’hui même dansle grand Conseil de Venise, aussi nombreuxque votre Conseil général ? On se plaint del’impolice qui règne dans le Parlement d’Angle-terre ; et toutefois dans ce Corps composé deplus de sept cents membres, où se traitent de sigrandes affaires, où tant d’intérêts se croisent,où tant de cabales se forment, où tant de têtess’échauffent, où chaque membre a le droit deparler, tout se fait, tout s’expédie, cette grandeMonarchie va son train : et chez vous où les

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intérêts sont si simples, si peu compliqués, oùl’on n’a, pour ainsi dire, à régler que les affairesd’une famille, on vous fait peur des oragescomme si tout allait renverser ! Monsieur, lapolice de votre Conseil général est la chosedu monde la plus facile ; qu’on veuille sincère-ment l’établir pour le bien public, alors tout ysera libre, et tout s’y passera plus tranquille-ment qu’aujourd’hui.

Supposons que dans le Règlement on eûtpris la méthode opposée à celle qu’on a suivie ;qu’au lieu de fixer les Droits du Conseil généralon eût fixé ceux des autres Conseils, ce qui parlà même eût montré les siens ; convenez qu’oneût trouvé dans le seul petit Conseil un assem-blage de pouvoirs bien étrange pour un Étatlibre et démocratique, dans des chefs que lepeuple ne choisit point et qui restent en placetoute leur vie.

D’abord l’union de deux choses partoutailleurs incompatibles : savoir l’administrationdes affaires de l’État, et l’exercice suprême de

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la justice sur les biens, la vie et l’honneur desCitoyens.

Un Ordre, le dernier de tous par son rang etle premier par sa puissance.

Un Conseil inférieur, sans lequel tout estmort dans la République ; qui propose seul, quidécide le premier, et dont la seule voix, mêmedans son propre fait, permet à ses Supérieursd’en avoir une.

Un Corps qui reconnaît l’autorité d’unautre, et qui seul a la nomination des membresde ce Corps auquel il est subordonné.

Un Tribunal suprême duquel on appelle ; oubien, au contraire, un Juge inférieur qui pré-side dans les Tribunaux supérieurs au sien.

Qui, après avoir siégé comme Juge infé-rieur dans le Tribunal dont on appelle, nonseulement va siéger comme Juge suprêmedans le Tribunal où est appelé, mais n’a dansce Tribunal suprême que les collègues qu’ils’est lui-même choisis.

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Un Ordre, enfin, qui seul a son activitépropre, qui donne à tous les autres la leur, etqui dans tous soutenant les résolutions qu’il aprises, opine deux fois et vote trois(125).

L’appel du petit Conseil au Deux-Cent estun véritable jeu d’enfant. C’est une farce en po-litique, s’il en fut jamais. Aussi n’appelle-t-onpas proprement cet appel un appel ; c’est unegrâce qu’on implore en justice, un recours encassation d’arrêt ; on ne comprend pas ce quec’est. Croit-on que si le petit Conseil n’eût biensenti que ce dernier recours était sans consé-quence, il s’en fût volontairement dépouillécomme il fit ? Ce désintéressement n’est pasdans ses maximes.

Si les jugements du petit Conseil ne sontpas toujours confirmés en Deux-Cent, c’estdans les affaires particulières et contradic-toires où il n’importe guère au Magistrat la-quelle des deux Parties perde ou gagne sonprocès. Mais dans les affaires qu’on poursuitd’office, dans toute affaire où le Conseil lui-

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même prend intérêt, le Deux-Cent répare-t-iljamais ses injustices, protège-t-il jamais l’op-primé ? ose-t-il ne pas confirmer tout ce qu’afait le Conseil, usa-t-il jamais une seule foisavec honneur de son droit de faire grâce ? Jerappelle à regret des temps dont la mémoireest terrible et nécessaire. Un Citoyen que leConseil immole à sa vengeance, a recours auDeux-Cent ; l’infortuné s’avilit jusqu’à deman-der grâce ; son innocence n’est ignorée de per-sonne ; toutes les règles ont été violées dansson procès : la grâce est refusée, et l’innocentpérit. Fatio sentit si bien l’inutilité du recoursau Deux-Cent, qu’il ne daigna pas s’en servir.

Je vois clairement ce qu’est le Deux-Cent àZurich, à Berne, à Fribourg, et dans les autresÉtats aristocratiques ; mais je ne saurais voirce qu’il est dans votre Constitution, ni quelleplace il y tient. Est-ce un Tribunal supérieur ?En ce cas, il est absurde que le Tribunal infé-rieur y siège. Est-ce un Corps qui représentele Souverain ? En ce cas, c’est au Représenté

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de nommer son Représentant. L’établissementdu Deux-Cent ne peut avoir d’autre fin que demodérer le pouvoir énorme du petit Conseil ;et au contraire, il ne fait que donner plus depoids à ce même pouvoir. Or tout Corps quiagit constamment contre l’esprit de son institu-tion est mal institué.

Que sert d’appuyer ici sur des choses no-toires qui ne sont ignorées d’aucun Genevois ?Le Deux-Cent n’est rien par lui-même ; il n’estque le petit Conseil qui reparaît sous une autreforme. Une seule fois il voulut tâcher de se-couer le joug de ses maîtres et se donner uneexistence indépendante, et par cet unique ef-fort l’État faillit être renversé. Ce n’est qu’auseul Conseil général, que le Deux-Cent doit en-core une apparence d’autorité. Cela se vit bienclairement dans l’époque dont je parle, et ce-la se verra bien mieux dans la suite, si le pe-tit Conseil parvient à son but : ainsi, quand, deconcert avec ce dernier le Deux-Cent travailleà déprimer le Conseil général, il travaille à sa

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propre ruine ; et s’il croit suivre les brisées duDeux-Cent de Berne, il prend bien grossière-ment le change : mais on a presque toujoursvu dans ce Corps peu de lumières et moins decourage, et cela ne peut guère être autrementpar la manière dont il est rempli(126).

Vous voyez, Monsieur, combien, au lieu despécifier les droits du Conseil Souverain, il eûtété plus utile de spécifier les attributions desCorps qui lui sont subordonnés ; et, sans allerplus loin, vous voyez plus évidemment encoreque, par la force de certains articles pris sépa-rément, le petit Conseil est l’arbitre suprêmedes Lois et par elles du sort de tous les parti-culiers. Quand on considère les droits des Ci-toyens et Bourgeois assemblés en Conseil gé-néral, rien n’est plus brillant : mais considé-rez hors de là ces mêmes Citoyens et Bour-geois comme individus ; que sont-ils, que de-viennent-ils ? Esclaves d’un pouvoir arbitraire,ils sont livrés sans défense à la merci de vingt-cinq Despotes ; les Athéniens du moins en

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avaient trente. Et que dis-je vingt-cinq ? Neufsuffisent pour un jugement civil, treize pour unjugement criminel(127). Sept ou huit d’accorddans ce nombre vont être pour vous autantde Décemvirs : encore les Décemvirs furent-ils élus par le Peuple ; au lieu qu’aucun de cesJuges n’est de votre choix : et l’on appelle celaêtre libres !

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HUITIÈME LETTRE

J’AI tiré, Monsieur, l’examen de votre Gou-vernement présent du Règlement de la Média-tion par lequel ce Gouvernement est fixé ; maisloin d’imputer aux Médiateurs d’avoir vouluvous réduire en servitude, je prouverais aisé-ment, au contraire, qu’ils ont rendu votre situa-tion meilleure à plusieurs égards qu’elle n’étaitavant les troubles qui vous forcèrent d’accep-ter leurs bons offices. Ils ont trouvé une Villeen armes ; tout était à leur arrivée dans un étatde crise et de confusion qui ne leur permettaitpas de tirer de cet état la règle de leur ouvrage.Ils sont remontés aux temps pacifiques, ils ontétudié la constitution primitive de votre Gou-vernement : dans les progrès qu’il avait déjàfait, pour le remonter il eût fallu le refondre ;la raison, l’équité ne permettaient pas qu’ilsvous en donnassent un autre, et vous ne l’au-

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riez pas accepté. N’en pouvant donc ôter lesdéfauts, ils ont borné leurs soins à l’affermir telque l’avaient laissé vos pères ; ils l’ont corrigémême en divers points, et des abus que je viensde remarquer, il n’y en a pas un qui n’existâtdans la République longtemps avant que lesMédiateurs en eussent pris connaissance. Leseul tort qu’ils semblent vous avoir fait a étéd’ôter au Législateur tout exercice du pouvoirexécutif et l’usage de la force à l’appui de lajustice : mais en vous donnant une ressourceaussi sûre et plus légitime, ils ont changé cemal apparent en un vrai bienfait ; en se rendantgarants de vos droits, ils vous ont dispensés deles défendre vous-mêmes. Eh ! dans la misèredes choses humaines, quel bien vaut la peined’être acheté du sang de nos frères ? La libertémême est trop chère à ce prix.

Les Médiateurs ont pu se tromper, ilsétaient hommes ; mais ils n’ont point vouluvous tromper ; ils ont voulu être justes. Celase voit, même cela se prouve ; et tout montre,

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en effet, que ce qui est équivoque ou défec-tueux dans leur ouvrage, vient souvent de né-cessité, quelquefois d’erreur, jamais de mau-vaise volonté. Ils avaient à concilier des chosespresque incompatibles, les droits du Peuple etles prétentions du Conseil, l’empire des Lois etla puissance des hommes, l’indépendance del’État et la garantie du Règlement. Tout cela nepouvait se faire sans un peu de contradiction,et c’est de cette contradiction que votre Ma-gistrat tire avantage, en tournant tout en sa fa-veur, et faisant servir la moitié de vos Lois àvioler l’autre.

Il est clair d’abord que le Règlement lui-même n’est point une Loi que les Médiateursaient voulu imposer à la République, maisseulement un accord qu’ils ont établi entre sesmembres, et qu’ils n’ont par conséquent porténulle atteinte à sa souveraineté. Cela est clair,dis-je, par l’Article XLIV, qui laisse au Conseilgénéral légitimement assemblé le droit de faireaux articles du Règlement tel changement qu’il

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lui plaît. Ainsi les Médiateurs ne mettent pointleur volonté au-dessus de la sienne ; ils n’inter-viennent qu’en cas de division. C’est le sens del’Article XV.

Mais de là résulte aussi la nullité des ré-serves et limitations données dans l’Article III,aux droits et attributions du Conseil général :car si le Conseil général décide que ces ré-serves et limitations ne borneront plus sa puis-sance, elles ne la borneront plus ; et quandtous les membres d’un État souverain règlentson pouvoir sur eux-mêmes, qui est-ce qui adroit de s’y opposer ? Les exclusions qu’onpeut inférer de l’Article III ne signifient doncautre chose, sinon que le Conseil général serenferme dans leurs limites jusqu’à ce qu’iltrouve à propos de les passer.

C’est ici l’une des contradictions dont j’aiparlé, et l’on en démêle aisément la cause. Ilétait d’ailleurs bien difficile aux Plénipoten-tiaires pleins des maximes de Gouvernementstout différents, d’approfondir assez les vrais

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principes du vôtre. La Constitution démocra-tique a jusqu’à présent été mal examinée. Tousceux qui en ont parlé, ou ne la connaissaientpas, ou y prenaient trop peu d’intérêt, ouavaient intérêt de la présenter sous un fauxjour. Aucun d’eux n’a suffisamment distinguéle Souverain du Gouvernement, la puissancelégislative de l’exécutive. Il n’y a point d’Étatoù ces deux pouvoirs soient si séparés, et oùl’on ait tant affecté de les confondre. Les unss’imaginent qu’une Démocratie est un Gouver-nement où tout le Peuple est Magistrat et Juge.D’autres ne voient la liberté que dans le droitd’élire ses Chefs, et n’étant soumis qu’à desPrinces, croient que celui qui commande esttoujours le Souverain. La Constitution démo-cratique est certainement le chef-d’œuvre del’art politique : mais plus l’artifice en est ad-mirable, moins il appartient à tous les yeuxde le pénétrer. N’est-il pas vrai, Monsieur, quela première précaution de n’admettre aucunConseil général légitime que sous la convoca-tion du petit Conseil, et la seconde précaution

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de n’y souffrir aucune proposition qu’avec l’ap-probation du petit Conseil, suffisaient seulespour maintenir le Conseil général dans la plusentière dépendance ? La troisième précautiond’y régler la compétence des matières étaitdonc la chose du monde la plus superflue ;et quel eût été l’inconvénient de laisser auConseil général la plénitude des droits su-prêmes, puisqu’il n’en peut faire aucun usagequ’autant que le petit Conseil le lui permet ? Enne bornant pas les droits de la puissance sou-veraine, on ne la rendait pas dans le fait moinsdépendante, et l’on évitait une contradiction :ce qui prouve que c’est pour n’avoir pas bienconnu votre Constitution, qu’on a pris des pré-cautions vaines en elles-mêmes, et contradic-toires dans leur objet.

On dira que ces limitations avaient seule-ment pour fin de marquer les cas où lesConseils inférieurs seraient obligés d’assem-bler le Conseil général. J’entends bien cela ;mais n’était-il pas plus naturel et plus simple

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de marquer les droits qui leur étaient attribuésà eux-mêmes, et qu’ils pouvaient exercer sansle concours du Conseil général ? Les bornesétaient-elles moins fixées par ce qui est au-deçà que par ce qui est au-delà ; et lorsqueles Conseils inférieurs voulaient passer cesbornes, n’est-il pas clair qu’ils avaient besoind’être autorisés ? Par-là, je l’avoue, on mettaitplus en vue tant de pouvoirs réunis dans lesmêmes mains, mais on présentait les objetsdans leur jour véritable ; on tirait de la naturede la chose le moyen de fixer les droits res-pectifs des divers Corps, et l’on sauvait toutecontradiction.

À la vérité l’Auteur des Lettres prétend quele petit Conseil étant le Gouvernement même,doit exercer à ce titre toute l’autorité qui n’estpas attribuée aux autres Corps de l’État ; maisc’est supposer la sienne antérieure aux Édits ;c’est supposer que le petit Conseil, source pri-mitive de la puissance, garde ainsi tous lesdroits qu’il n’a pas aliénés. Reconnaissez-vous,

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Monsieur, dans ce principe celui de votreConstitution ? Une preuve si curieuse méritede nous arrêter un moment.

Remarquez d’abord qu’il s’agit là(128), dupouvoir du petit Conseil, mis en oppositionavec celui des Syndics, c’est-à-dire, de chacunde ces deux pouvoirs séparé de l’autre. L’Éditparle du pouvoir des Syndics sans le Conseil, ilne parle point du pouvoir du Conseil sans lesSyndics ; pourquoi cela ? Parce que le Conseilsans les Syndics est le Gouvernement. Doncle silence même des Édits sur le pouvoir duConseil, loin de prouver la nullité de ce pouvoiren prouve l’étendue. Voilà, sans doute, uneconclusion bien neuve. Admettons-la toutefois,pourvu que l’antécédent soit prouvé.

Si c’est parce que le petit Conseil est leGouvernement, que les Édits ne parlent pointde son pouvoir, ils diront, du moins, que le pe-tit Conseil est le Gouvernement ; à moins quede preuve en preuve leur silence n’établissetoujours le contraire de ce qu’ils ont dit.

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Or je demande qu’on me montre dans vosÉdits où il est dit que le petit Conseil est leGouvernement ; et en attendant je vais vousmontrer, moi, où il est dit tout le contraire.Dans l’Édit politique de 1568, je trouve le pré-ambule conçu dans ces termes. Pour ce que leGouvernement et Estat de cette Ville consiste parquatre Syndicques, le Conseil des vingt-cinq, leConseil des soixante, des Deux-Cents, du Géné-ral, et un Lieutenant en la justice ordinaire, avecautres offices, selon que bonne police le requiert,tant pour l’administration du bien public que dela justice, nous avons recueilli l’ordre qui jusqu’icia été observé… afin qu’il soit gardé à l’avenir…comme s’ensuit !

Dès l’Article premier de l’Édit de 1738, jevois encore que cinq Ordres composent le Gou-vernement de Genève. Or de ces cinq Ordres lesquatre Syndics tout seuls en font un ; le Conseildes Vingt-cinq, où sont certainement comprisles quatre Syndics, en fait un autre, et les Syn-dics entrent encore dans les trois suivants. Le

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petit Conseil sans les Syndics n’est donc pas leGouvernement.

J’ouvre l’Édit de 1707, et j’y vois à l’Ar-ticle V, en propres termes, que Messieurs lesSyndics ont la direction et le Gouvernement del’État. À l’instant je ferme le Livre, et je dis :certainement selon les Édits le petit Conseilsans les Syndics n’est pas le Gouvernement,quoique l’Auteur des Lettres affirme qu’il l’est.

On dira que moi-même j’attribue souventdans ces Lettres le Gouvernement au petitConseil. J’en conviens ; mais c’est au petitConseil présidé par les Syndics ; et alors il estcertain que le Gouvernement provisionnel y ré-side dans le sens que je donne à ce mot ; maisce sens n’est pas celui de l’Auteur des Lettres ;puisque dans le mien le Gouvernement n’a queles pouvoirs qui lui sont donnés par la Loi, etque dans le sien, au contraire, le Gouverne-ment a tous les pouvoirs que la Loi ne lui ôtepas.

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Reste donc dans toute sa force l’objectiondes Représentants, que, quand l’Édit parle desSyndics, il parle de leur puissance, et que,quand il parle du Conseil, il ne parle que de sondevoir. Je dis que cette objection reste danstoute sa force ; car l’Auteur des Lettres n’y ré-pond que par une assertion démentie par tousles Édits. Vous me ferez plaisir, Monsieur, sije me trompe, de m’apprendre en quoi pèchemon raisonnement.

Cependant cet Auteur, très content du sien,demande comment, si le Législateur n’avait pasconsidéré de cet œil le petit Conseil, on pourraitconcevoir que dans aucun endroit de l’Édit il n’enréglât l’autorité ; qu’il la supposât partout, et qu’ilne la déterminât nulle part(129).

J’oserai tenter d’éclaircir ce profond mys-tère. Le Législateur ne règle point la puissancedu Conseil, parce qu’il ne lui en donne aucuneindépendamment des Syndics ; et lorsqu’il lasuppose, c’est en le supposant aussi présidépar eux. Il a déterminé la leur, par conséquent

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il est superflu de déterminer la sienne. Les Syn-dics ne peuvent pas tout sans le Conseil, maisle Conseil ne peut rien sans les Syndics ; il n’estrien sans eux, il est moins que n’était le Deux-Cent même lorsqu’il fut présidé par l’AuditeurSarrazin.

Voilà, je crois, la seule manière raisonnabled’expliquer le silence des Édits sur le pouvoirdu Conseil ; mais ce n’est pas celle qu’ilconvient aux Magistrats d’adopter. On eût pré-venu dans le Règlement leurs singulières in-terprétations, si l’on eût pris une méthodecontraire, et qu’au lieu de marquer les droitsdu Conseil général, on eût déterminé les leurs.Mais pour n’avoir pas voulu dire ce que n’ontpas dit les Édits, on a fait entendre ce qu’ilsn’ont jamais supposé.

Que de choses contraires à la liberté pu-blique et aux droits des Citoyens et Bourgeois,et combien n’en pourrais-je pas ajouter en-core ! Cependant tous ces désavantages quinaissaient ou semblaient naître de votre

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Constitution et qu’on n’aurait pu détruire sansl’ébranler, ont été balancés et réparés avec laplus grande sagesse par des compensations quien naissaient aussi ; et telle était précisémentl’intention des Médiateurs, qui, selon leurpropre déclaration, fut de conserver à chacunses droits, ses attributions particulières, provenantde la Loi fondamentale de l’État. M. Micheli DuCret, aigri par ses malheurs contre cet ouvrage,dans lequel il fut oublié, l’accuse de renverserl’institution fondamentale du Gouvernement etde dépouiller les Citoyens et Bourgeois deleurs droits ; sans vouloir voir combien de cesdroits, tant publics que particuliers, ont étéconservés ou rétablis par cet Édit, dans les Ar-ticles III, IV, X, XI, XII, XXII, XXX, XXXI, XXXII,XXXIV, XLII, et XLIV ; sans songer surtout quela force de tous ces articles dépend d’un seulqui vous a aussi été conservé. Article essentiel,article équipondérant à tous ceux qui voussont contraires, et si nécessaire à l’effet deceux qui vous sont favorables, qu’ils seraienttous inutiles si l’on venait à bout d’éluder celui-

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là, ainsi qu’on l’a entrepris. Nous voici parve-nus au point important ; mais pour en bien sen-tir l’importance, il fallait peser tout ce que jeviens d’exposer.

On a beau vouloir confondre l’indépen-dance et la liberté. Ces deux choses sont si dif-férentes que même elles s’excluent mutuelle-ment. Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, onfait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela nes’appelle pas un état libre. La liberté consistemoins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumisà celle d’autrui ; elle consiste encore à ne passoumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Qui-conque est maître, ne peut être libre ; et ré-gner, c’est obéir. Vos Magistrats savent celamieux que personne : eux qui comme Othonn’omettent rien de servile pour comman-der(130). Je ne connais de volonté vraimentlibre que celle à laquelle nul n’a droit d’opposerde la résistance ; dans la liberté commune, nuln’a droit de faire ce que la liberté d’un autre luiinterdit, et la vraie liberté n’est jamais destruc-

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tive d’elle-même. Ainsi la liberté sans la justiceest une véritable contradiction ; car, commequ’on s’y prenne, tout gêne dans l’exécutiond’une volonté désordonnée.

Il n’y a donc point de liberté sans Lois, ni oùquelqu’un est au-dessus des Lois : dans l’étatmême de nature l’homme n’est libre qu’à la fa-veur de la Loi naturelle qui commande à tous.Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il ades chefs, et non pas des maîtres ; il obéit auxLois, mais il n’obéit qu’aux Lois, et c’est par laforce des Lois qu’il n’obéit pas aux hommes.Toutes les barrières qu’on donne dans les Ré-publiques au pouvoir des Magistrats, ne sontétablies que pour garantir de leurs atteintesl’enceinte sacrée des Lois : ils en sont les Mi-nistres, non les arbitres ; ils doivent les garder,non les enfreindre. Un peuple est libre, quelqueforme qu’ait son Gouvernement, quand, danscelui qui le gouverne, il ne voit point l’homme,mais l’organe de la Loi. En un mot, la liberté

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suit toujours le sort des Lois, elle règne ou péritavec elles ; je ne sache rien de plus certain.

Vous avez des Lois bonnes et sages, soit enelles-mêmes, soit par cela seul que ce sont desLois. Toute condition imposée à chacun partous ne peut être onéreuse à personne, et lapire des Lois vaut encore mieux que le meilleurmaître ; car tout maître a des préférences, et laLoi n’en a jamais.

Depuis que la Constitution de votre État apris une forme fixe et stable, vos fonctions deLégislateur sont finies. La sûreté de l’édificeveut qu’on trouve à présent autant d’obstaclespour y toucher, qu’il fallait d’abord de facilitéspour le construire. Le droit négatif des Conseilspris en ce sens est l’appui de la République :l’article VI du Règlement est clair et précis ;je me rends sur ce point aux raisonnementsde l’Auteur des Lettres, je les trouve sans ré-plique ; et quand ce droit si justement réclamépar vos Magistrats serait contraire à vos in-térêts, il faudrait souffrir et vous taire. Des

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hommes droits ne doivent jamais fermer lesyeux à l’évidence, ni disputer contre la vérité.

L’ouvrage est consommé, il ne s’agit plusque de le rendre inaltérable. Or l’ouvrage duLégislateur ne s’altère et ne se détruit jamaisque d’une manière ; c’est quand les déposi-taires de cet ouvrage abusent de leur dépôt, etse font obéir au nom des Lois en leur désobéis-sant eux-mêmes(131). Alors la pire chose naîtde la meilleure, et la Loi qui sert de sauvegardeà la Tyrannie est plus funeste que la Tyran-nie elle-même. Voilà précisément ce que pré-vient le droit de Représentation stipulé dansvos Édits, et restreint, mais confirmé, par laMédiation. Ce droit vous donne inspection,non plus sur la Législation comme auparavant,mais sur l’administration ; et vos Magistrats,tout-puissants au nom des Lois, seuls maîtresd’en proposer au Législateur de nouvelles, sontsoumis à ses jugements s’ils s’écartent de cellesqui sont établies. Par cet article seul votre Gou-vernement, sujet d’ailleurs à plusieurs défauts

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considérables, devient le meilleur qui jamaisait existé : car quel meilleur Gouvernementque celui dont toutes les parties se balancentdans un parfait équilibre, où les particuliers nepeuvent transgresser les Lois, parce qu’ils sontsoumis à des Juges, et où ces Juges ne peuventpas non plus les transgresser, parce qu’ils sontsurveillés par le Peuple ?

Il est vrai que pour trouver quelque réalitédans cet avantage, il ne faut pas le fonder surun vain droit : mais qui dit un droit, ne dit pasune chose vaine. Dire à celui qui a transgresséla Loi, qu’il a transgressé la Loi, c’est prendreune peine bien ridicule ; c’est lui apprendre unechose qu’il sait aussi bien que vous.

Le droit est, selon Puffendorf, une qualitémorale par laquelle il nous est dû quelquechose. La simple liberté de se plaindre n’estdonc pas un droit, ou du moins c’est un droitque la nature accorde à tous, et que la Loid’aucun pays n’ôte à personne. S’avisa-t-on ja-mais de stipuler dans les Lois que celui qui per-

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drait un procès aurait la liberté de se plaindre ?S’avisa-t-on jamais de punir quelqu’un pourl’avoir fait ? Où est le Gouvernement, quelqueabsolu qu’il puisse être, où tout Citoyen n’aitpas le droit de donner des mémoires au Princeou à son ministre sur ce qu’il croit utile àl’État ? et quelle risée n’exciterait pas un Éditpublic par lequel on accorderait formellementaux sujets le droit de donner de pareils mé-moires ? Ce n’est pourtant pas dans un Étatdespotique, c’est dans une République, c’estdans une Démocratie, qu’on donne authenti-quement aux Citoyens, aux membres du Sou-verain, la permission d’user auprès de leur Ma-gistrat de ce même droit que nul Despote n’ôtajamais au dernier de ses esclaves.

Quoi ! ce droit de Représentation consiste-rait uniquement à remettre un papier qu’on estmême dispensé de lire, au moyen d’une ré-ponse sèchement négative(132) ? Ce droit si so-lennellement stipulé en compensation de tantde sacrifices, se bornerait à la rare prérogative

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de demander et ne rien obtenir ? Oser avancerune telle proposition, c’est accuser les Média-teurs d’avoir usé avec la Bourgeoisie de Ge-nève de la plus indigne supercherie ; c’est of-fenser la probité des Plénipotentiaires, l’équitédes Puissances médiatrices ; c’est blesser toutebienséance, c’est outrager même le bon sens.

Mais enfin quel est ce droit ? jusqu’oùs’étend-il ? comment peut-il être exercé ? Pour-quoi rien de tout cela n’est-il spécifié dans l’ar-ticle VII ? Voilà des questions raisonnables ;elles offrent des difficultés qui méritent exa-men.

La solution d’une seule nous donnera cellede toutes les autres, et nous dévoilera le véri-table esprit de cette institution.

Dans un État tel que le vôtre, où la souve-raineté est entre les mains du Peuple, le Légis-lateur existe toujours, quoiqu’il ne se montrepas toujours. Il n’est rassemblé et ne parle au-thentiquement que dans le Conseil général ;

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mais hors du Conseil général, il n’est pasanéanti ; ses membres sont épars, mais ils nesont pas morts ; ils ne peuvent parler par desLois, mais ils peuvent toujours veiller sur l’ad-ministration des Lois : c’est un droit, c’estmême un devoir attaché à leurs personnes, etqui ne peut leur être ôté dans aucun temps. Delà le droit de Représentation. Ainsi la Repré-sentation d’un Citoyen, d’un Bourgeois, ou deplusieurs, n’est que la déclaration de leur avissur une matière de leur compétence. Ceci est lesens clair et nécessaire de l’Édit de 1707, dansl’article V qui concerne les Représentations.

Dans cet article on proscrit avec raison lavoie des signatures, parce que cette voie estune manière de donner son suffrage, de voterpar tête comme si déjà l’on était en Conseilgénéral, et que la forme du Conseil généralne doit être suivie que lorsqu’il est légitime-ment assemblé. La voie des Représentations ale même avantage, sans avoir le même incon-vénient. Ce n’est pas voter en Conseil géné-

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ral, c’est opiner sur les matières qui doiventy être portées ; puisqu’on ne compte pas lesvoix, ce n’est pas donner son suffrage, c’estseulement dire son avis. Cet avis n’est, à la vé-rité, que celui d’un particulier ou de plusieurs ;mais ces particuliers étant membres du Sou-verain, et pouvant le représenter quelquefoispar leur multitude, la raison veut qu’alors onait égard à leur avis, non comme à une déci-sion, mais comme à une proposition qui la de-mande, et qui la rend quelquefois nécessaire.

Ces Représentations peuvent rouler surdeux objets principaux, et la différence de cesobjets décide de la diverse manière dont leConseil doit faire droit sur ces mêmes Repré-sentations. De ces deux objets, l’un est de fairequelque changement à la Loi, l’autre de réparerquelque transgression de la Loi. Cette divisionest complète, et comprend toute la matière surlaquelle peuvent rouler les Représentations.Elle est fondée sur l’Édit même, qui, distin-guant les termes selon ces objets, impose au

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Procureur général, de faire des instances ou desremontrances, selon que les Citoyens lui ont faitdes plaintes ou des réquisitions(133).

Cette distinction une fois établie, le Conseilauquel ces Représentations sont adressées doitles envisager bien différemment selon celui deces deux objets auquel elles se rapportent.Dans les États où le Gouvernement et les Loisont déjà leur assiette, on doit, autant qu’il sepeut, éviter d’y toucher, et surtout dans les pe-tites Républiques, où le moindre ébranlementdésunit tout. L’aversion des nouveautés estdonc généralement bien fondée ; elle l’est sur-tout pour vous qui ne pouvez qu’y perdre, et leGouvernement ne peut apporter un trop grandobstacle à leur établissement : car quelqueutiles que fussent des Lois nouvelles, les avan-tages en sont presque toujours moins sûrs queles dangers n’en sont grands. À cet égard,quand le Citoyen, quand le Bourgeois, a pro-posé son avis, il a fait son devoir, il doit ausurplus avoir assez de confiance en son Magis-

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trat pour le juger capable de peser l’avantagede ce qu’il lui propose et porté à l’approuvers’il le croit utile au bien public. La Loi a donctrès sagement pourvu à ce que l’établissementet même la proposition de pareilles nouveautésne passât pas sans l’aveu des Conseils, et voi-là en quoi doit consister le droit négatif qu’ilsréclament, et qui, selon moi, leur appartient in-contestablement.

Mais le second objet ayant un principe toutopposé, doit être envisagé bien différemment.Il ne s’agit pas ici d’innover ; il s’agit, aucontraire, d’empêcher qu’on n’innove ; il s’agitnon d’établir de nouvelles Lois, mais de main-tenir les anciennes. Quand les choses tendentau changement par leur pente, il faut sanscesse de nouveaux soins pour les arrêter. Voilàce que les Citoyens et Bourgeois, qui ont un sigrand intérêt à prévenir tout changement, seproposent dans les plaintes dont parle l’Édit.Le Législateur existant toujours, voit l’effet oul’abus de ses Lois : il voit si elles sont suivies

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ou transgressées, interprétées de bonne ou demauvaise foi ; il y veille, il y doit veiller ; celaest de son droit, de son devoir, même de sonserment. C’est ce devoir qu’il remplit dans lesReprésentations ; c’est ce droit, alors, qu’ilexerce ; et il serait contre toute raison, il seraitmême indécent, de vouloir étendre le droit né-gatif du Conseil à cet objet-là.

Cela serait contre toute raison quant au Lé-gislateur ; parce qu’alors toute la solennité desLois serait vaine et ridicule, et que réellementl’État n’aurait point d’autre Loi que la volontédu petit Conseil, maître absolu de négliger, mé-priser, violer, tourner à sa mode les règles quilui serraient prescrites, et de prononcer noiroù la Loi dirait blanc, sans en répondre à per-sonne. À quoi bon rassembler solennellementdans le temple de Saint Pierre, pour donneraux Édits une sanction sans effet ; pour dire aupetit Conseil : Messieurs, voilà le Corps de Loisque nous établissons dans l’État, et dont nous vousrendons les dépositaires, pour vous y conformer

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quand vous le jugerez à propos, et pour le trans-gresser quand il vous plaira ?

Cela serait contre la raison quant aux Re-présentations ; parce qu’alors le droit stipulépar un article exprès de l’Édit de 1707, etconfirmé par un article exprès de l’Édit de1738, serait un droit illusoire et fallacieux, quine signifierait que la liberté de se plaindre in-utilement quand on est vexé ; liberté qui,n’ayant jamais été disputée à personne, est ri-dicule à établir par la Loi.

Enfin cela serait indécent en ce que par unetelle supposition la probité des Médiateurs se-rait outragée, que ce serait prendre vos Magis-trats pour des fourbes et vos Bourgeois pourdes dupes d’avoir négocié, traité, transigé avectant d’appareil pour mettre une des Parties àl’entière discrétion de l’autre, et d’avoir com-pensé les concessions les plus fortes par dessûretés qui ne signifieraient rien.

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Mais, disent ces Messieurs, les termes del’Édit sont formels : Il ne sera rien porté auConseil général qu’il n’ait été traité et approuvé,d’abord dans le Conseil des Vingt-cinq, puis danscelui des Deux-Cents.

Premièrement, qu’est-ce que cela prouveautre chose dans la question présente, si cen’est une marche réglée et conforme à l’ordre,et l’obligation dans les Conseils inférieurs detraiter et approuver préalablement ce qui doitêtre porté au Conseil général ? Les Conseils nesont-ils pas tenus d’approuver ce qui est pres-crit par la Loi ? Quoi ! si les Conseils n’approu-vaient pas qu’on procédât à l’élection des Syn-dics, n’y devrait-on plus procéder ; et si les su-jets qu’ils proposent sont rejetés, ne sont-ilspas contraints d’approuver qu’il en soit propo-sé d’autres ?

D’ailleurs, qui ne voit que ce droit d’approu-ver et de rejeter, pris dans son sens absolu,s’applique seulement aux propositions qui ren-ferment des nouveautés, et non à celles qui

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n’ont pour objet que le maintien de ce qui estétabli ? trouvez-vous du bon sens à supposerqu’il faille une approbation nouvelle, pour ré-parer les transgressions d’une ancienne Loi ?Dans l’approbation donnée à cette Loi, lors-qu’elle fut promulguée, sont contenues toutescelles qui se rapportent à son exécution.Quand les Conseils approuvèrent que cette Loiserait établie, ils approuvèrent qu’elle seraitobservée, par conséquent qu’on en punirait lestransgresseurs ; et quand les Bourgeois dansleurs plaintes se bornent à demander répara-tion sans punition, l’on veut qu’une telle pro-position ait de nouveau besoin d’être approu-vée ? Monsieur, si ce n’est pas là se moquerdes gens, dites-moi comment on peut s’en mo-quer ?

Toute la difficulté consiste donc ici dansla seule question de fait. La Loi a-t-elle ététransgressée, ou ne l’a-t-elle pas été ? Les Ci-toyens et Bourgeois disent qu’elle l’a été ; lesMagistrats le nient. Or voyez, je vous prie, si

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l’on peut rien concevoir de moins raisonnableen pareil cas que ce droit négatif qu’ils s’attri-buent ? On leur dit, vous avez transgressé laLoi : ils répondent, Nous ne l’avons pas trans-gressée ; et, devenus ainsi juges suprêmesdans leur propre cause, les voilà justifiéscontre l’évidence par leur seule affirmation.

Vous me demanderez si je prétends que l’af-firmation contraire soit toujours l’évidence ? Jene dis pas cela ; je dis que quand elle le serait,vos Magistrats ne s’en tiendraient pas moinscontre l’évidence à leur prétendu droit négatif.Le cas est actuellement sous vos yeux ; et pourqui doit être ici le préjugé le plus légitime ? Est-il croyable, est-il naturel que des particuliers,sans pouvoir, sans autorité, viennent dire àleurs Magistrats qui peuvent être demain leursJuges ; vous avez fait une injustice, lorsque celan’est pas vrai ? Que peuvent espérer ces par-ticuliers d’une démarche aussi folle, quandmême ils seraient sûrs de l’impunité ? Peuvent-ils penser que des Magistrats si hautains

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jusques dans leurs torts, iront convenir sotte-ment des torts mêmes qu’ils n’auraient pas ?Au contraire, y a-t-il rien de plus naturel que denier les fautes qu’on a faites ? N’a-t-on pas inté-rêt de les soutenir, et n’est-on pas toujours ten-té de le faire lorsqu’on le peut impunément etqu’on a la force en main ? Quand le faible et lefort ont ensemble quelque dispute, ce qui n’ar-rive guères qu’au détriment du premier, le sen-timent par cela seul le plus probable est tou-jours que c’est le plus fort qui a tort.

Les probabilités, je le sais, ne sont pas despreuves ; mais dans des faits notoires compa-rés aux Lois, lorsque nombre de Citoyens af-firment qu’il y a injustice, et que le Magistrataccusé de cette injustice affirme qu’il n’y en apas, qui peut être juge, si ce n’est le public ins-truit ; et où trouver ce public instruit à Genève,si ce n’est dans le Conseil général composé desdeux partis ?

Il n’y a point d’État au monde où le sujetlésé par un Magistrat injuste ne puisse, par

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quelque voie, porter sa plainte au Souverain,et la crainte que cette ressource inspire estun frein qui contient beaucoup d’iniquités. EnFrance même, où l’attachement des Parle-ments aux Lois est extrême, la voie judiciaireest ouverte contre eux en plusieurs cas pardes requêtes en cassation d’Arrêt. Les Gene-vois sont privés d’un pareil avantage ; la Partiecondamnée par les Conseils ne peut plus, enquelque cas que ce puisse être, avoir aucunrecours au Souverain : mais ce qu’un particu-lier ne peut faire pour son intérêt privé, touspeuvent le faire pour l’intérêt commun : cartoute transgression des Lois étant une atteinteportée à la liberté, devient une affaire pu-blique ; et quand la voix publique s’élève, laplainte doit être portée au Souverain. Il n’y au-rait sans cela ni Parlement, ni Sénat, ni Tribu-nal sur la terre qui fût armé du funeste pou-voir qu’ose usurper votre Magistrat, il n’y au-rait point dans aucun État de sort aussi dur quele vôtre. Vous m’avouerez que ce serait là uneétrange liberté !

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Le droit de Représentation est intimementlié à votre constitution : il est le seul moyenpossible d’unir la liberté à la subordination,et de maintenir le Magistrat dans la dépen-dance des Lois sans altérer son autorité sur lePeuple. Si les plaintes sont clairement fondées,si les raisons sont palpables, on doit présu-mer le Conseil assez équitable pour y déférer.S’il ne l’était pas, ou que les griefs n’eussentpas ce degré d’évidence qui les met au-dessusdu doute, le cas changerait, et ce serait alorsà la volonté générale de décider ; car, dansvotre État cette volonté est le Juge suprême etl’unique Souverain. Or comme dès le commen-cement de la République, cette volonté avaittoujours des moyens de se faire entendre, etque ces moyens tenaient à votre Constitution,il s’ensuit que l’Édit de 1707, fondé d’ailleurssur un droit immémorial et sur l’usage constantde ce droit, n’avait pas besoin de plus grandeexplication.

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Les Médiateurs ayant eu pour maxime fon-damentale de s’écarter des anciens Édits lemoins qu’il était possible, ont laissé cet articletel qu’il était auparavant, et même y ont ren-voyé. Ainsi, par le Règlement de la Médiation,votre droit sur ce point est demeuré parfaite-ment le même, puisque l’article qui le pose estrappelé tout entier.

Mais les Médiateurs n’ont pas vu que leschangements qu’ils étaient forcés de faire àd’autres articles, les obligeaient, pour êtreconséquents, d’éclaircir celui-ci, et d’y ajouterde nouvelles explications que leur travail ren-dait nécessaires. L’effet des Représentationsdes particuliers négligées est de devenir enfinla voix du Public, et d’obvier ainsi au déni dejustice. Cette transformation était alors légi-time et conforme à la Loi fondamentale, qui,par tout pays, arme en dernier ressort le Sou-verain de la force publique pour l’exécution deses volontés.

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Les Médiateurs n’ont pas supposé ce dénide justice. L’événement prouve qu’ils l’ont dûsupposer. Pour assurer la tranquillité publique,ils ont jugé à propos de séparer du droit lapuissance, et de supprimer même les assem-blées et députations pacifiques de la Bourgeoi-sie ; mais puisqu’ils lui ont d’ailleurs confirméson droit, ils devaient lui fournir dans la formede l’institution d’autres moyens de le faire va-loir, à la place de ceux qu’ils lui ôtaient : ilsne l’ont pas fait. Leur ouvrage, à cet égard, estdonc resté défectueux ; car le droit étant de-meuré le même, doit toujours avoir les mêmeseffets.

Aussi voyez avec quel art vos Magistratsse prévalent de l’oubli des Médiateurs ! Enquelque nombre que vous puissiez être, ils nevoient plus en vous que des particuliers ; et de-puis qu’il vous a été interdit de vous montreren corps, ils regardent ce corps comme anéan-ti : il ne l’est pas toutefois, puisqu’il conservetous ses droits, tous ses privilèges, et qu’il fait

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toujours la principale partie de l’État et du Lé-gislateur. Ils partent de cette suppositionfausse, pour vous faire mille difficultés chimé-riques sur l’autorité qui peut les obliger d’as-sembler le Conseil général. Il n’y a point d’au-torité qui le puisse hors celle des Lois, quandils les observent : mais l’autorité de la Loi qu’ilstransgressent retourne au Législateur ; etn’osant nier tout-à-fait qu’en pareil cas cetteautorité ne soit dans le plus grand nombre, ilsrassemblent leurs objections sur les moyens dele constater. Ces moyens seront toujours fa-ciles, sitôt qu’ils seront permis, et ils serontsans inconvénient, puisqu’il est aisé d’en pré-venir les abus.

Il ne s’agissait là ni de tumultes, ni de vio-lence ; il ne s’agissait point de ces ressourcesquelquefois nécessaires, mais toujours ter-ribles, qu’on vous a très sagement interdites ;non que vous en ayez jamais abusé, puisqu’aucontraire vous n’en usâtes jamais qu’à la der-nière extrémité, seulement pour votre défense,

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et toujours avec une modération qui peut-êtreeût dû vous conserver le droit des armes, siquelque Peuple eût pu l’avoir sans danger. Tou-tefois je bénirai le Ciel, quoi qu’il arrive, de cequ’on n’en verra plus l’affreux appareil au mi-lieu de vous. Tout est permis dans les maux ex-trêmes, dit plusieurs fois l’Auteur des Lettres.Cela fût-il vrai, tout ne serait pas expédient.Quand l’excès de la Tyrannie met celui qui lasouffre au-dessus des Lois, encore faut-il quece qu’il tente pour la détruire lui laisse quelqueespoir d’y réussir. Voudrait-on vous réduire àcette extrémité ? je ne puis le croire ; et quandvous y seriez, je pense encore moins qu’aucunevoie de fait pût jamais vous en tirer. Dans votreposition, toute fausse démarche est fatale, toutce qui vous induit à la faire est un piège ; et fus-siez-vous un instant les maîtres, en moins dequinze jours vous seriez écrasés pour jamais.Quoique fassent vos Magistrats, quoique disel’Auteur des Lettres, les moyens violents neconviennent point à la cause juste : sans croirequ’on veuille vous forcer à les prendre, je crois

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qu’on vous les verrait prendre avec plaisir ; etje crois qu’on ne doit pas vous faire envisa-ger comme une ressource ce qui ne peut quevous ôter toutes les autres. La justice et lesLois sont pour vous : ces appuis, je le sais, sontbien faibles contre le crédit et l’intrigue ; maisils sont les seuls qui vous restent : tenez-vous-y jusqu’à la fin.

Eh ! comment approuverais-je qu’on voulûttroubler la paix civile pour quelque intérêt quece fût, moi qui lui sacrifiai le plus cher de tousles miens ? Vous le savez, Monsieur, j’étais dé-siré, sollicité ; je n’avais qu’à paraître ; mesdroits étaient soutenus, peut-être mes affrontsréparés. Ma présence eût du moins intriguémes persécuteurs, et j’étais dans une de ces po-sitions enviées, dont quiconque aime à faire unrôle se prévaut toujours avidement. J’ai préfé-ré l’exil perpétuel de ma Patrie ; j’ai renoncé àtout, même à l’espérance, plutôt que d’exposerla tranquillité publique : j’ai mérité d’être crusincère, lorsque je parle en sa faveur.

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Mais pourquoi supprimer des assembléespaisibles et purement civiles, qui ne pouvaientavoir qu’un objet légitime, puisqu’elles res-taient toujours dans la subordination due auMagistrat ? Pourquoi, laissant à la Bourgeoisiele droit de faire des Représentations, ne les luipas laisser faire avec l’ordre et l’authenticitéconvenables ? Pourquoi lui ôter les moyensd’en délibérer entre elle, et, pour éviter des as-semblées trop nombreuses, au moins par sesDéputés ? Peut-on rien imaginer de mieux ré-glé, de plus décent, de plus convenable, queles assemblées par compagnies, et la formede traiter qu’a suivie la Bourgeoisie pendantqu’elle a été la maîtresse de l’État ? N’est-il pasd’une police mieux entendue de voir monterà l’Hôtel-de-Ville une trentaine de Députés aunom de tous leurs Concitoyens, que de voirtoute une Bourgeoisie y monter en foule, cha-cun ayant sa déclaration à faire, et nul ne pou-vant parler que pour soi ? Vous avez vu, Mon-sieur, les Représentants en grand nombre, for-cés de se diviser par pelotons, pour ne pas

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faire tumulte et cohue, venir séparément parbandes de trente ou quarante, et mettre dansleur démarche encore plus de bienséance etde modestie qu’il ne leur en était prescrit parla Loi. Mais tel est l’esprit de la Bourgeoisiede Genève ; toujours plutôt en-deçà qu’en-delàde ses droits, elle est ferme quelquefois, ellen’est jamais séditieuse. Toujours la Loi dans lecœur, toujours le respect du Magistrat sous lesyeux, dans le temps même où la plus vive indi-gnation devait animer sa colère, et où rien nel’empêchait de la contenter, elle ne s’y livra ja-mais. Elle fut juste étant la plus forte ; mêmeelle sut pardonner. En eût-on pu dire autant deses oppresseurs ? On sait le sort qu’ils lui firentéprouver autrefois ; on sait celui qu’ils lui pré-paraient encore.

Tels sont les hommes vraiment dignes de laliberté, parce qu’ils n’en abusent jamais, qu’oncharge pourtant de liens et d’entraves commela plus vile populace. Tels sont les Citoyens, lesmembres du Souverain qu’on traite en sujets,

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et plus mal que des sujets mêmes ; puisque,dans les Gouvernements les plus absolus, onpermet des assemblées de Communautés quine sont présidées d’aucun Magistrat.

Jamais, comme qu’on s’y prenne, des règle-ments contradictoires ne pourront être obser-vés à la fois. On permet, on autorise le droitde Représentation ; et l’on reproche aux Re-présentants de manquer de consistance, en lesempêchant d’en avoir ! Cela n’est pas juste, etquand on vous met hors d’état de faire en corpsvos démarches, il ne faut pas vous objecterque vous n’êtes que des particuliers. Commentne voit-on point que si le poids des Représen-tations dépend du nombre des Représentants,quand elles sont générales il est impossible deles faire un à un ; et quel ne serait pas l’em-barras du Magistrat, s’il avait à lire successive-ment les Mémoires ou à écouter les discours,d’un millier d’hommes, comme il y est obligépar la Loi ?

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Voici donc la facile solution de cette grandedifficulté que l’Auteur des Lettres fait valoircomme insoluble(134). Que lorsque le Magis-trat n’aura eu nul égard aux plaintes des parti-culiers portées en Représentations, il permettel’assemblée des Compagnies bourgeoises ;qu’il la permette séparément, en des lieux, endes temps, différents ; que celles de ces Com-pagnies qui voudront à la pluralité des suf-frages appuyer les Représentations, le fassentpar leurs Députés. Qu’alors le nombre des Dé-putés représentants se compte ; leur nombretotal est fixe ; on verra bientôt si leurs vœuxsont ou ne sont pas ceux de l’État.

Ceci ne signifie pas, prenez-y bien garde,que ces assemblées partielles puissent avoiraucune autorité, si ce n’est de faire entendreleur sentiment sur la matière des Représenta-tions. Elles n’auront, comme assemblées au-torisées pour ce seul cas, nul autre droit quecelui des particuliers : leur objet n’est pas dechanger la Loi, mais de juger si elle est suivie ;

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ni de redresser des griefs, mais de montrerle besoin d’y pourvoir : leur avis, fût-il una-nime, ne sera jamais qu’une Représentation.On saura seulement par là si cette Représen-tation mérite qu’on y défère, soit pour assem-bler le Conseil général, si les Magistrats l’ap-prouvent, soit pour s’en dispenser, s’ilsl’aiment mieux, en faisant droit par eux-mêmessur les justes plaintes des Citoyens et Bour-geois.

Cette voie est simple, naturelle, sûre, elleest sans inconvénient. Ce n’est pas même uneLoi nouvelle à faire, c’est seulement un Articleà révoquer pour ce seul cas. Cependant si elleeffraye encore trop vos Magistrats, il en resteune autre non moins facile, et qui n’est pasplus nouvelle : c’est de rétablir les Conseils gé-néraux périodiques, et d’en borner l’objet auxplaintes mises en Représentations durant l’in-tervalle écoulé de l’un à l’autre, sans qu’il soitpermis d’y porter aucune autre question. Cesassemblées, qui, par une distinction très im-

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portante(135), n’auraient pas l’autorité du Sou-verain, mais du Magistrat suprême, loin depouvoir rien innover, ne pourraient qu’empê-cher toute innovation de la part des Conseils,et remettre toutes choses dans l’ordre de la Lé-gislation, dont le Corps dépositaire de la forcepublique peut maintenant s’écarter sans gêne,autant qu’il lui plaît. En sorte que, pour fairetomber ces assemblées d’elles-mêmes, les Ma-gistrats n’auraient qu’à suivre exactement lesLois : car la convocation d’un Conseil généralserait inutile et ridicule lorsqu’on n’aurait rienà y porter ; et il y a grande apparence que c’estainsi que se perdit l’usage des Conseils géné-raux périodiques au seizième siècle, comme ila été dit ci-devant.

Ce fut dans la vue que je viens d’exposer,qu’on les rétablit en 1707, et cette vieille ques-tion renouvelée aujourd’hui fut décidée alorspar le fait même des trois Conseils générauxconsécutifs, au dernier desquels passa l’articleconcernant le droit de Représentation. Ce droit

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n’était pas contesté, mais éludé : les Magistratsn’osaient disconvenir que lorsqu’ils refusaientde satisfaire aux plaintes de la Bourgeoisie,la question ne dût être portée en Conseil gé-néral ; mais comme il appartient à eux seulsde le convoquer, ils prétendaient sous ce pré-texte, pouvoir en différer la tenue à leur vo-lonté, et comptaient lasser, à force de délais,la constance de la Bourgeoisie. Toutefois sondroit fut enfin si bien reconnu, qu’on fit, dès le9 Avril, convoquer l’assemblée générale pourle 5 Mai, afin, dit le Placard, de lever, par cemoyen, les insinuations qui ont été répandues, quela convocation en pourrait être éludée et renvoyéeencore loin.

Et qu’on ne dise pas que cette convocationfut forcée par quelque acte de violence ou parquelque tumulte tendant à sédition, puisquetout se traitait alors par députation, commele Conseil l’avait désiré, et que jamais les Ci-toyens et Bourgeois ne furent plus paisiblesdans leurs assemblées, évitant de les faire trop

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nombreuses et de leur donner un air imposant.Ils poussèrent même si loin la décence, et j’osedire la dignité, que ceux d’entre eux qui por-taient habituellement l’épée, la posèrent tou-jours pour y assister(136). Ce ne fut qu’aprèsque tout fut fait, c’est-à-dire à la fin du troi-sième Conseil général, qu’il y eut un crid’armes causé par la faute du Conseil, qui eutl’imprudence d’envoyer trois Compagnies de lagarnison, la baïonnette au bout du fusil, pourforcer deux ou trois cents Citoyens encore as-semblés à Saint Pierre.

Ces Conseils périodiques rétablis en 1707,furent révoqués cinq ans après ; mais par quelsmoyens et dans quelles circonstances ? Uncourt examen de cet Édit de 1712 nous fera ju-ger de sa validité.

Premièrement le Peuple, effrayé par lesexécutions et proscriptions récentes, n’avait niliberté, ni sûreté ; il ne pouvait plus comptersur rien, après la frauduleuse amnistie qu’onemploya pour le surprendre. Il croyait, à

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chaque instant, revoir à ses portes les Suissesqui servirent d’archers à ces sanglantes exécu-tions. Mal revenu d’un effroi que le début del’Édit était très propre à réveiller, il eût tout ac-cordé par la seule crainte ; il sentait bien qu’onne l’assemblait pas pour donner la Loi, maispour la recevoir.

Les motifs de cette révocation, fondés surles dangers des Conseils généraux périodiques,sont d’une absurdité palpable à qui connaîtle moins du monde l’esprit de votre Constitu-tion et celui de votre Bourgeoisie. On allègueles temps de peste, de famine et de guerre,comme si la famine ou la guerre étaient un obs-tacle à la tenue d’un Conseil ; et quant à lapeste, vous m’avouerez que c’est prendre sesprécautions de loin. On s’effraye de l’ennemi,des malintentionnés, des cabales ; jamais onne vit des gens si timides : l’expérience du pas-sé devait les rassurer. Les fréquents Conseilsgénéraux ont été, dans les temps les plus ora-geux, le salut de la République, comme il sera

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montré ci-après, et jamais on n’y a pris quedes résolutions sages et courageuses. On sou-tient ces assemblées contraires à la Constitu-tion, dont elles sont le plus ferme appui ; onles dit contraires aux Édits, et elles sont éta-blies par les Édits ; on les accuse de nouveau-té, et elles sont aussi anciennes que la Légis-lation. Il n’y a pas une ligne dans ce préam-bule, qui ne soit une fausseté ou une extrava-gance ; et c’est sur ce bel exposé que la ré-vocation passe, sans programme antérieur quiait instruit les membres de l’assemblée de laproposition qu’on leur voulait faire, sans leurdonner le loisir d’en délibérer entre eux, mêmed’y penser, et dans un temps où la Bourgeoisiemal instruite de l’histoire de son Gouverne-ment s’en laissait aisément imposer par le Ma-gistrat.

Mais un moyen de nullité plus grave en-core, est la violation de l’Édit dans sa partie àcet égard la plus importante, savoir la manièrede déchiffrer les billets ou de compter les voix.

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Car dans l’article 4 de l’Édit de 1707, il est ditqu’on établira quatre Secrétaires ad actum pourrecueillir les suffrages, deux des Deux-Centset deux du Peuple, lesquels seront choisis sur-le-champ par M. le premier Syndic, et prête-ront serment dans le Temple : et toutefois dansle Conseil général de 1712, sans aucun égardà l’Édit précédent, on fait recueillir les suf-frages par les deux Secrétaires d’État. Quellefut donc la raison de ce changement, et pour-quoi cette manœuvre illégale dans un point sicapital, comme si l’on eût voulu transgresser àplaisir la Loi qui venait d’être faite ? On com-mence par violer dans un article l’Édit qu’onveut annuler dans un autre ! Cette marche est-elle régulière ? Si, comme porte cet Édit derévocation, l’avis du Conseil fut approuvépresque unanimement(137), pourquoi donc lasurprise et la consternation que marquaient lesCitoyens en sortant du Conseil, tandis qu’onvoyait un air de triomphe et de satisfactionsur les visages des Magistrats(138) ? Ces diffé-rentes contenances sont-elles naturelles à gens

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qui viennent d’être unanimement du mêmeavis ?

Ainsi donc, pour arracher cet Édit de révo-cation, l’on usa de terreur, de surprise, vrai-semblablement de fraude, et tout au moins, onviola certainement la Loi. Qu’on juge si ces ca-ractères sont compatibles avec ceux d’une Loisacrée, comme on affecte de l’appeler ?

Mais supposons que cette révocation soitlégitime, et qu’on n’en ait pas enfreint lesconditions(139) : quel autre effet peut-on luidonner, que de remettre les choses sur le piedoù elles étaient avant l’établissement de la Loirévoquée ? et par conséquent, la Bourgeoisiedans le droit dont elle était en possession ?Quand on casse une transaction, les Partiesne restent-elles pas comme elles étaient avantqu’elle fût passée ?

Convenons que ces Conseils généraux pé-riodiques n’auraient eu qu’un seul inconvé-nient, mais terrible ; c’eût été de forcer les Ma-

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gistrats et tous les Ordres de se contenir dansles bornes de leurs devoirs et de leurs droits.Par cela seul je sais que ces assemblées si effa-rouchantes ne seront jamais rétablies, non plusque celles de la Bourgeoisie par compagnies ;mais aussi n’est-ce pas de cela qu’il s’agit : jen’examine point ici ce qui doit, ou ne doit passe faire, ce qu’on fera, ni ce qu’on ne fera pas.Les expédients que j’indique simplementcomme possibles et faciles, comme tirés devotre constitution, n’étant plus conformes auxnouveaux Édits, ne peuvent passer que duconsentement des Conseils, et mon avis n’estassurément pas qu’on les leur propose : maisadoptant un moment la supposition de l’Auteurdes Lettres, je résous des objections frivoles ;je fais voir qu’il cherche dans la nature deschoses des obstacles qui n’y sont point, qu’ilsne sont tous que dans la mauvaise volonté duConseil ; et qu’il y avait, s’il l’eût voulu, centmoyens de lever ces prétendus obstacles sansaltérer la constitution, sans troubler l’ordre, etsans jamais exposer le repos public.

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Mais pour rentrer dans la question, tenons-nous exactement au dernier Édit, et vous n’yverrez pas une seule difficulté réelle contre l’ef-fet nécessaire du droit de Représentation.

1. Celle d’abord de fixer le nombre des Re-présentants, est vaine par l’Édit même, qui nefait aucune distinction du nombre, et ne donnepas moins de force à la Représentation d’unseul qu’à celle de cent.

2. Celle de donner à des particuliers le droitde faire assembler le Conseil général est vaineencore ; puisque ce droit, dangereux ou non,ne résulte pas de l’effet nécessaire des Repré-sentations. Comme il y a tous les ans deuxConseils généraux pour les élections, il n’enfaut point pour cet effet assembler d’extraor-dinaire. Il suffit que la Représentation, aprèsavoir été examinée dans les Conseils, soit por-tée au plus prochain Conseil général, quandelle est de nature à l’être(140). La séance n’ensera pas même prolongée d’une heure, commeil est manifeste à qui connaît l’ordre observé

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dans ces assemblées. Il faut seulement prendrela précaution que la proposition passe aux voixavant les élections : car si l’on attendait quel’élection fût faite, les Syndics ne manqueraientpas de rompre aussitôt l’assemblée, comme ilsfirent en 1735.

3. Celle de multiplier les Conseils généraux,est levée avec la précédente ; et quand elle nele serait pas, où seraient les dangers qu’on ytrouve ? C’est ce que je ne saurais voir.

On frémit en lisant l’énumération de cesdangers dans les Lettres écrites de la Cam-pagne, dans l’Édit de 1712, dans la haranguede M. Chouet ; mais vérifions. Ce dernier ditque la République ne fut tranquille que quandces assemblées devinrent plus rares. Il y a làune petite inversion à rétablir. Il fallait dire queces assemblées devinrent plus rares quand laRépublique fut tranquille. Lisez, Monsieur, lesfastes de votre Ville durant le seizième siècle.Comment secoua-t-elle le double joug quil’écrasait ? comment étouffa-t-elle les factions

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qui la déchiraient ? Comment résista-t-elle àses voisins avides, qui ne la secouraient quepour l’asservir ? Comment s’établit dans sonsein la liberté évangélique et politique ? Com-ment sa constitution prit-elle de la consis-tance ? Comment se forma le système de sonGouvernement ? L’histoire de ces mémorablestemps est un enchaînement de prodiges. LesTyrans, les Voisins, les ennemis, les amis, lessujets, les Citoyens, la guerre, la peste, la fa-mine, tout semblait concourir à la perte decette malheureuse ville. On conçoit à peinecomment un État déjà formé eût pu échapperà tous ces périls. Non seulement Genève enéchappe, mais c’est durant ces crises terriblesque se consomme le grand Ouvrage de sa Lé-gislation. Ce fut par ses fréquents Conseils gé-néraux(141), ce fut par la prudence et la fer-meté que ses Citoyens y portèrent, qu’ils vain-quirent enfin tous les obstacles, et rendirentleur Ville libre et tranquille, de sujette et dé-chirée qu’elle était auparavant ; ce fut aprèsavoir tout mis en ordre au-dedans, qu’ils se

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virent en état de faire au-dehors la guerre avecgloire. Alors le Conseil Souverain avait fini sesfonctions, c’était au Gouvernement de faire lessiennes : il ne restait plus aux Genevois qu’àdéfendre la liberté qu’ils venaient d’établir, età se montrer aussi braves soldats en campagnequ’ils s’étaient montrés dignes Citoyens auConseil : c’est ce qu’ils firent. Vos annales at-testent partout l’utilité des Conseils généraux ;vos Messieurs n’y voient que des maux ef-froyables. Ils font l’objection, mais l’histoire larésout.

4. Celle de s’exposer aux saillies du Peuple,quand on avoisine de grandes Puissances, serésout de même. Je ne sache point en ceci demeilleure réponse à des sophismes, que desfaits constants. Toutes les résolutions desConseils généraux ont été dans tous les tempsaussi pleines de sagesse que de courage ; ja-mais elles ne furent insolentes ni lâches ; ony a quelquefois juré de mourir pour la patrie ;mais je défie qu’on m’en cite un seul, même de

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ceux où le Peuple a le plus influé, dans lequelon ait par étourderie indisposé les Puissancesvoisines, non plus qu’un seul où l’on ait ram-pé devant elles. Je ne ferais pas un pareil dé-fi pour tous les arrêtés du petit Conseil : maispassons. Quand il s’agit de nouvelles résolu-tions à prendre, c’est aux Conseils inférieursde les proposer, au Conseil général de les reje-ter ou de les admettre ; il ne peut rien faire deplus ; on ne dispute pas de cela : cette objec-tion porte donc à faux.

5. Celle de jeter du doute et de l’obscuritésur toutes les Lois, n’est pas plus solide, parcequ’il ne s’agit pas ici d’une interprétationvague, générale, et susceptible de subtilités ;mais d’une application nette et précise d’unfait à la Loi. Le Magistrat peut avoir ses raisonspour trouver obscure une chose claire ; maiscela n’en détruit pas la clarté. Ces Messieursdénaturent la question. Montrer par la lettred’une Loi qu’elle a été violée, n’est pas propo-ser des doutes sur cette Loi. S’il y a dans les

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termes de la Loi un seul sens selon lequel lefait soit justifié, le Conseil, dans sa réponse, nemanquera pas d’établir ce sens. Alors la Repré-sentation perd sa force, et si l’on y persiste, elletombe infailliblement en Conseil général. Carl’intérêt de tous est trop grand, trop présent,trop sensible, surtout dans une Ville de com-merce, pour que la généralité veuille jamaisébranler l’autorité, le Gouvernement, la Légis-lation, en prononçant qu’une Loi a été trans-gressée, lorsqu’il est possible qu’elle ne l’aitpas été.

C’est au Législateur, c’est au rédacteur desLois à n’en pas laisser les termes équivoques.Quand ils le sont, c’est à l’équité du Magistratd’en fixer le sens dans la pratique : quand laLoi a plusieurs sens, il use de son droit en pré-férant celui qu’il lui plaît ; mais ce droit ne vapoint jusqu’à changer le sens littéral des lois,et à leur en donner un qu’elles n’ont pas : au-trement il n’y aurait plus de Loi. La questionainsi posée est si nette qu’il est facile au bon

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sens de prononcer, et ce bon sens qui pro-nonce se trouve alors dans le Conseil général.Loin que de là naissent des discussions inter-minables, c’est par là qu’au contraire on lesprévient ; c’est par là qu’élevant les Édits au-dessus des interprétations arbitraires et parti-culières que l’intérêt ou la passion peut suggé-rer, on est sûr qu’ils disent toujours ce qu’ilsdisent, et que les particuliers ne sont plus endoute, sur chaque affaire, du sens qu’il plairaau Magistrat de donner à la Loi. N’est-il pasclair que les difficultés dont il s’agit maintenantn’existeraient plus, si l’on eût pris d’abord cemoyen de les résoudre ?

6. Celle de soumettre les Conseils auxordres des Citoyens est ridicule. Il est certainque des Représentations ne sont pas desordres, non plus que la requête d’un hommequi demande justice n’est pas un ordre ; mais leMagistrat n’en est pas moins obligé de rendreau suppliant la justice qu’il demande, et leConseil de faire droit sur les Représentations

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des Citoyens et Bourgeois. Quoique les Ma-gistrats soient les supérieurs des particuliers,cette supériorité ne les dispense pas d’accorderà leurs inférieurs ce qu’ils leur doivent, et lestermes respectueux qu’emploient ceux-ci pourle demander n’ôtent rien au droit qu’ils ont del’obtenir. Une Représentation est, si l’on veut,un ordre donné au Conseil, comme elle est unordre donné au premier Syndic à qui on la pré-sente, de la communiquer au Conseil ; car c’estce qu’il est toujours obligé de faire, soit qu’ilapprouve la Représentation, soit qu’il ne l’ap-prouve pas.

Au reste, quand le Conseil tire avantage dumot de Représentation, qui marque infériorité ;en disant une chose que personne ne dispute,il oublie cependant que ce mot employé dansle Règlement n’est pas dans l’Édit auquel il ren-voie, mais bien celui de Remontrances qui pré-sente un tout autre sens ; à quoi l’on peut ajou-ter qu’il y a de la différence entre les Remon-trances qu’un corps de Magistrature fait à son

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Souverain, et celles que des membres du Sou-verain font à un corps de Magistrature. Vousdirez que j’ai tort de répondre à une pareilleobjection ; mais elle vaut bien la plupart desautres.

7. Celle enfin d’un homme en crédit contes-tant le sens ou l’application d’une Loi qui lecondamne, et séduisant le public en sa faveur,est telle que je crois devoir m’abstenir de laqualifier. Eh ! qui donc a connu la Bourgeoisiede Genève pour un Peuple servile, ardent, imi-tateur, stupide, ennemi des lois, et si prompt às’enflammer pour les intérêts d’autrui ? Il fautque chacun ait bien vu le sien compromis dansles affaires publiques, avant qu’il puisse se ré-soudre à s’en mêler.

Souvent l’injustice et la fraude trouvent desprotecteurs ; jamais elles n’ont le public pourelles : c’est en ceci que la voix du Peuple estla voix de Dieu ; mais malheureusement cettevoix sacrée est toujours faible dans les affairescontre le cri de la puissance, et la plainte de

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l’innocence opprimée s’exhale en murmuresméprisés par la tyrannie. Tout ce qui se fait parbrigue et séduction, se fait par préférence auprofit de ceux qui gouvernent ; cela ne sauraitêtre autrement. La ruse, le préjugé, l’intérêt,la crainte, l’espoir, la vanité, les couleurs spé-cieuses, un air d’ordre et de subordination, toutest pour des hommes habiles constitués en au-torité et versés dans l’art d’abuser le Peuple.Quand il s’agit d’opposer l’adresse à l’adresse,ou le crédit au crédit, quel avantage immensen’ont pas dans une petite Ville les premières fa-milles toujours unies pour dominer, leurs amis,leurs clients, leurs créatures ; tout cela joint àtout le pouvoir des Conseils, pour écraser desparticuliers qui oseraient leur faire tête, avecdes sophismes pour toutes armes ? Voyez au-tour de vous dans cet instant même. L’appuides lois, l’équité, la vérité, l’évidence, l’intérêtcommun, le soin de la sûreté particulière, toutce qui devrait entraîner la foule, suffit à peinepour protéger des Citoyens respectés qui ré-clament contre l’iniquité la plus manifeste ; et

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l’on veut que chez un Peuple éclairé, l’intérêtd’un brouillon fasse plus de partisans que n’enpeut faire celui de l’État ! Ou je connais malvotre Bourgeoisie et vos Chefs, ou si jamais ilse fait une seule Représentation mal fondée, cequi n’est pas encore arrivé que je sache, l’Au-teur, s’il n’est méprisable, est un homme perdu.

Est-il besoin de réfuter des objections decette espèce quand on parle à des Genevois ?Y a-t-il dans votre Ville un seul homme quin’en sente la mauvaise foi, et peut-on sérieu-sement balancer l’usage d’un droit sacré, fon-damental, confirmé, nécessaire, par des incon-vénients chimériques, que ceux mêmes qui lesobjectent savent mieux que personne ne pou-voir exister ; tandis qu’au contraire ce droitenfreint ouvre la porte aux excès de la plusodieuse Oligarchie, au point qu’on la voit at-tenter déjà sans prétexte à la liberté des Ci-toyens, et s’arroger hautement le pouvoir deles emprisonner sans astriction ni condition,sans formalité d’aucune espèce, contre la te-

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neur des Lois les plus précises, et malgrétoutes les protestations.

L’explication qu’on ose donner à ces Loisest plus insultante encore que la tyrannie qu’onexerce en leur nom. De quels raisonnementson vous paye ? Ce n’est pas assez de vous trai-ter en esclaves, si l’on ne vous traite encore enenfants. Eh, Dieu ! Comment a-t-on pu mettreen doute des questions aussi claires, commenta-t-on pu les embrouiller à ce point ? Voyez,Monsieur, si les poser n’est pas les résoudre ?En finissant par-là cette Lettre, j’espère ne lapas allonger de beaucoup.

Un homme peut être constitué prisonnierde trois manières. L’une à l’instance d’un autrehomme qui fait contre lui partie formelle ; laseconde, étant surpris en flagrant délit, et saisisur-le-champ, ou, ce qui revient au même, pourcrime notoire, dont le Public est témoin ; etla troisième, d’office, par la simple autorité duMagistrat, sur des avis secrets, sur des indices,ou sur d’autres raisons qu’il trouve suffisantes.

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Dans le premier cas, il est ordonné par lesLois de Genève que l’accusateur revête les pri-sons, ainsi que l’accusé ; et de plus, s’il n’estpas solvable, qu’il donne caution des dépens etde l’adjugé. Ainsi l’on a de ce côté, dans l’inté-rêt de l’accusateur, une sûreté raisonnable quele prévenu n’est pas arrêté injustement.

Dans le second cas, la preuve est dans lefait même, et l’accusé est en quelque sorteconvaincu par sa propre détention.

Mais dans le troisième cas on n’a ni lamême sûreté que dans le premier, ni la mêmeévidence que dans le second, et c’est pour cedernier cas que la Loi, supposant le Magistratéquitable, prend seulement des mesures pourqu’il ne soit pas surpris.

Voilà les principes sur lesquels le Législa-teur se dirige dans ces trois cas ; en voici main-tenant l’application.

Dans le cas de la partie formelle, on a, dèsle commencement, un procès en règle qu’il

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faut suivre dans toutes les formes judiciaires :c’est pourquoi l’affaire est d’abord traitée enpremière instance. L’emprisonnement ne peutêtre fait, si, parties ouïes, il n’a été permis par jus-tice(142). Vous savez que ce qu’on appelle à Ge-nève la Justice, est le Tribunal du Lieutenant etde ses assistants appelés Auditeurs. Ainsi c’està ces Magistrats et non à d’autres, pas mêmeaux Syndics, que la plainte en pareil cas doitêtre portée, et c’est à eux d’ordonner l’empri-sonnement des deux parties, sauf alors le re-cours de l’une des deux aux Syndics, si, selonles termes de l’Édit, elle se sentait grevée parcequi aura été ordonné(143). Les trois premiers ar-ticles du Titre XII, sur les matières criminelles,se rapportent évidemment à ce cas-là.

Dans le cas du flagrant délit, soit pourcrime, soit pour excès que la police doit punir,il est permis à toute personne d’arrêter le cou-pable ; mais il n’y a que les Magistrats chargésde quelque partie du pouvoir exécutif, tels queles Syndics, le Conseil, le Lieutenant, un Au-

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diteur, qui puissent l’écrouer ; un Conseiller niplusieurs, ne le pourraient pas ; et le prisonnierdoit être interrogé dans les vingt-quatreheures. Les cinq articles suivants du mêmeÉdit se rapportent uniquement à ce second cas,comme il est clair, tant par l’ordre de la ma-tière, que par le nom de criminel donné au pré-venu, puisqu’il n’y a que le seul cas du flagrantdélit ou du crime notoire, où l’on puisse appe-ler criminel un accusé avant que son procès luisoit fait. Que si l’on s’obstine à vouloir qu’accu-sé et criminel soient synonymes, il faudra par cemême langage, qu’innocent et criminel le soientaussi.

Dans le reste du Titre XII, il n’est plus ques-tion d’emprisonnement ; et, depuis l’Article 9inclusivement, tout roule sur la procédure etsur la forme du jugement dans toute espèce deprocès criminel. Il n’y est point parlé des em-prisonnements faits d’office.

Mais il en est parlé dans l’Édit politiquesur l’Office des quatre Syndics. Pourquoi cela ?

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parce que cet article tient immédiatement àla liberté civile, que le pouvoir exercé sur cepoint par le Magistrat, est un acte de Gouver-nement plutôt que de Magistrature, et qu’unsimple Tribunal de justice ne doit pas être re-vêtu d’un pareil pouvoir. Aussi l’Édit l’accorde-t-il aux Syndics seuls, non au Lieutenant ni àaucun autre Magistrat.

Or, pour garantir les Syndics de la surprisedont j’ai parlé, l’Édit leur prescrit de manderpremièrement ceux qu’il appartiendra, d’exami-ner, d’interroger, et enfin de faire emprisonner,si mestier est. Je crois que dans un pays libre,la Loi ne pouvait pas moins faire pour mettreun frein à ce terrible pouvoir. Il faut que lesCitoyens aient toutes les sûretés raisonnablesqu’en faisant leur devoir ils pourront coucherdans leur lit.

L’article suivant du même Titre rentre,comme il est manifeste, dans le cas du crimenotoire et du flagrant délit, de même que l’Ar-ticle premier du Titre des matières criminelles,

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dans le même Édit politique. Tout cela peut pa-raître une répétition : mais dans l’Édit civil, lamatière est considérée, quant à l’exercice dela justice, et dans l’Édit politique, quant à lasûreté des Citoyens. D’ailleurs les Lois ayantété faites en différents temps, et ces Lois étantl’ouvrage des hommes, on n’y doit pas cher-cher un ordre qui ne se démente jamais et uneperfection sans défaut. Il suffit qu’en méditantsur le tout et en comparant les articles, on ydécouvre l’esprit du Législateur et les raisonsdu dispositif de son ouvrage.

Ajoutez une réflexion. Ces droits si judi-cieusement combinés, ces droits réclamés parles Représentants en vertu des Édits, vous enjouissiez sous la souveraineté des Évêques,Neuchâtel en jouit sous ses Princes, et à vous,Républicains, on veut les ôter ! Voyez les Ar-ticles X, XI, et plusieurs autres des franchisesde Genève dans l’Acte d’Ademarus Fabri. Cemonument n’est pas moins respectable aux Ge-nevois que ne l’est aux Anglais la grande

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Chartre encore plus ancienne, et je doute qu’onfût bien venu chez ces derniers à parler de leurChartre avec autant de mépris que l’Auteur desLettres ose en marquer pour la vôtre.

Il prétend qu’elle a été abrogée par lesConstitutions de la République(144). Mais aucontraire je vois très souvent dans vos Éditsce mot, comme d’ancienneté, qui renvoie auxusages anciens, par conséquent aux droits surlesquels ils étaient fondés ; et comme sil’Évêque eût prévu que ceux qui devaient pro-téger les franchises les attaqueraient, je voisqu’il déclare dans l’Acte même qu’elles serontperpétuelles, sans que le non usage ni aucuneprescription les puisse abolir. Voici, vous enconviendrez, une opposition bien singulière.Le savant Syndic Chouet dit dans son Mémoireà Milord Townsend que le peuple de Genèveentra, par la Réformation, dans les droits del’Évêque, qui était Prince temporel et spirituelde cette Ville : l’Auteur des Lettres nous assureau contraire que ce même Peuple perdit en

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cette occasion les franchises que l’Évêque luiavait accordées. Auquel des deux croirons-nous ?

Quoi ! vous perdez étant libres, des droitsdont vous jouissiez étant sujets ! Vos Magis-trats vous dépouillent de ceux que vous ac-cordèrent vos Princes ! Si telle est la libertéque vous ont acquise vos pères, vous avez dequoi regretter le sang qu’ils versèrent pour elle.Cet acte singulier qui vous rendant Souverainsvous ôta vos franchises, valait bien, ce mesemble, la peine d’être énoncé ; et du moins,pour le rendre croyable, on ne pouvait lerendre trop solennel. Où est-il donc cet acted’abrogation ? Assurément, pour se prévaloird’une pièce aussi bizarre, le moins qu’on puissefaire est de commencer par la montrer.

De tout ceci je crois pouvoir conclure aveccertitude, qu’en aucun cas possible, la Loi dansGenève n’accorde aux Syndics, ni à personne,le droit absolu d’emprisonner les particulierssans astriction ni condition. Mais n’importe : le

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Conseil en réponse aux Représentations établitce droit sans réplique. Il n’en coûte que de vou-loir, et le voilà en possession. Telle est la com-modité du droit négatif.

Je me proposais de montrer dans cetteLettre que le droit de Représentation, intime-ment lié à la forme de votre Constitution,n’était pas un droit illusoire et vain ; maisqu’ayant été formellement établi par l’Édit de1707, confirmé par celui de 1738, il devait né-cessairement avoir un effet réel : que cet effetn’avait pas été stipulé dans l’Acte de la Média-tion, parce qu’il ne l’était pas dans l’Édit, etqu’il ne l’avait pas été dans l’Édit ; tant parcequ’il résultait alors par lui-même de la naturede votre Constitution, que parce que le mêmeÉdit en établissait la sûreté d’une autre ma-nière : que ce droit, et son effet nécessaire,donnant seul de la consistance à tous lesautres, était l’unique et véritable équivalent deceux qu’on avait ôtés à la Bourgeoisie ; quecet équivalent, suffisant pour établir un solide

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équilibre entre toutes les parties de l’État,montrait la sagesse du Règlement, qui, sans ce-la, serait l’ouvrage le plus inique qu’il fût pos-sible d’imaginer ; qu’enfin les difficultés qu’onélevait contre l’exercice de ce droit étaient desdifficultés frivoles, qui n’existaient que dans lamauvaise volonté de ceux qui les proposaient,et qui ne balançaient en aucune manière lesdangers du droit négatif absolu. Voilà, Mon-sieur, ce que j’ai voulu faire ; c’est à vous à voirsi j’ai réussi.

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NEUVIÈME LETTRE

J’AI cru, Monsieur, qu’il valait mieux établirdirectement ce que j’avais à dire, que de m’at-tacher à de longues réfutations. Entreprendreun examen suivi des Lettres écrites de la Cam-pagne, serait s’embarquer dans une mer de so-phismes. Les saisir, les exposer, serait, selonmoi, les réfuter ; mais ils nagent dans un telflux de doctrine, ils en sont si fort inondés,qu’on se noie en voulant les mettre à sec.

Toutefois en achevant mon travail, je nepuis me dispenser de jeter un coup d’œil surcelui de cet Auteur. Sans analyser les subtilitéspolitiques dont il vous leurre, je me contenteraid’en examiner les principes, et de vous mon-trer dans quelques exemples le vice de ses rai-sonnements.

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Vous en avez vu ci-devant l’inconséquencepar rapport à moi : par rapport à votre Répu-blique, ils sont plus captieux quelquefois, etne sont jamais plus solides. Le seul et véri-table objet de ces Lettres est d’établir le pré-tendu droit négatif dans la plénitude que luidonnent les usurpations du Conseils. C’est àce but que tout se rapporte ; soit directement,par un enchaînement nécessaire ; soit indirec-tement, par un tour d’adresse, en donnant lechange au public sur le fond de la question.

Les imputations qui me regardent sont dansle premier cas. Le Conseil m’a jugé contre laLoi : des Représentations s’élèvent. Pour éta-blir le droit négatif, il faut éconduire les Re-présentants ; pour les éconduire il faut prouverqu’ils ont tort ; pour prouver qu’ils ont tort, ilfaut soutenir que je suis coupable, mais cou-pable à tel point, que, pour punir mon crime, ila fallu déroger à la Loi.

Que les hommes frémiraient au premiermal qu’ils font, s’ils voyaient qu’ils se mettent

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dans la triste nécessité d’en toujours faire,d’être méchants toute leur vie pour avoir pul’être un moment, et de poursuivre jusqu’à lamort le malheureux qu’ils ont une fois persécu-té !

La question de la présidence des Syndicsdans les Tribunaux criminels se rapporte au se-cond cas. Croyez-vous qu’au fond le Conseils’embarrasse beaucoup que ce soient des Syn-dics ou des Conseillers qui président, depuisqu’il a fondu les droits des premiers dans toutle Corps ? Les Syndics, jadis choisis parmi toutle Peuple(145), ne l’étant plus que dans leConseil, de chefs qu’ils étaient des autres Ma-gistrats sont demeurés leurs collègues, et vousavez pu voir clairement dans cette affaire quevos Syndics, peu jaloux d’une autorité passa-gère, ne sont plus que des Conseillers. Maison feint de traiter cette question comme im-portante, pour vous distraire de celle qui l’estvéritablement, pour vous laisser croire encoreque vos premiers Magistrats sont toujours élus

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par vous, et que leur puissance est toujours lamême.

Laissons donc ici ces questions accessoires,que, par la manière dont l’Auteur les traite, onvoit qu’il ne prend guère à cœur. Bornons-nousà peser les raisons qu’il allègue en faveur dudroit négatif auquel il s’attache avec plus desoin, et par lequel seul, admis ou rejeté, vousêtes esclaves ou libres.

L’art qu’il emploie le plus adroitement pourcela, est de réduire en propositions généralesun système dont on verrait trop aisément lefaible s’il en faisait toujours l’application. Pourvous écarter de l’objet particulier, il flatte votreamour-propre en étendant vos vues sur degrandes questions ; et tandis qu’il met cesquestions hors de la portée de ceux qu’il veutséduire, il les cajole et les gagne, en paraissantles traiter en hommes d’État. Il éblouit ainsi lePeuple pour l’aveugler, et change en thèses dephilosophie des questions qui n’exigent que du

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bon sens, afin qu’on ne puisse l’en dédire, etque, ne l’entendant pas, on n’ose le désavouer.

Vouloir le suivre dans ses sophismes abs-traits, serait tomber dans la faute que je lui re-proche. D’ailleurs, sur des questions ainsi trai-tées, on prend le parti qu’on veut sans avoir ja-mais tort : car il entre tant d’éléments dans cespropositions, on peut les envisager par tant defaces, qu’il y a toujours quelque côté suscep-tible de l’aspect qu’on veut leur donner. Quandon fait pour tout le Public en général un Livrede politique, on y peut philosopher à son aise :l’Auteur, ne voulant qu’être lu et jugé par leshommes instruits de toutes les Nations et ver-sés dans la matière qu’il traite, abstrait et gé-néralise sans crainte ; il ne s’appesantit pas surles détails élémentaires. Si je parlais à vousseul, je pourrais user de cette méthode ; maisle sujet de ces Lettres intéresse un Peuple en-tier, composé, dans son plus grand nombre,d’hommes qui ont plus de sens et de jugementque de lecture et d’étude, et qui, pour n’avoir

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pas le jargon scientifique, n’en sont que pluspropres à saisir le vrai dans toute sa simplicité.Il faut opter en pareil cas entre l’intérêt de l’Au-teur et celui des Lecteurs, et qui veut se rendreplus utile doit se résoudre à être moins éblouis-sant.

Une autre source d’erreurs et de faussesapplications, est d’avoir laissé les idées de cedroit négatif trop vagues, trop inexactes ; cequi sert à citer avec un air de preuve lesexemples qui s’y rapportent le moins, à détour-ner vos Concitoyens de leur objet par la pompede ceux qu’on leur présente, à soulever leur or-gueil contre leur raison, et à les consoler dou-cement de n’être pas plus libres que les maîtresdu monde. On fouille avec érudition dans l’obs-curité des siècles, on vous promène avec fastechez les Peuples de l’antiquité. On vous étalesuccessivement Athènes, Sparte, Rome, Car-thage ; on vous jette aux yeux le sable de laLibye, pour vous empêcher de voir ce qui sepasse autour de vous.

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Qu’on fixe avec précision, comme j’ai tâchéde faire, ce droit négatif, tel que prétend l’exer-cer le Conseil, et je soutiens qu’il n’y eut jamaisun seul Gouvernement sur la terre où le Lé-gislateur, enchaîné de toutes manières par lecorps exécutif, après avoir livré les Lois sansréserve à sa merci, fût réduit à les lui voirexpliquer, éluder, transgresser à volonté, sanspouvoir jamais apporter à cet abus d’autre op-position, d’autre droit, d’autre résistance,qu’un murmure inutile et d’impuissantes cla-meurs.

Voyez en effet à quel point votre Anonymeest forcé de dénaturer la question, pour y rap-porter moins mal-à-propos ses exemples.

Le droit négatif n’étant pas, dit-il, page 110,le pouvoir de faire des Lois, mais d’empêcher quetout le monde indistinctement ne puisse mettre enmouvement la puissance qui fait les Lois, et nedonnant pas la facilité d’innover, mais le pouvoirde s’opposer aux innovations, va directement au

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grand but que se propose une société politique, quiest de se conserver en conservant sa constitution.

Voilà un droit négatif très raisonnable, etdans le sens exposé, ce droit est en effet unepartie si essentielle de la constitution démo-cratique, qu’il serait généralement impossiblequ’elle se maintînt, si la Puissance Législativepouvait toujours être mise en mouvement parchacun de ceux qui la composent. Vous conce-vez qu’il n’est pas difficile d’apporter desexemples en confirmation d’un principe aussicertain.

Mais si cette notion n’est point celle dudroit négatif en question, s’il n’y a pas dans cepassage un seul mot qui ne porte à faux parl’application que l’Auteur en veut faire, vousm’avouerez que les preuves de l’avantage d’undroit négatif tout différent ne sont pas fortconcluantes en faveur de celui qu’il veut éta-blir.

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Le droit négatif n’est pas celui de faire des Lois.Non, mais il est celui de se passer de Lois. Fairede chaque acte de sa volonté une Loi parti-culière, est bien plus commode que de suivredes Lois générales, quand même on en seraitsoi-même l’Auteur. Mais d’empêcher que tout lemonde indistinctement ne puisse mettre en mouve-ment la puissance qui fait les Lois. Il fallait dire,au lieu de cela : mais d’empêcher que qui que cesoit ne puisse protéger les Lois contre la puissancequi les subjugue.

Qui ne donnant pas la facilité d’innover…Pourquoi non ? Qui est-ce qui peut empêcherd’innover celui qui a la force en main, et quin’est obligé de rendre compte de sa conduiteà personne ? Mais le pouvoir d’empêcher les in-novations. Disons mieux : le pouvoir d’empêcherqu’on ne s’oppose aux innovations.

C’est ici, Monsieur, le sophisme le plus sub-til, et qui revient le plus souvent dans l’écritque j’examine. Celui qui a la puissance exécu-tive n’a jamais besoin d’innover par des actions

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d’éclat. Il n’a jamais besoin de constater cetteinnovation par des actes solennels. Il lui suf-fit, dans l’exercice continu de sa puissance, deplier peu à peu chaque chose à sa volonté, etcela ne fait jamais une sensation bien forte.

Ceux, au contraire, qui ont l’œil assez at-tentif et l’esprit assez pénétrant pour remar-quer ce progrès et pour en prévoir la consé-quence, n’ont, pour l’arrêter, qu’un de ces deuxpartis à prendre ; ou de s’opposer d’abord àla première innovation qui n’est jamais qu’unebagatelle, et alors on les traite de gens in-quiets, brouillons, pointilleux, toujours prêts àchercher querelle ; ou bien de s’élever enfincontre un abus qui se renforce, et alors on crieà l’innovation. Je défie que, quoi que vos Ma-gistrats entreprennent, vous puissiez en vous yopposant, éviter à la fois ces deux reproches.Mais à choix, préférez le premier. Chaque foisque le Conseil altère quelque usage, il a sonbut que personne ne voit, et qu’il se garde biende montrer. Dans le doute, arrêtez toujours

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toute nouveauté, petite ou grande. Si les Syn-dics étaient dans l’usage d’entrer au Conseil dupied droit, et qu’ils y voulussent entrer du piedgauche, je dis qu’il faudrait les en empêcher.

Nous avons ici la preuve bien sensible dela facilité de conclure le pour et le contre parla méthode que suit notre Auteur. Car appli-quez au droit de Représentation des Citoyens,ce qu’il applique au droit négatif des Conseils,et vous trouverez que sa proposition généraleconvient encore mieux à votre application qu’àla sienne. Le droit de Représentation, direz-vous,n’étant pas le droit de faire des Lois, mais d’empê-cher que la puissance qui doit les administrer neles transgresse, et ne donnant pas le pouvoir d’in-nover, mais de s’opposer aux nouveautés, va di-rectement au grand but que se propose une sociétépolitique ; celui de se conserver en conservant saconstitution. N’est-ce pas exactement là ce queles Représentants avaient à dire, et ne semble-t-il pas que l’Auteur ait raisonné pour eux ? Ilne faut point que les mots nous donnent le

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change sur les idées. Le prétendu droit néga-tif du Conseil est réellement un droit positif, etle plus positif même que l’on puisse imaginer,puisqu’il rend le petit Conseil seul maître directet absolu de l’État et de toutes les Lois ; et ledroit de Représentation pris dans son vrai sensn’est lui-même qu’un droit négatif. Il consisteuniquement à empêcher la puissance exécu-tive de rien exécuter contre les Lois.

Suivons les aveux de l’Auteur sur les propo-sitions qu’il présente ; avec trois mots ajoutés,il aura posé le mieux du monde votre état pré-sent.

Comme il n’y aurait point de liberté dans unÉtat où le Corps chargé de l’exécution des Lois au-rait droit de les faire parler à sa fantaisie ; puis-qu’il pourrait faire exécuter comme des Lois sesvolontés les plus tyranniques.

Voilà, je pense, un tableau d’après nature ;vous allez voir en tableau de fantaisie mis enopposition.

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Il n’y aurait point aussi de Gouvernement dansun État où le Peuple exercerait sans règle la puis-sance législative. D’accord ; mais qui est-ce quia proposé que le peuple exerçât sans règle lapuissance législative ?

Après avoir ainsi posé un autre droit négatifque celui dont il s’agit, l’Auteur s’inquiète beau-coup pour savoir où l’on doit placer ce droitnégatif dont il ne s’agit point, et il établit là-dessus un principe qu’assurément je ne contes-terai pas. C’est que, si cette force négative peutsans inconvénient résider dans le Gouvernement,il sera de la nature et du bien de la chose qu’onl’y place. Puis viennent les exemples, que je nem’attacherai pas à suivre, parce qu’ils sont tropéloignés de nous et de tout point étrangers à laquestion.

Celui seul de l’Angleterre qui est sous nosyeux, et qu’il cite avec raison comme un mo-dèle de la juste balance des pouvoirs respec-tifs, mérite un moment d’examen, et je ne me

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permets ici qu’après lui la comparaison du pe-tit au grand.

Malgré la puissance Royale, qui est trèsgrande, la Nation n’a pas craint de donner encoreau Roi la voix négative. Mais comme il ne peutse passer longtemps de la puissance législative, etqu’il n’y aurait pas de sûreté pour lui à l’irriter,cette force négative n’est dans le fait qu’un moyend’arrêter les entreprises de la puissance législative,et le Prince, tranquille dans la possession du pou-voir étendu que la Constitution lui assure, sera in-téressé à la protéger(146).

Sur ce raisonnement et sur l’applicationqu’on en veut faire, vous croiriez que le pou-voir exécutif du Roi d’Angleterre est plus grandque celui du Conseil à Genève, que le droitnégatif qu’a ce Prince est semblable à celuiqu’usurpent vos Magistrats, que votre Gouver-nement ne peut pas plus se passer que celuid’Angleterre de la puissance législative, etqu’enfin l’un et l’autre ont le même intérêt deprotéger la Constitution. Si l’Auteur n’a pas

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voulu dire cela, qu’a-t-il donc voulu dire, et quefait cet exemple à son sujet ?

C’est pourtant tout le contraire à touségards. Le Roi d’Angleterre, revêtu par les Loisd’une si grande puissance pour les protéger,n’en a point pour les enfreindre : personne enpareil cas ne lui voudrait obéir, chacun crain-drait pour sa tête ; les Ministres eux-mêmes lapeuvent perdre s’ils irritent le Parlement : ony examine sa propre conduite. Tout Anglais,à l’abri des Lois, peut braver la puissanceRoyale ; le dernier du Peuple peut exiger et ob-tenir la réparation la plus authentique s’il estle moins du monde offensé : supposé que lePrince osât enfreindre la Loi dans la moindrechose, l’infraction serait à l’instant relevée ; ilest sans droit, et serait sans pouvoir pour lasoutenir.

Chez vous la Puissance du petit Conseil estabsolue à tous égards ; il est le Ministre et lePrince, la partie et le Juge tout-à-la-fois : il or-donne et il exécute ; il cite, il saisit, il empri-

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sonne, il juge, il punit lui-même : il a la forceen main pour tout faire ; tous ceux qu’il em-ploie sont irrecherchables ; il ne rend comptede sa conduite ni de la leur à personne ; iln’a rien à craindre du Législateur, auquel il aseul droit d’ouvrir la bouche, et devant lequel iln’ira pas s’accuser. Il n’est jamais contraint deréparer ses injustices ; et tout ce que peut es-pérer de plus heureux l’innocent qu’il opprime,c’est d’échapper enfin sain et sauf, mais sanssatisfaction ni dédommagement.

Jugez de cette différence par les faits lesplus récents. On imprime à Londres un Ou-vrage violemment satyrique contre les Mi-nistres, le Gouvernement, le Roi même. Lesimprimeurs sont arrêtés. La Loi n’autorise pascet arrêt, un murmure public s’élève, il faut lesrelâcher. L’affaire ne finit pas là : les Ouvriersprennent à leur tour le Magistrat à partie, etils obtiennent d’immenses dommages et inté-rêts. Qu’on mette en parallèle avec cette affairecelle du Sieur Bardin, Libraire à Genève ; j’en

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parlerai ci-après. Autre cas : il se fait un voldans la Ville ; sans indice et sur des soupçonsen l’air, un Citoyen est emprisonné contre lesLois ; sa maison est fouillée ; on ne lui épargneaucun des affronts faits pour les malfaiteurs.Enfin son innocence est reconnue, il est relâ-ché ; il se plaint, on le laisse dire, et tout est fi-ni.

Supposons qu’à Londres j’eusse eu le mal-heur de déplaire à la Cour, que sans justice etsans raison elle eût saisi le prétexte d’un demes Livres pour le faire brûler et me décréter :j’aurais présenté requête au Parlement commeayant été jugé contre les Lois ; je l’aurais prou-vé, j’aurais obtenu la satisfaction la plus au-thentique, et le Juge eût été puni, peut-êtrecassé.

Transportons maintenant M. Wilkes à Ge-nève, disant, écrivant, imprimant, publiantcontre le petit Conseil le quart de ce qu’il adit, écrit, imprimé, publié hautement à Londrescontre le Gouvernement, la Cour, le Prince.

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Je n’affirmerai pas absolument qu’on l’eût faitmourir, quoique je le pense ; mais sûrement ileût été saisi dans l’instant même, et dans peutrès grièvement puni(147).

On dira que M. Wilkes était membre duCorps législatif dans son Pays ; et moi, nel’étais-je pas aussi dans le mien ? Il est vraique l’Auteur des Lettres veut qu’on n’ait aucunégard à la qualité de Citoyen. Les règles, dit-il,de la procédure sont et doivent être égales pourtous les hommes : elles ne dérivent pas du droit dela Cité ; elles émanent du droit de l’humanité(148).

Heureusement pour vous, le fait n’est pasvrai(149) ; et quant à la maxime, c’est sous desmots très honnêtes, cacher un sophisme biencruel. L’intérêt du Magistrat, qui, dans votreÉtat, le rend souvent partie contre le Citoyen,jamais contre l’Étranger, exige, dans le premiercas que la Loi prenne des précautions beau-coup plus grandes pour que l’accusé ne soitpas condamné injustement. Cette distinctionn’est que trop bien confirmée par les faits. Il

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n’y a peut-être pas, depuis l’établissement dela République, un seul exemple d’un jugementinjuste contre un Étranger ; et qui compteradans vos annales combien il y en a d’injusteset même d’atroces contre des Citoyens ? Dureste, il est très vrai que les précautions qu’ilimporte de prendre pour la sûreté de ceux-ci peuvent sans inconvénient s’étendre à tousles prévenus, parce qu’elles n’ont pas pour butde sauver le coupable, mais de garantir l’inno-cent. C’est pour cela qu’il n’est fait aucune ex-ception dans l’Article XXX du règlement, qu’onvoit assez n’être utile qu’aux Genevois. Reve-nons à la comparaison du droit négatif dans lesdeux États.

Celui du Roi d’Angleterre consiste en deuxchoses : à pouvoir seul convoquer et dissoudrele Corps législatif, et à pouvoir rejeter les Loisqu’on lui propose ; mais il ne consista jamais àempêcher la puissance législative de connaîtredes infractions qu’il peut faire à la Loi.

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D’ailleurs cette force négative est bien tem-pérée : premièrement, par la Loi triennale(150),qui l’oblige de convoquer un nouveau Parle-ment au bout d’un certain temps ; de plus, parsa propre nécessité, qui l’oblige à le laisserpresque toujours assemblé(151) ; enfin, par ledroit négatif de la Chambre des Communes,qui en a, vis-à-vis de lui-même, un non moinspuissant que le sien.

Elle est tempérée encore par la pleine auto-rité que chacune des deux Chambres une foisassemblées a sur elle-même ; soit pour pro-poser, traiter, discuter, examiner les Lois ettoutes les matières du Gouvernement ; soit parla partie de la puissance exécutive qu’ellesexercent et conjointement et séparément, tantdans la Chambre des Communes, qui connaîtdes griefs publics et des atteintes portées auxLois, que dans la Chambre des Pairs, Juges su-prêmes dans les matières criminelles, et sur-tout dans celles qui ont rapport aux crimesd’État.

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Voilà, Monsieur, quel est le droit négatifdu Roi d’Angleterre. Si vos Magistrats n’en ré-clament qu’un pareil, je vous conseille de nele leur pas contester. Mais je ne vois pointquel besoin, dans votre situation présente, ilspeuvent jamais avoir de la puissance législa-tive, ni ce qui peut les contraindre à la convo-quer pour agir réellement, dans quelque casque ce puisse être ; puisque de nouvelles Loisne sont jamais nécessaires à gens qui sont au-dessus des Lois, qu’un Gouvernement qui sub-siste avec ses finances, et n’a point de guerre,n’a nul besoin de nouveaux impôts, et qu’enrevêtant le corps entier du pouvoir des chefsqu’on en tire, on rend le choix de ces chefspresque indifférent.

Je ne vois pas même en quoi pourrait lescontenir le Législateur, qui, quand il existe,n’existe qu’un instant, et ne peut jamais dé-cider que l’unique point sur lequel ils l’inter-rogent.

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Il est vrai que le Roi d’Angleterre peut fairela guerre et la paix ; mais outre que cette puis-sance est plus apparente que réelle, du moinsquant à la guerre, j’ai déjà fait voir ci-devant etdans le Contrat Social que ce n’est pas de ce-la qu’il s’agit pour vous, et qu’il faut renonceraux droits honorifiques quand on veut jouir dela liberté. J’avoue encore que ce Prince peutdonner et ôter les places au gré de ses vues,et corrompre en détail le Législateur. C’est pré-cisément ce qui met tout l’avantage du côtédu Conseil, à qui de pareils moyens sont peunécessaires et qui vous enchaîne à moindresfrais. La corruption est un abus de la liberté ;mais elle est une preuve que la liberté existe, etl’on n’a pas besoin de corrompre les gens quel’on tient en son pouvoir : quant aux places,sans parler de celles dont le Conseil dispose,ou par lui-même ou par le Deux-Cent, il faitmieux pour les plus importantes ; il les remplitde ses propres membres, ce qui lui est plusavantageux encore ; car on est toujours plussûr de ce qu’on fait par ses mains, que de ce

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qu’on fait par celles d’autrui. L’histoire d’An-gleterre est pleine de preuves de la résistancequ’ont faite les Officiers Royaux à leursPrinces, quand ils ont voulu transgresser lesLois. Voyez si vous trouverez chez vous biendes traits d’une résistance pareille faite auConseil par les Officiers de l’État, même dansles cas les plus odieux ? Quiconque à Genèveest aux gages de la République, cesse à l’ins-tant même d’être Citoyen ; il n’est plus que l’es-clave et le satellite des Vingt-cinq, prêt à fouleraux pieds la Patrie et les Lois sitôt qu’ils l’or-donnent. Enfin la Loi, qui ne laisse en Angle-terre aucune puissance au Roi pour mal faire,lui en donne une très grande pour faire le bien ;il ne paraît pas que ce soit de ce côté que leConseil est jaloux d’étendre la sienne.

Les Rois d’Angleterre assurés de leurs avan-tages, sont intéressés à protéger la Constitu-tion présente, parce qu’ils ont peu d’espoir dela changer. Vos Magistrats, au contraire, sûrsde se servir des formes de la vôtre pour en

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changer tout-à-fait le fond, sont intéressés àconserver ces formes comme l’instrument deleurs usurpations. Le dernier pas dangereuxqu’il leur reste à faire, est celui qu’ils font au-jourd’hui. Ce pas fait, ils pourront se dire en-core plus intéressés que le Roi d’Angleterre àconserver la Constitution établie, mais par unmotif bien différent. Voilà toute la parité que jetrouve entre l’État politique de l’Angleterre etle vôtre. Je vous laisse à juger dans lequel estla liberté.

Après cette comparaison, l’Auteur, qui seplaît à vous présenter de grands exemples,vous offre celui de l’ancienne Rome. Il lui re-proche avec dédain ses Tribuns brouillons etséditieux : il déplore amèrement, sous cetteorageuse administration, le triste sort de cettemalheureuse Ville, qui pourtant, n’étant rienencore à l’érection de cette Magistrature, eutsous elle cinq cents ans de gloire et de pros-pérités, et devint la Capitale du monde. Elle fi-nit enfin parce qu’il faut que tout finisse ; elle

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finit par les usurpations de ses Grands, de sesConsuls, de ses Généraux qui l’envahirent : ellepérit par l’excès de sa puissance ; mais elle nel’avait acquise que par la bonté de son Gouver-nement. On peut dire en ce sens que ses Tri-buns la détruisirent(152).

Au reste je n’excuse pas les fautes duPeuple Romain, je les ai dites dans le ContratSocial : je l’ai blâmé d’avoir usurpé la puis-sance exécutive qu’il devait seulement conte-nir(153) ; j’ai montré sur quels principes le Tri-bunat devait être institué, les bornes qu’on de-vait lui donner, et comment tout cela se pou-vait faire. Ces règles furent mal suivies àRome ; elles auraient pu l’être mieux. Toutefoisvoyez ce que fit le Tribunat avec ses abus ; quen’eût-il point fait, bien dirigé ? Je vois peu ceque veut ici l’Auteur des Lettres : pour conclurecontre lui-même, j’aurais pris le mêmeexemple qu’il a choisi.

Mais n’allons pas chercher si loin cesillustres exemples, si fastueux par eux-mêmes

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et si trompeurs par leur application. Ne laissezpoint forger vos chaînes par l’amour-propre.Trop petits pour vous comparer à rien, restezen vous-mêmes, et ne vous aveuglez point survotre position. Les anciens Peuples ne sontplus un modèle pour les modernes ; ils leursont trop étrangers à tous égards. Vous surtout,Genevois, gardez votre place, et n’allez pointaux objets élevés qu’on vous présente pourvous cacher l’abîme qu’on creuse au-devant devous. Vous n’êtes ni Romains, ni Spartiates,vous n’êtes pas même Athéniens. Laissez làces grands noms qui ne vous vont point. Vousêtes des Marchands, des Artisans, des Bour-geois, toujours occupés de leurs intérêts pri-vés, de leur travail, de leur trafic, de leur gain ;des gens pour qui la liberté même n’est qu’unmoyen d’acquérir sans obstacle et de posséderen sûreté.

Cette situation demande pour vous desmaximes particulières. N’étant pas oisifscomme étaient les anciens Peuples, vous ne

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pouvez comme eux vous occuper sans cessedu Gouvernement : mais par cela même quevous pouvez moins y veiller de suite, il doitêtre institué de manière qu’il vous soit plusaisé d’en voir les manœuvres et de pourvoiraux abus. Tout soin public que votre intérêtexige, doit vous être rendu d’autant plus facileà remplir, que c’est un soin qui vous coûte etque vous ne prenez pas volontiers. Car vouloirvous en décharger tout-à-fait, c’est vouloir ces-ser d’être libres. Il faut opter, dit le Philosophebienfaisant, et ceux qui ne peuvent supporterle travail, n’ont qu’à chercher le repos dans laservitude.

Un Peuple inquiet, désœuvré, remuant, et,faute d’affaires particulières, toujours prêt à semêler de celles de l’État, a besoin d’être conte-nu, je le sais ; mais encore un coup, la Bour-geoisie de Genève est-elle ce Peuple-là ? Rienn’y ressemble moins ; elle en est l’antipode.Vos Citoyens, tout absorbés dans leurs occu-pations domestiques et toujours froids sur le

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reste, ne songent à l’intérêt public que quandle leur propre est attaqué. Trop peu soigneuxd’éclairer la conduite de leurs Chefs, ils nevoient les fers qu’on leur prépare que quandils en sentent le poids. Toujours distraits, tou-jours trompés, toujours fixés sur d’autres ob-jets, ils se laissent donner le change sur le plusimportant de tous, et vont toujours cherchantle remède, faute d’avoir su prévenir le mal. Àforce de compasser leurs démarches, ils ne lesfont jamais qu’après coup. Leurs lenteurs lesauraient déjà perdus cent fois, si l’impatiencedu Magistrat ne les eût sauvés, et si, presséd’exercer ce pouvoir suprême auquel il aspire,il ne les eût lui-même avertis du danger.

Suivez l’historique de votre Gouverne-ment ; vous verrez toujours le Conseil, ardentdans ses entreprises, les manquer le plus sou-vent par trop d’empressement à les accomplir,et vous verrez toujours la Bourgeoisie revenirenfin sur ce qu’elle a laissé faire sans y mettreopposition.

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En 1570, l’État était obéré de dettes et af-fligé de plusieurs fléaux. Comme il était mal-aisé dans la circonstance d’assembler souventle Conseil général, on y propose d’autoriser lesConseils de pourvoir aux besoins présents : laproposition passe. Ils partent de là pour s’ar-roger le droit perpétuel d’établir des impôts, etpendant plus d’un siècle on les laisse faire sansla moindre opposition.

En 1714, on fait, par des vues secrètes(154),l’entreprise immense et ridicule des fortifica-tions, sans daigner consulter le Conseil géné-ral, et contre la teneur des Édits. En consé-quence de ce beau projet, on établit pour dixans des impôts, sur lesquels on ne le consultepas davantage. Il s’élève quelques plaintes ; onles dédaigne ; et tout se tait.

En 1725, le terme des impôts expire, il s’agitde les prolonger. C’était pour la Bourgeoisiele moment tardif, mais nécessaire, de reven-diquer son droit négligé si longtemps. Mais lapeste de Marseille et la Banque royale ayant

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dérangé le commerce, chacun, occupé desdangers de sa fortune, oublie ceux de sa liber-té. Le Conseil, qui n’oublie pas ses vues, renou-velle en Deux-Cent les impôts, sans qu’il soitquestion du Conseil général.

À l’expiration du second terme les Citoyensse réveillent, et, après cent soixante ans d’in-dolence, ils réclament enfin tout de bon leurdroit. Alors, au lieu de céder ou temporiser, ontrame une conspiration(155). Le complot se dé-couvre ; les Bourgeois sont forcés de prendreles armes, et par cette violente entreprise leConseil perd en un moment un siècle d’usurpa-tion.

À peine tout semble pacifié, que, ne pou-vant endurer cette espèce de défaite, on formeun nouveau complot. Il faut derechef recouriraux armes ; les Puissances voisines inter-viennent, et les droits mutuels sont enfin ré-glés.

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En 1650, les Conseils inférieurs intro-duisent dans leurs Corps une manière de re-cueillir les suffrages, meilleure que celle qui estétablie, mais qui n’est pas conforme aux Édits.On continue en Conseil général de suivre l’an-cienne où se glissent bien des abus, et celadure cinquante ans et davantage, avant que lesCitoyens songent à se plaindre de la contra-vention ou à demander l’introduction d’un pa-reil usage dans le Conseil dont ils sontmembres. Ils la demandent enfin ; et ce qu’ily a d’incroyable, est qu’on leur oppose tran-quillement ce même Édit qu’on viole depuis undemi-siècle.

En 1707, un Citoyen est jugé clandestine-ment contre les Lois, condamné, arquebusédans la prison, un autre est pendu sur la dépo-sition d’un seul faux-témoin connu pour tel, unautre est trouvé mort. Tout cela passe, et il n’enest plus parlé qu’en 1734, que quelqu’un s’avisede demander au Magistrat des nouvelles du Ci-toyen arquebusé trente ans auparavant.

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En 1736, on érige des Tribunaux criminelssans Syndics. Au milieu des troubles qui ré-gnaient alors, les Citoyens, occupés de tantd’autres affaires, ne peuvent songer à tout. En1758, on répète la même manœuvre : celuiqu’elle regarde veut se plaindre ; on le fait taireet tout se tait. En 1762, on la renouvelle en-core(156) : les Citoyens se plaignent enfin l’an-née suivante. Le Conseil répond : vous veneztrop tard ; l’usage est établi.

En Juin 1762, un citoyen, que le Conseilavait pris en haine, est flétri dans ses Livres, etpersonnellement décrété contre l’Édit le plusformel. Ses parents étonnés demandent, parrequête, communication du décret : elle leurest refusée, et tout se tait. Au bout d’un an d’at-tente, le Citoyen flétri, voyant que nul ne pro-teste, renonce à son droit de Cité. La Bourgeoi-sie ouvre enfin les yeux, et réclame contre laviolation de la Loi : il n’était plus temps.

Un fait plus mémorable par son espèce,quoiqu’il ne s’agisse que d’une bagatelle, est

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celui du Sieur Bardin. Un Libraire commet àson Correspondant des exemplaires d’un Livrenouveau ; avant que les exemplaires arrivent,le Livre est défendu. Le Libraire va déclarerau Magistrat sa commission, et demander cequ’il doit faire. On lui ordonne d’avertir quandles exemplaires arriveront ; ils arrivent, il lesdéclare ; on les saisit ; il attend qu’on les luirende ou qu’on les lui paye ; on ne fait ni l’unni l’autre : il les redemande, on les garde. Ilprésente requête pour qu’ils soient renvoyés,rendus, ou payés. On refuse tout. Il perd sesLivres ; et ce sont des hommes publics, char-gés de punir le vol, qui les ont gardés.

Qu’on pèse bien toutes les circonstances dece fait, et je doute qu’on trouve aucun autreexemple semblable dans aucun Parlement,dans aucun Sénat, dans aucun Conseil, dansaucun Divan, dans quelque Tribunal que cepuisse être. Si l’on voulait attaquer le droit depropriété sans raison, sans prétexte, et jusquedans sa racine, il serait impossible de s’y

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prendre plus ouvertement. Cependant l’affairepasse, tout le monde se tait, et, sans des griefsplus graves, il n’eût jamais été question de ce-lui-là. Combien d’autres sont restés dans l’obs-curité, faute d’occasions pour les mettre en évi-dence ?

Si l’exemple précédent est peu importanten lui-même, en voici un d’un genre bien dif-férent. Encore un peu d’attention, Monsieur,pour cette affaire, et je supprime toutes cellesque je pourrais ajouter.

Le 20 novembre 1763, au Conseil généralassemblé pour l’élection du Lieutenant et duTrésorier, les Citoyens remarquent une diffé-rence entre l’Édit imprimé qu’ils ont et l’Éditmanuscrit dont un Secrétaire d’État fait lec-ture, en ce que l’élection du Trésorier doit parle premier se faire avec celle des Syndics, etpar le second avec celle du Lieutenant. Ils re-marquent de plus, que l’élection du Trésorier,qui, selon l’Édit, doit se faire tous les trois ans,ne se fait que tous les six ans selon l’usage, et

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qu’au bout des trois ans, on se contente de pro-poser la confirmation de celui qui est en place.

Ces différences du texte de la Loi entre lemanuscrit du Conseil et l’Édit imprimé, qu’onn’avait point encore observées, en font remar-quer d’autres qui donnent de l’inquiétude surle reste. Malgré l’expérience qui apprend auxCitoyens l’inutilité de leurs Représentations lesmieux fondées, ils en font à ce sujet de nou-velles, demandant que le texte original desÉdits soit déposé en Chancellerie ou dans telautre lieu public au choix du Conseil, où l’onpuisse comparer ce texte avec l’imprimé.

Or vous vous rappellerez, Monsieur, quepar l’article XLII de l’Édit de 1738, il est ditqu’on fera imprimer au plus tôt un Code généraldes Lois de l’État, qui contiendra tous les Éditset Règlements. Il n’a pas encore été questionde ce Code au bout de vingt-six ans, et les Ci-toyens ont gardé le silence(157) !

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Vous vous rappellerez encore, que dans unMémoire imprimé en 1745, un membre pros-crit des Deux-Cents jeta de violents soupçonssur la fidélité des Édits imprimés en 1713, etréimprimés en 1735, deux époques égalementsuspectes. Il dit avoir collationné sur des Éditsmanuscrits ces imprimés, dans lesquels il af-firme avoir trouvé quantité d’erreurs dont il afait note, et il rapporte les propres termes d’unÉdit de 1556, omis tout entier dans l’imprimé.À des imputations si graves le Conseil n’a rienrépondu, et les Citoyens ont gardé le silence.

Accordons, si l’on veut, que la dignité duConseil ne lui permettait pas de répondre alorsaux imputations d’un proscrit. Cette même di-gnité, l’honneur compromis, la fidélité suspec-tée exigeaient maintenant une vérification quetant d’indices rendaient nécessaire, et queceux qui la demandaient avaient droit d’obte-nir.

Point du tout. Le petit Conseil justifie lechangement fait à l’Édit, par un ancien usage

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auquel le Conseil général ne s’étant pas opposédans son origine n’a plus droit de s’opposer au-jourd’hui.

Il donne pour raison de la différence qui estentre le Manuscrit du Conseil et l’imprimé, quece Manuscrit est un recueil des Édits avec leschangements pratiqués, et consentis par le si-lence du Conseil général ; au lieu que l’impri-mé n’est que le recueil des mêmes Édits, telsqu’ils ont passé en Conseil général.

Il justifie la confirmation du Trésoriercontre l’Édit qui veut que l’on en élise un autre,encore par un ancien usage. Les Citoyensn’aperçoivent pas une contravention aux Édits,qu’il n’autorise par des contraventions anté-rieures : ils ne font pas une plainte qu’il ne re-bute, en leur reprochant de ne s’être pas plaintsplutôt.

Et quant à la communication du texte ori-ginal des Lois, elle est nettement refusée(158) :soit comme étant contraire aux règles ; soit parce

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que les Citoyens et Bourgeois ne doiventconnaître d’autre texte des Lois que le texte impri-mé, quoique le petit Conseil en suive un autreet le fasse suivre en Conseil général(159).

Il est donc contre les règles que celui qui apassé un acte ait communication de l’originalde cet acte, lorsque les variantes dans les co-pies les lui font soupçonner de falsification oud’incorrection, et il est dans la règle qu’on aitdeux différents textes des mêmes Lois, l’unpour les particuliers, et l’autre pour le Gou-vernement ! Ouîtes-vous jamais rien de sem-blable ? Et toutefois sur toutes ces découvertestardives, sur tous ces refus révoltants, les Ci-toyens, éconduits dans leurs demandes lesplus légitimes, se taisent, attendent, et de-meurent en repos.

Voilà, Monsieur, des faits notoires dansvotre Ville, et tous plus connus de vous quede moi ; j’en pourrais ajouter cent autres, sanscompter ceux qui me sont échappés. Ceux-cisuffiront pour juger si la Bourgeoisie de Ge-

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nève est ou fut jamais, je ne dis pas remuanteet séditieuse, mais vigilante, attentive, facile às’émouvoir pour défendre ses droits les mieuxétablis et le plus ouvertement attaqués.

On nous dit qu’une Nation vive, ingénieuse, ettrès occupée de ses droits politiques, aurait un ex-trême besoin de donner à son Gouvernement uneforce négative(160). En expliquant cette forcenégative on peut convenir du principe ; maisest-ce à vous qu’on en veut faire l’application ?A-t-on donc oublié qu’on vous donne ailleursplus de sang-froid qu’aux autres Peuples(161) ?Et comment peut-on dire que celui de Genèves’occupe beaucoup de ses droits politiques,quand on voit qu’il ne s’en occupe jamais quetard, avec répugnance, et seulement quand lepéril le plus pressant l’y contraint ? De sortequ’en n’attaquant pas si brusquement les droitsde la Bourgeoisie, il ne tient qu’au Conseilqu’elle ne s’en occupe jamais.

Mettons un moment en parallèle les deuxpartis, pour juger duquel l’activité est le plus à

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craindre, et où doit être placé le droit négatifpour modérer cette activité.

D’un côté je vois un Peuple très peu nom-breux, paisible et froid, composé d’hommes la-borieux, amateurs du gain, soumis pour leurpropre intérêt aux Lois et à leurs Ministres,tout occupés de leur négoce ou de leurs mé-tiers ; tous, égaux par leurs droits et peu dis-tingués par la fortune, n’ont entre eux ni chefsni clients ; tous, tenus par leur commerce, parleur état, par leurs biens, dans une grande dé-pendance du Magistrat, ont à le ménager ; touscraignent de lui déplaire ; s’ils veulent se mêlerdes affaires publiques, c’est toujours au préju-dice des leurs. Distraits d’un côté par des ob-jets plus intéressants pour leurs familles ; del’autre, arrêtés par des considérations de pru-dence, par l’expérience de tous les temps, quileur apprend combien dans un aussi petit Étatque le vôtre, où tout particulier est incessam-ment sous les yeux du Conseil, il est dange-reux de l’offenser, ils sont portés par les rai-

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sons les plus fortes à tout sacrifier à la paix :car c’est par elle seule qu’ils peuvent prospé-rer ; et dans cet état de choses, chacun, trompépar son intérêt privé, aime encore mieux êtreprotégé que libre, et fait sa cour pour faire sonbien.

De l’autre côté je vois dans une petite Ville,dont les affaires sont au fond très peu de chose,un Corps de Magistrats indépendant et perpé-tuel, presque oisif par état, faire sa principaleoccupation d’un intérêt très grand et très na-turel pour ceux qui commandent, c’est d’ac-croître incessamment son empire ; car l’ambi-tion comme l’avarice se nourrit de ses avan-tages, et plus on étend sa puissance, plus onest dévoré du désir de tout pouvoir. Sans cesseattentif à marquer des distances trop peu sen-sibles dans ses égaux de naissance, il ne voiten eux que ses inférieurs, et brûle d’y voir sessujets. Armé de toute la force publique, dépo-sitaire de toute l’autorité, interprète et dispen-sateur des Lois, qui le gênent, il s’en fait une

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arme offensive et défensive, qui le rend redou-table, respectable, sacré pour tous ceux qu’ilveut outrager. C’est au nom même de la Loiqu’il peut la transgresser impunément. Il peutattaquer la constitution en feignant de la dé-fendre ; il peut punir comme un rebelle qui-conque ose la défendre en effet. Toutes les en-treprises de ce Corps lui deviennent faciles ;il ne laisse à personne le droit de les arrêterni d’en connaître : il peut agir, différer, sus-pendre ; il peut séduire, effrayer, punir ceuxqui lui résistent ; et s’il daigne employer pourcela des prétextes, c’est plus par bienséanceque par nécessité. Il a donc la volontéd’étendre sa puissance, et le moyen de parve-nir à tout ce qu’il veut. Tel est l’état relatif dupetit Conseil et de la Bourgeoisie de Genève.Lequel de ces deux Corps doit avoir le pouvoirnégatif pour arrêter les entreprises de l’autre ?L’Auteur des Lettres assure que c’est le pre-mier.

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Dans la plupart des États les troubles in-ternes viennent d’une populace abrutie et stu-pide, échauffée d’abord par d’insupportablesvexations, puis ameutée en secret par desbrouillons adroits, revêtus de quelque autoritéqu’ils veulent étendre. Mais est-il rien de plusfaux qu’une pareille idée appliquée à la Bour-geoisie de Genève, à sa partie au moins quifait face à la puissance pour le maintien desLois ? Dans tous les temps cette partie a tou-jours été l’ordre moyen entre les riches et lespauvres, entre les chefs de l’État et la popu-lace. Cet ordre, composé d’hommes à peu prèségaux en fortune, en état, en lumières, n’est niassez élevé pour avoir des prétentions, ni as-sez bas pour n’avoir rien à perdre. Leur grandintérêt, leur intérêt commun est que les Loissoient observées, les Magistrats respectés, quela constitution se soutienne, et que l’État soittranquille. Personne dans cet ordre ne jouit ànul égard d’une telle supériorité sur les autres,qu’il puisse les mettre en jeu pour son intérêtparticulier. C’est la plus saine partie de la Ré-

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publique, la seule qu’on soit assuré ne pouvoir,dans sa conduite, se proposer d’autre objet quele bien de tous. Aussi voit-on toujours dansleurs démarches communes une décence, unemodestie, une fermeté respectueuse, une cer-taine gravité d’hommes qui se sentent dansleur droit et qui se tiennent dans leur devoir.Voyez, au contraire, de quoi l’autre parties’étaye : de gens qui nagent dans l’opulence, etdu Peuple le plus abject. Est-ce dans ces deuxextrêmes, l’un fait pour acheter, l’autre pour sevendre, qu’on doit chercher l’amour de la jus-tice et des Lois ? C’est par eux toujours quel’État dégénère : Le riche tient la Loi dans sabourse, et le pauvre aime mieux du pain quela liberté. Il suffit de comparer ces deux partis,pour juger lequel doit porter aux Lois la pre-mière atteinte, et cherchez en effet dans votrehistoire si tous les complots ne sont pas tou-jours venus du côté de la Magistrature, et si ja-mais les Citoyens ont eu recours à la force quelorsqu’il l’a fallu pour s’en garantir.

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On raille, sans doute, quand, sur les consé-quences du droit que réclament vos Conci-toyens, on vous représente l’État en proie àla brigue, à la séduction, au premier venu. Cedroit négatif que veut avoir le Conseil fut in-connu jusqu’ici ; quels maux en est-il arrivé ?Il en fût arrivé d’affreux, s’il eût voulu s’y tenirquand la Bourgeoisie a fait valoir le sien. Ré-torquez l’argument qu’on tire de deux centsans de prospérité ; que peut-on répondre ? CeGouvernement, direz-vous, établi par le temps,soutenu par tant de titres, autorisé par un silong usage, consacré par ses succès, et où ledroit négatif des Conseils fut toujours ignoré,ne vaut-il pas bien cet autre Gouvernement ar-bitraire, dont nous ne connaissons encore niles propriétés, ni ses rapports avec notre bon-heur, et où la raison ne peut nous montrer quele comble de notre misère ?

Supposer tous les abus dans le parti qu’onattaque, et n’en supposer aucun dans le sien,est un sophisme bien grossier et bien ordinaire,

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dont tout homme sensé doit se garantir. Il fautsupposer des abus de part et d’autre, parcequ’il s’en glisse partout ; mais ce n’est pas àdire qu’il y ait égalité dans leurs conséquences.Tout abus est un mal, souvent inévitable, pourlequel on ne doit pas proscrire ce qui est bonen soi. Mais comparez, et vous trouverez d’uncôté des maux sûrs, des maux terribles, sansborne et sans fin ; de l’autre, l’abus même dif-ficile, qui, s’il est grand, sera passager, et tel,que quand il a lieu, il porte toujours avec luison remède. Car, encore une fois, il n’y a de li-berté possible que dans l’observation des Loisou de la volonté générale, et il n’est pas plusdans la volonté générale de nuire à tous, quedans la volonté particulière de nuire à soi-même. Mais supposons cet abus de la libertéaussi naturel que l’abus de la puissance. Il y au-ra toujours cette différence entre l’un et l’autre,que l’abus de la liberté tourne au préjudice duPeuple qui en abuse, et le punissant de sonpropre tort le force à en chercher le remède ;ainsi de ce côté le mal n’est jamais qu’une

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crise, il ne peut faire un état permanent. Aulieu que l’abus de la puissance ne tournantpoint au préjudice du puissant, mais du faible,est, par sa nature, sans mesure, sans frein, sanslimites. Il ne finit que par la destruction de ce-lui qui seul en ressent le mal. Disons donc qu’ilfaut que le Gouvernement appartienne au pe-tit nombre, l’inspection sur le Gouvernement àla généralité, et que si de part ou d’autre l’abusest inévitable, il vaut encore mieux qu’unPeuple soit malheureux par sa faute qu’oppri-mé sous la main d’autrui.

Le premier et le plus grand intérêt publicest toujours la justice. Tous veulent que lesconditions soient égales pour tous, et la justicen’est que cette égalité. Le Citoyen ne veut queles Lois et que l’observation des Lois. Chaqueparticulier dans le Peuple sait bien que s’il ya des exceptions, elles ne seront pas en sa fa-veur. Ainsi tous craignent les exceptions, etqui craint les exceptions aime la Loi. Chez lesChefs, c’est toute autre chose : leur état même

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est un état de préférence, et ils cherchent despréférences partout(162). S’ils veulent des Lois,ce n’est pas pour leur obéir, c’est pour en êtreles arbitres. Ils veulent des Lois pour se mettreà leur place et pour se faire craindre en leurnom. Tout les favorise dans ce projet. Ils seservent des droits qu’ils ont, pour usurper sansrisque ceux qu’ils n’ont pas. Comme ils parlenttoujours au nom de la Loi, même en la violant,quiconque ose la défendre contre eux, est unséditieux, un rebelle : il doit périr ; et pour eux,toujours sûrs de l’impunité dans leurs entre-prises, le pis qui leur arrive est de ne pas réus-sir. S’ils ont besoin d’appuis, partout ils entrouvent. C’est une ligue naturelle que celle desforts, et ce qui fait la faiblesse des faibles, estde ne pouvoir se liguer ainsi. Tel est le destindu Peuple, d’avoir toujours au-dedans et au-de-hors ses parties pour juges. Heureux ! quandil en peut trouver d’assez équitables pour leprotéger contre leurs propres maximes, contrece sentiment si gravé dans le cœur humain,d’aimer et favoriser les intérêts semblables aux

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nôtres ! Vous avez eu cet avantage une fois, etce fut contre toute attente. Quand la Média-tion fut acceptée, on vous crut écrasés : maisvous eûtes des défenseurs éclairés et fermes,des Médiateurs intègres et généreux : la justiceet la vérité triomphèrent. Puissiez-vous êtreheureux deux fois ! vous aurez joui d’un bon-heur bien rare, et dont vos oppresseurs ne pa-raissent guère alarmés.

Après vous avoir étalé tous les maux imagi-naires d’un droit aussi ancien que votre Consti-tution, et qui jamais n’a produit aucun mal,on pallie, on nie ceux du droit nouveau qu’onusurpe, et qui se font sentir dès aujourd’hui.Forcé d’avouer que le Gouvernement peut abu-ser du droit négatif jusqu’à la plus intolérabletyrannie, on affirme que ce qui arrive n’arriverapas, et l’on change en possibilité sans vraisem-blance ce qui se passe aujourd’hui sous vosyeux. Personne, ose-t-on dire, ne dira que leGouvernement ne soit équitable et doux ; et re-marquez que cela se dit en réponse à des Re-

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présentations où l’on se plaint des injustices etdes violences du Gouvernement. C’est là vrai-ment ce qu’on peut appeler du beau style ; c’estl’éloquence de Périclès, qui, renversé par Thu-cydide à la lutte, prouvait aux spectateurs quec’était lui qui l’avait terrassé.

Ainsi donc, en s’emparant du bien d’autruisans prétexte, en emprisonnant sans raison lesinnocents, en flétrissant un Citoyen sans l’ouïr,en jugeant illégalement un autre, en proté-geant les Livres obscènes, en brûlant ceux quirespirent la vertu, en persécutant leurs auteurs,en cachant le vrai texte des Lois, en refusantles satisfactions les plus justes, en exerçant leplus dur despotisme, en détruisant la libertéqu’ils devraient défendre, en opprimant la Pa-trie dont ils devraient être les pères, ces Mes-sieurs se font compliment à eux-mêmes sur lagrande équité de leurs jugements ; ils s’exta-sient sur la douceur de leur administration, ilsaffirment avec confiance que tout le monde estde leur avis sur ce point. Je doute fort, toute-

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fois, que cet avis soit le vôtre, et je suis sûr aumoins qu’il n’est pas celui des Représentants.

Que l’intérêt particulier ne me rende pointinjuste. C’est de tous nos penchants celuicontre lequel je me tiens le plus en garde, etauquel j’espère avoir le mieux résisté. VotreMagistrat est équitable dans les choses indif-férentes, je le crois porté même à l’être tou-jours ; ses places sont peu lucratives ; il rend lajustice et ne la vend point ; il est personnelle-ment intègre, désintéressé, et je sais que dansce Conseil si despotique, il règne encore de ladroiture et des vertus. En vous montrant lesconséquences du droit négatif, je vous ai moinsdit ce qu’ils feront, devenus Souverains, que cequ’ils continueront à faire pour l’être. Une foisreconnus tels, leur intérêt sera d’être toujoursjustes, et il l’est dès aujourd’hui d’être justes leplus souvent : mais malheur à quiconque ose-ra recourir aux Lois encore, et réclamer la li-berté ! C’est contre ces infortunés que tout de-vient permis, légitime. L’équité, la vertu, l’inté-

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rêt même ne tiennent point devant l’amour dela domination ; et celui qui sera juste, étant lemaître, n’épargne aucune injustice pour le de-venir.

Le vrai chemin de la tyrannie n’est pointd’attaquer directement le bien public ; ce seraitréveiller tout le monde pour le défendre : maisc’est d’attaquer successivement tous ses défen-seurs, et d’effrayer quiconque oserait encoreaspirer à l’être. Persuadez à tous que l’intérêtpublic n’est celui de personne, et par cela seulla servitude est établie ; car quand chacun se-ra sous le joug, où sera la liberté commune ? Siquiconque ose parler est écrasé dans l’instantmême, où seront ceux qui voudront l’imiter ?et quel sera l’organe de la généralité, quandchaque individu gardera le silence ? Le Gou-vernement sévira donc contre les zélés et serajuste avec les autres, jusqu’à ce qu’il puisseêtre injuste avec tous impunément. Alors sajustice ne sera plus qu’une économie pour nepas dissiper sans raison son propre bien.

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Il y a donc un sens dans lequel le Conseilest juste, et doit l’être par intérêt : mais il yen a un dans lequel il est du système qu’ils’est fait d’être souverainement injuste, et milleexemples ont dû vous apprendre combien laprotection des Lois est insuffisante contre lahaine du Magistrat. Que sera-ce, lorsque, de-venu seul maître absolu par son droit négatif,il ne sera plus gêné par rien dans sa conduite,et ne trouvera plus d’obstacle à ses passions ?Dans un si petit État où nul ne peut se cacherdans la foule, qui ne vivra pas alors dansd’éternelles frayeurs, et ne sentira pas àchaque instant de sa vie le malheur d’avoirses égaux pour maîtres ? Dans les grands Étatsles particuliers sont trop loin du Prince et desChefs pour en être vus, leur petitesse lessauve ; et pourvu que le peuple paye, on lelaisse en paix. Mais vous ne pourrez faire unpas sans sentir le poids de vos fers. Les pa-rents, les amis, les protégés, les espions devos maîtres seront plus vos maîtres qu’eux ;vous n’oserez ni défendre vos droits, ni récla-

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mer votre bien, crainte de vous faire des enne-mis ; les recoins les plus obscurs ne pourrontvous dérober à la tyrannie, il faudra nécessai-rement en être satellite ou victime. Vous sen-tirez à la fois l’esclavage politique et le civil,à peine oserez-vous respirer en liberté. Voilà,Monsieur, où doit naturellement vous menerl’usage du droit négatif tel que le Conseil sel’arroge. Je crois qu’il n’en voudra pas faire unusage aussi funeste, mais il le pourra certaine-ment ; et la seule certitude qu’il peut impuné-ment être injuste, vous fera sentir les mêmesmaux que s’il l’était en effet.

Je vous ai montré, Monsieur, l’état de votreConstitution tel qu’il se présente à mes yeux.Il résulte de cet exposé que cette Constitution,prise dans son ensemble, est bonne et saine,et qu’en donnant à la liberté ses véritablesbornes, elle lui donne en même temps toutela solidité qu’elle doit avoir. Car le Gouverne-ment ayant un droit négatif contre les innova-tions du Législateur, et le Peuple un droit né-

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gatif contre les usurpations du Conseil, les Loisseules règnent et règnent sur tous ; le premierde l’État ne leur est pas moins soumis que ledernier, aucun ne peut les enfreindre, nul inté-rêt particulier ne peut les changer, et la Consti-tution demeure inébranlable.

Mais si au contraire les Ministres des Loisen deviennent les seuls arbitres, et qu’ilspuissent les faire parler ou taire à leur gré ; sile droit de Représentation, seul garant des Loiset de la liberté, n’est qu’un droit illusoire etvain, qui n’ait en aucun cas aucun effet néces-saire ; je ne vois point de servitude pareille àla vôtre, et l’image de la liberté n’est plus chezvous qu’un leurre méprisant et puéril, qu’il estmême indécent d’offrir à des hommes sensés.Que sert alors d’assembler le Législateur,puisque la volonté du Conseil est l’unique Loi ?Que sert d’élire solennellement des Magistratsqui d’avance étaient déjà vos Juges, et qui netiennent de cette élection qu’un pouvoir qu’ilsexerçaient auparavant ? Soumettez-vous de

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bonne grâce, et renoncez à ces jeux d’enfants,qui, devenus frivoles, ne sont pour vous qu’unavilissement de plus.

Cet état étant le pire où l’on puisse tomber,n’a qu’un avantage ; c’est qu’il ne saurait chan-ger qu’en mieux. C’est l’unique ressource desmaux extrêmes ; mais cette ressource est tou-jours grande, quand des hommes de sens et decœur la sentent et savent s’en prévaloir. Quela certitude de ne pouvoir tomber plus bas quevous n’êtes, doit vous rendre fermes dans vosdémarches ! mais soyez sûrs que vous ne sor-tirez point de l’abîme, tant que vous serez divi-sés, tant que les uns voudront agir et les autresrester tranquilles.

Me voici, Monsieur, à la conclusion de cesLettres. Après vous avoir montré l’état où vousêtes, je n’entreprendrai point de vous tracer laroute que vous devez suivre, pour en sortir. S’ilen est une, étant sur les lieux mêmes, vous etvos Concitoyens la devez voir mieux que moi ;

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quand on sait où l’on est et où l’on doit aller,on peut se diriger sans peine.

L’Auteur des Lettres dit que, si on remarquaitdans un Gouvernement une pente à la violence, ilne faudrait pas attendre à la redresser que la ty-rannie s’y fût fortifiée(163). Il dit encore, en sup-posant un cas qu’il traite à la vérité de chi-mère, qu’il resterait un remède triste, mais légal,et qui, dans ce cas extrême, pourrait être employécomme on emploie la main d’un Chirurgien quandla gangrène se déclare(164). Si vous êtes ou nondans ce cas supposé chimérique, c’est ce queje viens d’examiner. Mon conseil n’est doncplus ici nécessaire ; l’Auteur des Lettres vousl’a donné pour moi. Tous les moyens de ré-clamer contre l’injustice sont permis quand ilssont paisibles, à plus forte raison sont permisceux qu’autorisent les lois.

Quand elles sont transgressées dans descas particuliers, vous avez le droit de Repré-sentation pour y pourvoir. Mais quand ce droitmême est contesté, c’est le cas de la garantie.

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Je ne l’ai point mise au nombre des moyens quipeuvent rendre efficace une Représentation ;les Médiateurs eux-mêmes n’ont point enten-du l’y mettre, puisqu’ils ont déclaré ne vou-loir porter nulle atteinte à l’indépendance del’État, et qu’alors, cependant, ils auraient mis,pour ainsi dire, la clef du Gouvernement dansleur poche(165). Ainsi dans le cas particulierl’effet des Représentations rejetées est de pro-duire un Conseil général ; mais l’effet du droitmême de Représentation rejeté paraît être lerecours à la garantie. Il faut que la machine aiten elle-même tous les ressorts qui doivent lafaire jouer : quand elle s’arrête, il faut appelerl’Ouvrier pour la remonter.

Je vois trop où va cette ressource, et je sensencore mon cœur patriote en gémir. Aussi, jele répète, je ne vous propose rien ; qu’oserais-je dire ? Délibérez avec vos Concitoyens, et necomptez les voix qu’après les avoir pesées. Dé-fiez-vous de la turbulente jeunesse, de l’opu-lence insolente, et de l’indigence vénale ; nul

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salutaire conseil ne peut venir de ces côtés-là.Consultez ceux qu’une honnête médiocrité ga-rantit des séductions de l’ambition et de la mi-sère ; ceux dont une honorable vieillesse cou-ronne une vie sans reproche ; ceux qu’unelongue expérience a versés dans les affairespubliques ; ceux qui, sans ambition dans l’État,n’y veulent d’autre rang que celui de Citoyens ;enfin ceux qui, n’ayant jamais eu pour objetdans leurs démarches que le bien de la Patrieet le maintien des Lois, ont mérité par leursvertus l’estime du public, et la confiance deleurs égaux.

Mais surtout réunissez-vous tous. Vous êtesperdus sans ressource si vous restez divisés.Et pourquoi le seriez-vous, quand de si grandsintérêts communs vous unissent ? Comment,dans un pareil danger, la basse jalousie et lespetites passions osent-elles se faire entendre ?Valent-elles qu’on les contente à si haut prix,et faudra-t-il que vos enfants disent un jouren pleurant sur leurs fers : voilà le fruit des

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dissensions de nos pères ? En un mot il s’agitmoins ici de délibération que de concorde ;le choix du parti que vous prendrez n’est pasla plus grande affaire. Fût-il mauvais en lui-même prenez-le tous ensemble ; par cela seulil deviendra le meilleur, et vous ferez toujoursce qu’il faut faire pourvu que vous le fassiezde concert. Voilà mon avis, Monsieur, et jefinis par où j’ai commencé. En vous obéissant,j’ai rempli mon dernier devoir envers la Patrie.Maintenant je prends congé de ceux qui l’ha-bitent ; il ne leur reste aucun mal à me faire, etje ne puis plus leur faire aucun bien.

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

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Ebooks libres et gratuits – Bibliothèque numé-rique romande – Google Groupes

en juillet 2020.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Monique, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Rousseau, Jean-Jacques, Lettres

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écrites de la Montagne, in Collection compète desŒuvres de J.-J. Rousseau, tome sixième, À Ge-nève, 1782-89 (www.e-rara.ch). D’autres édi-tions ont été consultées en vue de l’établisse-ment du présent texte. La photo de premièrepage, Cirque de Creux de Champs, un matin demars, Les Diablerets, a été prise par Laura Barr-Wells, le 14.03.2012.

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

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Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

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1 Ma famille demanda, par Requête, communi-cation de cet arrêt. Voici la réponse : « Du 25 Juin1762. En conseil ordinaire, vu la présente Requête,arrêté qu’il n’y a lieu d’accorder aux Suppliants lesfins d’icelle. » Lullin. L’Arrêt du Parlement de Pa-ris fut imprimé aussitôt que rendu. Imaginez ce quec’est qu’un État libre, où l’on tient cachés de pareilsDécrets contre l’honneur et la liberté des Citoyens !

2 Exceptons, si l’on veut, les Livres de Géomé-trie et leurs Auteurs. Encore, s’il n’y a point d’er-reurs dans les propositions mêmes, qui nous assu-rera qu’il n’y en ait point dans l’ordre de déduction,dans le choix, dans la méthode ? Euclide démontre,et parvient à son but : mais quel chemin prend-il ?combien n’erre-t-il pas dans sa route ? la sciencea beau être infaillible, l’homme qui la cultive setrompe souvent.

3 Il y a quelques années qu’à la première ap-parition d’un Livre célèbre, je résolus d’en attaquerles principes que je trouvais dangereux. J’exécutaiscette entreprise quand j’appris que l’Auteur étaitpoursuivi. À l’instant je jetai mes feuilles au feu, ju-geant qu’aucun devoir ne pouvait autoriser la bas-

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sesse de s’unir à la foule pour accabler un hommed’honneur opprimé. Quand tout fut pacifié, j’eusoccasion de dire mon sentiment sur le même sujetdans d’autres Écrits ; mais je l’ai dit sans nommerle Livre ni l’auteur. J’ai cru devoir ajouter ce res-pect pour son malheur, à l’estime que j’eus toujourspour sa personne. Je ne crois point que cette façonde penser me soit particulière ; elle est commune àtous les honnêtes gens. Sitôt qu’une affaire est por-tée au criminel, ils doivent se taire, à moins qu’ilsne soient appelés pour témoigner.

4 Où en seraient les simples fidèles, si l’on nepouvait savoir cela que par des discussions de cri-tique, ou par l’autorité des Pasteurs ? De quel frontose-t-on faire dépendre la foi de tant de science onde tant de soumission ?

5 Ce nom leur fut donné quelques années aprèsà Antioche pour la première fois.

6 Contrat social, L. IV. Chap. 8. pag. 310, 311,de l’édition in-8.

7 Act. X. 35.

8 Lettres écrites de la Campagne, pag. 30.

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9 C’est merveille de voir l’assortiment de beauxsentiments qu’on va nous entassant dans lesLivres ; il ne faut pour cela que des mots, et lesvertus en papier ne coûtent guère : mais elles nes’agencent pas tout-à-fait ainsi dans le cœur del’homme, et il y a loin des peintures aux réalités. Lepatriotisme et l’humanité sont, par exemple, deuxvertus incompatibles dans leur énergie, et surtoutchez un Peuple entier. Le Législateur qui les voudratoutes deux, n’obtiendra ni l’un ni l’autre : cet ac-cord ne s’est jamais vu ; il ne se verra jamais, parcequ’il est contraire à la nature, et qu’on ne peut don-ner deux objets à la même passion.

10 Il est bon de remarquer que le Livre de l’Es-prit des Lois fut imprimé pour la première fois àGenève, sans que les Scholarques y trouvassentrien à reprendre, et que ce fut un Pasteur qui corri-gea l’Édition.

11 Matth. XIII. 12. Luc. XIX. 26.

12 Matth. XII. 48. Marc. III. 33.

13 Marc. XI. 2. Luc. XIX. 30.

14 Marc. IV. 12. Jean XII. 40.

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15 Luc. XIV. 26.

16 Matth. X. 34. Luc. XII. 51.52.

17 Matth. X. 35. Luc. XII. 53.

18 Ibid.

19 Matt. X. 36

20 Matth. XII. 2. et seqq.

21 Luc. XIV. 23.

22 Matth. XI. 12.

23 À cet égard, dit-il, pag. 22, je retrouve assezmes maximes dans celles des représentations ; etp. 29, il regarde comme incontestable que per-sonne ne peut être poursuivi pour ses idées sur laReligion.

24 Page 30.

25 Ordon. Ecclés. Tit. III. Art LXXV.

26 De toutes les sectes du Christianisme la Lu-thérienne me paraît la plus inconséquente. Elle aréuni comme à plaisir contre elle seule toutes lesobjections qu’elles se font l’une à l’autre. Elle esten particulier intolérante comme l’Église Romaine ;

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mais le grand argument de celle-ci lui manque : elleest intolérante sans savoir pourquoi.

27 Il est assez superflu, je crois, d’avertir quej’excepte ici mon Pasteur, et ceux qui, sur ce point,pensent comme lui.

J’ai appris depuis cette note à n’excepter per-sonne ; mais je la laisse, selon ma promesse, pourl’instruction de tout honnête homme qui peut êtretenté de louer des gens d’Église.

28 Quand on est bien décidé sur ce qu’on croit,disait à ce sujet un journaliste, une profession defoi doit être bientôt faite.

29 Il y aurait peut-être eu quelque embarras às’expliquer plus clairement sans être obligé de serétracter sur certaines choses.

30 J’exhorte tout lecteur équitable à relire etpeser dans l’Émile ce qui suit immédiatement laprofession de foi du Vicaire, et où je reprends la pa-role.

31 Émile, Tome III. pag. 185 et 186.

32 Ibid. pag. 195.

33 Ibid. pag. 196.

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34 Je n’aurais point employé ce terme, que jetrouvais déprisant, si l’exempt du Conseil de Ge-nève, qui s’en servait en écrivant au Cardinal deFleury, n’eût appris que mon scrupule était mal fon-dé.

35 Farel déclara, en propres termes, à Genève,devant le Conseil Épiscopal, qu’il était envoyé deDieu ; ce qui fit dire à l’un des membres du Conseilces paroles de Caïphe : Il a blasphémé : qu’est-il be-soin d’autre témoignage ? Il mérite la mort. Dans ladoctrine des miracles, il en fallait un pour répondreà cela. Cependant Jésus n’en fit point en cette occa-sion, ni Farel non plus. Froment déclara de mêmeau Magistrat, qui lui défendait de prêcher, qu’il va-lait mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et continuade prêcher malgré la défense ; conduite qui certai-nement ne pouvait s’autoriser que par un ordre ex-près de Dieu.

36 Quel homme, par exemple, fut jamais plustranchant, plus impérieux, plus décisif, plus divi-nement infaillible à son gré, que Calvin, pour quila moindre opposition, la moindre objection qu’onosait lui faire, était toujours une œuvre de Satan,un crime digne du feu ? Ce n’est pas au seul Servet

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qu’il en a coûté la vie pour avoir osé penser autre-ment que lui.

37 Je ne sais pourquoi l’on veut attribuer auprogrès de la Philosophie la belle morale de nosLivres. Cette morale, tirée de l’Évangile, était chré-tienne avant d’être philosophique. Les Chrétiensl’enseignent sans la pratiquer, je l’avoue ; mais quefont de plus les Philosophes, si ce n’est de se don-ner à eux-mêmes beaucoup de louanges, qui,n’étant répétées par personne autre, ne prouventpas grand’chose à mon avis ?

Les préceptes de Platon sont souvent très su-blimes ; mais combien n’erre-t-il pas quelquefois, etjusqu’où ne vont pas ses erreurs ? Quant à Cicéron,peut-on croire que sans Platon ce Rhéteur eût trou-vé ses offices ? L’Évangile seul est, quant à la mo-rale, toujours sûr, toujours vrai, toujours unique, ettoujours semblable à lui-même.

38 Il importe de remarquer que le Vicaire pou-vait trouver beaucoup d’objections comme Catho-lique, qui sont nulles pour un Protestant. Ainsi lescepticisme dans lequel il reste ne prouve en au-cune façon le mien, surtout après la déclaration

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très expresse que j’ai faite à la fin de ce même Écrit.On voit clairement dans mes principes que plu-sieurs des objections qu’il contient portent à faux.

39 Luc. XI. 46, 47, 49.

40 Matth. IV. 17.

41 Jean. II. 11. Je ne puis penser que personneveuille mettre au nombre des signes publics de samission la tentation du diable et le jeûne de qua-rante jours.

42 Marc. VIII. 12. Matth. XVI. 4. Pour abrégerj’ai fondu ensemble ces deux passages, mais j’aiconservé la distinction essentielle à la question.

43 Conférez les passages suivants. Matth. XII.39.41. Marc. VII. 12. Luc. XI. 29. Jean II. 18.19. IV.48. V. 34.36.39.

44 Matth. XII. 41. Luc. XI. 30.32.

45 Matth. XII. 40.

46 Jean IV. 48.

47 Jean VI. 30.31. et suiv.

48 Marc. VI. 52. Il est dit que c’était à causeque leur cœur était stupide ; mais qui s’oserait van-

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ter d’avoir un cœur plus intelligent dans les chosessaintes que les Disciples choisis par Jésus ?

49 Matth. XIII. 58.

50 Marc. VI. 5.

51 Jean. X. 25.32.38.

52 C’est le mot employé dans l’Écriture ; nosTraducteurs le rendent par celui de miracles.

53 Paul prêchant aux Athéniens, fut écouté fortpaisiblement jusqu’à ce qu’il leur parlât d’unhomme ressuscité. Alors les uns se mirent à rire ;les autres lui dirent : Cela suffit, nous entendronsle reste une autre fois. Je ne sais pas bien ce quepensent au fond de leurs cœurs ces bons Chrétiensà la mode ; mais s’ils croient à Jésus par ses mi-racles, moi j’y crois malgré ses miracles, et j’ai dansl’esprit que ma foi vaut mieux que la leur.

54 Ce sentiment ne m’est point tellement parti-culier, qu’il ne soit aussi celui de plusieurs Théolo-giens dont l’orthodoxie est mieux établie que celledu Clergé de Genève. Voici ce que m’écrivait là-dessus un de ces Messieurs, le 28 Février 1764.

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« Quoi qu’en dise la cohue des modernes Apo-logistes du Christianisme, je suis persuadé qu’il n’ya pas un mot dans les Livres sacrés d’où l’on puisselégitimement conclure que les miracles aient étédestinés à servir de preuves pour les hommes detous les temps et de tous les lieux. Bien loin de là,ce n’était pas, à mon avis, le principal objet pourceux qui en furent les témoins oculaires. Lorsqueles Juifs demandaient des miracles à saint Paul,pour toute réponse il leur prêchait Jésus crucifié.À coup sûr si Grotius, les Auteurs de la société deBoyle, Vernes, Vernet, etc. eussent été à la placede cet Apôtre, ils n’auraient rien eu de plus presséque d’envoyer chercher des tréteaux pour satisfaireà une demande qui cadre si bien avec leurs prin-cipes. Ces gens-là croient faire merveille avec leurramas d’arguments ; mais un jour on doutera, j’es-père, s’ils n’ont pas été compilés par une sociétéd’incrédules, sans qu’il faille être Hardouin pourcela. »

Qu’on ne pense pas, au reste, que l’Auteur decette Lettre soit mon Partisan ; tant s’en faut : ilest un de mes Adversaires. Il trouve seulement queles autres ne savent ce qu’ils disent. Il soupçonne

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peut-être pis : car la foi de ceux qui croient sur lesmiracles sera toujours très suspecte aux gens éclai-rés. C’était le sentiment d’un des plus illustres ré-formateurs. Non satis tuta fides eorum qui miraculisnituntur. Bez. in Joan, C. II. v. 23.

55 Prenez bien garde que dans ma suppositionc’est une résurrection véritable, et non pas unefausse mort, qu’il s’agit de constater.

56 J’ai vu à Venise, en 1743, une manière desorts assez nouvelle, et plus étrange que ceux dePréneste. Celui qui les voulait consulter entraitdans une chambre, et y restait seul s’il le désirait.Là, d’un Livre plein de feuillets blancs il en tirait unà son choix ; puis tenant cette feuille, il demandait,non à voix haute, mais mentalement, ce qu’il vou-lait savoir. Ensuite il pliait sa feuille blanche, l’en-veloppait, la cachetait, la plaçait dans un Livre ain-si cachetée ; enfin, après avoir récité certaines for-mules fort baroques, sans perdre son Livre de vue,il en allait tirer le papier, reconnaître le cachet, l’ou-vrir, et il trouvait sa réponse écrite.

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Le Magicien qui faisait ces sorts était le premierSecrétaire de l’Ambassadeur de France, et il s’appe-lait J. J. Rousseau.

Je me contentais d’être Sorcier, parce quej’étais modeste, mais si j’avais eu l’ambition d’êtreProphète, qui m’eût empêché de le devenir ?

57 Il y a des précautions à prendre pour réussirdans cette opération : l’on me dispensera bien, jepense, d’en mettre ici le Récipé.

58 Lazare était déjà dans la terre ? Serait-il lepremier homme qu’on aurait enterré vivant ? Il yétait depuis quatre jours ? qui les a comptés ? Cen’est pas Jésus qui était absent. Il puait déjà ? Qu’ensavez-vous ? Sa sœur le dit ; voilà toute la preuve.L’effroi, le dégoût en eût fait dire autant à touteautre femme, quand même cela n’eût pas été vrai.Jésus ne fait que l’appeler, et il sort. Prenez garde demal raisonner. Il s’agissait de l’impossibilité phy-sique ; elle n’y est plus. Jésus faisait bien plus defaçons dans d’autres cas qui n’étaient pas plus dif-ficiles : voyez la Note qui suit. Pourquoi cette dif-férence, si tout était également miraculeux ? Cecipeut être une exagération, et ce n’est pas la plus

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forte que saint Jean ait faite ; j’en atteste le dernierverset de son Évangile.

59 On voit quelquefois dans le détail des faitsrapportés, une gradation qui ne convient point àune opération surnaturelle. On présente à Jésus unaveugle. Au lieu de le guérir à l’instant, il l’emmènehors de la bourgade. Là il oint ses yeux de salive,il pose ses mains sur lui ; après quoi il lui demandes’il voit quelque chose. L’aveugle répond qu’il voitmarcher des hommes qui lui paraissent comme desarbres ; sur quoi, jugeant que la première opérationn’est pas suffisante, Jésus la recommence, et enfinl’homme guérit.

Une autre fois, au lieu d’employer la salivepure, il la délaye avec de la terre.

Or je demande, à quoi bon tout cela pour unmiracle ? La nature dispute-t-elle avec son Maître ?A-t-il besoin d’effort, d’obstination, pour se faireobéir ? A-t-il besoin de salive, de terre, d’ingré-dients ? A-t-il même besoin de parler, et ne suffit-il pas qu’il veuille ? Ou bien osera-t-on dire queJésus, sûr de son fait, ne laisse pas d’user d’unpetit manège de charlatan, comme pour se faire va-

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loir davantage, et amuser les spectateurs ? Dans lesystème de vos Messieurs, il fait pourtant l’un oul’autre. Choisissez.

60 Nos hommes de Dieu veulent à toute forceque j’aie fait de Jésus un Imposteur. Ils s’échauffentpour répondre à cette indigne accusation, afinqu’on pense que je l’ai faite ; ils la supposent avecun air de certitude ; ils y insistent, ils y reviennentaffectueusement. Ah ! si ces doux Chrétiens pou-vaient m’arracher à la fin quelque blasphème ! queltriomphe, quel contentement, quelle édificationpour leurs charitables âmes ! Avec quelle saintejoie ils apporteraient des tisons allumés au feu deleur zèle pour embraser mon bûcher !

61 Il y en a dans l’Évangile qu’il n’est pasmême possible de prendre au pied de la Lettresans renoncer au bon sens. Tels sont, par exemple,ceux des possédés. On reconnaît le Diable à sonœuvre, et les vrais possédés sont les méchants ; laraison n’en reconnaîtra jamais d’autres. Mais pas-sons : voici plus.

Jésus demande à un groupe de Démons com-ment il s’appelle. Quoi ! les Démons ont des noms ?

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Les Anges ont des noms ? Les purs Esprits ont desnoms ? Sans doute pour s’entre-appeler entre eux,ou pour entendre quand Dieu les appelle ? Mais quileur a donné ces noms ? En quelle langue en sontles mots ? Quelles sont les bouches qui prononcentces mots, les oreilles que leurs sons frappent ? Cenom, c’est Légion, car ils sont plusieurs, ce qu’ap-paremment Jésus ne savait pas. Ces Anges, cesIntelligences sublimes dans le mal comme dansle bien, ces Êtres célestes qui ont pu se révoltercontre Dieu, qui osent combattre ses Décrets éter-nels, se logent en tas dans le corps d’un homme :forcés d’abandonner ce malheureux, ils demandentde se jeter dans un troupeau de cochons ; ils l’ob-tiennent, et ces cochons se précipitent dans lamer ; et ce sont là les augustes preuves de la mis-sion du Rédempteur du Genre humain, les preuvesqui doivent l’attester à tous les Peuples de tous lesâges, et dont nul ne saurait douter, sous peine dedamnation ! Juste Dieu ! La tête tourne ; on ne saitoù l’on est. Ce sont donc là, Messieurs, les fonde-ments de votre foi ? La mienne en a de plus sûrs, ceme semble.

62 Exode. VII. 17.

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63 Matth. XXIV. 24. Marc. XIII. 22.

64 Préface d’Émile, p. 111.

65 Émile. T. II. p. 360.

66 Émile. T. III. p. 204.

67 J’en ai parlé depuis dans ma Lettre àM. de Beaumont : mais outre qu’on n’a rien dit surcette Lettre, ce n’est pas sur ce qu’elle contientqu’on peut fonder les procédures faites avantqu’elle ait paru.

68 Émile. T. III. p. 151.

69 Émile. T. III. p. 131.

70 Si ces Messieurs disent que cela est décidédans l’Écriture, et que je dois reconnaître pour mi-racle ce qu’elle me donne pour tel ; je réponds quec’est ce qui est en question, et j’ajoute que ce rai-sonnement de leur part est un cercle vicieux. Carpuisqu’ils veulent que le miracle serve de preuve àla Révélation, ils ne doivent pas employer l’autoritéde la Révélation pour constater le miracle.

71 Un Ministre de Genève, difficile assurémenten Christianisme dans les jugements qu’il porte dumien, affirme que j’ai dit, moi J. J. Rousseau, que

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je ne priais pas Dieu : Il l’assure en tout autant determes, cinq ou six fois de suite, et toujours en menommant. Je veux porter respect à l’Église, maisoserais-je lui demander où j’ai dit cela ? Il est per-mis à tout barbouilleur de papier de déraisonner etbavarder tant qu’il veut ; mais il n’est pas permis àun bon Chrétien d’être un calomniateur public.

72 Quand vous prierez, dit Jésus, priez ainsi.Quand on prie avec des paroles, c’est bien fait depréférer celles-là ; mais je ne vois point ici l’ordrede prier avec des paroles. Une autre prière est pré-férable, c’est d’être disposé à tout ce que Dieu veut.Me voici, Seigneur, pour faire ta volonté. De toutesles formules, l’Oraison dominicale est, sans contre-dit, la plus parfaite, mais ce qui est plus parfait en-core, est l’entière résignation aux volontés de Dieu.Non point ce que je veux, mais ce que tu veux. Quedis-je ! C’est l’Oraison dominicale elle-même. Elleest tout entière dans ces paroles : Que ta volontésoit faite. Toute autre prière est superflue, et ne faitque contrarier celle-là. Que celui qui pense ainsi setrompe, cela peut être. Mais celui qui publiquementl’accuse à cause de cela de détruire la morale Chré-

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tienne, et de n’être pas Chrétien, est-il un fort bonChrétien lui-même ?

73 Émile, Tome III. pag. 185.

74 Lettres écrites de la Campagne, pag. 11.

75 Les premiers Réformés donnèrent d’aborddans cet excès avec une dureté qui fit bien deshypocrites, et les premiers Jansénistes ne man-quèrent pas de les imiter en cela. Un Prédicateurde Genève, appelé Henri de la Marre, soutenait enChaire que c’était pécher que d’aller à la noce plusjoyeusement que Jésus-Christ n’était allé à la mort.Un Curé Janséniste soutenait de même que les fes-tins des noces étaient une invention du Diable.Quelqu’un lui objecta là-dessus que Jésus-Christ yavait pourtant assisté, et qu’il avait même daignéy faire son premier miracle pour prolonger la gaîtédu festin. Le Curé, un peu embarrassé, répondit engrondant : Ce n’est pas ce qu’il fit de mieux.

76 Cet un peu, si plaisant et si différent du tongrave et décent du reste des Lettres, ayant été re-tranché dans la seconde édition, je m’abstiens d’al-ler en quête de la griffe, à qui ce petit bout, nond’oreille, mais d’ongle, appartient.

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77 Page 31.

78 Page 8.

79 Par exemple, de ne point sortir de la Villepour aller habiter ailleurs sans permission. Qui est-ce qui demande cette permission ?

80 Extrait des procédures faites et tenuescontre Jean Morelli… Imprimé à Genève, chezFrançois Perrin, 1563, page 10.

81 Page 11.

82 Page 23.

83 C’était un arrangement pris avant que leLivre parût.

84 Le Décret du Parlement fut donné le 9 Juin,et celui du Conseil le 19.

85 Page 12.

86 Il faut convenir que si l’Émile doit être dé-fendu, l’Héloïse doit être tout au moins brûlée. LesNotes surtout en sont d’une hardiesse dont la pro-fession de foi du Vicaire n’approche assurémentpas.

87 Page 4.

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88 Page 66.

89 Il y eut dans le seizième siècle beaucoupde disputes sur la prédestination, dont on auraitdû faire l’amusement des Écoliers, et dont on nemanqua pas, selon l’usage, de faire une grande af-faire d’État. Cependant ce furent les Ministres quila décidèrent, et même contre l’intérêt public. Ja-mais, que je sache, depuis les Édits, le petit Conseilne s’est avisé de prononcer sur le dogme sans leurconcours. Je ne connais qu’un jugement de cetteespèce, et il fut rendu par le Deux-Cent. Ce fut dansla grande querelle de 1669 sur la grâce particulière.Après de longs et vains débats dans la Compagnieet dans le Consistoire, les Professeurs, ne pouvants’accorder, portèrent l’affaire au petit Conseil, quine la jugea pas. Le Deux-Cent l’évoqua et la jugea.L’importante question dont il s’agissait, était de sa-voir si Jésus était mort seulement pour le salut desélus, ou s’il était mort aussi pour le salut des dam-nés. Après bien des séances et de mûres délibéra-tions, le magnifique Conseil des Deux-Cents pro-nonça que Jésus n’était mort que pour le salut desélus. On conçoit bien que ce jugement fut une af-faire de faveur, et que Jésus serait mort pour les

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damnés, si le Professeur Tronchin avait eu plus decrédit que son adversaire. Tout cela sans doute estfort ridicule : on peut dire toutefois qu’il ne s’agis-sait pas ici d’un dogme de soi, mais de l’uniformi-té de l’instruction publique, dont l’inspection ap-partient sans contredit au Gouvernement. On peutajouter que cette belle dispute avait tellement ex-cité l’attention, que toute la Ville était en rumeur.Mais n’importe ; les Conseils devaient apaiser laquerelle sans prononcer sur la doctrine. La déci-sion de toutes les questions qui n’intéressent per-sonne et où qui que ce soit ne comprend rien, doittoujours être laissée aux Théologiens.

90 Ordonnances ecclésiastiques, Art. XCVII.

91 L’examen et la discussion de cette matière,disent-ils page 42, appartient mieux aux ministres del’Évangile qu’au Magnifique Conseil. Quelle est lamatière dont il s’agit dans ce passage ? C’est laquestion si, sous l’apparence des doutes j’ai ras-semblé dans mon Livre tout ce qui peut tendre à sa-per, ébranler et détruire les principaux fondementsde la Religion Chrétienne. L’Auteur des Lettres partde là pour faire dire aux Représentants que dansces matières les Ministres sont des juges plus na-

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turels que les Conseils. Ils sont sans contredit desjuges plus naturels de la question de Théologie,mais non pas de la peine due au délit, et c’est aus-si ce que les Représentants n’ont ni dit ni fait en-tendre.

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93 Page 30.

94 Page 22.

95 Comme il n’y a point à Genève de Lois pé-nales, proprement dites, le Magistrat inflige arbi-trairement la peine des crimes ; ce qui est assu-rément un grand défaut dans la Législation, et unabus énorme dans un État libre. Mais cette autoritédu Magistrat ne s’étend qu’aux crimes contre la Loinaturelle, et reconnus tels dans toute Société, ouaux choses spécialement défendues par la Loi po-sitive ; elle ne va pas jusqu’à forger un délit ima-ginaire où il n’y en a point, ni, sur quelque délitque ce puisse être, jusqu’à renverser, de peur qu’uncoupable n’échappe, l’ordre de la procédure fixépar la Loi.

96 Voyez le Manuel des Inquisiteurs.

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97 Page 22 et 23, des Représentations impri-mées.

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100 Ajoutez la circonspection du Magistratdans toute cette affaire, sa marche lente et gra-duelle dans la procédure, le rapport du Consistoire,l’appareil du jugement. Les Syndics montent surleur Tribunal public, ils invoquent le nom de Dieu,ils ont sous leurs yeux la sainte Écriture ; aprèsune mûre délibération, après avoir pris conseil desCitoyens, ils prononcent leur jugement devant lePeuple, afin qu’il en sache les causes ; ils le fontimprimer et publier, et tout cela pour la simplecondamnation d’un Livre, sans flétrissure, sans dé-cret contre l’Auteur, opiniâtre et contumax. CesMessieurs, depuis lors, ont appris à disposer moinscérémonieusement de l’honneur et de la liberté deshommes, et surtout des Citoyens : car il est à re-marquer que Morelli ne l’était pas.

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104 Hist. de Genève, in-12. T. 2, page 550 etsuiv. à la note.

105 S’il y eût renoncé, eût-il également été brû-lé ? Selon la maxime de l’Auteur des Lettres, il au-rait dû l’être. Cependant il paraît qu’il ne l’auraitpas été ; puisque, malgré son obstination, le Ma-gistrat ne laissa pas de consulter les Ministres. Ille regardait, en quelque sorte, comme étant encoresous leur juridiction.

106 Rien de ce qui ne blesse aucune Loi natu-relle ne devient criminel, que lorsqu’il est défen-du par quelque Loi positive. Cette remarque a pourbut de faire sentir aux raisonneurs superficiels quemon dilemme est exact.

107 Page 21.

108 Il y aurait, à l’examen, beaucoup à rabattredes présomptions que l’Auteur des Lettres affected’accumuler contre moi. Il dit, par exemple, queles Livres déférés paraissaient sous le même formatque mes autres Ouvrages. Il est vrai qu’ils étaientin-douze et in-octavo : sous quel format sont doncceux des autres Auteurs ? Il ajoute qu’ils étaient

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imprimés par le même Libraire ; voilà ce qui n’estpas. L’Émile fut imprimé par des Libraires diffé-rents du mien, et avec des caractères qui n’avaientservi à nul autre de mes Écrits. Ainsi l’indice quirésultait de cette confrontation, n’était point contremoi, il était à ma décharge.

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110 Notez que je me sers de ce mot offenserDieu, selon l’usage, quoique je sois très éloigné del’admettre dans son sens propre, et que je le trouvetrès mal appliqué ; comme si quelque être que cesoit, un homme, un Ange, le Diable même pou-vait jamais offenser Dieu. Le mot que nous ren-dons par offenses est traduit comme presque tout lereste du texte sacré ; c’est tout dire. Des hommesenfarinés de leur théologie ont rendu et défiguréce Livre admirable selon leurs petites idées, et voi-là de quoi l’on entretient la folie et le fanatismedu Peuple. Je trouve très sage la circonspection del’Église Romaine sur les traductions de l’Écriture enlangue vulgaire ; et comme il n’est pas nécessairede proposer toujours au Peuple les méditations vo-luptueuses du Cantique des Cantiques, ni les malé-dictions continuelles de David contre ses ennemis,

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ni les subtilités de St. Paul sur la grâce, il est dan-gereux de lui proposer la sublime morale de l’Évan-gile dans des termes qui ne rendent pas exacte-ment le sens de l’Auteur ; car pour peu qu’on s’enécarte en prenant une autre route, on va très loin.

111 Même celui de la volonté de Dieu, dumoins quant à l’application. Car, bien qu’il soit clairque, ce que Dieu veut, l’homme doit le vouloir,il n’est pas clair que Dieu veuille qu’on préfèretel Gouvernement à tel autre, ni qu’on obéisse àJacques plutôt qu’à Guillaume. Or, voilà de quoi ils’agit.

112 Dans le fort des premières clameurs, cau-sées par les procédures de Paris et de Genève, leMagistrat surpris défendit les deux Livres : maissur son propre examen, ce sage Magistrat a bienchangé de sentiment, surtout quant au Contrat So-cial.

113 Il n’est conféré à leur Lieutenant qu’ensous-ordre, et c’est pour cela qu’il ne prête pointserment en Conseil général. Mais, dit l’Auteur desLettres, le serment que prêtent les membres du Conseilest-il moins obligatoire ? et l’exécution des engage-

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ments contractés avec la Divinité même dépend-elle dulieu dans lequel on les contracte ? Non, sans doute,mais s’ensuit-il qu’il soit indifférent dans quels lieuxet dans quelles mains le serment soit prêté ? et cechoix ne marque-t-il pas ou par qui l’autorité estconférée, ou à qui l’on doit compte de l’usage qu’onen fait ? À quels hommes d’État avons-nous à faire,s’il faut leur dire ces choses-là ? Les ignorent-ils, ous’ils feignent de les ignorer ?

114 Le Conseil est présent aussi, mais sesmembres ne jurent point et demeurent assis.

115 Dans la première Institution, les quatreSyndics nouvellement élus et les quatre anciensSyndics rejetaient tous les ans huit membres desseize restants du petit Conseil, et en proposaienthuit nouveaux, lesquels passaient ensuite aux suf-frages des Deux-Cent, pour être admis ou rejetés.Mais insensiblement on ne rejeta des vieuxConseillers que ceux dont la conduite avait donnéprise au blâme, et lorsqu’ils avaient commisquelque faute grave, on n’attendait pas les électionspour les punir ; mais on les mettait d’abord en pri-son, et on leur faisait leur procès comme au dernierparticulier. Par cette règle d’anticiper le châtiment

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et de le rendre sévère, les Conseillers restés étanttous irréprochables ne donnaient aucune prise àl’exclusion : ce qui changea cet usage en la forma-lité cérémonieuse et vaine qui porte aujourd’hui lenom de Grabeau. Admirable effet des Gouverne-ments libres, où les usurpations mêmes ne peuvents’établir qu’à l’appui de la vertu !

Au reste le droit réciproque des deux Conseilsempêcherait seul aucun des deux d’oser s’en servirsur l’autre, sinon de concert avec lui, de peur des’exposer aux représailles. Le Grabeau ne sert pro-prement qu’à les tenir bien unis contre la Bourgeoi-sie, et à faire sauter l’un par l’autre les membres quin’auraient pas l’esprit du Corps.

116 C’est ainsi que dès l’année 1655, le petitConseil et le Deux-Cent établirent dans leur Corpsla ballotte et les billets, contre l’Édit.

117 Le Procureur-Général, établi pour êtrel’homme de la Loi, n’est que l’homme du Conseil.Deux causes font presque toujours exercer cettecharge contre l’esprit de son institution. L’une estle vice de l’institution même, qui fait de cette Ma-gistrature un degré pour parvenir au Conseil ; au

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lieu qu’un Procureur-Général ne devait rien voirau-dessus de sa place, et qu’il devait lui être inter-dit par la Loi d’aspirer à nulle autre. La secondecause est l’imprudence du Peuple, qui confie cettecharge à des hommes apparentés dans le Conseil,ou qui sont de familles en possession d’y entrer,sans considérer qu’ils ne manqueront pas ainsid’employer contre lui les armes qu’il leur donnepour sa défense. J’ai oui des Genevois distinguerl’homme du peuple d’avec l’homme de la Loi,comme si ce n’était pas la même chose. Les Procu-reurs-Généraux devraient être durant leurs six ansles Chefs de la Bourgeoisie, et devenir son conseilaprès cela : mais ne la voilà-t-il pas bien protégéeet bien conseillée, et n’a-t-elle pas fort à se féliciterde son choix ?

118 L’objet des impôts établis en 1716, étaitla dépense des nouvelles fortifications. Le plan deces nouvelles fortifications était immense, et il aété exécuté en partie. De si vastes fortificationsrendaient nécessaire une grosse garnison, et cettegrosse garnison avait pour but de tenir les Citoyenset Bourgeois sous le joug. On parvenait par cettevoie à former à leurs dépens les fers qu’on leur pré-

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parait. Le projet était bien lié, mais il marchait dansun ordre rétrograde. Aussi n’a-t-il pu réussir.

119 En attribuant la nomination des membresdu petit Conseil au Deux-Cent, rien n’était plus aiséque d’ordonner cette attribution selon la Loi fon-damentale. Il suffisait pour cela d’ajouter qu’on nepourrait entrer au Conseil qu’après avoir été Au-diteur. De cette manière la gradation des chargesétait mieux observée, et les trois Conseils concou-raient au choix de celui qui fait tout mouvoir : cequi était non seulement important, mais indispen-sable, pour maintenir l’unité de la constitution. LesGenevois pourront ne pas sentir l’avantage de cetteclause, vu que le choix des Auditeurs est au-jourd’hui de peu d’effet ; mais on l’eût considérébien différemment, quand cette charge fût devenuela seule porte du Conseil.

120 Le petit Conseil dans son origine n’étaitqu’un choix fait entre le peuple, par les Syndics,de quelques Notables ou Prud’hommes pour leurservir et Assesseurs. Chaque Syndic en choisissaitquatre ou cinq dont les fonctions finissaient avecles siennes : quelquefois même il les changeait du-rant le cours de son Syndicat. Henri, dit l’Espagne,

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fut le premier Conseiller à vie en 1487, et il fut éta-bli par le Conseil général. Il n’était pas même né-cessaire d’être Citoyen pour remplir ce poste. LaLoi n’en fut faite qu’à l’occasion d’un certain MichelGuillet de Thonon, qui, ayant été mis du Conseilétroit, s’en fit chasser pour avoir usé de mille fi-nesses ultramontaines qu’il apportait de Rome oùil avait été nourri. Les Magistrats de la Ville, alorsvrais Genevois et Pères du Peuple, avaient toutesces subtilités en horreur.

121 Ceci soit dit en mettant à part les abus,qu’assurément je suis bien éloigné d’approuver.

122 Ces Conseils périodiques sont aussi an-ciens que la Législation, comme on le voit par ledernier article de l’Ordonnance ecclésiastique.Dans celle de 1576, imprimée en 1735, ces Conseilssont fixés de cinq en cinq ans ; mais dans l’Ordon-nance de 1561, imprimée en 1562, ils étaient fixésde trois en trois ans. Il n’est pas raisonnable de direque ces Conseils n’avaient pour objet que la lecturede cette Ordonnance, puisque l’impression qui enfut faite en même temps donnait à chacun la facili-té de la lire à toute heure à son aise, sans qu’on eûtbesoin pour cela seul de l’appareil d’un Conseil gé-

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néral. Malheureusement on a pris grand soin d’effa-cer bien des traditions anciennes qui seraient main-tenant d’un grand usage pour l’éclaircissement desÉdits.

123 J’examinerai ci-après cet Édit d’abolition.

124 Les Conseils généraux étaient autrefoistrès fréquents à Genève, et tout ce qui se faisaitde quelque importance y était porté. En 1707 M. leSyndic Chouet disait dans une harangue devenuecélèbre, que de cette fréquence venaient jadis lafaiblesse et le malheur de l’État ; nous verronsbientôt ce qu’il en faut croire. Il insiste aussi surl’extrême augmentation du nombre des membres,qui rendrait aujourd’hui cette fréquence impos-sible, affirmant qu’autrefois cette assemblée nepassait pas deux à trois cents, et qu’elle est à pré-sent de treize à quatorze cents. Il y a des deux cô-tés beaucoup d’exagération.

Les plus anciens Conseils généraux étaient aumoins de cinq à six cents membres ; on serait peut-être bien embarrassé d’en citer un seul qui n’ait étéque de deux ou trois cents. En 1420 on y en comp-ta 720 stipulants pour tous les autres, et peu de

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temps après on reçut encore plus de deux centsBourgeois.

Quoique la ville de Genève soit devenue pluscommerçante et plus riche, elle n’a pu devenirbeaucoup plus peuplée, les fortifications n’ayantpas permis d’agrandir l’enceinte de ses murs etayant fait raser ses faubourgs. D’ailleurs, presquesans territoire et à la merci de ses voisins pour sasubsistance, elle n’aurait pu s’agrandir sans s’affai-blir. En 1404 on y compta treize cents feux faisantau moins treize mille âmes. Il n’y en a guère plusde vingt mille aujourd’hui ; rapport bien éloigné decelui de 3 à 14. Or de ce nombre il faut déduireencore celui des natifs, habitants, étrangers, quin’entrent pas au Conseil général ; nombre fort aug-menté relativement à celui des Bourgeois depuisle refuge des Français et le progrès de l’industrie.Quelques Conseils généraux sont allés de nos joursà quatorze et même à quinze cents ; mais com-munément ils n’approchent pas de ce nombre ; siquelques-uns même vont à treize, ce n’est que dansdes occasions critiques où tous les bons Citoyenscroiraient manquer à leur serment de s’absenter, etoù les Magistrats, de leur côté, font venir du de-

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hors leurs clients pour favoriser leurs manœuvres ;or ces manœuvres, inconnues au quinzième siècle,n’exigeaient point alors de pareils expédients. Gé-néralement le nombre ordinaire roule entre huit etneuf cents ; quelquefois il reste au-dessous de ce-lui de l’an 1420, surtout lorsque l’assemblée se tienten été et qu’il s’agit de choses peu importantes. J’aimoi-même assisté en 1754 à un Conseil général quin’était certainement pas de sept cents membres.

Il résulte de ces diverses considérations, quetout balancé, le Conseil général est à peu près au-jourd’hui, quant au nombre, ce qu’il était il y a deuxou trois siècles, ou du moins que la différence estpeu considérable. Cependant tout le monde y par-lait alors ; la police et la décence qu’on y voit ré-gner aujourd’hui n’était pas établie. On criait quel-quefois ; mais le peuple était libre, le Magistratrespecté, et le Conseil s’assemblait fréquemment.Donc M. le Syndic Chouet accusait faux, et raison-nait mal.

125 Dans un État qui se gouverne en Répu-blique et où l’on parle la langue française, il fau-drait se faire un langage à part pour le gouverne-ment. Par exemple, Délibérer, Opiner, Voter, sont

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trois choses très différentes et que les Français nedistinguent pas assez. Délibérer, c’est peser le pouret le contre ; Opiner, c’est dire son avis et le mo-tiver ; Voter, c’est donner son suffrage, quand il nereste plus qu’à recueillir les voix. On met d’abord lamatière en délibération. Au premier tour on opine ;on vote au dernier. Les Tribunaux ont partout àpeu près les mêmes formes ; mais comme dans lesMonarchies le public n’a pas besoin d’en apprendreles termes, ils restent consacrés au Barreau. C’estpar une autre inexactitude de la Langue en ces ma-tières que M. de Montesquieu, qui la savait si bien,n’a pas laissé de dire toujours la Puissance exécu-trice ; blessant ainsi l’analogie, et faisant adjectifle mot exécuteur qui est substantif. C’est la mêmefaute que s’il eût dit : le Pouvoir législateur.

126 Ceci s’entend en général et seulement del’esprit du Corps : car je sais qu’il y a dans le Deux-Cent des membres très éclairés et qui ne manquentpas de zèle : mais incessamment sous les yeux dupetit Conseil, livrés à sa merci, sans appui, sansressource, et sentant bien qu’ils seraient abandon-nés de leur Corps, ils s’abstiennent de tenter desdémarches inutiles qui ne feraient que les compro-

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mettre et les perdre. La vile tourbe bourdonne ettriomphe : le sage se tait et gémit tout bas.

Au reste, le Deux-Cent n’a pas toujours été dansle discrédit où il est tombé. Jadis il jouit de la consi-dération publique et de la confiance des Citoyens :aussi lui laissaient-ils sans inquiétude exercer lesdroits du Conseil général, que le petit Conseil tâchadès lors d’attirer à lui par cette voie indirecte. Nou-velle preuve de ce qui sera dit plus bas, que laBourgeoisie de Genève est peu remuante et necherche guère à s’intriguer des affaires d’État.

127 Édits civils, Tit. I. Art. XXXVI.

128 Lettres écrites de la Campagne, page 66.

129 Ibid. page 67.

130 En général, dit l’Auteur des Lettres, leshommes craignent encore plus d’obéir qu’ilsn’aiment à commander. Tacite en jugeait autre-ment, et connaissait le cœur humain. Si la maximeétait vraie, les Valets des Grands seraient moins in-solents avec les Bourgeois ; et l’on verrait moinsde fainéants ramper dans les Cours des Princes. Ily a peu d’hommes d’un cœur assez sain pour sa-voir aimer la liberté. Tous veulent commander ; à

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ce prix, nul ne craint d’obéir. Un petit parvenu sedonne cent maîtres pour acquérir dix valets. Il n’y aqu’à voir la fierté des nobles dans les Monarchies ;avec quelle emphase ils prononcent ces mots deservice et de servir ; combien ils s’estiment grandset respectables quand ils peuvent avoir l’honneurde dire, le Roi mon maître ; combien ils méprisentdes Républicains qui ne sont que libres, et qui cer-tainement sont plus nobles qu’eux.

131 Jamais le Peuple ne s’est rebellé contre lesLois, que les Chefs n’aient commencé par les en-freindre en quelque chose. C’est sur ce principecertain qu’à la Chine, quand il y a quelque révoltedans une Province, on commence toujours par pu-nir le Gouverneur. En Europe les Rois suiventconstamment la maxime contraire ; aussi voyezcomment prospèrent leurs États ! La population di-minue partout d’un dixième tous les trente ans ;elle ne diminue point à la Chine. Le Despotismeoriental se soutient, parce qu’il est plus sévère surles Grands que sur le Peuple ; il tire ainsi de lui-même son propre remède. J’entends dire qu’oncommence à prendre à la Porte la maxime Chré-

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tienne. Si cela est, on verra dans peu ce qu’il en ré-sultera.

132 Telle, par exemple, que celle que fit leConseil le 10 Août 1763, aux Représentations re-mises le à M. le premier Syndic par un grandnombre de Citoyens et Bourgeois.

133 Requérir n’est pas seulement demander,mais demander en vertu d’un droit qu’on a d’obte-nir. Cette acception est établie par toutes les for-mules judiciaires dans lesquelles ce terme de Paloisest employé. On dit requérir justice ; on n’a jamaisdit requérir grâce. Ainsi dans les deux cas les Ci-toyens avaient également droit d’exiger que leursréquisitions ou leurs plaintes, rejetées par lesConseils inférieurs, fussent portées en Conseil gé-néral. Mais par le mot ajouté dans l’article VI del’Édit de 1738, ce droit est restreint seulement aucas de la plainte, comme il sera dit dans le texte.

134 Page 88.

135 Voyez le Contrat Social, L. III. Chap. 17.

136 Ils eurent la même attention en 1734, dansleurs Représentations du 4 Mars, appuyées de milleou douze cents Citoyens ou Bourgeois en per-

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sonne, dont pas un seul n’avait l’épée au côté. Cessoins, qui paraîtraient minutieux dans tout autreÉtat, ne le sont pas dans une Démocratie, et carac-térisent peut-être mieux un peuple que des traitsplus éclatants.

137 Par la manière dont il m’est rapporté qu’ons’y prit, cette unanimité n’était pas difficile à ob-tenir, et il ne tint qu’à ces Messieurs de la rendrecomplète.

Avant l’assemblée, le Secrétaire d’État Mestre-zat dit : Laissez-les venir ; je les tiens. Il employa, dit-on, pour cette fin, les deux mots, Approbation, etRéjection, qui, depuis, sont demeurés en usage dansles billets : en sorte que, quelque parti qu’on prît,tout revenait au même. Car si l’on choisissait Ap-probation, l’on approuvait l’avis des Conseils, quirejetait l’assemblée périodique ; et si l’on prenaitRéjection, l’on rejetait l’assemblée périodique. Jen’invente pas ce fait, et je ne le rapporte pas sansautorité ; je prie le lecteur de le croire ; mais jedois à la vérité de dire qu’il ne me vient pas deGenève, et à la justice d’ajouter que je ne le croispas vrai : je sais seulement que l’équivoque de cesdeux mots abusa bien des votants sur celui qu’ils

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devaient choisir pour exprimer leur intention, etj’avoue encore que je ne puis imaginer aucun motifhonnête, ni aucune excuse légitime à la transgres-sion de la Loi dans le recueillement des suffrages.Rien ne prouve mieux la terreur dont le peuple étaitsaisi, que le silence avec lequel il laissa passer cetteirrégularité.

138 Ils disaient entre eux en sortant, et biend’autres l’entendirent : nous venons de faire unegrande journée. Le lendemain nombre de Citoyensfurent se plaindre qu’on les avait trompés, et qu’ilsn’avaient point entendu rejeter les assemblées gé-nérales, mais l’avis des Conseils. On se moquad’eux.

139 Ces conditions portent qu’aucun change-ment à l’Édit n’aura force, qu’il n’ait été approuvé dansce souverain Conseil. Reste donc à savoir si les in-fractions de l’Édit ne sont pas des changements àl’Édit ?

140 J’ai distingué ci-devant les cas où lesConseils sont tenus de l’y porter, et ceux où ils nele sont pas.

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141 Comme on les assemblait alors dans tousles cas ardus, selon les Édits, et que ces cas ardusrevenaient très souvent dans ces temps orageux,le Conseil général était alors plus fréquemmentconvoqué que n’est aujourd’hui le Deux-Cent.Qu’on en juge par une seule époque. Durant leshuit premiers mois de l’année 1540, il se tint dix-huit Conseils généraux, et cette année n’eut rien deplus extraordinaire que celles qui avaient précédéet que celles qui suivirent.

142 Édits civils. Tit. XII. art. 1.

143 Édits civils, art. 2.

144 C’était par une Logique toute semblablequ’en 1742 on n’eut aucun égard au traité de So-leure de 1579, soutenant qu’il était suranné, quoi-qu’il fût déclaré perpétuel dans l’Acte même, qu’iln’ait jamais été abrogé par aucun autre, et qu’il aitété rappelé plusieurs fois, notamment dans l’Actede la Médiation.

145 On poussait si loin l’attention pour qu’il n’yeût dans ce choix ni exclusion ni préférence autreque celle du mérite, que par un Édit qui a été abro-

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gé, deux Syndics devaient toujours être pris dans lebas de la ville et deux dans le haut.

146 Page 117.

147 La Loi mettant M. Wilkes à couvert de cecôté, il a fallu, pour l’inquiéter, prendre un autretour, et c’est encore la Religion qu’on a fait interve-nir dans cette affaire.

148 Page 54.

149 Le droit de recours à la grâce n’appartenaitpar l’Édit qu’aux Citoyens et Bourgeois ; mais parleurs bons offices ce droit et d’autres furent com-muniqués aux Natifs et Habitants, qui, ayant faitcause commune avec eux, avaient besoin desmêmes précautions pour leur sûreté ; les étrangersen sont demeurés exclus. L’on sent aussi que lechoix de quatre parents ou amis, pour assister leprévenu dans un procès criminel, n’est pas fort utileà ces derniers ; il ne l’est qu’à ceux que le Magis-trat peut avoir intérêt de perdre, et à qui la Loidonne leur ennemi naturel pour Juge. Il est éton-nant même qu’après tant d’exemples effrayants lesCitoyens et Bourgeois n’aient pas pris plus de me-sures pour la sûreté de leurs personnes, et que

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toute la matière criminelle reste, sans Édits et sansLois, presque abandonnée à la discrétion duConseil. Un service pour lequel seul les Genevoiset tous les hommes justes doivent bénir à jamaisles Médiateurs, est l’abolition de la question pré-paratoire. J’ai toujours sur les lèvres un rire amerquand je vois tant de beaux Livres, où les Euro-péens s’admirent et se font compliment sur leur hu-manité, sortir des mêmes Pays où l’on s’amuse àdisloquer et briser les membres des hommes, en at-tendant qu’on sache s’ils sont coupables ou non. Jedéfinis la torture, un moyen presque infaillible em-ployé par le fort pour charger le faible des crimesdont il le veut punir.

150 Devenue septennale par une faute dont lesAnglais ne sont pas à se repentir.

151 Le Parlement n’accordant les subsides quepour une année, force ainsi le Roi de les lui rede-mander tous les ans.

152 Les Tribuns ne sortaient point de la Ville ;ils n’avaient aucune autorité hors de ses murs : aus-si les Consuls, pour se soustraire à leur inspection,tenaient-ils quelquefois les Comices dans la cam-

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pagne. Or les fers des Romains ne furent point for-gés dans Rome, mais dans ses armées, et ce fut parleurs conquêtes qu’ils perdirent leur liberté. Cetteperte ne vint donc pas des Tribuns.

Il est vrai que César se servit d’eux comme Syl-la s’était servi du Sénat ; chacun prenait les moyensqu’il jugeait les plus prompts ou les plus sûrs pourparvenir : mais il fallait bien que quelqu’un parvînt,et qu’importait qui de Marius ou de Sylla, de Césarou de Pompée, d’Octave ou d’Antoine fût l’usur-pateur ? Quelque parti qui l’emportât, l’usurpationn’en était pas moins inévitable ; il fallait des Chefsaux Armées éloignées, et il était sûr qu’un de cesChefs deviendrait le Maître de l’État. Le Tribunatne faisait pas à cela la moindre chose.

Au reste, cette même sortie que fait ici l’Auteurdes Lettres écrites de la Campagne sur les Tribunsdu Peuple, avait été déjà faite en 1715 parM. de Chapeaurouge, Conseiller d’État, dans unMémoire contre l’Office de Procureur-Général.M. Louis le Fort, qui remplissait alors cette chargeavec éclat, lui fit voir dans une très belle lettre enréponse à ce Mémoire, que le crédit et l’autoritédes Tribuns avaient été le salut de la République, et

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que sa destruction n’était point venue d’eux, maisdes Consuls. Sûrement le Procureur-Général LeFort ne prévoyait guère par qui serait renouvelé denos jours le sentiment qu’il réfutait si bien.

153 Voyez le Contrat Social, Livre IV. Chap. V.Je crois qu’on trouvera dans ce chapitre, qui estfort court, quelques bonnes maximes sur cette ma-tière.

154 Il en a été parlé ci-devant.

155 Il s’agissait de former, par une enceintebarricadée, une espèce de Citadelle autour de l’élé-vation sur laquelle est l’Hôtel-de-Ville, pour asser-vir de là tout le Peuple. Les bois déjà préparés pourcette enceinte, un plan de disposition pour la gar-nir, les ordres donnés en conséquence aux Capi-taines de la garnison, des transports de munitionset d’armes de l’Arsenal à l’Hôtel-de-Ville, le tam-ponnement de vingt-deux pièces de canon dansun boulevard éloigné, le transmarchement clandes-tin de plusieurs autres, en un mot tous les apprêtsde la plus violente entreprise faits sans l’aveu desConseils par le Syndic de la Garde et d’autres Ma-gistrats, ne purent suffire, quand tout cela fut dé-

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couvert, pour obtenir qu’on fît le procès aux cou-pables, ni même qu’on improuvât nettement leurprojet. Cependant la Bourgeoisie, alors maîtressede la Place, les laissa paisiblement sortir sans trou-bler leur retraite, sans leur faire la moindre insulte,sans entrer dans leurs maisons, sans inquiéter leursfamilles, sans toucher à rien qui leur appartînt. Entout autre pays le Peuple eût commencé par massa-crer ces Conspirateurs, et mettre leurs maisons aupillage.

156 Et à quelle occasion ! Voilà une inquisitiond’État à faire frémir. Est-il concevable que dans unPays libre on punisse criminellement un Citoyenpour avoir, dans une lettre à un autre Citoyen nonimprimée, raisonné en termes décents et mesuréssur la conduite du Magistrat envers un troisièmeCitoyen ? Trouvez-vous des exemples de violencespareilles dans les Gouvernements les plus absolus ?À la retraite de M. de Silhouette, je lui écrivis unelettre qui courut Paris. Cette Lettre était d’une har-diesse que je ne trouve pas moi-même exempte deblâme ; c’est peut-être la seule chose répréhensibleque j’aie écrite en ma vie. Cependant, m’a-t-on ditle moindre mot à ce sujet ? On n’y a pas même

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songé. En France on punit les libelles ; on fait trèsbien : mais on laisse aux Particuliers une libertéhonnête de raisonner entre eux sur les affaires pu-bliques, et il est inouï qu’on ait cherché querelle àquelqu’un pour avoir, dans des lettres restées ma-nuscrites, dit son avis, sans satire et sans invective,sur ce qui se fait dans les Tribunaux. Après avoirtant aimé le Gouvernement républicain, faudra-t-ilchanger de sentiment dans ma vieillesse, et trouverenfin qu’il y a plus de véritable liberté dans les Mo-narchies que dans nos Républiques ?

157 De quelle excuse, de quel prétexte peut-on couvrir l’inobservation d’un article aussi exprèset aussi important ? Cela ne se conçoit pas. Quandpar hasard on en parle à quelques Magistrats enconversation, ils répondent froidement : ChaqueÉdit particulier est imprimé, rassemblez-les. Commesi l’on était sûr que tout fût imprimé, et commesi le recueil de ces chiffons formait un corps com-plet, un code général, revêtu de l’authenticité re-quise et tel que l’annonce l’Article XLII ! Est-ce ain-si que ces Messieurs remplissent un engagementaussi formel ? Quelles conséquences sinistres nepourrait-on pas tirer de pareilles omissions ?

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158 Ces refus si durs et si sûrs à toutes lesReprésentations les plus raisonnables et les plusjustes, paraissent peu naturels. Est-il concevableque le Conseil de Genève, composé dans sa ma-jeure partie d’hommes éclairés et judicieux, n’aitpas senti le scandale odieux, et même effrayant,de refuser à des hommes libres, à des membresdu Législateur, la communication du texte authen-tique des Lois, et de fomenter ainsi comme à plaisirdes soupçons produits par l’air de mystère et de té-nèbres dont il s’environne sans cesse à leurs yeux ?Pour moi, je penche à croire que ces refus luicoûtent, mais qu’il s’est prescrit pour règle de fairetomber l’usage des Représentations, par des ré-ponses constamment négatives. En effet, est-il àprésumer que les hommes les plus patients ne serebutent pas de demander pour ne rien obtenir ?Ajoutez la proposition déjà faite en Deux-Cent d’in-former contre les Auteurs des dernières Représen-tations, pour avoir usé d’un droit que la Loi leurdonne. Qui voudra désormais s’exposer à des pour-suites, pour des démarches qu’on sait d’avance êtresans succès ? Si c’est là le plan que s’est fait le petitConseil, il faut avouer qu’il le suit très bien.

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159 Extrait des Registres du Conseil du 7 Dé-cembre 1763, en réponse aux Représentations ver-bales faites le 21 Novembre par six Citoyens ouBourgeois.

160 Page 170.

161 Page 154.

162 La justice dans le Peuple est une vertud’état ; la violence et la tyrannie est de même dansles Chefs un vice d’état. Si nous étions à leursplaces, nous autres particuliers, nous deviendrionscomme eux violents usurpateurs iniques. Quanddes Magistrats viennent donc nous prêcher leurintégrité, leur modération, leur justice, ils noustrompent, s’ils veulent obtenir ainsi la confianceque nous ne leur devons pas : non qu’ils nepuissent avoir personnellement ces vertus dont ilsse vantent ; mais alors ils font une exception, et cen’est pas aux exceptions que la Loi doit avoir égard.

163 Page 172.

164 Page 101.

165 La conséquence d’un tel système eût étéd’établir un Tribunal de la Médiation résidant à Ge-

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nève, pour connaître des transgressions des Lois.Par ce Tribunal la souveraineté de la Républiqueeût bientôt été détruite ; mais la liberté des Ci-toyens eût été beaucoup plus assurée qu’elle nepeut l’être si l’on ôte le droit de Représentation.Or de n’être Souverain que de nom, ne signifiepas grand’chose ; mais d’être libre en effet signifiebeaucoup.

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Table des matières

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