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Armand Colin LETTRES VOLÉES Author(s): Michel Sirvent Source: Littérature, No. 83, LETTRES CROISÉES (OCTOBRE 1991), pp. 12-30 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41700868 . Accessed: 15/06/2014 03:57 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.210 on Sun, 15 Jun 2014 03:57:53 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

LETTRES VOLÉESAuthor(s): Michel SirventSource: Littérature, No. 83, LETTRES CROISÉES (OCTOBRE 1991), pp. 12-30Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41700868 .

Accessed: 15/06/2014 03:57

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Michel Sirvent, University of Wisconsin-Madison

LETTRES VOLÉES

(métareprésentation et lipogramme chez E.A. Poe et G. Perec)

Toute pensée obsédante est une menace constante pour la sécurité et l'intégrité du discours.

Genette

Partons d'une définition : « Un lipogramme est un texte que l'on écrit en décidant de ne pas utiliser une certaine lettre. Plus le texte est long et la lettre de récurrence fréquente, plus le lipogramme est difficile » 1. Hormis l'exploit technique, ce sont les effets du facteur grammatique sur les plans narratifs et thématiques qui vont nous retenir.

D'abord, cette contrainte nous fait rapprocher X-ing a paragrab 2 d'E. A. Poe de la Disparition 3 de G. Perec. Alors que ces deux textes s'apparentent en ce qu'une « lettre » se retrouve chaque fois au premier plan, les modalités et les conséquences de cette représenta- tion grammatique vont se révéler très différentes, notamment pour ce qui touche leur « narration-narrante » 4. Dans le roman de Perec, un chaînon manquant, la lettre E, la plus courante de l'alphabet, devient l'objet d'une fixation thématique implicite. C'est parce que cette référence est toujours conno tèe qu'elle va affecter le régime

1. J.-C. Lebensztejn, Emefquellir, in La Fourche, Gallimard 1972, collection « Le Chemin », p. 72.

2. X-ing a paragrab paru dans « The Flag of our Union » le 12 mai 1849 est un des derniers contes de Poe, mort la même année. Ce conte vient de faire l'objet de deux nouvelles traductions dans Contes-Essais-Poèmes, R. Laffont, collection « Bouquins », et Ne parie^ jamais votre tete au diable, Folio/Gallimard. Dans ce dernier recueil, le titre en français est Ixage d'un paragrab (434-443). Une traduction du conte faite par Emile Hennequin en 1882 a pour titre Un Entrefilet aux X. Une autre de Léon Lemonnier, qui date de 1950, s'intitule Mettre des X dans un paragraphe.

3. Denoël, collection « Les Lettres Nouvelles », 1969- Une nouvelle édition est parue en 1989 chez Gallimard dans la collection « L'Imaginaire ».

4. L'expression est de Jacques Derrida. Le narrateur, la narration et l'opération de « mise en scène », ce sont précisément ce que le Séminaire « laisse tomber », le Facteur de la vérité, in la Carte postale, collection « la philosophie en effet », Aubier-Flammarion, 1980, pp. 455-461. Il s'agit bien sûr du Séminaire sur « la Lettre volée » de Jacques Lacan, in Ecrits 1, Seuil, collection Points, 1966, où il est d'ailleurs signalé que la narration double le drame - celui bien sûr de la Lettre volée - d'un commentaire, p. 21.

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LA DISPARITION : UN RÉCIT

MÉTALIPOGRAMMA- TIQUE CONNOTATIF

lettres croisées

narratif. Si dans ce récit « l'ôteur » s'impose d'omettre une lettre indispensable, dans X-ing a paragrab, l'auteur s'efforce de mettre une lettre un peu plus rare : le X. L'obsession d'un personnage pour une lettre (le O), son vol, puis sa substitution mécanographique (par le X) y sont l'objet explicite de l'histoire. Mais ce n'est pas tout : la mise en scène d'un échange grammatique va se répercuter non sur le régime narratif mais sur la narration de cette histoire, autrement dit, la lettre du récit. Ainsi, dans les deux cas, la fiction naît d'une « lettre volée » et ce rapt est l'occasion de mettre en scène le paramètre grammatique. Précisément, si l'on entend, à la suite de Jean Ricardou, « par métareprésentation », « toute manœuvre qui exalte organiquement certains des paramètres de l'écrit que la représenta- tion oblitère » 5, l'on va détailler ce qui, sous cet angle, rassemble mais aussi distingue ces deux textes.

Selon la formule de J.C. Lebensztejn, la Disparition « est toute construite autour de ce vide : la lettre manquante » 6, notamment sur le plan matériel - ou grammatique - , mais aussi thématique et narratif. Ainsi, l'omission du E se voit remplacée par un réseau d'obsessions sémantiques. Les figures du néant et l'idée de mort seront par exemple les substituts représentatifs de cette expulsion. Au ravage, au carnage, à la damnation qu'inaugurait Y A.vant-propos répond cette série d'anaphores aux dernières lignes du récit :

la mort, la mort aux doigts d'airain, la mort aux doigts gourds, la mort où va s'abîmant l'inscription, la mort qui, à jamais, garantit l' immaculation d'un Album qu'un histrion un jour a cru pouvoir noircir, la mort nous a dit la fin du roman 7. Si l'histoire tourne autour de la disparition d'Anton « Voyl »,

c'est que toute disparition n'est que l'allégorie de ce qu'il advient à la voyelle évanouie. Non pas que la lettre ne soit « par sa nature » le « symbole que d'une absence » 8. Mettons que son refus convo- que le champ représentatif de « la disparition ». La contrainte a ceci de remarquable qu'au lieu d 'exprimer « un quelque chose à dire », elle supprime « un quelque chose à inscrire » 9. Il ne s'agit pas d'un innommable à reverser au compte d'une perte ou d'un manque

5. Jean Ricardou, Eléments de T extique (I), Conséquences 10, Les Impressions Nouvelles, 1988, p. 23. Pour le concept de « paramètre », l'on se reportera à la section 1.7, pp. 10-12.

6. Op. cité, p. 15. 7. Op. cité, p. 304-5 (je souligne). 8. he Séminaire, p. 34, où il est dit que la lettre peut être prise « au sens de l'élément

typographique, de l'épître ou de ce qui fait le lettré... ». 9. Le premier sens d'« écriture », celui d'inscription, ou mieux de « scription » c'est « le

tracement d'une suite de caractères sur telle manière de support », Jean Ricardou, les Leçons de l'écrit, in Problèmes actuels de la lecture, Clancier-Guénaud, 1982, ainsi que Eléments de tex tique (I), op. cité, p. 5.

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psycho-biographique 10. Le gramme évincé s'échange en quelque sorte avec un signifié dominant.

Issue « pas à pas » d'une « scription » soustractive, la fiction tourne à l'allégorie d'une disparition littérale. Comme entre Y Avant- propos et la fin du roman, au sonnet de J. Roubaud en exergue (« un non qu'à ton stylo tu donnas brûlant)/qu'ici on dit (par un trait manquant plus clos)/l'art toujours su du chant-combat (noir pour blanc ) , fait écho son Post-scriptum : « Ainsi naquit, mot à mot, noir sur blanc , surgissant d'un canon d'autant plus ardu qu'il apparaît d'abord insignifiant pour qui lit sans savoir la solution, un roman... » 11 . Noir sur blanc ou noir pour blanc, ces expressions signalent ce rapport de la représentation à l'évidement alphabétique qui la fonde comme si elle n'était que son négatif, l'effet de ce qu'elle s'applique à censurer. Une écriture noire, aux accents mortifères pour signifier la blancheur, non plus la surface qui supporte l'écrit, mais ce que trace l'élimination d'un élément grammatique diffici- lement contournable. Dès le premier chapitre, la première action d'Anton Voyl est de lire un roman dans lequel « il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification » 12, d'ensuite organiser 1'« intrigant croquis » sur son tapls.

Ainsi, parfois, un rond, pas tout à fait clos, finissant par un trait horizontal : on aurait dit un grand G vu dans un miroir. Ou, blanc sur blanc, surgissant d'un brouillard cristallin, l'hautain portrait d'un roi brandissant un harpon.

Ou, s'imposant soudain, la figuration à' un bourdon au vol lourd, portant sur son thorax noir trois articulations d'un blanc quasi lilial 13.

Certes, un lipogramme pourrait tout à fait se passer de révéler son programme. Or ce n'est pas ici le cas. La gageure supplémen- taire est de le faire découvrir sans le dire, bref de le connoter sans le dénoter : « divulguer, sans jamais la trahir tout à fait, la Loi qui l'inspirait » 14 . Tout comme pour un récit de détection, il y a une

10. « Le statut de la contrainte oulipienne y est tout aussi esthétique qu'éthique. Car cet « innommable », cette voyelle imprononçable, cette béance qui ravit Anton Voyl au sommeil, on la retrouve à l'œuvre dans la plupart des textes de Georges Perec comme W ou le Souvenir d'enfance, la Vie mode Remploi. C'est la marque du génocide, la scène confisquée, la pièce manquante des puzzles de Georges Perec ». Jan-Didir Wagnur. « Perec, pas tous les 'e' dans le même panier », Libération, mardi 6 juin 1989-

11. Un Roman lipogrammatique, in OULIPO, la Littérature potentielle (je souligne), p. 95. Ce texte paraît d'abord en guise de post-scriptum à la Disparition.

12. La Disparition, 17. 13. Ibid. 18-19. Il s'agit ici de tentatives de figuration fictionnelle de la voyelle omise. Non

seulement ce passage contient des traces de Vocalisations, qui, comme on le sait, est une lipogrammatisation du célèbre Voyelles, mais, à l'intérieur de cette « logique métatextuelle », il n'est sans doute pas superflu de remarquer pour la suite de notre étude la polysémie du terme « bourdon ». Mireille Ribière note que « bourdon » désigne, d'après le dictionnaire, la « faute d'un compositeur typographique qui a omis un ou plusieurs mots ». « Contrainte et effervescence dans la Disparition de Perec » in « Texte & Antitexte », Cahiers de Narrato logie 1, Université de Nice, p. 193, (1985).

14. Un Roman lipogrammatique, 95.

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énigme, mais c'est la contrainte scriptionnelle qui ici la compose. Un texte présente comme énigme ce qui l'a produit. Le principe d'écriture est une énigme dont le déchiffrement est alternatif, à la fois dissimulé et détectable, crypté et lecturable 15 : l'intrigant croquis « apparaissait ou disparaissait sur l'aubusson ». Et l'indice majeur offert au lecteur sur la voie de la résolution est bien Y absence du signe graphique : la lettre n'est pas dans un lieu où elle est prévisible. Ce manque n'est pas significatif, mais signifiant. Cette absence ne trahit pas une pensée refoulée. Elle pointe une lettre refusée : son éclipse n'est pas un indice mais un « index » 16 . En fait, tout simplement, la lettre est « disparue ». Car une disparition, est-ce autre chose qu'une absence qui se fait sentir ? Soit une inscription en creux . C'est parce qu'elle manque dans le paradigme clos - celui des lettres de l'alphabet - qu'on ne peut la manquer, bref, que son absence est détectable.

Mais la Disparition prodigue son mode d'emploi. Plus qu'un lipogramme, celui-ci s'impose aussi de se représenter : le produit se chargerait de livrer son programme. La fiction tenterait surtout d'aviser le lecteur - « pour qui lit sans savoir la solution » - de son fonctionnement. Dans ce cas, la représentation se doublerait d'une fonction métalipogrammatique 17 . Ce que résume la formule de Jacques Roubaud : « La Disparition est roman d'une disparition qui est la disparition du e , est donc tout à la fois le roman de ce qu'il raconte et le récit de la contrainte qui crée ce qui se raconte » 18.

Or, pour un lipogramme, signaler qu'il en est un, ne revient pas exactement à formuler son principe. La narration adopte « un tour symbolisant qui, suivant d'abord pas à pas la filiation du roman puis pour finir la constituant, divulguait , sans jamais la trahir tout à fait, la Loi qui l'inspirait, Loi dont il tirait, parfois non sans friction, parfois non sans mauvais goût, mais parfois aussi non sans humour, non sans brio, un filon fort productif, stimulant au plus haut point l'innovation » 19 . Comment le lipogramme peut-il laisser percer, sans jamais l'énoncer tout à fait, son principe d'écriture ? Et d'abord pourquoi ne peut-il faire autrement que de le connoter ?

15. Pour l'emploi de ce terme, je renvois à Benoît Peeters, les Bijoux ravis , Bruxelles : Magic-Strip, 1984, ainsi qu'à Jean Ricardou, La couverture découverte (Problèmes de la lecturabilité textuelle ), Prote'e 14, Université du Québec à Chicoutimi, 1986.

16. Un indice est un effet signifiant sa cause : on appelle le prince d'Agrigente « Grigri » parce qu'on est intime avec lui ; un index donne à lire un rapport de finalité dans ce qui est présenté comme un rapport de causalité : on dit « Grigri » pour montrer qu'on est intime avec lui. Proust et le langage indirect, in Figures II, Seuil, collection « Points », 1969, p. 265.

17. « Tout ce à quoi [1'] invite ce texte, non pas certes explicitement mais structuralement , c'est en induire la contrainte lipogrammatique, c'est-à-dire simplement y percevoir l'absence de e (...) », Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, collection « Poétique », 1982, p. 60 (je souligne).

18. Oulipo, Atlas de littérature potentielle, Idées/Gallimard, 1981, p. 55. 19. Un Roman lipogrammtique , op. cité, p. 95 (je souligne).

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C'est que « faire » un lipogramme en E l'empêche de « dire » qu'il en est un. La double contrainte, scriptionnelle (écrire un lipogramme) et sémantique (viser un métalipogramme), a une conséquence anti-performative (ne pas pouvoir dire ce qu'on fait). Jamais l'histoire ne peut de « but en blanc » formuler ce qui la fonde. Le dire reviendrait à écrire « noir sur blanc » la lettre interdite - soit émettre ce qu'on s'impose d'omettre. L'objet de la disparition surgirait au moment où l'on établirait son absence et, ce faisant, rendrait l'explication caduque. Tournant autour de cet évidement qui l'institue, gravitant autour d'un point nodal carré- ment « inscriptible », le lipogramme se trouve partagé entre l'éli- sion, c'est sa prescription, et l'allusion, métagrammatique puisque le récit prend la lettre pour thème. Or si l'éviction est nommable (le titre l'atteste), son objet ne l'est point. Dit autrement, un lipogramme ne peut être un méta-lipogramme dénotatif.

avatars d'un noyau vital dont la divulgation s'affirmait tabou, substituts ambigus tournant sans fin autour d'un savoir, d'un pourvoir aboli qui n'apparaîtrait plus jamais, mais qu'à jamais, s'abrutissant, il voudrait voir surgir... ... Sous l'amas d'illusions qu'à tout instant son imagination lui dictait, il croyait voir saillir un point nodal, un noyau inconnu qu'il touchait du doigt mais qui toujours lui manquait à l'instant où il allait aboutir 20. Si l'interdiction devient alors un thème, ce n'est pas simplement

que la lettre soit littéralement « inter-dite » (inscriptible mais conno- tée), c'est qu'/V est matériellement impossible de dénoter, à l'intérieur du lipogramme , l'opération de suppression qui le produit. Si le lipogramme se donne pour tâche supplémentaire une fonction métalipogrammati- que - soit de faire transparaître « la Loi qui l'inspirait » - et s'il ne peut ainsi faire autrement que de le dire indirectement, il s'ensuit qu'une des conséquences de ce double programme est d'imposer au récit un régime métalipogrammatique connotati/ 21 .

On aurait dit qu'au plus profond du tapis, un fil tramait l'obscur point Alpha, miroir du Grand Tout offrant à foison l'Infini du Cosmos, point primordial d'où surgirait soudain un panorama total, trou abyssal au rayon nul , champ inconnu dont il traçait l'inouï littoral, dont il suivait /' insinuant contour, tourbillon, hauts murs, prison, paroi qu'il parcourait sans jamais la franchir 22 .

Ainsi, le parcours d'écriture épouse un « insinuant contour ». Une paronomase, tout en faisant bifurquer le sens, laisse percer ce qu'elle rature : il est loisible de supposer que l'expression « l'inoui littoral » s'est substituée à ce qui aurait pu directement s'écrire « l'inoui littEral ».

Ecrire un lipogramme méta-lipogrammatique, c'est bien tester les contrecoups d'une éviction littérale aussi bien sur le plan représentatif que

20. ha Disparition, pp. 19-20. 21. J'emprunte en partie la formulation à Bernard Magné qui distingue le métatextuel dénotatif du métatextuel connotatif. « Le Métatextuel », TEM n° 5, printemps 86 et TEM 6, hiver 86, Grenoble, p. 67. 22. La Disparition, p. 20.

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LA LETTRE « O », EMBLÈME

MÉTASTRUCTUREL

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sur le plan narratif d'un texte. Le régime narratif se voit contamment affecté par une sorte à? indirection énonciative. En fonction de ce tors scriptural inusité le roman s'apparente alors à une vaste circonlocution que l'on pourrait dire ( lipo) péri ( métalipo )grammatique (« péri- », bien sûr, comme on dit « périphrase »). Or, cette façon de faire transpa- raître par un tour narratif « symbolisant » l'objet qu'un écrit se donne comme programme de ne pas inscrire tout en ôtant par voie de conséquence à la représentation fictionnelle le pouvoir de le dire, pour la désigner quelle autre formule semble plus appropriée que celle ď inscription en creux ou, si l'on en arrive à Poe désormais, celle de circumscription 23 ?

Faire transparaître par connotation endométalipogrammatique, ce mode de scription soustractive, n'est-ce pas une manière d y exalter - par sensible omission - un paramètre de l'écrit que la représenta- tion tend souvent à taire ; bref, ne s'agit-il pas en l'occurrence de « métareprésenter » ?

X-ing a paragrab pourrait se résumer ainsi : le différend naît de la ressemblance. Voici la fable. Un rédacteur, Touch-and-go Bullet- head, s'installe à Alexander-the-Great-o-nopolis pour fonder « The Alexan-Nopolis Tea-Pot », ce qui entrave le monopole de John Smith, directeur de « The Alexander-the-Great-o-Nopolis Gazette ». Quasi-homonyme, on remarque d'emblée que le nom du nouveau journal est aussi un anagramme du premier :

the ALEXANder-the-grEAT-o-noPOlis gazeTte the ALEXAN TEA PO T- La concurrence s'aggrave d'un redoublement littéral. L'usage

des tirets (« YAlexan - », c'est-à-dire, le <r P'tit Potin de Nopolis » 24), sous couvert d'abréviation, rature une répétition, souligne l'identité des signifiants, autorise l'assimilation des deux pôles adverses et inscrit un espace de substitution virtuelle. Si rien ne rapproche davantage nos deux protagonistes que l'ineptie de leur opposition, rien n'exhausse mieux l'inanité d'un conflit entre le pareil et le même

23. Il est d'ailleurs notable que ce régime est associé, chez Poe comme ici, au thème de l'enfermement et que souvent les figures de l'enfermement prennent une forme circulaire : « Lorsque Richard Wilbur note les motifs récurrents de l'enfermement ou de la circumscription ( « enclosure or circumscription » ) dans les contes de Poe, il préfère ce dernier terme « parce c'est celui de Poe, et que ces lieux clos sont si souvent chez lui de forme plus ou moins circulaire ». Michael Williams, A World of words, Language and displacement in the fiction of E. A. Poe Duke University Press, Durham and London, 1988, p. 84.

24. Au lieu de « Théière », je traduis « Tea-Pot » par « P'tit Potin », ou « Touch-and-go Bullet-head » par « Touche-à-tout Bille-en-tête ». Le texte de Poe exigerait, on s'en rendra compte, une « transposition matérielle » et non pas une traduction sémantique. En raison des nombreux jeux littéraux, je recourrai souvent au texte anglais d'après The Complete tales and poems of Edgar Allan Poe, Vintage books, New York, 1975. Les citations en français « traduisent » ma version du texte.

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qu'une parodie rhétorique alliant dès l'ouverture du conte antithèse et syllogisme :

Puisqu'il est de notoriété publique que les « sages » sont venus « de l'Est », et comme M. Touche-à-tout Bille-en-tête est venu de l'Est, il s'ensuit que M. Bille-en-tête était un sage ; qu'en la matière une preuve collatérale ne soit point superfétatoire, la voici - M. B. était rédacteur en chef. L'irascibilité était son unique faiblesse ; car, en fait, l'obstination dont on le taxait n'était rien moins que son point faible, qu'il estimait justement son fort. C'était son point fort-sa vertu ; le convaincre du « contraire » eût requis toute la logique d'un Brownson. Les sages viennent de l'est, le héros vient de l'est, le héros est

donc un sage. Il faut bien l'admettre : en l'histoire, l'imitation est non seulement la source d'un conflit mais un moyen d'exacerber l'adversité ; bref, une arme. Or voilà l'ironie : la narration adopte la forme de ce qu'elle satirise. A l'image de ses protagonistes, les tours rhétoriques du narrateur contrefont leur tournure d'esprit : une façon de « raisonner en cercle » à laquelle répond la monomanie de Bille-en-tête - son Obstination ou son Obsession - qui a pour objet la lettre O. En effet, le nouveau rédacteur du P' tit Potin a une tendance irrépressible à farcir ses écrits de O. Cette fixation mono- vocalique devient chez lui procédé. Critiquée par son adversaire, il réplique en rédigeant un paragraphe « aussi O-rienté que possible » (« as O-wy as O-wy could be ») et c'est ainsi que le texte présente une variété de lipogramme :

So ho, John ! how now ? Told you so, you know. Don't crow, another time, before you're out of the woods ! Does your mother know you're out ? Oh, no, no !~so go home at once, now, John, to your odious old woods of Concord ! Go home to your woods, old owl,- go ! You won't ? Oh, poh, poh, John, don't do so ! You've got to go, you know ! So go at once, and don't go slow ; for nobody owns you here, you know. Oh ! John, John, if you don't go you're no homo - no ! You're only a fowl, an owl ; a cow, a sow ; a doll, a poll ; a poor, old, good-for-nothing-to-nobody, log, dog, hog, or frog, come out of a Concord bog. Cool, now- cool ! Do be cool, you fool ! None of your crowing, old cock ! Don't frown so- don't ! Don't hollo, nor howl, nor growl, nor bow-wow-wow ! Good Lord, John, how you do look. ! Told you so, you know-but stop rolling your goose of an old poll about so, and go and drown your sorrows in a bowl I 25

De forme circulaire, cette lettre joue un rôle ambivalent. Elle a simultanément une fonction satirique, auto-parodique et métastruc- turelle. D'abord, satirique. La voyelle hypostasiée renvoie aux « cercles » d'Emerson et d'Alcott qui fondaient en 1836 le « Trans- cendental Club » dans la ville de Concord, près de Boston, « à

25. « Voyons, ho John ! Comme on se porte ? Ecoute-nous donc, mon pote. N'aboie point trop fort ou sors du bois ! Votre bonne vous croit encore au boulot ? Oh, non, non !~ vole illico au foyer, tout droit, John ; où sont vos odieux bois de Concorde ! Vole encore droit aux bois, loque loufoque, - hop ! non ? Oh, poh, poh, John, allons bon ! ôte-toi, dégotte tes bottes, mon pote ! Vole illico, bouge, débouche ; roule, bosse, déboule encore une fois, mon pote. Oh, John, John, bourre-toi sinon point de folio- non ! foi de fol, follet ; poule, poulpe ; poupe, poupée ; pochard, clochard couard-bon-pour-persone, rogue, dogue, bogue, borgne, sors des gogues de Concorde. Doux, doux ! Coule, roucoule, gros fou ! te foule point, gros coq ! T'affole surtout ! Décroche, stop. Raccroche, stop, décrotte, stop. Tohu-bohu, stop ! Vois ton coup de pompe ! Ecoute-nous donc, mon pote - ou roule ta bosse hors de ton gros ciboulot et cours, noie ton sort au fond de ton bol ! ».

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l'est » 26 . Le paragraphe est exactement une « charge » 27. Ensuite, si on le rapproche ď Eureka publié l'année précédente 28, cette philip- pique serait en quelque sorte une « auto-charge ». L'essai plutôt sérieux « sur l'univers matériel et spirituel » accumule « sphères » et « globes » pour culminer dans la célébration de 1'« Un » (the « One »). En effet, le conte tourne bien en dérision la manie de Bille-en-tête qui porte aux nues le O, cette « belle voyelle- l'emblème de l'Eternité ». Elle trahirait sa « façon de raisonner en cercle », dépourvue de « commencements et [de] fins ». En troi- sième lieu, la lettre serait un emblème métastructurel : si elle figure la forme rhétorique de l'introduction, elle rappelle en outre un des principes narratifs cher à E. Poe.

Dans le conte proprement dit-qui ne laisse aucune place au développement de personnage pas plus qu'à une grande variété et profusion d'incidents - la construction par elle-même est, bien sûr, impérativement et de loin plus nécessaire que dans le roman. Dans ce dernier, une intrigue défectueuse peut passer inaperçue, mais dans le conte, jamais. Toutefois, la plupart de nos conteurs négligent cette distinction. Ils donnent l'impression de commencer leurs histoires sans savoir comment elles vont finir ; et leurs fins , en général, ont tout l'air ď avoir oublié leurs débuts 29 . Dès lors, on ne s'étonne guère si les deux extrémités du conte se

font écho selon une correspondance anagramma tique. A la ville d'« ALEXander » au début du texte correspond la fin où l'on explique que notre rédacteur, celui du « Tea-pot », aurait ingurgité un peu trop de « XXX ALE » (bière très alcoolisée).

Ce n'est pas que le texte singe une forme d'esprit qu'il caricature, que le narrateur en vienne à contrefaire le style d'un de ses personnages, ou, si l'on préfère une autre formulation, que la « narra tion-narran te » se conforme au second degré à son objet, fût-il en plus celui de la satire. Poe nous invite à renverser le

26. M. Williams, op. cité, p. 46. Les Marginalia éclairent certaines expressions du lipogramme, cette autre par exemple : « le prochain ouvrage de Carlyle s'intitulera « Bow- Wow », et la page de titre empruntera sa devise au chapitre qui ouvre le Coran : « There is no error in this book. » Marginalia, juillet 1849, in Edgar Allan Poe, Essays and reviews, The Library of America, 1984, p. 1469. L'on sait que le Transcendantalisme correspondait à une forme d'idéalisme, de romantisme philosophique inspiré de Kant et d'écrivains européens tels que Carlyle, Coleridge et Goethe. Dans le même sens, l'expression « the logic of a Brownson » caractérisant la tournure d'esprit de notre héros est à rapprocher, en sus de l'arme à feu, du prénom d'Alcott, « Bronson ». A la lumière des Marginalia, on pourrait sans doute prétendre que la satire vise, non seulement les Transcendantalistes, mais aussi un certain style précieux venu de l'époque élisabéthaine, l'euphuïsme. Il suffit en effet de rapprocher le conte, où l'on trouve cette expression « Touch-and-go Bullet-head, of Frogpondium », de ce passage dans lequel on apprend d'ailleurs que le célèbre Dupin, l'orateur français et non pas le détective, qu'« il parlait, comme personne, le langage de tout le monde ; et qu'en quelque sorte sa manière semble à l'extrême opposé de celle des Euphuïstes de Frogpondium, dont on peut dire, si l'on se fie au ton familier avec lequel ils ourlent leurs expressions outrées, qu'ils parlent, comme tout le monde, le langage de personne, à savoir, un langage qui leur est emphatiquement propre ». Poe, Ibid., p. 1466.

27. Ce qu'on appellera « homogrammatisme » (cf. infra ), n'est que l'effet d'une charge « à la fois satirique et réductrice » {Palimpsestes, op. cité, p. 96) qui ramène un contenu d'ordre métaphysique à son symbole graphique, la lettre o.

28. C'est une hypothèse de M. Williams, op. cité, pp. 151-52. 29. Marginalia, July 1849, op. cité, pp. 1465-66, (je traduis et souligne).

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HOMOGRAMMATISME ET TRANSFORMATION

MÉCANOGRAMMA- TIQUE

lettres volées

raisonnement. Il ne fait pas seulement ce qu'il critique (ce serait simplement une « imitation satirique »), mais feint de railler ce qu'il pratique ; comme s'il outrait sa propre façon de conter afin de mieux la faire sentir. En fait, ce n'est pas le narrateur qui mime les tours stylistiques de son personnage, mais Bille-en-tête qui chargerait celui de son auteur, lui renverrait une image extrême et exagérée de sa façon d'écrire.

A l'inverse du lipogramme de la Disparition , celui ďX-ing a paragrab exhibe au lieu d'éliminer une lettre particulière. Que cela traduise une fixation quelconque ou que cela pointe un emblème, le paragraphe en O ne serait pas sans rappeler ce que le collectif de L'Oulipo nomme lipogramme monovocalique : « il s'agit de produire un texte en ne se servant que d'une seul voyelle » 30. On sait que Perec, membre de l'Oulipo, a écrit un autre roman, Les Revenentes 31 , sorte de négatif de la Disparition puisque c'est un lipogramme monovo- calique en E. Voici son avertissement : « J'émets fermement que les gens de ce texte et les réels ne présentent de ressemblEnce ».

Si un « texte monovocalique n'utilise qu'une voyelle à l'exclu- sion de toutes les autres » 32, face à cette deuxième variété de lipogramme, le paragraphe en O a toute l'allure d'une sorte de version imparfaite - ou « parodique ». Il présente en tout cas une particularité - trans-linguistique - qui pourrait donner lieu à un nouveau procédé oulipien qu'on nommera, en nous inspirant d'un jeu de mot issu du texte même (« if you dorìt go you're no homo »), « lipogramme » Zw/awvocalique. Un lipogramme homovocalique serait un texte écrit, non pas en ne se servant que d'une seule voyelle, mais avec des mots contenant, autant que possible au moins une fois, une voyelle privilégiée. Si on élargit la formule, s 'agissant d'une consonne, on parlera ď homoconsonantisme , et pour toute lettre en général, d' homogrammatisme. Ainsi, l'isovocalisme hyperbolique du dernier mot du titre (« pArAgrAb ») désignerait formellement un tel procédé.

Par rapport au lipogramme de la Disparition, cet artifice présente un avantage et un inconvénient. Celui-ci est que le procédé paraît beaucoup plus laxiste. L'avantage est qu'il donne lieu à un texte dans lequel en affectant de faire entrer le plus possible une lettre particulière, cela se fait a priori sans infraction à la langue. L'on distinguera de ce fait l'homogrammatisme du paragramme (dont nous avons un exemple avec le mot « paragraB » ou bien « reve-

30. Luc Etienne, Atlas de littérature potentielle, Gallimard, collection « Idées », 1981, p. 214.

31. Collection « Idées fixes », Julliard, 1972. 32. Sur ce sujet, je remercie Bernard Magné pour certaines remarques qu'il a bien voulu

m'adresser.

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nEntes ») : selon une définition conventionnelle, un paragramme correspond à « une faute d'orthographe ou ď impression qui consiste à substituer une lettre à une autre » 33 .

Ceci dit, le texte de Poe complique un peu les choses. Le paragraphe homovocalique devient homoconsonantique à la suite d'une pure et simple substitution que l'on dira mécanogrammatique . En effet, le rédacteur de « la Gazette », une fois prévenu de l'algarade grammatique, décide de ravir le caractère indispensable, la lettre O. Cette lettre a été « cabbaged ». « To cabbage » 34, en argot typographique, veut dire « subtiliser », en l'occurrence nous dirons « soustraire », plus familièrement « piquer » (un autre sens est « plagier »). Or, lorsqu'une lettre manque, l'usage typographi- que veut qu'elle soit remplacée par le X. On comprend dès lors le titre du conte et c'est l'apprenti imprimeur (« the printer's devil », littéralement « le diable ») qui va se charger de la substitution :

Sx hx, Jxhn ! hxw nxw ? Txld yxu sx, yxu knxw. Dxn't crxw, anxther time, before yxu're xut xf the wxxds ! Dxes yxur mxther knxw yxu're xut ? xh, nx, nx !-sx gx hxme at xnce, nxw, Jxhn, tx yxur xdixus xld wxxds xf Cxncxrd ! Gx hxme tx yxur wxxds, xld xwl,- gx ! Yxu wxn't ? Xh, pxh, pxh, Jxhn, dxn't dx sx ! Yxu've^x/ tx gx, yxu knxw ! Sx gx at xnce, and dxn't gx slxw ; fxr nxbxdy xwns yxu here, yxu knxw. Xh ! Jxhn, Jxhn, if yxu dxn't gx yxu're nx hxmx - nx ! Yxu're xnly a fxwl, an xwl ; a cxw, a sxw ; a dxll, a pxll ; a pxxr, xld, gxxd-fxr-nxthing-tx-nxbxdy, lxg, dxg, hxg, xr frxg, cxme xut xf a Cxncxrd bxg. Cxxl, nxw-cxxl ! Dx be cxxl, yxu fxxl ! Nxne xf yxur crxwing, xld cxck ! Dxn't frxwn sx~dxn't ! Dxn't hxllx, nxr hxwl, nxr grxwl, nxr bxw-wxw-wxw ! Gxxd Lxrd, Jxhn, hxw yxu dx lxxk ! Txld yxu sx, yxu knxw~but stxp rxlling yxur gxxse xf an xld pxll abxut sx, and gx and drxwn yxur sxrrxws in a bxwl ! Le vol de la lettre, et l'échange qui s'en suit, causent cette fois un

ravage orthographique et représentatif. Criblé de métaplasmes, l'homogramme vire bien cette fois au paragramme. En ruinant de façon mécanique l'efficace idéelle de l'écrit, on réussit du coup à

singulariser un paramètre, notamment matériel (la lettre), un de ceux que la représentation oblitère. D'origine strictement mécano- graphique, ce paragraphe en X est un exemple frappant de ce que

33- Bernard Dupriez, op. cité , p. 319- 34. Il est intéressant de noter que les « cabbages » abondent dans The Devil in the Belfry

(1839), et que Poe joue sur les deux sens du mot dont l'autre est celui légumineux de « chou ». D'autres liens associent les deux contes, et je ne relèverai que cette phrase qui en dit long sur le théâtre de l'action : « Chaque maison a devant elle un petit jardin, avec une allée circulaire , un cadran solaire et vingt -quatre choux ». Dans X-ing a paragrab, la lettre a été « cabbaged » (soustraite), et non « purloined », Lacan dit « mise à gauche » : « c'est bien la lettre détournée qui nous occupe, celle dont le trajet a été prolongé (c'est littéralement le mot anglais), ou pour recourir au vocabulaire postal, la lettre en souffrance ». Op. cité , pp. 39-40. Pour le psychana- lyste, la lettre, subissant un détour, a « un trajet qui lui est propre », et comme signifiant, ne se maintient que dans un déplacement, dont le fonctionnement est « alternant en son principe, lequel exige qu'il quitte sa place, quitte à y faire retour circulairement ». Ibid. p. 40 (je souligne ce dernier mot). La composition circulaire du conte, d'ordre plutôt anagrammatique, passerait, non par un parcours de la lettre qui a la forme d'un détour-retour, mais par une substitution grammatique (d'une lettre au sens typographique par une autre) à laquelle le vol contraint. Ici, l'urgence de l'impression fait que la lettre volée est irrécupérable. Le vol paraît ici imparable et irréparable. La fin du texte sera donc « contrainte et forcée ». Non plus seulement sa lettre, mais le texte à la fin sera totalement « détourné », « en souffrance ».

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TRANSFORMATION MÉT AN ARR ATI VE

"Lettres volées

Ricardou nomme pseudométareprésentation 35. Néanmoins, je précise, il en est ainsi à l'échelle du paragraphe. Car on peut se demander si, avec l'ensemble du récit, cette procédure très limitée en elle-même n'entretient pas un rapport organique 36.

L'intérêt de ce conte ne réside ni dans un simple échange mécanogrammatique ni dans un « sens » métagrammatique pris chacun isolément. Si elle n'est pas une opération isolée, à quoi répond cette substitution mécanogrammatique par rapport à d'au- tres aspects et niveaux du conte ?

D'abord, tout simplement, l'opération mécanogrammatique et son résultat sont mis en scène. De façon explicite, ils constituent le contenu diégétique du récit. Au plan dénotatif, ce récit est de prime abord méta-mécanogrammatique. Puis, ce qui est ainsi représenté est aussi présenté matériellement sous les yeux du lecteur : les deux versions homogrammatiques figurent dans le texte et l'opération qui règle la transformation est aussi « narrativisée » et « fictionali- sée » : l'histoire sert en quelque sorte à motiver la présentation et la représentation méta-mécanogrammatiques. Ensuite, le procédé méca- nogrammatique, nous l'allons voir, n'est qu'une phase dans un procès de transformations de plus vaste envergure. Enfin, de façon « auto-parodique » 37, la distanciation ironique semble se fonder sur un double-fond narratif qu'il va nous falloir préciser.

En un mot, narrer une histoire portant sur des effets pseudométarepré- sentatifs (suite à l'éclairage mécanique du paramètre grammatique que le jeu de la représentation obscurcit) ne va pas être sans effets sur la narration de cette histoire.

C'est que cette étape subalterne du procès d'écriture, l'impres- sion et la composition d'un texte - le stade typographique - touche à la fois la représentation et la narration du texte. Celui-ci joue en fait sur deux niveaux narratifs, le récit et le métarécit.

Pour Genette, « le préfixe méta- connote évidemment..., comme dans 'métalangage', le passage au second degré : le métarécit est un récit dans le récit, la métadiégèse est l'univers de ce récit second

35. « Par pseudométareprésentation l'on comprendra toute manœuvre qui exhausse mécani- quement certains registres de l'écrit que le jeu de la représentation destitue ». Eléments de textique, op. cité, p. 24.

36. « Aucune opération accomplie sur une seule famille de paramètres ne peut, par elle-même, réussir une métareprésentation ». Je renvoie ici aux sections 2.2.2. et 2.2.3. des Eléments de textique, op. cité, pp. 24-25.

37. Au plan intra-textuel, le paragraphe en X est une « parodie », si l'on entend par là « le détournement de texte à transformation minimale » {Palimpsestes, p. 33), involontaire du paragraphe en O. Genette classe les transformations lipogrammatiques parmi les parodies, ou « transformations textuelles à fonction ludique » (p. 49), en précisant qu'elles peuvent être « 'discrètes', c'est-à-dire minimales » (p. 53). Il ajoute : « le garant de lucidité est ici le caractère purement 'machinal' du principe transformateur, et donc fortuit du résultat » (p. 56).

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comme la diégèse désigne (...) l'univers du récit premier » 38 . « A l'inverse de son modèle logico-linguistique », Genette réserve le terme de « métarécit au récit second, ou inséré, et celui de « récit », au premier degré de l'emboîtement, soit au cadre général 39.

A partir de là, il est bon de séparer deux opérations à l'œuvre dans le conte. D'abord, une substitution mécanogrammatique : la mise à l'X du paragraphe en O sur laquelle on a déjà insisté. Ensuite, une transformation métanarrative y qui va consister en la mise à l'X du récit primaire au plan cette fois de la narration narrante.

Avant d'exposer celle-ci, il nous faut préciser l'emploi du terme « métanarratif ». Il ne s'agit pas ici de la fonction métanarrative, dans le sens où le narrateur se réfère au « texte narratif » dans un discours métalinguistique, c'est-à-dire lorsqu'un narrateur extradié- gétique fait un commentaire sur son propre récit 40. Par exemple, dans X-ing a paragrab, les remarques ironiques (« A philippic at once so caustic and so classical ») du narrateur sont extradiégétiques parce qu'elles portent sur des textes qui sont des extraits de presse à l'intérieur de la diégèse : ce sont des textes de personnages qu'un narrateur commente hor s- s cène.

D'autre part, si l'on se réfère à la « typologie des récits métadiégétiques selon les 'principaux types de relations' qu'ils entretiennent avec le récit primaire » 41 , on peut considérer que la série des lipogrammes exerce une véritable fonction « dramatique » (c'est la catégorie 4, dite « persuasive » de Genette 42) : en cette rixe d'écrits de presse, les armes ne sont autres que nos procédés mécaniques et homogrammatiques. La rédaction du paragraphe en O est une réaction aux critiques du rédacteur concurrent : « L'indignation de M. Bille-en-tête à ces insinuations calomnieuses, je ne tenterai pas de la décrire » 43 .

Donc, sur le modèle de « métadiégétique », mais afin de les distinguer des relations principalement thématiques, j'emploierai le terme de « métanarratif » pour désigner celles qui touchent, entre un récit et son métarécit, leur narration-narrante. Certes, dans notre histoire, les textes du personnage ne correspondent pas exactement à des

38. Figures III, Seuil, collection « Poétique », 1972, p. 239, note 1. 39- Il nous faut distinguer de ce métarécit, le métatexte (au sens large) qui prend pour thème

des textes, et qui les intègre ici concrètement en les citant dans son univers diégétique. Pour le dire autrement, le métarécit est formé des deux versions homogrammatiques encadrées par un récit métatextuel. Entre le « narré » du récit et celui du métarécit, le rapport des deux univers signifiés est métadiégétique.

40. Ibid, p. 26l, ainsi que B. Magné, art. cité, p. 87. On remarque d'ailleurs ici que le terme de « métanarratif » ne fonctionne pas à l'inverse de son modèle logico-linguistique. Il ne fait donc pas système avec « métarécit ».

41. Nouveaux discours du récit, Seuil, collection « Poétique », 1983, p. 61. 42. Ibid., p. 63. 43. Ce texte est une arme avec laquelle il va contre-attaquer : « Ce n est pas Lui,

Bille-en-tête, qui ferait subir la moindre altération à son style pour céder aux caprices d'un M. Smith... Il s'obstinerait sur le O. Il serait O-ssi O-sé que possible ».

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actes de narration intradiégétique : il ne sont pas racontés. Mais quoiquYrr/// et imprimés , ils restent des textes polémiques, fortement orientés vers un destinataire intradiégétique, le rédacteur concurrent. En modifiant légèrement la formule de Genette, on pourrait dire que ces philippiques montrent bien, en quelque sorte, la fonction diégétique ici capitale de l'acte de scription 44. Ces lipogrammes ne servent pas uniquement non plus à illustrer la polémique : ils ne sont pas de simples exemples scriptuels, objets d'une satire extradiégé tique. Au plan de la représentation fiction- nelle, la scription paraît bien être un acte comme un autre et constitue bien le thème principal informant la diégèse du récit primaire. Mais il y a davantage. On ne pourrait ici réduire la relation métanarrative à un type de fonction qui dépend seulement d'un rapport thématique entre deux diégèses ou encore à l'importance accordée à l'acte scriptionnel lui-même, fût-il totalement absurde à première vue, tel notre paragraphe en X. Car ce qui se voit subverti, c'est avant tout la stratification narrative. En effet, la translation métagrammatique qui affecte les deux lipogrammes va passer au niveau supérieur et toucher la lettre du récit primaire. Le cadre narratif va se voir contaminé par ce qu'il cite. En d'autres termes, le récit va subir l'opération d'écriture qu'il met en scène et se voir envahi par la lettre X. La fin du texte présente un cas littéraire bien singulier : 1* instance de la lettre y échangée entre les deux versions successives de I* homogramme , fait retour sur le récit primaire :

Un monsieur prit l'histoire comme un tour X-cellent. Un autre affirma qu'en vérité Bille-en-tête avait fait preuve d'une fantaisie X-ubérante. Un troisième le tint pour un X-centrique, sans plus. Un quatrième ne put que supposer que le dessein du yankee se résumait à X-primer, d'une façon générale, son X-aspération. « Dites plutôt à fixer un X-ample à la postérité, » suggéra un cinquième. Que Bille-en-tête eût été conduit à une telle extrémité, c'était clair pour tout le monde ; et en fait, puisque ce rédacteur était introuvable, l'on parla de lyncher son concurrent. La conclusion la plus courante, cependant, était que l'affaire était tout simplement X-traordinaire, et in-X-plicable. Même le mathématicien de la ville avoua ne pouvoir rien tirer d'un problème aussi obscur. X, tout le monde le savait, était une quantité inconnue ; mais, en l'occurrence (comme il l'observa justement), c'était d'une quantité inconnue de X qu'il s'agissait. L'opinion de Bob, ce diable d'imprimeur (qui se garda bien d'éclaircir son entreprise du « Paragrafe X-cité »), n'attira pas à mon avis, l'attention qu'elle méritait quoiqu'elle fût exprimée ouvertement, voire avec témérité. Il dit que, pour sa part, cela ne faisait aucun doute, que l'affaire était claire comme de l'eau de roche, « qu'on ne pouvait jamais persuvabiliser M. Bille-en-tête de boire en accord avec la vox populi, mais ingurgitait con tinuellement cette bière pression XXX de malheur et, comme une con séquence minérale, elle le bouffit barbare et le rendit de surcroît X (veXé) à l'X-trême. Dans cette dernière phase du conte, il est clair que l'exhausse-

ment du paramètre grammatique affecte la narration-narrante du récit primaire. Ce qui se produit, c'est une transformation métanarra- tive : la relation métanarrative concerne la narration-narrante du

I 44. Ibid., op. cité, p. 62.

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récit et de son métarécit (leurs plans respectifs « où l'on raconte » 45, et non plus le rapport entre leurs univers représentés (« que l'on raconte »). Et ce qui a lieu, entre ces deux niveaux narratifs, c'est tout

simplement une nouvelle variété de métalepse. Seulement, la « transgression délibérée du seuil d'enchâssement » 46 s'accomplit ici dans la dimension grammatique : ce qui tend à nous abasourdir, c'est que le narrateur extradiégétique se prend à écrire à la manière de son héros. Davantage, il mime, semble-t-il malgré lui, non pas simplement un style, celui d'un personnage de la diégèse (fût-il son double auto-caricaturé), mais la conséquence d'un incident mécano-

graphique à effet pseudométareprésentatif advenu à son écrit homovocalique. Il s'agit bien de Y intrusion d'une aventure scriptionnelle diégétique, non pas dans l'univers extradiégétique, mais sur son plan extranarratif.

Désormais donc, tout ne paraît pas si simple. Si le X se voit cette fois matériellement arboré à la fin du récit primaire, ce n'est point seulement le résultat d'un procédé mécanique isolé. C'est la consé-

quence de relations qui articulent l'ensemble du conte sur au moins deux niveaux narratifs (le récit et le métarécit) et qui entrelacent divers composants du récit aussi bien idéels que matériels (séman- tiques, narratifs et grammatiques).

A la fin du conte, l'accumulation des X ne se fait pas au détriment de la représentation (« X-cellent », « X-uberance », « X- centric », « X-traordinary », « X-plicable », « X-treme », etc.). Au contraire, elle la renforce puisqu'elle se prête au propos du conte dans son ensemble : celui d'une histoire qui réfléchit sur les effets d'incidents mécanographiques sur la représentation.

Renversant la hiérarchie narrative, l'extrémité du récit cristallise

rétrospectivement les diverses aventures typographiques de notre histoire. Le mot de la fin n'est-il pas, au lieu même où il s'inscrit, son matériel aboutissement : « Il [l'imprimeur] dit que, pour sa part, cela ne faisait aucun doute, que l'affaire était claire comme de l'eau de roche, « qu'on n' pouvait jamais persuvabiliser [sic] M. Bille-en-tête de boire com' tout le monde, mais qu'y ingurgigoûtait [sic] ¿w/tinuellement c'te sacrée bière pression XXX et com' un' ̂ «sé-

quence naturelle, elle le mettait dans cet état barbare, qu'ça l'eXcédait (veXé) à l'X-trême ». Sous cette nouvelle enseigne, la narration, c'est moins - ou plus - le O que le X qui la boucle.

Loin d'être mécanique, cette invasion - mise en abyme par la lutte entre deux frères ennemis et qui prend la narration à revers -

suit tout à fait la logique de V auto-parodie 47 . Car, si le sujet apparent

45. Expressions que j'emprunte à Figures III, op. cité, p. 245. 46. Nouveaux discours du récit, op. cité, p. 58. 47. Si, au plan intertextuel, le paragraphe en o est une charge, et si, au plan intra-textuel,

le paragraphe en X en est une « parodie », désormais, selon un rapport inter-intratextuel, s'il

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ÉCHANGES MÉTA- GRAMMATIQUES

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du conte est « la lettre », son objet pratique est son récit même. La lettre affecte le plan énonciatif du récit à l'endroit où celui-ci met en scène ce qu'il subit. Le récit sur son site est sujet à son objet. Autrement dit, c'est une histoire qui peut d'autant mieux réfléchir sur les incidences éventuelles de l'instance de la lettre sur le récit que celui-ci progresse en fonction de ses spécifiques avatars typographi- ques.

En outrepassant les bornes du métarécit puis en faisant retour sur la narration-narrante du récit primaire, il ne s'agit plus seule- ment d'éclairer de façon mécanique le paramètre grammatique. Il ne s'agit pas simplement d'une histoire traitant d'effets pseudométare- présentatifs, mais pour sa narration d'activer et d'éprouver directe- ment un paramètre matériel sous-exposé afin que, dans ses effets, il cesse d'être impondérable. Pour le narrateur y reprendre un procédé dont use sa créature y c'est s* auto-parodier afin de mieux permettre de retourner des effets en « raison du texte ».

X-ing a paragrab met en valeur un mécanisme d'écriture majeur. Sous couvert d'un conflit de presse, il ne fait que présenter des versions successives d'un écrit en cours de transformation. Ainsi, la matière et le sujet mêmes de la fiction consistent en une auto-transformation 48 . Narrant et surtout inscrivant littéralement les divers stades de sa (dé)composition, le récit pratique ce qu'il met en scène : une récriture interne.

Le principe de récriture est, selon J.C. Lebensztejn, inhérent à l'élaboration du lipogramme :

...la référence à la lettre manquante est constante et tyrannique : il est impossible au scripteur de ne pas buter à chaque phrase sur un mot contenant la lettre interdite [ou sur un mot dépourvu de la lettre que l'on veut exhiber] ; il faut alors ou s'interdire un développement et bifurquer, ou trouver un équivalent et substituer à l'énoncé tabou un énoncé permis 49. Cela dit, l'application de la consigne formelle n'entraîne pas

nécessairement, comme le dit Genette à propos des « transforma- tions lipogrammatiques » d'un hypotexte préalable, de « rester au plus près (du sens) du texte initial » 50. Cette traduction peut être

s'opère une translation métanarrative de cette transformation minimale, on peut parler d 'auto-parodie, d'autant plus qu'au départ on a pu émettre l'hypothèse d'une auto-charge.

48. A la différence de 1'« auto-transformation » du 6 810 000 litres ďeau par seconde de Butor qui aurait « pour fonction essentielle de conduire progressivement son lecteur d'une version à l'autre » des descriptions du Niagara remaniées par Chateaubriand {Palimpsestes, pp. 62-63) les versions du conte de Poe ne sont pas des hypotextes allographes authentiques mais des métarécits autographes fictifs.

49. Emefquellir, op. cité, 1972, p. 15. 50. Palimpsestes, p. 50. Si pour Genette, « aucun lecteur ne peut induire un autre texte,

non lipogrammatique, qui serait l'hypotexte de la ha Disparition - même s'il n'est pas, après tout, impossible que Perec en ait effectivement d'abord écrit une version « normale » [Ibid. p. 60], la question n'est pas de savoir s'il y a eu effectivement, ou pas, un avant- texte non-lipogrammatique qui aurait ensuite été lipogrammatisé selon diverses transformations

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Lettres croisées

parasynonymique, ou paronymique (comme avec « littoral » et « littéral ») et rien n'oblige, par la suite, à se tenir à ce qui serait senti comme une contrainte sémantique supplémentaire . Davantage, les « déplacements de sens inévitables » font partie de ces conséquences qui prouvent que la lipogrammatisation n'est pas une simple fin mais un moyen, à partir duquel « tout devient possible » 51 ; et notamment de passer outre ce que l'on voulait dire dans une phase initiale pour ensuite tenir compte de ce que le lipogramme a pu malgré soi faire écrire : « Cette propriété, qui donne au lipogramme une place à part parmi les artifices systématiques, mériterait sans doute qu'on étudie de plus près, les qualités du lipogramme : ce qu'il entraîne et ce qu'il produit » 52 . L'expérience consiste à voir en quoi une contrainte conduit à modifier non seulement le détail d'une histoire éventuellement préconçue mais aussi comment la lipogram- matisation détermine la manière dont on va narrer cette histoire.

C'est cette question de l'incidence du signifiant sur la narration romanesque 53 qui est reformulée dans le Post-scriptum de la Dispa- rition :

Le projet du roman consistait à « aboutir... à un produit qui... pourrait avoir un pouvoir stimulant sur la construction, la narration, l'affabulation, l'action disons d'un mot, sur la façon du roman d'aujourd'hui » 54 .

Cependant, il s'agit moins de considérer « l'action d'un mot » que l'action de l'omission d'une lettre sur l'écriture du roman. Et plus exactement, Y effet de l'éviction d'une lettre. De par son statut a priori non fictionnel, le Post-scriptum se trouve écartelé entre deux impératifs contradictoires : entre la visée théorique, celle d'un écrit représentatif dont le statut est d'être un métadiscours dénotatif, et un principe en l'occurrence conflictuel propre à l'Oulipo. Suivant la définition du métadiscours oulipien « il ne saurait y avoir... d'op- position entre la théorie et la pratique. Pour que leur interpénétra- tion, quasi statutaire, se manifeste encore davantage, nous essayons

lexicales (synonymiques, paronymiques, etc.), périphrastiques, syntaxiques etc., mais si le lecteur peut ou non induire, ne serait-ce que ponctuellement, un « infra-texte » ; par exemple, un mot qui aurait été raturé à cause de la lettre interdite mais qu'une bizarrerie de son substitut rendrait lecturalement virtuel.

51. « La suppression de la lettre, du signe typographique, du support élémentaire, est une opération plus neutre, plus nette, plus décisive, quelque chose comme le degré zéro de la contrainte, à partir duquel tout devient possible ». Histoire du lipogramme , Oulipo, la Littérature potentielle, p. 92. Ce qui ne veut pas dire, comme d'ailleurs Genette a raison de le souligner, que ce potentiel ne donne lieu dans tous les cas de transformations minimales qu'à du « fortuit », Palimpsestes, p. 53. Cette « productivité » sémantique tout à fait hasardeuse, et quasiment surréaliste qu'entraîne maint « oulipisme transformationnel » (Ibid. p. 56) ne s'applique au lipogramme que si ces effets sémantiques et narratifs incontrôlés ne sont pas repris ensuite comme matière - au second degré - d'une structuration d'ensemble (comme on l'a vu, de façon par exemple métalipogrammatique).

52. Oulipo, la Littérature potentielle, pp. 91-92. 53. Par exemple, l'auteur signala cette incidence thématique : « la Disparition raconte les

malheurs d'une famille nombreuse : le thème des frères serait-il inhérent au lipogramme ? » note 1, op. cité, p. 86.

54. Op. cité, p. 94.

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Lettres volées

d'appliquer depuis quelques années un principe établi par Jacques Roubaud, aux termes duquel la définition d'une contrainte est écrite suivant la règle fixée par cette contrainte » 55 . Ainsi le post-scriptum se voit réglé selon le même artifice que le texte de fiction qu'il commente : c'est aussi un lipogramme. C'est exactement un lipo- métalipogramme. Toute distinction entre le post-scriptum et le roman s'efface car tous deux s'imposent une contrainte supplémentaire : le premier une contrainte matérielle y celle qui fonde son objet ; le second une contrainte idéelle, celle d'énoncer la contrainte.

Cerné par la même aporie que celle qui détermine le régime périmétalipogrammatique du roman, l'application du principe pra tico- théorique oulipien contrevient au fonctionnement majeur propre au régime théorique qui est d'être, non pas une circonlocu- tion allusive et connotative, mais au contraire un discours où l'objet textuel est directement dénoté. Dans notre exemple, c'est au moment précis où la réflexion critique tente de présenter le principe lipogrammatique qu'elle est en train d'accomplir que le mécanisme fait retour pour affecter sa formulation, au point de l'invalider en substituant au mot « lEttre » un équivalent plus qu'approximatif, le mot « mot ». Bref, la lettre altère ici le concept. La définition est soumise à une cause, une « lettre » qui, parce que présente dans ce mot, le rend inscriptible, et elle précise une cause, « l'action du mot sur la façon du roman », qui est un effet. De plus, ce qui est omis, pour une définition stricte, c'est le mot « omission », puisqu'il s'agit de « l'action de Y omission d'une lettre » dans le procès d'échange lexical. La formulation du lipogramme paraît alors plutôt ironique si elle « laisse tomber » le mot inhérent à son principe, celui de l'éviction. Néanmoins, pour qui lit en connaissant la solution, l'anomalie sémantique peut induire un échange lexical : le lecteur peut flairer le mot « lettre » sous le mot « mot ». Pour qui ne la connaît pas encore, ce « mot » inexact entraîne la lecture sur une voie d'abord métalexicale, puis éventuellement vers la solution métalipogramma tique .

Avec la Disparition, le rejet systématique d'une lettre se traduit, d'un côté en l'univers diégétique, par une multitude d'allusions relevant de la catégorie du métatextuel connotatif, d'un autre côté, au plan énonciatif, par la crue d'un régime proche de la circonlo- cution. D'abord, la suppression de la lettre produit une surpression sémantique qui fait que l'on ne cesse de tourner autour d'un indicible qui s'avère, pour le lecteur averti, un inscriptible : celui-ci fonde la représentation et celle-ci le connote à son tour. Le vol de la lettre se traduit donc par un récit d'énigme 56. Et l'énigme est

55. Noël Arnaud, la Bibliothèque oulipienne, préface, Ramsey, 1987, pp. III et IV. 56. Il n'y a pas d'opération effectuée sur le paramètre grammatique qui n'ait de

I contre-coups sur les paramètres sémantiques et narratifs.

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Lettres croisées

résolvable à chaque instant par le lecteur. A la différence d'un récit comme l'Image dans le tapis de James, la solution concerne le texte qu'on est en train de lire (elle est ¿«¿/tf-métaliposcriptionnelle) et l'innommable est déchiffrable à chaque mot du texte. Ensuite, l'effet narratif de cette écriture lipométalipogrammatique (le « tour symbo- lisant »), on s'est proposé de le résumer sous le label de régime circumscriptionnel. Non inscrit au programme, le surcroît idéel que produit ce régime - d'inscription ou de scription en creux - est ce qui s'échange avec l'éviction d'un élément grammatique incontour- nable. Autrement dit, implicite au programme, écrire un lipogramme, c'est en l'occurrence écrire un lipopérimétalipogramme. A l'inverse de ce qui se passe habituellement dans l'écrit dominé par la fonction représentative - qui tend à recouvrir ce qui, tel le paramètre grammatique, lui donne corps - , un tel texte a un effet paradoxal : il exalte ce qu'il proscrit. Omettre, c'est donc ici exhausser davantage.

Avec X-ing a paragrab, un texte de fiction adopte le régime -

métagrammatique dénotatif - que le post-scriptum de La Dispa- rition s'interdit en appliquant le procédé qu'il est censé décrire. Toutefois, ce qui s'expose, c'est moins une lettre qu'un échange grammatique. C'est un peu ce procès de traduction grammatico-narratif effectif dans toute lipogrammatisation que le conte de Poe met en scène. Si l'on vole une voyelle particulièrement fréquente en un écrit (le O est au paragraphe en O ce que le E est à la langue française), qu'advient-il sinon d'abord la nécessité -d'engager une procédure à' échange (qu'illustre la substitution mécanique en X), d'ainsi éprouver, fût-ce par l'absurde, l'incidence du gramme sur la représentation, et d'ensuite envisager des conséquences narratives (n'est-ce pas le sens de la métalepse) 57 ?

Dans cette histoire, le X n'est plus une lettre quelconque, le symbole conventionnel de l'inconnu : « X, tout le monde le savait, était une quantité inconnue ; mais, en l'occurrence (comme il l'observa justement), c'était d'une quantité inconnue de X qu'il s'agissait ». Le X devient le signe de l'instance de la lettre. C'est la lettre de la lettre. Dès lors, le X revêt au moins une double signification. D'abord, dans le cas de l'homogramme en X, en le désordre qu'il inflige au vocabulaire, il apparaît bien comme le symbole de ce qui, dans un écrit, sous l'angle typographique, peut déranger le mécanisme de représentation. Ensuite, il « représente » le facteur grammatique dans le sens où il est souvent cette inconnue, « ce paramètre de l'écrit », qui mine ou détermine le récit, et que masque le plus souvent la représentation.

57. Et l'échange est bien inter-paramétrique, entre le paramètre grammatique et le paramètre sémantique/narratif.

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Lettres volées

L'effraction métanarrative de cette lettre dans Tordre stratifié du récit s'inscrit moins dans une suite pseudométareprésentative qu'elle ne répond à l'histoire que réglait, entre un récit et son métarécit, un rapport par lequel le facteur grammatique, bien qu'exhaussé, restait soumis à la représentation. Toutefois, telle métalepse narrative, négociée par la dimension littérale, en vient à contrecarrer la logique du récit tout en étant la conséquence de son propos. Le rapport de tel lien métadiégétique (l'échange métagram- matique « représenté ») à cette transgression narrative se voit renversé, non sans d'exacts effets de métareprésentation, en cette extrémité du récit qui exhibe ce par quoi tout à commencé, au bout de l'alphabet, la première lettre du titre : « X-ing a pArAgrAb ».

Dans le mot « lipogramme », nous dit Perec, « le radical lipo y vient de leipo, je laisse » 58. L'hypothèse est dès lors la suivante : ce qu'on laisse tomber fait retour, ď une manière ou d'une autre, dans le texte, son contenu ou bien sa lettre. Avec la Disparition, l'éviction d'un élément matériel fait retour sur le plan sémantique - c'est-à-dire, aussi bien thématique qu'en inférant un régime narratif périmétalipogramma- tique. Avec X-ing a paragrab, l'exhaussement diégétique du paramè- tre grammatique se traduit par une auto-transformation métanarra- tive. Qu'on le supprime sur un plan pour mieux l'exhausser sur un autre, nos deux récits induisent une même leçon : si la lettre obsède d'autant un récit que sa scription en saute une, il suffirait que la représentation la laisse tomber pour que cette disparition soit une menace constante pour la tenue du « texte ».

58. Histoire du lipogramme, in Oulipo, la Littérature potentielle, Gallimard, collection I « Idées », 1973, p. 78.

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